« Du Dandysme et de George Brummell » : différence entre les versions

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Le dandysme n’étant pas l’invention d’un homme, mais la conséquence d’un certain état de société qui existait avant Brummell, il serait peut-être convenable d’en constater la présence dans l’histoire des mœurs anglaises et d’en préciser l’origine. Tout porte à penser que cette origine est française. La grâce est entrée en Angleterre, à la restauration de Charles II, sur le bras de la corruption qui se disait sa sœur alors et qui quelquefois l’a fait croire. Elle vint attaquer avec la moquerie le sérieux terrible et imperturbable des Puritains de Cromwell. Les mœurs, toujours profondes dans la Grande-Bretagne ― quelle que soit leur tendance, bonne ou mauvaise ―, exagéraient la sévérité. Il fallait bien pour respirer se soustraire à leur empire, déboucler ce lourd ceinturon, et les courtisans de Charles II, qui avaient bu, dans les verres à champagne de France, un lotus qui faisait oublier les sombres et religieuses habitudes de la patrie, tracèrent la tangente par laquelle on put échapper. Beaucoup par-là se précipitèrent. « Les disciples mêmes eurent bientôt dépassé leurs anciens maîtres ; et, comme l’a dit un écrivain avec une piquante exactitude<ref>M. Amédée Renée, dans son introduction aux ''Lettres de lord Chesterfield'', paris, 1842.</ref>, leur bonne volonté d’être corrompus était si bonne, que les Rochester et les Shaftesbury enjambèrent d’un siècle sur les mœurs françaises de leur temps et sautèrent jusqu’à la Régence. » On ne parle ni de Buckingham, ni d’Hamilton, ni de Charles II lui-même, ni de tous ceux chez qui les souvenirs de l’exil furent plus puissants que les impressions du retour. On a plutôt en vue ceux-là qui, restés Anglais, furent atteints de plus loin par le souffle étranger, et qui ouvrirent le règne des ''Beaux'', comme sir Georges Hevett ; Wilson, tué, dit-on, par Law, dans un duel, et Fielding dont la beauté arrêta le regard sceptique de l’insouciant Charles II, et qui, après avoir épousé la fameuse duchesse de Cleveland, renouvela les scènes de Lauzun avec la Grande Mademoiselle. Ainsi qu’on le voit, le nom même qu’ils portèrent accuse l’influence française. Leur grâce aussi était comme leur nom. Elle n’était pas assez indigène, assez mêlée à cette originalité du peuple au milieu duquel naquit Shakespeare, à cette force intime qui devrait plus tard la pénétrer. Qu’on ne s’y méprenne pas, les ''Beaux'' ne sont pas les dandys : ils les précèdent. Déjà le dandysme, il est vrai, s’agite sous ces surfaces ; mais il ne paraît point encore. C’est du fond de la société anglaise qu’il doit sortir. Fielding meurt en 1712. Après lui, le colonel Edgeworth, vanté par Steele (un ''Beau'' aussi dans sa jeunesse), continue la chaîne d’or ouvragé des ''Beaux'', qui se ferme à Nash, pour se rouvrir à Brummell, mais avec le dandysme en plus.
 
