« Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
ThomasBot (discussion | contributions)
m Bgeslin: match
ThomasBot (discussion | contributions)
m Bgeslin: split
Ligne 3 :
 
 
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/421]]==
 
<pages index="Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu" from=421 to=517 />
AVANT-PROPOS.
 
Ayant relu au bout de treize ans, à Florence où je me, suis fixé, tout ce que j'avais écrit à Paris concernant ma vie jusqu'à l'âge de quarante-et-un ans, je l'ai recopié peu à peu, et l'ai un peu corrigé, pour en rendre le style clair et coulant. Cette copio achevée, me voyant rengagé de plus belle à parler de moi, j'ai pensé à continuer le récit de ces treize années, pendant lesquelles j'ai peut-être fait quel­que chose qui mérite aussi d'être connu. Comme d'ailleurs mes forces physiques et morales s'affai­blissent à mesure que les ans s'accumulent, et qu'il est vraisemblable que je ne ferai plus rien, je me flatte que cette seconde partie, qui sera beau-, coup plus courte que la première, sera aussi la
 
''''35'''
 
410 vie d'Alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/422]]==
 
dernière ; car arrivé sur le seuil de la vieillesse, où m'amène ma cinquante-cinquième année près de s'accomplir, et attendu que j'ai noblement usé de mon corps et de mon esprit, bien que je vive en­core, résolu désormais à ne rien faire, ma vie ne m'offrira plus que bien peu de choses à raconter.
 
ÉPOQUE QUATRIÈME.
 
CHAPITRE XX.
 
Après avoir entièrement achevé le premier envoi de mes im­pressions, je m'applique à traduire Virgile et Térence. — But de ce travail.
 
1790 Continuant donc cette quatrième époque, j'ajoute que me retrouvant à Paris, oisif, tourmenté comme je le dis, incapable de rien inventer, quoi­qu'il me restât bien des choses que j'avais résolu de faire, au mois de juin 1790, je me mis, comme par forme de passe-temps, à traduire çà et là des fragmens de l'Enéide, ceux qui m'avaient le plus charmé; puis voyant que ce travail me devenait très-utile et fort agréable, je commençai par les premiers vers. Ce fut aussi pour ne pas perdre
 
'''VIE n'ALFlERl. 411'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/423]]==
 
l'habitude du vers blanc. Mais ennuyé de faire chaque jour une même chose, pour varier et rom­pre l'uniformité de mes occupations, sans cesser de me fortifier dans le latin, j'entrepris également de traduire Térence d'un bout à l'autre. Je voulais en même temps, à l'aide de deux modèles si purs, me créer un vers comique pour écrire plus tard des comédies de ma façon, comme depuis long­temps j'en avais le projet, et apporter dans la co­médie un style original et bien à moi, comme je croyais l'avoir fait dans la tragédie. Prenant donc alternativement un jour l'Enéide, et l'autre Térence, dans le cours de 1790, et jusqu'au mois d'avril 1792 que je quittai Paris, j'achevai de traduire les quatre premiers livres de l'Enéide, et de Térence, l'Eu­nuque, l'Andrienne, et l'Eautontimorumenos. En outre, pour me distraire de plus en plus des fu­nestes pensées que m'inspiraient les circonstances, je voulus essayer encore de dérouiller ma mémoire, que la composition et le travail de l'impression m'a­vaient fait long-temps négliger, et l'inondant de lambeaux d'Horace, de Virgile, de Juvénal, encore de Dante, de Pétrarque, du Tasse, de l'Arioste, je parvins à me loger dans la tête un millier de vers pris de tout côté. Ces occupations de second ordre achevèrent d'épuiser mon cerveau , et m'ôtèrent à jamais la faculté de rien produire qui m'appartînt. C'est pourquoi de cestramélogédies, que je devais au moins porter à six, il me fut impossible d'en ajouter une à la première, à l'Abel ; et dérouté ensuite par tant d'objets divers, j'y perdis ce qu'il
 
412 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/424]]==
d'alfieri.
 
m'eût fallu de temps, de jeunesse et de verve pour une telle création, sans jamais plus le retrouver. Aussi, pendant cette dernière année que je demeu­rai alors à Paris, comme pendant les deux années que j'allai ensuite passer ailleurs, je n'écrivis de mon propre fonds que quelques épigrammes et quelques sonnets, pour exhaler ma trop juste co­lère contre les esclaves devenus maîtres, et nourrir ma mélancolie. J'essayai encore toutefois de com­poser un ''Comte ''EtyoZm, drame mixte, que je voulais joindre à mes tramélogédies, si jamais je les ache­vais. Mais après l'avoir conçu, je le laissai là, sans songer même à le développer. Cependant j'avais terminé l'Abel; mais sans l'achever. Au mois d'oc­tobre de cette même année 1790, je fis avec mon amie un petit voyage de quinze jours en Norman­die, par Caen, le Havre, et Rouen, admirable et riche province que je ne connaissais pas. J'en re­vins très-satisfait, et mon coeur en fut même un peu soulagé. Ces trois années, uniquement vouées à la peine et à l'impression de mes ouvrages, m'a­vaient vraiment desséché le corps et l'intelligence. Au mois d'avril, voyant qu'en France les choses ne faisaient chaque jour que s'embrouiller davan­tage, je voulus essayer encore si l'on ne pouvait trouver ailleurs un peu de repos et de sécurité ; de son côté, mon amie désirait voir l'Angleterre, la seule terre qui fut un peu libre et qui ne ressemblât point à toutes les autres ; nous nous décidâmes à y aller.
 
VIE D'ALFIEKI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/425]]==
 
413
 
CHAPITRE XXI.
 
Quatrième voyage en Angleterre et en Hollande.— Retour à Paris, où les circonstances nous obligent à nous fixer.
 
Nous partîmes donc à la fin d'avril 1791, et 1791. comme nous voulions rester long-temps en Angle­terre, nous emmenâmes nos chevaux, et donnâmes congé à notre maison de Paris. Il fallut peu de jours pour arriver en Angleterre. Le pays plut beaucoup à mon amie sous plusieurs rapports, beaucoup moins sous certains autres. Un peu vieilli dans mon admiration par les deux premiers sé­jours que j'y avais faits, je l'admirai encore, mais un peu moins, à cause des effets moraux de son gouvernement; mais ce qui m'en déplut profondé­ment, plus encore qu'à mon troisième voyage, ce fut le climat et la vie corrompue que l'on y mène. Toujours à table, veiller jusqu'à deux ou trois heures du matin, il n'y a pas de vie dont s'arran­gent moins les lettres, l'esprit et la santé. Dès que les objets cessèrent d'avoir aux yeux de mon amie le charme de la nouveauté, et que j'y ressentis moi-môme les accès capricieux de cette goutte qui est un fruit indigène de cette bienheureuse île, nous nous lassâmes bientôt d'y vivre. Au mois de juin de cette même année eut lieu la célèbre fuite du roi de France, qui, repris à Varennes comme cha­cun sait, fut ramené à Paris, pour y être moins
 
libre que jamais. Cet événement assombrit déplus
 
35
 
41k vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/426]]==
 
en plus l'horizon de la France, et nos intérêts s'y trouvèrent gravement compromis, car nous avions l'un et l'autre plus des deux tiers de notre revenu sur la France, et la monnaie venant à disparaître pour faire place à un papier imaginaire, et dont le crédit baissait chaque jour, chacun de nous voyait, d'une semaine à l'autre, sa fortune fondre dans sa main, et se réduire d'abord à deux tiers, puis à la moitié, puis à un tiers, pour s'en aller bientôt à rien. Attristés tous les deux et condamnés à subir cette irrémédiable nécessité, nous nous résignâmes à céder, et à revenir en France, le seul pays alors où ce misérable papier pût nous faire vivre, mais avec la triste perspective d'un avenir plus sinistre encore. Toutefois, au mois d'août, avant de quitter l'Angleterre, nous voulûmes la parcourir et visi­ter successivement Bath, Bristol, et Oxford. De retour à Londres, nous partîmes pour Douvres, où nous nous embarquâmes peu de jours après.
 
A Douvres, il m'arriva une aventure vraiment romanesque, que je raconterai en peu de mots. Pendant mon troisième voyage d'Angleterre en 1783 et 1781, je n'avais rien su, rien cherché à savoir de cette merveilleuse dame, qui, dans mon second voyage, m'avait par son amour exposé à tant de dangers. J'avais seulement ouï dire qu'elle n'habitait plus Londres, que son mari était mort après son divorce, et l'on croyait, ajoutait-on, qu'elle s'était remariée à quelqu'un d'obscur et d'in­connu. Dans ce dernier voyage, et durant plus de quatre mois que j'avais passés à Londres, je n'a-
 
'''VIE D'ALFIEKI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/427]]==
 
M5
 
vais ni provoqué, ni entendu dire un seul mot à ce sujet, et je ne savais même pas si elle était encore ou non de ce monde. Mais à Douvres, au moment où j'allais m'embarquer, comme j'avais précédé mon amie d'environ un quart d'heure pour m'assu-rer si tout était en ordre dans le bateau, voici que sur le point de quitter le môle pour y entrer, ayant par hasard levé les yeux sur la plage, où il y avait un certain nombre de personnes, la première que mes yeux rencontrent et distinguent tout d'abord, car elle était fort près, c'est cette dame, très-belle encore, presque aussi belle que je l'avais laissée, juste vingt ans auparavant, en 1771. Je crus que je rêvais; je regardai mieux, et un sourire qu'elle m'adressa en me regardant à son tour ne me per­mit plus de douter. Je ne saurais rendre tous les mouvemens, tous les sentimens contraires que cette vue souleva dans mon cœur. Toutefois je ne lui adressai pas une parole. J'entrai dans le paquebot, et je n'en sortis plus. J'y attendis mon amie, qui arriva au bout d'un quart d'heure, et nous le­vâmes l'ancre. Elle me dit que des messieurs qui étaient venus l'accompagner jusqu'au paquebot lui avaient montré cette dame en la lui nommant, et y avaient ajouté un petit abrégé de sa vie passée et présente. Je lui racontai, à mon tour, comment je l'avais vue et ce qui s'étaitpassê. Entre nous, jamais de feinte, de défiance, de mésestime, de plainte. Nous arrivâmes à Calais. A Calais, encore ému d'une apparition si inattendue, je voulus écrire à cette femme, pour soulager mon cœur, et j'en-
 
446
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/428]]==
VIE D'ALFIERI.
 
voyai ma lettre à un banquier de Douvres, le priant de la lui remettre en personne, et de me faire passer la réponse à Bruxelles, où je serais sous peu de jours. Ma lettre, dont je me reproche de n'avoir pas gardé copie, était assurément pleine d'un sentiment passionné ; de l'amour non, mais un sincère et profond regret de la retrouver encore dans une vie errante et si peu digne de son rang et de sa naissance, mais une vive et amère douleur, en songeant que j'en avais été quoique innocemment la cause ou le prétexte ; que sans le scandale de mes aventures avec elle, elle aurait pu cacher ses déréglemens, en grande partie du moins, et s'en corriger avec les années. Je trou­vai sa réponse à Bruxelles, environ quatre semai­nes après, et je la transcris fidèlement aubas de la page, pour donner une idée de l'obstination nou­velle et des" mauvais penchans de son caractère; il est bien rare de les rencontrer à ce degré, surtout dans le beau sexe1, mais tout sert à la grande étude de cette bizarre espèce qui a nom : l'homme.
 
Monsieur,
 
Vous ne devez point Jouter que les marques de votre sou­venir, et de l'intérêt que vous avez la bonté de prendre à mon sort, ne me soient sensibles et reçues avec reconnais­sance, d'autant plus que je ne puis vous regarder comme l'auteur de mon malheur, puisque je ne suis point malheu-
 
' Cette lettre est en français dans le texte, et paraît avoir e'te' e'erite en cette langue. ''(Note du Trad.)''
 
VIE D'ALFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/429]]==
417
 
Cependant après nous être embarqués pour la France et avoir débarqué à Calais, avant d'aller de nouveau nous renfermer à Paris, nous réso­lûmes de faire une excursion en Hollande. Mon amie voulait voir ce rare monument de l'industrie humaine, et c'était une occasion qui jamais peut-être ne se retrouverait. Nous allâmes donc en sui­vant la côte, jusqu'à Bruges et Ostende, et de là, par Anvers, à Amsterdam, à Rotterdam, à la Haye, et à la Nord-Hollande. Ce fut un voyage d'environ trois semaines ; à la fin de septembre, nous étions de retour à Bruxelles, où nous nous arrêtâmes quelques semaines, mon amie y ayant sa mère et
 
reusc, quoique la sensibilité et la droiture de votre âme vous le fassent craindre. Vous êtes au contraire la cause de ma délivrance d'un monde dans lequel je n'étais aucunement formée pour exister, et que je n'ai jamais un seul instant re­gretté. Je ne sais si en cela j'ai tort, ou si un degré de fer­meté ou de fierté blâmable me fait illusion, mais voilà comme j'ai constamment vu ce qui m'est arrivé, et je remercie la Providence de m'avoir placée dans une situation plus heu­reuse peut-être que je n'ai mérité. Je jouis d'une santé par­faite que la liberté et la tranquillité augmentent ; je ne cher­che que la société des personnes simples et honnêtes qui ne prétendent ni à trop de génie, ni à trop de connaissances qui embrouillent quelquefois les choses, et au défaut des­quelles je me suffis à moi-même par le moyen des livres, du dessin, de la musique, etc. Mais ce qui m'assure le plus le fonds d'un bonheur et d'une satisfaction réelles, c'est l'amitié et l'affection immuable d'un frère que j'ai toujours aimé par­dessus tout au monde, et qui possède le meilleur des cœurs.
 
418 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/430]]==
d'alfieri.
 
ses sœurs. Enfin, dans le courant d'octobre et vers la fin, nous rentrâmes dans l'immense cloaque au sein duquel la déplorable situation de nos affaires nous rentraînait malgré nous ; il fallut même son­ger sérieusement à y fixer notre demeure.
 
C'est pour me conformera votre volonté que je vous ai fait un détail aussi long de ma situation, et permettez-moi, à mon tour, de vous assurer du plaisir sensible que me cause la connaissance du bonheur dont vous jouissez, et que je suis persuadée que vous avez toujours mérité. J'ai souvent, de­puis deux ans, entendu parler de vous avec plaisir, à Paris, comme à Londres, où l'on admire et estime vos écrits, que je n'.ai point pu parvenir à voir. On dit que vous êtes attaché à la princesse avec laquelle vous voyagez, qui par sa physio­nomie ingénue et sensée, parait bien faite pour faire le bon­heur d'une àme aussi sensible et délicate que la vôtre. On dit aussi qu'elle vous craint (je vous reconnais bien là). Sans le désirer, ou peut-être sans vous en apercevoir, vous avez irrésistiblement cet ascendant sur tous ceux qui vous ai­ment.
 
Je vous désire, du fond de mon cœur, la continuation des biens et des plaisirs réels de ce monde, et si le hasard fait que nous nous rencontrions encore, j'aurai toujours la plus grande satisfaction à l'apprendre de votre main. Adieu.
 
Douvres, le 26 avril.
 
Pénélope.
 
VIE D'ALFIERI. 419
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/431]]==
 
CHAPITRE XXII.
 
Fuite de Paris. — Retour en Italie par la Flandre et toute l'Allemagne. — Nous nous fixons à Florence.
 
Après avoir employé ou perdu environ deux mois 1792. à chercher et à meubler une nouvelle maison, nous y entrâmes au commencement de 1792. Elle était très-belle et fort commode. Chaque jour on attendait celui qui verrait s'établir enfin un ordre de choses tolérable ; mais le plus souvent on dés­espérait que jamais ce jour dût venir. Dans cette po- » sition incertaine, mon amie et moi, comme aussi tous ceux qui alors étaient à Paris et en France, et que leurs intérêts y retenaient, nous ne faisions que traîner le temps. Déjà, depuis plus de deux ans, j'avais fait venir de Rome tous les livres que j'y avais laissés en 1783 , et le nombre s'en était fort augmenté, tant à Paris que dans ce dernier voyage en Angleterre et en Hollande. Ainsi, de ce côté, il s'en fallait peu que je n'eusse.à ma dispo­sition tous les livres qui pouvaient m'être néces­saires ou utiles dans l'étroite sphère de mes études. Entre mes livres et ma chère compagne , il ne me manquait donc aucune consolation domestique; mais ce qui nous manquait à tous les deux, c'était l'espoir, c'était la vraisemblance que cela pût durer. Cette pensée me détournait de toute occupation, et ne pouvant songer à autre chose, je continuai à
 
420 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/432]]==
d'alfieri.
 
me faire le traducteur de Virgile et de Térence. Pendant ce dernier séjour à Paris , non plus que dans le précédent, je ne voulus jamais fréquenter ni connaître, même de vue, un seul de ces innom-. brables faiseurs de prétendue liberté, pour qui je me sentais la répugnance la plus invincible, pour qui j'avais le plus profond mépris. Aujourd'hui même où j'écris, depuis plus de quatorze ans que dure cette farce tragique, je puis me vanter que je suis encore, à cet égard, vierge de langue, d'o­reille , et même d'yeux, n'ayant jamais vu ou en­tendu , ou entretenu aucun de ces Français esclaves qui font la loi, ni aucun de ces esclaves qui la re­çoivent.
 
Au mois de mars de cette année, je reçus des lettres de ma mère, et ce furent les dernières. Elle m'y exprimait, avec une vive et chrétienne affec­tion , sa grande inquiétude de me voir, disait-elle, « dans un pays où il y avait tant de troubles, où l'exercice de la religion catholique n'était pluslibre, où chacun ne cesse de trembler dans l'attente de nouveaux désordres et de calamités nouvelles. » Elle ne disait, hélas! que trop vrai, et l'avenir le prouva bientôt. Mais lorsque je me remis en route pour l'Italie, la digne et vénérable dame n'existait déjà plus. Elle quitta ce monde le 23 avril 1792, à l'âge de soixante-dix ans accomplis.
 
Cependant s'était allumée entre la France et l'empereur cette guerre funeste, qui finit par devenir générale. Au mois de juin, on essaya de détruire entièrement le nom de roi; c'était
 
vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/433]]==
421
 
tout ce qui restait de la royauté. La conspira­tion du 20 juin ayant avorté, les choses traî­nèrent encore de mal en pis, jusqu'au fameux 10 août, où tout éclata, comme chacun sait. Il ne sera pas hors de propos de rapporter ici le détail que j'en écrivais à l'abbé de Caluso, le ''ik ''août 1792 ».
 
