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{{journal|Histoire et philosophie de l’art|[[Auteur:Gustave Planche|Gustave Planche]]|[[Revue des Deux Mondes]], tome 1, 1834}}
 
* [[Histoire et philosophie de l’art/01|Beethoven]]
===Beethoven===
* [[Histoire et philosophie de l’art/02|Michel-Ange]]
 
* [[Histoire et philosophie de l’art/03|Mozart]]
===Michel-Ange===
* [[Histoire et philosophie de l’art/04|Don Juan à l'Opéra]]
 
* [[Histoire et philosophie de l’art/05|L’école française au salon de 1831]]
<center>I</center>
* [[Histoire et philosophie de l’art/06|Du Théâtre-Français]]
 
* [[Histoire et philosophie de l’art/07|De la réforme dramatique]]
 
* [[Histoire et philosophie de l’art/08|Moralité de la poésie]]
La vie de Michel-Ange offre peu d'événements, mais ce que nous en savons s'accorde merveilleusement avec le caractère général de ses ouvrages. A la vérité les relations de Vasari et d'Ascanio Condivi, élèves et amis de ce grand artiste, ont laissé sans explication plusieurs épisodes de sa biographie; mais tous deux présentent sous le même jour les habitudes et les impatiences du modèle qui a posé devant eux. Le savant travail de Richard Duppa repose tout entier sur les documens fournis par Vasari et Condivi; lorsqu'il lui arrive de discuter leurs témoignages, c'est rarement pour les contredire. Il s'attache plutôt à coordonner sous une forme harmonieuse et claire les renseignemens confus de ces deux narrations. Parfois aussi il emprunte à l'histoire générale d'Italie des lumières précieuses, et alors il se voit forcé de réfuter, sans aigreur, mais avec une sévère courtoisie, l'indulgent historien des Medici, Thomas Roscoe, qui trop souvent a jugé les hommes sur les vertus de son cœur. - Benvenuto Cellini a donné sur Michel-Ange quelques détails qui seraient sans doute désavoués par Vasari et Condivi. Mais au milieu des incroyables et sublimes hâbleries dont il a rempli son livre, il ne faut pas s'étonner s'il a essayé de justifier sa conduite en prenant pour complices Jules Romain et Michel-Ange. D'ailleurs, le mensonge auquel je fais allusion, si c'en est un, comme j'incline à le croire, n'ôte rien à la haute estime de Benvenuto pour le grand maître, et les désordres qu'il raconte ne sont, dans sa pensée, qu'une joyeuse espièglerie.
* [[Histoire et philosophie de l’art/09|L’école anglaise en 1835 – Exposition de Sommerset-House]]
 
Michel-Ange, né le 6 mars 1474, au château de Caprese, dans le territoire d'Arezzo descendait de l'ancienne et illustre maison des comtes de Canossa. Son père, Louis Léonard Buonarroti Simoni, était podestat de Caprese et de Chiusi, et vivait mesquinement de son emploi, sans essayer d'agrandir sa fortune par une industrie qui aurait terni l'éclat de son nom.
 
Frappé de la précoce intelligence de son fils, il conçut le projet d'en faire un savant. Mais son espérance fut bientôt trompée. Le jeune Michel-Ange se lia d'amitié avec Francesco Granacci, élève du Ghirlandaio, lui emprunta des gravures et des crayons, et se mit à les copier. Son goût pour le dessin, qui avait débuté en charbonnant les murs de la ville, se développa rapidement avec l'aide de Granacci. Son père et son oncle, qui voyaient dans la pratique de l'art un déshonneur pour la famille, opposèrent une vive résistance; mais enfin il fallut céder. Les juges les plus difficiles ne pouvaient refuser leur admiration aux essais du jeune artiste; ils prédirent au podestat qu'une vocation aussi manifeste saurait bien triompher des obstacles qu'on lui susciterait. D'après leurs conseils, Michel -Ange fut placé chez Domenico Ghirlandaio, le maître le plus célèbre de son temps. Il devait demeurer trois ans dans son atelier. Son engagement, qui nous a été conservé par Vasari, portait que le maître paierait à son élève, d'année en année, six, huit et dix florins. Michel Ange avait alors quatorze ans. Ainsi Ghirlandaio, aux termes de son traité, semblait plutôt l'associer à ses travaux que l'admettre à ses leçons.
 
La supériorité du jeune élève ne tarda pas à éclater. Avec une fierté simple et hardie, il corrige les dessins de son maître; non qu'il dédaigne les avis et les conseils : loin de là, il copie avec une précision scrupuleuse les modèles qu'il approuve et qu'il admire; et Ghirlandaio, en voyant son empressement à l'étude, son ardeur au travail, ne songe pas à s'offenser d'un enseignement dont il profite.
 
On se tromperait singulièrement en rapportant à l'orgueil cette personnalité précoce, cette indépendance prématurée, à ce qu'il semble. Il aurait obéi sans réserve aux leçons de Ghirlandaio, s'il avait trouvé en lui ce qu'il cherchait avidement, la perfection et l'idéal de l'art. Aussi le vit-on, très assidu dans la célèbre chapelle ''del Carmine'', dessiner à plusieurs reprises les peintures de Masaccio, consultées aussi par Raphaël.
 
L'envie et la haine ne manquèrent pas à l'élève de Ghirlandaio. Un de ses rivaux, Torregiani, se prit un jour de querelle avec lui et se vengea cruellement, en lui assenant sur le visage un coup de poing qui lui fracassa le nez et le défigura pour la vie. Torregiani fut exilé de Florence.
 
A cette époque, Laurent-le-Magnifique conçut le projet d'une école de sculpture. Il appela auprès de lui le jeune Michel-Ange, l'admit à sa table, lui donna un logement dans son palais. Cette protection toute paternelle permit enfin au jeune Buonarroti de cultiver librement un art pour lequel il avait toujours eu une prédilection marquée, et dont il avait sucé l'amour avec le lait comme il se plaisait à le répéter. Sa nourrice était la femme un sculpteur.
 
Les palais et les jardins de Laurent étaient pleins de fragmens antiques. Michel-Ange découvrit une tête de faune rongée et presque détruite. Il en fit une copie et restitua les parties absentes. Il ajouta au modèle des détails de son invention, il ouvrit la bouche du faune, il mit sur ses lèvres un rire luxurieux; Laurent fut émerveillé de cette création inattendue. ''Tu as fait ce faune vieux'', lui dit-il en plaisantant, ''et tu lui as laissé toutes ses dents. Ne sais-tu pas qu'il en manque toujours quelqu'une aux vieillards? '' A peine le duc fut-il parti que Michel-Ange brisa une dent à son faune et lui creusa la gencive comme pour faire croire que l'alvéole était vide. Cette correction ingénieuse excita chez Laurent une admiration sans réserve. Dès ce moment il ne mit plus de bornes à sa libéralité, et il vit dans Michel-Ange son fils et son ami.
 
Le spectacle familier des chefs-d'œuvre de la statuaire antique, la société et la conversation des artistes et des savans les plus distingués, contribuèrent activement à développer chez Michel-Ange le goût des belles et grandes choses. Il trouva surtout dans l'érudition inépuisable d'Ange Politien une source féconde de réflexions et de souvenirs, et suppléa de cette sorte à l'insuffisance de ses premières études littéraires.
 
La mort de Laurent surprit Michel-Ange au milieu de ses travaux. Pierre de Medici ne recueillit que l'héritage de son père, mais ne montra pas pour les arts le même goût et la même intelligence. Il ne voyait dans les grands hommes réunis à sa cour qu'un délassement à ses occupations politiques et rien de plus. Un trait suffira pour le juger. Il était tombé à Florence une neige abondante, le duc eut la fantaisie d'employer Michel-Ange pendant une partie de l'hiver à lui faire des statues de neige. Il répétait à qui voulait l'entendre qu'il avait à sa cour deux hommes rares et prodigieux Michel-Ange, et un coureur espagnol qui dépassait de vitesse le meilleur cheval de ses écuries.
 
Heureusement un homme éclairé, le prieur de l'église du St.-Esprit, commanda au jeune sculpteur un crucifix en bois, lui offrit un logement dans le couvent, et lui procura le moyen d'étudier l'anatomie humaine. Michel-Ange ne se laissa rebuter par aucun des détails de la science. Il comprit la nécessité de disséquer et de voir sur la nature même ce qu'il voulait apprendre, et ne voulut pas s'en fier aux livres et aux gravures; et bien lui en prit, car il a dû à ses connaissances myologiques la meilleure partie de son étonnante supériorité dans la statuaire et la peinture.
 
Il n'avait pas attendu la disgrace des Medici pour renoncer à une protection ignorante. Ascanio Condivi raconte qu'un musicien, du nom de Cardiere, ami du jeune Buonarroti, eut une vision qui lui présageait l'exil des Medici. Le grand Laurent lui apparut pâle et Gémissant, et lui ordonna d'avertir son fils des malheurs qu'il se préparait par son imprudence. Le songeur, on le pense bien, ne se souciait guère de la commission. Il fit part de son rêve à Buonarroti, qui se trouva du même avis que le fantôme, et le décida enfin à parler. Au retour d'une chasse, Pierre écouta en riant les prédictions de Cardiere qui tremblait de tous ses membres. - On sait que la famille Medici fut chassée de Florence. Michel-Ange comblé de leurs faveurs quitta prudemment la ville pour n'être pas entraîné dans leur chute.
 
Retiré à Venise, où il ne trouvait pas à s'employer, il partit pour Bologne et y sculpta le tombeau de saint Dominique, la figure de saint Pétrone, et un ange qui tient un candélabre. - Il avait alors vingt ans environ.
 
De retour à Florence, où le calme s'était rétabli, il fit un ''Cupidon endormi'' qu'il enterra et vendit pour antique au cardinal Saint-George. L'acheteur, ayant découvert la supercherie, s'entêta ridiculement à ne pas payer le prix convenu et céda son marché au duc Valentin qui fit présent du morceau à la marquise de Mantoue. Le cardinal avait envoyé à Florence un de ses gentilshommes chargé de découvrir celui qui l'avait mystifié. Michel-Ange se trahit volontairement en dessinant à la plume une main devenue célèbre par la hardiesse et la pureté du trait, témoignant ainsi par cette improvisation inattendue qu'il était seul capable de lutter avec l'antique. Le gentilhomme lui proposa de le conduire à Rome chez le cardinal. L'artiste accepta, mais se repentit bientôt de son consentement.
 
Ce fut dans ce premier voyage à Rome qu'il fit son ''Bacchus'', transporté depuis à Florence; le cardinal de Saint-Denis lui demanda une Notre-Dame-de-Pitié, l'un de ses plus beaux ouvrages, qui se voit aujourd'hui à Saint-Pierre, sur l'autel du crucifix. Ce groupe devenu fameux n'était pas signé du nom de Michel-Ange. L'artiste fut un jour témoin d'une méprise douloureuse pour sa fierté; la nuit suivante il grava son nom sur la ceinture de la vierge.
 
Obligé de retourner à Florence pour terminer quelques transactions domestiques, il demanda et obtint la permission de tailler à sa guise un bloc énorme de marbre, gauchement ébauché par le ciseau de Simon de Fiesole, et qui depuis un siècle avait été abandonné. Il en tira la statue colossale du David, placée devant le palais vieux.
 
A cette époque, la vie de Michel-Ange présente une singularité remarquable. Il était dans la force de l'âge et du talent. Son nom grandissait, et d'unanimes suffrages le récompensaient de ses travaux. Tout à coup son génie se glace, sa main s'arrête. Il abandonne avec un profond découragement le marbre et le pinceau. Il se retire dans la solitude, il s'enferme avec la Bible et la Divine Comédie. Il se lamente et se désole, et traduit en sonnets plaintifs, en sombres élégies, sa tristesse désespérée. Il se retire des hommes qui venaient à lui, et il élève à Dieu son ame qui jusque là n'avait semblé vivre que pour l'art et la gloire.
 
Ni Vasari ni Condivi n'expliquent d'une façon satisfaisante ces brusques lacunes dans la vie jusque-là si pleine de Michel-Ange. Ils attribuent cette longue oisiveté à des circonstances purement extérieures; les travaux lui auraient manqué. Pour un artiste médiocre, l'excuse pourrait être acceptée; mais le nom de Buonarroti remplissait déjà l'Italie, et le marbre, en sortant de ses mains, était sûr de prendre place dans une église ou un palais.
 
Ne faut-il pas croire simplement que Michel-Ange, par une singularité commune aux plus grands génies, en était venu à douter de lui-même, à se défier de sa puissance et de sa volonté? Ne s'est-il pas rencontré souvent dans la destinée des grands capitaines et des poètes des maladies de ce genre? Il suffit d'avoir pratiqué pendant quelques années la société familière des caractères éminens et des vigoureux esprits pour s'arrêter à cette interprétation. Il n'y a que les sots qui ne doutent jamais d'eux-mêmes, et parmi les grands hommes ceux qui affirment sans relâche ne sont le plus souvent que des charlatans intéressés qui s'étourdissent du bruit de leurs mensonges.
 
Cette oisiveté douloureuse fut enfin interrompue par l'avènement de Jules II. A peine monté sur le trône pontifical, le nouveau pape ordonne à Michel-Ange de venir à Rome. Après bien des pourparlers inutiles où la brusque impatience de Jules II eut à combattre la fierté sauvage et l’inflexible volonté de l’artiste, ils arrêtèrent enfin d’un commun accord un projet magnifique, le tombeau de Jules II. Le dessin fait par Michel-Ange, que la gravure nous a conservé, avait transporté le pape d’admiration, et aujourd'hui encore il produit la même impression d'étonnement et d'extase.
 
Buonarroti partit pour Carrare afin de présider lui-même à l'extraction du marbre. Les blocs, amenés à Rome, surprirent tout le monde par leur masse prodigieuse.
 
Une si haute faveur et la fortune glorieuse qui semblait s'offrir à l'élève de Ghirlandaio réveillèrent l'envie et l'animosité de ses ennemis. Bramante surtout fut cruellement blessé de la décision du pape. Il n'était pas seulement jaloux du mérite de Michel-Ange. Il craignait aussi la censure de son austère probité. Pour suffire à ses prodigalités désordonnées, il s'était rendu coupable de malversations scandaleuses. Plusieurs fois il avait été forcé d'étayer des constructions commencées depuis quelques mois à peine. Il employait à ses travaux des matériaux de mauvaise qualité. Après avoir inutilement suscité des obstacles sans nombre à celui qui menaçait de lui ravir l'amitié de Jules II, il finit par insinuer que ce projet de monument était de mauvais augure pour la longévité de S. S. Il réussit à refroidir le pape. Michel-Ange s'en aperçut bientôt. Un jour qu'il était allé demander à son protecteur le remboursement d'une somme avancée par lui pour le transport de ses marbres, il ne fut pas reçu. Sur-le-champ il retourne chez lui, ordonne à son domestique de vendre ses meubles et part pour Florence.
 
A peine a-t-il touché le territoire toscan que le pape dépêche à sa poursuite cinq courriers chargés des lettres les plus pressantes, et lui ordonne de revenir à Rome. Les menaces et les prières ne servent de rien, il répond que S. S. n'a qu'à choisir un sculpteur dont le service lui soit plus agréable que le sien, et qui s'accommode des dédains qu'il ne peut supporter. Dans l'espace de trois mois, Jules II adressa au sénat de Florence trois brefs menaçans pour obtenir le retour de Michel-Ange. Pierre Soderini, alors gonfalonier de la république, avait profité de ce démêlé pour confier à l'artiste la décoration de la salle du conseil. Ce fut à cette occasion que Buonarroti composa le fameux carton de la guerre des Pisans, pour lutter avec une composition de Léonard. De ce morceau, que le temps nous a envié, déchiré, à ce que disent quelques historiens, par ses ennemis, partagé, selon d'autres, en lambeaux par ses nombreux admirateurs, nous ne connaissons que deux fragmens gravés par Marc-Antoine. Mais c'est assez pour justifier les regrets de ses contemporains. Enfin, cédant aux menaces de Jules II, Soderini enjoignit à Michel-Ange de retourner à Rome. Michel-Ange résistait et allait passer en Turquie sur l'invitation du grand seigneur qui voulait lui demander un pont de communication de Constantinople à Péra, lorsque le sénat réussit enfin à triompher de son obstination en le nommant ambassadeur auprès de S. S.
 
Jules II se trouvait alors à Bologne. Soderini fut chargé de présenter au pape l'artiste repentant. ''Au lieu de venir à nous'', lui dit Jules en colère, ''tu as attendu que nous allions au-devant de toi''. Michel-Ange s'excusait de son mieux, lorsqu'un des évêques présens à l'audience entreprit sa justification, en remontrant au pape que les artistes étaient d'ordinaire mal élevés, ignorans des convenances, étrangers aux habitudes d'une société délicate et choisie. - Taisez-vous, lui dit Jules en le frappant de sa béquille, je vous trouve hardi de faire à un pareil homme, en notre présence, des reproches qui sont loin de notre pensée. Ignorant vous-même, maladroit, sortez à l'instant. Pour témoigner à Michel-Ange son oubli du passé, Jules II lui commanda sa statue colossale en bronze qui devait être placée au frontispice de St.-Petrone de Bologne.
 
Que lui mettrons-nous dans cette main? demanda l'artiste au pape qui était venu voir le modèle. Un livre? - Non pas; une épée plutôt. Je la sais mieux manier. Et que fait cette main? Bénit-elle? Maudit-elle? - Elle menace Bologne et l'avertit de vous être fidèle.
 
La statue fut achevée. Mais les Bentivogli rentrèrent à Bologne et le peuple renversa l'image victorieuse. Le duc de Ferrare, Alphonse d'Est, acheta le bronze et en fit une pièce d'artillerie qu'il nomma la Julienne. La tête seule fut conservée.
 
De retour à Rome, Jules II voulut employer Michel-Ange à peindre la chapelle de Sixte IV. Bramante, qui avait produit Raphaël à la cour pontificale et qui voulait avoir la direction souveraine de tous les travaux d'architecture et de décoration, avait suggéré ce projet au pape dans l'espérance que son rival, forcé à un travail dont il avait depuis long-temps perdu l'habitude, et mis en parallèle avec Raphaël, perdrait sans retour la faveur de Jules II, et qu'après cette épreuve injurieuse il n'y aurait plus à revenir au mausolée. Ce fut donc réellement à son ennemi le plus acharné que Michel-Ange dut l'occasion de ce glorieux ouvrage.
 
Comme il ignorait le travail de la fresque, il se défendit longtemps d'accepter la décoration de la chapelle sixtine. Enfin, il se rendit aux sollicitations du pape et fit venir de Florence les meilleurs peintres de fresques pour apprendre la pratique du métier, et, s'il en était besoin, pour les appeler à son aide. Mais à peine les eut-il mis à l'œuvre, qu'il conçut pour leur insuffisance un mépris sans réserve et les congédia sur-le-champ. Il s'enferma et crut pouvoir travailler seul. Arrivé à moitié du premier tableau, toute la peinture se couvrit d'une croûte épaisse. Michel-Ange allait renoncer, lorsque San-Gallo, envoyé par Jules II, reconnut que l'enduit qui servait de fond était trop détrempé et fit refaire sur le mur une préparation plus convenable.
 
Rassuré désormais sur le succès de son entreprise, Michel-Ange rompit brusquement avec tous ses amis; il s'enferma seul avec son génie, couchant tout habillé, dormant à peine quelques heures, ne se fiant qu'à lui-même de la préparation de ses couleurs, ne permettant qu'à grand'peine à Jules II d'assister à ses travaux. Un jour même on assure que, furieux d'être interrompu par le pape, il jeta du haut de son échafaud, sur les dalles de l'église, une planche qui tomba au pied du visiteur importun et le couvrit de poussière. Mais Jules II savait pardonner à la colère de l'artiste inspiré.
 
Bramante, pendant l'absence de Michel-Ange, introduisit furtivement Raphaël, qui profita de cette leçon pour agrandir son style.
 
Jules II avait fait abattre les échafauds pour jouir plus tôt de la vue de ce chef-d'œuvre. Il restait encore toute une moitié de la chapelle à peindre Les biographes de Michel-Ange sont unanimes dans leur accusation contre Bramante qui aurait voulu enlever à son rival des travaux si glorieusement commencés. Quelques-uns même ont insinué que Raphaël n'était pas étranger à ces intrigues. Jules II résista courageusement aux sollicitations de Bramante, et Michel-Ange se remit à la chapelle. Cependant le pape impatient importunait l'artiste de ses visites. - Quand finiras-tu cette chapelle? - Quand je pourrai. - Faudra-t-il jeter bas les échafauds? - Pour toute réponse à cette menace, Michel-Ange fit si bien que le pape officia dans la chapelle le jour de la Toussaint. Il n'avait mis que vingt mois à peindre toute la voûte.
 
Comblé d'applaudissemens et de faveurs, Buonarroti sollicita inutilement la permission d'aller faire à Florence la statue de saint Jean-Baptiste, et reprit le travail du Mausolée, que la mort de Jules II interrompit bientôt.
 
Léon X, voulant doter sa ville natale d'un monument qui put consacrer sa mémoire, chargea Michel-Ange de bâtir la façade de l'église de Saint-Laurent. Le projet avait été mis au concours, et Michel-Ange l'avait emporté sur Baccio d'Agnolo, Antoine San-Gallo, André et Jacques Sansovino et Raphaël. Il exécuta sur-le-champ un modèle en bois, conservé encore aujourd'hui dans la bibliothèque des Medici. Il avait été chercher à Carrare les marbres dont il avait besoin, quand Léon X apprit qu'on trouvait à Saravezza des marbres de même qualité. Michel-Ange reçut l'ordre de surveiller lui-même cette nouvelle exploitation, qui dévora plusieurs années; les fondemens seuls de l'édifice furent achevés; la mort de Léon X arrêta l'exécution du projet.
 
Sous le pontificat d'Adrien VI, il reprit le Mausolée de Jules II, et fit quelques travaux d'architecture.
 
Clément VII, avant son avènement, lui avait demandé pour Florence la bibliothèque de Saint-Laurent et une chapelle sépulcrale pour ses ancêtres dans l'église de ce nom. Il voulut aussi l'employer à Rome. Mais Michel-Ange, après avoir réglé avec le duc d'Urbin, neveu de Jules II, les comptes du Mausolée de son oncle, reprit le chemin de Florence pour achever la bibliothèque et la chapelle, deux de ses meilleurs ouvrages. Avant de quitter Rome, il fit placer dans l'église de la Minerve la statue du ''Christ embrassant la croix''.
 
Les premières années du pontificat de Clément VII furent, on le sait, une époque désastreuse pour l'Italie. Le sac de Rome et l'expulsion des Medici sont les deux principaux épisodes des troubles de cette époque. Michel-Ange fut nommé commissaire général des fortifications de Florence. Il part pour Ferrare, étudie le système militaire de cette place, et revient défendre Florence pendant une année. Cependant ces travaux, si nouveaux pour lui, lui laissaient encore quelques momens pour ses études de prédilection. Ce fut alors qu'il peignit cette Léda si vantée par ses contemporains, et dont il ne reste plus qu'une gravure. Il continuait aussi la chapelle des Medici.
 
Florence fut prise. La famille des Medici rentra dans la ville. Michel-Ange, réfugié à Venise pendant quelques semaines, revint à Florence, et se cacha dans la maison d'un ami. Clément VII lui pardonna et le pria d'achever la chapelle de sa famille. L'artiste avait projeté quatre mausolées, mais la dépense ayant été réduite, il n'acheva que ceux de Laurent et de Julien. Les plus célèbres des statues qui font partie de ces deux monumens sont celle de Laurent, connue sous le nom de ''il pensieroso'', et une figure allégorique de la Nuit. Un jour Michel-Ange trouva écrit au pied de cette dernière un quatrain dont voici le sens :
 
« Cette Nuit que tu vois dormant dans un si doux abandon, fut tirée du marbre par la main d'un ange. Elle est vivante, puisqu'elle dort ; éveille-la, si tu en doutes, elle te parlera. »
 
Michel-Ange répondit au nom de la Nuit :
 
« Il m'est doux de dormir et d'être de marbre. Ne pas voir, ne pas sentir est un bonheur dans ces temps de bassesse et de honte. Ne m'éveille donc pas, je t'en conjure; parle bas. »
 
Cette protestation mélancolique témoigne assez du patriotisme de Michel-Ange, et révèle clairement ce qu'il pensait des maîtres de sa patrie.
 
Cependant le duc d'Urbin pressait Michel-Ange d'achever le tombeau de Jules II, et Clément VII, dans le même temps, projetait de lui faire peindre à fresque les deux petits côtés de la chapelle Sixtine. Il avait choisi pour sujets le jugement dernier et la chute des anges. Michel-Ange avait hâte de terminer le tombeau de Jules II pour trancher sans retour les contestations élevées par les héritiers au sujet de sommes avancées, et s'employait sans relâche à ce travail, lorsque Paul III prit à cœur le projet de Clément VII. Comme Buonarroti différait la nouvelle fresque de la chapelle pour se libérer avec le duc d'Urbin, le pape décida le duc à se contenter de trois statues de la main de Michel-Ange, et de trois autres confiées à des sculpteurs habiles. En exécution de ce nouveau marché, le mausolée fut achevé dans l'espace d'une année tel qu'il se voit aujourd'hui dans l'église de Saint-Pierre-aux-Liens.
 