Car s’il est né plus tôt, c’est dans l’intervalle qui sépare Fielding de Nash que le dandysme a pris son développement et sa forme. Pour son nom (don la racine est peut-être française encore), il ne l’eut que tard. On ne le trouve pas dans Johnson. Mais quant à la chose qu’il signifie, elle existait et, comme cela devait être, dans les personnalités les plus hautes. En effet, la valeur des hommes étant toujours en vertu du nombre des facultés qu’ils ont, et le dandysme représentant justement celles qui n’avaient pas leur place dans les mœurs, tout homme supérieur dut se teindre et se teignit plus ou moins de dandysme. Ainsi Marlborough, Chesterfield, Bolingbroke, Bolingbroke surtout ; car Chesterfield qui avait fait dans ses ''Lettres'' le traité du ''Gentleman'', comme Machiavel a fait le traité du ''Prince'', moins en inventant la règle qu’en racontant la coutume, Chesterfield est bien attaché encore à l’opinion admise ; et Marlborough, avec sa beauté de femme orgueilleuse, est plus cupide que vaniteux. Bolingbroke seul est avancé, complet un vrai dandy des derniers temps. Il en a la hardiesse dans la conduite, l’impertinence somptueuse, la préoccupation de l’effet extérieur, et la vanité incessamment présente. On se rappelle qu’il fut jaloux de Harley, assassiné par Guiscard, et qu’il disait, pour se consoler, que l’assassin avait sans doute pris un ministre pour un autre. Rompant avec les pruderies des salons de Londres, ne l’avait-on pas vu ― chose horrible à penser ! ― afficher l’amour le plus naturel pour une marchande d’oranges, qui peut-être n’était pas jolie, et qui se tenait sous les galeries du Parlement<ref>''London and Westminster Review.''</ref> ? Enfin, il inventa la devise même du dandysme, le ''Nil mirari'' de ces hommes ― dieux au petit pied ― qui veulent toujours produire la surprise en gardant l’impassibilité<ref>Le dandysme introduit le calme antique au sein des agitations modernes ; mais le calme des Anciens venait de l’harmonie de leurs facultés et de la plénitude d’une vie librement développée, tandis que le calme du dandysme est la pose d’un esprit qui doit avoir fait le tour de beaucoup d’idées et qui est trop dégoûté pour s’animer. Si un dandy était éloquent, il le serait à la façon de Périclès, les bras croisés sous son manteau. Voir la ravissante, impertinente et très moderne attitude du Pyrrhus de Girodet, écoutant les imprécations d’Hermione. Cela ferait mieux comprendre ce que je veux dire que tout ce que j’écris là.</ref>. Plus qu’à personne d’ailleurs le dandysme seyait à Bolingbroke. N’était-ce pas de la libre pensée en fait de manières et de convenances du monde, de même que la philosophie en était en matière de morale et de religion ? Comme les philosophes qui dressaient devant la loi une obligation supérieure, les dandys, de leur autorité privée, posent une règle au-dessus de celle qui régit les cercles ples plus aristocratiques, les plus attachés à la tradition<ref>Et il n’y a pas qu’en Angleterre. Quand, en Russie, la princesse d’Aschekoff ne portait pas de rouge, elle faisait acte de dandysme, et peut-être trop, car c’était un acte de la plus scandaleuse indépendance. En Russie, rouge veut dire beau et, au XVIIIe siècle, les mendiants, au coin des rues, s’ils n’avaient pas eu de rouge, n’auraient pas osé quêter. Voir Rulhière sur cette femme. Rulhière, écrivain qui a du dandysme aussi dans le coup de plume ― Rulhière, ''piquant dans le profond'', si l’histoire n’était qu’une anecdote, comme il l’écrirait !</ref>, et par la plaisanterie qui est un acide, et par la grâce qui est un fondant, ils parviennent à faire admettre cette règle mobile qui n’est, en fin de compte, que l’audace de leur propre personnalité. Un tel résultat est curieux et tient à la nature des choses. Les sociétés ont beau se tenir ferme, les aristocraties se fermer à tout ce qui n’est pas de l’opinion reçue, le Caprice se soulève un jour et pousse à travers ces classements qui paraissaient impénétrables, mais qui étaient minés par l’ennui. C’est ainsi que, d’une part, la Frivolité<ref>Nom haineux donné à tout un ordre de préoccupations très légitimes au fond, puisqu’elles correspondent à des besoins réels.</ref> chez un peuple d’une tenue rigide et d’un militarisme grossier, de l’autre, l’Imagination réclamant son droit à la face d’une loi morale trop étroite pour être vraie, produisirent un genre de traduction, une science de manières et d’attitudes, impossibles ailleurs, dont Brummell fut l’expression achevée et qu’on n’égalera jamais plus. On verra pourquoi.
 