Paris, 14 août 1792. Très-cher ami,
 
La conspiration a fini par éclater; il y avait long-temps qu'elle couvait. Dans la nuit de jeudi dernier, du 9 au 10 courant, les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau se sont réunis en armes, et, à leur exemple, toute la ville et les gardes nationales elles-mêmes, en bon ordre, avec leurs dra­peaux et leurs canons. Toute cette manière d'armée se trouva devant le château des Tuileries, entre quatre et cinq heures du matin. 11 n'y avait au château pour le défendre que six ou sept cents Suisses, à peu près autant de gardes nationales, la plupart peu décidés, et à l'intérieur, dans les chambres et dans les appartemens, environ trois cents gentilshommes dé­voués au roi. La défense eût encore été possible, si l'on eût pris de véritables dispositions militaires, si l'on fût sorti au-devant de l'ennemi, au lieu de l'attendre dans les cours. Ajoutons à cela que les canonniers mêmes chargés de la garde du château et confondus avec les Suisses et les gardes nationales, étaient des traîtres, ce que déjà l'on sa­vait assez, et comme on le vit bien par la suite. Avec un autre roi, on pouvait mourir héroïquement et donner au monde un mémorable exemple. Mais avec un autre roi, les choses en seraient-elles venues à cette extrémité? Ce roi donc ne man­qua pas de ce calme et de cette sérénité qu'on pourrait ap-
 
30
 
422 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/434]]==
 
L'événement accompli, je ne voulus pas perdre un seul jour, et ma première, mon unique pensée étant de soustraire mon amie à tous les dangers qui pouvaient la menacer, je me hâtai, dès le 18, de faire tous les préparatifs de notre départ. Restait la plus grande difficulté ; il nous fallait des passe­ports pour sortir de Paris et du royaume; nous.
 
peler du courage dans un martyr, mais non dans un homme, qui doit mourir plutôt que de se laisser avilir. Comme d'heure en heure il s'attendait à être attaqué, il reçut un message de cette perfide ''assemblée ''et de cette ''municipalité de Paris, ''plus perfide encore, qui en lui annonçant que dans un pareil tumulte on ne pouvait répondre de sa personne, l'invitaient, lui et la famille royale, à se réfugier, par le jardin des Tuile­ries, au sein de l'assemblée qui y est attenante, puisque la communication du château à l'assemblée par le jardin était encore libre. Le roi, qui avait fait mine de vouloir se laisser défendre, surtout par ses gentilshommes qui veillaient a l'in­térieur, changeant tout-à-coup de résolution, accepta l'invi­tation qui lui était faite, et se rendit immédiatement avec toute sa famille et un très-petit nombre de courtisans, au milieu de l'assemblée. Nous viendrons bientôt l'y retrouver; retournons au château. Ces Suisses vraiment fidèles, ces gardes nationales, celles-là ébranlées, celles-ci hostiles, et toutes lâches, ces trois cents pauvres gentilshommes prêts à mourir aux pieds du roi dans l'intérieur, tous étaient restés renfermés comme dans une cage, les uns dans les cours in­térieures, les autres dans les appartemens, car le roi était à peine sorti avec une escorte de gardes nationaux que l'on referma toutes les grilles qui mènent du palais au jardin. Ici, il est difficile de savoir si ce fut l'armée des assaillans qui tira la première, ou si ce furent les Suisses. Il est vraisem-
 
vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/435]]==
d'alfieri. 423
 
fîmes si bien pendant ces deux ou trois jours, que le 15 ou le 16, nous en avions déjà obtenu, en qua­lité d'étrangers, moi de l'envoyé de Venise , mon amie de celui de Danemarck, qui seuls à peu près de tous les ministres, étaient restés auprès de ce si­mulacre de roi. Nous eûmes beaucoup plus de peine à obtenir de notre section, c'était celle du ''Mont-''
 
blable que les assiégés, de beaucoup inférieurs en nombre, et se trouvant dans une fâcheuse position, n'attaquèrent pas les premiers. Quoi qu'il en soit, le feu commença, et les Suisses ayant pointé leur canon à la porteinvestie et qui déjà ne tenait plus, firent une décharge d'artillerie et de mous-queterie si meurtrière , que tous ces lâches tournèrent le dos. Ici, il parait que si les Suisses et les trois cents gentils­hommes se fussent jetés en dehors â la poursuite des fuyards, ils auraient vaincu ou seraient tombés en se couvrant de gloire et en laissant sur le champ de bataille une multitude ' de victimes. Mais il était dit que là, comme ailleurs, le man­que de chefs, d'ordre et de toute chose, devait encore tout perdre. Les fugitifs épouvantés et en déroute allèrent donner dans le seul corps de cavalerie qui soit ici, et qu'on appelle la gendarmerie nationale, lequel se compose en grande par­tie des anciennes gardes françaises, de beaucoup de domes­tiques, de cochers sans places et autre canaille de même genre. Ceux-ci, au lieu de se déclarer pour le roi, se mirent immédiatement contre, et ralliant le peuple, le ramenèrent à l'attaque. De leur côté, les gardes nationales qui étaient res­tées avec les Suisses, voyant la multitude revenir en plus grand nombre, se tournèrent aussi pour la plupart contre les Suisses, qui, pris entre deux feux, périrent tous, pendant que rompus et en désordre ils fuyaient de tous côtés, payant ainsi l'honneur d'avoir été à la solde de la France, ce qui toujours veut dire
 
424 vie d'alfieri.
 
''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/436]]==
Blanc, ''les autres passeports qui nous étaient né­cessaires , un par personne, tant les maîtres que les valets et les femmes de chambre , avec le signa­lement de chacun, la taille, les cheveux, l'âge, le sexe, que sais-je moi ? Ainsi munis de toutes ces patentes d'esclaves, nous avions fixé notre départ au lundi 20 août; mais tout étant prêt, un juste pressentiment nous en fit devancer le jour, et nous partîmes le 18, qui était un samedi, dans l'après-dîner. Arrivés à la barrière Blanche, qui était la plus rapprochée de nous, pour gagner Saint-Denis et la route de Calais où nous nous diri-
 
de n'avoir jamais été soldés. Le massacre de ces malheureux dura tout le jour et le suivant.; on les cherchait partout, et partout on les tuait, dans les rues, dans les maisons, toujours trente contre un, selon le noble usage de ces misérables. Des gentilshommes restés à l'intérieur, une partie descendit dans . les cours intérieures, combattit et périt au milieu des Suisses. Le plus grand nombre parvint à forcer les grilles qui don­naient dans le jardin, et moitié en combattant, moitié en fuyant pêle-mêle avec les Suisses qui essayaient aussi de se sauver par là, ils furent les uns tués, les autres sauvés, selon les accidens ordinaires en de pareils tumultes. Le château fut envahi; il ne fut pas saccagé, mais entièrement abîmé, et tout y fut dispersé et mis en désordre. Beaucoup de vo­leurs furent tués parle peuple, qui crut parla légitimer son attaque. A tout prendre, le vol avoué est ici le seul des sept pèches capitaux que l'on ne porte pas en triomphe ; tous les autres n'ont fait que changer de nom et servent de base au système actuel. La raison de ce tumulte, la voici en deux mots. Les séditieux de l'assemblée ne se sentant pas assez en
 
vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/437]]==
d'alfieri. 125
 
gions, pour sortir au plus vite de ce malheureux pays, nous n'y trouvâmes qu'un poste de trois ou quatre gardes nationaux avec un officier, qui ayant visité nos passeports , se disposait à nous ouvrir la grille de cette immense prison ,*et à nous laisser passer en nous souhaitant bon voyage. Mais il y avait auprèsde la barrière un méchant cabaret d'où s'élancèrent à la fois unetrentaine environ de misérables vauriens déguenillés, ivres, furieux. Ces gens ayant vu nos voitures, nous en avions deux, et nos impériales chargées de malles , avec une suite de deux femmes et deux ou trois hommes pour nous servir, s'écrièrent que tous les riches
 
nombre pour avoir une majorité qui vote la déchéance du roi, ce qui est le but de leurs efforts, ont fait venir le peuple brute, qui s'est chargé de consommer avec sa ruine celle de l'état tout entier. Le roi est resté tout le jour à l'assemblée. Ou leur a donné pour passer la nuit, ù sa famille et à lui, trois cellules de bernardins, dans le couvent contigu à l'assem­blée, et ils y sont encore maintenant, manquant de bas et de chemises, nourris par un restaurateur, et n'ayant pas un ser­viteur pour eux, car le petit nombre de courtisans qui les avaient accompagnés et servis le premier jour et le second, ont été chassés avant-hier. Enfin le traitement a été et il est tel encore, que la mort auprès me semblerait une faveur. Le gouvernement est en pleine révolution. La constitution, née pourrie, est morle et enterrée. L'assemblée s'est emparée de tous les pouvoirs, provisoirement, dit-elle, et je le crois comme elle; mais elle le perdra d'une toute autre façon qu'elle se l'imagine. On a convoqué pour le 20 septembre une convention nationale, etc., etc.
 
36.
 
426 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/438]]==
 
voulaient s'échapper de Paris avec toutes leurs richesses, et les laisser, eux, dans la misère et l'abandon. Alors commença une lutte entre ce pe­tit nombre de pauvres gardes nationaux et ce ra­mas ignoble de coquins, les uns voulant nous aider à sortir, les autres nous retenir. Alors je me jetai hors de la voiture, et tombant au milieu du tumulte, muni de nos sept passeports, je me mis à disputer, à crier, à tempêter plus fort qu'eux tous ; c'est là le vrai moyen de venir à bout des Français. Ils lisaient l'un après l'autre, ou se faisaient lire par ceux d'entre eux qui savaient lire, la descrip­tion des figures de chacun de nous. Mais plein de colère et d'emportement, et méconnaissant alors le danger, ou, si l'on veut, assez dominé par la passion pour m'exposer à la grandeur du péril qui menaçait nos têtes, je parvins jusqu'à trois fois à reprendre mon passeport, et m'écriai à haute voix : « Voyez » et écoutez-moi : Je me nomme Alfieri ; je ne suis » pas Français, je suis Italien ; grand , maigre, » pâle, les cheveux roux ; c'est bien moi, regardez » plutôt. J'ai mon passeport. Je l'ai obtenu dans » les formes, de ceux qui avaient autorité pour » me le délivrer. Nous voulons passer, et par le, » ciel nous passerons. » L'échauffourée dura plus d'une demi-heure ; je fis bonne contenance, et ce fut ce qui nous sauva. Sur ces entrefaites, beau­coup de gens s'étaient amassés autour de nos deux voitures ; les uns criaient : « Mettons le feu aux » voitures 1 » D'autres : « Brisons-les à coups de » pierres 1 » D'autres encore : « Ce sont des nobles
 
'''VIE D'ALFIERI. fc27'''
 
»
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/439]]==
et des riches qui se sauvent, ramenons-les à » l'hôtel de ville, et qu'on en fasse justice. » Mais peu à peu le faible secours de nos quatre gardes nationaux, qui de loin en loin ouvraient la bouche en notre faveur, la violence de mes cris, ces passe­ports que je leur montrai, et que je leur déclamai avec une voix de crieur public, plus que tout le reste enfin , la grande demi-heure pendant laquelle ces ''singes-tigres ''eurent tout le temps de se fati­guer à la lutte, tout cela finit par ralentir leur ré­sistance , et les gardes m'ayant fait signe de remon­ter dans ma voiture où j'avais laissé mon amie, en quel état? on peut l'imaginer, je m'y jetai ; les postillons se remirent en selle, la grille s'ouvrit, et nous sortîmes au galop , accompagnés par les sifflets, les insultes et les malédictions de cette ca­naille. Il fut heureux pour nous que l'avis de ceux qui voulaient nous reconduire à l'hôtel de ville ne prévalût pas ; si on nous voyait arriver ainsi avec deux voitures surchargées, et ramenés en pompe avec ce renom de fugitifs, il y avait beaucoup à craindre pour nous au milieu de cette populace. Une fois devant les brigands de la municipalité, nous étions bien sûrs de ne plus partir ; tout au contraire, on nous envoyait en prison ; et si le hasard voulait que nous y fussions encore le 2 sep­tembre , c'est-à-dire quinze jours après, nous étions de la fête, et nous partagions le sort de tant d'autres braves gens qui s'y virent cruellement égorgés. Échappés de cet enfer, nous arrivâmes à Calais en deux jours et demi, pendant lesquels
 
428 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/440]]==
 
nous montrâmes nos passeports plus de quarante fois. Nous sûmes depuis que nous étions les pre­miers étrangers qui eussent quitté Paris et le royaume, depuis la catastrophe du 10 août. A chaque municipalité, sur la route, où il nous fallait aller présenter nos passeports, ceux qui les lisaient de­meuraient frappés d'étonnement et de stupeur au premier coup d'œil qu'ils y jetaient. Us étaient im­primés, mais on y avait effacé le nom du roi. On était peu ou mal informé des événemens de Paris, et on tremblait. Voilà sous quels auspices je sortis enfin de France, avec l'espoir et la résolution de ne jamais plus y rentrer. A Calais, on nous laissa en­tièrement libres de continuer jusqu'à la frontière de Flandre par Gravelines, et, au lieu de nous em­barquer, nous préférâmes aller sur-le-champ à Bruxelles. Nous avions pris la route de Calais, parce que la guerre n'ayant point encore éclaté entre la France et les Anglais , nous pensâmes qu'il serait plus facile de passer en Angleterre qu'en Flandre, où la guerre se poussait vivement. En arrivant à Bruxelles, mon amie voulut se remettre un peu de la peur qu'elle avait eue , et passer un mois à la campagne, avec sa sœur et son digne beau-frère. Là nous apprîmes par ceux de nos gens que nous avions laissés à Paris, que, ce même lundi 20 août fixé d'abord pour notre départ, que j'avais par bonheur avancé de deux jours, cette même section qui nous avait délivré nos passeports s'était pré­sentée en corps ( voyez un peu la démence et la stu­pidité de ces gens-là ) pour arrêter mon amie et
 
'''VIE B'ALFIERI. fr29'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/441]]==
 
la conduire en prison. Pourquoi? cela va sans dire, elle était noble, riche, irréprochable. Pour moi, qui ai toujours valu moins qu'elle, ils ne me fai­saient pas encore cet honneur. Ne nous trouvant pas, ils avaient confisqué nos chevaux, nos livres, et le reste, mis le séquestre sur nos revenus, et ajouté nos noms à la liste des émigrés. Nous sûmes depuis, de la même manière, la catastrophe et les horreurs qui ensanglantèrent Paris le 2 septembre, et nous remerciâmes, nous bénîmes la Providence, qui nous avait permis d'y échapper.
 
Voyant s'obscurcir de plus en plus l'horizon de ce malheureux pays, et s'établir dans le sang et par la terreur la soi-disant république, nous tînmes sagement pour gagné tout ce qui pouvait nous rester ailleurs, et nous partîmes pour l'Italie, le premier jour d'octobre. Nous passâmes par Aix-la-Chapelle , Francfort, Augsbourg et Inspruck, et nous arrivâmes au pied des Alpes. Nous les fran­chîmes gaiement, et nous crûmes renaître, le jour où nous retrouvâmes notre beau et harmonieux pays. Le plaisir de me sentir libre et de fouler avec mon amie ces mêmes chemins que plusieurs fois j'avais parcourus pour aller la voir; la satisfac-sion de pouvoir, à mon gré, jouir de sa sainte pré-tence, et de reprendre sous son ombre mes études chéries, tout ce bonheur me remit tant de calme et de sérénité dans l'âme, que, d'Augsbourg à Florence, la source poétique s'ouvrit de nouveau, et les vers jaillirent en foule. Enfin, le 3 novembre, nous arrivâmes à Florence, que nous n'avons plus
 
430 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/442]]==
d'alfieri.
 
quittée ''; ''et où je retrouvai le trésor vivant de ma belle langue, ce qui me dédommagea amplement de tant de pertes en tout genre, qu'il m'avait fallu supporter en France.
 
CHAPITRE XXIII.
 
Peu à peu je me remets à l'étude.—J'achève mes traductions. — Je recommence à écrire quelque petite chose de mon propre fonds. — Je trouve à Florence une maison fort agréable. — Je me livre à la déclamation.
 
De retour à Florence, où néanmoins nous fûmes presque une année sans pouvoir trouver une maison qui nous convînt, l'avantage d'entendre parler de nouveau cette langue si belle, et pour moi si précieuse , le plaisir de rencontrer çà et là des gens avec qui je pouvais m'entretenir de mes tragédies, de les voir elles-mêmes, fort mal sans doute, mais assez souvent représentées sur un théâtre ou sur l'autre, cela réveilla dans mon cœur quelque chose de cette passion littéraire qui, pen­dant les deux dernières années, s'y était presque éteinte. La première petite chose que j'imaginai et que je tirai de mon propre fonds ( car depuis trois ans tout ce que j'avais composé se réduisait à quel­ques vers), ce fut ''l'Apologie du roi Louis XVI, ''que j'écrivis au mois de décembre de cette même an­née. Je repris chaudement ensuite mes deux tra-
 
'''VIE D'ALFIERI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/443]]==
 
431
 
ductions, que je faisais toujours marcher de front, Térence et l'Enéide , et, dans le courant de 1793 , je les terminai, sans achever pourtant de les polir et d'y mettre la dernière main. Mais Salluste , le seul ouvrage à peu près auquel j'eusse un tant soit peu touché pendant mon voyage en Angleterre et en Hollande ( j'en excepte les OEuvres de Cicéron , que je lus toutes et relus avec passion ), le Salluste, que j'avais corrigé et limé avec le plus grand soin, je voulus le recopier tout entier pendant cette an­née de 1793, et je crus lui avoir donné par là le dernier coup de pinceau. J'écrivis encore, en forme de satire et en prose, un récit abrégé des affaires de Trance. Comme je me trouvai un dé­luge de compositions poétiques, sonnets, ou épi-grammes , sur ces risibles et douloureux boulever-semens, voulant prêter un corps et une existence à tous ces membres épars, il me vint à l'esprit de faire servir cette prose de préface à un ouvrage qui aurait pour titre : ''Misogallo ''; la préface devait rendre raison de l'ouvrage.
 
Je repris donc ainsi peu à peu le sentier de mes études ; 'nos revenus s'étaient fortement réduits , tant ceux de mon amie que les miens ; toutefois, comme il nous restait encore de quoi vivre décem­ment, que je l'aimais chaque jour davantage, et que plus elle était en butte aux coups du sort, plus elle devenait pour moi une chose élevée et sacrée, mon esprit s'apaisait, et l'amour du savoir se ral­lumait dans mon âme plus ardent que jamais. Mais pour des études sérieuses, telles que j'eusse voulu
 
432 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/444]]==
d'alfieri.
 
les entreprendre, les livres me manquaient: Je n'a­vais sauvé de tous les miens'qu'environ cent cin­quante volumes de ces petites éditions des clas­siques , que je portais avec moi ; tous les autres avaient été perdus à Paris, et j'aurais été fort em­barrassé de les redemander à qui que ce fût, ce que je fis cependant une fois en 1795, mais par forme de plaisanterie. En m'adressant à un Italien de ma connaissance qui était allé à Paris pour ses affaires, je lui envoyai une epigramme où je redemandais mes livres. On trouvera l'épigramme, la réponse, et mon dernier reçu dans une longue note que j'ai placée à la fin du second morceau en prose du Mi-sogallo. Pour ce qui était de composer, je ne m'en sentais plus la force. J'avais bien le plan de cinq autres tramélogédies, sœurs de l'Abel, mais les an­goisses passées ou même présentes de mon âme avaient éteint chez moi la juvénile ardeur de la fa­culté créatrice; mon imagination s'était affaiblie, et la verve précieuse des dernières années de la jeunesse s'était émoussée, je dois le dire, dans le chagrin et le travail ingrat des.impressions où, pendant cinq ans, mon esprit avait été enseveli. 11 me fallut donc renoncer à mon dessein, ne me trouvant plus ce qu'un genre si extraordinaire eût demandé de fougue et d'énergie. En abandonnant cette idée , qui pourtant m'avait été si chère, je me retournai vers les satires, dont je n'avais encore fait que la première, qui servit de prologue aux autres. Je m'étais assez exercé à la satire dans les divers fragmens du Misogallo, pour ne pas désespérer
 
'''VIE D'ALFIERI. 433'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/445]]==
 
d'y réussir un jour. J'écrivis la seconde et une par­tie de la troisième ; mais je n'étais pas encore assez recueilli en moi-même; mal logé et sans livres, je n'avais guère le cœur à rien.
 
Et voici comment j'en vins à m'exercer dans la déclamation , ce qui n'était qu'une autre manière de perdre le temps. Il y avait à Florence une dame et quelques jeunes gens qui avaient le goût et l'in­telligence de cet art. On apprit Saul, et on le repré­senta pendant le printemps de 1793, dans une maison particulière, sans théâtre, devant un audi­toire très-peu nombreux, et avec beaucoup de succès. A la fin de cette même année , il se trouva près du pont de la Sainte-Trinité une maison ex­trêmement jolie, quoique petite, placée sur le ''Lung'Arno, ''au midi, la maison de Gianfigliazzi, où nous allâmes nous établir au mois de novembre, où je suis encore, et où il est probable que je mourrai,si le sort ne m'emporte pasd'unautre côté. L'air, la vue, la commodité de cette maison me rendirent la meilleure partie de mes facultés intel­lectuelles et créatrices, moins les tramélogédies, auxquelles il ne me fut plus possible de m'élever. Toutefois ayant pris goût, l'autre année, au plaisir frivole de la déclamation , j'y perdis encore en 1794 trois bons mois du printemps. On recommença dans ma maison les représentations du Saùl, et j'en rem­plis le rôle ; puis le premier Brutus, dont je jouai aussi le personnage. Tout le monde me disait, et je n'étais pas moi-même éloigné de le croire, que je faisais des progrès rapides dans cet art si difficile
 
'''37'''
 
434 vie b'alfièbi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/446]]==
 
de la déclamation, et si j'avais eu plus de jeunesse et aucune autre pensée en tète, j'aurais pu réussir; car je croyais sentir se développer en moi, chaque fois que je déclamais, plus de capacité, plus d'audace, plus d'intelligence ; chaque fois je gagnais quelque chose dans la gradation des tons et dans l'importante variété des mouvemens, tour à tour lents ou rapides, doux ou forts, calmes ou passionnés , qui, venant toujours prêter force à l'expression, colorent la parole, sculptent, pour ainsi parler, le person­nage, et gravent en bronze ce qu'il dit. Chaque jour aussi, la compagnie que j'exerçais s'amélio­rait à mon exemple ; et je demeurai alors plus que convaincu que si j'avais eu de l'argent, du temps et delà santé à gaspiller, j'aurais pu, en trois ou quatre ans, former une société d'acteurs drama­tiques , sinon excellente, du moins toute différente de celles qui, en Italie, vont usurpant ce titre, et dirigée sur le chemin du beau et du vrai.
 