Michel-Ange allait avoir soixante ans lorsqu'il commença le Jugement dernier. Il fit ses cartons et donna lui-même la première couche au mur de la chapelle. Jamais il n'avait eu tant d'ardeur et d'enthousiasme. Vers le milieu de son travail, le pape vint le voir. Il avait avec lui son maître des cérémonies, messire Blaise de Cesene, qui, ne comprenant rien à la confusion des damnés, se prit à dire que la vue de cette peinture était bonne tout au plus pour les tavernes et les mauvais lieux. A peine l'aristarque eut-il le dos tourné que Michel-Ange le peignit sous la figure de Minos avec des oreilles d'âne. Messire Blaise se plaignit au pape, qui se contenta de lui répondre : « Vous savez que j'ai tout pouvoir dans le ciel et sur la terre, mais je ne puis vous tirer de l'enfer; ainsi donc restez-y. »
 
Comme il approchait de la fin de son Jugement, il se laissa tomber d'un échafaud et se blessa grièvement à la jambe. Son humeur, habituellement sombre, s'aigrit tout à coup au point qu'il ne voulut parler à personne de sa blessure, et s'enferma, résolu à se laisser mourir. Baccio Rontini, son médecin et son ami, après avoir inutilement frappé à sa porte, parvint enfin jusqu'à lui par des détours sans nombre, et ne le décida qu'avec peine à prendre soin de lui-même.
 
Ce découragement, cette subite résolution de mourir s'expliquent, selon ses biographes, par la lecture habituelle des prophètes qu'il ne quittait plus depuis le commencement de son travail et qui remplissaient son ame d'images plaintives et désolées.
 
Malgré les critiques nombreuses qui ne manquèrent pas au Jugement dernier, Paul III, ayant construit au Vatican la chapelle Pauline, pria Michel-Ange de la décorer. La basilique de Saint-Pierre demeurait inachevée depuis la mort de Bramante. San-Gallo, chargé de continuer ce monument, n'avait eu que le temps de modifier fastueusement le projet primitif. Michel-Ange, après avoir étudié attentivement le projet de San-Gallo, fit un nouveau dessin, et réduisit l'église à la forme d'une croix grecque. Il supprima un grand nombre de détails et diminua le poids de la coupole. En 1546, il reçut de Paul III un bref qui l'autorisait à réformer librement l'ouvrage de ses prédécesseurs, et défendait sous des peines sévères de rien changer au nouveau plan. Il refusa généreusement l'offre d'un traitement annuel de six cents écus romains, et travailla pendant dix-sept années sans autre but, sans autre récompense que l'accomplissement de sa pensée. Il fortifia pour la troisième fois les piliers de la coupole; il couronna les arcs d'un nouvel entablement ; enfin il acheva ce vaste dôme, projeté, il est vrai, par Bramante, mais qui menaçait de ne jamais sortir entier du génie impuissant de l'inventeur. Par le choix sévère des ornemens, il se montra supérieur à San-Gallo, qui avait entassé dans ses dessins un nombre infini de détails contradictoires. Il fonda l'harmonie et l'unité dans le désordre et la confusion. Il prouva qu'il savait plus que Bramante; en corrigeant les imaginations frivoles de San-Gallo, il montra que la force n'éclate pas moins par la modération que par la prodigalité.
 
Tous les grands architectes étaient morts. Michel-Ange restait seul; le sénat n'hésita pas à lui confier les travaux du Capitole. Le palais des Conservateurs, l'une des ailes du Capitole, a été construit sur ses dessins.
 
Jules III, malgré les intrigues du parti de San-Gallo, le continua dans ses fonctions d'architecte de Saint-Pierre. Il lui confia aussi l'entreprise de sa villa, nommée Papa Giulio, et qui fut plus tard achevée par Vignole.
 
Florence et Rome se disputaient Michel-Ange. Le grand-duc le pressait de terminer la chapelle et la bibliothèque de Saint-Laurent. Le pape le retenait à Rome pour l'achèvement de Saint-Pierre. Buonarroti s'excusa auprès du grand-duc de Toscane sur les infirmités de sa vieillesse. Cependant, comme ses compatriotes voulaient élever dans la rue Giulia un temple en l'honneur de saint Jean des Florentins, il leur donna le choix entre cinq projets. Ils avaient préféré le plus riche, il leur dit avec une fierté naïve « Si vous l'exécutez, vous aurez un temple tel que les Grecs et les Romains n'en eurent jamais. » Malheureusement les fonds vinrent à manquer, et l'ouvrage ne fut pas terminé.
 
En 1557, Michel-Ange, après avoir achevé les grandes voûtes des nefs de Saint-Pierre, arrêta le modèle en bois de tout ce qui restait à faire, et prit soin d'y marquer toutes les mesures dans le plus grand détail. Sa volonté fût religieusement respectée dans tous les travaux de la coupole. Outre cette grande entreprise, qui suffirait à sa gloire, il fit encore plusieurs travaux d'architecture, la façade de la porte del Popolo, qui est hors la ville, la porta Pia; il restaura la grande salle des Thermes de Dioclétien.
 
Comme il allait s'affaiblissant de jour en jour, il demanda un suppléant pour Saint-Pierre. L'intrigue fit nommer à cette place Nanni di Baccio Bigio, qui plusieurs fois déjà avait prouvé son incapacité. Michel-Ange, après l'avoir gourmandé sur un pont inutile que ce dernier avait fait construire pour le service de la coupole, alla trouver le pape, qui renvoya Nanni et nomma, pour suivre les travaux, Vignole et Pierre Ligorio.
 
Depuis quelque temps on prévoyait la fin de ce grand homme. Une fièvre lente lui annonça que sa mort ne tarderait pas. Il appela son neveu, Léonard Buonarroti, et lui dicta son testament en peu de mots. « Je laisse mon ame à Dieu, mon corps à la terre, mes biens à mes parens les plus proches. » Il mourut le 15 février 1564, à l'âge de quatre-vingt-dix ans. On le porta dans l'église des Saints-Apôtres, où le pape avait décidé que son tombeau serait placé, en attendant qu'il en eût un dans la basilique de Saint-Pierre. Le grand-duc de Florence fit déterrer secrètement le corps, qui fut transporté dans sa patrie. Un catafalque magnifique fut dressé dans l'église de Saint-Laurent, sépulture des grands-ducs. Benedetto Varchi prononça l'oraison funèbre. Le grand-duc fournit à Léonard Buonarroti tous les marbres nécessaires pour l'achèvement du mausolée projeté par Vasari. Trois sculpteurs florentins, Jean dell' Opera, Batiste Lorenzi et Valerio Cioli exécutèrent en ronde bosse, pour le sarcophage, les figures de l'Architecture, de la Peinture et de la Statuaire. Vasari couronna le monument par le buste de son maître.
 
Le palais Buonarroti, à Florence, toujours habité par les descendans de Michel-Ange, renferme une galerie où sont représentés, de la main des meilleurs maîtres de Florence, les principaux traits de la vie de cet homme illustre.
 
On a de lui plusieurs paroles dans le goût antique. Vasari l'entretenait un jour de la joie de Léonard Buonarroti, son neveu, à l'occasion de la naissance d'un fils. « Je ne vois pas, lui répondit Michel-Ange, qu'il faille tant se réjouir de la naissance d'un homme, ni faire tant de fêtes à cette occasion. Ces fêtes et cette joie, on devrait les réserver pour la mort de l'homme qui a bien vécu. » - Il y a dans les Tristes d'Ovide une pensée pareille. - Comme un prêtre de ses amis lui reprochait de ne s'être pas marié : « De femme, répondit-il, j'en ai encore trop d'une pour le repos de ma vie; c'est mon art. Mes enfans, ce sont mes ouvrages. Cette postérité me suffit. Laurent Ghiberti a laissé de grands biens et de nombreux héritiers; saurait-on aujourd'hui qu'il a vécu, s'il n'eut fait les portes de bronze du baptistère de Saint-Jean? Ses biens sont dissipés, ses enfans sont morts. Mais les portes de bronze sont encore sur pied.
 
Vers la fin de sa vie il était tombé dans une mélancolie profonde, voici ce qu'il écrivait :
 
« Porté sur une barque fragile au milieu d'une mer orageuse, je termine le cours de ma vie; je touche au port où chacun vient rendre compte du bien et du mal qu'il a fait. Ah ! je reconnais bien que cet art, qui était l'idole et le tyran de mon imagination, la plongeait dans l'erreur.
 
« Pensers amoureux, imaginations vaines et douces, que deviendrez-vous maintenant que je m'approche de deux morts, l'une qui est certaine, l'autre qui me menace? Non, la sculpture, la peinture ne peuvent suffire pour calmer une ame qui s'est tournée vers toi, ô mon Dieu, et que le feu de ton amour embrase. »
 
On sait les magnifiques pensées inspirées à l'un de nos poètes les plus vrais et les plus purs par la lecture de ce touchant sonnet; tout le monde a lu les pieux encouragemens donnés aux grands artistes qui doutent d'eux-mêmes et de l'avenir par l'auteur des « Consolations''.
 
Il serait curieux de connaître quel jour, à quelle occasion Michel-Ange écrivit ce lamentable sonnet. Les déceptions de l'amour humain l'avaient-elles rendu plus exigeant envers ses études chéries? Demandait-il aux travaux de son art les joies qu'il ne pouvait plus trouver dans la tendresse et l'effusion? Etait-ce un souvenir de Vittoria Colonna, qu'il aima si long-temps d'un amour chaste et divin, et dont il pleura la mort avec des larmes si désespérées?
était-ce en mémoire de cette magnifique vision si tôt effacée qu'il gourmandait son génie impuissant à le consoler?
 
Redemandait-il à Dieu une ame généreuse et grande où se reposer de sa gloire? Se plaignait-il, comme le législateur hébreu, de la solitude puissante et morne de son génie? Ce bonheur qu'il appelait de ses vœux, n'était-ce pas de réfléchir, sur un nom qu'il n'osait rappeler, les splendides rayons de sa renommée? Ah! sans doute il ne se défiait pas de sa gloire, mais il se plaignait à Dieu d'être seul.
 
Dans ses fréquens accens de tristesse, il se plaisait à couvrir de dessins lugubres les marges de la Divine Comédie. Il suivait à la trace l'austère imagination d'Alighieri. Le temps nous a envié ces précieuses improvisations. L'exemplaire qu'il avait orné de ses compositions a péri malheureusement dans le naufrage d'un navire qui allait de Livourne à Cività-Vecchia.
 
Michel-Ange était recherché des grands, mais fuyait volontiers leur société; il compta parmi ses amis les plus illustres personnages de son temps, et surtout quelques-uns de ses élèves tels que Rosso, Daniel de Volterre, Pontormo, Vasari. Parfois il se plaisait dans la société d'artistes médiocres, comme Menighella et Topolino, faiseurs et vendeurs d'images.
 
A 85 ans, il perdit un fidèle serviteur, appelé Urbain, qu'il avait près de lui depuis le siège de Florence. Voici ce qu'il écrivait à Vasari en réponse aux consolations que son élève lui avait envoyées.
 
« Messire George, mon ami, je ne puis que vous écrire mal; cependant il faut que je vous réponde. Vous savez comment Urbain est mort. C'est pour moi une faveur de Dieu, en même temps que le plus grand des malheurs : une faveur, puisque l'exemple que j'ai reçu en voyant mourir un si honnête homme, m'apprend, non pas seulement à mourir, mais à désirer la mort. Il fallait après vingt-six années me voir séparé d'un serviteur si rare et si fidèle. Avec quel plaisir je l'avais enrichi ! et quelle était ma joie de penser qu'il serait le soutien de ma vieillesse ! Maintenant je n'ai plus d'autre espoir que de le revoir dans l'autre vie. J'ai un gage de son bonheur dans la manière dont je l'ai vu mourir. Ce qui affligeait mon Urbain, ce n'était pas de cesser de vivre, c'était de me laisser dans mes infirmités au milieu d'un monde méchant et trompeur. Il est vrai qu'il emporte avec lui la meilleure partie de moi-même et tout ce qui me reste n'est plus que misère et que peine. Je me recommande à vous. »
 
N'y a-t-il pas dans la pieuse tendresse qui éclate à chaque ligne de cette lettre une réponse victorieuse à ceux qui ont accusé Michel-Ange d'égoïsme et d'insociabilité? Faut-il s'étonner s'il répugnait le plus souvent aux frivoles causeries et aux bourdonnemens tumultueux qui, de son temps comme aujourd'hui, s'appelaient le monde ?
 
La société habituelle de Michel-Ange, c'était le souvenir des ouvrages qu'il venait d'achever, l'espérance ardente, la conscience anticipée de ceux qu'il rêvait et qu'il commencerait le lendemain. Dans le livre de sa vie, les feuillets où il n'a pas inscrit glorieusement son nom sont rares et peuvent se compter. Le seul amour humain qui l'ait distrait des créations de son génie, Vittoria, est enveloppé d'un voile mystérieux comme la Béatrice d'Alighieri. Et puis qui sait? Pourquoi reculer devant une conjecture qui semble cruelle et qui n'est que vraie? Peut-être a-t-il découvert dans ces larmes inconsolables qui suivent les grandes pertes des secrets que le bonheur ne lui eut jamais révélés? Peut-être l'âpreté de la vie réelle l'a-t-elle forcé de s'élever plus haut et plus loin dans les régions de la pensée. - Il y a, je le sens, dans cette manière d'interpréter la douleur et de l'exploiter à son profit, un égoïsme affligeant et honteux aux yeux de la foule. Mais l'intelligence profonde et complète des pleurs qui ne tarissent pas n'a jamais dispensé les ames sérieuses de la sympathie et de la plainte. Il y a ce mois-ci deux cent soixante-dix ans que Michel-Ange est mort : l'homme est aujourd'hui ce qu'il était de son temps; or, il faudrait avoir bien peu vécu pour n'avoir pas vérifié par soi-même sur ses amis les plus chers, sur les génies illustres qu'il nous a été donné d'approcher, cette loi sévère et inflexible dont je parlais tout-à-l'heure; il faudrait avoir commencé d'hier à sentir et à comprendre pour ignorer comme se réalisent la plupart des révolutions de la pensée, pour ne pas entrevoir sous le voile des images dont le poète nous éblouit les poignantes douleurs dont l'homme se souvient; sans Maria Chaworth, sans Béatrice, sans Vittoria Colonna, aurions-nous le ''Pèlerinage, la Divine comédie, et le Jugement dernier? ''
 
 
<center>II</center>
 
C'est une chose éternellement regrettable que Michel-Ange n'ait pas réalisé le mausolée de Jules II, tel qu'il l'avait d'abord conçu. Ce que nous avons ressemble si peu à ce que nous aurions eu, qu'on ne peut trop maudire le duc d'Urbin et ses co-héritiers, qui, par leurs mesquines chicanes, ont arrêté l'exécution définitive et complète de ce magnifique projet.
 
Le mausolée devait offrir un massif quadrangulaire, orné de niches où auraient été des Victoires, décoré par des Termes faisant pilastres, auxquels eussent été adossées des figures de captifs. Il devait supporter un second massif plus étroit autour duquel eussent été placées des statues colossales de prophètes et de sibylles. Le tout devait être couronné, par retraites, d'une masse pyramidale où auraient trouvé place des bronzes et d'autres figures allégoriques.
 
Condivi et Vasari varient sur quelques détails de ce mausolée. Mais, d'après la description qu'ils en ont laissée, il est permis de croire que cette grande pensée littéralement réalisée eût été le chef-d'œuvre de Michel-Ange; car la sculpture, il l'a dit en mainte oc¬casion, était son art de prédilection : les beautés sans nombre qui se rencontrent dans la chapelle Sixtine et dans le Jugement dernier sont plutôt sculpturales que pittoresques.
 
N'est-il pas singulier que dans une carrière de soixante-dix ans toute remplie de travaux, de volontés persévérantes, d'études assidues, de veilles ardentes et courageuses, un homme, qui fut le premier artiste de son temps, n'ait pas trouvé moyen d'achever, de produire, et d'armer pour une vie durable une idée qui, pour sa conscience, exprimait à la fois la forme la plus exquise de la reconnaissance et de la beauté? Il avait dû à Jules II sa première gloire; il voulait baptiser du nom de son bienfaiteur l'œuvre la plus imposante de sa vie.
 
L'explication allégorique de ce mausolée, telle que nous la trouvons dans Vasari, est bizarre et tourmentée; mais qu'importe? Et puis, qui nous assure que cette explication appartient en propre à Michel-Ange? Ce qui frappe tous les esprits sérieux dans ce poème de marbre tel que nous venons de l'esquisser, c'est le symbole éclatant de l'église militante. Des prophètes et des victoires ! voilà ce que Michel-Ange avait trouvé de mieux pour éterniser la mémoire de Jules II. Pourquoi des sibylles à côté des prophètes? Pourquoi cette confusion adultère des traditions païennes et du génie chrétien? Pourquoi? C'est que l'enthousiasme du siècle pour l'antiquité était tiède encore d'une découverte récente, c'est que Michel-Ange était né vingt-un ans seulement après la prise de Constantinople, c'est que les Grecs fugitifs avaient apporté dans l'Italie catholique leurs dieux, leur langage et leurs rêveries. C'est qu'il y avait à Florence une école de néoplatonisme qui recommençait les mystiques enseignemens d'Alexandrie. Quand les convives des Medici commentaient le Phédon, les sibylles et les prophètes n'exprimaient qu'une même pensée, la sagesse prévoyante. Pour les hôtes érudits de Laurent-le-Magnifique, la loi chrétienne était une transformation morale de la philosophie antique, plus pure, plus exquise, plus applicable, mais d'une vérité à peu près équivalente.
 
Les mausolées de la famille Médici ont eu le même sort que le tombeau de Jules II. Dans le projet primitif, la chapelle sépulcrale devait recevoir quatre monumens. On n'en voit que deux à Florence. Mais au moins les deux que nous avons sont achevés en entier de la main de Michel-Ange. Au bas de la statue de Julien on voit les figures allégoriques de la Nuit et du Jour, et au pied de celle de Laurent le Crépuscule et l'Aurore. À ce propos la critique n'a pas été avare de chicanes et de controverses. Elle s'est demandé comment le marbre pouvait figurer de pareilles allégories. Et en effet il faut un peu de complaisance pour deviner la pensée de l'auteur, si toutefois une pareille pensée lui est jamais venue, ce qui me semble au moins improbable. Les figures sont très belles, voilà ce qui est constant. La Nuit n'est pas difficile à reconnaître, si tant est que ce soit la Nuit, au sommeil qui incline sa tête, et à l'oiseau placé sous la cuisse gauche. Le Jour, avec son attitude vigoureuse et calme, peut signifier le repos du laboureur sous le soleil de midi. Le Crépuscule a revêtu les traits d'un homme de cinquante ans, dont les forces ne s'éteignent pas encore, mais dont l'ardeur s'attiédit. Pour l'Aurore, si c'est elle, sa jeunesse et sa grace pudique suffisent à la révéler.
 
Misérables niaiseries que tout cela ! Michel-Ange n'a peut-être nommé ces figures que pour insulter aux gloseurs de son temps; il leur a donné, comme une énigme à résoudre, ce qui, pour lui-même, n'avait pas de sens arrêté. Il a sculpté, selon sa pensée, selon sa libre fantaisie, le marbre qu'il avait sous le ciseau. Pourquoi ces quatre figures plutôt que d'autres? Je ne sais. Le savait-il lui-même? Un souvenir, un rêve, en fallait-il davantage pour décider le sexe et l'âge, l'attitude et le geste des figures qu'il voulait? Et quand il serait prouvé que les deux mausolées de Julien et de Laurent sont vraiment ornés de figures signifiant les quatre parties du jour, où serait l'intention du statuaire?
 
Michel-Ange faisait-il allusion à l'éternité de la tristesse florentine? mais sa réponse au quatrain gravé au-dessous de la Nuit? Il ne faisait pas de ces deux morts, que le caprice de son ciseau a honorés d'un chef-d'œuvre, une estime bien haute.
 
Pour moi, je me contente d'admirer et me soucie fort peu de pénétrer le symbole enveloppé sous ce marbre divin.
 
Le ''Bacchus'' et le ''David'', ouvrages de la jeunesse de Michel-Ange, sont une sorte de transition entre ses études et la décision ultérieure de son génie. Une ''pietà'', groupe religieux composé d'une Vierge et d'un Christ, a beaucoup occupé les beaux esprits de son temps. Le Christ mourant a réellement l'âge indiqué par ses biographes, et Marie, au dire des connaisseurs, était trop jeune pour avoir un fils de cet âge. Condivi nous a conservé une longue apologie qu'il tenait de la bouche même de Michel-Ange, et qui expliquerait par la chasteté la jeunesse surnaturelle de Marie. Je ne suis pas très sûr que Michel-Ange fût de bonne foi lorsqu'il se justifiait auprès de Condivi. Le Christ est arrivé en effet à la virilité, mais je ne vois pas pourquoi l'auteur eut pris sérieusement la peine d'autoriser cette fantaisie toute naturelle par un commentaire théologique auquel peut-être il n'avait jamais songé dix minutes avant d'en prononcer le premier mot. Cette pietà est, au reste, un de ses ouvrages les plus achevés.
 
Un Christ debout auprès de sa croix, dit le ''Christ aux liens'', exécuté pour Antonio Metelli, fournirait aux académies le sujet de plusieurs leçons très éloquentes sur l'expression religieuse et sur les convenances du christianisme dans la sculpture. Le professeur, après avoir reconnu dans la tête de ce morceau la résignation et la souffrance, blâmerait sans doute, au nom de saint Luc ou de saint Mathieu, l'élégance mondaine et la profane santé du torse et des jambes. Sans doute, si Condivi l'en eut pressé, Michel-Ange ne se fût pas fait faute d'une nouvelle exégèse. Il aurait pu répondre à son auditeur officieux que la douleur, chez le sauveur du monde, n'excluait pas la beauté; peut-être bien qu'en feuilletant les pères de l'église il eut trouvé des textes favorables à son opinion. Mais ce qui démontre surabondamment que Michel-Ange, en traitant le Christ dans le style de l'antiquité païenne, n'agissait pas à l'étourdie, c'est qu'il a fait pour la chapelle sépulcrale des Medici une autre ''pietà'', placée entre les deux mausolées, qui ne laisse rien à désirer aux casuistes les plus scrupuleux. L'âge de l'enfant et celui de la mère s'accordent sans difficulté. D'ailleurs Antonio Salamanca nous a conservé deux dessins faits pour Vittoria Colonna, un ''Christ en croix'' et une ''Descente de croix'', où les traditions chrétiennes ne pourraient rien reprendre. Deux autres dessins, le Christ mort et le Christ flagellé, composés par Michel-Ange, et confiés au pinceau de Sebastiano del Piombo, compléteraient encore notre pensée, s'il en était besoin.
 
Mais le chef d'œuvre statuaire de Michel-Ange, ce qui le place dans l'art moderne au même rang que Phidias dans l'art antique, c'est la statue de Moïse, l'une de celles du tombeau de Jules II; des quarante figures projetées pour ce magnifique mausolée, il n'y a eu d'exécutées qu'une Victoire, qui est à Florence, deux captifs, que nous avons au musée d'Angoulême, et le Moïse qui se voit à Saint-Pierre-aux-Liens. J'ai vu de ce morceau un beau dessin rapporté de Rome, dans les cartons de M. Chaponnière.
 
Je ne veux pas m'arrêter à relever les critiques mesquines adressées au Moïse depuis deux siècles. Je reconnais volontiers que la statue, très belle dans l'état où nous la voyons aujourd'hui, n'eut pas été plus mauvaise si Michel-Ange avait consenti à couvrir cette figure du costume hébraïque. Mais après cet aveu, qui, à la réflexion, n'a pas grande importance, il faut dire que l'impression générale produite par ce morceau est un mélange de tristesse et de vénération, un saisissement religieux, un frisson de pieuse extase. Il y a dans le style et l'aspect du législateur hébreu quelque chose de majestueux et d'inaccoutumé que la pratique de l'art la plus savante et la plus profonde ne suffit pas à révéler. On peut blâmer tout à son aise les gaucheries bizarres ou les ignorances puériles qui éclatent dans l'ajustement de la draperie. Ce serait perdre son temps que de vouloir défendre ce qui importe si peu à la gloire de l'artiste. Il y a dans le Moïse une beauté plus qu'humaine, une beauté divine, éternelle, qui se passe très bien de la convenance extérieure, de la vérité relative que les livres enseignent à la foule; le regard austère et recueilli de cet homme, qui a vu Dieu, qui lui a parlé, et qui, après avoir pris ses ordres, a conduit son peuple au but désigné, renferme une puissance inexplicable, le souvenir encore présent de la divine parole, un dédain superbe pour la multitude mutine, et en même temps une résignation entière, une abnégation absolue, un dévouement sans réserve.
 
