« La Morale de Nietzsche » : différence entre les versions

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leur état. Du moins, ces traits peignent-ils assez l'idée d'un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d'accord avec sa raison politique. Il n'importe que dans cet aperçu de la belle cité grecque nous nous soyons soucié d'autre chose que d'exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction aérée d'Aristote. Nous montrons ici que la hiérarchie des classes est une condition nécessaire de la sagesse du peuple,non pas seulement de celle qui tranquillise,pour un temps au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l'y déclarent maître. « Qui est bon estimateur d'un vase ? demandent-ils. — Le potier habile. — Et de la chorégraphie ? — Le maître à danser. — Qui est bon interprète des dieux ? — Les prêtres et les augures ? — A qui donc, ô mon fils, dirons-nous qu'il appartienne de juger des mœurs, de la religion et de l'ordre de la cité? — Aux meilleurs, ô Socrate (01 àpimoi), aux véridiques (ot <ùsTtHo\), aux hommes bien nés qui ont l'âme belle (*aXox,a<Ya6o0' Ainsi leur parole concise sculpte en passant de belles et solides figures de maîtres artisans. Des foules d'hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.
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III. LA MÉTHODE DE NIETZSCHE ===
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La découverte du principe d'anarchie et de décomposition qui se cache dans tout ce que l'Europe du xixe siècle divinise fut l'événement décisif de la vie intellectuelle de Nietzsche et lui révéla sa méthode. En apprenant à juger son temps, il acquérait du même coup d'extraordinaires clartés sur le passé moral de l'humanité. En se détachant des objets de foi, d'enthousiasme, de prosélytisme que lui proposait la clameur quasi-unanime des « élites » modernes, et que sa candeur avait généreusement adoptés tout d'abord, il n'avait pu s'empêcher de comprendre que ces sublimes menteries n'étaient pas un accident isolé de l'histoire et que ces impostures de l'idéal satisfont à quelque nécessité de la nature humaine. Il avait mis la main sur des instincts et des procédés de falsification morale dissimulés au plus secret de l'homme et que la critique libre certes, mais superficielle et peu imaginative du xvme siècle, de Voltaire, ne soupçonne point. Il avait pénétré plus avant que personne dans l'officine où se fabriquent les dieux. Et il en rapportait la nausée. Mais les dieux que démasque ce nouvel Evehmère ne sont pas des dieux de marbre, de bois ou même de pain azyme, souvent beaux, gracieux, ceux-ci, en tout cas utiles à l'ordre des sociétés. C'en sont d'autres, équivoques et troubles, divinités toutes « spirituelles » et « intérieures »> abstractions ou sensibilités divinisées, amorphes et nuageuses idoles de l'esprit, telles qu'en répandit la prédication de Socrate sous le ciel de Grèce, telles qu'en adorent aujourd'hui tant d' « athées » et d' « hommes de lumière ».
La critique nietzschéenne n'est donc pas l'application d'un système. Elle procède tout entière de l'expérience d'un psychologue.
 
Il y a, si l'on veut, en ce domaine des idées philosophiques et des croyances religieuses, trois façons de critique. — La première consiste à rapporter les conceptions d'une époque ancienne ou d'une autre humanité aux problèmes métaphysiques, politiques,
sociaux, dont nous sommes ou nous imaginons être
nous-mêmes préoccupés. Elle suppose donc que ces
problèmes ont quelque chose de permanent, qu'ils
sont fondés dans la nature de'l'esprit humain ou dans
la nature des choses, alors qu'en réalité la plupart ne
tiennent leur existence que de façons de parler, d'abstractions propres à une langue, peut-être à un quart
de siècle. La pauvreté d'une telle méthode, qui fut
celle de l'école cousinienne, n'est pas à souligner.
Elle est aujourd'hui dédaignée unanimement.
 
Est-elle très inférieure à celle qu'on lui oppose avec orgueil, que Renan célébrait comme une des plus importantes conquêtes du siècle, tout en ayant trop d'humour et de génie personnel pour la prendre tout à fait au sérieux,comme un Allemand ?
 