Ce passe-temps me fit encore laisser fort en ar­rière mes occupations habituelles, pendant toute cette année et presque la suivante, qui vit du moins ma dernière apparition sur les planches. En 1795j je fis représenter dans ma maison le Philippe II, où je remplis alternativement les deux rôles si différens de Philippe et de D. Carlos, puis encore le Saiil, qui était mon personnage de prédilection, parce qu'il y a de tout dans ce caractère, de tout absolument. Il s'était formé à Pise, dans une mai­son particulière, une autre société d'amateurs, qui jouaient aussi le Saul. Sollicité par eux de m'y
 
vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/447]]==
d'alfieri. 435
 
rendre pour la fête de ''l'Illumination'', j'eus la petite vanité d'y aller et d'y jouer une seule fois, qui fut la dernière, ce cher rôle de Saûl, et j'en restai là de ma vie de théâtre, où je mourus en roi.
 
Depuis deux années que j'étais en Toscane, j'avais recommencé peu à peu à racheter des livres. Je me procurai de nouveau presque tous les chefs-d'œuvre de la langue toscane que j'avais déjà pos eèdés, et j'augmentai encore beaucoup ma collec­tion de classiques latins ; j'y joignis môme , je ne sais plus pourquoi, tous les classiques grecs des •meilleures éditions gréco-latines, tant pour les avoir que pour en connaître au moins les noms, si je n'al­lais plus avant.
 
CHAPITRE XXIV. '
 
"La curiosité et la honte me poussent à lire Homère et les tragiques grecs dans des traductions littérales. — Je con­tinue avec tiédeur les satires et autres bagatelles.
 
Mieux vaut tard que jamais. A l'âge de quarante-six ans bien sonnés, quand il y en avait déjà vingt que je'faisais, tant bien que mal, métier de poète lyrique et tragique, sans avoir cependant lu ni Ho­mère ni les tragiques, ni Pindare, ni aucun autre des Grecs, la honte me prit, et en même temps une louable curiosité de voir un peu ce qu'avaient pu dire ces pères de l'art. Je cédai d'autant plus volontiers à cette curiosité et à cette honte, que
 
436 vie d'alfiebi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/448]]==
 
déjà depuis plusieurs années, grâce aux voyages , aux chevaux, à l'impression, aux corrections, aux anxiétés de cœur et d'esprit, aux traductions enfin, je me trouvais si fort hébété qu'il ne me restait plus qu'à prétendre au titre d'érudit, où il ne faut après tout qu'une bonne mémoire et le mérite d'autrui. Malheureusement, ma mémoire elle-même, qui ja­dis était excellente, avait singulièrement perdu de sa valeur. Ce nonobstant, pour échapper à l'oisi­veté, pour m'arracher au métier d'histrion et faire un pas de plus hors de mon ignorance, je me mis hardiment à l'œuvre, et tour à tour je lus Hésiode, Homère, les trois tragiques, Aristophane et Ana-créon, les étudiant mot à mot dans les traductions littérales latines que l'on imprime en regard du texte. Pour ce qui est de Pindare, je vis que c'é­tait temps perdu; ses élans lyriques, littéralement traduits, me paraissaient un peu trop bêtes, et ne pouvant le lire dans le texte, je le plantai là. J'em­ployai bien une année et demie d'un travail assidu à ce labeur ingrat et désormais médiocrement utile pour moi, dont le cerveau épuisé ne produisait presque plus rien. 1796. Chemin faisant, j'écrivais encore quelques poé­sies; je travaillai toute l'année de 96 à mes satires, que je portai au nombre de sept. Cette année de 96, funeste à l'Italie, qui finit par voir se consom­mer l'invasion dont la France la menaçait depuis trois ans, jeta mon intelligence dans une nuit chaque jour plus profonde, à mesure que je sentais planer sur ma tête la misère et la servitude. Avec l'indé-
 
vie d'alfieri. 437
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/449]]==
 
pendance, la sécurité du Piémont, je voyais s'en aller en fumée la dernière ressource qui me restât pour vivre. Toutefois, prêt à tout et bien résolu dans le cœur à ne flatter et à ne servir personne, je savais supporter avec courage et fermeté tout ce qui n'était pas ces deux choses. Je m'absorbais alors d'autant plus dans l'étude, la regardant comme la seule diversion honorable à de si tristes et de si amers dégoûts.
 
CHAPITRE XXV.
 
Pourquoi, comment, et dans quel but, je finis par me ré­soudre à faire par moi-même une étude sérieuse et appro­fondie de la langue grecque.
 
Déjà en 1778, à l'époque où ce cher Caluso était à Florence avec moi, je ne sais par quel caprice de désœuvré, par quel instinct de curiosité frivole, je l'avais prié de me tracer sur une feuille volante un simple alphabet grec, les grands et les petits ca­ractères, d'où j'avais appris, tant bien que mal, à distinguer les lettres et à les appeler par leurs noms, mais rien de plus. Pendant long-temps je n'y songeai plus; mais il y a deux ans, quand je me mis à lire ces traductions littérales, comme on l'a vu, je recherchai cet alphabet dans mes pa­piers , et, l'ayant trouvé, j'essayai d'en reconnaître les signes et de les prononcer, avec la seule pen­sée de pouvoir de temps en temps jeter les yeux sur
 
'''37.'''
 
438 vie d'alfieei.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/450]]==
 
la colonne du texte, et voir si je pourrais y saisir -le son de quelques mots, de ceux du moins qui, étant composés ou ayant un air étrange, me don­naient dans les traductions la curiosité de recourir au texte ; et en effet, de temps à autre, je jetais de côté, sur les caractères de la colonne où il se trou­vait, un coup d'œil sournois, à peu près comme le Renard de la fable sur la grappe défendue après laquelle il soupirait en vain. Il s'y joignait pour moi un obstacle matériel difficile à surmonter : mes yeux ne pouvaient se faire à ce caractère maudit; qu'il fût grand ou petit, lié ou isolé, ma vue se trou­blait dès que je voulais l'y arrêter, et c'était à peine si, en épelant, je pouvais en arracher un mot chaque fois, et encore les plus courts ; mais un vers entier, jamais je n'aurais pu le lire, ni le fixer, ni le prononcer, moins encore en retenir par cœur l'harmonie.
 
Je ne savais en outre comment m'y prendre, en­nemi par nature et désormais incapable d'une ap­plication servile de l'esprit et de l'œil aux choses de la grammaire, n'ayant d'ailleurs aucune facilité pour l'étude des langues (j'avais essayé de l'an­glais à deux ou trois reprises, et je n'avais jamais pu en venir à bout), parvenu à l'âge où j'étais sans avoir de ma vie appris aucune grammaire, pas même l'italienne, à laquelle je manquais bien rare­ment, mais par simple habitude des livres plutôt que par des principes dont j'aurais été fort en peine de dire la raison et le nom ; avec tout ce beau cor­tège d'empêchemens physiques et moraux, dé-
 
'''VIE D'ALFIEKI. 4'39'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/451]]==
 
goûté de ces traductions, je pris avec moi-même l'engagement d'essayer de vaincre tant d'obstacles réunis; mais je ne voulus en parler à qui que ce fût, pas même à mon amie, ce qui est tout dire. Ainsi donc, après avoir passé deux ans sur les con­fins de la Grèce, sans avoir jamais pu y pénétrer autrement que du coin de l'œil, je perdis patience et résolus de la conquérir.
 
J'achetai donc une masse de grammaires, d'a­bord des grammaires gréco-latines, puis des gram­maires purement grecques ; je voulais apprendre les deux langues en même temps ; que je comprisse ou ne comprisse pas, je passais les journées entières à répéter le verbe ''tuptô, ''et les verbes circonflexes, et les verbes en ''mi, ''par où mon secret fut bientôt connu de mon amie, qui, me voyant toujours mar-moter des lèvres, voulut enfin savoir et apprit ce qu'il en était. Chaque jour je m'obstinai davantage, et faisant effort de l'esprit, des yeux, de la langue, je parvins, à la fin de 1797, à pouvoir fixer une 1797-page quelconque de grec,.en grands ou en petits caractères, en prose ou en vers, sans que mes yeux en souffrissent encore et à comprendre toujours bien le texte, en faisant sur la colonne latine pré­cisément ce que je faisais auparavant sur le grec, c'est-à-dire, en jetant un regard rapide sur le mot latin qui correspondait au mot grec, quand je n'avais pas encore vu celui-ci, ou si je l'avais ou­blié. J'arrivai enfin à lire nettement à haute voix, avec une prononciation passable, rigoureuse même quant aux accens, aux esprits et aux diphthon-
 
'''kkO
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/452]]==
VIE D'ALFIERI.'''
 
gués, en me conformant à l'écriture, et non à la ma­nière stupide des Grecs modernes qui, sans s'en apercevoir, ont mis cinq ''iota ''dans leur alphabet, ce qui fait un perpétuel ''iotacisme, ''un véritable hen­nissement de chevaux, de l'idiome du peuple le plus heureusement né à l'harmonie qu'il y eût ja­mais au monde. J'avais surmonté cette difficulté de la lecture et de la prononciation, en me mettant dans la bouche et en déclamant à haute voix, non seulement la leçon journalière du classique que j'étudiais, mais à d'autres heures, et pendant deux heures de suite, sans y rien entendre ou à peu près rien, il est vrai, à cause de la rapidité de ma lec­ture et du bourdonnement sonore de la déclama­tion, tout Hérodote, deux fois Thucydide avec son scholiaste, Xénophon, tous les orateurs de second ordre, et deux fois le commentaire de Proclus sur le Timée de Platon, ce dernier uniquement parce que le texte en était imprimé dans un caractère moins aisé à lire, et avec beaucoup d'abréviations. Un travail si opiniâtre n'affaiblit pas mon intel­ligence, comme j'aurais pu le croire et le craindre. Il me tira, au contraire, de ma léthargie des an­nées précédentes. Pendant cette année de 1797, je portai mes satires au nombre de dix-sept, où les voici. Je passai une nouvelle revue de mes trop nombreuses poésies, que je fis mettre au net pour les corriger. Enfin, me passionnant de plus en plus pour le grec, à mesure que je croyais mieux le com­prendre , je commençai aussi à traduire, d'abord l'Alceste d'Euripide, puis lePhiloctète de Sophocle,
 
'''VIE
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/453]]==
D'ALFIKRI. 4*1'''
 
puis les Perses d'Eschyle, et en dernier lieu, pour essayer ou donner un peu de tout, les Grenouilles d'Aristophane. Si amoureux du grec que je fusse, je ne négligeai pas le latin; dans le cours de cette même année, je lus et j'étudiai Lucrèce et Piaule ; je lus ïérence dont, par une bizarre combinai­son , je me trouvais avoir traduit tout le théâtre par fragmens, sans avoir jamais lu de suite une seule de ses six comédies. Si plus tard cette tra­duction s'achève et se publie, je pourrai équivo-quer sur la vérité, en disant que j'ai traduit Té-rence avant de le lire et sans l'avoir lu.
 
J'appris en outre les divers mètres dont s'est servi Horace, honteux de l'avoir lu, étudié, je pourrais dire appris par cœur, sans rien savoir du rhythme de ses vers. Je pris également une idée suffisante des mètres grecs dans les chœurs, et de ceux qu'ont employés Pindare et Anacréon. En somme, cette année de 1797 raccourcit mes oreilles d'un bon pied pour le moins. Je n'avais eu d'autre but, en m'imposant toutes ces fatigues, que de sa­tisfaire à ma curiosité, de sortir de mon ignorance, et d'échapper au souci de penser au français, en un mot, de me ''déceltiser.''
 
442
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/454]]==
 
VIE D'AtFIEBI.
 
CHAPITRE XXVI.
 
Résultat inattendu de mes études un peu tardives sur la lan­gue grecque. — Parjure à Apollon pour la dernière fois, j'écris la ''seconde Alceste.''
 
1798. C'était là l'unique fruit que j'attendisse de mes études et que je voulusse en tirer; mais il plut au bon père Apollon de m'en réserver un autre qui, ce me semble, avait bien son prix. En 1796, à l'épo­que où je lisais, comme on l'a vu, les traductions littérales, quand déjà j'avais lu Homère, Eschyle, Sophocle et cinq tragédies d'Euripide, arrivé à l'Alceste, dont je n'avais jamais eu aucune con­naissance, je fus si frappé, si attendri, si enflammé de tout ce qu'il y a de sentimens dramatiques dans ce sublime sujet, qu'après avoir achevé la pièce, j'écrivis sur un morceau de papier, que j'ai encore, les paroles suivantes : «Florence, 18 janvier 1796. « Si je ne m'étais pas juré à moi-même de ne plus » composer aucune tragédie, la lecture de cette » Alceste d'Euripide m'a si fort ému et transporté, » que, sans perdre une minute, je jetterais sur le » papier le plan d'une nouvelle Alceste, où je » transporterais tout ce qui me paraît bien dans » le grec, en y ajoutant si je le pouvais, et où j'é-» laguerais tout ce que le texte a de ridicule, ce » qui n'est pas peu de chose; et pour commencer, » voici mes personnages, dont je diminuerais le » nombre. » Suivait, en effet, le nom des person-
 
VIE
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/455]]==
d'alfierï. 443
 
nages, tels que depuis on les a vus ; ensuite je ne songeai plus à ce papier. Je continuai à lire le théâtre d'Euripide dont chaque pièce ne me fit guère plus d'impression que les précédentes. Plus tard, quand je recommençai à lire, car j'avais cou­tume de lire ari moins deux fois chaque chose, et que j'arrivai à l'Alceste, même émotion, même transport, même désir, et au mois de septembre de cette même année 1796, j'écrivis le ''scénario ''de ma pièce, bien décidé à ne jamais la faire. Cependant j'avais entrepris de traduire celle d'Euripide, qui me prit toute l'année suivante. Mais comme à cette époque je n'entendais aucunement le grec, je l'a­vais traduite sur le latin.Toutefois, cette préoccu­pation incessante de la tragédie d'Euripide m'en­flammait chaque jour davantage du désir d'en faire une à ma guise ; enfin arriva ce jour de mai 1798, où mon imagination s'éprit si vivement de ce sujet, qu'en rentrant de la promenade je me mis sur-le-r champ à le développer, et en ayant d'un trait écrit le premier acte, je mis à la marge : « Ecrit dans le délire et les larmes. » Le jour d'après je développai les quatre derniers actes avec le même emporte- -ment, en y joignant l'esquisse des chœurs, outre la prose qui sert de commentaire; le tout fut achevé,, le 26 mai. Il n'y eut pour moi aucun repos que je n'eusse mis bas ce fardeau si long-temps porté et avec tant de persévérance. Toutefois, il n'entrait -dans mes intentions ni de mettre cette pièce en vers, ni de la terminer.
 
Au mois de septembre 1798, continuant, comme
 
444 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/456]]==
 
je l'ai dit, l'étude sérieuse du grec, j'épousai avide­ment la pensée de confronter avec le texte ma tra­duction de l'Alceste, pour rectifier mes erreurs et faire un pas de plus dans l'étude de cette langue, qui ne s'apprend bien que par la traduction, et à la condition de s'obstiner à rendre, ou du moins à faire sentir chaque image, chaque mot, chaque figure de l'original. Mais une fois rembarqué dans la Première Alceste, mon enthousiasme se ralluma pour la quatrième fois, et prenant la mienne, je la relus, je pleurai, je fus content, et le 30 septembre 1798, j'en commençai les vers, que j'achevai, y com­pris les chœurs, le 21 d'octobre. Et voilà comment je manquai à ma parole après dix années de si­lence. Mais comme je neveux pas plus du nom d'ingrat que de celui de plagiaire, reconnaissant cette tragédie pour appartenir tout entière à Eu­ripide, ou du moins ne pouvant la regarder comme mienne, je l'ai placée parmi les traductions, où elle doit rester sous le titre de Seconde Alceste, insépa­rable de la Première Alceste qui est sa mère. Je n'avais confié mon parjure à personne, pas même à la moitié de mon âme, Je voulus m'en faire un di­vertissement, et au mois de décembre, ayant invité quelques personnes, je lus ma pièce, comme étant la traduction de celle d'Euripide, et ceux qui n'avaient pas celle-ci bien présente y furent pris jusqu'à la fin du troisième acte ; mais alors quelqu'un qui se la rappelait finit par découvrir la supercherie, et la lecture commencée au nom d'Euripide s'acheva au nom d'Alfieri. La tragédie eut du succès, et ne me
 
'''vie d'alfieri. '''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/457]]==
445
 
déplut pas à moi-même, comme chose posthume ; j'y voyais cependant beaucoup de choses encore à retrancher et à corriger. J'ai raconté ce fait dans tous ses détails, parce que si, avec le temps, cette Alcesto est jugée bonne, cette anecdote pourra servir à faire connaître la nature des poètes d'in­spiration , et^ comment il arrive que ce qu'ils ont voulu faire parfois ne leur réussit pas, tandis que souvent ce qu'ils se refusent à accomplir s'impose à leur génie et réussit, tant il faut tenir compte de l'inspiration, et obéir à l'impulsion naturelle de Phébus. Simon Alcestene vaut rien, le lecteur rira deux fois à mes dépens, en lisant mon œuvre et mes mémoires, et il regardera ce chapitre comme anticipé sur la cinquième époque, et bon à détacher de l'âge mûr, pour le renvoyer à la vieillesse.
 
Ces deux Alcestes, une fois connues de quelques personnes à Florence, leur apprirent en même temps que j'apprenais le grec, ce que je n'avais cessé de cacher à tout le monde. La nouvelle en alla jusqu'à mon ami Caluso ; mais il le sut encore d'une autre façon que je dirai. J'avais envoyé à Tu­rin, vers le mois de mai de cette année, un portrait de moi, très-bien peint par Xavier Fabre de Mont­pellier. Derrière ce portrait, dont je faisais présent à ma sœur, j'avais écrit deux petits vers de Pindare. Ma sœur le reçut, le trouva fort à son gré, le re­tourna de toutes les façons, et y ayant vu mon bar­bouillage grec, fît appeler Caluso qui était aussi de ses amis, pour le prier de lui expliquer ces vers. L'abbé connut par là que j'avais pour le moins ap-
 
'''38'''
 
''kkG ''vie d'alfiebi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/458]]==
 
pris à former les caractères ; mais il se douta bien que, pour rien au monde, je n'eusse voulu me don­ner ie ridicule pédantesque et vain d'écrire un épi­graphe que je n'aurais point compris. Il m'écrivit aussitôt pour me reprocher ma dissimulation et le mystère que je lui avais toujours fait de cette nou­velle étude: Je lui répondis alors par une petite lettre écrite en grec, que j'avais arrangée de mon mieux, sans le secours de personne, et dont je vais donner le texte et la traduction. Il ne la trouva point trop mauvaise pour un écolier de cinquante ans, qui n'avait guère qu'un an et demi de gram­maire. Je flanquai ma petite épitre de quatre mor­ceaux empruntés à mes quatre traductions, et lui envoyai le tout comme échantillon des études que j'avais faites jusque alors '.
 