Ce qui étonne surtout dans le Moïse, c'est la simplicité des moyens employés par l'artiste, c'est la vérité des ligues, l'attitude naïve du personnage. C'est un marbre qui pense, qui prévoit, qui se parle à lui-même, qui cherche parmi les flots confus des siècles évanouis la destinée des siècles à venir, qui épie l'ombre de sa pensée et s'y repose; c'est une urne qui n'est pas encore dieu, mais qui n'est plus homme; qui a connu la souffrance pour la comprendre et la secourir, mais qui a dû ignorer les passions et les misères de la vie commune. De ces orbites profonds, de ces paupières d'où le regard déborde et plonge si avant dans les choses qui ne sont pas encore, des larmes ont dû couler, mais des larmes généreuses et sympathiques. Moïse a pleuré, mais pleuré sur les plaies qu’il ne pouvait cicatriser. Si parfois il s’est agenouillé pour prier Dieu de le reprendre et de le rappeler à lui, il a bientôt rougi de cette faiblesse passagère. Il s’est relevé de cette invocation plus courageux et plus fort ; il s’est promis de ne plus implorer le ciel que pour l’ignorance aveugle ou le vice entêté.
 
Il est vieux, et la neige de sa chevelure laisse déjà soulever au vent ses flocons éclaircis. Mais comment a-t-il vieilli ? A-t-il connu des années plus jeunes et moins sages ? Les rides qui se lisent à son front sont-elles demeurées après les épreuves tumultueuses comme le limon et le gravier après les flots fangeux? A-t-il vécu avant de savoir? N'est-il pas sorti des mains de Dieu plein de sagesse et d'années?
 
La tristesse empreinte sur ses traits n'est pas, comme chez les vieillards humains, le regret des facultés éteintes, la jalousie impuissante des joies qui échappent au sang attiédi, l'amère et injuste satire de la jeunesse agile qui demeure; non : c'est la science qui s'interroge, qui voudrait corriger les choses mauvaises et qui ne le peut; c'est le sage assis au port qui voit les voiles englouties sous l'écume blanchissante, qui fait signe au pilote égaré, et qui gémit sur l'inévitable naufrage; c'est le génie contemporain de plusieurs générations, qui espérait de jour en jour que les fautes des ancêtres, semées dans le malheur et la désolation, mûriraient, chez la postérité plus docile, en prévoyance et en piété, et qui s'afflige de son espoir déçu.
 
Où Michel-Ange a-t-il pris la divine figure de son Moïse? où s'est-il inspiré? Est-ce dans la lecture de l'Exode? Mais comment s'est donc perdu le sens de ce beau livre? Avec quels yeux, avec quelles pensées l'élève de Ghirlandaio lisait-il le Pentateuque? Y avait-il dans sa vie un secret que nous ne savons pas? Dans ses promenades solitaires, dans ses longues nuits sans sommeil, a-t-il eu des visions ignorées de son siècle, et qui lui apprenaient à le dominer? Questions folles et sombres! Études obscures et sans issue ! Il a vu de bonne heure que la vie réelle ne valait rien, il s'est retiré du bruit et des vaines paroles pour s'abriter dans les loisirs laborieux et les paisibles méditations; en se souvenant, il a deviné. Un jour, las de savoir, il a voulu, et sous sa volonté puissante le marbre est devenu Moïse, comme le gland devient chêne sous le soleil et la rosée.
 
Michel-Ange était venu à l'une de ces époques heureuses qui ne se retrouvent qu'à de lointains intervalles dans l'histoire humaine. Il arrivait pour achever, pour couronner glorieusement l'œuvre commencée par Luca della Robbia et Ghiberti. Était-il plus grand qu'eux parce qu'il est monté plus haut? Était-il plus fort parce qu'il a continué le chemin qu'ils avaient ouvert? Parce que le sable affermi sous leurs pas a gardé l'empreinte de ses pieds, faut-il croire qu'il marchait d'un autre pas que ses devanciers? Sans doute Michel-Ange domine Ghiberti; mais Ghiberti, venu le dernier, eut peut-être été Michel-Ange.
 
J'ai dit que l'auteur de Moïse occupe dans la sculpture moderne le même rang que Phidias dans l'art antique. Tous deux en effet ont eu le bonheur singulier de résumer sous une forme idéale et complète les études ébauchées avant leur venue. Il y a vingt-deux siècles, la veille du jour où naquit Phidias, Egine, Argos et Sicyone avaient des écoles célèbres, et ces écoles avaient préparé le Parthenon. Au temps de Phidias, comme au temps de Michel Ange, l'imagination humaine attendait un génie prédestiné. Ageladas et Polyclète avaient joué le rôle de Luca et de Ghiberti; la sculpture éginetique a frayé la route à la sculpture athénienne, comme les portes du baptistère de Florence au mausolée de Jules II.
 
Parmi les œuvres de Phidias, le Jupiter olympien, qui a péri dans les désastres du Bas-Empire, sans doute au commencement du XIIIe siècle, mais dont Rome possède une copie admirable, présente avec le Moïse plusieurs points de comparaison. Phidias s'est inspiré d'Isomère, comme Michel-Ange s'est inspiré de la Bible. Tous deux ont voulu produire, sous une forme achevée, la plus haute puissance de la pensée. Le dieu grec et le prophète hébreu, sortis de l'ivoire et du marbre, exprimaient un même dessein, une idée commune, le génie calme et contenu.
 
Mais Phidias procède par une méthode plus absolue et moins savante; il s'en tient aux plans généraux, aux grandes divisions du masque humain. Il possède admirablement la topographie du visage; il la pétrit puissamment, il la fait sienne; il la métamorphose et l'idéalise; il l'ennoblit et l'élève; il corrige et supprime toutes les réalités pauvres et mesquines; il efface, il creuse librement; en fouillant l'homme, il trouve Dieu.
 
Michel-Ange est plus savant. Son prophète, qui n'est que l'interlocuteur de la Divinité, est une œuvre plus difficile et plus dispendieuse pour son courage que le Jupiter de Phidias. Michel-Ange a vu les muscles du visage, il a étudié le mécanisme et le secret des rides et des plis que Phidias avait aperçus, mais qu'il n'avait pas décomposés. Il serre la nature de plus près, il engage avec elle une lutte haletante; sa victoire lui coûte plus cher.
 
Au premier aspect le masque du Jupiter est plus harmonieux et plus pur que celui de Moïse. Il est plus simple et paraît plus grand. Mais à mesure que le regard plus attentif surprend dans le marbre florentin toutes les richesses que l'artiste y a prodiguées, il s'étonne et saisit bientôt l'harmonie complexe, mais une, qui domine et rallie tous les parties de ce grand ouvrage. Les impressions successives, qui d'abord semblaient introduire dans l'effet de ce morceau une diversité discordante, finissent par se confondre dans une impression générale et grave; il y a plus à voir, mais on voit aussi bien.
 
Qu'on prenne aux mêmes époques une autre expression de la fantaisie, la poésie dramatique par exemple, Sophocle et Shakspeare ; le poète de Stratford venait de naître comme le statuaire de Chiusi venait de mourir.
 
Eh bien ! la tragédie grecque ressemble à la tragédie anglaise, comme la sculpture grecque ressemble à la sculpture florentine. L'élégie mélodieuse suffit au théâtre d'Athènes; il faut à la cour d'Élisabeth des passions plus vives, plus savamment étudiées. Électre et Othello, c'est toujours le même chant, mais sur un clavier plus étendu, sur des touches plus sonores.
 
Les statues de Michel-Ange sont en petit nombre; nous devrions nous en étonner si ses biographes n'avaient pris soin de nous apprendre comment il travaillait le marbre. Rarement lui arrivait-il d'arrêter une esquisse qui put servir de modèle à son ciseau. Il ébauchait en cire l'attitude et le geste de son personnage, puis, sans plus de souci, il entamait le bloc hardiment, se fiant à lui-même pour trouver l'espace et la matière des mouvemens de sa figure. Souvent le marbre lui jouait de mauvais tours : les deux captifs que nous avons à Paris ne sont pas achevés. Parfois aussi l'impatience et le désappointement brisaient l'œuvre commencée : c'est ainsi que nous avons perdu une ''pietà'' dont le marbre indocile trahissait la volonté de l'artiste.
 
Si l'on se demande quel est le caractère général de la sculpture de Michel Ange, si l'on cherche dans tous les marbres qu'il a laissés inachevés ou complets la faculté dominante de son génie, il n'y a, je crois, qu'une réponse : l'action.
 
Et je n'entends pas seulement parler des mouvemens musculaires si admirables dans ses deux captifs, ni des attitudes si vraies des figures allégoriques qui ornent les mausolées de Saint-Laurent; je comprends sous cette dénomination le ''Moïse'' et le ''Penseur'', aussi bien que les figures que je viens d'indiquer.
 
Nous avons de lui un dessin fait pour Tommaso de Cavalieri, ''Titius gigas, à vulture laceratus'', exécuté en bas-relief dans la villa Borghese, par un artiste inconnu, qui réunit au plus haut point toutes les ressources de cette éminente faculté ; mais dans les œuvres qu'il a pris soin de réaliser lui-même, c'est à coup sûr celle qui dépasse toutes les autres. Lorsqu'il exagère, il ne fait qu'agrandir la vérité, il ne la méconnaît pas.
 
 
<center>III</center>
 
La voûte de la chapelle Sixtine et le Jugement dernier, exécutés à de lointains intervalles, sont une étude curieuse sous le double rapport de l'invention et de l'exécution. Quoiqu'on y retrouve sous une forme éclatante les qualités que j'ai signalées dans la sculpture de Michel-Ange, cependant ces qualités se révèlent diversement dans la voûte et dans le Jugement dernier.
 
Voici quelle est la disposition de la voûte.
 
Michel-Ange a divisé le plafond en neuf compartimens, dans chacun desquels il a peint un sujet tiré du Vieux Testament, à savoir : 1° Dieu séparant la lumière des ténèbres; 2° Dieu créant le soleil et la lune, la terre et les fruits qui la couvriront; 3° Dieu commandant aux eaux de devenir habitables; 4° la création d'Adam; Dieu entouré d'anges étend son bras droit, comme pour communiquer à la forme créée le principe vital; 5° la création d'Ève; 6° la perte du paradis; 7° le sacrifice de Caïn et d'Abel; 8° le déluge; 9° l'ivresse et la honte de Noé.
 
Au-dessous de l'entablement figuré qui sert de limite au plafond de la voûte, Michel-Ange a placé quarante-huit figures d'enfans, groupés deux à deux, dans des attitudes variées, et soutenant la corniche comme des cariatides. Entre ces figures il a mis douze prophètes et sibylles, de grandeur colossale, alternativement disposés. Au-dessus des fenêtres, dans les compartimens appelés lunettes, sont quatorze compositions, et un égal nombre de tablettes, portant les noms dont se compose la généalogie du Christ; et dans les espaces triangulaires que donne l'épaisseur du mur, immédiatement au-dessus des lunettes, l'artiste a placé huit compositions tirées de la vie domestique. Aux quatre coins de la voûte sont représentés le miracle du serpent d'airain, l'exécution d'Aman, la mort de Goliath, et la trahison de Judith. - Il faut ajouter dix médaillons contenant des sujets historiques, et plus de cinquante figures isolées qui servent d'ornement.
 
La difficulté capitale des sujets que j'ai indiqués, c'est le caractère surnaturel des personnages. Sans doute chaque peintre, selon son génie, pourra écrire avec d'autres lignes, avec d'autres couleurs, ces poèmes dont la Bible nous a donné le scénario. Mais la première loi, la loi souveraine qui doit présider à ces inventions, c'est la simplicité. Or il est impossible de pousser plus loin que Michel-Ange, dans la chapelle Sixtine, la grandeur qui résulte de la simplicité.
 
Les sujets de la Genèse sont traités avec une naïveté majestueuse, à laquelle je ne puis comparer que les paroles mêmes du Pentateuque. Chacune de ces compositions, individuellement étudiées, offre des attitudes si vraies, des gestes si clairs, qu'on se demande s'il est possible que ces figures aient joué autrement le rôle qui leur est attribué.
 
L'opinion générale est que Michel-Ange se complaisait exclusivement dans les mouvemens bizarres et tourmentés. La voûte de la chapelle Sixtine répond haut et ferme à ceux qui voudraient faire de cet accident de son talent une accusation contre l'ensemble de ses œuvres. La naissance d'Eve, telle que Michel-Ange nous la représente, n'offre à l'oeil que des lignes harmonieuses et douces. Le sacrifice offert à Dieu par Abel et Caïn se distingue par une grace exquise. L'ivresse de Noé, qui semblait naturellement se prêter aux mouvemens désordonnés, est traitée avec une gravité qui défie tous les reproches.
 
Dans les scènes de la vie domestique, il a su élever jusqu'à la plus haute poésie les détails qui semblaient exclus du domaine de l'invention.
 
Les sibylles et les prophètes de la chapelle Sixtine se placent d'emblée à côté du Moïse, par la majesté surnaturelle des figures; quand une fois on a vu ces étranges visages, on ne peut les oublier. Il reste au fond de la mémoire une impression d'étonnement et de frayeur qui se mêle à tous les rêves, et qui frappe de mesquinerie les plus hardies créations qu'on retrouve au réveil. L'énergie et la pensée inscrites sur chacune de ces physionomies prodigieuses sont tellement au-dessus des spectacles ordinaires, qu'on n'a plus que de l'indifférence pour la beauté purement humaine.
 
Mais je dois dire en même temps que ces prophètes, si admirables de tout point, semblent mal à l'aise sur le mur où les a cloués la main de Michel-Ange. Les draperies vives et tranchées, le geste précis, la silhouette découpée avec une singulière crudité, l'ampleur dégagée du mouvement, le relief entier des figures appartiennent réellement à la sculpture. Il n'y a pas un de ces prophètes qui ne fasse regretter l'absence du marbre. On a peine à croire qu'ils soient nés sous le pinceau. Et quand le spectateur est convaincu, il ne renonce pas à son premier souhait, il voudrait toucher de la main ce qu'il a touché des yeux.
 
C'est dans le Jugement dernier, bien mieux encore que dans la voûte de la chapelle Sixtine, qu'on peut surprendre la vocation spéciale de Michel-Ange. Je ne veux pas discuter le témoignage naïvement ignorant de voyageurs tels que M. Simond. Pour avoir étudié pendant longues années les questions économiques et agronomiques, on n'est pas de plein droit connaisseur en peinture. Puisque la qualité des engrais, l'avantage de l'insolation plus ou moins directe ne se devine pas, je ne vois pas pourquoi les problèmes d'un ordre plus élevé se résoudraient à la course. Que M. Simond et quelques milliers de touristes déclarent hardiment qu'ils ne conçoivent rien à l'admiration des artistes pour le Jugement dernier, je n'élèverai pas la voix pour les moraliser. Je me contenterai de leur dire que chacun de nos sens, chacune de nos facultés a besoin d’une éducation individuelle, et qu'ils sont placés entre un dilemme sans réplique : ou bien il leur manque une faculté, ou bien cette faculté est demeurée inerte faute d'une éducation convenable.
 
On a dit que le Jugement n'avait pas d'unité centrale. Je ne partage pas cet avis. L'unité, c'est Dieu qui juge. Les lois ordinaires de la composition pittoresque ne signifient rien pour un pareil sujet. Michel-Ange a divisé le mur de la chapelle en trois zones; en cela il n'a fait qu'obéir aux traditions chrétiennes. Le Purgatoire et l'Enfer sont, il est vrai, des tableaux complets par eux-mêmes aussi bien que le Paradis; mais il y a pour cette trilogie un lien commun et indissoluble, la volonté divine.
 
Ce qui me frappe dans le Jugement, c'est que des morceaux entiers se traduiraient en marbre sans répugnance. Là, plus que jamais, Michel-Ange est sculpteur.
 
 
===Mozart===
 
<center>I</center>
 
Si vous suivez les rives de la belle et rapide Moldau dont les flots se déroulent à grand bruit sous les vertes forêts de la Bohème, vous vous trouverez bientôt dans une vallée formée par sept collines où repose fièrement, comme la vieille Rome sur ses monts, l'antique cité de Prague. En arrivant de Buntzlaw, vous la voyez à vos pieds coupée en deux parts par son large fleuve sur lequel s'élève, dorée par le soleil, la grande statue de bronze de saint Népomucène qu'on aperçoit de partout, à travers le feuillage des îles fleuries et des jardins des villas, entre les tours du Hradschin et les clochers des églises. Jean Welflin, né à Népomuc, était un ancien vicaire de l'archevêque de Prague. Le roi Wenceslas voulut un jour l'obliger de révéler le secret de la confession de son archevêque. Sur le refus de Welflin, il fut traîné par une nuit noire sur le pont de la Moldau, et jeté dans le fleuve. Saint Népomucène est le patron et le héros du noble et glorieux pays de Bohème qu'il représente si parfaitement sur ce pont où sa statue est décorée des rubans de plusieurs ordres qu'on renouvelle assidûment. La population aristocratique de Prague ne pouvait pas avoir moins qu'un chevalier et un grand'croix pour son représentant dans le royaume des cieux.
 
Si jamais vous visitez cette pittoresque ville de Prague, quand vous aurez vu le château de Hradschin, sa salle de Wratislaw, sa salle d'Espagne; quand vous aurez parcouru la chapelle de Wenceslas, placé sur votre tête le casque de ce roi-soldat, qui guérit de la migraine; quand vous aurez admiré les beaux tableaux de Lucas Cranach et de Holbein, et les statues de Canova dans la galerie Colloredo; quand vous vous serez arrêté chez les Prémontrés, devant les portraits merveilleux de Zisca et de Ragoczys; après qu'on vous aura montré, sur les dalles du cloître, les pas du prêtre qui refusa de quitter une partie d'hombre pour aller administrer un mourant, et qui revient chaque nuit jouer avec le diable; quand vos regards se seront perdus dans la vallée de Scharka et auront glissé le long de la montagne Blanche, d'où Frédéric, nommé le roi d'hiver, vint lorgner Prague d'un œil d'envie; quand vous aurez tout vu, et les jolies filles de Wischerad, et les fraîches danseuses de file de Hetz, rendez-vous sur le Kohlmarkt, à l'auberge des Trois-Lions, et faites-vous montrer une petite chambre, couverte d'une tenture de serge en lambeaux. Puis gravissez le coteau vineux de Kosohicz, et entrez dans une modeste maison qui appartint jadis à Dussek, où vous trouverez une autre chambre aussi obscure et aussi sale que celle des Trois-Lions. Croyez-moi, Prague n'a rien de plus intéressant à vous montrer que ces deux misérables chambres. C'est là que Mozart écrivit les deux actes de son ''Don Juan''.
 
L'empereur Joseph avait demandé lui-même à Mozart de composer un opéra sur le sujet du ''Mariage de Figaro'' de Beaumarchais, qui occupait toute la France. ''Le Nozze di Figaro'' furent composées et représentées à Vienne dans la même année où fut jouée ''la Cosa rara'' de Martin Spagnuolo. ''La Cosa rara'' fit fureur, et l'opéra de Mozart ne plut guère qu'à l'empereur Joseph. A Prague ce fut autre chose. ''Le Mariage de Figaro'' fut accueilli avec un enthousiasme inouï. On couronna le portrait de Mozart sur le théâtre, ses chants retentirent dans toutes les rues, et l'un des membres les plus distingués de la noblesse alla le trouver à Vienne, et l'invita, au nom de la ville de Prague, à venir composer un opéra parmi ses concitoyens; car Mozart, bien que né à Saltzbourg, en Bavière, était Bohémien, car sa famille était de Prague, et il y vécut lui-même long-temps. Aussi, en bon Bohémien, il disait souvent que ce n'était qu'en Bohême qu'on savait comprendre sa musique.
 
A Paris, comme vous le pensez bien, on comprenait alors encore moins Mozart. ''Le Nozze di Figaro'', traduites en français, y furent données en 1793, époque peu favorable à une pareille musique, il est vrai. Cette musique fut peu goûtée. On la trouva trop forte, trop complète, trop étendue pour un opéra-comique, trop vive et trop légère pour un grand opéra. On en était alors pour l'opéra sérieux aux idées de Quinault, et pour l'opéra-comique, à la musique de Grétry.
 
Mozart s'inquiétant fort peu du goût de Paris, où, disait-il, avec sa franche rudesse, on n'avait ni oreilles pour entendre, ni ame pour comprendre, s'en alla dans sa chère et belle ville de Prague, où il se mit à l'ouvrage. Son ami, l'abbé da Ponte, qui avait arrangé le poème des ''Noces de Figaro'', imagina de fondre dans un seul sujet la nouvelle espagnole de Tirso de Molina, ''Il combidado de Piedra'', le convive de pierre, et la comédie de Molière, connue sous le titre absurde de ''Festin de Pierre''. Il est une vérité que je ne dois pas hésiter à dire, c'est que comme conteur, comme poète, comme poète dramatique surtout, le faiseur de sonnets da Ponte s'est montré, dans cette œuvre, supérieur à tous ses modèles. Je n'excepte pas Molière.
 
On sait avec quelle rapidité Mozart composa son ''Don Juan''. Rossini seul offre l'exemple d'une pareille vivacité de conception et d'une telle vigueur. L'histoire de l'ouverture de Don Juan, contée si souvent, est fort exacte. L'opéra était étudié, il devait être exécuté le lendemain, et cette ouverture n'était pas faite. Mozart était au milieu de ses amis, causant tranquillement; il semblait avoir oublié sa tâche, quand on vint lui demander sa musique, qu'on avait à peine le temps de copier avant la représentation. Il passa dans la chambre voisine, et se mit en devoir d'écrire. Il était minuit quand il commença. Mozart pria sa femme de lui préparer une jatte de punch, et de rester dans la chambre pour le tenir éveillé, en lui contant de ces belles histoires de fées et de revenans que les femmes et les enfans savent conter si poétiquement en Allemagne; et tandis qu'elle lui disait les vieilles légendes bohémiennes du pourfendeur Ezech, de la magicienne Libussa, et de Ludomilla la belle princesse, lui, demi éveillé, demi dormant, bercé par les fées qu'évoquait la douce voix de sa femme, voyant à la fois autour de lui la plaintive Anna, Don Juan , Elvire, et les spectres de la grande légende de Ziska, laissa courir sa plume, et ne s'arrêta que lorsque sa tête, allourdie par le sommeil, tomba sur le papier. L'admirable ouverture de Don Juan était achevée. L'aube blanchissait déjà le sommet de l'église Saint-Veit, la cathédrale de Prague, qui étendait devant la petite chambre de Mozart ses longues galeries dentelées. Il était quatre heures du matin. L'opéra de Mozart devait être représenté à sept heures du soir. Les copistes eurent à peine fini leur travail à cette heure. On plaça les parties d'orchestre encore tout humides sur les pupitres, et Mozart vint en personne diriger l'exécution de l'ouverture qui n'avait pas été étudiée. L'attention prodigieuse que les exécutans furent forcés de donner à cette partition qu'ils voyaient pour la première fois, fit des miracles, et Mozart ne parlait jamais sans attendrissement de l'effet immense que son ouverture produisit sur le public de Prague dans cette représentation. Depuis ce temps, presque tous les compositeurs se sont fait un devoir de ne composer leur ouverture qu'au dernier moment; mais les Mozart et les Rossini sont rares, ou plutôt uniques, et les ouvertures médiocres et pâles ne nous ont pas manqué.
 
Je crois qu'il faut avoir étudié attentivement la vie entière de Mozart pour se faire une juste idée de l'immensité de son talent et de la grandeur de son caractère. Sa veuve, remariée à un conseiller d'état danois, a publié, il y a peu d'années en Allemagne, des documens curieux qu'on ne peut lire sans faire de tristes réflexions sur la destinée de ce pauvre grand homme. Ce recueil renferme toute la longue correspondance de Mozart avec sa famille pendant les fréquens voyages qu'il faisait en France, en Italie et dans les différentes parties de l'Allemagne qu'il parcourut du nord au midi, d'abord enfant, avec son père, montré partout comme un prodige et jouant du piano chez les grands seigneurs pour un mince salaire; puis, jeune homme, adolescent aux pensées fortes, se sentant déjà brûler au front par les idées sublimes qui fermentaient dans sa tête, frappant en vain à toutes les portes, et quêtant inutilement un protecteur assez généreux pour donner du travail à ce génie qui voyait avec douleur que, faute d'un peu de pain, il allait manquer à la gloire dont les premières lueurs avaient déjà brillé pour lui. Ces lettres sont admirables par leur simplicité et la constance que montre Mozart dans toutes ses traverses. Enfant, tout lui sourit d'abord. Traîné dans les salons de Vienne par son père, bon père, honnête musicien, mais homme avide et de pensées étroites, Mozart ne sent pas toute la bassesse de sa condition. On l'introduit, en habit brodé, dans les salons de l'impératrice. L'empereur François Ier le prend sur ses genoux, des princes et des princesses l'admirent. L'enfant fait-il un faux pas sur le parquet glissant, une jeune dame quitte aussitôt son siège et le relève avec bonté. – « Vous êtes bien belle, lui dit le petit Wolfgang, et je veux vous épouser. » hélas! elle n'était pas destinée à un sort aussi doux, la pauvre fille ! Cette femme que l'enfant se choisissait avec tant d'ingénuité, c'était l'archiduchesse Marie-Antoinette, la future reine de France, qui périssait sur l'échafaud le jour où Mozart, l'humble musicien, était couronné publiquement et salué par les ''vivat'' de la population de Vienne.
 