 
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George Bryan Brummell est né à Westminster, de W. Brummell, esquire, secrétaire privé de ce lord North, dandy aussi à certaines heures, qui dormait de mépris sur son banc de ministre aux plus virulentes attaques des orateurs de l’opposition. North fit la fortune de W. Brummell, homme d’ordre et de capacité active. Les pamphlétaires qui crient à la corruption, en espérant qu’on les corrompra, ont appelé lord North le dieu des appointements (''the god of emoluments''). Mais toujours est-il vrai de dire qu’en payant Brummell, il récompensait des services. Après la chute du ministère de son bienfaiteur, M. Brummell devint haut shérif dans le Berkshire. Il habita près de Domington Castle, lieu célèbre pour avoir été la résidence de Chaucer, et là il vécut avec cette hospitalité opulente dont les Anglais, seuls dans le monde, ont le sentiment et la puissance. Il avait conservé de grandes relations. Entre autres célébrités contemporaines, il recevait beaucoup Fox et Sheridan. Une des premières impressions du futur dandy fut donc de sentir le souffle de ces hommes forts et charmants sur sa tête. Ils furent comme les fées qui le douèrent ; mais ils ne lui donnèrent que la moitié de leurs forces, les plus éphémères de leurs facultés. Nul doute qu’en voyant, qu’en entendant ces esprits, la gloire de la pensée humaine, qui menaient la causerie comme le discours politique, et dont la plaisanterie valait l’éloquence, le jeune Brummell n’ait développé les facultés qui étaient en lui et qui l’ont rendu plus tard (pour se servir du mot employé par les Anglais) un des premiers conversationnistes de l’Angleterre. Quand son père mourut, il avait seize ans (1794). On l’avait, en 1790, envoyé à Eton, et déjà il s’était distingué ― en dehors du cercle des études ― par ce qui le caractérisa si éminemment plus tard. Le soin de sa mise et les langueurs froides de ses manières lui firent donner par ses condisciples un nom fort en vogue alors, car le nom de dandy n’était pas encore à la mode, et les despotes de l’élégance s’appelaient ''Bucks'' ou ''Macaronies''. On le surnomma ''Buck Brummell''<ref>''Buck'' signifie mâle, en anglais ; mais ce n’est pas le mot qui est intraduisible, c’est le sens.</ref>. Nul, du témoignage de ses contemporains, n’exerça plus d’influence que lui sur ses compagnons à Eton, excepté peut-être George Canning, mais l’influence de Canning était la conséquence de son ardeur de tête et de cœur, tandis que celle de Brummell venait de facultés moins enivrantes. Il justifiait le mot de Machiavel : « Le monde appartient aux esprits froids. » D’Eton il alla à Oxford, où il eut le genre de succès auquel il était destiné. Il y plut par les côtés les plus extérieurs de l’esprit : sa supériorité à lui ne se marquant pas dans les laborieuses recherches de la pensée, mais dans les relations de la vie. En sortant d’Oxford, trois mois après la mort de son père, il entra comme cornette dans le 10e de hussards, commandé par le prince de Galles.
 
On s’est beaucoup efforcé pour expliquer le goût si vif que Brummell inspira soudainement à ce prince. On a raconté des anecdotes qui ne méritent pas qu’on les cite. Qu’a-t-on besoin de ces commérages ? Il y a mieux. En effet, Brummell donné, il était impossible qu’il n’attirât pas l’attention et les sympathies de l’homme qui, disait-on, était plus fier et plus heureux de la distinction de ses manières que de l’élévation de son rang. On sait d’ailleurs l’éclat de cette jeunesse qu’il essaya d’éterniser. À cette époque, le prince de Galles avait trente-deux ans. Beau de la beauté lymphatique et figée de la maison de Hanovre, mais cherchant à l’animer par la parure, à la vivifier par le rayon de feu du diamant ; scrofuleux d’âme comme de corps, mais n’ayant pas du moins dégradé la grâce en lui, cette dernière vertu des courtisans, celui qui fut George IV reconnut en Brummell une portion de lui-même, la partie restée saine et lumineuse, et voilà le secret de la faveur qu’il lui montra ! Ce fut simple comme une conquête de femme. N’y a-t-il pas des amitiés qui prennent leur source dans les choses du corps, dans la grâce extérieure, comme des amours qui viennent de l’âme, du charme immatériel et secret ?... Telle fut l’amitié du prince de Galles pour le jeune cornette de hussards : sentiment qui était de la sensation encore, le seul peut-être qui pût germer au fond de cette âme obèse, dans laquelle le corps remontait.
 
