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* [[L’Espagne en 1835/01|Alboroto de Valence]]
 
* [[L’Espagne en 1835/02|Tolède]]
===ALBOROTO DE VALENCE===
 
 
- Frappez! frappez! -C'est un factieux ! - Tuez-le ! tuez-le! - Et en fulminant ces violens anathèmes, une troupe d'''urbanos'' en uniforme bleu, revers jaunes, traînaient, par le collet, un homme d'assez mauvaise mine, qu'ils accablaient de coups.
 
Cette scène se passait à la porte de Valence au milieu d'un combat de taureaux; c'était un dimanche, le 2 août de l'année dernière, en pleine canicule, et malgré une effroyable chaleur de trente-trois degrés, le cirque était comble. Mais la fête avait mal répondu à tant d'empressement; la ''corrida'' était détestable; les taureaux n'étaient que des novices, de véritables ''novillos''; les toréadors et les ''picadores'' avaient mal travaillé, et le ''matador'' porté si gauchement ses coups, que la foule indignée avait crié à l'assassinat. C'est au milieu de cette confusion, de ces murmures, que les cris de ''Mort aux factieux''! avaient tout à coup retenti; l'attention populaire avait changé d'objet : au lieu d'un taureau, on vit un homme au milieu de l'arène, au lieu de toréadors des ''urbanos'', et un grand drôle à moustaches était tout prêt à jouer sur la victime humaine le rôle de ''matador''. Il agitait dune main son sabre et de l'autre un ruban rouge, qu'il disait avoir trouvé sur l'accusé; c'étaient la pièce de conviction et l'instrument du crime, car le rouge est la couleur des absolutistes, comme le vert est celle des constitutionnels; et les cris : - Tuez ! tuez! mort au factieux! - continuaient à gronder dans l'amphithéâtre.
 
Toutefois, le peuple était fort tiède et paraissait, à vrai dire, moins sympathique aux sacrificateurs qu'à la victime; or, la victime était un boulanger, un ancien royaliste, à ce que je compris, dont on voulait faire justice. Les ''urbanos'' l'avaient traîné jusque sous la loge de ''l'ayuntamiento'' (municipalité), et ils demandaient à grands cris sa tête au ''corrégidor'' qui présidait la cérémonie. C'était de leur part une singulière condescendance; la vie d'un homme est tenue pour si peu de chose de l'autre côté des Pyrénées, qu'aujourd'hui même encore, je m'étonne qu'on n'en ait pas fini du premier coup avec le patient. Le ''corrégidor'' refusait par signes, car sa voix était couverte par les clameurs; mais son refus, qui l'honore, avait peu de force, n'ayant pour auxiliaires qu'une poignée d'''escopeteros'' drapés silencieusement dans leurs manteaux bruns et rouges, et une vingtaine de dragons tout au plus, cloués sur leur selle, à la porte du cirque.
 
Cette porte, et il n'y en avait pas d'autres, était assiégée par le torrent des fuyards; les femmes et toute la partie neutre de l'assemblée s'y ruaient pour gagner le large. Plus d'un banc déjà avait cédé sous le poids, l'édifice craquait de toutes parts, et le désastre de Fidènes était imminent, car ce cirque n'était qu'un échafaudage de planches grossièrement improvisé; mais le bataillon des fuyards fonçait toujours : les cris d'effroi sortis de ses rangs ajoutaient au tumulte de l'arène.
 
Cependant la scène de l'intérieur avait changé brusquement. L'affiche du jour avait promis une vache au peuple pour couronner la fête; ce barbare usage est stupide encore plus qu'atroce : on livre en effet une vache au peuple, et le peuple alors se fait toréador en masse, il prend possession du cirque et se met à torturer la malheureuse bête, jusqu'à ce quelle tombe épuisée. Alors la joie est au comble; elle monte au ciel en hurlemens d'allégresse. Soit hasard, soit préméditation, le pauvre animal dévoué à l'ignoble sacrifice s'était élancé tout d'un coup dans l'arène et l'avait balayée. Les ''urbanos'' surpris avaient lâché prise, et cette diversion inespérée avait délivré le prisonnier, il s'était perdu dans la foule; mais son arrêt de mort était prononcé, l'exécution n'était qu'ajournée. Ce jour-là du moins, et c'est rare en Espagne, le sang humain ne coula pas, et cette scène qui menaçait d'un dénouement tragique, eut une issue grotesque.
 
Avant de passer outre, je dois déclarer ici que je n'invente pas; je raconte ce que j'ai vu, je répète ce que j'ai entendu. Aussi bien n'est-ce que par la véracité, et une véracité scrupuleuse, que ce simple récit peut offrir de l'intérêt et quelques enseignemens utiles. Je montre l'Espagne comme elle est, sans flatterie, sans aigreur; et j'ai mis mon devoir de chroniqueur à me renfermer dans les limites d'une fidélité rigoureuse. Le charlatanisme du pittoresque, le puéril amour de l'effet, ne m'ont fait broder ni fleurs étrangères ni ornemens factices sur le canevas sévère de la vérité.
 
Ce petit épisode de la place des Taureaux n'était rien en soi, mais la circonstance lui donnait de la gravité; c'était un commencement d'émeute, ou, comme disent les Espagnols, d'''alboroto''. La veille, on avait appris à Valence le massacre des moines de Catalogne, et le jour même l'incendie de quatre ou cinq couvens de Murcie. C'est moi-même qui avais apporté cette dernière nouvelle. Or, le massacre de Barcelone avait eu lieu à la suite d'un combat de taureaux, et les turbulens de Valence en avaient, sans doute, voulu faire autant.
 
Le parti ''exaltado'' était fort échauffé, et l'irritation n'était malheureusement que trop justifiée par l'audace des bandes carlistes dispersées autour de la ville, et par un récent désastre de la milice urbaine envoyée contre elles. Engagé dans les gorges de la Yesa et attiré par l'ennemi dans une embuscade, un détachement de trente urbains avait été pris et massacré de sang-froid, jusqu'au dernier. Un capitaine, surpris isolément, venait encore d'être martyrisé par les ''facciosos''; il était mort au milieu des tourmens. La férocité est le caractère de toute guerre civile, mais en Espagne elle a passé toute borne, non pas seulement d'un côté, mais dans les deux camps. Les vengeances sont implacables; de part et d'autre, on invente des supplices dont les siècles de barbarie ne se
seraient pas avisés; la civilisation ne sert qu'à raffiner la mort. Aujourd'hui même encore, n'apprenons-nous pas que la vieille mère de Cabrera vient d'être fusillée à Saragosse, en expiation des victoires de son fils? Déjà emprisonnées, les trois sœurs du partisan sont menacées du même sort. Quelles affreuses représailles ne préparent pas de pareilles vengeances !
 
Ce Cabrera est un chef carliste dont la bande est, en ce moment, la terreur de l'Aragon; il était alors dans le royaume de Valence, presque à la porte de la ville, dans les environs de Chelva et coupait la route de Cuença. Quilez, un autre chef de guerilla, occupait les frontières du Bas-Aragon et coupait toute communication avec la province de Teruel. Retranché dans les inexpugnables gorges du Maestrazgo, déserts inaccessibles et tourmentés, il était insaisissable, et faisait de là des descentes jusque sur la route de Barcelone. Il avait, quelques jours auparavant, volé les chevaux de la diligence, et la veille brûlé les dépêches du courrier. Les routes du midi, vers Alicante et Murcie, n'étaient guère plus sûres, et sans être entièrement fermées, elles étaient inquiétées par Cuesta et d'autres factieux du même ordre. Ainsi Valence se trouvait bloquée de tous les côtés à la fois, excepté vers la Manche; encore apprit-on un jour que la diligence de Madrid venait d'y être dévalisée. Etait-ce par les voleurs? était-ce par les factieux? c'est ce qu'il fut impossible de savoir. En Espagne la distinction n'est pas toujours facile à établir.
 
J'étais bien informé, car je tenais ces détails du capitaine-général; c'est lui-même qui me mit au fait de la position. Je voulais aller à Ségorbe, il m'en dissuada, car je risquais de tomber aux mains des bandes carlistes; or je m'en souciais peu. Deux voyageurs anglais qui avaient affronté la rencontre n’avaient pas eu lieu de s'en féliciter ; arrêtés sur la route de Castellon de la Plana, on leur avait pris la bourse et arraché la barbe, poil à poil. Le procédé était peu fait pour me tenter, je me rendis aux raisons du capitaine-général; et comme je lui demandais s'il n'envoyait pas de troupes contre ces furieux : - Quelles troupes? me répondit-il, elles sont toutes en Navarre; je n'ai pas trois cents hommes sous la main. Ce sont les urbains qui font le service. - Je compris alors que la milice urbaine était maîtresse de la ville et que l'autorité était à sa merci.
 
En quittant le palais, je passai par la rue de Saragosse, la plus animée et la plus brillante de Valence; c'est là qu'est le café du Soleil, rendez-vous ordinaire des ''exaltados''. Il y avait un nombreux rassemblement; on y parlait avec véhémence.
 
-Est-ce un état social cela? s'écriait un des orateurs les plus ardens. On nous ramène à l'état sauvage; usons donc du droit de nature. Puisque le gouvernement ne peut ou ne veut pas nous faire justice de ces bandits, c'est à nous de nous la faire de nos propres mains. Les prisons en sont pleines, c'est à ceux que nous tenons, n'est-ce pas? de payer pour les autres. Au lieu de cela, on n'a pas même songé à leur faire leur procès. Si on m'en croyait !... - Un geste significatif et le jurement classique des Espagnols achevèrent la phrase de l'orateur.
 
Il ne poussa pas plus loin son argumentation, et je vis bien, au murmure approbateur qui accueillit sa harangue, que la logique des auditeurs n'allait pas au-delà. Oeil pour oeil, dent pour dent, les partis en Espagne ne comprennent pas d'autre loi que la loi du talion. Ce soir-là cependant elle ne fut pas appliquée, et la nuit se passa sans événement. L'''atboroto'' de la place des Taureaux manqué, il s'agissait d'en organiser un autre, et c'est à quoi on travaillait presque publiquement. Qui aurait pu l'empêcher? Trois jours entiers se passèrent en préparatifs. Les moines y assistaient, comme le condamné qui voit dresser son échafaud; frappés de terreur, il y avait bien des nuits qu'ils ne dormaient pas dans leurs couvens et qu'ils se tenaient cachés dans des maisons amies. Toutefois l'événement ne justifia pas leur épouvante : la foudre, long-temps balancée sur eux, alla tomber sur d'autres têtes.
 
Pendant que ce drame se préparait dans la coulisse, rien n'était changé sur la scène: on était alors dans la saison des bains de mer, et des nuées de tartanes (voitures du pays) ne cessaient de se croiser de la ville au Grao, du Grao à la ville. Le Grao est le port ou plutôt l'abordage de Valence, qui est à une demi-lieue dans les terres; c'est là qu'on va prendre les bains. L'appareil est fort simple et quelque peu grossier; car l'Espagnol ne tient point aux aises de la vie. Une mauvaise barraque de bois, bâtie sur la grève, sert de cabinet de toilette aux baigneuses; elles se revêtent là d'un long sac de toile qui les couvre des épaules aux pieds, et c'est dans cette ingrate parure que les femmes les plus élégantes, les plus délicates, vont se jeter à la mer pêle-mêle et aux yeux de tout le monde. Elles sortent des eaux comme Vénus; la toile mouillée et collante accuse des formes que rien ne voile plus. Don Francisco de Paula, le seul des trois infans qui soit resté fidèle à la reine Isabelle, partageait alors avec sa famille ces innocens plaisirs; mais là, comme à Madrid, il restait en dehors de toutes préoccupations politiques, car c'est un homme éminemment pacifique; les affaires lui font peur, il n'a qu'une ambition, celle du repos.
 
Cependant l'''alboroto'' mûrissait tout à son aise. Tandis que la passion des bains absorbait une partie de la population, l'autre conspirait, ou plutôt les deux choses allaient de front; car les conjurés ne se gênaient guère : ils allaient au Grao comme les autres; on conspirait tout en lorgnant les baigneuses. Un des meneurs du complot, auquel, j'étais adressé, et qui était officier dans la milice urbaine, me fit tranquillement les honneurs de la ville tout le jour qui précéda l'explosion. Le soir, il me conduisit au théâtre; il y avait une représentation extraordinaire, mais la véritable représentation pour moi n'était pas sur la scène, elle était au parterre et dans les loges : c'est là que se jouait le drame. On parlait de ''l'alboroto'' qui allait éclater, comme on aurait parlé d'une pièce en répétition; et en me quittant pour aller au rendez-vous, mon ami l'officier me serra la main comme un homme qui part pour le bal; il me recommanda la prudence, comme on dit à un danseur : Ne vous fatiguez pas trop. A peine étais-je rentré, que j'entendis battre la générale. A minuit, la milice urbaine était rendue à ses places d'armes; car le coup avait été concerté et préparé par elle c'est par elle seule qu'il fut exécuté. Le peu de troupes qui formaient la garnison ne parut pas; la ville était au pouvoir de la milice; sa victoire ne lui avait pas coûté cher.
 
Quel usage en allait-elle faire? Allait-elle massacrer les moines, comme à Barcelone, ou seulement incendier les couvens, comme à Murcie? allait-elle prononcer la chute du ministère Toreno et celle de la reine régente? proclamer la constitution de 1812? rompre avec Madrid, et rendre le royaume de Valence à son antique indépendance? Telles sont les questions que je m'adressais à moi-même; pour la république, je savais bien que son nom ne serait pas même prononcé. La notion de république n'existe pas en Espagne; on y peut rêver une nouvelle régence, une constitution plus démocratique, de larges libertés municipales; mais on accepte encore le lien monarchique comme une nécessité et une garantie de l'unité politique. C'est là du moins le point où en était la Péninsule de 1835. Celle de 1836 n'est guère, que je sache, plus avancée. Comme je m'adressais ces questions diverses, un mot de l'orateur de la rue de Saragosse me revint en mémoire : - Si l'on m'en croyait!... - avait-il dit en parlant des carlistes enfermés dans les prisons; et l'idée d'un 2 septembre me traversa l'esprit comme une flèche ardente. J'avais deviné juste : on marcha sur les prisons.
 
Un certain ordre régnait dans cette marche nocturne, et je remarquai là moins d'exaspération qu'au café du Soleil; mais ce calme était effrayant : il annonçait un parti pris, et faisait présager l'effroyable spectacle d'un carnage à froid. C'était déjà quelque chose de lugubre que ces flots d'hommes inondant, à la clarté des torches, les mille sinuosités, les mille dédales des rues sombres et silencieuses, véritables rues du moyen-âge. Fort peu de curieux paraissaient aux balcons; les lampes des madones projetaient sur les murailles des ombres sépulcrales, et les lames nues de sinistres reflets.
 
La première prison assiégée fut la Tour du Quarte. On somma le gouverneur d'ouvrir les portes ; elles le furent, et le registre des écrous fut remis aux assiégeans. L'appel nominal commença. Je ne respirais plus; mon sang était glacé; l'heure du massacre approchait. Le prisonnier qu'on amena le premier était un vieillard à cheveux blancs, que la terreur avait jeté presque en démence; il vint l'œil hagard et fixe, la bouche entr'ouverte, les bras raides : tout son corps semblait paralysé. Pendant ce temps, le nom des autres retentissait dans les longs corridors, et roulait d'échos en échos comme une voix du jugement dernier. Vingt-cinq à trente prisonniers furent amenés ainsi l'un après l'autre au pied du terrible aréopage. Ma poitrine se dilata, lorsqu'au lieu de les voir égorger sur place, je les vis pacifiquement conduire au quartier-général de la milice urbaine. Les captifs, et non-seulement ceux-là, mais tous ceux qu'on avait enlevés successivement de la citadelle, de la tour des Serranos et des autres prisons de la ville, furent enfermés dans une chambre commune, sous la garde des urbains. C'est ainsi que se passa la nuit du 5, et ce fut pour moi une heureuse surprise que tant de modération où tant de rigueur était si facile. Il n'y eut pas d'excès privés; à peine parla-t-on de deux ou trois personnes tuées par erreur ou par imprudence.
 