C'est dans les lettres du père de Mozart qu'on découvre l'humiliante condition de ses premières années. « Aujourd'hui, écrit-il avec joie à sa femme, nous avons été chez l'ambassadeur de France, et demain nous irons chez le comte Harrach. De six à neuf heures, nous sommes commandés pour six ducats dans une grande assemblée. On nous commande quatre, cinq, six, jusqu'à huit jours d'avance. Voulez-vous savoir comment est l'habillement de Wolfgang? Du drap le plus fin, couleur de lilas, la veste de moire de même couleur, le tout bordé de larges et doubles galons. La robe de sa sœur est de taffetas blanc broché. » Wolfgang obéissait avec amour à son père; il ne quittait jamais le piano sans son ordre, et ses veilles furent si longues, ses fatigues si excessives, qu'il fit une dangereuse maladie. A peine fut-il guéri, que le père se mit en route, suivi de ses deux merveilleux enfans, et s'en alla à Paris, à Londres et en Hollande, battant partout monnaie avec ces deux pauvres petites créatures, dont la vie fut bien pénible et bien laborieuse. On peut juger par la correspondance de Grimm des ridicules tours de force qu'on leur faisait faire :
 
« Nous avons ici un maître de chapelle nommé Mozart, qui a amené avec lui deux enfans charmans. La fille, âgée de onze ans, joue du piano d'une brillante manière; elle exécute les morceaux les plus longs et les plus difficiles avec une étonnante précision. Son frère n'aura sept ans qu'au mois de février prochain. C'est quelque chose de si merveilleux qu'on ne peut y croire qu'après l'avoir vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles. Le maître de chapelle le plus exercé ne saurait avoir une connaissance plus profonde de l'harmonie et des modulations, et il a une telle habitude du clavier, qu'en le couvrant d'une serviette, il continue à jouer sous la serviette avec la même rapidité et la même précision. » On allait donc entendre le jeune Mozart comme on allait aux tréteaux de la foire Saint-Laurent, voir le grand-diable danser au milieu d'une vingtaine d'œufs sans casser une coquille. Plus tard, dans son second voyage, quand Mozart eut renoncé à faire des tours de force en public, personne ne daigna faire attention à l'homme qui ruminait déjà dans sa tête les ''Noces de Figaro'' et le ''Don Juan''.
 
Dans ce voyage, les lettres de Mozart le père sont aussi fort curieuses. L'enfant est toujours une mine d'or, et le père la fouille sans cesse. Il écrit de Paris à une dame de Saltzbourg: « Il n'est pas d'usage ici, comme en Allemagne, de baiser la main aux princes ou de leur parler au passage quand ils traversent les appartemens ou les galeries de Versailles pour se rendre à la messe. Il n'est pas non plus permis de saluer de la tête quelqu'un de la famille royale ou de s'agenouiller en sa présence, mais on demeure droit et fixe sans faire le moindre mouvement. Vous concevrez donc quel effet a dû faire sur les Français, entichés de leurs usages de cour, la conduite des princesses qui se sont approchées de nos enfans dans la galerie, se sont laissé baiser la main par eux et les ont baisés au front mille fois à leur tour. Ce qui a paru plus étonnant encore à messieurs les Français, c'est qu'au grand concert qui a lieu au jour de l'an, il n'a pas seulement fallu nous faire place jusqu'à la salle royale, mais que M. Wolfgang a eu l'honneur d'être toujours près de la reine, de parler et de s'entretenir avec elle, de lui baiser les mains et de manger en sa présence les friandises qu'elle prenait sur la table pour lui. La reine parle allemand aussi bien que nous; mais comme le roi n'en sait pas un mot, elle traduisait au roi tout ce que disait notre héroïque Wolfgang; j'étais aussi près d'elle, et de l'autre côté du roi, derrière M. le dauphin et Mme Adélaïde, étaient ma femme et ma fille. » Une autre fois il écrit : « Mes occupations rendent mes lettres bien rares. Nous sommes commandés pour tous les jours jusqu'au 10, et sachez que jusqu'à ce jour j'ai 75 louis à mettre en poche. » Il dit encore dans une autre lettre : « Les enfans ont bien travaillé hier, j'ai empoché 112 louis d'or; mais 50 et 60 ne sont pas à dédaigner. »
 
A Londres, la vie de Mozart ne changea guère. Il endossa chaque jour son habit et sa veste lilas, passa les nuits à jouer du piano à la cour et chez les grands seigneurs, et le père, au lieu d'empocher des louis, empocha des guinées. Le roi d'Angleterre ne se montra pas moins gracieux pour la famille Mozart que ne l'avait été le roi de France. Il faut encore consulter la correspondance du père à ce sujet.- « Hier soir, à neuf heures, nous avons été menés chez leurs majestés. Le présent n'a été que de 24 guinées, il est vrai, que nous avons reçues dans l'antichambre du roi; mais la grace des deux hauts personnages a été sans égale. Quelques jours après, nous étions à nous promener dans le parc Saint-James. Le roi a passé en voiture avec la reine, ils nous ont aussitôt reconnus et salués, bien que nous eussions d'autres habits, et le roi a même ouvert la glace pour faire un signe amical à notre maître Wolfgang. » - Au reste, le vieux Mozart se montre reconnaissant envers le ciel de tous les honneurs et de toutes les guinées qui lui arrivent. - « Faites dire, ajoute-t-il, trois messes à la chapelle de la Vierge de Lorette, trois autres à l'église de Maria-Plain, deux à l'autel de St.-François-de-Paule, et deux à la paroisse de notre grand St.-Jean-Népomucène. » Les lettres du vieux musicien se terminent toujours par de semblables recommandations, et ce n'est qu'après avoir écrit à Saltzbourg pour s'assurer la protection du patron de la Bohème et de la vierge Marie, qu'il se risqua à passer la mer pour se rendre en Hollande.
 
Sans l'avarice et l'amour effréné du gain qui éclatent à chaque ligne de sa correspondance, on éprouverait un vif intérêt pour ce père de famille qui entreprenait avec tant de courage ces longs voyages d'artiste avec sa femme et ses deux enfans, et qui se présentait avec tant de confiance devant les rois de l'Europe, après avoir dévotement invoqué l'appui de Dieu. Sans cette funeste souillure, ne serait-ce pas un touchant spectacle que la vue de cette petite famille, apportant sa simplicité, sa candeur, son ignorance, dans les riches salons de Vienne, au milieu du luxe et de la corruption de Versailles, à la cour d'Angleterre, ne s'occupant uniquement que de l'art, n'ayant de relations et de liens avec tout ce qui les entoure dans ces brillantes villes, que par cet art sublime qui leur ouvrait les portes des palais et leur frayait le chemin jusqu'à la table des rois. Le jeune Mozart vécut ainsi. L'exemple et les leçons de son père ne lui apprirent point à descendre des hauteurs du génie pour supputer les bénéfices que le génie peut faire en se détaillant avec sagacité. En le suivant pas à pas, on verra que son talent est resté pur de toute tache de ce genre, et qu'une fois sorti des langes où le retenait l'avarice paternelle, l'aiglon prit son vol au plus haut des cieux pour n'en descendre jamais.
 
 
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<small>(1) Ce travail, dont quelques fragmens ont paru ailleurs, a été refondu et complété pour la Revue.</small>
 
 
<center>II</center>
 
Voici Mozart en Italie! Les sonnets pleuvent sur sa tête. A Milan, la Corilla chante le mérite du signor Amedeo Mozart, qui n'est autre que le petit Wolfgang. A Rome, le pape le nomme chevalier de l'Eperon-d'Or, ''eques auratoe militiœ''. A Naples, il excite des cris d'enthousiasme en se faisant entendre dans le ''Conservatorio alla pieta'', et l'admiration qu'éprouvent ses religieux auditeurs en voyant l'agilité prodigieuse de ses doigts est si grande, qu'on le soupçonne de sortilège, et qu'il est obligé de déposer son anneau, pour prouver que ce n'est pas un talisman qu'il possède. Enfin, il compose son premier opéra, ''Mitridate'', qui fut joué à Milan. Il avait quinze ans alors, et quand ses doigts étaient fatigués de tracer des notes, il se reposait en faisant des cabrioles et des culbutes autour de sa chambre. L'opéra eut un grand succès, et fut représenté aux cris de ''Evviva il maestrino'' ! Il est vrai que le père avait pris ses précautions ordinaires pour s'assurer de la protection du ciel et de la sainte Vierge. Quelques jours avant la représentation il avait écrit à sa femme et à sa fille, qui étaient restées à Saltzbourg: « Le jour de Saint-Etienne, une bonne heure après ''l'Ave Maria'', vous pourrez voir en pensée le maestro Amedeo, assis au piano dans l'orchestre, et moi dans une loge comme spectateur. A ce moment-là, faites donc des vœux pour un succès, et dites, pendant qu'on jouera l'opéra, une paire ''d'Ave'' et de ''Pater Noster''. »
 
Ne trouvez-vous pas déjà dans cet évangile de l'enfance de Mozart, que je vous ai tracé, comme une lumière qui vous guide à travers les profondeurs de son génie? L'enfant commence ses premiers jeux dans la cité la plus pittoresque de cette Bohême, dont l'histoire ressemble à un conte de fées. Ses yeux se sont à peine ouverts à la lumière, qu'il aperçoit autour de lui toutes les merveilles; les papes, les empereurs, les rois et les reines le regardent avec admiration et se le passent d'un trône à l'autre, depuis Vienne jusqu'à Londres, depuis Rome jusqu'à Berlin. Quels songes éclatans et dorés durent voltiger sur le berceau de cet enfant; mais aussi quel réveil! En ce temps-là, on avait beau se nommer Mozart, produire des chefs-d’œuvre, se faire admirer dans toutes les cours, empocher quelques pièces d'or comme faisait le père du grand homme, on ne pouvait échapper aux amères humiliations de la vie d'artiste. L'artiste ne trouvait pas deux fois en sa vie des archiduchesses pour le relever avec bonté quand son pied timide et mal assuré le faisait choir en présence des princes. Et cette bonté même, quand on la lui témoignait, il l'avait achetée par de bien longues attentes, par de terribles heures perdues dans les antichambres, au milieu des laquais. Puis, quand enfin les portes du salon s'ouvraient pour lui, à quel prix obtenait-il l'attention qu'on lui prêtait! Selon le protocole hautain du cérémonial allemand, on ne lui parlait jamais qu'en s'adressant à la troisième personne. Un pauvre musicien, un peintre, un homme qui n'avait que son génie pour patrimoine était trop peu de chose pour qu'on daignât l'interpeller directement. En Angleterre, quand vous demandez qui sont ces gens-là, on vous répond avec franchise : ''No body''; « ce n'est personne.» L'Allemagne les traite mieux, comme on voit. Elle admet qu'ils existent, mais en qualité d'ombres seulement, d'esprits qu'ils sont; elle leur parle à eux-mêmes d'eux-mêmes, comme d'êtres morts ou absens; et Mozart eut souvent la satisfaction de s'entendre dire par l'empereur Joseph : « Il a composé un bel opéra, un vrai chef-d'œuvre; nous lui accordons une gratification de cinquante ducats. » On voit que la récompense était proportionnée aux honneurs, les honneurs au mérite.
 
Autrefois, quand Mozart n'était encore qu'un enfant, on voulait bien oublier avec lui les obligations de l'étiquette, mais alors il devait se regarder comme suffisamment payé de ses peines. La princesse Amélie, sœur du roi de Prusse, bonne et charmante princesse, le combla de caresses à Aix-la-Chapelle. « Mais, hélas! écrivait le vieux père, homme sage, qui pesait attentivement la valeur de toutes choses, hélas ! elle n'a pas d'argent, et si les baisers qu'elle donnés à mon petit Wolfgang étaient autant de louis d'or; nous pourrions être contens. Encore! ajoute le bonhomme en poussant un nouveau soupir, si les hôteliers et les postillons voulaient se contenter de baisers pour leur paiement, nous pourrions nous tirer d'affaire, car c'est la seule chose qui ne nous manque pas. » Plus tard, quand les baisers eussent tiré à conséquence, Mozart obtint de ses protecteurs un salaire un peu plus solide. L'archevêque de Saltzbourg, son maître, se montra même magnifique envers lui. ''Idoménée, la Clémence de Titus, l'Enlèvement au sérail'', trois opéras qui furent les premiers échelons de gloire pour Mozart, le firent admettre à la table des laquais chez le prélat, et lui valurent de sa part une nomination à l'emploi de valet de chambre !
 
Cette époque de la vie de Mozart est affreuse. Il avait déjà rempli le monde du bruit de son nom; partout la voix publique avait reconnu l'immensité de son talent. Dix années de son existence, remplies par de glorieux travaux, avaient été employées par le compositeur à effacer le petit pianiste; la tête était enfin parvenue à faire oublier les mains, lorsqu'il reparut à Vienne, déjà grand homme, et plié sous le poids de ses nombreuses couronnes et de ses partitions. Ce fut son patron, l'archevêque de Saltzbourg, qui le rappela dans cette ville. Ce prince, grand ami des arts, puisqu'il possédait une galerie de tableaux, et qu'il avait une musique de chambre, avait résolu de traiter avec la plus haute distinction ce jeune artiste, dont la célébrité rejaillissait sur lui. Mozart fut logé dans son palais. A son arrivée, Mozart écrivit à son père. Voici un fragment de sa lettre : « J'ai une jolie chambre dans la maison de son éminence. A onze heures et demie du matin on se met à table; malheureusement, un peu trop de bonne heure pour moi. A cette table mangent les deux valets de chambre, le contrôleur, le chef d'office, les deux cuisiniers et ma chétive personne. Pendant le repas, on fait des plaisanteries grossières; mais on plaisante peu avec moi, parce que je ne prononce pas une parole. Quand il y a nécessité de parler, je le fais avec un grand sérieux, et je m'en vais dès que mon repas est fini. » Mozart montre beaucoup d'amertume dans cette lettre; il veut absolument arriver jusqu'à l'empereur, faire changer son sort; mais Mozart avait tort de se plaindre, on le traitait tout-à-fait en grand homme, car tandis qu'à Vienne on le faisait dîner à la cuisine, à Paris on envoyait Rousseau manger à l'office.
 
Je n'ai pas parlé du second séjour qu'il fit à Paris, où il perdit sa mère. La misère qui la menaçait avait contraint la pauvre famille de Saltzbourg à cette cruelle séparation. Le vieux Mozart, cloué par sa goutte au fond de la Bavière, retenu d'ailleurs par la nécessité de remplir les fonctions de sa place d'organiste du prince-archevêque, éclairait de sa vieille expérience tous les pas de ces deux chers voyageurs. Il n'oubliait rien dans ses instructions. A Inspruck, il fallait s'arrêter à l'auberge de la Croix, car l'aubergiste aimait les artistes, et ses repas ne coûtaient que trente kreutzer. D'ailleurs l'église était proche, et on pouvait aller plus fréquemment y prier pour le succès du voyage. A Augsbourg, il recommandait l'hôtel des Trois-Môres, où mangeaient l'organiste de la ville et un journaliste par lequel il était possible de faire mettre ''quelque chose de beau dans la gazette''² Il dit à Wolfgang en quels lieux il doit porter sa croix de chevalier de l'ordre du pape, en quels autres il sera bon de la mettre dans sa poche. Il lui recommande de ne pas oublier de faire toujours mettre par les valets d'auberge des embouchoirs de bois dans ses bottes, et il renouvelle plusieurs fois cette importante recommandation. Il lui rappelle que les batzen de cuivre de Saltzbourg cessent d'avoir cours à Munich. Enfin il n'oublie rien, il a tout prévu, et il semble que Mozart pourrait aller, les yeux fermés, de Saltzbourg à Paris, en tenant à la main la lettre de son père. Celui-ci se félicite déjà des succès de son fils, qu'il a préparés avec tant de prudence, lorsque tout à coup le désespoir s'empare de lui. En jetant un regard dans sa chambre, le vieux Mozart s'est aperçu qu'il manque à son fils une chose essentielle. Wolfgang a oublié sa culotte de satin, couleur gris de brochet. Une culotte faite pour être mise avec un habit pareil ! Vous ne pouvez vous peindre l'anxiété de ce bon père. Si la goutte ne le retenait dans son fauteuil, il irait volontiers lui-même à Paris porter à son fils ce vêtement nécessaire. En effet, comment Mozart a-t-il osé se présenter à Paris sans sa culotte gris de brochet!
 
Cependant Mozart, guidé par la main paternelle, s'acheminait doucement et sans inquiétude vers la France. Il est vrai que ses prétentions n'étaient pas grandes. Plusieurs fois en route il s'arrêta pour offrir ses services à des princes allemands ; mais il fut refusé partout, souvent même avec dureté. Ce fut l'électeur de Bavière qui le traita avec le plus de dédain. Mozart lui offrait d'écrire pour tous les chanteurs qu'il lui plairait de faire venir de France, d'Allemagne et d'Italie. Il s'engageait à jouer tous les jours dans les concerts de la cour, et à composer tous les ans quatre opéras, deux sérias et deux bouffes. Pour toutes ces choses, il demandait un salaire de trois cents florins, environ mille francs. Il n'exigeait pas même d'être admis à la table des domestiques. Il n'avait pas encore tant d'ambition ! - « D'ailleurs, mes repas ne coûtent pas cher, écrivait-il au comte Seau, maréchal de la cour. Mon appétit est très mince; je bois de l'eau, et un seul petit verre de vin avec le fruit. » Le prince et son maréchal trouvèrent que Mozart n'était pas raisonnable, et que demander mille francs pour quatre opéras comme ''la Clémence de Titus, la Flûte enchantée, les Noces de Figaro'' et ''Don Juan'', c'était exiger un prix exorbitant. Pour toute réponse, le comte Seau engagea Mozart à aller faire un voyage en Italie. « Je ferai observer à votre excellence, répondit Mozart, que j'ai déjà passé seize mois en Italie, que j'y ai écrit trois opéras, et que j'y suis suffisamment connu. » - « Il me demanda alors, dit Mozart dans une de ses lettres, si j'allais me rendre en France. Je lui répondis que je voulais encore rester en Allemagne. Il comprit à ''Munich'', et me dit en souriant avec satisfaction : Bon ! vous nous restez. Je répondis : Je serais resté volontiers, si votre excellence et son altesse avaient daigné m'accorder quelque chose pour mes compositions. - A ces paroles, il tourna son bonnet de nuit sur sa tête, et ne dit pas un mot. »
 
Maintenant voulez-vous savoir ce que c'est qu'un père qui aime son fils? Vous avez lu des lettres du vieux Léopold Mozart, de ce bonhomme qui ne songe qu'à gagner quelques écus en montrant son fils chez les rois, qui trouve les baisers des princesses si stériles; vous l'avez vu à genoux devant les grands, pleurant de joie quand ils daignent lui parler, tremblant quand ils se taisent. En voyant le peu d'estime qu'on fait du talent de son fils, il se redresse, il se hérisse, et lui envoie ce billet héroïque : « Tu peux désormais te montrer partout, excepté à Munich. Il ne faut pas se faire si chétif et se prosterner de la sorte; non certes, cela n'est jamais nécessaire ! » Dès ce moment, ce vieil homme, froissé dans son orgueil de père par l'avanie que son fils a reçue à Munich, se montre sous un jour tout nouveau. On découvre alors que Mozart ne dut pas à son seul génie l'élévation de pensées qui l'empêcha de succomber sous les faveurs ignominieuses dont il fut l'objet dans ses premières années. Il dut souvent trouver des lumières et de bons conseils auprès de ce père en qui une dévotion outrée, l'avarice et l'esprit le plus minutieux laissaient encore assez de chaleur d'ame pour écrire la lettre que je viens de citer, et cette autre qu'il adressa à son fils à Paris : « Si tu prends la peine de réfléchir sérieusement à ce que j'ai entrepris avec vous autres, tous deux enfans, dans l'âge le plus tendre, tu me rendras la justice de dire que j'ai été un homme dans tous les temps, et que j'ai eu du cœur et du courage. Jusqu'à ce jour, nous n'avons été ni heureux ni malheureux; Dieu soit loué, notre condition a été médiocre. Nous avons tout tenté pour te rendre plus heureux, et cela par toi-même; mais le sort n'a pas voulu que nous arrivions au but… Pour moi, je me sens profondément courbé par le mauvais résultat de ta dernière démarche. Tu vois donc, clair comme le soleil, que dans tes mains se trouve le sort futur de tes vieux, et certes de tes bons parens, ainsi que celui de ta sœur, qui t'aime de toute son ame. Depuis votre naissance, et auparavant, puis-je dire, depuis que je suis marié, je me suis certainement rendu la vie bien amère pour fournir successivement à l'entretien de deux ménages, de ma mère, de ma femme et de sept enfans que j'avais de mes deux mariages. Si tu veux compter que de couches, de maladies, de morts, que de frais de tous genres j'ai eu à supporter, tu t'assureras que non-seulement je n'ai pas donné une seule fois dans ma vie un liard pour mes plaisirs, mais qu'en dépit de tous mes efforts, je n'aurais pu m'empêcher de contracter des dettes, sans une grace spéciale de Dieu : et cependant je n'ai jamais eu de dettes qu'en ce moment. Toutes mes heures, je les ai consacrées à vous deux, dans l'espoir que vous pourriez vous suffire un jour, et aussi que vous me procureriez une vieillesse tranquille, où, sûr de rendre bon compte à Dieu des enfans qu'il m'a confiés, je pusse m'occuper du salut de mon ame et voir venir paisiblement l'heure de ma mort. Mais la volonté de Dieu en a décidé autrement. Il faut qu'à cette heure je recommence à me livrer à un rude travail, et à donner des leçons mal payées. Mon cher Wolfgang, je n'ai pas la moindre inquiétude à ton sujet, et j'ai toute confiance, tout espoir en ton amour filial. Tu es doué d'une raison saine, et elle te mènera à bien si tu veux l'écouter; mais tu arrives dans un monde tout nouveau, et les circonstances où tu vas te trouver à Paris seront toutes différentes de celles où nous vivions autrefois. Nous habitions l'hôtel d'un ambassadeur, j'étais un homme mûr et vous étiez des enfans. Je ne voyais que des personnes d'un haut rang. J'évitais toute familiarité avec les gens de ma profession. Toi, tu es un jeune homme de vingt-deux ans, tu ne peux éviter les liaisons avec les jeunes gens de ton âge, qui sont souvent des aventuriers ou des trompeurs. On s'avance ainsi insensiblement sans savoir comme on reviendra. Je ne veux pas parler des femmes. Là, on a besoin de toute sa raison et de toute sa modération , car la nature elle-même est notre ennemie dans ce cas , et quand on n'emploie pas toutes les forces de son esprit à se tirer du labyrinthe, ''il résulte souvent des malheurs qui ne se terminent qu'avec la vie'', etc. »
 
Voici donc Mozart à Paris, logé avec sa mère, au quatrième étage, à l'hôtel des quatre fils Aymon, rue du Gros-Chenet, très heureux de dîner quelquefois chez le danseur Noverre, d'être reçu par la protection de Grimm chez Mme d'Epinay, très heureux surtout d'avoir une seule et unique écolière qui lui donne trois louis pour douze leçons. Il n'était plus question de rois et de princes. Mozart, sorti de ses langes, devenu un homme, et un homme de génie, était traité comme tel : on le dédaignait. Il faut dire cependant qu'il vit s'ouvrir devant lui quelques nobles salons. La duchesse de Chabot, entre autres, reçut chez elle Mozart. Voulez-vous savoir comment? Mozart alla lui porter une lettre de recommandation de Grimm. On le fit attendre plusieurs heures, et un laquais vint enfin lui dire de revenir dans huit jours. Le huitième jour, Mozart était à la porte cochère de l'hôtel de Rohan. On le fit encore attendre, dans un vestibule glacé, puis dans un grand salon sans feu. La duchesse arriva enfin, le reçut avec une politesse extrême, et le pria de se mettre au piano, en l'avertissant de ne pas faire attention à l'instrument, qui n'était pas en bon état. Mozart répondit qu'il jouerait de grand cœur, mais qu'il lui était impossible en ce moment, tant ses doigts étaient engourdis par le froid, et il pria la duchesse de le faire conduire dans une chambre où il pourrait trouver un peu de feu. - « Oh ! oui, monsieur, vous avez raison. » Ce fut là toute la réponse de la duchesse, qui se plaça dans un fauteuil, et se mit à causer avec plusieurs messieurs qui firent un grand cercle autour d'elle. « J'eus l'honneur d'attendre encore une heure tout entière, écrivait Mozart à son père. Les fenêtres et les portes étaient ouvertes; moi, légèrement vêtu, je me sentais gelé, non pas seulement aux pieds et aux mains, mais dans tout le corps, et la tête commençait à me faire mal. Je ne savais que devenir de douleur et d'ennui. Enfin, on me mit au piano, un piano distord et misérable. Mais ce qu'il y eut de plus fâcheux, c'est que madame la duchesse ne quitta pas un dessin qu'elle faisait, que la conversation du cercle alla son train ; et ainsi je jouai pour la table, les murs et les fauteuils. Dans cette triste circonstance, la patience m'échappa. Je commençai les variations de Fischer; j'en jouai la moitié et je me levai. Ce fut un concert général d'éloges. Pour moi, je me mis à dire ce qu'il fallait dire, que je ne pouvais me faire beaucoup d'honneur avec ce piano, et qu'il me serait bien agréable de me voir appelé un autre jour pour jouer sur un meilleur instrument; mais on ne m'écouta : il me fallut attendre encore une demi-heure, jusqu'à ce que vînt le duc, qui s'assit près de moi, et m'écouta, lui, fort attentivement; et moi, - moi, j'en oubliai tout le froid, le mal de tête, et je jouai sur ce mauvais piano, - comme je joue quand je suis de bonne humeur. Donnez-moi le meilleur piano de l'Europe, mais une espèce d'auditeurs qui n'entend rien, ou qui ne veut rien entendre, ou qui ne sent pas avec moi ce que je joue, je perdrai tout courage. Au reste, je suis las des visites. A pied, les distances sont trop longues, et la boue immense, et en voiture, on a l'honneur de dépenser trois ou quatre livres par jour, et pour rien, car les gens vous font des complimens, et tout est fini. Ils me commandent pour tel ou tel jour, je joue, on crie : « ''C'est un prodige! c'est inconcevable ! c'est étonnant! '' et puis adieu. » Le découragement du pauvre Mozart ne fit qu'augmenter. Il composa une symphonie pour le concert spirituel du vendredi saint, et plusieurs autres morceaux; mais dans le mépris qu'il avait pour les oreilles françaises, qui méritaient alors, il faut en convenir, toutes sortes de mépris, il dénatura sa propre manière et s'efforça de parler un langage assez vulgaire pour être goûté. En parlant de sa symphonie, Mozart disait : « J'espère que ces ânes y trouveront quelque chose qui leur plaira, car je n'ai pas manqué le bruyant premier coup d'archet, et c'est tout ce qu'il faut. C'est à en rire de pitié ? »
 
De sa retraite de Saltzbourg, le père ne cessait cependant de l'encourager et de le soutenir de ses conseils. Il le suppliait de ne pas se laisser intimider par la jalousie que Piccini et Grétry pourraient montrer contre lui; il lui rappelait les obstacles qu'il avait eu à vaincre pour faire jouer ses trois opéras en Italie ; il l'engageait à écrire avec lenteur, à lire avec Grimm et Noverre les poèmes qu'on lui apporterait; il le conjurait surtout de faire entendre ses morceaux à des connaisseurs et à les consulter. « Voltaire fait ainsi, disait le bonhomme, il lit ses ouvrages à ses amis et les corrige quand ils ne leur plaisent pas. Il s'agit ici de gagner de l'honneur et de l'argent, et quand nous aurons de l'argent, nous irons en Italie. Allons donc, du courage! »
 
Un triste événement acheva de ravir à Mozart ce courage que son père lui recommandait. Sa mère mourut, et la douleur que lui causa cette perte augmenta encore son aversion pour Paris. Il le quitta pour n'y revenir jamais et s'en alla à Munich. Mieux accueilli cette fois, il composa son opéra ''d'Idomeneo'' qui eut un immense succès, et ne tarda pas à s'établir à Vienne, où nous l'avons trouvé dînant à la cuisine de l'archevêque, entre un laquais et un marmiton. C'est là que l'avait mené la gloire !
 