1 On voudra bien nous permettre dé ne donner que la tra­duction de ce morceau dont le titre, dans le texto grec et dans la version italienne, est écrit et disposé en manière de dédicace.
 
« Au très-savant Thomas Caluso, Victor Alfieri, le plus humble des disciples qui, dans l'espace de deux années, s'est eliseigné a lui-même les élémens de la langue grecque, en­voyait en 1797 ces badinages hors de saison d'un jeune gar­çon de cinquante ans.
 
. » Très-cher ami, puisque les esclaves bourreaux dominent presque partout, que la hache est constamment suspendue sur la tête de tout homme de bien, et quePindare nous aver­tit que
 
» Le temps trompeur plane sur leshumains et leur dispense à son gré e cours de la vie et l'heure de la mort,
 
vie d'àlfieri. 447
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/459]]==
 
Les éloges de Caluso m'encouragèrent à pour­suivre avec plus d;ardeur. Je revins à l'excellent exercice qui m'avait été le plus utile pour le latin et l'italien, et qui consistait à apprendre par cœur des centaines de vers de différens auteurs.
 
Mais dans cette même année 1798, je reçus en­core d'autres lettres, et il me fallut répondre à des personnes en tout bien différentes de mon ami Ca­luso. La Lombardie était alors, comme je l'ai dit et comme chacun le sait, envahie par une armée française, depuis 1796. Le Piémont était chancelant. L'empereur avait conclu avec le dictateur fran­çais la paix ou plutôt la malheureuse trêve de Campo-Formio. Le pape était ébranlé, et sa Rome était occupée et en proie aux fureurs d'une servile démocratie ; tout à l'entour respirait la misère, l'in­dignation et l'horreur. La France avait alors pour
 
ambassadeur à Turin, M. **....., de la classe ou
 
du métier des gens de lettres à Paris, lequel tra-r yaillait sous main à la sublime entreprise de ren-r yerser un roi vaincu et désarmé. Au moment où je m'y attendais le moins, je reçus une lettre de cet homme, à ma grande surprise et à mon grand regret. J'insère, en guise de note, la demande et
 
» J'ai résolu de déposer entre vos mains, comme en un temple qui les sauve de la fortune, au moins l'indication des titres de tous les ouvrages que j'ai composés jusqu'à ce jour, le seul patrimoine qui m'appartienne véritablement, si toute­fois c'est jamais là un patrimoine. Portez-vous bien.»
 
448 vie d'alfikri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/460]]==
 
la réponse, sa réplique et la mienne, afin que l'on voie nettement, pour peu que l'on en doute, quelle fut la pensée et la droiture de mes intentions et de mes actes dans toutes ces révolutions d'esclaves '.
 
'''I LETTRE DE L'AMBASSADEUR.'''
 
Monsieur le Comte,
 
Un Français ami des lettres, pénétré depuis long-temps d'admiration pour votre génie et vos talens, est assez heu­reux pour pouvoir remettre entre 'vos mains un dépôt très-précieux que le hasard a fait tomber dans les siennes.
 
II habite en ce moment une partie de l'Italie qui se glori­fie de vous avoir vu naître et une ville où vous avez laissé des souvenirs, des admirateurs, et sans doute aussi des amis. Veuillez écrire à l'un de ces derniers et le charger de venir conférer avec lui sur cet objet. Le premier signe de votre accession à la correspondance qu'il désire ouvrir avec vous, monsieur le Comte, lui permettra de vous exprimer avec plus d'étendue et de liberté les sentimens dont il fait profession pour l'un des hommes qui, sans distinction de pays, honorent le plus aujourd'hui la république des lettres.
 
Turin, le 25 floréal, an vi de la république française (4 mai 1798, v. st.)
 
''L'ambassadeur de la république française à la cour de Sar-'daigne, membre de l'Institut national.''
 
'''RÉPONSE D'ALFIERI.'''
 
Monsieur l'Ambassadeur, Mon très-honoré maître, je vous remercie infiniment des
 
vie d'
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/461]]==
alfieri. 449
 
On rirait bien si je donnais ici la liste de ceux de mes livres que M. ".....voulait, disait-il, s'em­ployer à me faire rendre ; elle se composait d'en­viron cent volumes de ce qu'il y avait de pis dans
 
expressions si flatteuses de votre lettre et de l'intention évi­dente que vous me témoignez de me rendre sans me con­naître un service signalé. Voulant donc me prêter entière­ment aux moyens que vous me proposez, j'écris par ce même courrier à M l'abbé de Caluso, secrctaire de l'Académie des sciences à Turin, pour le puer de vouloir bien s'entendre avec vous. Monsieur l'Ambassadeui, quoi que vous puissiez avoir à lui demander. M l'abbe de Caluso est un homme d'un tare mente, et qui ne peut vous être inconnu de réputation. 11 est de plus mon ami particulier et le seul, et vous pouvez en toute assurance vous ouviir à lui comme à un autre moi-même sur tout ce qui me concerne.
 
J'ignore quel peut être le précieux dépôt auquel vous a\ez la bonté de faire allusion , mais ce que je sais, c'est que rien ne m'est plus cher, rien désormais n'est plus piécieux à mes yeux que l'indépendance absolue de ma vie privée, et celle-ci, je la porte toujours avec moi, en quelque lieu, en quelque état qu'il plaise a la fortune de me jeter.
 
Croyez toutefois, Monsieur, que cela n'ôtera rien à la vive reconnaissance que j'éprouve pour la sollicitude généreuse et toute spontanée que vous voulez bien me témoigner. Je suis avec une profonde estime, etc.
 
Votre très-humble serviteui, Victor Alfieri Florence, le 28 mai 1798.
 
'''38.'''
 
450 vie d'alfieri,
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/462]]==
 
les œuvres les plus informes de la littérature ita-
 
'''KÉPONSE DE L'AMBASSADEUR.'''
 
Turin , le 16 prairial an vi de la république française (4 juin 1798, V. st.)
 
Monsieur le Comte,
 
Vous ne pouviez choisir, pour ouvrir la confidence que j'a­vais à vous faire, aucun intermédiaire qui me fût plus agréable que M. l'abbé de Caluso, dont je connais et apprécie la science, les talens, et l'amabilité. Je lui ai fait ma confession et lui ai remis le précieux dépôt dont je m'étais chargé. Vous reverrez des enfans qui ont fait, qui font encore, et feront de plus en plus du bruit dans le monde. Vous les reverrez dans l'état où ils étaient avant de sortir de la maison pater­nelle avec leurs premiers défauts, et les traces intéressantes des triples soins qui les ont corrigés.
 
Je remets donc entre les mains de votre ami, ou plutôt dans les vôtres, Monsieur le Comte, toute votre illustre fa­mille.
 
Ne me parlez point, je vous prie, de reconnaissance. Je fais ce que tout autre homme de lettres eût sans doute fait à ma place, et nul certainement ne l'eût fait avec autant de plaisir, ni par conséquent avec moins de mérite. M. l'abbé de Caluso vous dira la seule condition que je prenne la liberté de vous prescrire, et j'y compte comme si j'en avais reçu votre parole.
 
Je joins ici, Monsieur le Comte, la liste de vos livres laissés à Paris, tels qu'ils se sont trouvés dans un des dépôts pu­blics, et tels qu'on les y conserve. J'ignore comment ils y ont été placés sous le faux prétexte d'émigration. Tout cela s'est fait dans un temps dont il faut gémir, et où j'étais plongé dans un de ces antres dont la tyrannie tirait chaque jour ses vic­times. Jeté depuis dans les fonctions publiques, qui ne sont pour moi qu'une autre captivité, j'ai eu le bonheur de décou-
 
'''VIE p'ALFlERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/463]]==
451'''
 
lienne ; et ce que j'avais laissé à Paris, il y avait
 
vrir dans un des établissemens dont j'avais la surveillance générale, vos livres, dont j'ai fait dresser la liste. Veuillez, Monsieur le Comte, reconnaître si ce sont à peu près tous ceux que vous aviez laissés. S'il eu manquait d'importans, faites-en la note, autant que vous le pourrez, de mémoire, ou ce qui vaudrait encore mieux, recherchez si vous n'en auriez point quelque part le catalogue.
 
Je ne demande ensuite que votre permission pour réclamer le tout eu mon propre nom, et sans que vous soyez pour rien dans cette affaire. Je conçois tous les motifs qui peuvent vous faire désirer que cela se traite ainsi, et je les respecte.
 
Je vous préviens, monsieur le Comte, que parmi vos livres imprimés, il s'en trouvera un de moins : ce sont vos œuvres. Dans l'étude assidue que je fais de votre belle langue, la lecture de vos tragédies est une de celles où je trouve le plus de fruit et de plaisir. Je n'avais que votre première édition ; je me suis emparé de la seconde (celle de Didot). L'exem­plaire que j'ai a pourtant deux défauts pour moi, celui d'être trop richement relié, trop magnifique, et celui de ne m'étre pas donné par vous. Si vous avez à votre disposition un exem­plaire broché de la même édition, ou d'une édition posté­rieure faite en Italie, je le recevrai de vous avec un plaisir bien vif, comme un témoignage de quelque part dans votre estime, et je remettrai à M. l'abbé de Caluso, l'exemplaire trop riche, mais unique, qui reste chez moi, et qui n'y reste pas oisif.
 
Le sort a voulu que de tous les Français envoyés en mémo temps dans les diverses résidences d'Italie, celui qui aime le plus ce beau pays, sa langue, ses arts, qui eût mis le plus de prix à le parcourir et eu eût peut-être, d'après ses études antérieures, retiré le plus de fruit littéraire, a été fixé dans le péristyle du temple, sans savoir s'il lui sera permis d'y en­trer.
 
452 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/464]]==
d'alfieri.
 
six ans, formait pour le moins seize cents volumes
 
J'ai maintenant une raison de plus pour désirer bien ar­demment d'aller au moins jusqu'à Florence. Je m'estimerais infiniment heureux, monsieur le Comte, de pouvoir m'y ren­dre auprès de vous, et de faire personnellement connaissance avec un homme qui honore sa nation et son siècle, par son génie et par l'élévation des sentimens qui respirent dans ses ouvrages.
 
Agréez, je vous prie, l'assurance de ma profonde estime, de mon admiration et de mon entier dévouement.
 
'''SECONDE RÉPONSE d'AlfIEIU.'''
 
Florence, le 4 juin 1798.
 
Mon Irès-honorô maître,
 
Puisque vous avez lu et que vous lisez encore quelquefois mes ouvrages, vous êtes certainement bien convaincu que la dissimulation n'est pas dans mon caractère. Je vous dirai donc ingénuement que s'il m'en a coûté beaucoup de répon­dre à votre première lettre, c'est avec effusion de cœur que je réponds à la seconde, s'il est vrai que sans m'exposer à passer pour un impudent ou pour un indiscret, il me soit permis de séparer l'homme de lettres de M. l'ambassadeur de France et de ne répondre qu'au fils d'Apollon. Les re-mercieniens que je viens vous offrir pour le service bien si­gnalé que vous me rendez', je les exprimerai en peu de mots, précisément parce que le bienfait est de telle nature que les paroles seraient insuffisantes. Je me bornerai donc à vous dire que vous avez agi envers moi comme en pareille cir­constance j'aurais voulu le faire avec vous, trop heureux d'en trouver une occasion. Quant au secret que vous me faites de­mander sur tout ceci par l'entremise de M. l'abbé de Caluso,
 
vie b'
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/465]]==
alfieri. ''k53''
 
et un choix de tous les classiques italiens et latins ;
 
et que mon ami vous a promis en mon nom, je vous en re­nouvelle aujourd'hui la promesse, et je dois le garder. Mais que ce seciet sera garde après et en des temps meilleurs, voilà ce que je ne saurais promettre Je n'aime pas à me voir surpasser en générosité Si mes tragedies ont jamais chance de vivre, est-il juste que celui quia généreusement dérobe leur difformité originelle au danger de se voir expose an grand jour et à la risée de tous, n'obtienne pas de moi le solen­nel témoignage que mente sa loyauté? Quant à l'exemplaire de ces tragédies que vous me dites avoir entre les mains et qui n'aurait a vos yeux que le double défaut d'etre trop ri­chement relie et de ne vous avoir point ete donne par moi, s'il peut perdre par là un de ces défauts, je me fais un vrai bonheur de vous l'offrir, et ce serait me morufiei véritable­ment que de ne pas l'accepter. Je corrigerai plus tard le pre­mier en vous adressant un second exemplaire de mon théâ­tre et y joignant quelques petits ouvrages qui tous, plus humblement relies, auront ainsi un vêtement plus conforme à leur condition
 
Pour ce qui est du reste de mes livres que vous avez eu la bonté de me faire passer, en m'offrant avec une délicatesse digne de vous de vous employer à me les faire rendre sans que j'intervienne en aucune façon, je vous dirai sincèrement que je ne puis agrter cette offre, et en voici les motifs. Les bvies que j'avais laisses à Pans étaient au nombie de plus de quinze cents volumes, et contenaient tous les grands clas­siques grecs, latins, italiens Je ne vois sur la liste qui m'est adressée, qu'environ cent cinquante volumes, et tous livres de peu de valeui. J'en conclus que la totalité de mes livres a ete ou dispersée, ou enlevée, ou déposée en divers endroits Il sera donc impossible, ou bien difficile, peut-être même périlleux, d'en rechercher la trace. Ce serait tout au moins
 
454 vie d'alfieki.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/466]]==
 
mais nul ne s'étonnerait de cette liste : c'était, on
 
le sait, une restitution française.
 
CHAPITRE XXVII.
 
Je Unis le Misogallo. — Je termine ma carrière poétique par la Teleutodia. — Je recueille l'Abe], ainsi que les deux Alcesle et l'Avis. — Distribution hebdomadaire de mes
 
. études. — Ainsi préparé et armé d'épitaphes, j'attends l'invasion des Français, qui arrive en mars 1799.
 
98. Chaque jour cependant le danger devenait plus sérieux pour la Toscane, grâce à la loyale amitié
 
pour vous une grande cause de dérangement, si j'avais l'in­discrétion d'accepter vos offres. Il est clair qu'on ne peut ravoir Une chose qui a été prise, sans la reprendre à quelque autre. Les restitutions volontaires sont rares, les restitutions for­cées sont odieuses et ont leur danger. Joignez a cela que j'ai successivement racheté la plus grande partie de ces livres, depuis six ans que j'ai quitté Paris. Toutes ces considéra­tions me font un devoir de vous remercier sans accepter vos offres, outre que rien ne convient mieux aux allures de mon caractère, que de ne jamais demander quoi que ce soit à personne, directement ou indirectement.
 
Je désire vivement trouver une occasion quelconque de vous témoigner ma reconnaissance et l'estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être
 
Votre très-humble serviteur,
 
Victor Alfieri.
 
L ambassadeur dont il est ici question n'est autre que Ginguene'e. — Nous ne voulons aucunement entrer dans ce débat ; mais il re'sulte des propres paroles d'Alfieri, que les loris n'e'laient pas du côté de notre compatriote. ''{Note du Trad.)''
 
vie b'alfiem.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/467]]==
455
 
que les Français professaient pour elle. Déjà, au mois de décembre 1798, ils avaient achevé la magni­fique conquête de Lucques, d'où ils ne cessaient de menacer Florence, et, au commencement de 1799, l'occupation de cette ville semblait inévitable. Je voulus donc mettre ordre à mes affaires et me tenir prêt à tous événemens. Déjà, l'année précédente? j'avais, dans un accès d'ennui, abandonné leMiso-gallo, et m'étais arrêté à l'occupation de Rome, que je regardais comme le plus brillant épisode de cette épopée servile. Pour sauver cet ouvrage qui m'é­tait cher et auquel je tenais beaucoup, j'en fis faire jusqu'à dix copies, et je veillai à ce que, déposées en différens lieux, elles ne pussent ni s'anéantir ni se perdre, mais reparaître, quand le moment serait venu. N'ayant jamais dissimulé ma haine et mon mépris pour ces esclaves mal nés, je résolus d'être prêt pour toutes leurs violences et toutes leurs in­solences , c'est-à-dire de m'y préparer de manière à ne point les subir. Je n'y savais qu'un moyen : si on ne me provoquait pas, je ferais le mort; si l'on me cherchait le moins du monde, je saurais donner signe de vie et me montrer en homme libre.
 
Je pris donc toutes mes mesures pour vivre sans tache, libre et respecté, ou, s'il le fallait, pour mourir, mais en me vengeant. J'ai écrit ma vie pour empêcher qu'un autre ne s'en acquittât plus mal que moi ; le même motif me fit alors aussi com­poser l'épitaphe de mon amie et la mienne, et je les donnerai ici en note, parce que ce sont celles que je veux et non pas d'autres, et qu'elles ne disent de
 
456 vie d'alfiebi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/468]]==
 
mon amie et de moi que la vérité pure, dégagée de toute fastueuse amplification '.
 
Ayant ainsi avisé à ma renommée, ou du moins au moyen de la sauver de l'infamie, je voulus aussi pourvoira mes études, et corriger, copier, séparer ce qui était achevé de ce qui ne l'était pas, aban­donner enfin ce qui ne convenait plus à mon âge ni à mes desseins. J'entrais dans ma cinquantième année; c'était le moment de mettre un dernier frein au débordement de mes poésies. J'en arran­geai donc un nouveau recueil en un petit volume
 
'''i QUIESCIT. HIC. TANDEM'''
 
'''VICTORIUS ALFERIUS. ASTENSIS'''
 
'''MUSARUM. ARDENTISSIMUS. CULTOR.'''
 
'''VERIT.Vn. TANTUMMODO. OBNOXIUS'''
 
'''DOMINANTIBUS. IDCIRCO. VIRIS'''
 
'''PERAEQUE. AC. INSERVIENTÏBUS. OMNIBUS'''
 
'''INVISUS. MERITO'''
 
'''MULTITUDINI'''
 
'''EO. QUOD. NULLA. UNQUAM. GESSERIT'''
 
'''PUBLICA. NEGOTIA'''
 
'''IGNOTUS'''
 
'''OPTIMIS. PERPAUCIS. ACCEPTUS'''
 
'''NEMINI'''
 
'''NISI. PORTASSE. SIBIMET. IPSI'''
 
'''DESPECTUS'''
 
'''VIXIT. ANNOS.... MENSES.... DIES....'''
 
'''OBIIT.... DIE.... MENSIS....''''
 
'''ANNO. DOMINI. M. D. CCC...'''
 
vie d'
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/469]]==
alfieri. 457
 
qui contenait soixante et dix sonnets, un chapitre et trente-neuf épigrammes que l'on pouvait joindre à ce qui déjà en avait été imprimé à Kehl. Cela fdit, je mis le sceau sur ma lyre pour la rendre à qui de droit, avec une ode à la manière de Pindare que pour mé donner l'air un peu grec, j'intitulai : ''Telèutodia. ''Après quoi, je pliai bagage pour tou­jours; et si depuis j'ai composé quelque pauvre petit sonnet, quelque chétive épigramme, c'a été
 
'''niC. SITA. EST'''
 
'''ALOYSA. E. STOLBERGIS'''
 
'''ALBANIE. COMITISSA'''
 
'''GENERE. FORMA. MORIBUS'''
 
'''INCOMPARAB1LI. ANIMI. CANDORE'''
 
'''PR^CLARISSIMA'''
 
'''A. VICTORIO. ALFERIO'''
 
'''JUXTA. QUEM. SARCOPHAGO. UNO »'''
 
'''TUMULATA. EST'''
 
'''ANNORUM... SPATIO.'''
 
'''ULTRA. RES. OMNES. DILECTA'''
 
'''ET. QUASI. MORTALE. NUMEN'''
 
'''AB. IPSO. CONSTANTER. HABITA'''
 
'''ET. OBSERVATA'''
 
'''VIXIT. ANNOS... MENSES... DIES...'''
 
'''IN. HANNONIA. MONTIBUS. NATA'''
 
'''OBIIT... DIE... MENSIS...'''
 
'''ANNO. DOMIM. M. D. CCC...'''
 
'''1 Sic inscribenilum, me, ut opinor U opto, prremoriente : Seil alilor jubente Deo, aliter inscribendum.'''
 
'''QUI. JUXTA. EAM. SARCOPHAGO. UNO CONDITUS. ERIT. QUAM. PRTMUM.'''
 