Ainsi, l’inconstante faveur que lord Barrymore, G. Hanger, et tant d’autres effeuillèrent à leur tour tomba sur la tête de Brummell avec tout l’imprévu du caprice et la furie de l’engouement. Sa présentation eut lieu sur la fameuse terrasse de Windsor, en présence de la fashion la plus exigeante. Il y déploya tout ce que le prince de Galles devait estimer le plus parmi les choses humaines : une grande jeunesse relevée par l’aplomb d’un homme qui aurait su la vie et qui pouvait la dominer, le plus fin et hardi mélange d’impertinence et de respect, enfin le génie de la mise, protégé par une répartie toujours spirituelle. Certes, il y avait, dans l’enlèvement d’un tel succès, autre chose que de l’extravagance des deux côtés. Le mot ''extravagance'' est employé par les moralistes déroutés comme le mot ''nerfs'' par les médecins. À dater de ce moment, il se trouva classé très haut dans l’opinion. On le vit de préférence aux plus nobles noms de l’Angleterre, lui, le fils d’un simple esquire, du secrétaire privé dont le grand-père avait été marchand, remplir les fonctions de ''chevalier d’honneur'' de l’héritier présomptif, lors de son mariage avec Caroline de Brunswick. Tant de distinction groupa immédiatement autour de lui, sur le pied de la familiarité la plus flatteuse, l’aristocratie des salons : lors R.E. Somerset, lord Petersham<ref>Pour des myopes, c’était un modèle de dandysme, mais pour ceux qui ne se payent pas d’apparences, ce n’était pas plus un dandy qu’une femme très bien mise n’est une femme élégante.</ref>, Charles Ker, Charles et Robert Manners. Jusque-là, rein d’étonnant : il n’était qu’heureux. Il était né, comme disent les Anglais, avec une cuiller d’argent dans la bouche. Il avait pour lui ce quelque chose d’incompréhensible que nous appelons ''notre étoile'', et qui décide de la vie sans raison ni justice ; mais ce qui surprend davantage, ce qui signifie son bonheur, c’est qu’il le fixa. Enfant gâté de la fortune, il le devint de la société. Byron parle quelque part d’un portrait de Napoléon dans son manteau impérial, et il ajoute : « Il semblait qu’il y fût éclos. » On en pût dire autant de Brummell et de ce frac célèbre qu’il inventa. Il commença son règne sans trouble, sans hésitation, avec une confiance qui est une conscience. Tout concourut à son étrange pouvoir et personne ne s’y opposa. Là où les relations valent plus que le mérite et où les hommes, pour que chacun d’eux puisse seulement exister, doivent se tenir comme des crustacés, Brummell avait pour lui, encore plus comme admirateurs que comme rivaux, les ducs d’York et de Cambridge, les comtes de Westmoreland et de Chatham (le frère de William Pitt), le duc de Rutland, lord Delamere, politiquement et socialement ce qu’il y avait de plus élevé. Les femmes, qui sont, comme les prêtres, toujours du côté de la force, sonnèrent, de leurs lèvres vermeilles, les fanfares de leurs admirations. Elles furent les trompettes de sa gloire ; mais elles restèrent trompettes, car c’est ici l’originalité de Brummell. C’est ici qu’il diffère essentiellement de Richelieu et de presque tous les hommes organisés pour séduire. Il n’était pas ce que le monde appelle libertin. Richelieu, lui, imita trop ces conquérants tartares qui se faisaient un lit avec des femmes entrelacées. Brummell n’eut point de ces butins et de ces trophées de victoire ; sa vanité ne trempait pas dans un sang brûlant. Les sirènes, filles de la mer, à la voix irrésistible, avaient les flancs couverts d’écailles impénétrables, d’autant plus charmantes, hélas ! qu’elles étaient plus dangereuses !
 
Et sa vanité n’y perdit pas : au contraire. Elle ne se rencontrait jamais en collision avec une autre passion qui la heurtait, qui lui faisait équilibre : elle régnait seule, elle était plus forte<ref>L’affectation produit la sécheresse. Or un dandy, quoique ayant trop bon ton pour n’être pas simple, est toujours un peu affecté. C’est l’affectation très raffiné du talent très artificiel de Mlle Mars. Si on était passionné, on serait trop vrai pour être dandy. Alfieri n’aurait jamais pu l’être, et Byron ne l’était qu’à certains jours.</ref>. Aimer, même dans le sens le moins élevé de ce mot, désirer, c’est toujours dépendre, c’est être esclave de son désir. Les bras le plus tendrement fermés sur vous sont encore une chaîne, et si l’on est Richelieu ― et serait-on don Juan lui-même ―, quand on les brise, ces bras si tendres, de la chaîne qu’on porte on ne brise jamais qu’un anneau. Voilà l’esclavage auquel Brummell échappa. Ses triomphes eurent l’insolence du désintéressement. Il n’avait jamais le vertige des têtes qu’il tournait. Dans un pays comme l’Angleterre, où l’orgueil et la lâcheté réunis font de la pruderie pour de la pudeur, il fut piquant de voir un homme, et un homme si jeune, qui résumait en lui toutes les séductions de convention et toutes les séductions naturelles, punir les femmes de leurs prétentions sans bonne foi, et s’arrêter avec elles à la limite de la galanterie, qu’elles n’ont pas mise là pour qu’on la respecte. C’était pourtant ainsi qu’agissait Brummell, sans aucun calcul et sans le moindre effort. Pour qui connaît les femmes, cela doublait sa puissance : parmi ces ladys altières, il blessait l’orgueil romanesque, et faisait rêver l’orgueil corrompu.
 