La mère de Mozart était déjà morte, morte sous ses yeux, quand il écrivit la lettre suivante à son père, à Saltzbourg :
 
 
Paris, le 3 juillet 1778.
 
« J'ai une nouvelle bien triste et bien désagréable à vous donner ; c'est ce qui est cause du retard que j'ai mis à répondre à votre dernière lettre; ma mère est très malade. - Elle s'est fait saigner comme elle a coutume de le faire, ce qui lui réussit d'abord; mais quelques jours après elle se plaignit de ressentir du froid et de la chaleur en même temps, - éprouva des douleurs de ventre et de tête, et, comme son mal augmentait sans cesse, comme elle ne pouvait parler qu'avec peine, et qu'elle perdait la faculté d'entendre, au point qu'il fallait crier à ses oreilles, le baron Grimm nous envoya son docteur. - Elle est très faible, elle a encore la fièvre et le délire. - On me donne de l'espoir, mais je n'en ai pas beaucoup. Depuis plusieurs jours et plusieurs nuits je flotte entre l'espérance et la crainte; mais je m'en suis remis entièrement à la volonté de Dieu, et j'espère que vous et ma chère sœur en ferez autant. Est-il donc un autre moyen d'être tranquille, plus tranquille je veux dire, car comment l'être tout-à-fait? Je suis résigné, quoi qu'il arrive, parce que je sais que Dieu arrange toutes choses pour notre bien (même quand il nous survient de telles traverses). Je suis persuadé que nul docteur, nul homme, nul malheur, nul accident ne peut nous rendre ou nous ôter la vie, et que toutes ces choses ne sont que les instrumens de Dieu.
 
« J'ai été obligé de faire une symphonie pour l'ouverture du concert spirituel, et elle a été exécutée le jour du vendredi saint au bruit des applaudissemens universels. J'ai eu grand'peur à la répétition, car de ma vie je n'avais entendu quelque chose de plus mauvais. Vous ne pouvez vous figurer la façon dont la symphonie a été égratignée et estropiée deux fois de suite. J'étais au désespoir, j'avais voulu la faire répéter encore une fois, mais il était trop tard. Il fallut donc aller me mettre au lit, le cœur inquiet, l'ame mécontente et avec colère. Le jour suivant je résolus de ne pas aller au concert; mais le soir, comme il faisait beau temps, je me décidai à m'y rendre, bien décidé, si l'orchestre marchait aussi mal qu'à la répétition, à me jeter au milieu des musiciens, à arracher l'instrument des mains du premier violon, M. Lahouse, et à diriger moi-même. Je priai Dieu de faire bien aller les choses, et ''ecce'', la symphonie commencée, un passage que je savais bien devoir plaire réussit; l'auditoire fut entraîné et les applaudissemens éclatèrent. - L'andante plut aussi, mais surtout le dernier allégro. Comme je savais qu'ici les derniers allégros, ainsi que les premiers, commencent aussitôt avec tous les instrumens, et suivent ''unisono'', j'avais commencé seulement huit mesures, mais ''piano'', avec les deux violons. Là-dessus venait tout de suite un ''forte''. Au ''piano'', les auditeurs (comme je m'y attendais bien), firent ''sch! '' Alors commença tout de suite le ''forte''. Entendre le ''forte'' et applaudir fut tout un. Je m'en allai donc plein de joie, après la symphonie, prendre une bonne glace au Palais-Royal; je dis le chapelet que j'avais promis à la sainte Vierge de dire, et puis je gagnai mon lit.
 
« Portez-vous bien, ayez soin de votre santé, reposez-vous sur Dieu, et vous trouverez de la consolation. Ma chère mère est dans les mains du Tout-Puissant; s'il veut vous la donner encore, nous le remercierons de cette grâce; mais s'il veut la prendre, nos inquiétudes, nos peines et notre désespoir ne serviront de rien. - Abandonnons-nous avec constance à sa volonté, avec la ferme conviction qu'il n'agit jamais sans motif. »
 
Dans sa réponse, le père mêle, comme son fils, la musique à sa douleur, et il ne peut s'empêcher de laisser éclater son avarice au milieu de ses larmes. En commençant cette lettre qu'on va lire, il n'avait pas encore reçu celle de Wolfgang, et il adresse ces protestations de tendresse bien touchantes à sa femme morte.
 
 
Saltzbourg, 13 juillet 1778.
 
« Ma chère femme et mon cher fils!
 
« Je n'ai pas voulu manquer le jour de ta fête, ma chère femme. Je te souhaite des millions de bonheur, et je prie le Dieu tout-puissant qu'il te donne en ce jour la santé pour beaucoup d'années, et qu'il te fasse vivre aussi satisfaite qu'on peut l'être sur le changeant théâtre du monde. Je suis bien complètement convaincu que pour jouir d'un bonheur complet, il te manque d'avoir près de toi ton mari et ta fille. Dieu, dans sa sagesse, arrange tout pour le mieux; ainsi pensais-tu, il y a un an, que tu passerais à Paris le prochain jour de ta fête! Aussi bien que cela, paraissait impossible, autant il est possible qu'avec l'aide de Dieu nous nous retrouvions tous ensemble; c'est là ce qui occupe mon cœur uniquement. - Etre séparé de vous, éloigné de vous, et vivre à une telle distance ! Pour le reste, Dieu merci, nous sommes en bonne santé. Nous deux, nous t'embrassons, toi et Wolfgang, un million de fois, et nous vous prions surtout d'avoir soin de votre santé.
 
« J'écrivais ces lignes hier au soir, mon cher fils, et à cet instant, à dix heures, j e reçois ta lettre du 3 juillet. Tu peux facilement te figurer dans quel état est notre cœur; nous avons tant pleuré que nous avons à peine pu lire ta lettre. - Et ta sœur ! - Grand Dieu, Dieu compatissant! que ta sainte volonté se fasse! Mon cher fils! avec toute la résignation possible en la volonté divine, tu trouveras naturel, et tout-à-fait humain que mes larmes m'empêchent presque de pouvoir écrire. Quelle conclusion puis-je tirer enfin ? - Pas d'autre que celle-ci : maintenant, au moment où j'écris, elle est sans doute morte, - ou elle doit être mieux. On n'y peut rien changer; j'ai toute confiance dans ton amour filial, je crois que tu as eu tous les soins possibles pour ta bonne mère, et que tu continueras de la servir avec amour si Dieu nous rend cette bonne mère ''dont tu étais la prunelle des yeux'', qui t'a aimé si passionnément, qui était si fière de toi, et qui (je le sais mieux que toi) n'a vécu qu'en toi seul. Si mon espoir devait être inutile ! si nous l'avions perdue ! grand Dieu ! que tu auras alors besoin d'amis, d'amis, d'amis honnêtes! sans cela tu perdras tout ce que tu as; tu auras des frais d'enterrement, etc. Mon Dieu, que de frais que tu ne connais pas, sur lesquels on trompe, on vole, on subtilise un étranger ! On l'entraîne dans des dépenses inutiles, on le pressure, tu n'entends rien à tout cela. Adresse-toi, si ce malheur nous est arrivé, au baron de Grimm, qu'il mette en sûreté tous les effets de ta mère afin que tu n'aies pas à surveiller trop de choses, ou bien enferme tout avec soin, afin que si tu sors, on ne vienne pas pendant ton absence ouvrir les tiroirs et te voler. Dieu fasse que mes recommandations ne soient pas inutiles ! ma chère femme ! mon cher fils! aie bien soin de fermer tout! 0 mon Dieu, je confie tant à ta divine bonté!
 
« C'est un grand bonheur que ta symphonie du concert spirituel ait si bien réussi. Je me représente ton anxiété. - Ta résolution de te jeter sur l'orchestre, si l'exécution avait été mauvaise, n'était que la pensée d'une tête échauffée. Dieu t'en préserve! Il faut t'appliquer à repousser toutes les pensées de ce genre qui te viennent; elles sont irréfléchies. Un tel pas te coûterait la vie, et un homme raisonnable ne met pas sa vie sur une symphonie. Un tel affront, un affront public, ne serait pas supporté, et il n'est personne, ne fût-ce même pas un Français, qui ne vengerait son honneur, l'épée à la main.
 
« Je lui adressais mes souhaits de bonheur au commencement de cette lettre!- Et Nanette voulait ajouter ses souhaits aux miens, après moi; mais elle ne peut pas tracer un mot, chaque syllabe qu'elle veut écrire fait tomber des rivières de larmes de ses yeux. Prends sa place, toi son frère chéri, prends sa place auprès de ta mère pour lui dire, - mais est-il encore possible que tu prennes sa place.
 
« Non ! tu ne le peux plus. - Elle est trépassée! Tu t'efforces trop de me consoler, on ne le fait pas si chaudement quand on n'y est pas poussé par son propre malheur, par la perte de toutes les espérances humaines. - J'écris ceci à quatre heures de l'après-midi. Je sais maintenant que ma chère femme est au ciel. Je l'écris en pleurant, mais avec une entière résignation aux volontés de Dieu ! -
 
« Quant à moi, tu peux être tranquille; je me conduirai comme un homme. Réfléchis, vois quelle tendre mère tu as perdue; maintenant tu apprécieras ses peines, comme un jour tu m'aimeras encore davantage quand je serai mort. Si tu m'aimes, comme je n'en doute pas, aie soin de ta santé; de ta vie dépendent ma vie et l'entretien de ta sœur qui t'aime tant. - Écris-moi tout dans le plus grand détail. Peut-être ne l'a-t-on pas assez saignée? - Aie soin de ta santé, ne nous rends pas tous malheureux! Écris-moi bientôt, - et tout, - quand elle a été enterrée, - en quel lieu? - Grand Dieu ! il me faudra chercher à Paris la tombe de ma chère femme!
 
J'avais déjà montré Mozart enfant, je viens de le montrer dans son âge mûr; nous allons le suivre dans ses dernières années. Nous le verrons luttant toujours contre l'abjection et la misère et menant une vie pauvre et laborieuse qu'il termina, jeune encore, en exhalant pour dernier soupir son prodigieux ''Requiem'', sublime agonie qui retentit encore dans le monde, comme le grand cri que poussa Jésus sur sa croix, et que les anges du ciel recueillirent à genoux.
 
 
<center>III</center>
 
Vous avez peut-être entendu dire que Vienne est en Autriche ou en Allemagne? Ne le croyez pas. Vienne est en Italie, peut-être du côté de Florence, peut-être même près de Naples et de la chaude mer de Sicile. Soyez bien sûrs que cette belle et riante ville, tout entourée, toute parsemée d'arbres verdoyans, toute hérissée d'églises peintes et dorées, de palais garnis de tableaux et de mosaïques, pleine de musique et de danse, n'est pas une cité allemande. Le ciel coloré et éclatant qui jette le soir de longs rayons rouges sur les montagnes de la Bohême, est un ciel d'Italie. Ces femmes avides de plaisirs, d'harmonie, de fleurs, élégantes, voluptueuses, ces femmes qui laissent échapper de leurs yeux quelques étincelles du soleil de Portici ou de Velletri, qui prononcent la vieille langue souabe avec le doux accent de la toscane, ne sont pas non plus les filles des Huns et des Saxons. Tout ce que les invasions germaines ont enlevé à l'Italie, se retrouve dans cette douce et belle ville de Vienne. Les jeunes filles que les soldats impériaux ont arrachées aux plus nobles maisons, les familles illustres qu'ils ont gardées en otages, les divins chanteurs qu'ils ont liés à la queue de leurs chevaux, et traînés dans le nord pour se distraire dans leurs orgies, les statues, les peintures, tout est là; l'Allemagne n'a rien eu de ce butin, Vienne a tout pris, tout conservé; on dirait qu'on lui a apporté aussi le ciel sans nuages, l'air de fête et de joie, et les douces langueurs des molles latitudes méridionales. Ne cherchez plus les jeunes sénateurs de Venise et les nobles filles des doges sur les eaux dormantes des lagunes, dans l'obscurité des gondoles, ou sous les arceaux des longues galeries procuratives ; les Montecchi et les Capuletti, les Foscari et les Doria, les Grimani, les Tiepolo, sont dans les salons de Vienne; les femmes spirituelles de Milan sont à Vienne aussi; les savans et les seigneurs de Padoue, les ducs de Mantoue, les princes de Vérone, les divins musiciens de Crémone, les bouffons de Bergame, tout cela est à Vienne. Là est l'Italie entière, mais l'Italie riche, grasse et bien nourrie, sans marais pontins qui la dévorent, sans Vésuve qui la brûle, l'Italie sans Allemands qui l'oppriment et la dépouillent. Là vous trouvez cette élégance, ce goût des arts et des plaisirs, cette sûreté de commerce, cette facilité de vivre que la pauvre Italie n'a plus depuis long-temps, une noblesse sans morgue, douce et bonne enfant, parce que rien de ce qu'elle a ne lui est contesté, et un mélange de sang, de mœurs et de races, qui donne une merveilleuse originalité à cette société unique au monde. On y voit des Polonaises de la Galicie, fines, légères et moqueuses comme des Parisiennes, de grands seigneur hongrois, glorieux comme des Gascons et naïfs comme des Suisses, de grandes dames autrichiennes, nées en Italie, élevées en France, qui savent tout Racine, tout Alfieri, tout Shakspeare, et qui pourraient à peine lire Schiller dans leur langue maternelle. Là les affaires se font en latin, les plaisirs en français, et les amours dans la langue de Tasse et de Pétrarque. Quant aux Allemands, j'ai bien ouï dire qu'il s'en trouve quelques-uns à Vienne; mais je vous préviens qu'il faudra prendre quelque peine pour les rencontrer.
 
Établi dans Vienne, échappé enfin des cuisines de son patron l'archevêque, vivant avec Gluck et Haydn, reçu chez l'archiduc Maximilien, chez les Esterhazy, chez les Galitzin, doucement influencé par l'élégance, la joie qu'il voyait régner autour de lui, recevant tour à tour les impressions les plus opposées dans ses rapports avec les bourgeois les plus paisibles et les plus naïfs du monde et cette noblesse si vive et si animée, Mozart entra comme Raphaël dans une seconde manière. Sa musique devint plus variée, plus expressive, plus philosophique. ''Alceste'' et ''Iphigénie'', qu'il étudia attentivement, lui révélèrent à lui-même des forces cachées, qui dormaient dans son ame, et qui se réveillèrent subitement. Gluck était un Bohémien comme Mozart prétendait l'être, il avait comme lui ce don mystérieux de conception musicale que Mozart a dit souvent n'avoir trouvé jamais qu'en Bohême, et Mozart découvrit sans doute dans ses ouvrages des secrets qui resteront peut-être toujours entre eux deux. Mozart ne cache pas qu'il apprit aussi beaucoup de l'immortel Joseph Haydn, qu'il nommait son maître. Ainsi, placé entre ces deux génies, l'esprit de Mozart put librement déployer ses ailes. Il reprit joyeusement sa plume, et écrivit sans s'arrêter ''l'Enlèvement au sérail, les Noces de Figaro, Don Juan, la Flûte enchantée, la Clémence d e Titus'', une masse énorme d'oratorios, de canons, de messes, de cantates, de symphonies, et enfin son ''Requiem''. En ce temps-là on pouvait se donner un singulier spectacle à Vienne. Trois hommes se réunissaient de temps en temps à l'une des portes de la ville pour jouer aux quilles, grands joueurs tous trois, très âpres au jeu, mais un peu distraits, et fredonnant sans cesse tout en poussant leur boule. L'un d'eux se nommait Mozart, l'autre Gluck, et le troisième Haydn. En sortant de là, les trois amis s'en allaient écrire ce qu'ils avaient composé en jouant aux quilles. La partie de quilles avait produit ''les Noces de Figaro, Orphée'' et le fameux ''Stabat mater'' qui égale celui de Pergolèse!
 
Mozart se maria pendant qu'il composait la musique de ''l'Enlèvement au sérail''. Il a répandu toutes les douceurs de la lune de miel dans sa partition. L'air du premier acte surtout exprime tout ce que Mozart éprouvait au fond de son ame. Depuis, Mozart a souvent rendu dans sa musique les sentimens les plus tendres et les plus délicats, mais jamais rien d'aussi intime ne lui a échappé. C'était comme une confidence que Mozart faisait au public. Plus tard, le compositeur arriva à une plus haute perfection sans doute; mais ces airs de ''l'Enlèvement au sérail'', il les préféra toujours comme le souvenir d’une heureuse époque. Les hommes tels que Mozart savent exprimer toutes les passions, et les trouvent ou les créent au fond de leur cœur, dès qu'il leur plaît de les rendre, et quand il composa le délicieux air de Chérubin, dans ''les Noces de Figaro'', où ce vague besoin de sentir et d'aimer qu'éprouve le page, est exprimé avec tant de délire, Mozart était déjà un père de famille très calme et très sérieux. Ce bon fils, ce bon père, cet honnête et fidèle époux, où trouva-t-il l'expression de débauche et de rouerie infernale qu'il a donnée à Don Juan? C'est là le don que les anges font aux poètes. Ils leur portent une clé du ciel et une clé des enfers, afin que rien ne leur soit caché.
 
Quitterons-nous ces hautes régions où s'épanouit le génie, pour révéler ses petites misères? dirai-je que Mozart, qui avait charmé Vienne par son opéra, fut arrêté au moment de son départ pour Saltzbourg, où il voulait voir son père, non par l'enthousiasme de tout un peuple désolé de voir son musicien chéri lui échapper, mais par un créancier qui réclamait impitoyablement une dette de trente florins? Mozart n'avait pas trente florins!
 
Mozart, qui manquait de trente florins pour payer ses dettes, se mit alors à composer en toute hâte un ouvrage qui l'occupa jour et nuit. Vous croyez que Mozart écrivait pour son créancier? Nullement. Il travaillait pour satisfaire les créanciers de Haydn, son ami, qui était au lit, malade, et qui ne pouvait remplir l'engagement qu'il avait pris de livrer deux duos pour violon et basse. Le créancier de Haydn était pressant; il menaçait de réclamer le prix de ces duos qu'il avait payés à Haydn, et Mozart, qui apprit cette circonstance en allant visiter son malade, rentra aussitôt chez lui, et se mit à l'œuvre avec tant de vigueur, que les duos parurent bientôt sous le nom de Haydn. Ces deux duos sont des chefs-d'œuvre dignes de Haydn et de Mozart, et jamais celui-ci ne les publia dans ses écrits. Ils furent religieusement conservés, comme un monument d'amitié et de dévouement, dans les œuvres de Haydn. Commencez-vous maintenant à connaître et à comprendre Mozart et sa musique?
 
Après cela, Mozart fit ''les Noces de Figaro''. Dites-moi lequel a montré le plus d'esprit, de Mozart ou de Beaumarchais; car nous n'en sommes plus à savoir gré à Mozart de sa haute poésie et de son génie. Mais qu'il ait lutté de malice et de gaîté avec le plus vif et le plus mordant écrivain du XVIIIe siècle, lui, lourd et épais Allemand, gauchement tombé du fond de la Bohême dans les antichambres des grands seigneurs de Vienne, qu'il ait encore plus légèrement dessiné ce minois chiffonné de Suzanne, donné un regard encore plus langoureux à la tendre et délaissée Rosine, qu'il ait fait du page Chérubin un enfant encore plus tourmenté de ses seize ans, plus ardemment dévoré d'un mal qu'il ignore, c'est là ce dont il faut s'étonner, car c'est tout au moins une chose inattendue que de trouver dans le même homme la grandeur de Corneille, la verve philosophique de Molière et la folie de Beaumarchais.
 
::Après cela ''Don Juan, Don Juan! ''
 
''Don Juan'' épuisa les forces de Mozart. Le génie même a ses limites. Dès ce moment cet esprit vigoureux diminua chaque jour. Mozart devint triste et sombre, il parla sans cesse de sa fin prochaine, et il n'avait conservé d'énergie que pour composer sa musique. Ses derniers morceaux sont admirables. Près de s'éteindre, la flamme divine qui l'animait jetait une clarté plus vive. Il n'est pas d'enfant à qui sa nourrice n'ait conté l'histoire du Requiem de Mozart. Peu de temps avant le couronnement de l'empereur Léopold, un inconnu présenta à Mozart une lettre sans signature, par laquelle on lui demandait s'il voulait se charger de la composition d'un Requiem, pour quel prix il voulait le faire, et à quelle époque il le livrerait. Mozart, qui ne faisait rien sans consulter sa femme, lui montra cette singulière lettre, et lui manifesta l'envie de s'essayer dans ce genre solennel, d'une teinte encore plus grave que les morceaux d'église qu'il avait faits jusqu'alors. Mozart fixa le prix de son travail, et pria le messager de lui faire connaître la personne à qui il devait remettre le Requiem. Quelques jours après, l'homme reparut, apporta le prix demandé, et dit à Mozart qui il viendrait à l'époque déterminée chercher son ouvrage. Mozart reçut l'ordre de se rendre à Prague pour y composer ''la Clémence de Titus'', pour les fêtes du couronnement de l'empereur. Au moment où il se disposait à monter en voiture avec sa femme, l'inconnu se présenta à la portière comme un spectre, tira Mozart par le pan de son habit, et lui demanda le ''Requiem''. Mozart s'excusa, en alléguant la nécessité de partir subitement, et promit de l'achever à son retour. Il travailla à son opéra dans la voiture, pendant tout le voyage, et l'acheva dix-huit jours après son arrivée. A son retour, il tomba sérieusement malade, et s'écria plusieurs fois, les larmes aux yeux, qu'on l'avait empoisonné. Il continuait cependant de composer son ''Requiem'', en disant qu'il servirait à ses funérailles. Ce travail l'affecta tellement et augmenta si fort ses idées sombres, qu'il fallut lui arracher la partition des mains. Le jour de sa mort, il se la fit apporter de nouveau sur son lit, la parcourut plusieurs fois en versant des larmes, indiqua à son ami Sussmaier la manière de la terminer, et s'écria : « N'avais-je pas raison de dire que j'écrivais pour moi ce ''Requiem''? » Ce fut le dernier adieu qu'il adressa à son art chéri. Il mourut en tenant cette partition dans sa main. Son dernier mouvement fut d'enfler ses joues pour indiquer le passage du ''Requiem'' où il fallait placer les trombones.
 