'''39'''
 
'''4-58
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/470]]==
VIE 1)'ALFIERI.'''
 
sans l'écrire ; ou si je les ai écrits, je ne les ai point gardés, je ne saurais où les retrouver, et ne les re­connais plus pour être de moi. Il fallait finir une fois, finir de mon propre mouvement et sans y être forcé. Mes dix lustres sonnés et l'invasion mena­çante de ces barbares antilyriques m'en offraient une occasion naturelle et opportune, s'il en fut. Je la saisis, et je n'y pensai plus.
 
Quant à mes traductions, j'avais, les deux années précédentes, recopié et corrigé le Virgile tout en-
 
» Ici repose enfin Victor Alfieri d'Asti, fervent adorateur des muses, ne relevant que de la vérité, par conséquent odieux à juste titre, et .aux despotes qui commandent, et à tous les esclaves qui obéissent; inconnu de la multitude parce qu'il n'a jamais rempli aucun emploi public; aimé d'un petit nom­bre de gens de bien, méprisé de personne, si ce n'est peut-être de lui-même. Il a vécu ''tant ''d'années... de mois... de jours... Il est mort ''tel ''jour, de ''tel ''mois, en l'année de Notre-Seigneur 18.....
 
» Ici repose Louise de Stolberg, comtesse d'Albany, très-il­lustre par sa naissance, sa beauté, son caractère et l'incom­parable candeur de son âme. Pendant l'espace de ''tant ''d'an­nées, chérie par-dossus toute chose de Victor Alfieri près de qui elle est ensevelie dans le même tombeau ', et constam­ment honorée par lui a l'égal d'une divinité mortelle. Elle a vécu ''tant '''années, ie mois, de jours... Née dans les monta­gnes du Hainaut, elle est morte ''tel ''jour de '''tel ''mois, en l'an­née de Notre-Seigneur 18...
 
1 C'est ainsi qu'il faudra mettre si, comme je le crois et le de'sire, je meurs le premier ; si Dieu voulait qu'il en fût autrement, on mét­rait : « Qui sera bientôt enseveli près d'elle dans le même tombeau, »
 
'''VIE D'ALFIBRI. &59'''
 
tier 5
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/471]]==
je le laissai vivre sans toutefois le regarder comme chose terminée. Le Salluste me sembla de nature à pouvoir passer, et je le laissai aussi; mais non pas le Térence, lequel, n'ayant été fait qu'une seule fois, n'avait été ni revu ni corrigé, était tel, en un mot, qu'il est encore aujourd'hui. Je ne pouvais me décider à jeter au feu mes quatre traductions du grec ; je ne pouvais non plus les regarder comme achevées, elles ne l'étaient pas. Je résolus, à tout hasard, et sans me demander si j'aurais ou non le temps d'y revenir, de les re­copier avec l'original, en commençant par l'Ai— ceste, que je voulais sérieusement retraduire sur le grec, sans quoi elle eût eu l'air d'être traduite d'une traduction. Les trois autres, bien ou mal venues, avaient été du moins traduites sur le texte, et il ''de-r ''vait m'en coûter pour les revoir beaucoup moins de temps et de peine. L'Abel, désormais condamné à rester, je ne dirai pas une œuvre unique, mais isolée, et privé des compagnes que je m'étais pro­mis de lui donner, avait été mis au net, corrigé, et me semblait pouvoir passer. J'avais ajouté à ces ouvrages de ma façon une toute petite brochure politique, écrite quelques années auparavant sous -le titre de : ''Avis aux puissances italiennes. ''J'avais aussi corrigé ce morceau ; il était recopié, et je lui fis grâce. Non que j'eusse le sot orgueil de vouloir trancher de l'homme d'état; ce n'est pas là mon métier. Cet écrit était né de l'indignation légitime qu'avait excitée en moi une politique assurément plus sotte que la mienne, celle qui, depuis deux ans,
 
460 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/472]]==
d'alfiebi.
 
était mise en œuvre par l'impuissance de l'empe­reur, combinée avec les impuissances italiennes. Enfin les satires que j'avais composées, morceau par morceau, et à plusieurs reprises corrigées et limées , je les laissai achevées et recopiées au nombre de dix-sept, qu'elles n'ont point dépas­sé, et que je me suis bien promis de ne plus fran­chir.
 
Après avoir ainsi disposé et mis en ordre mon se­cond patrimoine poétique , je cuirassai mon cœur, et j'attendis les événemens ; et pour imposer à ma vie, si elle devait se poursuivre, une règle plus con­forme à l'âge où j'entrais, et aux desseins que j'avais formés depuis Ion g-temps, dès les premiers j ours de 1799, je me fis, pour chaque jour de la semaine, un système régulier d'études, que j'ai constamment suivi jusqu'à ce jour, et que je m'abstiendrai de négliger aussi long-temps que me le permettront la santé et la vie. Le lundi et le mardi, à peine éveillé, je consacrais les trois premières heures de la matinée à lire et à étudier la sainte Ecriture, hon­teux de ne pas connaître la Bible à fond, et d'être arrivé à mon âge, sans l'avoir encore lue. Le mer­credi et le jeudi je lisais Homère, cette autre source de toute inspiration littéraire. Le vendredi, le sa­medi et le dimanche, durant toute la première an­née et au-delà, je les destinais à l'étude de Pindare, comme le plus difficile et le plus scabreux de tous les grecs et de tous les lyriques dans toutes les langues, sans même en excepter Job et les pro­phètes. Ces trois derniers jours, je me proposais
 
'''VIE B'ALFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/473]]==
461'''
 
plus tard ce que j'ai fait, de les donner successi­vement aux trois tragiques, à Aristophane, à Théo-crite, et à d'autres poètes ou prosateurs, pour voir s'il me serait possible de couler à fond cette langue, je ne dirai pas de la savoir (ce serait une chimère), mais.seulement dé l'entendre aussi bien à peu près que je fais le latin. En la perfectionnant, la mé­thode que j'adoptai me parait bonne à suivre, et je l'expose en détail, dans la pensée que, telle qu'elle est, ou modifiée au gré de chacun,, elle pourra servir à ceux qui, après moi, seraient tentés de recom­mencer cette étude. La Bible, je la lisais d'abord en grec, dans la version des Septante, selon le texte du Vatican, que je confrontai ensuite avec le texte alexandrin. Ensuite, les deux ou trois cha­pitres au plus qui suffisaient à la matinée, je les relisais dans l'italien des ''Diodati, ''toujours si fi­dèles au texte hébreu; je les lisais encore dans le latin de la Vulgate, et en dernier lieu dans une traduction latine interlinéaire, faite d'après l'ori­ginal hébreu. Après plus d'une année d'un com­merce si intime avec cette langue, en ayant appris l'alphabet, j'arrivai à pouvoir lire matériellement le mot hébreu et à en saisir le son, ordinairement très-peu agréable, les tournures toujours bizarres pour nous, et mêlées de sublime et de barbare.
 
Quant à Homère, je commençais par le lire dans le grec, tout haut, sans préparation, et je tradui­sais littéralement en latin, sans m'arrêter jamais, quelques . bévues qui pussent m'échapper, les soixante où quatre-vingts, ou au plus cent vers que
 
'''39,'''
 
462 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/474]]==
d'alfieri.
 
je voulais étudier dans la matinée. Après les avoir estropiés de la sorte, je les lisais à haute voix dans Je grec en les scandant. Puis je lisais sur ces vers le scholiaste, puis les observations latines de ''Barnes, ''de ''Clarke, d'Ernesti. ''Je prenais alors la traduction littérale latine, et je la relisais sur mon original grec, parcourant de l'œil la colonne, pour voir où, comment et pourquoi je m'étais trompé, quand j'avais traduit la première fois. Puis dans le texte même, si le scholiaste avait oublié d'éclair-cir quelque point, je l'éclaircissais à la marge avec d'autres mots grecs équivalents, que me four­nissaient pour la plupart Hésychius, l'Ëtymologie, et Favorinus. Je notais ensuite à part, sur des feuilles annexées, les expressions, les tours, les figures extraordinaires, et j'en donnais l'explication en grec. Je lisais après tout le commentaire d'Eu-stathe sur ces mêmes vers qui, de cette façon m'é­taient passés cinquante fois sous les yeux, avec toutes leurs interprétations et leurs figures. Cette méthode pourra paraître ennuyeuse et un peu dure. Mais moi aussi j'avais la tête dure, et pour graver quelque chose sur une peau de cinquante ans, il faut un tout autre burin que ne l'eût demandé une peau de vingt ans.
 
Pindare, lui, avait été de ma part, dans les années précédentes, l'objet d'une étude plus rigoureuse encore que celle dont il vient d'être parlé. J'ai un petit Pindare où il n'y a pas un mot sur lequel je n'aie écrit un chiffre de ma main, pour indiquer à l'aide d'un 1, d'un 2, '''d'un '''3, et parfois même ainsi
 
'''VIB D'AtFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/475]]==
463'''
 
de suite jusqu'à quarante et au-delà, la place que le sens de chaque mot lui assigne dans la construc­tion de ces éternelles et inexplicables périodes. Mais cela ne me suffisait pas, et pendant les trois jours que je consacrais à ce poète, je pris une autre Pindare, le texte seul, dans une vieille édition, très-incorrecte d'ailleurs et mal ponctuée, celle de Cal-liergi, à Rome, avant que les scholies n'y fussent ajoutées. Sur ce texte déplorable, je lisais à pre­mière vue, comme je l'ai dit d'Homère, en tra­duisant le grec en latin littéral, puis je recommen­çais tout ce que j'avais fait sur Homère. J'y ajoutais en dernier lieu, et j'écrivais en grec sur la marge l'explication de ce que l'auteur avait voulu dire, c'est-à-dire sa pensée dégagée de toute métaphore. Je fis ensuite le même travail sur Eschyle et sur Sophocle, dès qu'ils vinrent à leur tour pren­dre la place et les jours de Pindare. Tous ces la­beurs et ces folles obstinations ont singulièrement affaibli ma mémoire depuis quelques années, et pourtant, je le confesse, je n'ai pas appris grand' chose, et il m'échappe encore à la première lecture bien des erreurs grossières. Mais l'étude m'est de­venue si chère et si indispensable, que depuis 1796, jamais pour aucune raison, je n'ai manqué, ni né­gligé de lui consacrer ces trois heures de la ma­tinée , et si j'ai composé quelque chose, par exemple, l'Alceste, les satires, les poésies, et toutes mes traductions, j'y employais d'autres heures; je ne me suis réservé à moi-même que les restes de ma journée, laissant à l'étude les prémices du
 
464 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/476]]==
 
jour, et forcé de renoncer à la composition ou à l'élude, sans hésiter, c'est la composition que j'a­bandonne.
 
Après avoir ainsi réglé mamanière de vivre, j'en­caissai tous mes livres, excepté ceux dont j'avais be­soin, et je les envoyai dans une ''villa, ''hors de Flo­rence, pour voir si je pourrais éviter de les perdre une seconde fois. Cette invasion très-bien prévue et si fortdétestée, l'invasion desFrançais à Florence, eut lieu le 25 mai 1799, avec toutes les circonstances que chacun sait ou ne sait pas, et qui ne méritent pas d'être sues, la conduite de ces esclaves partout la môme n'a en toute occasion qu'une couleur. Ce même jour, peu d'heures avant l'arrivée des Fran­çais, mon amie et moi, nous nous retirâmes dans une ''villa ''du côté de la porte ''San-Gallo, ''près de Montughi; ce ne fut pas cependant sans enlever tout ce qui nous appartenait de la maison que nous habitions à Florence, avant de l'abandonner à l'oppression peu scrupuleuse des logemens mili­taires.
 
CHAPITRE XXVIII.
 
Mes occupations à la campagne. — Départ des Français. — Notre retour à Florence. — Lettres de C... — J'apprends avec douleur qu'il se prépare à Paris une édition de mes ouvrages de ''Kehl, ''qui n'avaient jamais été publiés.
 
Ainsi courbé sous le poids de l'oppression com-
 
'''VIE U'ALFIEBI. W5'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/477]]==
 
mune, sans néanmoias me confesser vaincu , je restai dans cette villa avec un petit nombre de do­mestiques, et la douce moitié de moi-même, infa­tigablement occupés l'un et l'autre de l'étude des lettres ; car assez forte sur l'allemand et sur l'an­glais, également bien instruite dans l'italien et le français, elle connaît à merveille la littérature de ces quatre nations, et, de l'ancienne, les traduc­tions qui en ont été faites dans ces quatre langues lui en ont appris tout ce qu'il faut sa voir. Je pouvais donc m'entretenir de tout avec elle, et le cœur et l'esprit également satisfaits, jamais je ne me sentais plus heureux que quand il nous fallait vivre tôle-à-tête, loin de tous les soucis de l'humanité. Ainsi vivions-nous dans cette villa, où nous ne recevions qu'un très-petit nombre de nos amis de Florence, et rarement encore, de peur d'éveiller les soupçons de cette tyrannie militaire et avocatesque, qui, de tous les mélanges politiques, est le plus mons­trueux, le plus ridicule, le plus déplorable, le plus intolérable, et qui ne s'offre à moi que sous l'image d'un tigre guidé par un lapin.
 
A peine arrivé à la campagne, je repris mon tra­vail, recopiant et corrigeant les deux Alceste, sans toucher pour cela aux heures réservées, le matin, pour l'étude, ce qui m'occupait si fortement que je n'avais plus guère le loisir de penser à nos chagrins et à nos dangers. Ces dangers étaient nombreux, et on ne pouvait se les dissimuler, ni se flatter de l'idée qu'ils étaient loin. Chaque jour me les mon­trait plus près ; néanmoins, avec cette épine dans
 
'''466
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/478]]==
VIE D'ALFIERI.'''
 
le cœur, et condamné à craindre pour deux, j'as­surais mon courage, et je travaillais. Chaque jour, ou plutôt chaque nuit, c'étaient des arrestations arbitraires, selon l'usage de ce gouvernement qui n'en était pas un. Ainsi avaient été arrêtés sous le titre d'otages une foule de jeunes gens des plus nobles familles. On venait les prendre de nuit, dans leur lit, à côté de leurs femmes, puis on les expédiait pour Livourne, où on les embarquait brutalement pour les îles Sainte-Marguerite. Bien qu'étranger je devais craindre un traitement pareil, ou plus cruel encore, car il était naturel que l'on m'eût signalé aux Français comme un contempteur et un ennemi de leur autorité. Chaque nuit on pou­vait venir me chercher ; mais j'avais pris toutes mes mesures pour ne me laisser ni surprendre, ni maltraiter. Cependant on proclamait dans Flo­rence cette même liberté qui régnait en France, et les plus lâches coquins triomphaient. Pour moi, je faisais des vers, je faisais du grec, et je rassurais mon amie. Cette situation déplorable dura depuis le 25 mai, que les Français entrèrent, jusqu'au 5 de juillet, où, battus et perdant la Lombardie entière, ils s'échappèrent, pour ainsi dire, de Florence, un matin, à la pointe du jour, après avoir pris, cela va sans dire, tout ce qu'ils pouvaient emporter. Mon amie et moi, nous n'avions pas mis le pied à Florence tant que l'invasion avait duré, ni souillé nos regards de la vue d'un seul Français. Mais les mots ne sauraient peindre la joie de Flo­rence, le matin où les Français la quittèrent, et
 
vie d'alfieri. 467
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/479]]==
 
les jours suivans où l'on ouvrit ses portes à deux cents hussards Autrichiens.
 
Accoutumés au séjour de la campagne, nous résolûmes d'y passer un m'ois encore, avant de re­venir à Florence, et d'y rapporter nos meubles et nos livres. De retour à la ville, ce changement ne dérangea rien à l'ordre systématique de mes étu­des : je les continuai, au contraire, avec plus de ferveur et d'espérance. Pendant tout le reste de cette année 1799, les Français s'étaient laissé bat­tre sur tous les points. L'Italie se sentait renaître à l'espoir de la liberté, et, pour ma part, je retrou­vais l'espérance de pouvoir mener à fin toutes mes oeuvres, dont j'avais déjà terminé plus de la moi* tié. Cette année, après la bataille de Novi, je reçus une lettre du marquis de C***, mon neveu, c'est-à-dire le mari d'une fille de ma sœur : il ne m'était pas connu personnellement, mais seule-mentde réputation. C'était un excellent officier, et il s'était distingué dans les guerres des cinq dernières années au service du roi de Sardaigne, son souve­rain naturel, car il était lui-même d'Alexandrie. A l'époque où il m'écrivait, ayant été fait prisonnier à la suite d'une blessure grave, il venait de passer au service de la France, après l'expulsion du roi de Sardaigne,arrivée en janvier 1799. Je rapporte ici dans les notes sa lettre et ma réponse '. Quand
 
Mon très-honoré oncle , Sur le point d'abandonner l'Italie, peut-être pour ne ja-
 
468 vie d'ai.fieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/480]]==
 
je réfléchis un peu sur l'erreur de cet homme, d'ailleurs bien né, et que je me demande à moi-même ce que j'aurais été si, pauvre, dérangé, vi-
 
mais y rentrer, permettez-moi de vous dire combien il m'en coûte de renoncer à l'espoir que je nourrissais depuis long­temps, de pouvoir un jour vous connaître personnellement. Cette résolution que je prends, et qui m'est dictée, ce me semble, par la délicatesse, plusieurs la regardent comme née d'un excès d'amour-propre, d'autres, en plus grand nombre, d'un préjugé ridicule. Ils ont peut-être raison; mais je ne puis faire violence à ma nature qui me commande d'agir ainsi. La chose eût-elle été possible, l'exil perpétuel, la con­fiscation de mes biens, dont me menace aujourd'hui le gou­vernement piémontais, si je ne me hâte de rentrer, ces mesures seules suffiraient pour me confirmer dans la déter­mination que j'ai prise. J'ai combattu contre les Français quand ils étaient victorieux; j'ai commencé à combattre pour eux après qu'ils avaient été vaincus, et je ne puis absolument me résoudre à les abandonner quand ils sont les moins forts.
 
Je ne crois guère que je change. Je ne sais quand les nom­breuses blessures quej'ai reçues dernièrement me permettront de reprendre les armes. Si je puis encore faire la guerre, cène sera jamais en Italie. Je désire la paix sans la croire pro­chaine; je la désire afin d'appeler près de moima femme bien-aimée, votre vertueuse nièce, et mon fils unique; j'é­prouve une douleur profonde en me séparant d'eux. Oh! que je voudrais qu'elle vous fût connue! Je n'ai jamais eu l'idée qu'il pût exister une femme plus douce, plus tendre, d'une âme plus élevée, plus noble, douée de sentimens plus sublimes.
 
Je pars dès demain pour Gratz, et j'éprouve une véritable consolation de vous avoir ouvert mon cœur, non que je sup-
 
vie d'alfikri. 469
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/481]]==
 
deux, j'eusse vécu dans les mêmes circonstances, disons toute la vérité, ce que j'aurais été, je n'ose l'assurer, mais l'orgueil peut-être m'eût sauvé. Et
 
pose que l'on puisse approuver ma conduite; mais quelqu'un des Piémontais qui passent à Florence m'aura peut-être re­présenté à vos yeux comme un fanatique ou un homme d'une ambition démesurée. Je ne suis ni l'un ni l'autre ; j'étais peut-être né pour vivre avec d'autres hommes et dans un au­tre siècle, je suis vraiment ridicule dans celui-ci. Tel je me trouvais parmi les Piémontais, tel je suis encore, je pense, au milieu des Français.
 
J'ose, mon très-honoréoncle, compter sur votre compassion, si je me trompe, et j'espère que vous ne repousserez pas l'as­surance des sentimens d'estime sincère et de respectueux at­tachement avec lesquels j'ai l'honneur d'être
 
Votre très-dévoué et très-obéissant serviteur et affectionné neveu.
 
Le 2 novembre 1799,
 
'''RÉPONSE b'aLFIERI.'''
 
Florence, le 1C novembre 1799. Mon neveu,
 
Avec un homme d'un esprit si fort et si élevé, comme je crois le vôtre, il faut ou ne point répondre, ou se borner a quelques paroles sincères et cordiales.
 