Mon premier soin, le matin, fut d'entrer chez une modiste pour me faire faire une cocarde tricolore. C'est un passeport que j'avais jugé nécessaire à mes excursions de la journée, et l'expérience me démontra l'efficacité de ce talisman magique. Il m'ouvrit tous les rangs, toutes les portes, et m'investit, en ces jours de convulsions et d'orages, d'un caractère inviolable et presque sacré. La ville, du reste, était calme; elle avait à peu près son allure ordinaire; seulement les portes étaient fermées et restèrent ainsi tout le jour. Le gros de la population semblait s'intéresser assez peu à ce qui s'était passé, à ce qui allait se passer encore. L'indifférence me parut régner au cœur du peuple.
 
Le ''Principal'', c'est le nom qu'on donne au quartier-général de la milice urbaine, est situé sur la grande place du marché; cette place était donc devenue le centre de l'''alboroto'', elle était occupée militairement par les urbains; quelques compagnies campaient en d'autres lieux; il pouvait y avoir sous les armes deux mille hommes, et ces deux mille hommes étaient maîtres absolus d'une ville qui ne compte guère moins de cent vingt mille ames. Mais en Espagne, et c'est une remarque que les évènemens m'ont permis de faire bien des fois, les urbains ne savent point user de la victoire; cela vient de ce qu'ils vivent au jour le jour, sans plan fixe, sans système arrêté; cela vient surtout de ce qu'il n'y a pas d'opinion publique; ou du moins s'il en existe une, elle est encore aux langes. Je passai toute cette matinée dans les rangs, allant d'un groupe à l'autre, me mêlant à tous, assistant aux délibérations; et je ne trouvai là ni ordre, ni accord, ni pensée d'avenir. Un uniforme commun rapprochait les corps, pas une idée commune n'unissait les ames; c'était un labyrinthe sans issue et sans fil.
 
Comment en aurait-il été autrement? Toute cette milice bourgeoise, de quoi se compose-t-elle? de marchands, de procureurs, de propriétaires, de ce qu'il y a de moins intelligent et de moins dévoué; à défaut des grandes vertus et des hautes lumières que donne une longue éducation politique, on ne retrouve pas même là ces instincts populaires qui sont quelquefois rudes, violens , mais toujours nobles et forts. La loi du talion était le seul point sur lequel on s'entendît, et certes, il n'y a pas besoin, pour cela, d'un grand effort de compréhension, car cette notion barbare est ce qu'il y a de plus rudimentaire dans l'humanité; elle préexiste à l'état social, et ce n'est que par abus qu'elle lui survit. Mais l'idée politique était absente, et, quant à un système de gouvernement, on n'en formulait aucun; à peine quelques voix timides osaient-elles balbutier le nom de la constitution de 1812. On criait dans tous les rangs : ''Vive la reine! vive la liberté! '' Mais le moyen de mettre d'accord l'une et l'autre? c'est à quoi personne ne songeait; on ne se posait pas même le problème.
 
Tout ce qu'on reprochait alors au pouvoir central, c'était sa tolérance pour les carlistes, et si l'on s'était emparé des prisonniers, c'était, pour mettre un terme aux lenteurs, aux ajournemens intéressés des procédures, pour que la justice eût enfin son cours; bref, on exigeait l'exécution immédiate de six ou sept ''cabecillas'' convaincus; les ''cabecillas'' sont les chefs de bande, et l'irritation publique en désignait plusieurs au glaive. A cette condition, on promettait de déposer les armes; autrement, on ne répondait de rien.
 
Vain simulacre d'autorité, le capitaine-général ne pouvait ni accorder, ni refuser. Il convoqua dans son palais une junte extraordinaire, composée des hauts fonctionnaires politiques et judiciaires, tous gens fort peu rassurés; et lui-même, travaillé par la goutte et la peur, il remit ses pouvoirs au comte d'Almodovar, homme à antécédens peu patriotiques, et, peu fait, par conséquent, pour inspirer de la confiance dans un pareil moment. Ses précédens, du reste, ne l’empêchent pas d'être aujourd'hui ministre de la guerre. Toute la matinée se passa en pourparlers et en échange de parlementaires.
 
Mais; que devenaient les prisonniers, tandis que leurs noms étai ainsi agités dans l'urne de la mort? Je les trouvai réunis au nombre d'environ quatre-vingts dans la salle du Principal. Grace à ma cocarde tricolore et aussi à la protection de mon ami l'officier, qui était ce jour-là un personnage, il me fut permis de pénétrer jusqu'à eux et de contempler à mon aise ce tableau de misère. La chambre était petite, et les quatre-vingts condamnés se pressaient les uns contre les autres sur de longs bancs de corps-de-garde ils pouvaient voir de la fenêtre les baïonnettes menaçantes dont la place était hérissée. Mon apparition fit sensation : on me prit sans doute pour quelque messager de paix et de pardon ; car j'étais inconnu, et, au milieu de cette foule en uniforme et en armes, je portais seul l'habit civil, et seul j'étais désarmé. Je vis bien des regards d'espérance se tourner vers moi; je ne pouvais répondre à ces espoirs muets que par de banales consolations.
 
Un des prisonniers me prit à part; il était séparé des autres, et occupait un petit cabinet à côté de la salle commune. C'était un nommé Grao, un homme considérable de la ville : il avait été premier régidor de l'ayuntamiento, et, arrêté comme carliste, il attendait son sort en tremblant. Il me dit, avec une hypocrisie mal jouée par la peur, que personne plus que lui n'était dévoué à la cause de la liberté, et il me supplia de le recommander à la clémence du capitaine-général. « Ce n'est pas de lui que dépend votre arrêt, lui répondis-je; car il n'est pas lui-même beaucoup plus en sûreté que vous. Vos juges, les voilà! » Et je lui montrai du doigt la foule armée qui couvrait la place. Il tressaillit; son visage devint cadavéreux. Toutefois, je pus le calmer, et je l'assurai qu'il n'avait pas à craindre pour sa vie. En effet, je n'avais point entendu son nom parmi ceux que la colère publique dévouait à la mort.
 
Mais celui de tous les détenus dont la vue m'inspira le plus de compassion, c'était un jeune homme de dix-huit ans tout au plus, qu'une passion d'amour avait jeté étourdiment dans le carlisme. Il appartenait à une famille noble, et me parut remarquablement beau, malgré le désordre de ses traits; sa longue barbe et ses cheveux touffus encadraient d'une sombre auréole sa physionomie renversée, et en faisaient ressortir la pâleur; ses grands yeux étaient empreints d'une mélancolie résignée. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds : c'était porter bien tôt le deuil de ses beaux jours. Ce douloureux jeune homme me rappela un de nos amis de paris, une ame tendre et noble que nous aimons tous; il lui ressemblait de visage, et ce souvenir affectueux me rendit plus intéressante encore l'infortune du prisonnier adolescent. Je ne craignais pas que son nom sortît de l'urne fatale, il n'était pas assez compromis; mais je craignais toujours un massacre, et c'était bien là aussi la pensée qui dominait l'assemblée.
 
Il se fit tout à coup sur la place un grand bruit. Je crus que c'était fini, que les négociations étaient rompues, et que le carnage commençait. Les détenus le crurent comme moi; il y eut un long frémissement d'horreur et d'effroi ; les bancs gémirent sous les muettes convulsions des condamnés; quelques-uns se levèrent en sursaut; d'autres cachèrent leur tête dans leurs mains pour ne pas voir le coup qui allait les frapper. Un silence morne et profond régnait dans la salle. C'était une fausse alarme. La rumeur qu'on avait entendue annonçait l'arrivée d'un nouveau prisonnier : c'était un malade qu'on avait été chercher à l'hôpital, et qu'on amenait couché sur un chariot. Il avait l'air d'un mort, tant il était déjà décomposé; il fallut le porter dans la salle; on l'y coucha sur un manteau. Il faut dire que ce malheureux fut traité, par les urbains qui l'escortaient, avec humanité, et qu'il fut, de leur part, l'objet de soins empressés et d'attentions presque délicates. Du reste, je ne vis maltraiter aucun détenu ni en action ni en paroles.
 
Quand le calme fut rétabli, je vis un moine qui jetait sur ma cocarde un oeil féroce. La vue des trois couleurs ranimait en lui les sanglantes passions de 1808; et si cet homme m'eût tenu en son pouvoir, je crois qu'il m'aurait déchiré : c'est là du moins ce que son regard me disait avec sa flamboyante éloquence. Ce moine était le père Lopez, fougueux minime, dont les prédications furibondes avaient agité long-temps la province. Son procès, à lui, était fait par l'opinion, et il l'aurait été de même par les tribunaux, s'il n'eût, à force d'argent, acheté des escribanos délais sur délais. Son sort maintenant était fixé : il ne pouvait plus échapper; son nom sortait de toutes les bouches avec l'accent de la haine; il ne pouvait manquer de sortir de l'urne le premier. On venait de saisir sur lui un livre qu'il cachait dans les plis de sa robe c'était le second volume d'un pamphlet monacal, tout-à-fait digne, par ses exagérations, des beaux jours de l'inquisition; l'auteur, un certain père Vidal, en ressuscitait du moins les doctrines les plus extrêmes; l'ouvrage avait pour titre : ''Causes des erreurs révolutionnaires, et de leurs remèdes''; remèdes de moine, et de moine vindicatif ! C'était là le bréviaire où s'inspirait le père Lopez, et l'on comprend que la cocarde française ne fût pas du goût d'un tel homme.
 
Je le vis se pencher vers un prisonnier assis près de lui il lui dit quelques mots à l'oreille en me désignant de l'oeil. L'autre ne répondit pas; mais il me regarda, et il me donna ainsi l'occasion de le remarquer, ce que je n'avais pu faire jusque-là, car il était placé sur un des derniers rangs. Il me frappa. C'était une figure maigre et basanée, douée d'une expression énergique et fière : il était calme, ou du moins il le paraissait, et ses yeux n'avaient pas ces éclairs fauves et dévorans dont le père Lopez semblait vouloir me consumer. On me dit que cet homme, dont le nom de guerre était Portambou, - et on ne lui en donnait pas d'autre, - était né à Murviedro , l'ancienne Sagonte, et il ne démentit pas en cette occasion l'indomptable énergie de ses ancêtres. C'est à lui, comme on le verra plus tard, qu'appartiennent les honneurs de la journée : né du peuple, il avait commencé par être muletier; il avait, en 1821, déclaré la guerre à la constitution et aux constitutionnels; et, gagnant les montagnes, il s'était bientôt trouvé à la tête d'une bande redoutable. La liberté étouffée, il entra dans l'armée royale : il plia sa sauvage indépendance à la discipline des casernes, et monta en grade. À l'avènement de la reine, et lorsque don Carlos eut déployé le drapeau de l'insurrection, Portambou fut l'un des premiers sur pied, et recommença, à la tête d'une nouvelle bande, dans les mêmes lieux, sa campagne de 1821. Fait prisonnier dans une rencontre, il avait été conduit à Valence comme un captif d'importance, et maintenant il attendait sa dernière heure. Cette heure avait en effet sonné, il ne pouvait pas y avoir de quartier pour lui : il n'en espérait point.
 
Ce ne sont pas là les seuls portraits de cette longue galerie de douleur qui mériteraient un rayon de lumière : il y en avait de tout âge, de tout état. Prêtres, militaires, paysans, nobles, bourgeois, tous étaient confondus dans la triste fraternité d'un délit commun et d'une commune expiation; mais on ne saurait ici tous les peindre; d'ailleurs je fus interrompu. Il était onze heures; il y en avait six que les prisonniers étaient suspendus entre l'espérance et le désespoir. Ce supplice préliminaire, en se prolongeant, devenait le pire de tous les supplices; l'inquisition n'avait pas dans ses arsenaux de si cruelle torture. Enfin le doute cessa; un officier entra tout essoufflé : il venait de chez le capitaine-général, et apportait des nouvelles. La junte avait pris son parti.
 
 
Quatre heures sonnaient à tous les clochers de Valence; une grande foule était rassemblée, non plus sur la place du marché mais sur la place de Saint-Dominique. Les évènemens de la journée n'avaient pas empêché la population de faire la sieste à l'heure accoutumée. Les urbains, chose qu'on aura peine à croire, mais que j'ai vue, les urbains eux-mêmes avaient quitté leurs places d'armes, pour aller dormir. Une faible garde était restée au Principal, et la ville était demeurée déserte pendant plusieurs heures. Telle est la force des habitudes sur cette terre opiniâtre, qu'il faut des miracles pour empêcher l'Espagnol de faire aujourd'hui ce qu'il a fait hier. L'ennemi serait à la porte d'une ville pendant la sieste, que la ville, je crois, se laisserait prendre plutôt que de combattre à l'heure où elle reposait la veille. De là vient que le temps le plus sûr pour voyager dans ce pays est le milieu du jour, car alors les voleurs dorment comme tout le monde. Mais la sieste était finie, la milice avait repris possession de sa facile conquête; la place de Saint-Dominique étincelait de baïonnettes; le flot populaire s'y précipitait de toutes les rues; il allait s'y passer quelque chose d'extraordinaire.
 
- Les voici !! les voici !
 
Ce cri, parti de la foule, apaisa le mugissement de cette mer humaine, et l'on vit arriver, du côté de la Glorieta; un groupe d'hommes enchaînés. Ils étaient sept, et marchaient d'un pas lent, mais assez ferme, au milieu d'un fort détachement d'urbains.
 
- Voilà le père Lopez, dit une voix; il était bien temps que son tour vint. Mais il n'a pas l'air d'avoir trop peur; il marche droit, ma foi !
 
- La mortalité pleut sur la tonsure, dit une autre voix; voici à côté de Lopez le curé d'Alcuas et Ostolaza, ce mauvais chanoine de Murcie qui faillit déjà être fusillé du temps de Ferdinand. Quel est ce bel homme qui vient après?
 
- Tu ne reconnais donc pas l'ancien carabinier Palmarola?
 
- Et ces deux paysans à côté de lui?
 
- Ce sont les assassins de l'officier payeur Peniagua
 
- Chut! chut! Voilà Portambou qui parle. Ecoutez, écoutez !-
 
Il se fit alors un profond silence, car Portambou parlait en effet; la foule se dressa sur la pointe des pieds pour mieux entendre.
 
- Voilà donc votre peuple Souverain ! disait-il en ricanant aux urbains qui l'entouraient, et il jetait sur la multitude un regard de mépris. Vous avez beau dire, ajouta-t-il après une pause, vous m'assassinez; vous ne m'avez pas jugé; vous faites comme les sauvages, qui égorgent les prisonniers de guerre. -
 
Cependant le cortége avait dépassé la douane, dont les fenêtres étaient garnies de femmes. Arrivé devant le mur du jardin, il s'arrêta; on fit agenouiller les sept condamnés, le visage tourné vers la muraille, et une compagnie d'artilleurs de la ligne; commandée pour l'exécution, se rangea en bataille à quelques pas. Portambou se retourna pour voir les préparatifs, et les suivit de l'oeil avec sang-froid. Quand il vit les fusils couchés en joue, l'énergique enfant de Sagonte posa une main sur son cœur, éleva l'autre vers le ciel, et cria d'une voix forte :
 
- Vive la Vierge ! vive Charles V !
 
- Vive Charles V! répéta le père Lopez.
 
- Vive Charles V ! répétèrent les autres condamnés.
 
Une détonation terrible couvrit toutes les voix, et le cri de : Vive la liberté ! répondit au cri de : Vive Charles V ! Il est à regretter que ce Portambou, homme de caractère, eût forfait à l'idée de son temps, et qu'une si belle mort ne scellât qu'une erreur fanatique.
 