Aussitôt après sa mort, l'inconnu se présenta dans la maison, demanda le ''Requiem'' tel qu'il était, et l'emporta. Tous les efforts qu'on fit depuis pour connaître cet homme furent inutiles.
 
Mozart fut enseveli dans le cimetière de l'église Saint-Marx, son corps jeté dans la fosse commune, ses ossemens confondus avec les ossemens de la classe la plus obscure et la plus pauvre; et en 1808, quand on voulut les retrouver et les placer sous une tombe digne de lui, il fut impossible de les reconnaître. Misérable fin après une misérable vie !
 
Les restes de Mozart pourrissent ignorés dans le coin d'un cimetière de Vienne; mais depuis quarante ans le monde entier écoute religieusement ses derniers accens, et aujourd'hui même, Paris, cette ville où Mozart fut si méconnu, où on le laissa se geler dans les antichambres, où l'on ne daignait pas mettre d'accord le piano sur lequel il exécutait ses immortelles pensées, Paris, après avoir admiré depuis tant d'années son chef d'œuvre, se prépare à accourir tout entier pour l'entendre de nouveau et le voir représenté avec une magnificence digne de l'œuvre et de l'enthousiasme qu'elle excite. Que de révolutions ont passé dans cette ville depuis que Mozart l'a quittée avec douleur et désespoir; que de grandes renommées ont été détruites, que d'œuvres réputées sublimes ont été repoussées avec dédain ! Mozart presque seul est resté jeune, seul il a conservé toute sa grandeur et sa gloire, parce qu'il a été vrai et qu'il a parlé au cœur de l'homme au lieu de s'adresser à ses sens. Don Juan, représenté en français à l'Opéra, est un évènement comme le serait la représentation d'une tragédie de Racine ou de Corneille perdue depuis un siècle et découverte un beau matin. Nous avons retrouvé ''Don Juan'' en Allemagne, et nous l'avons repris comme Molière reprenait son bien. Mozart lui-même, qui nous dédaignait, nous donnerait ''Don Juan'' aujourd'hui; mais il n'a pas fallu moins de trente ans d'efforts et d'études pour nous en rendre dignes.
 
 
A. LOÈVE-VEIMARS.
 
 
===Don Juan à l'Opéra===
 
 
Mozart, qui parlait de lui-même avec franchise et sévérité, a dit souvent qu'il préférait à tous ses ouvrages dramatiques ''Idomeneo'' et ''Don Giovanni''; quelques personnes assurent que Beethowen avait une prédilection marquée pour la ''Flûte enchantée''. Ces deux jugemens, prononcés par deux génies du premier ordre, ont à coup sûr une valeur sérieuse; mais si l’on ne peut se dispenser de les enregistrer, on n'est pas forcé d'y souscrire. Le consentement unanime des intelligences les plus délicates et les plus fines place ''Don Juan'' bien au-dessus d'''Idomeneo'' et de ''la Flûte enchantée. Don Juan'' résume toutes les qualités éclatantes et solides qui, dans les autres ouvrages de Mozart, ne se révèlent qu'isolément. On retrouve dans ''Don Juan'' toute la gravité d'''Idoménée'' toute la grace de ''l'Enlèvement au sérail'', toutes les ressources instrumentales de ''la Flûte enchantée''. Etudier ''Don Juan'', c'est étudier Mozart.
 
L'avènement et la haute fortune de la musique italienne en France depuis une vingtaine d'années, la réaction exercée contre la musique dramatique, telle que la concevaient Grétry et Dalayrac, qui ont fait pendant si long-temps l'admiration et la joie de la société française, l'anathème prononcé par les symphonistes contre le drame musical, nous amènent naturellement à poser cette question : Quelles sont les conditions de la musique dramatique?
 
Si ''Don Juan'' est un drame, et si Mozart diffère absolument, par sa manière et ses intentions, de la déclamation française et de la mélodie italienne, il doit y avoir au fond de ''Don Juan'' un secret de la plus haute importance, ignoré ou méconnu par la plupart des musiciens de France et d'Italie. Je pense, en effet, que les compositeurs français de la fin du XVIIIe siècle ont reculé inconsidérément les limites de l'expression musicale, tandis que les compositeurs italiens du XIXe ont souvent attribué à la musique une puissance trop exclusivement sensuelle.
 
Vouloir trouver dans la musique les moyens de traduire successivement, une à une, individuellement, les passions humaines; vouloir exprimer par les sons, non-seulement les mouvemens tumultueux de l'ame dans leur généralité la plus saisissante, mais encore les détails, et je dirai volontiers les curiosités de ces mouvemens, ce n'est rien moins, à mon avis, qu'ignorer ou trahir la mission de l'art musical.
 
D'autre part, ne voir dans la musique qu'une distraction plus ou moins vive, une occupation pour l'oreille et non pour le cerveau, exclure la passion de l'orchestre et de la voix, ne voir, dans la combinaison des sons, qu'un artifice ingénieux destiné à produire certaines impressions quelquefois excitantes jusqu'à l'ivresse, quelquefois voluptueuses et nonchalantes jusqu'à la somnolence, ce n'est pas une erreur moins grave.
 
Aujourd'hui la lutte insensée de la musique et de la poésie n'est plus possible; c'est une hallucination maladive qu'il faut aller chercher dans les livres des encyclopédistes. Personne ne croit plus que la flûte ou le violon doivent chercher à modeler leur expression sur Virgile et Euripide, et cependant le XVIIIe siècle n'allait pas à moins. Il n'y a pas cinquante ans, on rencontrait dans les salons de Paris des gens fort graves qui s'extasiaient à loisir sur un récitatif ou un grand air où ils trouvaient notées et scandées toutes les arguties amoureuses de Marivaux et de Dorat. A cette époque, l'expression musicale était d'autant plus savante qu'elle était plus complexe. On s'inquiétait moins de la vérité que du détail. On n'aimait pas la musique pour elle-même, on l'estimait d'après sa parenté avec la poésie. Mais cette alliance violente était un mensonge; la poésie et la musique se paralysaient en s'étreignant. Nous le savons aujourd'hui, et cette lutte désastreuse de la forme poétique et de la forme musicale aurait grand'peine à recommencer.
 
Mais la musique dramatique, qui, loin de se prendre à la poésie et de lui servir d'organe et d'accompagnement, se propose pour modèle et pour but, comme terme dernier de ses efforts et de sa puissance, les masses instrumentales de la symphonie, moins l'unité progressive et logique, mérite-t-elle vraiment le nom de musique dramatique? Une symphonie, découpée en chœurs, en trios, en cavatines, peut-elle devenir un opéra? Les parties de hautbois ou de clarinette, exécutées par le gosier humain, peuvent-elles: servir à la construction d'un drame musical? Ces questions, qui sembleront oiseuses au plus grand nombre, ont pourtant une réelle importance.
 
Si la symphonie, comme je n'en doute pas, est de toutes les formes, musicales la plus exquise, la plus achevée, la plus puissante, est-ce à dire que les lois de la composition symphonique sont identiquement les mêmes que celles de la musique dramatique? En admettant, comme j'incline à le faire, que la forme dra¬matique ne soit qu'une forme secondaire dans la musique, en faudra-t-il conclure que le drame musical n'ait pas à remplir de conditions individuelles et propres? Si ce dernier problème n'est pas encore résolu aussi nettement que celui de la musique déclamée, si l'opinion populaire ne s'est pas encore prononcée, au moins est-il permis de pressentir en consultant les esprits éclairés et progressifs qui dominent et dirigent l'avis du plus grand nombre.
 
Si le drame musical ne relève directement ni de la poésie ni de la symphonie, s'il se condamne à la médiocrité dans le premier cas; si, dans le second, il n'est que l'image effacée d'une figure plus splendide et plus complète, que doit-il donc se proposer? Sans nul doute, la passion est de son domaine, puisque la passion est l'élément primitif du drame, Toute la difficulté se réduit à savoir comment, à quel moment la passion peut se traduire sous la forme musicale.
 
A mon avis, la musique doit prendre la passion de première main, c'est-à-dire à son origine. Loin de confier au poète le développement et le détail du sentiment qu'elle veut exprimer, elle ne doit demander au ''librettiste'' qu'un canevas d'une trame large et flexible, qu'elle puisse broder à son gré, sans jamais craindre que la solidité du tissu fasse obstacle aux caprices de son travail. De cette sorte, on le comprend, le musicien ne doit jamais se mettre au service du poète; il doit le prendre comme un ami docile et dévoué, qui trace la route et n'y marche pas, qui désigne le sol où se bâtira le palais, choisisse le terrain où s'asseoiront les fondemens, mais ne pose pas une seule pierre de l'édifice. La musique, il ne faut pas l'oublier, est par elle-même un organe aussi complet pour la pensée que la poésie, non pas qu'elle puisse prétendre à lutter de précision et de souplesse avec la parole, lorsqu'il s'agit d'une idée à expliquer; mais je veux dire seulement qu'étant donné un sentiment à exprimer, le poète et le musicien, en choisissant chacun le côté qui convient le mieux aux ressources de leur art, pourront atteindre à la même puissance et au même succès.
 
Je ne conseillerais pas à un musicien d'essayer l'expression de sentimens limités et précis, comme l'ambition ou la jalousie, par exemple; et si, de nos jours, il s'est rencontré quelques esprits enthousiastes et inexpérimentés qui ont voulu écrire dans l'orchestre le journal de leurs impressions, il faut les plaindre et les blâmer, mais ne pas suivre la route aventureuse où ils se sont égarés.
 
Je crois que le musicien doit choisir dans les mouvemens de l'ame les plus généraux et les plus vagues, les plus constans et les plus vifs, tels que la joie, la colère, la tendresse, et ne jamais se hasarder dans les routes plus étroites où le pied seul du poète peut marquer son empreinte sans trébucher.
 
Mozart me paraît avoir admirablement compris les limites de la musique dramatique. Il a écrit dans sa vie plusieurs symphonies, et beaucoup d'admirables. Il a composé pour les instrumens à cordes et les instrumens à vent des morceaux d'une facture spéciale, mais il s'est profondément pénétré des ressources et des convenances de la scène, et on n'a pas à lui reprocher, comme à Spohr ou à Beethowen dans ''Faust'' et ''Fidelio'', d'avoir attribué à la voix humaine le rôle de l'instrumentiste et de l'orchestre.
 
''Don Juan'' était un sujet difficile qui admettait et demandait l'expression de sentimens variés et distincts. Ce sujet traité selon la manière des musiciens français du XVIIIe siècle, ou des compositeurs italiens du XIXe, n'aurait pas eu le caractère musical que nous lui connaissons. Nous aurions eu une déclamation obscure ou une orgie bruyante, un récitatif morcelé ou bien une assourdissante bacchanale. Mozart n'a rien fait de tout cela. Il a mieux fait. Voyons pourquoi.
 
Et d'abord que signifie le caractère de don Juan? Molière, Byron et Hoffman l'ont compris diversement : lequel des trois a raison? Dans Molière, don Juan est un gentilhomme libertin, vantard, fanfaron, ivrogne, endetté. On a dit que le dernier trait était de trop. Je ne suis pas de cet avis. On peut mener une vie joyeuse, magnifique et dissolue, et dormir entre les bras des courtisanes dans un somptueux palais, tandis que les créanciers grelottent à la porte. Il n'y a rien de mesquin ni d'absurde, poétiquement parlant, à dévorer, dans une couche embaumée, les châteaux et les prairies que l'on n'a plus, à boire dans une coupe savoureuse une fortune engagée trois fois à des usuriers imbéciles. Cet embarras, très grave pour les économistes, n'a rien de sérieux pour un libertin effréné. Si la carrière de débauche en devient plus courte et plus étroite, elle n'est pas pour cela moins folle et moins rapide. Un homme à qui personne, je l'espère, ne voudra contester son titre de gentilhomme, et qui mettait l'âge de son blason bien au-dessus de sa gloire personnelle, l'auteur de ''Lara'', avant de dire adieu à la pruderie hypocrite de l'Angleterre, et d'aller distraire son égoïsme blasé parmi les filles ardentes de Cadiz et de Lisbonne, a souvent vu l'usure à son chevet. L'opulence débauchée s'accommode très bien du désordre et du dénuement. Celui qui calcule et qui épie l'épuisement de sa fortune n'aurait pas grand'chose à faire pour calculer du même oeil l'envahissement de la satiété et l'épuisement de ses plaisirs. Un libertin rangé n'est pas un libertin. Le vice réfléchi n'est qu'une monstruosité misérable, digne de mépris plutôt que de pitié, c'est un vieillard tremblant qui achète au bazar la pudeur affamée.
 
Tout en reconnaissant que le don Juan de Molière manque de grandeur et de poésie, je crois qu'il faut admettre la vérité du personnage tel qu'il l'a conçu; il a saisi le côté réel et bourgeois plutôt que le côté idéal et poétique, mais il a traduit à merveille la part qu'il avait choisie. Une seule fois, dans Alceste, il lui est arrivé de s'élever au-dessus de la comédie, mais sa pénétration moqueuse s'arrangeait mal de l'invention des rôles énergiques. C'est pourquoi le don Juan de Molière, quoique vrai, n'a qu'une vérité partielle et incomplète.
 
Byron, en prenant pour sujet de son dernier poème le héros de Molière, l'a transformé selon ses goûts, l'a façonné selon le caractère particulier de son esprit. Molière avait fait don Juan joyeux et comique, Byron l'a fait satirique, insouciant, aventurier, sceptique, contempteur de Dieu et des hommes. Le don Juan de Byron est-il plus complet que celui de Molière? Ne manque-t-il rien à ce page égrillard qui passe du lit de Juana au lit d'Haïdée, de Gulleyaz à Catherine, et qui vient enfin éteindre et assombrir sa verve railleuse parmi les ''bas-bleus'' de Londres? La satire peut-elle, plus que la comédie, suppléer le drame? Je ne le crois pas. Qu'on y prenne garde, le poème de Byron ne s'attaque pas seulement aux hommes, il s'attaque à la poésie elle-même ; c'est un livre prodigieux, mais une perpétuelle négation. Quand il arrive à Byron d'écrire deux ou trois stances d'idéale rêverie ou de passion sincère, c'est toujours avec l'arrière-pensée de couvrir de boue la statue qu'il vient de ciseler, de semer dans la fange les ruines du palais qu'il vient de bâtir. Il fait si bien par ses mordantes épigrammes et ses impitoyables sarcasmes, que le doute ne s'arrête pas aux lèvres de don Juan; ce n'est pas la vertu seule qu'il met en lambeaux, ce n'est pas les seules croyances qu'il réduit en cendres. Quand il a déchiré et jeté au vent les lois des sociétés humaines, il ne s'arrête pas, il fait de son héros ce qu'il a fait de la vertu, des croyances et des lois : le doute s'attaque à don Juan lui-même; c'es à peine si l'on y croit.
 
Dans le don Juan de Byron, il y a autant de Luther et d'Erasme que de Buckingham et de Rochester. Le scepticisme dialectique glace bien souvent le libertinage effréné. Avec un personnage ainsi fait quel drame serait possible? L'action, l'entraînement, se peuvent-ils concilier avec ce perpétuel retour sur soi-même qui concentre la meilleure partie de la vie dans le domaine de la conscience? Quand le don Juan anglais sort des bras d'une femme, ce n'est point pour se plaindre de n'avoir pas trouvé le bonheur qu'il espérait, c'est pour railler le dénouement de l'aventure. Il ne brise pas le miroir où il a vu l'image de son impuissance; il se contente de le ternir du souffle de son ironie. C'est pourquoi le don Juan de Byron n'est pas celui de Mozart.
 
Hoffman a vu plus avant que Molière et Byron dans l’ame de don Juan; il a donné de ce type poétique une interprétation savante et neuve ; le premier il a vu, dans la vie aventureuse de ce libertin grand seigneur, la lutte de la vie morale et de la vie matérielle. Dans les quelques pages qu'il a écrites sur le chef-d'œuvre de Mozart, il explique nettement pourquoi don Juan n'est pas un débauché vulgaire. L'inconstance, loin d'être une violation avilissante des engagemens les plus sacrés, n'est que la perpétuelle poursuite d'un idéal irréalisable. Si don Juan flétrit dona Elvira, dona Anna et Zerlina, ce n'est pas seulement pour le plaisir d'une heure, c'est pour atteindre un bonheur qu'il a rêvé et qu'il ne doit pas connaître. Chaque fois qu'il renonce à ses amours de la veille, c'est qu'il espère trouver dans ses amours du lendemain une ivresse plus durable où noyer le souvenir des jours déjà dévorés. La lutte qu'il a commencée contre les hommes et les choses n'est pas seulement la lutte de l'athéisme et du mépris contre la croyance et le dévouement, c'est le combat de l'espérance défaillante contre la réalité, du cœur inapaisable rassasié des plaisirs qui tarissent et cherchant les plaisirs qui ne tariront pas. C'est le duel de l'homme qui veut être Dieu contre la création jalouse qui limite sa puissance et se raille de ses efforts, c'est le siège d'une cité imprenable dont il a vu les murs blanchir à l’horizon, mais qui s'évanouit à mesure qu'il tente de l'escalader.
 
La débauche ainsi interprétée est une folie, mais une folie digne de compassion, une folie poétique. Le vice, et les flétrissures qu'il inflige à ses victimes, ne sont que les mouvemens tumultueux d'une âme ambitieuse qui s'est trompée de route. Elvire, Anna, Zerline ne sont plus sacrifiées seulement aux désirs d'un libertin ; leurs bras qui s'ouvrent pour l'embrasser et qui essaient vainement de le retenir, n'ont pas à regretter leurs caresses, car il était sincère dans son amour comme il est sincère dans son abandon; il croyait pouvoir demeurer, et il ne le peut; il espérait étancher ses lèvres ardentes dans leurs baisers, mais sa lèvre s'est desséchée, et il a cherché des amours nouvelles. Son mépris n'est pas une injure, c'est une colère qui fait pitié, mais qui n'avilit pas.
 
Le don Juan d'Hoffman est très grand, c'est un type hardi, plein de douleur et de vérité, une élégie poignante et qui fait saigner le cœur; c'est une lamentation désolée sur la misère des affections humaines qui se prétendent divines, durables et heureuses; c'est un poème magnifique, semé d'austères leçons et de lugubres avertissemens. Mais avec cette donnée le drame est-il possible, et le châtiment providentiel est-il intelligible?
 
Il me semble qu'Hoffman, en faisant une large part à la douleur désespérée de don Juan, fait une part trop mesquine et trop pauvre à son orgueil obstiné. On ne comprend pas assez pourquoi don Juan insulte à Dieu dans chacune de ses débauches, pourquoi il accuse le ciel de son sang attiédi et de ses désirs renaissans. Sans l'orgueil, en effet, la débauche impie de don Juan n'a pas de caractère dramatique. La douleur, la satiété, l'espérance indomptable du libertin, sont un élément d'intérêt, mais d'intérêt purement personnel. L'intérêt dramatique doit naître de l'orgueil qui persévère dans le vice, parce que l'orgueil ainsi conçu est un élément d'action et appelle la vengeance.
 
Voici donc comme je conçois le drame de don Juan. Après avoir peuplé sa liste homicide de plusieurs milliers de noms oubliés du jour où ils sont inscrits, don Juan, pour la première fois; songe à se fixer; l'oeil fatigué de suivre incessamment le sillage du navire, il pense à jeter l'ancre; il choisit la beauté d'Elvire comme un port où il espère trouver le repos et le bonheur. Mais à peine a-t-il pris pied, qu'il se dégoûte de l'inaction et de la paix. Il veut repartir.
 
Dona Anna, plus belle, plus idéale, moins crédule et moins confiante, plus difficile à conquérir, lui semble une proie digne de lui; il veut l'avoir, il l'aura; pour l'obtenir, il ne reculera, ni devant l'adultère, puisqu'Elvire est sa femme, ni devant le meurtre, car il mettra l'épée à la main, si le père de dona Anna vient redemander sa fille. Le commandeur n'entre en scène que pour tomber mort aux pieds de don Juan.
 
La seconde maîtresse a le sort de la première : désirée, elle était sans prix; possédée, elle ne vaut plus un regard. C'est le tour de Zerline. Une jeune fiancée, pleine d'innocence et de candeur, réveille une dernière fois le cœur blasé de don Juan. Cette nouvelle ambition, d'autant plus vive qu'elle est plus singulière et plus neuve, doit se réaliser comme les autres. L'énergique volonté du libertin désespéré aura bon marché de cette vertu ignorante qui ne sait pas se défendre contre l'étonnement. L'heure de la vengeance arrive. Dona Elvire et dona Anna arrachent don Juan aux bras de Zerline.
 
La mesure est comblée; les hommes ne suffisent plus au châtiment de don Juan, c'est le ciel qui doit s'en charger. Don Juan répond aux solennelles menaces de la statue du commandeur par un défi hautain. Il l'invite à sa table.
 
La partie est perdue, mais don Juan ne veut pas lâcher pied il s'enivre joyeusement en attendant son convive de pierre; on frappe à la porte; entre le commandeur. Don Juan veut lui serrer la main. Il se sent pris dans un étau inexorable. Plus de fuite possible, la terre s'ouvre, don Juan s'abîme, l'enfer l'engloutit. Dona Elvire, dona Anna et Zerline sont vengées.
 
Ainsi le désespoir et l'orgueil, l'élégie et le drame, se marient dans le type de don Juan. La comédie ne suffisait pas, l'ironie n'était qu'une interprétation incomplète, la douleur de la rêverie en présence de la réalité laissait encore dans l'ombre une partie de cette ame prodigieuse. L'orgueil achève le tableau et justifie le châtiment.
 
C'est, je crois, le type que Mozart avait dans sa pensée, lorsqu'il a écrit la partition de ''Don Giovanni''.
 
On le voit, le libretto de ''Don Giovanni'' offre au musicien un sujet riche et varié. La diversité des passions, les péripéties qu'elle enfante, les personnalités distinctes qu'elle crée, offrent à l'invention une matière abondante. En même temps, les épisodes de l'action, en groupant à de certains momens la masse des acteurs, permettent à l'harmonie de déployer toutes ses ressources. Or, à l'époque où Mozart vivait, il avait devant lui deux routes, il se trouvait placé entre l'impression ineffaçable des premières études de son enfance et les impressions non moins vives qu'il avait rapportées de ses voyages d'Italie. La lecture et la pratique assidue des chefs-d'œuvre de Sébastien Bach et de Haydn lui inspiraient naturellement une prédilection marquée pour les maîtres de l'Allemagne; mais cette prédilection devait être ébranlée par les ravissantes mélodies qu'il avait entendues à Rome, à Naples et à Milan. Dans les ouvrages d'imagination, je ne suis pas grand partisan des méthodes conciliatoires; je ne puis que sourire de pitié quand j'entends regretter sérieusement que Pascal n'ait pas écrit les Mémoires du Coadjuteur, Racine les comédies de Molière, ou que la couleur éclatante de Rubens n'ait pas été distribuée sur les contours divins de Raphaël. Il faut laisser ces empathiques niaiseries aux salons oisifs et aux académies caduques. Je n'ai pas une haute estime pour les dessins, très habiles d'ailleurs, où Ligorio essayait de tempérer la fantaisie inventive de Brunelleschi par la sévérité des monumens antiques. Et lorsque, de nos jours, on a fait grand bruit d'une prétendue fusion entre l'harmonie allemande et la mélodie italienne; lorsque, renchérissant sur ce nouveau miracle, on a voulu trouver dans une partition le génie de deux nations corrigé par la sagacité d'une troisième ; lorsque, pour élever une statue au nouvel artiste, dont personne plus que moi n'admire la persévérance et l'heureuse industrie, on a voulu reconnaître dans ses inspirations des idées écloses dans trois patries diverses, je n'ai vu, dans cette exagération, qu'un aveuglement inexcusable. Je ne crois pas à l'existence de ces génies hybrides. Si l'on venait me dire qu'un statuaire a trouvé moyen d'allier les lignes savantes et pures du Laocoon, la grâce harmonieuse de Ghiherti avec la musculature accentuée du Milon, je n'accueillerais cet évangile que par l'incrédulité.
 