La première exigence de celle-ci, c'est un détachement complet de nous-mêmes, un abandon au moins momentané de nos habitudes de pensée et de sentiment, condition nécessaire, prétend-on, pour comprendre des philosophes, des rêveurs, des fondateurs de culte, morts il y a cinquante ou deux mille ans. De ce point de vue toute conception de Dieu, de l'univers, des fins de l'homme et de la société, qui a pu s'organiser et prévaloir à un moment de l'histoire est considérée comme dépendante d'un état d'esprit particulier, unique, qui en porterait le germe, le principe immanent et fatal. L'ambition du critique, ce sera de s'approprier, de revivre le plus intimement possible cet état d'esprit, générateur spontané des religions. Méthode fameuse où les Allemands sont . maîtres et dont on ne remarque pas assez la dangereuse naïveté ! En nous demandant de nous perdre de toute la force de notre imagination dans l'inspiration mère d'une croyance ou d'un système, elle nous ôte d'avance toute possibilité de critique, elle nous interdit toute méfiance à l'égard de cette inspiration même. Elle préjuge l'absolue sincérité. Préjugé respectable ! Sans doute, il était trop facile de dire que les dieux furent inventés par l'aetuce des rois et des prêtres pour tromper les peuples et les enchaîner. Mais entre cette sorte de menterie trop droite assurément, trop franche pour réussir, et cette sincérité pure quasi organique et impersonnelle , aussi exempte d'arrière-pensées que le vent qui souffle, la plante qui pousse ou la brute qui se reproduit, n'y a-t-il vraiment rien? N'y a-t-il pas dans l'âme humaine mille modes intermédiaires entre le pur mensonge et cette fabuleuse ingénuité? Au fond les admirateurs de la méthode objective croient follement à l'Esprit Saint. Superstition pour superstition, il est beaucoup moins fort de croire que l'Esprit Saint ait dicté un livre, un texte particulier, que de trouver quelque chose de divin dans toutes les rêveries des races humaines sur l'au-delà et les destinées dernières. Il en est de si tristes, de si misérables !
 
Reste une troisième méthode. Nietzsche ne l'a pas inventée. Il Ta définie et pratiquée avec plus de décision que personne. Elle dépend de ce principe de philosophie naturelle: quetoutes les fonctions de l'être vivant sont nécessairement au service de sa volonté de vivre et que celle-ci, chez l'homme, a autant d'influence sur la pensée que sur l'estomac. En d'autres termes, Nietzsche nie que l'esprit puisse apporter du « désintéressement » dans la représentation qu'il se fait des réalités métaphysiques. Car pour ce qui est des lois de la nature ou des vérités mathématiques; il est certain que nous ne pouvons nous représenter selon notre fantaisie, de la chaleur qui contracte, du froid qui dilate ou « deux et deux font cinq » — notre conservation y fût-elle intéressée, hypothèse d'ailleurs absurde. La liberté de concevoir et de construire n'existe pour nous qu'à l'égard d'objets inaccessibles soit à l'expérience, soit à une forme rigoureuse de raisonnement. L'homme est le fabricateur de ses dieux et de ses « idéaux ». Mais comment les fabrïque-t-il? Rendons attentives au principe de la critique nietzschéenne toutes les personnes qui écrivent ou pensent « Esprit » avec une majuscule, qui ont coutume de parler de l'esprit comme d'une puissance surnaturelle ou d'un stupéfiant, qui ne peuvent en entendre prononcer le nom sans un réflexe d'émotion religieuse ou de gravité. Qu'elles remarquent l'impie frivolité de ce principe et se donnent à cette occasion les plaisirs du mépris !
 
Un rédacteur du Charivari expliquant sommairement la vertueuse indignation d'un vieillard contre les images erotiques, par l'âge et par les rancunes de la frigidité, nous fournit un exemple, très grossier évidemment, mais palpable, de la façon dont Nietzsche comprend la formation de déités dans les âmes.
 
Cette transmutation artificieuse d'une impuissance en vertu lui paraît le ressort fondamental des inventions religieuses des hommes. C'est le fond même, d'après lui, de l'illusionnisme religieux et métaphysique. Les peuples, les races et d'ailleurs les individus — en cela même qu'ils se choisissent pour objets d'adoration, se donnent éminemment à connaître — et souvent en de telles parties qu'ils souhaiteraient le moins qu'on discernât.
 
Il ne s'agit pas évidemment des dieux dans les attributs et le culte desquels se reconnaissent les, arrangements d'une sage politique ou d'une aimable poésie, mais de ceux qui sont nés des entrailles de l'homme et qui ne donnent de satisfaction qu'au « sentiment religieux intérieur ».
On a pu voir, dans notre exposé de la «philosophie des esclaves », comment ces derniers s'ourdissent, d'après Nietzsche, en vue de cette fin secrète : Justifier ou mieux, glorifier, auréoler des manières d'être qui, sans cette métaphysique adultérée, humilieraient comme des marques de mauvaise naissance.
 
En voilà assez pour montrer qu'on se trompe en mettant Nietzsche à la suite des philosophes allemands du xixe siècle. Il est, autant qu'Allemand peut l'être, de l'ordre de la Rochefoucauld, de Chamfort, non pas de l'ordre de Kant ou de Hegel. Psychologue avant tout, non pas psychologue d'école, ce qui peut aller avec beaucoup de lourdeur et de naïveté, mais de flair et de race, psychologue comme un grand seigneur, dont une vaste culture littéraire et philologique, sans lui rien faire perdre de sa supériorité naturelle sur le commun et sur le cuistre, aurait beaucoup étendu l'horizon intellectuel.