Le sang appelle le sang; loin d'être satisfaite pas cette terrible expiation, une partie des urbains murmuraient et demandaient la mort des autres prisonniers. - Tous! tous ! - craient les insatiables; mais la nasse ne répondit pas, et l'implacable cri mourut sans écho. Ils avaient pour se distraire le spectacle des cadavres qui gisaient là au pied de la muraille dans des flots de sang. Un des suppliciés remuait encore; un urbain s'approcha tranquillement et lui plongea, pour l'achever, sa baïonnette dans la poitrine.
 
Je fais grace au lecteur des autres quolibets provoqués par la vue de ces tristes dépouilles. Il y a d'étranges instincts dans l’ame humaine. Je me rappelle une femme qui riait aux éclats en foulant du pied la robe du père Lopez. Une autre, et celle-ci était belle et m'avait pas dix-huit ans, s'acharnait de l'œil sur cette proie sanglante. Ses yeux étincelaient d'une rage muette; un sourire féroce contractait ses lèvres; son sein battait convulsivement sous son corset de soie; on eût dit une des bacchantes de Thrace acharnées sur le corps d'Orphée; et si un reste de pudeur ne l'avait retenue, nul doute qu'elle n'eût avec joie trépigné sur ces cadavres. J'aime à croire, pour l'honneur de cette pauvre insensée, qu’elle avait perdu son amant ou son frère dans le récent désastre de la Yesa. Mais n'admirez-vous pas combien la peine de mort, infligée comme exemple, est efficace et salutaire; n'admirez-vous pas surtout quelles hautes leçons de moralité elle donne au peuple! C'est une école de vengeance et de meurtre, et l'adage a raison : ''Barbarœ leges, barbari mores''.
 
En ce moment, mon ami l'officier passa près de moi à la tête de sa compagnie; il me salua gracieusement de son épée; il avait l'air d'un triomphateur; il commandait sur le lieu du supplice, et une nouvelle mission allait lui être confiée. C'est lui qui fut chargé d'escorter le reste des prisonniers jusqu'au Grao d'où ils devaient être déportés à Ceuta. Ils partirent deux heures après l'exécution, mais ils ne purent être embarqués que le lendemain.
 
Le fait qui me frappa et me préoccupa le plus fortement durant cette longue journée d'alarmes, ce fut l'indifférence du peuple et son inertie. Tout fut l'œuvre de la milice urbaine; or, j'ai dit plus haut ce qu'elle représente; le peuple, le vrai peuple, celui qui soutint si glorieusement la croisade de 1808, n'intervint point dans l'action; excepté à la place de Saint-Dominique, où la solennité du spectacle l'avait attiré, il ne joua pas même le rôle de spectateur; mais il en était de lui comme des images absentes de Brutuset Cassius, il était d'autant plus présent à ma pensée que mes yeux le cherchaient en vain.
 
Sur le soir, quand, lasse et affamée, la milice rentrait déjà dans ses foyers, une troupe d'hommes sans uniforme parut sur la place du marché, et se glissa mystérieusement le long des portiques; des chapeaux à larges bords couvraient la moitié de leur visage, et ils cachaient de longues escopettes sous les couvertures de laines qui leur servaient de manteaux. Ces apparitions suspectes, et il y avait là des physionomies horriblement sinistres, jetèrent la terreur dans le camp. Les urbains restés sous les armes pour veiller à la sûreté des rues prirent peur tout les premiers; ils dispersèrent ces auxiliaires de mauvais augure; et, refoulées violemment dans les ténèbres d'où elles sortaient, ces légions de l'ombre s'évanouirent dans l'espace comme des fantômes.
 
Mais la peur ne s'évanouit pas avec elles. Les imaginations étaient frappées; les bourgeois commencèrent à craindre pour la nuit un soulèvement du peuple, et l'intervention subite de ce nouvel acteur frappait d'épouvante les héros de la journée. Rues et places furent en un instant désertes; chacun regagnait son gîte, et l'on se barricadait dans les maisons. On n'entendait que portes qui se fermaient, verroux qui se tiraient; on eût dit une ville assiégée au moment d'être prise d'assaut.
 
Quand je rentrai, je trouvai mon hôte et ses deux fils, tous urbains, occupés à charger leurs armes.
 
Caballero, me dirent-ils, il y aura du nouveau cette nuit; il faut être sur ses gardes; si le peuple se soulève, c'est à nous autres qu'il s'attaquera, mais les munitions ne manquent pas, et la porte de la rue n'est pas facile à enfoncer. - Tout était prêt en effet pour soutenir un siège; ce qui se passait dans cette maison-là se passait dans toutes les autres.
 
Un voisin entra; il était fort troublé :
 
- Caballeros, s'écria-t-il d'une voix altérée, la Huerta se soulève, on a entendu le ''caracol'' dans la soirée.
 
Ceci exige quelques explications. ''Huerta'' veut dire jardin; mais à Valence on donne ce nom aux campagnes qui entourent la ville dans un rayon de trois à quatre lieues. C'est un véritable jardin; l'Espagne n'a pas de terre plus riche ni mieux cultivée; l'irrigation surtout y est merveilleusement entendue. La fertilité de ce paradis terrestre remonte aux Arabes; les chrétiens après leur conquête n'ont eu qu'à conserver l'ouvrage des vaincus; ils n'y ont rien changé. Il y a même à Valence un tribunal spécial pour tous les cas relatifs à la distribution des eaux de la Huerta. Il se tient tous les jeudis sur la place de la cathédrale; il siège en plein air et prononce sans appel. Toutes les causes se traitent verbalement; les écritures ne sont pas admises. Or, c'est là évidemment une institution arabe; c'est ainsi que le cadi maure rend la justice.
 
La Huerta de Valence est très peuplée; on y compte jusqu'à trois mille habitans par lieue carrée. C'est un peuple inculte et sauvage, et il porte à la ville une haine invétérée; ce sont d'ailleurs deux races bien tranchées, et cette diversité d'origine explique l'antipathie héréditaire que les deux populations ont l'une pour l'autre. Le royaume de Valence fut maure jusqu'au XIIIe siècle. Jacques d'Araron, celui que les Espagnols appellent Don Jayme Ier, en fit la conquête sur le roi musulman Zaen l'an 1238, et l'on garde soigneusement son héroïque épée dans le palais de l'ayuntamiento; la plupart de ses compagnons étaient Limousins; ils s'établirent dans la ville et lui imposèrent à la longue leur physionomie. Sans parler des noms de famille dont beaucoup appartiennent à la France, et des formes françaises dont l'idiome populaire est tout marqueté, les descendans des conquérans ont conservé le type physique de leurs ancêtres; il est sensible surtout chez les femmes; les Valenciennes ne ressemblent point aux autres Espagnoles. D'abord elles sont plus grandes; ensuite elles ont le visage plutôt rond, et la peau remarquablement blanche; beaucoup sont blondes, et les yeux bleus sont aussi communs que les yeux noirs.
 
La Huerta, au contraire, est restée maure, et j'affirme, après examen, qu'elle est plus maure que les fameuses Alpujarras du royaume de Grenade. Rien ne rappelle plus un paysan de Fez ou de Tétuan qu'un paysan valencien; la ressemblance est frappante; c'est à s'y méprendre; et certes, le Maure d'outre-mer ne hait pas plus son voisin d'Europe que le Maure de la Huerta ne hait son voisin de Valence. Il y a toujours guerre entre eux, et les escarmouches sont fréquentes; quand, les habitans de la Huerta préméditent un coup contre la ville, ils se convoquent au son d'une conque marine qui est la terreur du citadin, c'est ce qu'on appelle le ''caracol'', et il est tellement redouté, qu'il y a peine de mort pour quiconque est surpris donnant de ce cor de malédiction. C'est, comme on le voit, une espèce de ''landsturm'', et c'est au son du caracol que les Français de 1808 furent massacrés par milliers.
 
Qu'on juge de l'effroi de l'assistance quand le voisin vint annoncer que la Huerta se levait, et que le caracol avait sonné.
 
- Le caracol ! fit le père en pâlissant.
 
- Le caracol 1 dit la mère en se signant.
 
- Le caracol ! répéta chacun des fils en étreignant son fusil. Je ne vis jamais une pareille épouvante.
 
Le caracol, c'était le pillage, c'était l'incendie, c'était la mort. On annonçait en même temps qu'une tentative avait été faite pour enlever les déportés du Grao, qu on entendait encore les coups de fusil, et pour combler la mesure des terreurs publiques, on ajoutait que la bande de Cabrera, forte de plus de six cents hommes, six cents forcenés, avait quitté la montagne et marchait sur la ville. Elle n'en était plus, disait-on, qu'à quatre lieues. Ainsi la place se trouvait assiégée de tous les côtés à la fois : dangers au dedans, dangers au dehors, dangers partout. J'avoue que je n'étais pas moi-même très rassuré; traqué dans cette ville étrangère, perdu seul et si loin des miens, au milieu de ces tempêtes civiles, je me sentais déplacé dans ces luttes, et puis cette cocarde tricolore, qui m'avait tant servi dans la journée, pouvait se tourner maintenant contre moi, car il s'en faut que les souvenirs et les passions de 1808 soient éteintes dans le peuple.
 
J'étais là en plein moyen âge, car, la ville livrée à elle-même, chaque individu était rentré dans son droit de défense naturelle, chaque maison était une forteresse. Aussi bien, Valence est tout-à-fait une ville du moyen-âge; les maisons sont hautes et irrégulières; beaucoup ont conservé, celle-ci une corniche gothique, celle-là une ogive à colonette. Les rues, étroites, tortueuses, ne sont pas encore pavées, et ne sont éclairées la nuit que par les lampes des madones; il est vrai qu'elles sont innombrables, mais moins nombreuses pourtant que les ''milagros''. Les ''milagros'' ( miracles) sont les croix de bois qui marquent et recommandent aux prières des passans le lieu où quelque homme a péri, et je ne sais pourquoi on appelle cela un miracle, car il n'y a rien de plus commun en Espagne, surtout à Valence, la ville d'Europe peut-être où il se commet le plus d'homicides. Le meurtre coule dans ce sang africain. Quelques-uns des milagros valenciens sont entourés d'une couronne de lauriers flétris; ceux-là remontent à la guerre de l'indépendance, et furent décernés alors aux victimes de l'étranger.
 
La nuit, qui grandit tous les périls, s'écoula lentement dans la stupeur et dans l'attente. Je la passai en partie sur mon balcon; le silence était lugubre; on n'entendait pas une voix, pas un souffle dans cette ville en proie à la terreur, et où veillaient alors tant de passions violentes; de loin en loin seulement, une patrouille d'urbains passait sous ma fenêtre; les baïonnettes reluisaient à la clarté des lampes des madones; le cri de : ''Quien vive''? réveillait tout à coup l'écho des carrefours; puis tout se taisait, la patrouille se perdait dans l'ombre des rues, et la voix sépulcrale du ''Sereno'', resté maître de la place, criait tranquillement les heures et annonçait (d'où lui est venu son nom) que le temps était serein. Le guet disait vrai, car le ciel était d'une sérénité parfaite; il rayonnait d'étoiles, et la fraîcheur des brises nocturnes éteignait les feux dévorans de ces ardentes journées caniculaires.
 
L'évènement ne justifia ni les terreurs, ni les nouvelles de la soirée, la tranquillité de la nuit ne fut pas troublée; mais au jour, on annonça que la Huerta était aux portes de la ville et demandait à entrer : soit que le caracol eût ou non sonné, il y avait en effet à la porte cinq à six cents paysans armés de sabres et d'escopettes. C'était une véritable troupe de Bédouins, et à leur aspect, je compris l'effroi qu'ils inspirent. Qu'on se figure de larges figures basanées avec des dents blanches et des yeux fauves, de longs cheveux pendans sur les épaules à la manière des guerriers goths, des jambes nues et brûlées du soleil, et l'on aura peine à reconnaître des Européens à ce portrait. Le costume répond à l'homme ; il est fort simple : un chapeau bas de forme et large d'ailes, un caleçon de toile, une ceinture bleue et une chemise en font tous les frais. Quelques-uns y ajoutent un gilet de velours noir ou cramoisi orné de boutons d'argent; c'est la pièce de luxe de la toilette rustique, et les riches seuls peuvent se la donner; mais riches ou pauvres, tous portent sur l'épaule, comme leurs voisins les Catalans, une grosse couverture de laine qui leur sert à la fois de lit et de manteau. Quant à la chaussure, ils n'en connaissent pas d'autres que les ''alpargatas'' indigènes, sorte de sandales de corde qui s'attachent au pied comme la calandrelle calabraise. Ils aiment de passion les chevaux, sont bons cavaliers, et comme les Maures, ils montent fort court. Quant à leurs femmes, elles sont ardentes et belles; mais leur costume n'a de remarquable qu'un élégant corset de soie qui serre de fort près la taille, et une grosse épingle d'argent à tête sculptée qu'elles passent dans leurs cheveux, ainsi que les paysannes d'Albano.
 
Cette tribu est la plus sauvage de toute la Péninsule, et nulle part les meurtres ne sont plus communs, surtout quand souffle un certain vent d'Afrique, qui exerce un tel empire sur ces organisations indomptées, que les tribunaux ont dû l'admettre comme circonstance atténuante. Ici ce n'est pas l'oisiveté qui conseille le crime, car nul homme n'est plus laborieux, nul plus dur à la peine que le paysan valencien. Il passe ses journées dans l'eau des rizières, et la nuit, au lieu de se reposer, il prend son escopette et s'en va, quoique dévot, explorer les grands chemins. Sa rencontre est funeste, car il commence presque toujours par tuer. L'Andalou est plus humain, il se contente de la bourse; il est bien rare qu'il prenne aussi la vie.
 
Tels étaient les hommes qui assiégeaient, à l'aurore, les portes de Valence. Les sabres et les escopettes dont ils étaient armés leur donnaient une physionomie encore plus farouche. Mais la politique n'entrait pour rien dans leur expédition : ils ne venaient ni venger les suppliciés de la veille, ni prêter main-forte aux constitutionnels; ils ne songeaient ni à piller la ville ni à tuer les bourgeois; leurs prétentions étaient plus modestes : ils demandaient la suppression des droits d'octroi. On parlementa quelques instans; mais les bourgeois étaient trop heureux de s'en tirer à si bon marché pour ne pas capituler. Les droits furent supprimés, et, après trente-six heures de clôture, les portes furent rouvertes à neuf heures du matin. Il en était temps, car on commençait à manquer de vivres, et la disette approchait.
 
A peine les portes furent-elles ouvertes, qu'une nuée de maraîchers s'élança dans la ville au grand galop; on eût dit qu'ils voulaient la ''courir'', ainsi que cela se pratiquait au moyen-âge : ils avaient des vues moins belliqueuses, ils allaient tout simplement au marché, et se pressaient pour avoir les bonnes places. Un spectacle que personne n'avait vu auparavant, que personne ne reverra sans doute de long-temps, et qui était piquant par sa nouveauté même, c'était l'oisiveté inusitée des gabeleurs; ils se promenaient les bras croisés, et s'étonnaient de leur propre inaction. Ce n'est pas que la besogne eût manqué, car on usait largement de la licence; chacun voulait introduire quelque chose, ne fût-ce qu'une outre de vin, et c'était un concours incroyable. Les gros négocians, suivant l'usage, exploitèrent la circonstance à leur profit : ils introduisirent tout ce qu'ils purent de marchandises; et le trésor fut, dit-on, frustré, dans cette seule journée, de onze mille piastres. Le lendemain, cependant, on recommença de payer les droits, mais suivant le tarif de 1808.
 
Les jours suivans furent tranquilles, quoique inquiets; on ferma les couvens, ou plutôt ils se fermèrent d'eux-mêmes. Les moines, effrayés s'étaient sécularisés de leur propre mouvement : ils avaient déserté le cloître et revêtu l'habit laïque; on les reconnaissait à leur gaucherie et à leur embarras. Ils regrettaient leurs grandes robes, et se familiarisaient mal avec le frac et la cravate.
 