Vous avez déjà vous-même et beaucoup entaché votre hon­neur, le jour, où sans avoir eu le malheur de naître Français, vous avez spontanément endosséla livréede la tyrannie fran-
 
40
 
470 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/482]]==
 
ici je raconterai incidemment une chose que j'avais oubliée. Avant l'invasion des Français, j'avais vu à Florence le roi de Sardaigne, et j'étais allé le
 
çaise. Cette tache, il est peut-être encore temps pour vous de l'effacer, si vous le voulez. Si vous voulez, au contraire, achever de perdre votre honneur, et pour toujours, vous n'a­vez qu'à persévérer dans une si odieuse servitude. Je ne vous .dis pas de céder aux menaces d'exil et de confiscation que vousfait le gouvernement piémontais; il fautcéder à des me­naces bien autrement pressantes, celles que vous font sans doute et votre conscience et votre honneur, et ce tribunal terrible auquel on ne peut échapper, et dont l'arrêt impartial doit un jour nous donner ou nous ôter la renommée. La vôtre jusque ici avait été, non pas intacte, mais glorieuse ; il n'est pas un seul des Piémontais que j'ai vus, qui, en me parlant de vous, ne m'ait parlé aussi de son estime et de son admiration pour vos talens militaires. "Reprenez-la donc cette réputation, en confessant aux Français eux-mêmes et à vos concitoyens, que vous avez failli en combattant pour les oppresseurs, pour les tyrans de l'Italie, votre mère, et si l'on peut forcer l'estime d'une nation qui n'en mérite aucune, sachez que les Français eux-mêmes vous estimeront beaucoup plus de les avoir quit--tés, qu'ils ne le feraient de les avoir servis de tout votre courage.
 
Du reste, lors même que ces esclaves à qui vous vous as­sociez, ces esclaves parleurs de liberté, viendraient à triom­pher et à subjuguer l'Europe entière; lors même que vous at­teindriez, au milieu d'eux, le faîte le plus élevé des honneurs, qu'ils dispensent, vous n'en seriez ni plus content de vous-même, ni plus hardi à lever vos yeux sur les miens, si vous me rencontriez. Condamné à mendier, à vivre dans votre pa­trie de l'existence la plus obscure (cequi n'arrivera jamais),
 
VIE U'
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/483]]==
ALFIERI. Ml
 
saluer; je le devais à double titre, car il avait été mon roi, et il était alors très-malheureux. Il me reçut très-bien. La vue de ce prince me toucha
 
vous seriez encore moins opprimé , moins esclave , moins vil qu'en allant vous asseoir sur l'un des cinq trônes du direc­toire, à Paris. Vous ne pourriez jamais monter plus haut, ni vous souiller davantage.
 
Je vous prie enfin de réfléchir que vous ne pouvez en même temps aimer votre femme et l'estimer comme vous me le dkes, et la déshonorer.
 
Je finis avec l'espoir que j'aurai produit quelque impres­sion sur votre âme par l'expression dure mais sincère et af­fectueuse de mes sentimens ; si vous n'y croyez pas aujour­d'hui, je m'assure que le jour viendra où vous y ajouterez Une foi pleine et entière; mais il sera trop tard.
 
Tout à vous.
 
Victor Alfieri.
 
Mon très-honoro oncle,
 
J'eus l'honneur de me recommander à votre souvenir, à l'époque où je quittai l'Italie; je ne sais si ma lettre vous sera parvenue. Je reviens dans ma patrie, et le premier be­soin de mon cœur est de renouveler cet acte de considéra­tion qui m'est commande par l'estime, et permettez-moi d'ajouter, par le respectueux attachement dont je fais pro­fession pour votre personne.
 
Je reviens en Italie avec l'obligation rigoureuse de con­vaincre le gouvernement français ( ou pour mieux dire, mes amis Moreau, Desolles, Bonaparte, Grouchy, Grenier ), de
 
472 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/484]]==
d'alfieri.
 
profondément, et j'éprouvai ce jour-là ce que ja­mais je n'avais senti, je ne sais quel désir de lui offrir mes services, le voyant si délaissé et en­touré de si pauvres têtes. Et je me serais offert, si j'avais cru pouvoir lui être utile ; mais que pou­vaient mes faibles talens dans des affaires de cette nature? En tout cas, il était trop tard. Il passa en Sardaigne ; puis les affaires ayant un peu changé de face, il quitta la Sardaigne et revint à
 
toute ma reconnaissance pour les preuves positives, réité­rées, persévérantes, du vif intérêt qu'ils veulent bien me té­moigner. Je ferai donc encore la guerre, l'amitié et la re­connaissance m'en imposent le devoir... Qui sait? peut-être est-ce un nouveau masque sous lequel se cache l'ambition. Je ne resterai plus en Piémont; si le roi de Sardaigne y rentre, je ne puis Récemment y rester. Si le Piémont s'orga­nise en démocratie, j'y suis trop aimé de mes concitoyens, pour pouvoir y demeurer sans m'exposer au danger d'y pro­voquer la jalousie des faibles magistrats de la république naissante. Je ne sais encore où j'irai me fixer, peut-être en France; mais je ne me décide pas encore. Je vais à Milan, où je compte rester quinze jours. Si l'armistice se prolonge, j'irai ensuite à Paris; mais auparavant, si vous me le per­mettez, j'aurai l'honneur de vous offrir en personne l'assu­rance des sentimens respectueux avec lesquels je me fais gloire d'être, mon très-honoré oncle, votre très-dévoué, très-obligé, et très-affectionné neveu.
 
Bologne, le 31 octobre 1800.
 
'''VIE D'ALFIEHI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/485]]==
473'''
 
Florence, où il resta plusieurs mois au ''Puits impé­rial, ''pendant que les Autrichiens occupaient la Toscane au 'nom du grand-duc. Mais alors, mal conseillé, comme toujours, il ne fit rien de ce qu'il devait et pouvait faire dans son intérêt, et pour celui du Piémont. Les choses se brouillèrent de nouveau, et cette fois, il se vit entièrement sub­mergé. J'allai encore lui présenter mes hommages à son retour de Sardaigne, et l'ayant trouvé plus confiant dans l'avenir, j'éprouvai beaucoup moins de regret à ne pouvoir lui être utile en rien.
 
Ces victoires des défenseurs de l'ordre et de la propriété m'avaient à peine remis un peu de baume dans le sang, qu'il me fallut supporter une con­trariété extrêmement vive, mais à laquelle je devais m'attendre. Il me tomba dans les mains un cata­logue de Molini, libraire italien établi à Paris, où cet homme disait qu'il avait entrepris une édition de toutes mes œuvres ''philosophiques ''(c'est le mot du catalogue), tant en prose qu'en vers. 11 en donnait la liste et tous mes ouvrages imprimés à Kehl, comme je l'ai dit, et que je n'avais jamais publiés, s'y trouvaient ''in extenso. ''Ce fut un coup de foudre, et j'en restai accablé pendant plusieurs jours, non que je me fusse flatté de l'espoir que les caisses qui contenaient toute l'édition de ces quatre ouvrages, les Poésies Diverses, l'Etrurie, la Tyrannie, et le Prince, pourraient échapper à ceux qui avaient fait main basse sur mes livres et sur tout ce que j'avais laissé à Paris ; mais il s'était passé tant d'années qu'il pouvait bien s'en passer d'autres.
 
'''40.'''
 
'''474
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/486]]==
VIE D'ALFIERI.'''
 
En 1793, à Florence, quand j'avais vu mes livres perdus sans retour, j'avais fait insérer dans toutes les gazettes d'Italie un avis où je disais que mes livres ayant été pris, confisqués et vendus ainsi que mes papiers, je déclarais dès-lors ne reconnaî­tre comme miens que les ouvrages déjà publiés par moi et en mon nom ; les autres, je ne pouvais les avouer, les regardant comme altérés ou suppo­sés, ou tout au moins surpris. Lors donc qu'en 1799 je tombai sur ce prospectus de Molini, qui annon­çait pour l'année suivante la réimpression des ou­vrages dont je viens de parler, le meilleur moyen de me laver aux yeux des gens de bien, c'eût été défaire une réponse à ce prospectus, où j'aurais confessé que ces livres m'appartenaient, raconté en détail comment ils m'avaient été dérobés, et pu­blié, comme dernière apologie de mes sentimenset de ma façon de penser, le Misogallo, qui certes était plus que suffisant pour me justifier. Mais alors je n'étais, pas libre et je ne le suis pas encore, car j'habite l'Italie, car j'aime et je crains pour autrui plus que pour moi ; je ne fis donc pas ce que j'au­rais dû faire en d'autres circonstances, afin de me dégager une fois pour toutes de la tourbe infâme des esclaves du moment, qui, ne pouvant se blan­chir eux-mêmes, se complaisent à noircir les autres, en feignant de les croire leurs pareils et de les en­rôler. J'ai parlé de liberté, c'en est assez pour qu'ils veuillent m'associer à eux ; mais je compte sur le Misogallo pour achever de rompre cette impure al­liance, même aux yeux des méchans et des sots, les
 
vie d'alfieri. 475
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/487]]==
 
seuls qui puissent me confondre avec ces gens-là. Malheureusement ces deux catégories forment les deux tiers et demi du monde. Ne pouvant donc faire ce que j'aurais dû, ce que j'aurais su, je me bornai à ce peu que je pouvais. Ce fut d'insérer une se­conde fois dans toutes les gazettes d'Italie mon avis de 1793; seulement j'y ajoutai un ''post-scriptum ''où il était dit que, sur la nouvelle qu'il se publiait à Paris, sous mon nom, des ouvrages en prose et en vers, je renouvelais la protestation que j'avais faite six années auparavant.
 
Pour ce qui est ensuite des six ballots que j'avais laissés à Paris, et qui renfermaient plus de cinq cents exemplaires de chacun des quatre ouvrages ci-dessus indiqués, c'est-à-dire mes Poésie Di­verses, l'Etrurie, la Tyrannie et le Prince, je ne saurais conjecturer ce qu'ils sont devenus. Si on les eût trouvés et ouverts, les ouvrages qu'ils con­tenaient auraient été mis en circulation , on les au­rait vendus, au lieu de les réimprimer. L'édition, le papier, les caractères en étaient superbes, et le texte très-pur. S'ils n'ont paru nulle part, c'est qu'ils demeurent entassés dans un de ces sépulcres de livres où tant de marchandises, perdues sans voir le jour, restent à pourrir dans Paris, et n'auront point été ouverts, parce que j'avais fait écrire sur les ballots : Tragédies italiennes. Quoiqu'il en soit, il en est résulté pour moi le double malheur de perdre mon argent et mes peines avec cette édi­tion qui était mon bien, et de m'exposer, je ne dirai pas à l'infamie, mais au reproche de faire chorus
 
47G
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/488]]==
VIE U'ALFIERI.
 
avec des bandits, en laissant publier mes ouvrages par des presses étrangères.
 
CHAPITRE XXIX.
 
Seconde invasion. — Ennuyeuse insistance du général littéra­teur. — Paix telle quelle, qui adoucit un peu mes misères. — Six comédies conçues à la fois.
 
Uniquement occupé du soin d'assembler et de revoir mes quatre traductions du grec, je traînais le temps, sans autre souci que de poursuivre avec ardeur des études commencées trop tard. Le mois d'octobre arriva, et le 15, voici qu'au moment où on s'y attendait le moins, pendant la trêve conclue avec l'empereur, les Français se jettent de nouveau sur la Toscane qu'ils savaient occupée au nom du grand-duc, avec lequel ils n'étaient point en guerre. Je n'eus pas le temps, comme la première fois, de me retirer â la campagne, et il me fallut les voir et les entendre, jamais ailleurs toutefois que dans la rue, voilà qui va sans dire. Du reste, le plus grand ennui et le plus oppressif, la corvée de loger le soldat, la commune de Florence eut l'heureuse idée de m'en exempter en qualité d'étranger, et comme ayant une maison étroite et trop petite. Délivré de cette crainte, pour moi la plus cruelle et celle qui me donnait le plus de souci, je me résignai pour le surplus à ce qui pouvait arriver. Je m'enfermai, pour ainsi dire, dans ma maison, et à l'exception de deux heures de promonade, que je faisais chaque matin
 
vie d'alfiehi. W7
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/489]]==
 
pour ma santé, et dans les lieux les plus écartés, je ne me laissais voir à personne, et m'absorbais dans le travail le plus obstiné.
 
Mais si je fuyais les Français, les Français ne voulaient pas me fuir, et pour mon malheur, celui de leurs généraux qui commandait à Florence, tran­chant du littérateur, voulut faire connaissance avec moi, et très-honnêtement il se présenta deux fois à ma porte, toujours sans me trouver, car je m'étais arrangé de manière à ce que jamais on ne me trou­vât. Je ne voulus pas même lui rendre politesse pour politesse, et lui renvoyer ma carte. Quelques jours après il me fit demander de vive voix, par un message, à quelle heure je pouvais être chez moi. Quand je vis qu'il s'obstinait, ne voulant pas con­fier à un domestique de place une réponse verbale qui aurait pu être changée ou altérée, j'écrivis sur une petite feuille de papier : « Victor Àlfieri, pour » éviter tout malentendu dans la réponse qu'il fait » rendre à M. le général, la remet par écrit à son «domestique. Si M. le général, en sa qualité de » commandant de Florence, lui fait signifier l'ordre » de l'attendre chez lui, Alfieri, qui ne résiste pas à » la force qui commande, quelle qu'elle soit, se con-» stituera immédiatement en tel état que de raison ; »mais si M. le général ne veut que satisfaire une cu-» riosité personnelle, Victor Alfieri, naturellement » très-sauvage,ne désire plus faire connaissance avec » personne, et le prie, en conséquence, de l'en dis-» penser.» Le général me répondit directement deux mots pour me dire que mes ouvrages lui avaient in-
 
478 vie d'alfikri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/490]]==
 
spire le désir de me connaître ; mais que désormais, averti de mon humeur sauvage, il ne me chercherait plus. Il tint parole ; et voilà comment j'échappai à un ennui pour moi plus pénible et plus triste que tout autre supplice que l'on eût voulu me faire subir.
 
Cependant le Piémont, autrefois ma patrie, déjà francisé à sa manière et voulant singer ses maî­tres en tout, changea son académie des sciences, ci-devant royale, en un institut national, sur le modèle de celui de Paris, où se trouvaient réunis les belles-lettres et les beaux-arts. Il plut à ces messieurs (je ne saurais les nommer, car mon ami Caluso s'était démis de sa place de secré­taire de l'académie), il leur plut, dis-je, de m'élire membre de cet institut et de me l'apprendre di­rectement par une lettre. Prévenu d'avance par l'abbé, je leur renvoyai la lettre sans l'ouvrir, et je chargeai mon ami de leur dire de vive voix, que je n'acceptais point ce titre d'associé, que je ne vou­lais être d'aucune association, et moins que de toute autre, d'une académie qui récemment avait exclu avec tant d'insolence et d'acharnement trois per­sonnages aussi respectables que le cardinal Gerdil, e comte Balbo, le chevalier Morozzo ( comme on peut le voir dans les lettres que je cite en note)^ sans en apporter un autre motif, sinon qu'ils étaient trop royalistes1.
 
* Mon très-cher ami, J'ai reçu par M. d'Albarey vos deux lettres dont la dernière,
 
'''VIE D'ALFIEBI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/491]]==
479'''
 
Je n'ai jamais été, je ne suis pas royaliste ; mais ce n'est pas une raison pour que j'aille me mêler à cette clique. Ma république n'est pas la leur; je fais et ferai toujours profession d'être en tout ce
 
en date du 25 février, m'a vivement affecté, par la nouvelle que vous m'y donnez que j'ai été nommé je ne sais par qui, membre de cette société littéraire. Véritablement je m'étais flatté que votre amitié pour moi et l'intime connaissance que vous avez de mon caractère indépendant, sauvage, orgueil­leux et entier, vous auraient porté à détourner de moi cette nomination, ce qui d'abord eût été bien facile, si vous eus­siez prié ceux qui l'ont faite de la suspendre pour vous lais­ser le temps de me prévenir; ou bien si, avec cette franchise et cette liberté qu'on peut toujours employer quand on parle pour les autres, vous eussiez présenté ma manière invariable de penser et de sentir, comme faite pour éloigner a jamais de moi l'idée d'une telle association. Mais enfin, puisque d'a­bord vous ne l'avez point fait, je vous prie très-instamment de le faire aujourd'hui et de me tirer de là, coûte que coûte. Vous le pouvez mieux que moi avec la douceur de votre ca­ractère d'or. Ainsi restons-en là. Je n'ai encore reçu aucune lettre d'avis, et dans le cas où j'en recevrais une, je ferai comme si je ne l'avais point reçue, jusqu'à ce que vous ayez eu le temps de me répondre et de m'annoncer que je suis hors d'alTairo. C'est, ce qu'il vous sera aisé de faire; car je consens volontiers à.ce que ceux qui m'ont présenté et ceux qui m'ont nommé sauvent leur dignité en rétractant leurs suffrages, et usent pour me ''dénommer, ''si j'ose ainsi parler, des pleins pouvoirs qu'ils se sont arrogés pour m'adjoindre à leur compagnie. Ils diront, s'ils le veulent, qu'il y a eu mal­entendu, et qu'après mûres réflexions, ils ne me trouvent plus digne. Je n'apporte aucune espèce d'amour-propre à ce refus; mais, je mets une très-haute importance à ne figurer
 
480 vie b'alfierî.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/492]]==
 
qu'ils ne sont pas.. Furieux de l'affront quô je re­cevais, je manquai à ma parole pour rimer quatorze vers sur ce sujet, et je les envoyai à mon ami ; mais je n'en gardai point copie, et ni ceux-ci, ni d'au-
 
en aucune façon sur leur liste, et si déjà ils m'y ont inscrit, à m'en voir absolument effacé. Vous savez que je ne cours guère après les honneurs, véritables ou faux; mais je ne veux pas non plus que l'on m'expose à rougir, et il y aurait pour moi une très-grande honte, non pas à me trouver en compa­gnie de tant de personnages considérables qne vous avez parmi vous, mais à m'y placer dans de telles circonstances et de telle manière. Enfin je ne consentirai jamais à me laisser in­troduire dans une société littéraire dont on a exclu des hommes tels que le comte Balbo et le cardinal Gerdil. Il y a mille autres raisons, et des plus fortes, que je pourrais alléguer, vous les connaissez, vous les sentez comme moi, et il est inutile de vous les écrire. Mais je pourrais par la suite me voir forcé de les mettre dans tout leur jour et de les rendre publiques, si vous ne m'obteniez pas ce que je désire. Si donc vous me ti­rez de l'embarras où je suis, et si vous arrivez à temps pour m'épargner la lettre d'avis, tout sera pour le mieux. Si je la reçois et qu'il me faille en accuser réception par une réponse directe, il me sera très-pénible de ne pouvoir en sortir sans recourir à des paroles et à des procédés aussi désobligeans qu'inutiles, si la chose a pu se faire à moins. Je passe à autre chose, et me dis, etc.
 
Florence, le 6 mars 1801.
 
Réponse de l'abbé. Mon très-cher ami, Je me doutais bien que vous n'apprendriez pas avec beau-
 
vie d'alfieki. 481
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/493]]==
 
très que l'indignation ou toute autre passion arracha de ma plume, ne figureront plus désormais parmi mes poésies déjà trop nombreuses. • Je n'avais pas eu la même force, au mois de sep-
 
coup de plaisir votre nomination à cette académie; mais je n'aurais pas cru qu'elle vous eût si Tort affecté, et dans tous les cas, il n'eût pas été convenable que quand on vous a proposé dans l'assemblée, où plus de la moitié des académiciens étaient nouveaux, et où beaucoup n'avaient aucune part à mon inti­mité, je vinsse, sans y être expressément autorisé par vous, me faire l'interprète de vos intentions, et les prier de suspen­dre leur vote et de ne pas faire pour vous ce que l'on faisait pour les autres; mais il n'y a plus là aucun embarras pour vous, et déjà je vous en ai dégagé. Dès que votre lettre m'est arrivée, je suis allé en parler à celui de nos présidens et au secrétaire qui devaient vous écrire, pour voir s'il était encore temps d'arrêter la lettre; mais comme elle était partie, je suis convenu avec eux, et ensuite avec l'autre président, le secrétaire et les académiciens de la classe des belles-lettres, qui s'est réunie hier soir, que l'académie se regardait comme remerciée par vous, sans qu'il soit nécessaire que vous lui répondiez. J'ai dit que vous m'aviez chargé de vous excuser auprès d'elle et de la remercier, et que vous désiriez que mon intervention vous dispensât d'écrire. C'est chose faite, et vous ne serez point porté sur la liste des académiciens qui s'im­prime. Sur ce, je vous embrasse de tout mon cœur.
 