Il ne faut donc pas croire que Mozart ait réalisé ce qui est impossible : la fusion de deux génies séparés l'un de l'autre par une nationalité profonde. Il n'a pas réconcilié, comme on le dit, l'Allemagne avec l'Italie; il a laissé aux deux peuples qu'il avait sérieusement étudiés les traits distinctifs qui les caractérisent. Dire que Mozart est Italien, c'est dire que Rubens appartient à l'école vénitienne. N'est-il pas plus simple et plus vrai de voir dans l'artiste allemand un homme nouveau qui ne relève de personne, mais qui a mis à profit ses lectures et ses méditations, qui a pris, dans les écoles musicales de deux pays, ce qui convenait aux instincts de sa nature, qui a dérobé, par un travail patient, les richesses enfouies dans ces deux mines si diversement colorées, mais qui, dans ses voyages intellectuels, a toujours conservé l'inaltérable personnalité de sa pensée. Si Mozart avait opéré la fusion qu'on lui attribue, il ne mériterait qu'une estime médiocre; ce serait un homme habile, et rien de plus. Mais il n'en a rien fait, comme il est facile de s'en convaincre; il a mis la science au service de la fantaisie, il a fait, sous une autre forme, ce que faisait Michel-Ange lorsqu'il témoignait de ses études anatomiques dans le carton de la guerre des Pisans. Au lieu de mettre l'orchestre sur le théâtre, comme l'ont tenté quelques harmonistes maladroits, il n'a vu dans l'instrumentation qu'un moyen de traduire, sous une forme plus complète et plus puissante, l'idée mélodique qui préexiste chez lui à toutes les phrases de son orchestre.
 
La manière dont il a conçu tous les accompagnemens de ses chants sera pour les musiciens de tous les temps un sujet éternel d'admiration et d'étude. Ses parties instrumentales, sans jamais s'atténuer jusqu'à la maigreur, sont toujours subordonnées à la partie vocale, et l'enrichissent constamment sans jamais la couvrir au point de l'effacer.
 
J'admire autant que personne ce qu'on a justement appelé le dialogue de l'orchestre; c'est une belle chose, et très savante, que de livrer alternativement aux flûtes et aux violons un thème, qui, en se transformant, s'explique et révèle à l'auditoire des secrets inattendus; oui, mais cette habileté devient puérile, lorsqu'elle s'isole du premier devoir de l'artiste, lorsqu'au lieu d'obéir, elle domine, lorsqu'au lieu de concourir à l'unité poétique du drame musical, elle crée dans l'œuvre une œuvre nouvelle qui a sa valeur, son importance, son charme, et distrait l'attention, au lieu de la concentrer.
 
La gloire de Mozart n'est pas seulement d'avoir excellé dans la mélodie, d'avoir maintenu sévèrement l'obéissance de son orchestre; cette tâche difficile à remplir n'avait pas épuisé les forces de son génie; il a voulu davantage; il a trouvé pour chacun des rôles de son chef-d'œuvre une couleur individuelle et constante; il n'a voulu que ce qu'il pouvait, il n'a voulu que dans les limites de son art, et sa volonté s'est accomplie. Ainsi, les mélodies qu'il met dans la bouche de Zerline sont coquettes, gracieuses, légères, simples, parfois même enfantines; et ce caractère musical, une fois trouvé, ne se dément jamais. Ainsi, dona Elvira se lamente, accuse l'inconstance de son époux , lui reproche de l'avoir délaissée, mais elle ne s'élève pas jusqu'à la menace; elle mêle toujours à ses plaintes et à ses regrets les accens d'un amour méconnu qui ne renonce pas encore à un avenir meilleur. Il y a dans sa tristesse, qui s'exhale en soupirs et en gémissemens, une sorte de résignation pieuse, qui semble demander à Dieu de ramener don Juan plutôt que de le punir. Dona Anna, plus énergique, plus hardie, porte dans sa colère toute la vivacité qu'elle aurait mise dans son amour. Elle a son honneur et son père à venger. Si elle invoque le ciel, c'est pour appeler la foudre sur don Juan. Ces trois physionomies si diverses, Mozart les a si nettement dessinées, qu'il est impossible de les confondre. Sans faire acception du ton dans lequel ces différens rôles sont écrits, si l'on place par la pensée un air de dona Anna dans la bouche de dona Elvira, ou un air de dona Elvira dans la bouche de Zerlina, on s'aperçoit bien vite que Mozart a mis bon ordre à ces caprices de transposition. L'individualité des thèmes qu'il a développés pour chacune de ces trois femmes, est si profondément empreinte dans le style de sa musique, il y a dans le rhythme et la mélodie un caractère si net et si tranché, qu'on ne peut impunément faire chanter à la fille du commandeur les notes qui appartiennent à la fiancée de Mazetto.
 
Cette même individualité n'est pas gravée en traits moins purs dans les rôles de don Juan de Leporello, de Mazetto et d'Ottavio. Le chant de don Juan se colore successivement de toutes les impressions qu'il reçoit dans le cours de son rôle, et se modifie selon le caractère des antagonistes qu'il doit combattre. Il est rapide, animé, insolent, quand il met l'épée à la main pour tuer le commandeur. Quand il répond aux apostrophes de dona Anna, il est grave, fier, mais pourtant respectueux ; il ne la traite pas en femme vulgaire; il veut lui imposer par son courage et sa contenance; il vient de jouer sa vie pour payer l'insulte qu'il lui a faite, et l'émotion de sa voix témoigne assez de la partie mortelle qu'il vient de soutenir. En présence de dona Elvira, il est dédaigneux; on sent qu'il a hâte de se débarrasser de ses pleurs dont il n'a que faire. Avec Zerlina, c'est autre chose; il veut la séduire et l'enjôler, il se fait mignard et précieux, il veut l'éblouir par ses complimens et ses promesses; sa voix devient douce et lente pour le mensonge et la trahison, comme tout à l'heure elle était hautaine avec le commandeur.
 
Don Ottavio, efféminé, amoureux de lui-même, ayant à venger une maîtresse qui vaut mieux que lui, une femme qu'il aime, mais qu'il ne comprend pas, témoigne de sa faiblesse par la manière dont il exprime son dévouement. Il veut punir celui qui a souillé sa fiancée, mais on sent à sa voix tremblante qu'il espère plus en Dieu qu'en son bras.
 
Mazetto, par sa franche rudesse, par sa colère bourgeoise, révèle dans le musicien une richesse de simplicité qui contraste heureusement avec les rôles précédens. - Quant à Leporello, sa verve railleuse, ses craintes pour son maître, et son mépris pour les femmes que don Juan a trahies, son étonnement respectueux pour les aventures qu'il raconte, et sa superstition tremblante quand vient l'heure du châtiment, Mozart n'a rien épargné pour les exprimer. Leporello est le digne confident du maître qui le traîne à sa suite.
 
Ce n'est pas tout, outre la précision des couleurs, Mozart possède aussi une remarquable précision de style. Quand sa phrase s'arrête, c'est qu'elle ne peut aller plus loin. Il évite avec un soin égal la sécheresse et la redondance; il exprime d'une idée tout ce qu'elle contient, mais il ne l'épuise pas; il ne franchit jamais les limites nécessaires du développement; il renonce délibérément aux effets qu'il pourrait encore produire pour assurer le succès de ceux qu'il a produits, et en cela il est supérieur à ceux qui, ayant la même richesse, n'ont pas la même avarice. Quand il achève l'explication de son idée, on sent qu'il garde encore en lui-même bien des trésors qu'il pourrait montrer; mais on lui sait bon gré de sa parcimonie : il est magnifique, mais il n'est pas prodigue.
 
Il faut remercier M. Véron d'avoir pensé à naturaliser sur la scène française le chef-d'œuvre de Mozart. Puisque, malgré son habileté que personne ne conteste, il n'a pas pu trouver un opéra pour la saison, puisque l'auteur de ''Guillaume Tell'' ne se décide pas à écrire pour nous une partition nouvelle qui grossisse la liste déjà si glorieuse de ses inventions, c'est une heureuse idée d'avoir songé à rajeunir par la pompe des décorations, par la richesse des costumes, un drame musical du premier ordre qui s'en passerait bien, mais qui n'a rien à y perdre. Les magnificences que M. Véron a déployées lundi dernier sur notre scène lyrique serviront à populariser la gloire de Mozart. Le public français, si renommé dans toutes les capitales de l'Europe pour la finesse de son goût et la sagacité de ses jugemens, ne renonce pas volontiers au plaisir des yeux : il n'en est pas encore venu à aimer la musique pour elle-même. M. Véron le sait bien, et il s'est prêté de bonne grâce aux caprices de l'hôte qu'il avait invité. Paris n'est pas encore à la hauteur de Naples ou de Berlin, il juge la musique plus sévèrement que l'Allemagne et l'Italie, mais il se défie de lui-même et se consulte long-temps avant de se prononcer. Il faut donc n'épargner rien pour le circonvenir et l'attirer.
 
L'ouverture a été bien rendue. Le final du second acte a été exécuté avec une vigueur et une précision qui ne laissent rien à désirer. Les masses vocales étaient bien conduites et chantaient comme une seule voix.
 
Levasseur, Adolphe Nourrit et Mlle Falcon ont très bien compris la difficulté de la tâche qu'ils avaient acceptée. Levasseur, moins vif, moins comique que Santini, a été, selon moi, plus fidèle à l'esprit de son rôle. Dès son entrée en scène, il s'est posé d'une façon grave. Il y avait dans sa raillerie, dans sa gaîté bruyante, quelque chose de satanique. Quant à l'exécution vocale, il a été parfait. Adolphe Nourrit, avec la chaleur d'ame et la pureté de chant qu'on lui connaît, a su imprimer au caractère de don Juan une physionomie pleine de verve et d'animation. Il a très bien dit son air avec Zerline, et n'a pas un seul instant manqué de l'élégance et de la grâce si nécessaires à son rôle. Mademoiselle Falcon, dans le rôle le plus difficile de la pièce, où tant de cantatrices ont échoué, a fait preuve d'un talent remarquable. Dans son grand air du premier acte elle a trouvé des accens déchirans. Elle fera mieux encore, j'en suis sûr, aux représentations suivantes, et nous aurons enfin un ''don Juan'' digne de l'opéra.
 
 
===L’école française au salon de 1831===
 
===Du Théâtre-Français===
 
 
===De la réforme dramatique===
 
===Moralité de la poésie===
 
===L’école anglaise en 1835 – Exposition de Sommerset-House===
 
S'il fallait juger l'école anglaise d'après l'exhibition de cette année, sans tenir compte des précédens, on risquerait de prendre des conclusions trop sévères. Aussi je m'abstiendrai, en jugeant les artistes éminens qui ont envoyé leurs ouvrages à Somerset-House, de limiter ma pensée aux seules toiles que j'ai sous les yeux. Les plus heureux génies, on le sait, ont leurs bons et leurs mauvais jours; le privilège des jours pareils n'est accordé qu'à la médiocrité.
 
Le premier nom qui se présente à moi, c'est celui de D. Wilkie, nom populaire dans toute l'Europe. Le ''Colin Maillard'' et le ''Jour de loyer'', que nous connaissons à Paris, par les admirables gravures de Raimbach, ont dès long-temps placé ce maître hors de ligne. Je n'ai pas vu sa ''Prédication de John Knox''; mais sans vouloir adopter à la lettre l'unanime suffrage de l'Angleterre, il y a sans doute au fond de cet éclatant succès autre chose que de l'engouement. Le tableau de cette année est un ''Christophe Colomb''. Cet ouvrage n'est pas excellent, il s'en faut de beaucoup; mais il offre, comme les ouvrages précédens de l'auteur, une étonnante réunion de qualités remarquables : l'animation des physionomies, la simplicité naturelle des attitudes, la vérité de la mise en scène, voilà ce qui recommande à notre attention cette toile où la critique doit cependant signaler plusieurs défauts assez graves.
 
Christophe Colomb, le compas à la main, explique sur une carte, au prieur du couvent de Santa-Maria Rabida, la théorie sur laquelle il fonde ses espérances. A droite du prieur Garcia, Fernandez, médecin érudit, capable de comprendre les plus hardies conjectures, écoute avec une attention respectueuse les paroles qui se pressent sur les lèvres du navigateur génois; derrière lui Martin Alonzo Pinzon rêve à la gloire de l'entreprise qu'il aida de son courage, et qu'il trahit ensuite lâchement; à gauche de Christophe Colomb, son fils Diego, âgé de huit ans, se tient debout, et regarde la carte avec une curiosité distraite. Tout cela est bien entendu, chacun est à sa place, et pas un des acteurs ne manque à son rôle. La tête de Colomb est grave et pensive, celle du prieur intelligente et rusée, celle de Garcia attentive et sérieuse, celle de Pinzon ardente comme au milieu des combats, qu'elle semble appeler. Mais le dessin de ces têtes manque de largeur et d'unité; les coups de pinceau, multipliés à l'infini, donnent à l'ensemble de la toile un caractère petit et mesquin. Sans doute les physionomies qui sont devant nous ont préexisté dans le cerveau de Wilkie, telles que nous les voyons aujourd'hui; il faut laisser aux artistes médiocres le reproche d'inconséquence et d'instabilité; mais en admettant la permanence et la continuité de cette création, nous ne perdons pas le droit de blâmer ce qu'il y a dans l'exécution de successif, de mou, et parfois même de trivial.
 
La peinture du ''Christophe Colomb'', bourgeoise et petite, ramène à de mesquines proportions une scène qui devrait avoir de la grandeur et de la solennité. Je mettrai toujours la vérité humaine au-dessus du style convenu ; je n'hésiterai jamais à proclamer la supériorité des Flamands sur les tragédies académiques des Petits-Augustins. Mais qu'on y prenne garde, le réalisme de Rembrandt n'est pas l'art tout entier; l'éternelle beauté de ses ténèbres lumineuses n'absout pas la bourgeoisie délibérée de quelques-unes de ses compositions. Son ''Ganymède'' ravi aux cieux par l'aigle de Jupiter est d'une prodigieuse énergie; mais il manque à cette figure l'idéalité poétique : on dirait un marmot mordu par un loup. Il échappe, je le sais, à la vulgarité par l'éclat inimitable de sa couleur; mais voir dans Rembrandt le modèle achevé de toutes les perfections, c'est se méprendre étrangement. Or, il y a loin du ''Ganymède'' ou du ''Tobie'' au ''Christophe Colomb''. La manière de Rembrandt est large et une; celle de Wilkie, s'il fallait la caractériser d'après ce dernier ouvrage, est timide, lente, et ne va pas droit au but marqué. Wilkie a été souvent comparé à Decamps; je ne crois pas que le parallèle soit juste. Le peintre anglais n'atteindra jamais à la ''Bataille des timbres'', et la pâte de sa peinture n'a pas la richesse et l'abondance qui assurent au peintre français un rang inaliénable. Je rapprocherais plus volontiers Wilkie de Charlet; je trouve chez tous les deux la même finesse de détails, la même curiosité patiente dans l'expression des physionomies, et aussi la même absence de largeur dans la manière, et de concentration dans l'effet.
 
Le ''Départ des troupeaux dans les monts Grampiens'', par E. Landseer, est au nombre des meilleurs ouvrages de l'auteur. Les groupes d'animaux et de personnages sont habilement disposés et offrent à l'oeil des lignes harmonieuses. Il est impossible, en voyant ce tableau, de ne pas penser aux ''Pécheurs'' de Léopold Robert. Les sentimens exprimés dans ces deux compositions sont unis entre eux par une étroite parenté. La scène écossaise et la scène vénitienne sont destinées à représenter la douleur de la séparation et la prévision du danger; mais je préfère la scène écossaise. E. Landseer n'a rien trouvé d’aussi émouvant, d’aussi religieusement résigné, que la jeune femme placée à gauche de la toile de Robert; mais l'ensemble de la composition de Landseer est plus heureux et plus complet. Au centre, un montagnard d'une taille vigoureuse, à qui sa femme présente son enfant au maillot, et dont la figure offre un poétique mélange de courage et de mélancolie; à droite de ce groupe, un vieillard qui repasse dans sa mémoire toutes les courses de sa jeunesse, et qui assiste avec une tristesse prévoyante au départ de son fils; penchée sur son épaule, une femme de vingt ans, sa fille sans doute, qui le console et le rassure; à ses pieds, un garçon de dix ans qui joue avec un chien; à gauche du groupe central, deux amans, enlacés dans une étreinte éplorée , assis au milieu des troupeaux, mêlant leurs larmes et leurs baisers, et se promettant une mutuelle fidélité; et pour fond de scène, des montagnes revêtues de verdure, des troupeaux pleins de force et de santé. C'est là, si je ne me trompe, un beau poème, inventé sans effort, pris sur le fait sans doute, mais qui satisfait à la fois l'oeil et la pensée.
 
Je reproche à la couleur de ce tableau une teinte grise, qui se trouve peut-être dans la nature écossaise, mais que le peintre aurait pu corriger sans être accusé de tricherie. Les animaux qui, sur cette toile, ont une importance égale, sinon supérieure, à celle des personnages, sont bien dessinés, mais manquent généralement de solidité. Les taureaux, les génisses et les brebis offrent des ligues vraies, des plans bien ordonnés; mais leur peau ne semble pas soutenue, comme elle devrait l'être, par la charpente osseuse. Je ne crois pas que cette remarque soit puérile, et malheureusement elle s'applique à la plupart des ouvrages de Landseer. Il ne se délie pas assez de la facilité de son pinceau. Il fait vite et bien. En travaillant plus lentement, il ferait mieux encore.
 
La peinture de portrait est représentée cette année par MM. Shee, Pickersgill et Morton. Ce n'est pas la monnaie de Lawrence. Les deux miniatures envoyées par Rochard sont tellement au-dessous de ses bons ouvrages, qu'il y aurait de l’injustice à le juger sur l'exhibition de 1835. Je préfère de beaucoup, dans tous les cas, les miniatures de Mme de Mirbel, et ce que j'ai vu cette année à Somerset-House n'est pas de nature à me faire changer d'avis.
 
Le ''Portrait de Guillaume IV'', par M. A. Shee, président de l'Académie royale, est un ouvrage plus que médiocre. L'arrangement de la figure est laborieux, pénible, et manque absolument de grace et de grandeur. Le manteau jeté sur les épaules de sa majesté est d'une telle pesanteur, qu'à moins d'avoir une force herculéenne, le roi ne pourrait le porter. La main droite, placée sur la hanche et qui relève l'hermine, accomplit une tâche rude et difficile. La pensée qui se présente naturellement au spectateur, c'est que ce manteau est une pénitence corporelle imposée au patient en expiation de quelque faute bien grave sans doute, mais que le peintre n'a pas pris soin de nous révéler. L'oeil a peine à se reconnaître au milieu du bagage amoncelé sur les épaules et la poitrine de Guillaume IV. Le costume militaire et le costume royal se confondent avec une fastueuse gaucherie; et ce n'est pas trop d'une étude de quelques minutes pour savoir où retrouver la fin d'une manche ou d'une broderie. Les mains de sa majesté sont dessinées et peintes avec une mollesse sans exemple. A coup sûr, si elles s'avisaient de saisir la poignée d'une épée ou le pommeau d'une selle, nous les verrions se déformer, s'aplatir comme l'argile, ou se fondre comme la cire. Il n'y a là ni phalanges, ni tendons, ni muscles, ni veines, ni artères. C'est une masse sans nom qui n'a jamais vécu. La tête est loin de racheter la misère des détails. Il est impossible de caractériser la mollesse des joues et le silence du regard. Les pommettes sont absentes, les tempes ne sont pas accusées, les yeux sont immobiles dans l'orbite, les lèvres sont scellées et ne pourraient s'ouvrir. Si M. A. Shee n'était pas président de l'Académie royale, la critique ne devrait pas s'occuper de lui.
 
Le portrait de Wellington par M. Pickersgill est assurément très supérieur à la toile précédente. Je ne veux pas dire pourtant qu'il soit bon; mais il faut rendre justice aux efforts de l'artiste il a cherché dans la disposition du vêtement dans l'attitude de la figure, autre chose que la réalité plate et triviale. C'est une intention louable, et dont il faut le remercier. M. Pickersgill s'est souvenu de Van-Dyck et de Joshua Reynolds. La volonté ne lui a pas manqué pour atteindre ces deux grands maîtres. Il est resté bien loin au-dessous d'eux, mais il faut lui tenir compte de son ambition. C'est aujourd'hui, à tout prendre, le plus habile portraitiste de l'Angleterre. Il n'a rien à faire avec M. Hayter, que nous avons vu à Paris rivaliser avec les porcelaines de Kinson. M. Pickersgill prend au sérieux tout ce qu'il fait. Il ne néglige aucune partie de ses tableaux; il combine avec une attention patiente le geste, le regard et le costume de ses modèles; il mesure toute la difficulté de sa tâche, et s'il ne l'accomplit pas tout entière, du moins il peut savoir aussi bien que personne ce qui manque à l'achèvement de ses ouvrages.
 
Je n'aime pas dans son portrait de Wellington le mouvement de la jambe droite. Cette jambe, ramenée en arrière, et placée sur une éminence, donne au corps tout entier quelque chose de maniéré, et de plus la jambe gauche ne porte pas. Le manteau n'est pas lourd comme celui du roi dans le portrait de M. A. Shee; mais il est inutile, et n'ajoute rien à la grâce des lignes. La tête, modelée avec soin et solidement, manque d'animation et de simplicité. J'ai tout lieu de croire qu'elle n'a pas été trouvée du premier coup. Le pinceau a plusieurs fois changé de direction et de volonté avant de se reposer. S'il fallait rendre d'un seul mot ce que je pense de ce portrait, je dirais que l'auteur a voulu trop bien faire.
 
Je préfère à cet ouvrage un autre portrait du même auteur, celui de sir Bryan Holme. Cette dernière toile se compose bien, et se distingue par une remarquable gravité. La tête, studieuse et recueillie, regarde sérieusement, et n'a rien de cette tracasserie procédurière qui trop souvent domine la physionomie des jurisconsultes.
 
La couleur des portraits de M. Pickersgill, sans être éclatante, n'est cependant pas mauvaise. Elle n'est ni hasardée, ni criarde; elle est sobre, et se reprocherait volontiers les teintes crues et tranchées comme une étourderie ou plutôt comme une improbité.
 
M. Morton a peint, pour le Naval-Club, un portrait de Wellington dans l'attitude d'un héros de mélodrame. C'était bien assez d'avoir placé sous les fenêtres de S. G. une statue d'Achille, fondue avec les deniers des dames anglaises. Il y avait, dans cette apothéose à bout portant, une magnificence de ridicule qui semblait avoir épuisé la raillerie. M. Morton a cru qu'il pouvait lutter dignement avec le piédestal de Hyde-Park; il a mis sous le bras droit de S. G. un canon qui voudrait menacer la foule, mais dont la couleur inoffensive simule plutôt le bois que le bronze. Si le noble duc n'a pas d'autre épouvantail que cet innocent canon pour balayer l'émeute qui lapide son palais, je le plains de toute mon âme.
 
Qu'après boire, dans un dîner ''conservateur'', les amis du noble duc s'enrouent à chanter sa louange, qu'ils proclament Wellington au-dessus de Napoléon, qu'ils le proposent en exemple à tous les réformistes obstinés comme un modèle irréprochable de constance et de patriotisme, il n'y a, dans cet enthousiasme enfantin, rien que de naturel et de très excusable; les paroles avinées ne sont pas justiciables de la raison à jeun; mais je ne puis pardonner à M. Morton d'avoir amaigri la figure de S. G., comme s'il eût essayé de lutter avec le ''Duon Quixote'' de Smirke, ni surtout d'avoir amené sur le bord du cadre ce canon malencontreux et si peu terrible. Cette bouche de bois qui éclaterait sous un boulet de paille, dépasse les dernières limites de la niaiserie.
 
Dans la toile de M. Morton, S. G. n'a pas de manteau sur les épaules; mais, en revanche, elle a au-dessus de sa tête un ciel nébuleux, et qui, sans doute, cache dans ses profondeurs de terribles orages. Faut-il attribuer au ciel de M. Morton une valeur allégorique? Le peintre a-t-il voulu signifier à l'Angleterre mutinée que S. G., radieuse et paisible, irait d'un oeil serein et d'un pas assuré au devant des dangers qui menacent la patrie?
 
Turner, Stanfield et Daniell jouissent parmi nous d'une réputation méritée; mais nous ne les connaissons que par la gravure : or, en présence de leurs compositions originales, si je n'ai pas absolument changé d'avis, du moins suis obligé de reconnaître que mon opinion s'est singulièrement modifiée. J. W. M. Turner possède, entre tous les paysagistes, la faculté d'agrandir et de métamorphoser tout ce qu'il touche. Malheureusement cette faculté s'exerce au gré d'une volonté souveraine, et ne tient aucun compte des lieux ni des climats. Sur les bords du Tibre, de la Loire ou de la Tamise, elle trouve à se réaliser avec une égale indépendance. Aussi, qu'arrive-t-il? C'est que le voyageur le plus sincère ne peut reconnaître, dans les compositions de Turner, ni Rome, ni Tours, ni Londres. La seule géographie que l'artiste admette, c'est le mépris de toutes les géographies, c'est-à-dire l'immensité. Il est, dit-on, professeur de perspective; je ne devine pas quelles leçons il donne à ses élèves. Il sait multiplier les plans et prolonger les lignes avec une prodigalité fastueuse; mais pour peu que l'horizon se rapproche de l'oeil, Turner ne consent pas à s'en contenter. C'est un homme qui pétrit l'espace, qui déroule les plaines, qui élève les montagnes, qui invente pour les fleuves des sinuosités ignorées du monde entier. La réalité n'existe pas pour lui. Il est le roi d'une création invisible aux yeux vulgaires, dont il tient les clés, qu'il ouvre et ferme selon son caprice. Qu'enseigne-t-il, et que peut-il enseigner? Aurait-il d'aventure trouvé le secret de modeler sur lui-même l'organisation de ses disciples? Si cela était, la terre ne suffirait pas à son école; car il lui faut, pour déployer librement son invention, des lieues par myriades; et le rayon de notre planète est bien étroit.
 