La victoire étant restée aux urbains, il était douteux qu'ils s'en tinssent là, car un premier succès est une amorce; on y prend goût, on en veut d'autres. Il s'agit, en effet, d'une nouvelle expédition, non plus contre les prisons, puisqu'elles étaient vidées, mais contre les maisons des ''facciosos''. On en avait déjà arrêté plusieurs dans la journée du 6, et ils avaient été déportés à Ceuta avec les prisonniers. La terreur régnait sous le toit des carlistes.
 
Mais cette fois, ils en furent quittes pour la peur; la vengeance n'envahit pas leurs foyers : on se contenta de demander, et l'on avait raison, la destitution de tous les employés placés par Calomarde; le nombre à Valence en était grand, à commencer par le régent de l'audience, carliste affiché, qui fut le premier suspendu de ses fonctions Malheureusement, les exigences des bourgeois étaient peu désintéressées; le soir même, plus de cinq cents demandes de places avaient été déposées, par les urbains eux-mêmes, au palais du capitaine-général : j'ai vu les pétitions.
 
Les choses continuèrent à traîner ainsi pendant plusieurs jours, sans qu'une pareille anarchie étonnât personne : le désordre est l'élément naturel du peuple espagnol; c'est son milieu. Les nouvelles de Barcelone venaient seules de temps en temps imprimer une secousse à ce char embourbé. On apprit successivement l'expulsion de Llauder, le massacre de Basa et l'installation de la junte. C'est alors seulement que s'associant à la grande campagne entreprise par Saragosse et poursuivie par les Catalans, Valence déclara la guerre au ministère Toreno. ''L'alboroto'' se résuma en une junte qui fut une des plus pâles et des moins explicites. Il suffit de dire qu'elle se mit sous la tutelle de ce même comte Almodovar, qui avait inspiré si peu de confiance dans la journée du 6; et il y a lieu de croire qu'elle n'a même jamais entièrement rompu avec le gouvernement central. Mais je n'ai pas à m'occuper ici de la junte qui ne s'organisa que plus tard, je n'ai voulu que raconter ''l'alboroto'' qui en fut le prélude, et dont je fus le témoin. Cette page d'histoire contemporaine m'apparaît comme une espèce de tragicomédie, dans la manière de Caldéron; la chute du comte de Toreno en forme le dénouement, et ''l'alboroto'' la première journée; mais le rideau n'est pas encore tombé sur cette première journée, elle se terminera par une scène de meurtre.
 
Le dimanche suivant, 9 août, comme je revenais de Murviédro, où j'avais été saluer les intrépides mânes de ces Sagontins morts sur le bûcher de la liberté, je vis un rassemblement devant l'église de la Vierge-des-Abandonnés, ''la Virgen de los Desamparados'', patrone de Valence; un cadavre sanglant était exposé devant la porte, à côté était un plat d'argent où les fidèles venaient déposer leur obole, afin de faire dire des messes pour l'ame du trépassé. Le pauvre homme venait d'être tué à l'improviste; il avait passé dans l'autre monde sans prêtre, sans confession, et son salut paraissait fort compromis. Je crus reconnaître dans le mort ce boulanger, ancien royaliste qui, le dimanche précédent, avait failli périr au combat de taureaux, sous les coups des urbains. C'était lui en effet, et cette fois la mort ne l'avait pas manqué; un urbain, le rencontrant dans la rue, lui avait ouvert le ventre d'un coup de sabre, puis était allé tranquillement à ses affaires. Le peuple se souciait peu que le défunt eût été constitutionnel ou carliste; il ne s'agissait plus de son corps, mais de son ame; le peuple espagnol prend à cœur la vie éternelle. Les ''quartos'' pleuvaient dans le plat d'argent; la sympathie populaire éclatait en prières, en exclamations de pitié, et je crois que, si le meurtrier eût paru là, la multitude l'aurait lapidé, non point pour avoir retranché la partie temporelle du factieux, mais pour avoir exposé sa partie spirituelle aux flammes du purgatoire, en ne lui donnant pas le temps de se préparer au voyage de l'éternité.
 
La cathédrale touche à la chapelle des ''Desamparados''; la haute tour octogone qui lui sert de clocher étant ouverte, j'y montai. J'avais besoin d'air, de solitude; j'avais besoin de m'arracher à ces scènes de violence. Assez long-temps, passager surpris par la tempête, j'avais été ballotté sur les flots de cette ville orageuse; il me plaisait de gagner un instant le port, de dominer la tourmente et de juger la manœuvre de l'équipage.
 
De la plateforme du clocher on domine toute la ville, toute la campagne, Valence n'a pas l'aspect nu et désolé de ces cités de l'Aragon et des Castilles, qu'on dirait bâties au désert par les génies de la solitude. Mollement assise au sein de sa Huerta riante, elle ressemble plutôt à une ville de Lombardie on de Romagne. C'est la même richesse de verdure, la même végétation forte et puissante, mais aussi, et c'est l'inconvénient des cultures trop soignées, la même monotonie; le doigt de l'homme s'y voit trop, il a trop plié la nature à la règle. La nature est plus séduisante, plus belle dans ses caprices; sa fantasque liberté lui sied mieux, au point de vue pittoresque, que ces attitudes savantes et toujours un peu raides que lui impose la main du maître. Mais à Valence, du moins, l'uniformité du paysage est coupée par la variété des fabriques. Les villages se touchent et sont bien groupés; les couvens et les villas s'élèvent côte à côte et jettent leurs masses blanches au sein de la verdure; d'innombrables clochers, les uns taillés en aiguilles, les autres équarris à angles droits, percent les épais massifs de feuillage qui les environnent, comme des bois sacrés; çà et là quelques palmiers s'épanouissent en éventail. La plaine est fermée, à l'orient, par la mer, et de tous les autres côtés, par une chaîne de collines vertes et gracieuses qui l'enlacent avec amour.
 
Ramené des champs à la ville, l'œil se perd dans un inextricable dédale de rues étroites, tortueuses, flanquées de maisons de toutes formes, de toutes dimensions, de toutes couleurs, jetées pêle-mêle les unes par-dessus les autres comme des rochers tombés d'une montagne écroulée. Ce que l'on peut compter de monastères et d'églises est incroyable ; tous les saints du calendrier ont leur temple, tous les ordres de la chrétienté leur palais. Il y en a d'humbles, il y en a d'immenses. Chacun est surmonté de son campanile; chaque campanile a plus d'une cloche, et quand toutes ces voix d'airain sont lancées dans l'air, c'est une harmonie à mettre en fuite tous les dieux de l'Olympe espagnol. En cela du moins, l'Espagne n'est pas restée maure, et cet amour des fanfares semble bien plutôt une réaction contre le silence des minarets, contre la voix grave et mélancolique du ''rnouden'' qui appelle les fidèles à la prière. Mais alors les cloches se taisaient, et toutes les voix, tous les bruits de la ville, se confondaient pour moi dans un bourdonnement sourd et vague, pareil aux derniers murmures d'une mer irritée qui s'apaise.
 
A la vue de ces hommes que l'œil nu distinguait à peine, de ces places où le sang avait coulé et coulait encore, je me mis à récapituler les évènemens de cette longue semaine de tumulte et d'angoisses, et je fus pris d'une grande tristesse. Non, ce n'était pas là l'Espagne que j'avais rêvée, l'Espagne de Pélage et du Cid, l'Espagne du ''Romancero''; ce n'était pas davantage l'Espagne de Charles-Quint, ce n'est même plus celle de 1808. Et quant à l’avenir de ce pays déchiré, je venais de passer en revue tous les partis, de sonder tous les rangs; nobles, bourgeois, peuple, j'avais vu se produire, s'entrechoquer, tous les élémens du corps social, et m'efforçant de tirer des augures de tous ces faits, j'arrivais à des conclusions vagues et contradictoires. L'avenir de l'Espagne est un grand mystère; lancée dans une révolution qui a toutes nos sympathies et nos vœux, puisqu'elle dégage peu à peu le sol des ronces stériles du passé, elle y marche sans enthousiasme; on la dirait esclave d'instincts supérieurs qui la poussent malgré elle à l'accomplissement de ses destinées. Mais ces destinées, quelles sont-elles? Elle les ignore elle-même et va droit devant elle, vivant au jour le jour, sans savoir où elle arrivera.
 
Il ne s'agit pas ici de jeter des phrases sur la réalité : il faut dire ce qui est; et si crue que soit la vérité, il faut que les peuples s'accoutument à l'entendre. Remarquons d'abord que la lutte est mal engagée; au nom de qui l'est-elle? en vertu de quoi ? Au nom d'une reine au maillot, en vertu du testament d'un mauvais prince. Certes, la question ne pouvait être plus mal posée, et il est heureux que l'insurrection de don Carlos soit venue aider la démocratie espagnole à sortir de ce défilé, et à se dégager des ambages dont la royauté l'avait chargée. La robe constitutionnelle dont on l'a lourdement affublée est de fabrique anglaise; elle n'est point un produit du sol. Le peuple ne fait que rire de cette mascarade, et il comprendra toujours mieux une unité, quelle qu'elle soit, que cette nouvelle trinité politique; il n'a pas encore pris de rôle dans la pièce, parce qu'on n'a pas su l'y intéresser, et tant qu'il ne descendra pas enfin de la galerie sur la scène, l'action tournera sur elle-même, et ne fera pas un pas décisif.
 
La noblesse espagnole est morte, et quand on voit par quels hommes sont portés aujourd'hui tous ces grands noms du moyen-âge, on se prend à rougir pour leurs ancêtres. La race même est dégradée, et les corps sont aussi impotens que les ames. Quant au bourgeois, il ne paraît pas servir d'autre Dieu que Mammon, tant il est âpre au gain. L'avarice est le péché originel des Espagnols; elle le fut de tout temps, témoin les guerres de Flandre, d'Italie et la conquête de l'Amérique; on voit qu'il y a du sang maure et du sang juif dans ces veines-là. Mais la passion de l'argent est plus effrénée dans ceux qui font métier d'en gagner, et dont la vie n'a pas d'autre intérêt ni d'autre but; or, c'est le cas du bourgeois espagnol comme de tous les bourgeois du monde. Il joint à cela une indifférence profonde pour tout ce qui ne touche pas à son négoce; et quant à la bravoure, il est permis de dire, sans le blesser, qu'il n'est pas dans sa vocation d'en avoir une bien trempée. Le portrait n'est pas flatté, mais il n'est pas non plus chargé; et que de traits encore n'y faudrait-il pas ajouter, si l'on prétendait à un tableau tant soit peu complet de cette monarchie infirme et caduque! Voilà pourtant ce que le despotisme fait des nations les plus glorieuses : il les énerve, il les corrompt, et quand enfin son heure sonne, il les jette ainsi dégradées aux mains bienfaisantes de la Liberté.
 
Certes, si c'était là toute la Péninsule, la Péninsule serait désespérée; mais, grâce à Dieu, il n'en est pas ainsi. Au-dessous de cette Espagne égoïste, peureuse, épuisée, il y a une Espagne forte, courageuse, dévouée; cette Espagne-là, c'est le peuple. Le peuple espagnol a de grands défauts; je ne les ai ni dissimulés, ni atténués. Il est plus prompt au meurtre que nul autre peuple en Europe, et en beaucoup de lieux, l'amour de l'indépendance, la haine du travail, ont faussé chez lui toutes les notions de propriété; en un mot, il est ''Hobbiste'', mais ''Hobbiste'' conséquent, c'est-à-dire que, considérant la société comme un état de guerre, il poursuit le principe jusque dans ses dernières applications. Ceci est le trait distinctif de sa physionomie morale; c'est la clé du caractère national. Mais descendons au fond des choses, et remarquons d'abord que l'idée d'homicide n'excite pas au-delà des Pyrénées l'horreur qu'elle inspire ailleurs; ensuite, la constitution politique de la Péninsule étant donnée, il serait impossible que le peuple ne fût pas ce qu'il est; s'il faut s'étonner de quelque chose, c'est qu'il ne soit pas pire. Pressuré par un fisc insatiable, qui absorbe ses pauvres sueurs au profit de l'oisiveté opulente; livré sans garanties à une justice vénale, à des tribunaux où le riche ne saurait perdre sa cause, où le droit c'est l'argent; en proie à des administrations cupides jusqu'au scandale, cavernes impures d'où l'on ne sort jamais la bourse intacte, le peuple espagnol est toujours sur la défensive, et ses agressions ne sont que des représailles. Et puis, le dirai-je? ses vices ont de la grandeur : il tue, mais c'est par jalousie, par haine; et quand l'indigence, le désespoir, le poussent hors des voies légitimes, il ne va pas, larron tremblant, glisser une main furtive dans la poche du passant : il monte à cheval, prend son escopette et gagne la montagne. C'est une déclaration de guerre en règle; il y a des périls, des combats, et, chose qu'il ne faut pas oublier, l'amour de la gloire n'est pas étranger à ces aventureuses résolutions. Et d'ailleurs, le gouvernement lui-même prend soin de réhabiliter ces professions indisciplinées, en traitant avec elles de puissance à puissance. Ce sont là sans doute des instincts barbares, antisociaux; mais ce ne sont pas des instincts bas. Ils accusent de l'énergie, de la vitalité, de l'audace; et, pour ma part, je préfère ces hardis coupables au juge qui puise ses arrêts dans la bourse du plaideur.
 
Ces vices sont nés d'un état social mauvais; un état social meilleur doit les corriger, et tourner au bénéfice de l'ordre et du droit ces instrumens de désordre et de violence. Mais la part faite au mal, celle du bien est belle encore. Comme toutes les organisations fortes, le peuple espagnol à de grands défauts unit de grandes vertus. Il est brave, patient, fidèle, sobre comme Cincinnatus, doué d'une indomptable ténacité. Sa fierté a passé en proverbe, et sa délicatesse sur le point d'honneur a trouvé un beau mot (''pundonoroso''), qui nous manque, et qui exprime brièvement cette chevaleresque idée. La chevalerie est descendue dans le peuple; elle n'est plus que là. Ne sont-ce pas là les élémens d'une grande nation? Or, ces élémens existant, il n'y a pas à désespérer de la vieille Espagne; il y a pour elle encore, dans l'avenir, des jours de gloire et de puissance.
 
Pour cela, il est nécessaire que l'idée sociale pénètre ces masses inertes et les électrise; ce miracle ne saurait s'accomplir par les moyens dits parlementaires. Il faut aller au cœur du peuple, lui parler un langage qu'il entende. L'agio, grace au ciel, le touche peu; l'argot des banquiers n'a pas cours chez lui. Il faudrait, pour l'émouvoir, pour l'entraîner, une espèce de guerrier sacerdotal, un homme moitié soldat, moitié prêtre, qui le menât à la bataille en lui parlant de Dieu, à la liberté par la gloire. Que cet homme-là se présente, il est le dictateur de l'Espagne; l'Espagne est à lui. Quand le nom de Napoléon eut passé les Pyrénées, les imaginations populaires fermentèrent; le Corse était leur homme. On l'attendait comme le régénérateur, c'était le grand Veltro de Dante, un nouveau rédempteur. Ici Napoléon manqua d'intelligence; il ne comprit pas la nation espagnole; ou s'il la comprit, ce fut trop tard, et quand il n'était plus temps. Du reste, il l'a durement expié, et la France aussi. Mais cette adoration spontanée dont il fut d'abord l'objet est un fait immense, un éclair lumineux qui sillonne les ténèbres encore si épaisses de l'avenir péninsulaire. C'est une leçon donnée par le passé; hommes du présent, méditez-la.
 
La révolution espagnole n'a fait jusqu'ici que tourbillonner aux surfaces, et bâtir sur le sable, parce que jusqu'ici on s'est obstiné à lui refuser sa base naturelle et sa véritable assiette. La démocratie est le port des nations. Quand les dynasties ont fini leur œuvre, quand les aristocraties s'éteignent, et que le corps social paraît menacé de dissolution, alors la force de l'état se concentre tout entière au sein du peuple, comme le sang reflue au cœur dans les crises du corps humain; traditions, vertus, honneur, tous les trésors de la pensée nationale, tous les dogmes sacrés du pays se réfugient à la fois dans ce sanctuaire inviolable. Or, l'Espagne en est aujourd'hui à cette époque de décomposition; qu'elle obéisse donc, si elle veut renaître, aux lois providentielles; qu'elle aille puiser la vie où Dieu l'a mise, et retremper sa vieillesse à ces sources viriles; c'est là qu'elle lavera ses souillures; c'est là qu'elle peut retrouver encore la vaillante épée de Rodrigue, et quelques débris peut-être du sceptre de Charles-Quint.
 