Turin, le 38 mars 1801.
 
réponse d'Alfiem.
 
Mon très-cher ami,
 
Votre dernière lettre, qui m'annonce que je suis délivré de
 
41
 
482 vie d'alfiebi.
 
tembre
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/494]]==
de l'année précédente, pour résister à une nouvelle impulsion, ou, pour mieux dire, à une impulsion renouvelée de ma nature, impulsion toute-puissante cette fois, qui m'agita pendant plu­sieurs jours, et à laquelle il fallut bien me rendre, ne pouvant la surmonter. Je conçus et jetai sur le papier le plan de six comédies à la fois. J'avais toujours eu le dessein de m'essayer dans ce der­nier genre; j'avais même résolu de faire douze pièces; mais les contre-temps, les tourmens d'es­prit, et plus que tout le reste, l'étude desséchante et assidue d'une langue aussi immensément vaste que
 
cette académie, m'a causé une vive joie. Ce n'est que la semaine dernière que j'ai reçu (ou pour mieux dire que j'ai eu, puisque je ne la reçois point ) la lettre académique. La voici intacte, et je vous la renvoie avec prière instante de la remettre à ce­lui qui me l'a écrite. Il faut, pour mon entière purilication dans cette affaire, que cette lettre remonte à sa source avec son respectable cachet. Pour y répondre, si je l'eusse voulu, je n'avais qu'à écrire en grec autour du cachet, et sans le bri­ser, ces quatre mots laconiques : ''Qtfai-je de commun avec des esclaves? ''Mais ne voulant ni vous compromettre, ni m'em-p.ortersans nécessité, il me suffit quela lettre soit rendue intacte, pour que l'on sache bien que je l'ai regardée comme ne m'étant pas adressée. Je dois aussi vous dire sans détour que je ne veux à aucun prix de ce titre ''crotté ''de ''citoyen, ''non que je veuille être appelé ''comte; ''mais je suis Victor Alfieri, libre depuis une foule d'années, et non pas affranchi. Vous me direz que c'est là le style convenu dont on se sert main­tenant où vous êtes ; mais je vous répondrai que ces messieurs pouvaient se dispenser de s'occuper de moi et de me nommer
 
'''vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/495]]==
d'alfieri. '''483
 
le grec, avaient, en me déroutant, épuisé mon cer­veau ; et persuadé que désormais il me serait im­possible de rien concevoir, je n'y pensais même plus. Mais je ne saurais dire comment il se fit que, dans le. plus triste moment de la servitude, et quand les circonstances ne me laissaient guère l'espoir d'en sortir, et que d'ailleurs je n'avais plus ni le temps, ni les moyens de réaliser mes desseins, mon esprit se releva tout-à-coup et je sentis se ral­lumer en moi les étincelles créatrices. Mes quatre premières comédies, qui, à vrai dire, n'en forment qu'une divisée en quatre, parce qu'elles tendent
 
en bien ou en mal. S'ils voulaient le faire, ils devaient me connaître et ne pas me souiller de ce titre stupide autant qu'il est vil et arrogant. S'il est vrai qu'il n'y ait point de ''comte ''sans ''comtés, ''il l'est plus encore qu'il n'y a point de ''citoyens ''sans ''cité. ''Mais assez sur ce'point, je n'en finirais pas, et je débite des choses connues ''lippis et tonsoribus. ''Si vous ne croyez pas pouvoir vous charger décemment de rendre cette lettre, faites-moi le plaisir de la garder jusqu'à ce que j'aie trouvé quelqu'un qui s'en charge. Seulement écrivez-moi que vous l'avez reçue intacte, telle que je vous la renvoie par mon trôs-cber neveu. La comtesse vous répondra elle-même au sujet de ses livres, moi, je quitte la plume pour ne pas vous fatiguer de mes folies. Mais sachez que ma bile s'échauffe de plus en plus, et si je n'avais pas cinquante-deux ans, assuré­ment elle déborderait. Inutilement, direz-vous, mais peut-on dire inutile la parole qui dure des siècles et qui a pour fondement la justice et la vérité? Tout à vous.
 
Florence, le 28 mars 1801.
 
484 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/496]]==
d'alfieri.
 
au même but, mais par des voies différentes, na­quirent ensemble dans l'une de mes promenades, et en rentrant j'en écrivis le canevas, selon mon habitude. Le lendemain, en y rêvant, je voulus voir si je saurais en faire dans un autre genre, quand je n'en ferais qu'une pour essayer, et j'en imaginai deux autres, la première d'un genre en­core nouveau en Italie, mais qui n'avait rien de commun avec les quatre premières, et la sixième, une vraie comédie italienne, empruntée aux mœurs de l'Italie de nos jours : je ne voulais pas que l'on m'accusât de ne savoir point les décrire. Mais pré­cisément parce que les mœurs changent, pour écrire des comédies qui restent, il faut s'attacher à corri­ger l'homme en se moquant de lui, mais pas plus l'homme d'Italie que celui de France ou de Perse, pas plus l'homme du quinzième siècle que celui du dix-neuvième ou de l'an 2000, si le poète ne veut que sa renommée et le sel de ses comédies ne pas­sent avec les hommes et les mœurs qu'il aura tenté de peindre. Ainsi donc voilà six comédies où je crois avoir donné ou essayé de donner l'exemple de trois genres différens. Les quatre premières sont applicables à tous les temps, à tous les lieux, à toutes les mœurs; la cinquième est fantastique, poétique, et se renferme dans des limites moins ri­goureuses ; la sixième est dans le goût moderne de toutes les comédies que l'on fait aujourd'hui. De celles-ci, on pourrait en faire à la douzaine ; il ne faut pour cela que tremper son pinceau dans la boue que l'on a journellement sous les yeux. Mais
 
VIE D'ALFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/497]]==
485
 
rien n'est plus trivial ; il y a d'ailleurs, ce me sem­ble, peu de plaisir à en retirer, et pas le moindre fruit. Notre siècle peu fertile en inventions a voulu faire sortir la tragédie de la comédie, en créant le drame bourgeois, que l'on pourrait appeler ''l'épo­pée des grenouilles ; ''moi qui ne sais me plier qu'à la vérité, il m'a paru plus vraisemblable de tirer la comédie de la tragédie. Je le trouve à la fois plus divertissant, plus utile et plus vrai. Il n'est pas rare de voir les grands et les puissans prêter au ridicule ; mais des banquiers, des avocats et autres personnages de la classe moyenne, qui nous for­cent à les admirer, c'est ce que l'on ne voit point ; le cothurne ne va point aux pieds qui marchent dans la boue. Enfin j'ai tenté l'épreuve ; le temps et ma conscience, quand je reverrai ces essais, dé­cideront si je dois les garder ou les jeter au feu.
 
CHAPITRE XXX.
 
Je développe m'es comédies en prose, un an après en avoi r fait le plan. — Je laisse passer une autre année avant de les mettre en vers. — Ce double travail altère profondé­ment ma santé. —Je revois l'abbé de Caluso à Florence.
 
J'atteignis enfin le terme de cette éternelle année isoo. 1800, dont la seconde moitié avait été si terrible et si funeste à tous les gens de bien. Dans les pre­miers mois de l'année suivante, les alliés n'ayant fait que des sottises, il fallut subir cette horrible
 
41.
 
486 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/498]]==
d'alfieri.
 
paix (quelle paix!), qui dure encore, et qui tient toute l'Europe sous les armes, dans la crainte de la servitude.
 
Mais désormais devenu presque insensible pour avoir trop vivement senti les calamités publiques de l'Italie, je n'avais plus un autre désir que de mettre fin à ma carrière littéraire, déjà trop longue et stérilement féconde. C'est pourquoi, au mois de juillet de cette année, j'essayai avec ardeur mes dernières forces, en développant mes six comédies. Je les avais créées d'un même souffle, je voulus les développer ensemble et sans relâche. Chacune ne me prit tout au plus que six jours ; mais mon ima­gination s'échauffa si bien, et elle communiqua aux fibres de mon cerveau une tension si forte, qu'il me fut impossible d'achever la cinquième pièce. Je tombai gravement malade d'une inflammation à la tête, sans compter la goutte, qui se fixa dans la poitrine et finit par me faire cracher le sang. Il fallut donc quitter ce cher travail et songer à me guérir. Le mal fut violent, mais il dura peu ; ce qui dura, ce fut ma convalescence, la maladie m'ayant laissé très-faible. Pour me remettre à ma cinquième comédie et écrire toute la sixième, je me vis forcé d'attendre jusqu'à la fin de septembre ; mais, dans les premiers jours d'octobre, toutes étaient développées, et je me sentis soulagé du poids énorme qu'elles faisaient peser sur ma tête depuis des années.
 
A la fin de cette année, je reçus de Turin une triste nouvelle ,q celle de la mort de mon unique
 
'''VIE D'ALFIERI. . 187'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/499]]==
 
neveu, le fils de ma sœur, le comte de Cumiana, à peine âgé de trente ans. Une maladie l'emporta au bout de trois jours. Il n'avait pas été inarié, et ne laissait point d'enfans. Ce malheur m'affligea beau­coup, quoique je l'eusse à peine vu dans son ado­lescence; mais je partageai la douleur de sa mère, (son père était mort deux ans auparavant). Je dois confesser aussi qu'il m'en coûtait de voir toute ma fortune passer en des mains étrangères. Ma sœur n'a plus pour héritier d'elle et de son mari que les trois filles qui lui restent, toutes trois mariées, l'une, comme je l'ai dit, avec Colli, d'Alexandrie, l'autre avec un Ferrari, de Gênes, la troisième avec le comte de Callano, d'Aoste. Cette petite vanité à la­quelle on peut imposer silence, mais qu'on ne dé­racine jamais du cœur d'un homme bien né, et qui lui fait désirer la perpétuité de son nom, ou du moins celle de sa famille, n'avait jamais pu sortir de chez moi, et je m'en affligeai plus que je ne l'aurais cru ; tant il est vrai, que pour se bien con­naître soi-même, il faut l'expérience de la vie ; il faut s'être trouvé dans ces tristes situations, pour pouvoir dire ce que l'on est. Cette mort de mon neveu, qui me laissait sans héritier mâle, me fit prendre plus tard, à l'amiable, dé nouveaux arran-gemens avec ma sœur pour assurer le paiement de ma pension en Piémont. Je ne veux point, si je dois mourir le dernier, ce que je ne crois guère, me voir à la merci de mes nièces ou de leurs ma­ris, que je ne connais pas. En attendant, cette paix exécrable n'avait pas
 
'''488
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/500]]==
VIE DALFIERl.'''
 
laissé de ramener une sorte de tranquillité en Ita­lie, et le despotisme français ayant aboli le papier-monnaie tant à Rome que dans le Piémont, reve­nant, mon amie et moi, du papier à l'or, que nous tirions, elle de Rome, moi du Piémont, nous nous vîmes en un instant à peu près hors de l'embarras que nous avions éprouvé dans nos intérêts depuis cinq années, chaque jour prenant quelque chose sur ce qui nous restait. Aussi, vers la fin de 1801, nous rachetâmes des chevaux, mais quatre seule­ment, dont un de selle pour moi. Depuis Paris, je n'avais pas eu de cheval, et pas d'autre équipage qu'une méchante voiture de louage. Mais les an­nées, les malheurs publics, tant d'exemples d'un sort pire que le nôtre, m'avaient rendu discret et modéré. Ainsi ces quatre chevaux étaient alors du luxe pour quelqu'un qui, pendant bien des années, s'était à peine contenté de dix et de quinze.
 
Du reste passablement rassasié et désabusé des choses du monde, sobre dans mon régime, tou­jours vêtu de noir, ne dépensant qu'en livres', je me trouve fort riche, et je me fais gloire de mourir d'une bonne moitié plus pauvre que je ne suis né. Aussi ne pris-je pas garde à l'offre que mon neveu C... me fit faire par ma sœur de s'employer à Pa­ris , où il allait se fixer, pour me faire rendre ce que l'on m'avait confisqué en France, mes reve­nus, mes livres et le reste. Je ne redemande jamais rien aux gens qui m'ont volé, et d'une tyrannie ri­dicule où justice rendue passe pour faveur, je ne veux ni l'une ni l'autre. C... n'a pas même eu de
 
vie d'àlfiëri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/501]]==
489
 
moi une réponse sur ce point, comme aussi je n'a­vais rien répondu à sa seconde lettre, où il fait semblant de n'avoir point reçu la mienne. Et en effet, puisqu'il était décidé à rester général fran­çais, il devait feindre de n'avoir point reçu la seule réponse que je lui eusse faite ; et de mon côté, dé­cidé à rester libre et à garder entière ma dignité d'Italien, je devais aussi désormais éviter de pa­raître avoir reçu ses lettres et ses offres, de quelque moyen qu'il usât pour me les adresser.
 
Pendant l'été de 1802 (car je suis comme les ci- 1802. gales, et c'est l'été que je chante), je m'appliquai tout-à-coup à versifier mes comédies développées, et avec la même ardeur, la même fureur que j'avais apportée à les concevoir et à les développer. Cette même année, je ressentis encore, mais d'une autre manière, les funestes effets d'un travail excessif. On n'a point oublié que, pour toutes ces composi­tions, je prenais sur mes heures de promenade et sur d'autres, mais qu'à aucun prix je ne voulais toucher aux trois heures que chaque matin je con­sacrais à l'étude; aussi cette année, après avoir ' mis en vers deux comédies et demie, les chaleurs du mois d'août me rendirent mon inflammation à la tête, et tout mon corps se trouva couvert d'un déluge de furoncles. Je m'en serais moqué, si l'un d'eux, le roi de tous, ne fût venu se loger dans mon pied gauche, entre la cheville externe et le tendon, et ne m'eût retenu au lit pendant plus de quinze jours, avec des douleurs spasmodiques et un éry-sipèle qui me causa les souffrances les plus atroces
 
490 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/502]]==
d'alfieri.
 
que j'eusse éprouvées de ma vie. Il fallut cette fois encore laisser là les comédies et rester au lit à souffrir, et à souffrir doublement ; car ce fut juste au mois de septembre que ce cher abbé de Caluso, qui depuis plusieurs années nous promettait une visite en Toscane, arriva à Florence, où il ne pou­vait rester qu'un mois tout au plus. Il venait re­prendre son frère aîné, qui depuis deux ans s'était retiré à Pise, pour échapper à l'esclavage du Pié­mont francisé. Cette année même, une loi émanée de cette soi-disant liberté enjoignait à tous les Pié-montais de rentrer dans leur cage, à tel jour du mois de septembre, s'ils ne voulaient voir, selon l'usage, leurs biens confisqués et eux-mêmes bannis des bienheureux états de cette incroyable républi­que. J'éprouvai donc une grande douceur à revoir ce bon abbé de retour à Florence, où la fatalité voulait qu'il me trouvât au lit, comme il m'y avait laissé, en Alsace, quinze ans auparavant, la dernière fois que nous nous étions vus ; mais cette joie était mêlée d'une cruelle amertume, empêché comme je l'étais, et ne pouvant ni me lever, ni bouger, ni m'occuper de rien. Je lui fis lire cependant mes traductions du grec, les Satires, le Térence, le Vir­gile, en un mot tout ce que j'avais en portefeuille, à l'exception des comédies, dont je n'ai encore rien lu à âme qui vive, pas même le titre, tant que je ne les vois pas arrivées à bon terme. Mon ami parut généralement satisfait de mes travaux ; il me donna de vive voix, et même par écrit, de fraternels et lumineux avis sur mes traductions du grec. J'en
 
vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/503]]==
d'alfieri. 491
 
ai fait mon profit, et j'espère bien en profiter en­core, quand je mettrai la dernière main à ces ou­vrages. Mais au bout de vingt-sept jours, mon ami disparut comme un éclair à mes yeux ; son départ me laissa dans une profonde tristesse, et j'ignore comment je l'eusse supportée, si mon incomparable compagne n'eût été là pour me consoler de toutes les privations. Je guéris au mois d'octobre, et re­tournai aussitôt à mes comédies, que je terminai avant le 8 décembre. Il ne me reste plus qu'à les laisser mûrir et à les revoir.
 
CHAPITRE XXXI.
 
Mon intention sur toute cette partie de mes œuvres inédites. — Las, épuisé, je renonce à toute entreprise nouvelle. — Plus propre désormais à défaire qu'à faire, je sors volontai­rement de la quatrième époque de ma vie, et à l'âge de cinquante-cinq ans et demi, je me constitue vieux, après vingt-huit ans passés presque tout entiers à inventer, à vé­rifier, à traduire, a étudier. — Vain, comme un écolier, d'avoir à peu près surmonté la difficulté du .grec, je crée un ordre nouveau, et je m'arme chevalier d'Homère, de ma propre main.
 
Je suis arrivé, si je ne me trompe, au terme 1803. de ces longs et ennuyeux bavardages. Mais que j'aie bien ou mal accompli toutes les choses" dont il a été parlé ci dessus, j'avais besoin de les dire; si l'on trouve que j'aie passé les bornes en racon­tant, la cause en est dans l'excessive fécondité de ma plume. Maintenant les deux maladies que j'ai
 
492
 
'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/504]]==
VIE D'ALFIERI.'''
 
essuyées, ces deux derniers étés, m'avertissent qu'il est temps que je cesse d'écrire et de raconter. Je ferme donc ici la quatrième époque de ma vie, bien convaincu que je n'ai plus la volonté, et que si je l'avais, je n'aurais plus la force de rien com­poser. Mon dessein est de continuer à revoir mes productions originales et mes traductions, pendant les cinq ans et quelques mois qu'il me reste encore à vivre pour atteindre la soixantaine, si Dieu per­met que j'y arrive. A cet âge, si je vais plus loin, je me propose, et je me commande à moi-même de ne plus rien faire, que continuer (cela je le ferai tant que j'aurai un souffle de vie) les études que j'ai entreprises, et si alors il m'arrive de toucher à mes écrits, ce sera uniquement pour changer ou refaire, (sous le rapport du style) jamais pour y ajouter la moindre chose. La seule que je veuille faire, après soixante ans, c'est de traduire le livre d'or où Cicéron a traité de la vieillesse. L'œuvre sera conforme à mon âge, et je le dédierai à mon inséparable compagne, celle avec qui j'ai partagé, depuis plus de vingt-cinq ans, avec qui je parta­gerai de plus en plus tous les biens et tous les maux de cette vie.
 
Pour ce qui est ensuite de l'impression de toutes les choses tque je me trouve et me trouverai avoir faites à soixante ans, je ne crois pas que désormais j'y songe. La peine en est trop grande, et d'ail­leurs condamné à vivre sous un gouvernement qui n'est pas libre, il faudrait me résigner à la cen­sure, et jamais le pourrai-je ? Je laisserai donc en
 
'''VIE D'ALFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/505]]==
493'''
 
manuscrits, mais aussi purs et aussi corrects que j'aurai pu le faire, les ouvrages que je veux lais­ser après moi, et que je croirai dignes de voir le jour. Je brûlerai les autres; comme aussi, pour ces mémoires que j'écris, si je ne puis les corriger à mon gré, il faudra bien que je les brûle. Mais pour terminer gaiement ces sérieuses bagatelles, et mon­trer comment déjà j'ai fait le premier pas dans la cinquième époque de ma vie, celle de la seconde enfance, je veux divertir le lecteur en lui confiant ma dernière faiblesse de la présente année 1803. Depuis le moment où j'ai fini de mettre en vers mes comédies, et où j'ai pu les croire achevées et point trop indignes de vivre, il m'a paru de plus en plus que j'étais appelé à jouer un certain per­sonnage dans la postérité. Ensuite depuis qu'à force de persévérance dans l'étude du grec, je me suis vu ou ai cru me voir capable d'entendre à livre ouvert Pindare,les Tragiques, surtout le divin Ho­mère, capable même de les traduire littéralement en latin, et dans un italien passable, je me suis senti orgueilleux d'une telle victoire, remportée de quarante-sept à cinquante-quatre ans. L'idée alors m'est venue que toute peine méritant sa récompense, je devais m'en accorder une, et me la faire belle, ho­norifique et non lucrative. J'inventai donc un col­lier où seraient gravés les noms de vingt poètes, anciens et modernes, et auquel serait suspendu un camée avec le portrait d'Homère, et portant au re­vers (riez, lecteurs) un distique grec de ma façon,
 
que je donne ici dans une dernière note, traduit
 
'''42'''
 
'''494 VIE D'ALFIERI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/506]]==
 
en un distique italien '. Je les ai montrés l'un et l'autre à mon ami, l'abbé de Caluso; le grec pour m'assurer qu'il n'y avait ni barbarisme, ni sollé-eisme, ni faute de quantité; l'italien, pour lui don­ner à juger si j'avais assez modéré en le traduisant l'impertinence un peu trop forte de l'original. Dans une langue généralement peu comprise, l'au­teur peut, on le sait, parler de lui-même avec plus de liberté que dans un idiome vulgaire ; mon ami ayant approuvé les deux versions, je les enregistre ici, de peur qu'elles ne s'égarent.
 