Roi de la mode, il n’eut donc point de maîtresse en titre. Plus habilement dandy que le prince de Galles, il ne se donna point de Mme de Fitz-Herbert. Il fut un sultan sans mouchoir. Nulle illusion de cœur, nul soulèvement des sens n’influa, pour les énerver ou les suspendre, sur les arrêts qu’il portait. Aussi étaient-ils souverains. Que ce fût un éloge ou un blâme, un mot de George Bryan Brummell était tout alors. Il était l’autocrate de l’opinion. En Italie, si, par hypothèse, un pareil homme, un pareil pouvoir étaient possibles, quelle femme bien éprise y penserait ! Mais en Angleterre, la plus follement amoureuse, en posant une fleur ou en essayant une parure, songeait bien plus au jugement de Brummell qu’au plaisir de son amant. Une duchesse (et l’on sait ce qu’un titre permet de hauteur dans les salons de Londres) disait en plein bal à sa fille, au risque d’être entendue, de veiller avec soin sur son attitude, ses gestes, ses réponses, si par hasard M. Brummell daignait lui parler ; car à cette première phase de sa vie il se mêlait encore à la foule des danseurs dans ces bals où les mains les plus belles restaient oisives en attendant la sienne. Plus tard, enivré de la position exceptionnelle qu’il s’était faite, il renonça à ce rôle de danseur, trop vulgaire pour lui. Il restait seulement quelques minutes à l’entrée d’un bal ; il le parcourait d’un regard, le jugeait d’un mot, et disparaissait, appliquant ainsi le fameux principe du dandysme : « Dans le monde, tout le temps que vous n’avez pas produit d’effet, restez : si l’effet est produit, allez-vous-en. » Il connaissait son foudroyant prestige. Pour lui, l’effet n’était plus une question de temps.
 
Avec cet éclat dans sa vie, cette souveraineté sur l’opinion, cette grande jeunesse qui augmente la gloire et cet aspect charmant et cruel que les femmes maudissent et adorent, pas de doute qu’il n’ait inspiré bien des passions en sens contraire ― des amours profondes, d’inexorables haines ; mais rien de cela n’a transpiré<ref>On a parlé de lady J..y qu’il aurait ''soufflée'' au Régent, comme on dit avec une légèreté digne de la chose. Mais lady J..y est restée son amie, et les amours finissant en amitiés sont plus chimériques que les belles femmes finissant en queue de poisson. Il y a un beau coup de hache donné de main de poète dans les illusions des cœurs généreux et mortels : « Tout le temps qu’on est amants, on n’est point amis ; quand on n’est plus amants, on n’est rien moins qu’amis. »</ref>.
 
Le ''cant'' a étouffé le cri des âmes, s’il en fût qui aient osé crier. En Angleterre, la convenance qui châtre les cœurs s’oppose un peu à l’existence des Mlle de Lespinasse qui voudraient naître ; et quant à une Caroline Lamb, Brummell n’en eut point, par la raison que les femmes sont plus sensibles à la trahison qu’à l’indifférence. Une seule, à notre connaissance, a laissé sur Brummell de ces mots qui cachent la passion et qui la révèlent, c’est la courtisane Henriette Wilson : chose naturelle, elle était jalouse non du cœur de Brummell, mais de sa gloire. Les qualités d’où le dandy tirait sa puissance étaient de celles qui eussent fait la fortune de la courtisane. Et d’ailleurs ― sans être des Henriette Wilson ―, les femmes s’entendent si bien aux réserves en faveur de leur sexe ! Elles ont le génie des mathématiques, comme les hommes, et tous les génies, et elles ne passent pas à Sheridan, malgré le sien, l’impertinence d’avoir fait sculpter sa main comme la plus belle de l’Angleterre.