 
 
===TOLEDE===
 
 
Le parvis de la cathédrale de Tolède est une place longue, irrégulière, raboteuse, vestibule indigne d'un si noble monument. Cette place, ou plutôt cette rue, est d'ordinaire déserte et silencieuse. Ce n'est pas de ce côté qu'on entre à l'église, et l'herbe y croît tout à son aise, sans être seulement courbée par le pied des fidèles. La nuit, elle est plongée en des ténèbres profondes. Ce soir là, par miracle, le 15 décembre, elle était bruyante et populeuse; un grand feu d'artifice brûlait au milieu, inondant de clartés inaccoutumées la place et les édifices qui la ceignent. Les chandelles romaines s'élançaient en fusées éblouissantes ; on eût dit des serpens de feu assiégeant les murs noirs de la cathédrale. Arrivées au ciel, elles en redescendaient en pluie d'étoiles, et les enfans se disputaient avec des cris de joie les cannes de papier, qui retombaient, encore embrasées, sur la tête des spectateurs. D'autres clameurs se mêlaient à la voix des enfans; les cris de ''Viva la reyna! Viva la libertad! '' suivaient dans l'espace les jets lumineux; l'hymne de Riégo éclatait dans la foule, et le chant révolutionnaire de la ''Tragala'', qui est la Carmagnole de l'Espagne, comme l'hymne de Riégo en est la ''Marseillaise'', faisait çà et la quelques percées insurrectionnelles.
 
De quoi donc s'agissait-il? Pourquoi ces rassemblemens profanes aux parvis du temple, ces cris séditieux jetés en défi aux saints échos des autels? On avait, le jour même, publié à Tolède la loi des cortès qui déclarait rebelle et traître à la patrie l'infant don Carlos, annulait tous ses titres au trône, et l'excluait à jamais, lui et les siens, du territoire espagnol. Or, le feu d'artifice officiel était destiné à témoigner de la joie publique, ou à la provoquer, au besoin, si elle ne se manifestait pas avec une spontanéité suffisamment énergique. Il faut dire, pour être vrai, que la précaution n'avait pas été inutile : l'enthousiasme était fort tiède. Tolède est la ville la plus carliste de toute l'Espagne, et cela doit être, car Tolède est une ville toute sacerdotale. L'arrêt de proscription n'y éveillait que des sympathies fort équivoques. On pensait, et en cela peut-être n'avait-on pas tort, qu'une fois la guerre engagée et les armées en présence, il est au moins puéril à un camp de proscrire l'autre; c'est trop tard ou trop tôt : il ne s'agit plus de combattre sur le papier, il faut vaincre par l'épée.
 
Le feu d'artifice n'en décochait pas moins au ciel ses fusées sifflantes comme des flèches, et les tournoyans soleils projetaient sur la place des reflets fantastiques. Les murailles grises se teignaient de lueurs rougeâtres, et l'ombre des assistans s'y dessinait sous toutes les formes. Trop haut pour être atteint par les clartés d'en bas, le clocher dominait le tableau de sa masse noire et immobile. La foule était peu nombreuse, mais pittoresquement groupée; tantôt éclairée, tantôt dans l'ombre, elle passait par toutes les teintes, par toutes les gradations de la lumière. Nonchalamment appuyés contre l'église, quelques hommes en manteaux représentaient seuls le peuple à la fête; encore s'y intéressaient-ils peu; leur attitude froide et dédaigneuse disait assez que la curiosité seule les attirait là. Ils n'avaient pas l'air de prendre la chose au sérieux; on voyait sur leurs lèvres ce sourire indéfinissable qu'a le peuple espagnol quand il croit qu'on se moque de lui, et que Cervantès a stéréotypé en traits indélébiles sur la face classique de Sancho Pança.
 
Les rois du lien étaient les étudians; ils étaient en force et faisaient la loi. L'étudiant espagnol est aujourd’hui ce qu’il était au XVIe siècle : mêmes mœurs, même misère. J’ai fait l’aumône à plus d'un sur les grandes routes, et j'en ai eu pour ''criado'' dans plus d'une ville. Le costume est en tout conforme à la tradition. C'est toujours le haut chapeau plat sans ailes, comme le claque d'Arlequin, et le manteau noir drapé à l'antique. Ce manteau, qui ne se dépose jamais, semble former à lui seul tout le vêtement, et il cache des mystères qu'il serait imprudent de vouloir pénétrer, car le désordre et la saleté sont les statuts fondamentaux de l'ordre universitaire. Un ''estudiante'' dont le claque n'est pas déchiré et le manteau en guenilles n'est pas digne de prendre place au sein de la docte confrérie.
 
Ainsi enharnachés, les fougueux étalons des quatre facultés avaient rompu leur chaîne et s'étaient précipités sur la place publique. Ils s'y comportaient en maîtres, et couvraient de leurs clameurs patriotiques la détonation des grenades et les pétards de l'artificier. Ce sont eux qui entonnaient l'hymne de Riégo la ''Tragala'' partait de leurs rangs, et ils ne manquaient jamais d'ajouter au cri officiel de ''Viva la reyna!'' le cri suspect de ''Viva la niña!'' Or, ceci est un calembour: ''niña'' est le féminin de ''niño'', qui veut dire enfant et peut s'appliquer à la petite reine Isabelle; mais le mot est à double entente, et dans le vocabulaire cabalistique des ''exaltados, Viva la niña!'' veut dire ''Vive la Constitution'' de 1812! Attaquant de l'oeil et du geste les mantilles coquettes qui sillonnaient mystérieusement la place, les don Juan de carrefour attachaient un troisième sens, mais un sens galant, au mot séditieux, et du même coup qu'elle ébranlait la monarchie, la voix des hardis tribuns allait troubler dans la foule la vertu des ''manolas'' (1).
 
La place de la cathédrale est fermée, d'un côté, par un palais orné de colonnes légères et percé d'élégantes arcades; la terrasse qui le couronne est défendue par une balustrade de pierre d'un effet charmant, et la grace harmonieuse de l'édifice reporte aux derniers beaux jours de l'architecture espagnole; ce palais est l'Hôtel-de-Ville, ''Casa del Ayuntamiento''. J'ai été frappé de la leçon donnée en vers aux magistrats qui vont traiter des affaires de la cité dans le sanctuaire municipal; elle est placée au milieu de l'escalier de manière à n'échapper à personne, et malgré le ''concetto'' tout-à-fait castillan qui la termine, elle pourrait être écrite avec profit au seuil de plusieurs de nos administrations publiques. Qu'on me permette de la citer :
 
Nobles discretos varones
 
Que Gobernais à Toledo,
 
En aquestos escalones,
 
Desechad las aficiones,
 
Codicias, amor y miedo.
 
Por los commues provechos
 
Dexad los particulares :
 
Pues vos fizo Dios pilares
 
De tan altisimos techos
 
Stad firmes y derechos (1).
 
 
Je ne sais si les magistrats de Tolède méditent bien assiduement la leçon du poète; mais, ce soir-là, ils étaient réunis en grande pompe sur le balcon, et présidaient à la cérémonie avec la gravité de sénateurs romains sur leur chaise curule. Leur présence n'empêchait pas la turbulente ''Tragala'' ni les calembours factieux d'ébranler les échos de la basilique.
 
L'Ayuntamiento était illuminé du haut en bas, mais à côté de lui était un palais sombre, silencieux, dont toutes les croisées étaient si hermétiquement closes, qu'on aurait pu le prendre pour une maison abandonnée, ou pour une maison de deuil; ce palais mystérieux était l'archevêché, édifice imposant par sa grandeur et remarquable seulement par son architecture simple et austère. L'éclat mondain du palais voisin faisait ressortir sa sévère obscurité; et rougies par les reflets du feu d'artifice, les statues saintes dont le seuil est gardé, semblaient en défendre l'entrée aux joies profanes du dehors. On eût dit des ombres à la porte d'un tombeau. Le contraste était frappant; mais ici le contraste n'était pas seulement dans les apparences, il était dans le fond des choses; au sein de ce palais muet, l'archevêque protestait par son silence contre ces bruyantes acclamations.
 
L'archevêque de Tolède est primat des Espagnes et des Indes; investi de la première dignité ecclésiastique de la monarchie, il est le mandataire direct du pape, et à ce titre, il joue un personnage important dans l'histoire de la Péninsule; cette mitre illustre, portée par tant de glorieuses têtes et par la plus glorieuse de toutes, le cardinal Ximenès, l'était alors par un vieillard infirme, octogénaire, vivante image du catholicisme espagnol, qui achève, en ce moment, au milieu des tempêtes civiles, une des phases critiques de sa destinée. Héritier du titre de Ximenès et comme lui prince de l'église, le moderne archevêque n'a point hérité de son génie non plus que de l'autorité de ses prédécesseurs : on vit plus d'une fois ces fiers prélats rendre le ciel solidaire de leur querelle, et, brandissant leur crosse vindicative, mettre le royaume en interdit pour une injure personnelle; mais ces jours ne sont plus, le vent d'en haut s'est détourné, il enfle aujourd'hui d'autres voiles; retranché dans son tabernacle désert, le gardien des traditions immobilisées s'enveloppe dans les plis de sa pourpre et répond aux affirmations du siècle par le silence boudeur des vaincus. Voilà ce que disait à ceux qui savaient l'entendre ce palais morne et silencieux, et cette muette leçon de philosophie historique revêtait un caractère d'autant plus concluant et plus solennel, que ce spectacle était donné au monde par la ville la plus catholique du plus catholique des empires européens.
 
Cependant les fusées étaient consumées, le feu d'artifice avait épuisé ses dernières merveilles pour faire place à une assez maigre illumination. Des bouts de chandelles enfermés dans des cornets de papier de couleur en formaient le plus noble ornement; rangés comme des pots de fleur sur les corniches de la cathédrale, ils nuançaient les ténèbres de toutes les teintes de l'arc-en-ciel. Indigné que son église servît à une telle profanation, le clergé niait imperturbablement que l'illumination eût pour objet la proscription de son champion don Carlos; c'était, selon lui, en l'honneur de je ne sais plus quelle bulle venue de Rome.
 
Enfin, le supplice de l'archevêque cessa; toute cette foule bruyante, instrument de sa torture, s'écoula peu à peu, la place resta vide; bientôt soufflées par le vent et par l'économie intéressée des sacristains, les lanternes s'éteignirent une à une, et la ville rentra dans l'ombre et dans le silence. Alors seulement je trouvai la Tolède que j'étais venu chercher, la Tolède du moyen-âge. De toutes les villes de la Péninsule, l'ancienne capitale des Espagnes est la plus semblable à elle-même, celle que le cours des temps a le moins modifiée. Les siècles ont passé sur elle sans presque l'effleurer de leur aile; elle s'est conservée pure d'alliage étranger, elle a maintenu, avec une opiniâtreté singulière son individualité native. C'est une monnaie bien frappée dont le coin a encore tout son relief, et elle ne paraît pas disposée à le perdre de longtemps. Tolède est bâtie sur une montagne de granit au pied de laquelle coule le Tage; les maisons descendent jusqu'au fleuve; elles sont de briques et jetées les unes sur les autres sans ordre, sans plan; les rues, percées au hasard, s'en vont comme elles peuvent, décrivant mille sinuosités où il est impossible de s'orienter; elles sont si étroites, qu'on peut aisément se donner la main d'une maison à l'autre, et si escarpées, que la Sierra-Morena n'a pas de plus rudes sentiers; on a bien poussé le luxe jusqu'à les paver, mais si mal et de cailloux si inégaux, si aigus, qu'il faudrait, pour y marcher sans péril et sans douleur chausser, en franchissant la porte, les ''alpargatas'' montagnardes; un seul de ces sentiers tortueux décorés du nom de rues est accessible aux carrosses, mais comme il n'y en a qu'un dans toute la ville (et quel carrosse!), celui de monseigneur l'archevêque, la privation est peu sentie. En revanche, les rues sont encombrées d'ânes auxquels on est obligé de disputer le passage à chaque instant, ce qui n'est pas un petit labeur dans ces étroits défilés; comme la ville n'a pas une seule fontaine, on est obligé d'aller puiser l'eau au Tage; flanqués de deux amphores de terre à large ventre, ce sont les ânes qui font l'office de porteurs d'eau, et qui s'en vont dispensant de porte en porte l'onde rare et coûteuse. Les distributeurs d'eau lustrale n'y mettaient pas plus de solennité.
 
Une seule rue est un peu fréquentée, grâce aux deux rangs de boutiques qui la bordent, c'est la rue des négocians; elle aboutit au Zocodover, place du Marché (2); mais, à l'exception de cette rue unique, toutes les autres sont désertes et l'herbe y croit. Je me rappelle avoir fait sentinelle une heure entière dans l'une des plus larges et des plus apparentes ; or, durant toute cette longue heure, il ne passa personne; seulement, une mule de boulanger, chargée de pains, gravissait lentement la côte en s'arrêtant d'instinct devant chaque porte. Le ''mozo'' (garçon) donnait un coup de marteau, la porte s'ouvrait d’elle-même, une servante venait prendre sa ration en silence, puis la maison se refermait, et, les verrous tirés, on n'entendait plus que le pas lent et monotone de la mule. C'était pourtant en plein jour; je n'ai jamais rien vu de plus triste; on eût dit une ville assiégée par la peste.
 
La seule distraction qu'on ait en vaguant dans les rues, est la vue clandestine de quelque femme embusquée derrière son ''mirador'', et dont la prunelle ardente mesure en rêvant ce désert inflexible. Encore cette distraction est-elle rare, et quand elle manque, on en est réduit aux ''milagros'' peints en vert (le vert est la couleur de l'inquisition) dont les maisons sont décorées; presque tous portent la tragique formule : ''Aqui mataron a fulano… - Ici fut tué un tel.... Priez pour lui''. Répétées de minute en minute, ces funèbres complaintes ne laissent pas que de préoccuper les esprits, surtout quand la nuit tombe sur ces carrefours meurtriers. Alors, si quelque homme embossé dans son manteau se glisse mystérieusement le long des murailles, nul doute que ce ne soit un assassin; à son approche, le sang, fait un tour de plus dans les veines mais l'homme passe, on se rassure, pour retomber, à trois pas de là, dans les mêmes perplexités.
 
Aussi bien, les criminels ne sont-ils pas si soigneusement gardés qu'ils ne puissent, fort à leur aise, dresser des piéges aux passans. Une petite aventure qui m'arriva à l'Alcazar n'était pas de nature à me rassurer durant mes expéditions nocturnes. L'Alcazar (en arabe, château) est l'ancien palais des rois Maures; il l'avait été précédemment des rois goths ; Charles-Quint en fit une forteresse sous laquelle on creusa des écuries capables de contenir cinq mille chevaux, ce qui, en espagnol, veut dire cinq cents; ces écuries sont de vastes souterrains éclairés de loin en loin par quelque haut soupirail, c’est-à-dire qu'ils sont plongés dans une obscurité presque complète. Passant un soir devant ces cryptes mystérieuses, je m'y arrêtai; un groupe d'hommes de mauvaise mine en gardait la porte; un d'eux chantait des ''coplitas'' sur la guitare, les autres l'écoutaient en fumant.
 