Entre ses tableaux de cette année, il en est deux surtout qui peuvent servir à caractériser sa manière. Je ne parle pas de son ''Incendie du parlement'', qui ne ressemble pas à une œuvre sérieuse; c'est tout au plus un jaune d'œuf répandu sur une nappe. Mais le ''Tombeau de Marceau'' et la ''Madonna della Salute'', à Venise, réunissent au plus haut degré toutes les qualités éparses dans ses autres ouvrages. La première de ces deux compositions est empruntée au troisième chant du ''Pèlerinage''. J'ignore si les touristes familiarisés avec les environs de Coblentz et la brillante pierre d'honneur – Ehrenbreitstein - retrouveront dans cette toile un souvenir quelque peu vraisemblable de leurs voyages; mais pour moi, je l'avoue, il m'est impossible de croire qu'un pareil paysage ait jamais existé ailleurs que dans le royaume des fées. Je ne dis rien des figures, qui sont informes et grossières. La plus importante des publications de Turner, ''l'Angleterre et le pays de Galles'', nous avait appris dès longtemps que les soldats et les bergers ont à ses yeux moins d'importance qu'un tronc d'arbre ou un caillou. Je suis très disposé à traiter avec indulgence de pareilles peccadilles, quoiqu'il dût s'imposer au moins une grande avarice dans l'emploi des figures. Mais comment qualifier les montagnes qui servent de fond à cette toile? Est-ce de l'or, de l'acajou, du velours ou du biscuit? La pensée se fatigue en conjectures et ne sait où s'arrêter. Le ciel où nagent les lignes de l'horizon est lumineux et diaphane. Mais ni l'Espagne, ni l'Italie, ni les rives du Bosphore, n'ont pu servir de type à Turner pour la création de cette splendide atmosphère.
 
La ''Madonna della Salute'', soumise à une analyse sévère, provoquerait à peu près les mêmes remarques. Seulement, dans cette dernière composition, la fantaisie n'est pas aussi singulière.
 
Est-ce à dire qu'il faille nier le mérite de Turner, ou dédaigner la popularité acquise à son nom? Faudra-t-il ranger le succès de ses ouvrages parmi les innombrables bévues que la mode enregistre chaque jour, et que le bon sens répudie avec un mépris impitoyable? non pas, vraiment. Les défauts de Turner, qui ne se peuvent contester, ne sont que la dépravation d'une nature singulièrement puissante. Les feuilles de papier qu'il a peuplées de son crayon, pressées aux vitres de Pall-Mail comme la grève aux bords de l'Océan, ont de quoi confondre l'imagination la plus hardie. Pour atteindre à cette fécondité, il a fallu autre chose qu'un talent mécanique, quoique, à vrai dire, il y ait dans toutes ces productions une main infernale. Ce que James Watt a fait pour les machines à vapeur, Turner l'a fait pour le paysage. Il a trouvé des formules pour combiner les élémens du monde visible; mais, tout en déplorant l'incroyable abus de ces formules, reconnaissons que l'auteur de ces équations singulières a fait preuve d'une rare énergie. Ce qu'il a gaspillé depuis dix ans dans les ''illustrations'' de la librairie anglaise suffirait à défrayer plusieurs milliers d'académies.
 
C. Stanfield, avec moins d'abondance et de fécondité que Turner, obtient des effets plus sûrs. Il ne métamorphose pas aussi despotiquement les points de vue semés sur sa route. Le paysage qu'il a contemplé pendant quelques heures, prend possession de sa pensée, et laisse dans sa mémoire des lignes profondes et ineffaçables. Comme Stanfield procède plus lentement, comme il ne s'est pas fait de l'improvisation un devoir constant et inflexible, il est naturellement amené à une plus grande variété; et la variété chez lui n'est que la bonne foi du souvenir. ''Une scène près de Livenza, dans le golfe de Venise'', atteste dans l'auteur une étude à la fois heureuse et sévère du pays qu'il a visité. Les lignes perspectives, sans être cernées mesquinement, permettent cependant à l'oeil de les parcourir et de les embrasser. La couleur de Stanfield, sans avoir l'éclat de celle de Turner, est cependant d'une gamme assez élevée.
 
W. Daniell a pris pour thème de ses compositions une nature toute spéciale, la nature des Indes orientales. Il y aurait de notre part une véritable ingratitude à méconnaître le parti souvent très remarquable qu'il a tiré de ses études. Il copie avec une grande naïveté ce qu'il a sous les yeux; une suite de dessins, signés de son nom, remplaceraient volontiers un voyage de plusieurs mois. Mais il ne s'élève guère au-dessus du procès-verbal. Il sait et il enseigne; il n'invente pas. Or, la spécialité des sujets qu'il choisit ne le dispense pas de l'invention. - Et la littéralité est tellement le caractère distinctif de sa manière, que les drames les plus terribles, copiés par W. Daniell, perdent sous son pinceau leur grandeur et leur animation. Je citerai, par exemple, ''la Chasse au tigre'', exposée cette année à Somerset-House. Donnez à Barye un pareil sujet : il trouvera dans le marbre ou le bronze l'énergie musculaire de la nature vivante. Tout en multipliant les détails scientifiques, il saura nous émouvoir et nous épouvanter. Dans le tableau de Daniell, tout est paisible, et pourtant tout est réel. Le chasseur, monté sur l'éléphant, ajuste d'une main sûre le tigre qui va s'élancer sur lui. Mais aucun des trois acteurs ne s'élève jusqu'à la colère qu'il devrait avoir.
 
W. Daniell est plus à l'aise dans les sujets inanimés. Ainsi, ''la Citadelle d'Agra'' vaut mieux que ''la Chasse au tigre''. Le caractère de l'architecture et de la végétation est fidèlement saisi, et il règne sur toute la toile une harmonie de lignes et de tons qui exclut la bizarrerie. Je ne sais pas dans quelle intention l'auteur a cru devoir ajouter sur le livret que cette citadelle, d'après les mémoires autobiographiques de l'empereur Jehanguier, avait coûté 26,550,000 livres sterling. Il aurait pu se contenter de nous dire que cette vue était prise du palais en ruines d'lslaum Khan Rami : le prix de la citadelle n'ajoute rien à sa beauté; et sans doute, parmi les visiteurs de Somerset-House, il n'y en a pas un qui soit en mesure de profiter de ces renseignemens.
 
Les aquarellistes de Pall-Mall-East sont pour Somerset-House une rivalité dangereuse. Non pas qu'il n'y ait dans Pall-Mall une grande profusion de riens, magnifiquement encadrés, tout aussi bien qu'à Somerset-House; mais Prout, Harding, et surtout G. Cattermole, Cophy Fielding et John Lewis, ont exposé de véritables chefs-d'œuvre. Les aquarelles de Pall-Mall ne ressemblent aucunement aux joujoux accrochés à Paris à l'extrémité de la galerie des trois écoles. Il y a plus de vraie peinture dans ces aquarelles que dans la plupart des toiles de nos salons annuels,
 
G. Cattermole est un artiste consciencieux qui se plaît surtout dans la représentation patiente des détails; il sait, par la finesse de l'exécution, donner de l'intérêt et de la grace aux moindres choses. Une étude d'armure exposée dans Pall-Mall, est un morceau achevé. ''L'Abbé'' et la ''Toilette de la mariée'' soutiennent dignement la comparaison.
 
Cophy Fielding, est, comme Turner, d'une remarquable fécondité; mais il ne donne pas aussi souvent que lui dans les lazzi : il excelle à saisir dans un paysage les limes grandes et simples, il ne s'arrête pas volontiers à l'achèvement des premiers plans; mais il ordonne savamment, avec toute la hardiesse d'un maître qui sent sa force et qui se possède, les masses et les tons de ses aquarelles. Il serait difficile de choisir entre celles qu'il a envoyées cette année, car toutes sont composées et rendues avec un égal bonheur. Les dunes, les flots et les navires sont d'une simplicité de style réellement admirable; l'eau, transparente et profonde, semble se rider sous le vent; la quille des vaisseaux, agile et rapide, sillonne la mer et trace un lumineux sillage. Il y a plus que du plaisir à contempler les aquarelles de Cophy Fielding; ce n'est pas, comme il arrive trop souvent, devant des ouvrages de cette nature, une distraction d'un instant; on y revient avec une curiosité sérieuse, et chaque fois, à mesure que le regard plonge plus avant dans ces cadres dont le fond semble reculer de minute en minute, on s'étonne des moyens employés par l'artiste pour atteindre le but qu'il se proposait. Les teintes étalées sur son papier sont en si petit nombre, la couleur est distribuée avec une telle parcimonie, qu'on se demande comment si peu de chose a pu suffire à produire un tel effet; éloge rare, et le plus grand peut-être qu'il soit donné au peintre d'obtenir. Ce n'est pas tout d'arriver dans les arts d'imitation, il faut faire le chemin à peu de frais, il faut aller par une voie directe. Or, personne, que je sache, n'apporte dans son travail une économie plus sévère que Cophy Fielding; personne ne résout plus facilement les plus difficiles problèmes; ajouterai-je pourtant qu'il lui arrive parfois de ne pas donner à ses premiers plans assez de relief, ni à ses fonds assez de variété? Lui reprocherai-je, comme à E. Landseer, une prédilection peut-être involontaire pour les tons gris? Il est assez fort pour défier de pareilles chicanes. Dans les conditions du genre qu'il a choisi, je ne connais pas un peintre qui puisse lui être comparé.
 
Les scènes espagnoles de Lewis sont délicieuses; facilité de pinceau, originalité des poses, nouveauté dans les physionomies, rien ne manque à ces ravissantes compositions. La tête d'une jeune femme espagnole, peinte pour le prince royal George de Cambridge, est au nombre des plus idéales figures. L'incarnat des joues, l’ébène de la chevelure, le sourire des lèvres, invitant et pudique, le regard humide et velouté qui s'échappe des cils longs et soyeux, font de cette tête un chef-d'œuvre de grace et de beauté. - ''L'Intérieur d'une posada après un combat de taureaux'' est d'une composition parfaite; l'expression des physionomies est ingénieusement variée, mais sans manière et sans afféterie. La joie peinte sur le visage des buveurs n'a rien de grimaçant; ils s'entretiennent joyeusement des beaux coups qu'ils ont encouragés de leurs applaudissemens; ils vantent à l'envi l'adresse et la force des combattans; l'attitude de tous les personnages est à la fois énergique et naturelle; la vigueur et la santé sont inscrites dans tous leurs mouvemens. A tout prendre, c'est un beau et riche tableau.
 
Un moine de Séville prêchant pour son couvent a fourni à Lewis l'occasion de révéler une nouvelle face de son talent. La crédulité superstitieuse, l'ignorance effrayée, la confiante espérance, l'aveugle soumission, exprimées par l'auditoire, donnent à cette scène un caractère de vérité, je dirais presque d'authenticité; le prédicateur parait profondément pénétré, non pas de ce qu'il dit, mais de la nature grossière des intelligences qu'il manie. Il n'enseigne pas, il épouvante. Il n'essaie pas de rassurer les ames tremblantes, de ramener au bercail les brebis égarées, de convertir la débauche ou d'éclairer les ténèbres; il ne tente pas d'ouvrir le ciel à l'oisiveté impénitente : il menace de l'enfer les aumônes paresseuses. Il y a dans son geste quelque chose d'impérieux et de militaire. C'est une création que Salvator n'eût pas dédaignée.
 
Il serait fort à souhaiter que Lewis parcourût le reste de l'Europe avec le même profit que l'Espagne. Il a eu le bon esprit de ne pas voir trop à la hâte; il n'a pas esquissé Grenade et Séville sans quitter la selle de sa mule. C'est un mérite vulgaire en apparence, mais dont nous devons pourtant le remercier; car il devient plus rare de jour en jour. Au temps où nous vivons, la plupart des voyageurs, artistes ou philosophes prétendus, ne se donnent guère le temps de regarder. A peine ont-ils mis pied à terre, qu'ils saisissent leur crayon ou leur plume. Comme s'ils étaient de la seconde vue écossaise, ils concluent ''à priori'' sans se résigner à l'étude. Ils veulent achever en six mois ce qui suffirait à la tâche de plusieurs années. Poussin et Montesquieu sont pour eux d'emphatiques puérilités; le recueillement et la persévérance excitent leurs risées. A cent lieues de leur patrie, ils se couronnent sages ou poètes; mais dès qu'ils ont touché la frontière, ils redeviennent ce qu'ils étaient au départ, d'orgueilleuses médiocrités.
 
Je reviens à, Somerset-House, et j'entre dans la salle de sculpture. C'est la partie la plus triste et la plus faible de l'école anglaise. Flaxman est mort, et Chantrey n'a rien envoyé.
 
Un groupe en marbre de Baily, ''une mère et son enfant'', a surtout attiré mon attention. C'est un ouvrage fait avec soin, mais qui ne supporte pas l'analyse. La mère est couchée nonchalamment; l'enfant, placé à gauche, lui tend les bras et joue sur son lit : l'œil cherche vainement dans ce groupe l'expression de la maternité. L'attitude de la femme est plutôt voluptueuse que maternelle; l'inflexion de sa taille se comprendrait assez bien dans un rendez-vous amoureux : pour le rôle d'une mère elle est au moins inutile; et puis la nudité serait plus chaste et plus sévère que cette chemise qui dessine les formes sans les montrer. Le modèle de cette femme manque absolument d'idéalité, sans qu'on puisse dire qu'elle soit réelle dans le sens le plus vulgaire du mot. Les épaules sont rondes, mais non pas charnues; c'est un ensemble de contours plutôt trivial que gracieux; les mains et les pieds sont particulièrement mauvais. Si cette statue se levait, elle trébucherait au premier pas; c'est tout au plus une copie assez gauche d'une femme qui viendrait de quitter son corset : ce n'est pas la nature élégante et riche, qui doit servir de modèle au sculpteur. Je ne crois pas qu'il y ait chez M. Baily affectation laborieuse de lasciveté; ce qui me semble à moi vulgaire et charnel lui a paru peut-être d'une beauté religieuse et complète; mais il n'a pas touché le but qu'il prétendait. Je ne veux pas lui opposer les madones de Raphaël ni la ''divine Charité'' d'Andrea; à le juger sur la seule nature, il est encore fort au-dessous de sa tâche. Dans un rayon de dix lieues aux environs de Londres, les groupes maternels ne manquent pas, et le type des figures est incomparablement supérieur au marbre de Baily. Les Anglaises n'ont pas cette taille de guêpe qui ne serait pas fort heureuse dans un bal, et qui, dans la statuaire, est inacceptable; elles ont autre chose que la blancheur de la peau, et je m'assure qu'un artiste éminent saurait trouver dans de pareils modèles le type d'admirables statues.
 
''La Prière'', figure en marbre par Westmacott, témoigne d'une remarquable habileté de ciseau; mais ce n'est pas un bon ouvrage. La tête n'a rien de l'élévation idéale qu'on voudrait y trouver; c'est une femme agenouillée, rien de plus. Je me suis demandé pourquoi l'artiste, au lieu de choisir des traits jeunes et purs, des lignes simples et grandes, avait modelé si patiemment un visage de trente ans environ, osseux et sévère; pourquoi, lorsque, dans la nature ou dans les modèles antiques, il avait de si nobles profils, il avait capricieusement adopté une silhouette sèche et revêche, et je n'ai pu, je l'avoue, deviner les motifs de sa détermination. J'ai surtout étudié avec soin le nez de cette tête; c'est à peu de chose près celui de la Dauphine; cette comparaison en dit assez. Les orbites et les paupières sont conçues d'après le même principe. C'est peut-être la copie littérale d'une femme renommée dans un comté de la Grande-Bretagne pour la ferveur et la sincérité de sa dévotion, et si cela est vrai, il y a quelque lieu de croire que la famille et les amis du modèle doivent savoir gré à l'auteur de sa fidélité mais pour nous, qui ne sommes pas dans le secret, notre indulgence désintéressée ne peut aller jusqu'à l'admiration. Une figure allégorique n'a rien à faire avec les détails mesquins de la réalité. Destinée à résumer sous une forme élégante un sentiment ou une idée, elle ne vaut rien dès qu'elle se rapproche trop évidemment des impressions quotidiennes. Ce que je dis du visage de cette statue, je pourrais le dire avec une égale justice des mains et de la draperie. Les plis jetés sur les épaules de cette femme enfouissent le corps et ne le dessinent pas : c'est peut-être les plis d'un plaid exactement copiés, observés et, reproduits avec une scrupuleuse attention ; pour moi, Je n'y vois rien de souple ni de gracieux, rien qui appartienne naturellement au domaine de la sculpture. Dans cet ouvrage de Westmacott, je n'aperçois ni la simplicité antique, ni la rudesse austère du moyen-âge, ni la coquetterie de la renaissance, mais seulement: une trivialité laborieuse.
 
R. J. Wyatt parait avoir fait de sérieuses tentatives pour atteindre les régions idéales de son art. Son bas-relief monumental de cette année est d'un effet sérieux , et atteste chez l'auteur une pratique familière de l'antiquité. Les lignes et les draperies des figures ont de la grace et de la légèreté, et rappellent en plusieurs parties les compositions étrusques. Il y a là autre chose que la reproduction de la réalité. Cet ouvrage est daté de Rome, et quand le livret ne le dirait pas, il ne faudrait pas une grande pénétration pour le deviner : non pas que le séjour de l'Italie soit indispensable à l'invention; mais le bas-relief de Wyatt contraste si hardiment avec les autres marbres de Somerset-House, que l’auteur a dû quitter son pays pour s'isoler dans son individualité. On peut reprocher à l'ouvrage de Wyatt un peu de maigreur et de timidité; ces défauts, quoique faciles à signaler, n'effacent pas l'harmonie générale qui d'abord vous séduit.
 
Un buste en marbre de lady Sydney, par le même, confirme victorieusement ce que je disais tout-à-l'heure en parlant de Baily. La tête sculptée par Wyatt offre un des types les plus gracieux et les plus purs que je connaisse. C'est un portrait, mais qui vaut tout un poème : la ligne du front et le plan des joues sont d'une finesse délicieuse. Les yeux regardent et les lèvres sourient. Les cheveux, noués à l'antique, sont rendus avec une grande simplicité. Le cou s'attache bien, et ne pèche ni par la rondeur ni par la sécheresse. J'aime mieux le buste que le bas-relief.
 
M. Hollins, dont le nom n'était pas venu jusqu'à nous, a prouvé, dans un buste d'enfant, qu'il mérite la célébrité. Le portrait de T. Villiers Lister, fils de T. H. Lister, esq., est un chef d'œuvre de grace et de fraîcheur. Les lèvres et les joues sont d'une vie frémissante. Les cheveux, travaillés dans un goût qui n'est pas commun chez les sculpteurs d'aujourd'hui, bouclés et distribués ingénieusement, semblent jouer au vent, tant ils sont fins et légers.
 
Voilà ce que j'ai vu cette année; mais, comme je l'ai dit en commençant, il y aurait de l'injustice à tirer de ces prémisses accidentelles et relatives des conclusions générales et absolues. C'est aux hommes pris en eux-mêmes qu'il faut demander compte de l'état de l'école anglaise, et non pas aux seules toiles de Somerset-House. Or, si nous rassemblons en un faisceau commun tous les noms salués par les acclamations unanimes de la Grande-Bretagne, que trouvons-nous pour notre enseignement et notre joie? La France a-t-elle droit de se plaindre ou de se vanter? En posant cette question, je ne veux pas substituer à l'impartiale discussion des idées un sentiment étourdi de patriotisme; non, je suis venu voir, et j'essaie de résumer l'ensemble de mes impressions : voilà tout. Eh bien! je le dis hardiment, dans la bouche de la France la plainte serait impardonnable.
 
Wilkie, Landseer, Turner et Stanfeld sont des artistes éminens, des talens ingénieux, exercés, des hommes d'une remarquable habileté, sûrs d'eux-mêmes et de leur volonté, dont la main ne trompe jamais la pensée; mais leur pensée s'élève-t-elle bien haut? Lewis, Cattermole et Copley Fielding savent choisir admirablement et traduire avec une exquise finesse le sujet de leurs études; mais le cercle de leurs travaux est-il bien large et bien varié? Shee et Morton sont d'une médiocrité officielle. Le savoir et la persévérance de Pickersgill ne feront jamais de lui un grand peintre.
 
Dans la statuaire, Baily, Westmacott et Wyatt suffiraient-ils à fonder la gloire d'un pays? Faut-il chercher dans un buste de Rollins les élémens d'une conjecture glorieuse? Un seul homme répond pour l'Angleterre, c'est Chantrey. La statue de James Watt, placée dans Westminster-Abbey, est un grand et bel ouvrage. Pitt et Canning n'ont pas rencontré dans le ciseau de Chantrey un interprète aussi heureux; mais il y a dans la seule tête de Watt plus de vraie sculpture que dans tous les tombeaux de Westminster-Abbey, si pompeusement admirés. Pour cette seule tête, je donnerais de grand cœur toutes les œuvres de Roubilliac et de Schecmakers.
 
A ces noms que je viens d'écrire la France ne peut-elle rien opposer? N'avons-nous pas parmi nous des intelligences aussi actives, et des mains aussi heureuses? Dans l'histoire, le portrait, le pays sage ou la statuaire, les hommes nous manquent-ils? Ici, je le sens, j'ai plaisir à proclamer la supériorité de la France. Quand les voyages ne serviraient qu'à juger la patrie avec moins de colère et de sévérité, il faudrait encore les conseiller à tous les esprits sérieux comme une épreuve salutaire. A Paris, dans les salles du Louvre, en présence des milliers de toiles sans nom suspendues au-devant des Raphaël, des Rubens et des Van-Dyck, la raillerie et le dédain ne se reposent pas. Faites cent lieues seulement, entrez à Somerset-House, et vous invoquerez le souvenir du Louvre comme une consolation ; vous relèverez fièrement la tête, vous songerez aux fruits de votre verger, et vous direz : C'est mieux chez nous.
 
A l'heure qu'il est, la France n'a pas un homme comme Goëthe ou Byron; mais, dans la peinture et la statuaire, elle tient dignement sa place entre l'Allemagne et l'Angleterre. Aujourd'hui l'école allemande est à Rome, personnifiée dans Cornelius et Overbeck. L'abondance ingénieuse et la gravité savante de ces deux artistes ont obtenu en Europe la popularité qu'elles méritaient; mais le plus grand des deux, Overbeck, n'est pas inventeur. Comme l'illustre auteur de ''l'Apothéose d'Homère'', il remonte jusqu'à Raphaël, souvent jusqu'au Pérugin; à moins que ''les Arts placés sous la protection de la Vierge'', encore inachevés, ne viennent révéler dans Overbeck une manière nouvelle et inattendue, sa gloire n'ira pas au-delà de l'identification : il continuera le XVIe siècle, il n'aura pas de place marquée dans l'histoire de son temps.
 
La France est plus heureuse. Delacroix et Decamps n'ont rien à envier à Wilkie ou à Landseer; s'ils n'ont pas atteint, dans l'exécution, à la simplicité des deux artistes anglais, ils rachètent ce défaut apparent par la variété de leurs tentatives. Leur pensée ne s'arrête pas, et nous pouvons tout espérer d'eux.
 
Dans le portrait, Champmartin domine de bien haut le savoir pénible de Pickersgill.
 
Dans le paysage, Paul Huet, Cabat, Godefroy Jadin, Marilhat et J. Dupré peuvent regarder sans humiliation Turner, Stanfield et Copley Fielding. Huet, dans la dernière exposition de Paris, s'est montré supérieur à Turner de tout l'intervalle qui sépare l'imagination poétique de la fantaisie puérile. Turner, quoi qu'il fasse, soit qu'il continue les débauches désordonnées de son pinceau, soit qu'il essaie de se renfermer dans une sobriété laborieuse, ne composera jamais rien comme ''une Soirée d'automne''.
 
Enfin, dans la statuaire, au seul Chantrey, la France oppose David et Pradier, Barye et Antonin Moine; la comparaison est plus qu'une victoire. Les bustes de Bentham et de Chateaubriand ont une autre beauté que la tête de Watt. Personne, dans la Grande-Bretagne, ne continue l'art antique aussi ingénieusement que Pradier. Barye ne compte ici ni rivaux ni élèves. Rien, à Somerset-House ou à Westminster-Abbey, ne rappelle les créations ingénieuses, la grace italienne d'Antonin Moine. Le seul de ses ''bénitiers'' qui soit achevé maintenant, et qui malheureusement n'a pas paru au Louvre, défiera pour long-temps l'imagination de l'école anglaise.
 
Oui, je suis fier de la supériorité de la France; la critique ne perd pas ses droits en proclamant ce triomphe, mais l'étude et les voyages imposent à ses regrets une sévérité plus indulgente.
 
Londres, Ier juin.
 
 
[[Catégorie:Doublons]]
GUSTAVE PLANCHE.
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