Quant au collier lui-même, je le ferai exécuter au premier jour, et le plus richement qu'il me sera possible ; je ne veux y épargner ni l'or, ni les joyaux, ni les pierres dures. Alors je me parerai de ce nouvel ordre, qui sera du moins mon œuvre, que je l'aie ou non mérité. S'il ne m'appartient pas l'impartiale postérité saura bien, un jour, le confé­rer à quelque autre qu'elle aura trouvé plus digne. A revoir, cher Lecteur, si toutefois nous de­vons nous revoir, lorsque, vieux radoteur, je dérai­sonnerai mieux encore que je ne l'ai fait dans ce dernier chapitre de ma virilité expirante. Florence, le 14 mai 1803.
 
Victor Alfieri.
 
* On a cru pouvoir se dispenser de rapporter ici l'original de ce distique grec, dont voici la traduction, un peu différente toutefois de celle qu'Alfieri lui-même en a donnée en Italien : « Alfieri, en se créant lui-même chevalier d'Homère, « A inventé un ordre plus divin que ceux des rois. »
 
'''''{Note du Traducteur.)'''''
 
'''VIE D'àLFIERI.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/507]]==
495'''
 
'''Lettre de M. l'abbé de Caluso, destinée à servir de com­plément à ces Mémoires, aveo le récit de la mort de l'auteur.'''
 
'''A LA TRÈS-ILLUSTKE COMTESSE D'ALBANY. '''« Très-illustre et honorée comtesse,
 
» Pour répondre à la faveur que vous avez dai­gné me faire, de me donner à lire le manuscrit où notre incomparable ami avait entrepris de racon­ter sa propre vie, je dois en dire mon sentiment, et je le fais la plume à la main, parce que de vive voix, avec beaucoup plus de mots, je pourrais dire beaucoup moins de choses. Je connaissais assez l'hu­meur et le génie de cet homme unique, pour ne pas douter que s'il y a une grande difficulté à parler de soi longuement, sans tomber dans le mensonge, le ridicule ou l'ennui, il les vaincrait à sa manière; mais il a surpassé mon attente par sa franchise aimable et sa sublime simplicité. Rien de plus heureux que ce style dont le naturel a un certain air de négligence, et je ne sache pas d'image plus merveilleuse, mieux ressemblante et plus fidèle que celle qu'il a laissée de lui ; c'est un portrait qui vit et qui parle. Il s'y fait voir grand, comme il était, singulier, extrême, tarit par ses dispositions naturelles que par l'ardeur qu'il apportait à toute chose qui ne lui paraissait pas indigne de sa géné­reuse passion. Que si pour cela même il donnait souvent dans l'excès, on remarquera aisément que chez lui l'excès procédait toujours de quelque sen-
 
496 vie
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/508]]==
d'alfieri.
 
timent louable, de l'amitié, par exemple, dans les
 
endroits où il parle de moi.
 
C'est pourquoi à tous les motifs que nous avions déjà de nous plaindre que la mort nous l'ait si tôt ravi, il faut ajouter le regret de compter ces mé­moires parmi tant de productions demeurées ina­chevées, et qui auraient eu besoin d'être plus ou moins retouchées; il n'y aurait pas manqué s'il fût arrivé à sa soixantième année, époque à la­quelle il se proposait de ''reprendre ''son œuvre, de la ''perfectionner ''ou ''de la brûler. ''Mais il ne l'aurait pas brûlée, pas plus que nous n'aurions le cœur de.le faire, aujourd'hui, heureux de posséder de lui un portrait si ressemblant, le plus sûr document et le seul qui témoigne de tant de faits et de par­ticularités de sa vie.
 
Je ne puis cependant, madame la comtesse, que vous, louer de la sollicitude jalouse dont vous en­tourez ces mémoires, et vous approuver de vouloir seulement les communiquer à quelques amis in­times et discrets, qui pourront y puiser des notes pour composer l'histoire de ce grand homme. Pour moi, je n'ose l'entreprendre, et c'est à mon grand regret; mais tous ne peuvent toute chose, et je dois me borner à noter ici, comme je le pourrai, ce qui me semble nécessaire pour compléter, pour justi­fier le récit incomplet de notre ami. Ses dernières lignes sont du ''lk ''mai 1803. J'emprunterai la suite à ce que vous m'en avez écrit, madame la comtesse, vous qui ayant toujours non seulement les yeux et les oreilles, mais le cœur et l'esprit attentifs à tout
 
'''VIE D'ALFIËttl. M7'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/509]]==
 
ce qui le regardait, n'ayez hélas ! conservé de sa fin qu'une trop présente image. . Le comte Alfieri s'occupait donc alors de mener à bonne fin ses comédies, et par forme de distrac­tion et d'amusement, il songeait aussi quelquefois au dessin, à la devise, à l'exécution de ce collier de l'ordre d'Homère, dont il voulait se créer cheva­lier ; mais la goutte, qui se faisait toujours sentir dans les changemens de saisons, lui était survenue dès le mois d'avril, cette fois plus fâcheuse que de coutume, le trouvant épuisé par son obstination à Tétude, et dénué de cette sève, de cette vigueur salu­taire qui l'eussentrepoussée etreléguée dans quelque parties extérieures de son corps. Pour la dompter, ou du moins pour l'affaiblir, considérant d'ailleurs que depuis plus d'un an sa digestion devenait sur la fin difficile et laborieuse, il se mit dans la têt? qu'il n'avait pas de meilleur parti à prendre que de retrancher encore de sa nourriture, que déjà il avait réduite à fort peu de chose. Il pensait qu'en cessant de nourrir la goutte, il la forcerait à se reti­rer, et que d'un autre côté son estomac toujours vide, laissant à son esprit toute sa lucidité, lui per­mettrait de poursuivre ses opiniâtres études. Vai­nement, madame la comtesse, votre amitié daignait l'avertir, l'importunait même elle pressait de man­ger davantage, car il maigrissait à vue d'oeil, et il était clair qu'il lui fallait plus de nourriture. Mais lui, ferme dans son dessein, persévéra tout l'été dans cette abstinence excessive, et dans son ar­deur à s'occuper de ses comédies ; il y travaillait
 
'''/<2.'''
 
'''498 VIE DALF1ERI.'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/510]]==
 
chaque jour plusieurs heures, dans la crainte que la mort ne le surprît avant qu'il n'eût achevé de les perfectionner, ce qui ne l'empêcha pas de con­sacrer aussi, chaque jour, beaucoup de temps aux livres des autres, pour acquérir de nouvelles con­naissances. Ainsi travaillant à se détruire avec des efforts d'autant plus désespérés qu'il se sentait défaillir, dégoûté de tout ce qui n'était pas l'étude, la seule douceur désormais permise à sa vie lasse et chancelante, il arriva au 3 octobre. Ce jour-là, s'étant levé en apparence mieux portant et plus gai qu'il n'avait coutume depuis long-temps, il sor­tit après son étude habituelle du matin, pour se promener en phaéton. Mais il avait à peine fait quelque pas, qu'il se sentit pris d'un froid extrême, et voulant, pour le chasser, se réchauffer, des­cendre et marcher un peu, il en fut empêché par des douleurs d'entrailles. Il rentra avec un accès de fièvre qui dura quelques heures, et baissa sur le soir. Quoiqu'il fût d'abord tourmenté d'une en­vie de vomir, il passa la nuit sans trop grandes douleurs, et le lendemain, non seulement il s'ha­billa, mais il sortit de son appartement, et descen­dit à la salle à manger pour dîner ; cependant il ne put manger ce jour-là, et il en passa une grande partie à dormir. Il eut ensuite une nuit agitée. Le 5 au matin, après s'être rasé, il voulait sortir pour prendre l'air ; mais la pluie ne le permit pas. Le soir, selon sa coutume, il but son chocolat, et le trouva bon. Mais dans la nuit du 5 au 6, il fut re­pris de très-vives douleurs d'entrailles. Le doc-
 
vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/511]]==
499
 
ieur ordonna des sinapismes aux pieds ; mais au moment où ils commençaient à opérer, le malade s'en débarrassa, dans la crainte que la plaie venant à se former, il ne fût pendant plusieurs jours em­pêché de marcher. Le soir, il paraissait mieux, et ne voulut pas se mettre au lit, ne croyant pas pouvoir le supporter. Dans la matinée du 7, son médecin ordinaire fit appeler un de ses confrères en consultation, et ce dernier ordonna des bains, et des vésicatoires aux jambes. Mais le malade n'en voulut pas non plus, toujours dans la crainte de ne pouvoir marcher. On lui fit prendre de l'opium qui calma les douleurs, et lui fit passer une nuit assez tranquille. Toutefois il ne se mit pas encore au lit ; ce repos que lui donnait l'opium n'était pas sans quelque mélange d'hallucinations importunes ; il avait la tête pesante, et quoique éveillé, il retrouvait comme en songe le souvenir des choses passées le plus vivement empreintes dans son esprit.Il se rap­pelait alors ses études et ses travaux de trente années, et ce qui l'étonnait davantage, un bon nombre de vers grecs du commencement d'Hésiode, qu'il n'avait lus qu'une fois, lui revenaient à la mé­moire... Vous étiez assise près de lui, madame la comtesse, et c'est à vous qu'il le disait. Toutefois il ne semblait pas croire que la mort avec laquelle il s'était depuis long-temps familiarisé, le menaçât alors de si près. Du moins,madame, il ne vous en témoigna rien, quoique vous ne l'ayez quitté que le matin, à six heures, lorsqu'il s'obstina, contre l'a­vis des médecins, à prendre de l'huile et de la ma-
 
500 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/512]]==
 
gnésie. Ce remède ne pouvait que lui nuire et lui embarrasser les intestins. En effet, sur les huit heures, on s'aperçut qu'il était en danger, et quand on vous rappela près de lui, madame, vous le trou­vâtes qui respirait avec peine et à demi suffoqué. Néanmoins, s'étant levé de sa chaise, il eut encore la force de s'approcher du lit et de s'y appuyer ; un moment après sa vue s'obscurcit, ses yeux se fer­mèrent, et il expira. On n'avait négligé ni les devoirs ni les consolations de la religion ; mais on ne croyait pas que le mal fît des progrès si rapides, ni qu'il fût nécessaire de se hâter, et le confesseur qu'on avait mandé n'arriva pas à.temps. Toutefois nous ne pouvons douter que le comte ne fût prêt pour ce terrible passage, dont la pensée lui était si présente, que très-souvent il y revenait dans ses discours. C'est ainsi que le samedi 8 octobre 1803 , au ma­tin, ce grand homme nous fut enlevé, ayant à peine dépassé la moitié de la cinquante-cinquième année de son âge.
 
.. Il a été enseveli où le furent avant lui tant de per­sonnes célèbres, à Sainte-Croix, près de l'autel du Saint-Esprit, sous une simple pierre, en attendant le mausolée digne de tous deux que lui fait élever ''Mm° ''la comtesse.d'Àlbany, non loin de Michel-Ange. Déjà Canovay a mis la main, et l'œuvre d'un si grand sculpteur ne peut être qu'une œuvre grande. J'ai essayé d'exprimer dans les sonnets qu'on va lire les sentimens que j'ai apportés sur la tombe de notre ami :
 
'''
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/513]]==
VIE d'ALPIERI. 501'''
 
I.
 
« 0 cœur, encore palpitant de ta blessure, yeux désireux de voir, mais dont le regard est depuis long-temps noyé de larmes, voici le marbre que vous cherchez et les simples caractères où cepen­dant se cache une grande gloire.
 
» Ici repose Alfieri. Hélas 1.....quel grand
 
homme l que son amitié me fut douce ! que de foi j'avais mise en luil Quel chant funèbre j'espérais de lui, lorsque viendrait le jour où, avant lui, je reposerais dans la tombe !
 
» Moi, vieux, épuisé, désormais sans voix sur le Pinde, où, peu connu, et des derniers, j'osai, durant quelques jours, aspirer à la gloire,
 
» Moi, vieillard inutile, je survis à une telle dou­leur. Ohl mort cruelle, qui m'as oublié pour frap­per d'abord là où il y avait tant à regretter !
 
II.
 
»Elleesthumble,elle est étroite la pierre qui tient maintenant ses os enfermés sous la terre, et qui, sur elle, porte son grand nom ; mais le Tibre en­verra ici les beaux marbres que vainement on cher­cherait ailleurs.
 
» Et un monument sera élevé. De toutes parts on viendra l'admirer, avec plus de justice qu'on ne fait, sur les rives du Nil, les tombes fastueuses^ des rois de l'Egypte.
 
»Déjà j'entends bénir le ciseau du grand Canova, et son art, et vous aussi, 6 princesse auguste, qui,
 
502 vie d'alfieri.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/514]]==
 
pour cette œuvre, avez choisi cette main souve­raine , afin que par vous fussent dignement ho­norés les restes de celui qui vous rapporta tout en­tier l'honneur de ses écrits ; et cependant vous pleurez comme si vous aviez trop peu fait encore pour votre gloire.
 
III.
 
» Là, dans l'âge futur, viendront en pieux pèle­rins les plus nobles amans ; car les siècles crain­dront d'ensevelir dans l'ombre autant que les tra­giques scènes d'Alfieri, ces chants plus humbles,
 
» Dans lesquels le monde apprendra, madame, vos rares qualités et les aventures de ce généreux amour, par où autrefois vous viviez dans une double vie, par où désormais ce n'est plus votre vie, c'est votre douleur qui se continue, et lui reste fidèle.
 
» Et quelqu'un dira : Laquelle entre les plus cé­lèbres peut, à l'égal de celle-ci, marcher fière de l'amant passionné, du poète illustre, du poète su­blime, qui lui consacra son génie?
 
» Et quel esclave de l'amour posséda, espéra ja­mais un objet, non seulement plus accompli, mais doué d'un mérite plus éclatant et plus vrai? »
 
Je pourrais dire plus encore pour montrer quel homme ce fut, et quelle perte nous avons faite, ainsi que l'Italie. Mais le respect et la pitié me com­mandent de retenir mes larmes, de peur d'en faire couler de plus douloureuses ; mieux vaut encore, madame, que je sèche les vôtres, en vous rappelant que, dans ses écrits immortels, son génie du moins
 
vie d'alfiebi.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/515]]==
503
 
nous est resté avec la vive image de sa grande âme, profondément empreinte à chaque page de ses œuvres. C'est ce qui doit encore affaiblir nos re­grets , s'il n'a pu achever cette histoire de sa vie, dont la seconde partie n'est qu'une première es­quisse écrite à la hâte, chargée de notes et de ren­vois ; d'où il suit qu'il est assez mal aisé d'y mettre chaque chose en son lieu et de la lire couramment.
 
Toutefois, il ne faut pas craindre que l'on veuille chercher le mot pour rire au style du comte Alfieri. Si j'ai hasardé ici une manière d'apologie, ce n'est pas la diction, c'est le fond des choses qui sem­blerait en avoir besoin. Alfieri, dans ses mémoires, s'est montré tel qu'il était; et pour peu que l'on n'apporte à cette lecture aucune passion envieuse, on n'en rapportera jamais qu'une idée vraie de l'au­teur. Mais en plus d'un endroit, l'âpreté dédai­gneuse du ton pourra blesser quelques esprits. Si ce dédain ne se sentait dans aucun autre ouvrage d'Alfieri, il suffirait, comme je l'ai dit, et c'est ce que vous faites, madame la comtesse, de ne com­muniquer qu'à des amis sûrs ce manuscrit de ses mémoires. Mais puisque les sentimens qui sont de nature à lui aliéner beaucoup de gens ont déjà été remarqués de tout le monde dans les ouvrages qu'il
 
publiés, comme d'ailleurs l'éclat de sa gloire suf­firait au besoin pour le rendre en butte au fiel amer de l'envie, et que ces papiers enfin, si bien gardés qu'on les suppose, peuvent tomber en des mains peu bienveillantes, il ne sera pas mal de répandre ici à l'avance un peu de contre-poison.
 
'''504
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/516]]==
VIE D'ALFIEBI.'''
 
Je dis donc qu'il y a deux manières de mériter la louange : on peut être grand, on peut être irré­prochable. De ces deux qualités, la dernière, dans ce misérable bas monde, est rarement l'apanage de la médiocrité même, et on ne l'exige pas de ce qui est grand. Or, c'est au grand que tendait tou­jours Alfieri, et parmi les plus nobles passions que .l'amour de la gloire allumait dans ce grand cœur, il y avait deux choses qu'il ne séparait pas dans son culte, la patrie et la liberté civile. Il est vrai que dans une monarchie, le philosophe qui n'exerce aucun emploi est plus libre que le monarque lui-même ; je n'ai jamais, pour mon compte, désiré une autre liberté ni dédaigné les devoirs d'un sujet fidèle. Mais s'il plaît aux souverains de se faire ap-. peler les maîtres de tous leurs sujets, faut-il s'étonner que l'un d'eux se mette en tête qu'il ne peut y avoir de liberté civile là où un seul a droit de vouloir? C'é­tait là l'illusion d'Alfieri ; il brûlait du désir de voir sa patrie libre, et cet amour passant de la partie au tout, se changeait en un violent amour de la li­berté italienne, qui devait un jour, c'était son es­poir , glorieusement renaître ; et alors ne voyant plus d'obstacle que dans l'ascendant de la France, il s'abandonnait contre les Français à une haine po­litique, dans laquelle il voyait le salut de l'Italie, si elle pouvait devenir universelle. Il voulait aussi, par là, se séparer de ces infâmes qui, après avoir paru comme lui animés d'un zèle ardent pour la li­berté , avaient rendu sa cause odieuse par leurs abo­minables scélératesses. Pour qui juge sans passion,
 
'''» VIE DALFIEIU.
==[[Page:Victor Alfieri, Mémoires, 1840.djvu/517]]==
505'''
 
il est clair qu'il ne devait point parler d'une manière si générale, sans distinction des bons ou des mé­dians , et le philosophe de sang-froid ajoutera que rien n'est moins raisonnable que d'envelopper ainsi toute une nation dans sa.haine. Mais il faut voir dans Alfîeri un amant passionné, qui ne saurait être juste envers les adversaires de son idole, un Démosthènes italien, qui n'a que des paroles en­flammées pour opposer aux forces supérieures des Macédoniens. Ce n'est pas là une apologie, et je ne sais même pas s'il en a besoin pour conserver ce nom de grand. Je ne demande qu'un peu d'indul­gence pour des écarts qui prennent leur source dans l'excès d'un sentiment aussi recommandable que peut l'être l'amour de la patrie.
 
Je vous prie, madame la comtesse, de faire de cette lettre tel usage qu'il vous plaira, d'y voir au moins un témoignage de ma bonne volonté, d'a­gréer, avec votre bienveillance ordinaire, le res­pect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
 
Votre très-humble serviteur, de tout mon cœur, Tiiomaso Valperga-Calcso.
 
'''Florence, 21 juillet I80i.'''
 
FIN.
</div>