J'entre, un des auditeurs se détache de la troupe pour m'escorter; je m'engage avec lui dans ces domaines de la nuit et du silence, véritables catacombes, tant l'aspect en est sévère et grandiose. Je marche quelque temps dans l'ombre sous la garde de mon guide inconnu, et j'arrive ainsi dans une espèce de cuisine obscure, comme le reste, et pleine de fumée. Un grand feu brûlait au milieu, et sur ce feu vraiment infernal, une vaste chaudière était suspendue par une crémaillière de bois; une douzaine d'hommes, les uns en manteaux, les autres en guenilles, étaient rassemblés autour de cet âtre inattendu; jamais physionomies plus suspectes ne m'étaient apparues dans un lieu moins rassurant; accroupis sur leurs talons ou couchés sur le flanc, ils étaient là, fumant et se chauffant en silence; quelques-uns jouaient au ''montè'' avec des ''quartos''² La flamme jetait sur ces sombres visages des reflets cuivrés qui les rendaient encore plus sinistres, et je pus me demander un instant si j'étais sur la terre des vivans ou dans le royaume des ombres, et si je ne serais point tombé au milieu du sabbat. Dante, en sa cité dolente, n'eut jamais de vision plus étrange. A mon approche, les spectres se levèrent, ils m'entourèrent comme ces ames curieuses qui se pressaient autour du banni florentin, et ils jetaient sur moi des regards où la convoitise se mariait à l'étonnement. J'eus alors un accès d'inquiétude, et me tournant vers mon guide : - « Me direz-vous, enfin, lui demandai-je, où je suis et qui sont ces hommes?
 
- ''Somos algunos presidiarios''...Nous sommes des galériens,» - me répondit-il du ton le plus naturel, et lui-même étonné de ma surprise.
 
C'étaient en effet des voleurs et des assassins condamnés aux galères, et qui faisaient leur temps dans ces souterrains qui servent aujourd'hui de bagne. La révélation n'était pas agréable; j'étais peu flatté de me trouver seul dans une pareille compagnie, peu rassuré surtout d'être à la merci de ces malandrins; ils m'auraient dépouillé sur place et même tué, qu'il n'en eût pas été davantage; le mystère du crime eût pu demeurer enseveli dans ces solitudes ténébreuses. Toutefois, si l'idée leur en vint, je ne leur laissai pas le temps de l'exécution, et je battis en retraite, accompagné toujours de mon guide officieux. Il me dit être une ancienne clarinette de la garde royale; arrêté comme carliste, il aurait été, à l'entendre, condamné pour opinion ; mais c'était leur prétention à tous; il n'y en avait pas un qui ne fût une victime des orages civils, un martyr de ses convictions. Comme je sortais de ce repaire, une bande y rentrait sous la garde d'un alguazil, qui avait plus mauvaise façon qu'eux tous; ceux-là, armés de pelles et de pioches, revenaient de travailler aux chemins, - chemins qui, par parenthèse, n'existent pas, car il n'y a pas même de route ouverte entre Tolède et Madrid; la diligence passe à travers champs, et un attelage de douze mules est à peine suffisant pour la tirer, l'hiver, des inextricables boues des jachères. - Quand je fus rendu au grand jour ou plutôt au grand air, car il faisait nuit, un alguazil en haillons, un de ceux-là même qui étaient commis à la garde des forçats, s'approcha de moi et m'offrit ses civilités; je compris qu'il s'agissait de la ''propina'' classique, je lui glissai la ''peseta'' en lui faisant remarquer qu'il était un berger bien peu soigneux et qu'il ne dépendait que de ses brebis de s'échapper du bercail selon leur bon plaisir. - «Cela ne s'est jamais vu sous mon administration, répondit-il d'un air magistral, j'ai l'oeil sur eux. » - Or, il mentait évidemment, car il avait l'oeil sur ma piécette, et la serrant dans sa poche, il eut l'air de la trouver de meilleur aloi que mon observation.
 
Malgré ces périls, et beaucoup d'autres dont les nuits de Tolède sont semées, il vaut la peine de les affronter. Je ne sais rien de plus poétique qu'une promenade nocturne à travers le dédale des rues; il est inutile de dire, car on le devine, que l'innovation des réverbères n'a pas pénétré jusque-là; heureux les carrefours qui ont des madones dans leurs niches, pourvu toutefois que les dévots aient soin d'entretenir d'huile les lampes de leur céleste patrone, et que le ''sereno'' (guet) ne la vole pas pour son usage. Aux lieux où ces trois conditions se trouvent réunies, et là seulement, on peut espérer de voir à se conduire; mais n'y vît-on pas du tout, il faudrait encore tenter l'aventure; une excursion nocturne dans le cœur de Tolède est une excursion en plein moyen-âge, et rien n'est plus propre à initier à la vie intérieure de nos pères; on la comprend là d'intuition; on la respire pour ainsi dire, on s'en pénètre, et pas un livre, pas une chronique n'en sauraient donner une idée aussi complète, un sentiment aussi vif.
 
Ces lourdes portes, si scrupuleusement verrouillées, redoutent encore les surprises violentes et les hostilités audacieuses d'une maison rivale; ces balcons de fer attendent l'échelle de soie qu'y attacha la main blanche des jeunes filles; et là-bas, au bout de cette longue rue tortueuse, ne voyez-vous pas poindre une compagnie d'hommes d'armes qui partent l'armet au front, la lance au poing, pour quelque mystérieuse expédition? Voici, plus près de nous, les familiers du saint-office qui viennent enlever un juif relaps dans cette maison basse et suspecte, et la Sainte-Hermandad, qui épie pour en faire justice quelque insolent chevalier de Saint-Jacques dont les mœurs dissolues et oppressives déshonorent l'ordre et violentent les fidèles sujets du roi.... Chut! la cloche des couvens sonne l'office, la lourde horloge de la cathédrale retentit sourdement sous les pas du temps ; puis tout se tait, et le silence n'est plus troublé que par le dernier soupir d'une guitare dont la voix expire au loin, ou le chant monotone et tendre d'une jeune mère qui endort son nouveau-né. Il y a tout cela dans les nuits de Tolède, et bien d'autres souvenirs, bien d'autres émotions, car ces nuits sont longues; dès que les premières ombres sont descendues sur les places, chacun rentre sous son toit, toutes les portes se ferment, la vie cesse sur tous les points à la fois comme par enchantement, le génie de la solitude s'empare de la cité ténébreuse pour ne lâcher sa proie qu'au matin.
 
Si la nuit a ses prestiges, le jour aussi a les siens; Tolède doit à sa situation une inépuisable richesse de sites et de vues. La montagne escarpée dont elle couvre les flancs et la crête, est séparée par le Tage d'une autre montagne non moins escarpée, mais nue, déserte, abandonnée à la stérilité et tombant à pic dans le fleuve. Un petit ermitage, la ''Virgen del Valle'', est égaré au sommet; mais, bâti au milieu des rochers, il s'en détache à peine, et se confond avec eux : des troupeaux de chèvres sauvages errent à l'entour, et presque aussi sauvage qu'elles, le pâtre, vêtu de peaux, apporte au seuil de la ville les mœurs de la sierra. Ces contrastes sont piquans, mais ce sont les vues surtout qui captivent; quoique borné, le spectacle est varié; les masses, granitiques dont la montagne est formée s'adoucissent au-dessus du pont Saint-Martin, et des villas appelées dans le pays ''cigarrales'' étendent sur la pierre nue et grisâtre de frais tapis de verdure ; c'est le seul point champêtre du paysage, tout le reste est sec et dépouillé ; la ville n'a pas un jardin dans son enceinte, pas un arbre, et la montagne opposée n'en a pas davantage. La variété naît des mouvemens du sol et des anfractuosités du rocher; les perspectives sont courtes, mais frappantes : tantôt l'oeil plonge sur le Tage qui serpente en méandres verdâtres entre les deux collines; tantôt la ville apparaît hérissée de ses innombrables clochers, puis le rideau retombe, et enfermé dans une gorge déserte et muette, on pourrait se croire tout d'un coup transporté dans quelque solitude primitive. Ces brusques alternatives ont un grand charme, elles impriment à ce paysage austère et mélancolique un singulier cachet d'originalité.
 
Si l'on veut prendre la ville pour point de départ, c'est à l'Alcazar qu'il faut monter; bâti au lieu le plus éminent de la cité, il en est le belvéder naturel; l'oeil la saisit de là par toutes ses faces; d'un côté on la domine à vol d'oiseau, de l'autre on la prend en flanc. C'est vue ainsi, de profil, qu'elle est le plus pittoresque, car du même regard on embrasse elle d'abord, puis le fleuve et ses deux ponts, la montagne de la Virgen avec ses roches brisées et bouleversées, comme si la main des fabuleux Titans eût tenté de s'en faire un marchepied vers le ciel. Les ''cigarrales'' couronnent le tableau d'un bandeau d'oliviers.
 
L'Alcazar lui-même est un monument grandiose, quoique à demi ruiné; incendié au siècle dernier par les troupes portugaises, il ne s'est jamais relevé entièrement de ses décombres; l'intérieur est inhabitable, mais la coque extérieure est intacte; c'est un édifice rectiligne d'une simplicité tout-à-fait bramantesque ; la sévère ligne vitruvienne y triomphe dans toute sa majesté. L'escalier est magnifique et la colonnade de la cour digne de lui servir de vestibule; les colonnes sont de granit, taillées d'un seul bloc, et hautes de vingt pieds. Du reste, ce luxe de granit est commun à tous les édifices de Tolède; colonnes ou pilastres, il affecte toutes les formes et orne toutes les cours, celles même des plus humbles maisons. Il règne dans les édifices publics de Tolède une variété de style attachante; passant de l'un à l'autre, on peut faire un cours complet d'architecture; chaque école, chaque siècle a là son modèle, depuis le rococo du XVIIIe siècle et le grec bâtard du XIXe jusqu'au goth pur et au romain, en passant par le vitruvien restauré de l'Alcazar, par la renaissance et le moresque. La renaissance est représentée par un bijou qu'on voudrait mettre sous verre, comme le célèbre Campanile du Giotto; c'est l'Hospice des enfans trouvés, ''Casa de los niños expositos''. La façade est de marbre blanc et d'une grace parfaite, mais l'escalier surtout, quoique mal tenu et mutilé, est un chef-d'œuvre d'élégance et de bon goût; le cloître rivalise avec lui de délicatesse et de légèreté. A l'autre extrémité de la ville est un monument non moins précieux à étudier, pour l'histoire de l'art; c'est, l'église de Saint-Jean-des-Rois, ''San-Juan-de-los-Reyes''. Bâtie en ex-voto par le roi Ferdinand et la reine Isabelle, quelque temps avant la conquête de Grenade, c'est-à-dire dans les quinze ou vingt dernières années du XVe siècle, elle marque le point fixe où l'art gothique abdique aux mains de la renaissance; la fusion des deux styles est sensible surtout dans le cloître attenant à l'église; sans être tout-à-fait encore le nouveau mode, ce n'est pourtant déjà plus l'ancien; l'ogive règne bien encore, mais la ligne s'arrondit et aspire au cercle; on assiste à la transformation, on la voit s'opérer insensiblement, et ce passage lent et graduel est plein d'intérêt. Pris en lui-même, le cloître est d'un travail exquis; malheureusement il est à demi ruiné, mais les outrages du temps et le vandalisme des hommes ont respecté des détails dignes d'une éternelle admiration. L'extérieur de l'église offre les mêmes caractères, malgré les honteuses mutilations qu'elle a souffertes, et les additions barbares qu'on lui a imposées. Les chaînes suspendues tout autour sont les fers des captifs chrétiens trouvés lors de la conquête de Grenade dans les prisons de l'Infidèle.
 
L'Infidèle, lui aussi, a laissé sa pensée et son œuvre au sein de la cité chrétienne; la Porte du Soleil est là telle qu'il l'a bâtie avec ses arabesques et son arc en trois quarts de cercle; du reste, la courbure sacramentelle de la ligne moresque se retrouve en mille lieux; plus d'un minaret a été transformé en clocher, et la petite église de Saint-Roman n'est elle-même qu'une ancienne mosquée convertie telle quelle en temple chrétien; elle n'a fait que changer de Dieu, elle n'a pas changé de forme. Il n'est pas jusqu'aux Juifs, qui n'aient payé leur tribut à la grande galerie architecturale de Tolède; j'y connais pour ma part deux synagogues christianisées l'une s'appelle aujourd'hui l'église del Transito, l'autre est Santa-Maria-la-Blanca; malgré leur changement de culte, la figure primitive, qui est un carré long, a été conservée intacte, ainsi que les inscriptions hébraïques qui décorent le pourtour intérieur.
 
Quant aux Romains, on voit d'eux, prés du pont d'Alcantara, un débris d'aqueduc où leur grandeur est empreinte, et l'on reconnaît encore, sous les remparts, la place d'un cirque dont l'intolérance du moyen-âge avait fait un bûcher pour les Juifs; de là son nom actuel de ''brasero''. Et, pour ce qui est de l'architecture gothe, - qu'il ne faut pas confondre avec l'architecture gothique, - les traces en sont visibles en plus d'un lieu; cependant elles sont rares, et il faut les chercher. Quelques lourds et courts pilastres, et aussi quelques tombeaux, attestent encore çà et là la force sans grâce qui en était le caractère principal. II est à regretter que la destruction n'ait pas épargné de plus amples monumens de ces premiers jours de la monarchie; ce n'est pas l'époque la moins glorieuse de Tolède, car alors déjà elle était le siége,des rois et la capitale de l'empire. Le premier concile s'y célébra en 589, et il s'en célébra depuis beaucoup d'autres. Concile voulait dire alors ce qu'on a plus tard appelé cortès ou états-généraux; c'étaient des assemblées nationales où l'on traitait les affaires de l'état. Elles ne furent d'abord composées que des prélats et des grands, et ne s'ouvrirent guère pour les communes que vers le treizième siècle. Leurs attributions supposaient la souveraineté, leurs droits en ressortaient directement. On les voit, dès l'origine, élire et déposer les rois, ainsi que cela arriva en 680, alors que Vamba, déclaré par le concile inhabile au trône après un règne glorieux, fut remplacé par Ervige. Les statues de ces vieux rois goths sont dispersées devant l'Alcazar et aux portés de la ville; à la vue de ces marbres muets, je me reportais avec un attrait singulier vers ces premiers jours; je me plaisais à suivre la pensée nationale dans ses premiers efforts; j'aimais à l'entendre bégayer, pour la première fois, ces mots cuivrons de droit, de liberté, et ces tâtonnemens encore si vagues, si confus, de la science politique m'inspiraient un intérêt si profond, une sympathie si vive, que j’en étais surpris moi-même.
 
Le retour des morts aux vivans est assez triste, et les enfans semblent bien tièdes et bien pâles auprès d'aïeux si vigoureusement trempés;.engourdis dans les abjections de la matière, chargés des fers honteux d'un égoïsme rapace, effréné, ils ont perdu le sens des grandes choses; ils ont laissé volontairement s'éteindre les sacrés flambeaux de l'intelligence, et se complaisaient dans les ténèbres qu'ils se sont créées, ils dorment d'un lâche sommeil sur le tombeau des forts. Espagne! Espagne! vieille terre des résistances héroïques et des indomptables fanatismes, ne te révailleras-tu donc plus ? Persisteras-tu longtemps encore dans tes léthargiques langueurs? Est-ce que le laborieux sillon creusé par tes ancêtres semait ta fosse mortuaire, le sépulcre de ta gloire et de ta vertu? Le long et rude apprentissage de tant de siècles serait-il perdu pour toi? Serais-tu tombée au-dessous des Goths et des Maures, et n'as-tu provoqué l'attention du monde que pour en devenir la risée? Les nations ont l'oeil ouvert sur toi, mais prends garde, elles ont d'autres soins que de te regarder ainsi tournoyer sur toi-même sans faire un pas décisif, sans te rallier à la grande phalange humaine; prends garde qu'elles ne se lassent de t'attendre, et que, perdant enfin patience, elles ne te jettent à la face, en se détournant de toi, l'anathème insultant que plus d'une a déjà sur les lèvres! Malheur à toi, si tu les trompes ! malheur ! car alors les vaines fumées de l'orgueil impuissant dont tu t'enivres et qui t'aveuglent, ne te sauveraient pas du mépris des peuples et des calamités sans nombre dont la Providence punirait ta défection.
 
 
Agité de ces regrets et de ces inquiétudes, j'allais de rue en rue sans lire sur le visage d'aucun passant une réponse satisfaisante à mes questions muettes; je ne voyais partout, au contraire, que de nouveaux sujets de doute; rien ne m'annonçait qu'il y eût des ames dans ces corps que je coudoyais. Je me retrouvais devant la cathédrale, j'y entrai. Siège du primat des Espagnes, la basilique tolédane est, pour la Péninsule, ce que Saint-Pierre de Rome, siège du chef suprême de l'église, est pour la chrétienté; mais la similitude est toute morale, l'architecture des deux temples est sans analogie; la cathédrale de Tolède est du plus pur gothique indigène; c'est un édifice majestueux, quoique tout soit disposé pour en détruire l'effet; le premier mal est qu'on n'en peut embrasser l'ensemble d'aucun côté, tant il est profondément encaissé dans le cloaque des rues et serré de près par les maisons voisines; mais ce malheur de position n'est pas le seul qu'on ait à déplorer, on a pris à tâche de gâter le monument lui-même : non content de l'avoir flanqué d'une espèce de coupole lourde et massive qui l'écrase, on a eu la magnifique idée, pour que le bariolage fût plus complet, d'affubler une des entrées latérales d'un portique grec. Autant valait mettre une porte gothique au Parthénon.
 
L'intérieur n'a pas été plus respecté que l'extérieur, et là, le crime est moins pardonnable encore ; comme si ce n'était pas assez d'avoir rapetissé le vase et détruit l'effet grandiose de la nef en plaçant au milieu, selon la mauvaise coutume du clergé espagnol, le chœur et le maître-autel, on a surchargé le maître-autel d'une épouvantable machine, barbare et confus entassement de marbres de toutes couleurs, ''monstrum horrendum, ingens'', conçu dans une nuit de cauchemar et enfanté dans un jour de démence; ce honteux bâtard du XVIIIe siècle qui n'a pas de nom dans la langue du goût, qui n'en saurait avoir, s'appelle là le ''Transparent'', et les desservans du lieu le signalent à l'étranger comme l'inimitable merveille de la basilique. Comment ne serait-ce pas un chef-d'œuvre? Il a coûté au chapitre deux cent mille ducats. Toutefois, la nef est imposante encore; sa grandeur et sa majesté triomphent des souillures dont on l'a profanée ; mille beautés de détail rachètent les turpitudes du moderne goût clérical. Le chœur est certainement' l'un des plus beaux de l'Europe; les sculptures en bois dont il est décoré sont d'une délicatesse, d'une pureté, qui ne sauraient être dépassées; elles sont l'ouvrage d'Alonzo Berruguete, un artiste espagnol qui fut élève de Michel-Ange, et qui rapporta dans sa patrie la manière fière et les lignes sévères du maître, avec un génie plus souple et plus sensible à la grace. C'est lui aussi qui a sculpté en bronze la porte des Lions, la plus belle du temple; mais son chef-d'œuvre est ce chœur inimitable; sa puissance se manifeste là dans toute sa force, il passe là avec une admirable facilité du sublime idéal des grands sujets évangéliques au style familier des grotesques, cet élément singulier qui se retrouve dans tous les ouvrages du moyen-âge, même les plus sérieux.
 
Il faudrait tout un volume pour énumérer les trésors ensevelis dans cette immense église; c'est un gouffre insatiable où se sont englouties les richesses de Tolède et non-seulement ses richesses, mais sa puissance, sa gloire et sa virilité. L'autel a tout dévoré; l'archevêque, à lui seul, absorbait, chaque année; un million de piastres (cinq millions de francs), et chacun de ses chanoines jouissait de soixante mille livres de rente. C'était bien certainement le chapitre le plus riche de la chrétienté, et il l'est encore, quoique la marée ait baissé. Plus de la moitié de la ville lui appartient en propriété; sur deux maisons, une est à lui et porte le nom du propriétaire, et ''Cabildo'', tracé en bleu sur une plaque de faïence incrustée au frontispice. Les capitaux morts, enfouis dans r écrin de la Vierge dite du Sagrario, sont inappréciables; sa robe de cérémonie seule vaut des millions; elle est toute brodée en perles fines, - et quelques-unes sont énormes, - sur un tissu d'or; il est vrai qu'elle est de fabrication céleste et que c'est un présent des anges. Un autre joyau d'un prix incalculable est le grand tabernacle gothique destiné à l'exposition de l'hostie à la Fête-Dieu; il est en argent doré et ne pèse pas moins de sept cent quatre-vingt-quinze marcs; l'ostensoir qu'on place dans le tabernacle est d'or massif et pèse cinquante-sept marcs; mais ici, du moins, l'art a sanctifié la matière et l'a surpassée. Henri d'Arfé, illustre ''platero'' (orfèvre) du XVe siècle, est l'auteur de ce chef-d'œuvre; c'est beau comme Benvenuto Cellini, quoique antérieur à lui, et plus puissant de composition. J'y ai compté jusqu'à deux cent soixante figures, plus les bas-reliefs; et tout cela est groupé avec un génie merveilleux, tout cela vit sans effort et sans confusion. Il deviendrait trop long d'explorer cette mine inépuisable; il y a là tant d'or, tant d'argent, tant de pierres précieuses, qu'on aurait l'air, en enregistrant toutes ces richesses, de procéder au fantastique inventaire d'un palais des ''Mille et une Nuits''. Le côté faible de la basilique est la peinture; Tolède est, sous ce rapport, bien inférieure à Séville, et son école n'a guère produit que des génies de second et même de troisième ordre. En revanche, sa bibliothèque est riche en manuscrits arabes; mais ce qu'on aura peine à croire, c'est que dans cette Espagne, dont toutes les origines sont maures, il n'y a pas un seul homme en état de les déchiffrer. Quelle incurie et quelle honte!
 
La ville entière s'est absorbée dans sa cathédrale; elle a abdiqué, pour ainsi dire, aux mains de ses prêtres : le premier résultat de cette démission volontaire a été une chute effroyable dans la population; il semble que les sources de la vie se soient tout d'un coup taries dans les flancs de la cité déchue; des cent cinquante mille habitans dont elle se glorifiait aux jours de sa force, à peine lui en reste-t-il aujourd'hui douze. Pour défrayer cette poignée d'ames, elle a vingt-sept paroisses; et avant la suppression des corporations religieuses, elle ne comptait pas moins de trente-huit couvens, quinze d'hommes et vingt-trois de femmes. Tolède est un grand cloître dont la cathédrale est l'église.
 
Les mœurs sacerdotales ont dû s'enraciner dans un sol si bien préparé, et c'est en effet ce qui est arrivé; il n'y a pas en Espagne de ville plus triste, plus morose, plus inhospitalière; le rire en paraît à jamais banni, et l'ennui est le dieu qu'on y sert; on ne se réunit jamais; jamais de bals, jamais de spectacles; à peine se visite-t-on de loin en loin, et toujours selon les formes de la plus rigoureuse étiquette. L'intelligence a sombré comme le reste; Tolède est la ville la plus ignorante peut-être de toute l'Espagne; or, ce n'est pas dire peu. Les brillantes industries dont l'avait dotée le moyen-âge, ont péri dans le commun naufrage; plus de ces étoffes de soie, plus de ces brocards fastueux dont la renommée était si grande en Europe; et quant à la fabrique de ces bonnes lames, avec lesquelles nos romantiques nous égorgent depuis dix ans, ce n'est plus que l'ombre d'une ombre; je parierais qu'il n'en sort pas, compte fait, vingt briquets de fantassin par mois; et certes ce n'est pas faute d'administrateurs, car, selon l'usage de cette oisive Espagne, terre de sinécures, il y a là plus de directeurs, sous-directeurs, inspecteurs, sous-inspecteurs, qu'il n'y a d'ouvriers. Pour un homme qui obéit et qui travaille, il y en a trois qui commandent et qui ne font rien.
 
Mais rentrons dans la cathédrale, car c'est notre centre naturel, et tout Tolède est là. Il faut y aller tous les jours, il faut la voir à toute heure, car; tous les jours et à toutes les heures, elle a des effets nouveaux et imprévus. La matinée appartient aux pompes de la messe; elle s'y célèbre avec un luxe qui sied à la magnificence du lieu ; les robes rouges et blanches des officians tranchent fortement sur les teintes mélancoliques de la nef; la robe noire des chanoines est plus sévère, plus imposante, et à voir leur longue queue traînante, portée par les enfans de chœur, vrais pages de ces gentilshommes de l'autel, on les prendrait bien plutôt pour des princes de la terre, que pour les humbles serviteurs du Christ, le fils du charpentier. Je sais bien que ce sont là des acteurs qui jouent une pièce étudiée sur un théâtre qui leur est familier; mais, quoique la vie ait déserté ces fantômes, quoique le froid de la mort leur ait glacé le cœur, ils ont l'esprit de leur rôle, et en portent le costume avec habitude et une tenue qui n'est pas sans dignité.
 
Le soir, quand les derniers rayons du soleil couchant se jouent à travers les vitraux et les embrasent de leurs splendeurs expirantes, la scène change; c'est l'heure des recueillemens solitaires et des prières voilées; à genoux à l'ombre des autels les plus écartés, quelques femmes, cachées dans leur mantille, viennent, répandre aux pieds du grand consolateur invisible de secrètes douleurs et des larmes mystérieuses. 0 paix d'en haut, descendez dans l'ame des affligés! Cependant la nuit gagne, les ténèbres envahissent le temple, la rêverie devient plus profonde, plus inquiète; l'orgue soupire de vagues et plaintives mélodies, semblables aux échos mystiques des célestes Jérusalems; un homme en manteau traverse la nef d'un pas étouffé; un sacristain vêtu de blanc se perd comme une ombre à travers les piliers; une jeune fille sanglotte au pied d'une niche obscure.
 
Et comme je passais devant la chapelle de Saint-Jacques, un rayon de la lune, perçant tout à coup l'ogive, vint tomber sur la face blême du grand connétable de Castille, don Alvaro de Luna; cet altier favori qui gouverna tant d'années les Espagnes, et qui porta sa tête sur l'échafaud, il dort là du sommeil des trépassés; couché sur son lit de marbre, il attend, les mains jointes et la cuirasse aux flancs, que la trompette annoncée par les prophètes sonne le grand réveil et l'appelle à la barre incorruptible. La lune répandait de vaporeuses lueurs autour du mausolée; il me sembla voir la statue du connétable se dresser sur son séant, et tendant vers moi sa main de pierre, m'arrêter au passage : - « Regarde, semblait-elle me dire en m'indiquant dans la chapelle voisine la statue du roi Jean II, regarde cet ingrat; Dieu m'est témoin à cette heure que je l'ai servi quarante ans de ma vie avec honneur et fidélité, que j'ai porté pour lui le faix de la monarchie, et pour prix de mes longs et loyaux services, il m'a fait décapiter. Ma tête resta neuf jours clouée au poteau d'infamie; mon corps fut enseveli aux frais de la pitié publique. Livrez encore, enfans crédules, livrez votre destinée à la foi des princes! » - Après avoir ainsi paraphrasé sa propre épitaphe, don Alvaro se recoucha sur son marbre tumulaire, et la mort scella sa lèvre hautaine.
 
La catastrophe de Luna m'en rappela tout d'un coup une autre non moins tragique, mais dont la victime est plus pure; il ne s'agit plus de l'orageuse fortune d'un ambitieux favori, c'est un citoyen qui meurt, lui aussi décapité par un prince, mais qui meurt pour la justice et l'éternelle vérité; ce martyr est don Juan de Padilla, le premier adversaire dont triompha le despotisme de Charles Quint, le dernier champion des vieilles libertés castillanes.
 
Quand le jeune fils de Jeanne-la-Folle passa les Pyrénées pour recueillir l’héritage de sa mère encore vivante, une nuée de Flamands s'abattit avec lui sur la Péninsule comme sur un pays conquis; ils appelaient les Espagnols, leurs Indiens, et les traitaient comme les Espagnols eux-mêmes traitaient les Amériques. Les indigènes furent éconduits pour faire place à ces étrangers rapaces; l'illustre Ximénès, à qui le nouveau roi devait pourtant sa couronne, mourut lui-même en disgrace, et les lourds et cupides enfans de la Flandre furent jetés à tous les emplois. L'orgueil national se révolta, et il était dans son droit, car il y avait usurpation et insulte; mais il se révolta bien davantage quand don Carlos, qui n'était pas encore Charles-Quint, affectant un mépris hostile pour les antiques formes constitutionnelles de la monarchie, les viola toutes insolemment, et convoquant d'illégitimes cortès, s'efforça de leur extorquer des subsides par la menace et la corruption. Entraînée par la voix de Padilla, la ville de Tolède, la plus considérable alors de toutes les cités d'Espagne et la rivale de Burgos, Tolède donna le signal de la résistance, et s'arma pour la soutenir.
 
Padilla appartenait à l'une des familles les plus illustres, non-seulement de Tolède, mais de toute la Castille ses ancêtres avaient été dignitaires et grands-maîtres de l'ordre de Calatrava, et son père, Pedro Lopez, plusieurs fois député aux cortès du royaume. Quand le noble vieillard apprit que son fils avait jeté le gant à l'iniquité - « Juan, lui dit-il en le pressant dans ses bras, tu as agi comme un gentilhomme digne d'une race telle que la nôtre; je crains seulement que le roi notre seigneur ne te récompense mal du service que tu viens de lui rendre. » - Toutefois, il ne chercha point à le détourner de cette sainte voie du martyre où il venait d'entrer; il le bénit, et le recommandant à la divine Providence, il l'exhorta à suivre sa destinée. Voilà comment la gloire se perpétue dans les races choisies du ciel pour l'exécution de ses desseins; c'est ainsi que la vertu des pères fait l'héroïsme des enfans.
 
Tout à coup, et au moment où l'orage était le plus menaçant, le roi quitta l'Espagne, compromettant, par son absence, une couronne bien mal affermie sur sa tête, pour aller ceindre en Allemagne une nouvelle couronne, la couronne impériale. A peine l'ambitieux monarque avait-il mis le pied hors de la Péninsule, que la révolte éclata d'abord à Ségovie, gagnant de proche en proche, dans toutes les villes de la Castille; Murcie, Jaen, une partie de l'Andalousie, l'Estramadoure, et plus tard Valence et l'Aragon, suivirent le mouvement; sur les dix-huit villes qui avaient voix aux cortès, quinze étaient soulevées; et, enfermé dans les murs de Valladolid , le cardinal Adrien d'Utrecht, nommé régent en l'absence du roi, se trouvait dans une situation tout-à-fait semblable à celle que nous avons vu se reproduire sous nos yeux lors du tête-à-tête de la reine Christine avec les juntes. Charles n'était plus roi d'Espagne que de nom; mais son ambition était assouvie, il était empereur. Présidées par Tolède, les villes formèrent une ligue offensive et défensive; et rien n'est plus touchant à lire que les lettres qu'elles s'adressaient l'une à l'autre pour se demander des secours ou s'exhorter à la persévérance. Padilla fut nommé capitaine-général de la ''Communidad''. Sa première démarche fut un coup de génie, il s'empara de la reine Jeanne, et fit publier qu'ayant recouvré sa raison perdue, elle réclamait ses droits au trône d'Espagne; mais, au lieu de garder son précieux instrument dans une place fortifiée, il fit la faute de choisir, pour résidence, la bourgade ouverte de Tordésillas. Les villes y envoyèrent leurs députés; une junte fut constituée et rédigea un manifeste au roi où les griefs de la nation espagnole sont longuement énumérés, et ses prétentions courageusement exprimées. Plus de Flamands, y était-il dit; plus de ces étrangers insatiables qui dévorent la plus pure substance du peuple; abolition de tous les impôts non consentis par les cortès; indépendance absolue et organisation des assemblées nationales en trois ordres distincts : bourgeoisie, noblesse et clergé; convocation obligatoire tous les trois ans; défense, sous peine de mort, à tout procurador de recevoir aucune faveur de la cour pour lui ou les siens; défense de publier aucune indulgence sans l'autorisation des cortès. Tels sont les principaux articles de cette mémorable requête. On y demandait encore que les juges eussent un traitement fixe, au lieu de vivre, ainsi que cela se pratiquait, des confiscations infligées par eux, et que la noblesse cessât d'être exempte des taxes et rentrât sous la loi commune.
 
Loin de faire droit à des prétentions si justes, Charles-Quint, qui était alors à Bruxelles, travailla à détacher la noblesse du parti des communes et à l'attacher au sien. Il n'y réussit que trop; les intérêts du peuple n'étaient pas ceux de l'aristocratie; elle se rangea donc tout entière du côté du trône, et la guerre continua avec acharnement. Valladolid était tombée aux mains des communeros, la régence avait été mise en fuite, mais ces succès signalés furent suivis d'irréparables revers. La discorde et la trahison se glissèrent dans le sein des communes; les secrets de la junte furent vendus par un traître jaloux de Padilla; il n'y avait plus d'espoir que dans un coup prompt et décisif, Padilla résolut de le tenter.
 
- « Seigneur, lui dit son chapelain le matin même où il partait pour livrer bataille, j'ai autrefois étudié l'astrologie, et d'après ce que j'ai appris du cours des astres, j'ai vu que la fortune vous est contraire, et je vous supplie de ne pas vous mettre en marche.
 
-Eh bien! répondit Padilla en souriant, nous allons donc voir aujourd'hui si l'astrologie est une science véritable. »
 
En disant ces mots, il passa son armure, fit sonner les trompettes et partit. Il arriva aux plaines de Villalar, où, prévenue de son approche par des transfuges, l'armée royale l'attendait. C'était le 23 avril 1521. A peine eut-il donné l'ordre d'attaque, que la défection se mit dans ses troupes; la trahison portait ses fruits; les élémens eux-mêmes se liguèrent contre lui. Il comprit qu'il était perdu; il n'en combattit pas moins en héros au cri de ''Santiago! Libertad! '' La cuisse coupée d'un revers d'épée, il tomba de cheval, et comme il était couché sur la terre sanglante, un lâche, nommé Juan de Ulloa, lui porta au visage un coup de lance qui le blessa légèrement, mais qui tua (dit le chroniqueur) l'honneur de celui qui l'avait porté. Désarmé et obligé de se rendre, il fut conduit prisonnier à Villalar. Les célestes présages n'avaient donc pas menti.
 
Son procès fut bientôt fait. - « Tolède, s'écria une voix du conseil de régence, Tolède ne baissera la Crète que lorsque Padilla ne sera plus ! » - Ces paroles étaient un hommage rendu au grand citoyen, elles furent son arrêt de mort; il fut condamné sans même avoir comparu. Il écouta sa sentence avec calme, et appelant un confesseur, il remplit ses devoirs religieux avec une tranquillité stoïque; c'est alors, c'est dans les douleurs d'une blessure profonde; à la vue du couteau qu'on aiguisait pour lui, c'est à cette heure suprême qu'il écrivit à sa femme et à sa ville natale ces deux lettres touchantes que l'histoire a heureusement conservées, et qui respirent un héroïsme si naïf à la fois et si réfléchi, qu'on ne saurait les lire sans respect et sans attendrissement.
 
« Madame, écrit-il à sa femme, si votre affliction ne me touchait plus que ma mort, je m'estimerais heureux, car la mort étant certaine pour tous, je dois tenir pour une faveur signalée de Dieu, que la mienne, quoique plainte de bien des gens, soit utile et reçue comme telle en sacrifice. Je voudrais avoir plus de temps que je n'en ai pour vous adresser des consolations, mais on ne m'en laisse pas; et je ne voudrais pas moi-même tarder à recevoir la couronne que j'attends. Vous, madame, pleurez votre malheur, et non ma mort, elle est trop juste pour être pleurée par personne. Je laisse mon ame en vos mains, puisque c'est la seule chose que je possède; madame, usez-en avec elle comme avec la chose qui vous aima le plus. Je n'écris pas à Pedro Lopez mon seigneur, parce que je n'ose pas, quoique j'aie bien été son fils en osant donner ma vie, je n'ai pas hérité de sa bonne fortune. Je ne veux pas différer davantage pour ne pas causer d'ennui au bourreau qui m'attend, et afin de ne pas laisser soupçonner que, pour prolonger ma vie, je prolonge ma lettre. Mon domestique Sossa, comme témoin oculaire de ma mort et confident de mes secrètes volontés, vous dira tout ce qui manque ici; et ainsi je demeure, en mettant fin à cette angoisse, dans l'attente du couteau, de votre douleur et de mon repos. »
 
Voici maintenant sa lettre à Tolède, traduite littéralement comme la première.
 
« A toi, couronne d'Espagne et lumière du monde, toi qui fus libre dès le temps des Goths; à toi, qui, à force de verser le sang étranger et de prodiguer le tien, as conquis la liberté pour toi et pour les villes tes voisines, moi, Juan de Padilla, ton fils légitime, je te fais savoir que le sang de mon corps va rafraîchir tes victoires passées. Si mon destin ne m'a pas permis de placer mes actions parmi les exploits qui t'illustrèrent, la faute en est à ma mauvaise fortune et non à ma bonne volonté. Je te prie donc de recevoir mon sacrifice comme une mère, puisque Dieu ne me donna pas plus à perdre pour toi que ce que j'ai risqué. Je tiens plus à ton souvenir qu'à ma vie. Considère que ce sont là les vicissitudes de la fortune, qui jamais n'a de repos. Seulement, je vois avec une joie pleine de consolation que c'est moi, le moindre de tes enfans, qui meurs pour ici, et que tu en as nourri à ton sein beaucoup d'autres qui pourront réparer mon injure. Bien des langues te raconteront ma mort; je l'ignore encore, quoiqu'elle soit bien proche; ma fin te rendra témoignage de moi. Je te recommande mon ame comme patrone de la chrétienté; je ne dis rien de mon corps, puisqu'il ne m'appartient pas. Je ne puis écrire davantage, parce que j'ai déjà en ce moment le couteau à la gorge; je crains plus ton mécontentement que le sort qui m'attend (3). »
 
Quand Padilla eut écrit ces deux lettres, il, se prépara à marcher au supplice. Lui et son ami don Juan Bravo, capitaine de Ségovie, furent placés sur deux mules; un héraut les précédait en criant « Voici la justice que la régence fait exécuter au nom du roi contre les gentilshommes traîtres et rebelles.- Tu mens, s'écria Bravo bouillant de colère, ce n'est pas pour avoir été traîtres que nous périssons, c'est pour avoir défendu le bien public et la liberté de la patrie. » - L'alcalde le frappa violemment de sa baguette, et comme Bravo se mettait en défense : - « Ami, lui dit Padilla en le contenant, hier nous avons combattu comme des hommes, mourons aujourd'hui comme des chrétiens. » - Bravo demanda à être exécuté le premier pour ne pas voir la mort du meilleur chevalier des Castilles. Quand vint le tour de Padilla, il confia à un gentilhomme ami qui se trouvait là un reliquaire d'or et un chapelet. – « Remettez-les à ma femme, lui dit-il, et recommandez-lui d'avoir plus de soin de mon ame que je n'ai eu soin de mon corps. » - Ensuite il se mit à genoux et livra sa tête au bourreau en s'écriant : « ''Domine, non secundum peccata nostra facias nobis! ''... » Ainsi périt le dernier Castillan, et le parti à jamais vaincu des communeros expira dans le sang des martyrs. Toutes les libertés espagnoles succombèrent du même coup, et un despotisme de trois siècles s'assit sur leurs ruines comme un génie de malédiction.
 
A quelques mois de là, une femme habillée en paysanne traversait les landes de l'Estramadoure avec un enfant dans ses bras; elle marchait vers la frontière de Portugal; quand elle l'eut atteinte, elle se retourna vers l'Espagne, pressa l'enfant sur son cœur et pleura. Or, cette femme était dopa Maria Pacheco, la veuve de Padilla; elle partait pour l'exil. A la nouvelle du désastre de Villalar et de la fin tragique de son époux, elle avait pris des habits de deuil, et parcourant les rues de Tolède sur une mule caparaçonnée de noir, elle avait présenté au peuple l'orphelin de Padilla en l'appelant à la vengeance et à la liberté. Elle faisait porter devant elle, pour animer la multitude, une bannière où était représenté le supplice des victimes; et, quittant sa maison, elle se retira dans l'Alcazar. Ne songeant plus dès-lors qu'à mettre la ville en état de défense, elle oublia, quoique malade, la faiblesse de son sexe et sa jeunesse pour revêtir les vertus mâles d'un général.
 
Assiégée par le grand-prieur de Saint-Jean, don Antonio de Zuniga, la place était serrée de près; elle fit une résistance héroïque; l'énergie de l'indomptable veuve avait passé dans l'ame des citoyens. Sa présence valait une armée, mais la partie n'était plus égale; toutes les villes de la Communidad étaient réduites à l'obéissance, Tolède n'était plus de force à lutter seule contre la puissance de Charles-Quint. Le grand-prieur recevait chaque jour de nouveaux renforts, tandis que chaque jour diminuaient les ressources des assiégés. La discorde vint les affaiblir encore : l'archevêque se mit à prêcher la résignation lâche et la soumission aux puissances; un parti se rangea autour de lui. Les deux partis en vinrent aux mains, celui de doña Maria fut vaincu; elle-même ne réussit à sortir de la ville qu'à la faveur d'un déguisement; elle passa en Portugal, et se retira avec son fils chez l'évêque de Braga, son parent; l'orphelin y mourut bientôt, et usée avant l'âge, la veuve inconsolable suivit de près dans la tombe le dernier rejeton des Padillas.
 
Il ne resta rien d'eux dans leur ville natale; l'acharnement du vainqueur poursuivit le couple illustre jusque dans ses amis : tous périrent dans les supplices; sa maison même fut démolie; une inscription ignominieuse, gravée sur ses ruines, les dévoua comme infâmes à l'exécration de la postérité, et l'anathème a pesé trois siècles sur ce sanctuaire auguste, digne de tous respects. C'est d'hier seulement que l'interdit est levé; mais quoique l'infamante inscription ait disparu, les ruines trois fois saintes n'ont point été réhabilitées; elles sont encore aujourd'hui livrées aux profanations d'une foule impie par ignorance; dispersées au bord du Tage, près de la porte Saint-Martin, elles servent de bivouac aux muletiers et d'étable aux bêtes de somme.
 
N'est-il pas temps que le scandale cesse? N'est-il pas temps que Tolède songe enfin à payer à la mémoire de ses deux plus grands citoyens, le tribut d'honneur qui leur est dû? Rappelle donc, marâtre au cœur dur! rappelle dans ton sein ces enfans trop longtemps proscrits; abrite leurs mânes, errans dans un monument digne d'eux, afin que l'avenir du moins les console des outrages du passé, et que l'Espagne entière puisse venir en pèlerinage à leur tombeau. Eh quoi ! saint Laurent et sainte Agathe, tous les martyrs de l'église, auraient des temples, et saint Jean de Padilla, sainte Marie de Pacheco, les martyrs de la liberté, n'en auraient pas ! Ils n'ont pas même une pierre tumulaire ! Que signifient ces exclusions partiales, et pourquoi de si parcimonieuses rémunérations? La faiblesse seule est exclusive ; la force au contraire attire à soi toute grandeur, toute beauté; elle concentre dans son sein puissant, comme en un foyer commun, tous les rayons épars de la vérité. Dieu n'a point parqué la pensée humaine en de si étroites limites; c'est un champ sans bornes, et les travailleurs qui le fécondent de leurs sueurs ou de leur sang, ont tous des droits égaux à la gratitude des hommes, au respect des générations. La justice est impartiale, universelle, comme le Dieu dont elle émane; toute barrière arbitraire tombe devant elle; elle repousse toute distinction jalouse; son sanctuaire est l’asile de l'égalité. Assise sur cette base immuable, éternelle, la religion de l'avenir ouvrira à tous les portes de son panthéon; elle aura des couronnes pour tous les martyres, elle aura des autels pour tous les grands hommes; et quiconque aura vécu, souffert ou péri pour une idée vraie, une sympathie généreuse, celui-là sera réputé saint dans la hiérarchie future.
 
Calmez donc vos légitimes ressentimens et revenez de votre long exil, ombres sacrées des Padillas ! Le jour des réparations approche, et l'heure de votre triomphe déjà commence à sonner. Venez; - jamais peuple eut-il plus besoin que votre ingrate patrie de vos leçons et de vos vertus? - venez à son aide; pardonnez son oubli, ses outrages, tendez-lui une main magnanime; entraînez-la dans les nouvelles voies où l'appelle la Providence, et puisqu'elle hésite encore, forcez-la par l'autorité de vos exemples à l'accomplissement de ses destinées.
 
 
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(1) Hommes prudens et nobles qui gouvernez Tolède, déposez sur ces marches affections, cupidité, amour et crainte. Sacrifiez les intérêts privés aux intérêts communs; et puisque Dieu vous a faits les colonnes d'un si haut édifice, soyez fermes et droits.
 
(2) Chez les Maures, le ''Soco'' est le marché. L'étymologie arabe est visible.
 
(3) Voici le texte des deux lettres tel qu'il nous a été scrupuleusement conservé par le père Sandoval.
 
''Carta de Juan de Padilla para su mager''.
 
Senora, si vuestra pena no me lastimara mas que mi muerte, yo me tuuiera enteramente por bien auenturado. Que siendo a todos tan cierta, señalado bien haze Dios al que la da tal, aunque sea de muchos plañida, y del recibida en algun seruicio. Quisiera tener mas espacio del que tengo para escreuiros algunas cosas para vuestro consuelo: ni a mi me lo dan, ni yo querria mas dilacion en recibir la corona que espero. Vos Señora como cuerda llora vuestra desdicha, y no mi muerte, que siendo ella tan justa, de nadie deue ser llorada. Mi anima pues ya otra cosa no tengo, dexo en vuestras manos. Vos Señora lo hazed con ella, como con la cosa que mas os quiso. A Pero Lopez mi Señor no escrivo, porque no osso, que aunque fuy su hijo en ossar perder la vita, no fuy su heredero en la ventura. No quiero mas dilatar, per no dar pena al verdugo que me espera, y por no dar sospecha, que por alargar la vita alargo la carta. Mi criado Sossa, corne testigo de vista, e de lo secreto de mi voluntad, os dira lo demas que aqui falta, y assi quedo dexando esta pena, esperando el cuchillo de vuestro dolor, y de mi descanso.
 
''Carta de Juan de Padilla ala ciudad de Toledo''.
 
A ti corona de Espana, y luz de todo el mundo : desde los altos Godos muy libertada. A ti que por derramamientos de sangres estrañas, como de las tuyas, cobraste libertad para ti, y para tus vezinas ciudades. Tu legitimo hijo Juan de Padilla, te ago saber como con la sangre de mi cuerpo se refrescan tus vitorias antepassadas. Si mi ventura no me dexò poner mis hechos entre tus nombradas hazañas, la culpa fue en mi mala dicha, y no en mi buena voluntad. La qual como a madre te requiero me recibas, pues Dios no me dio mas que perder por ti, de lo que aventure. Mas me pesa de tu sentimiento que de mi vida. Pero mira que son vezes de la fortuna, que jamas tienen sossiego. Solo voy con un consuelo muy alegre, que yo el mener de los tuyos muero por ti : e que tu has criado a tus pechos, aquien podria tomar emiendo de mi agrauio. Muchas lenguas abra que mi muerte contaran, que aun yo no la sè, aunque la tengo bien cerca, mi fin te dara testimonio de mi desseo. Mi anima te encomiendo, como patrona de la Christiandad; del cuerpo no digo nada, pues ya no es mio, ni puedo mas escrivir, porque al punto que esta acauo, tengo a la garganta el cuchillo, con mas passion de tu enojo, que temor de mi pena.
 
 
 
CHARLES DIDIER
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