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{{journal|L’Espagne au XIXe siècle <smallref> (1) Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs, sur une question qui préoccupe aussi vivement l'attention publique, l'opinion développée d'un homme que ses études et sa haute sagacité ont mis à même d'en porter un jugement calme et approfondi. On ne saurait admettre trop de témoignages impartiaux et éclairés sur un sujet aussi compliqué. Dans deux articles insérés également dans cette ''Revue'', un autre de nos collaborateurs a traité la question espagnole d'une façon non moins curieuse. Il est remarquable que, tout en différant sur certains détails, malgré quelques dissidences partielles, MM. de Carné et Viardot se soient rencontrés sur tous les points fondamentaux : la vérité ne peut que gagner à cette confrontation d'opinions consciencieuses. (N. du D.)</smallref><br|[[Auteur:Louis />de Carné|Louis de Carné]]|[[Revue des Deux Mondes]] t. 8, 1836}}
{{journal|L’Espagne au XIXe siècle|[[Auteur:Louis de Carné|Louis de Carné]]|[[Revue des Deux Mondes]] t. 8, 1836}}
 
===La guerre de l’indépendance et la constitution de Cadix===
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A cette époque, une ère nouvelle et plus heureuse sembla s'ouvrir pour ce royaume. Le système de M. de Zea, appuyé sur le parti des ''afrancesados'', ne pouvait être, il est vrai, un but définitif, et le principal tort de ce ministre fut d'avoir paru le croire; mais c'était un terrain sur lequel il fallait marcher dix années au moins avant de le dépasser. Malheureusement pour le pays, l'établissement de ce régime d'améliorations et de lumières pratiques, auquel il semblait donné de faire tant de bien, et qui déchaîna tant de maux, coïncidait avec une querelle dynastique et le commencement d'une guerre civile. Les idées françaises avaient besoin, pour s'épanouir en Espagne, d'une atmosphère pacifique, et elles se développaient dans la tempête; aussi ceux qui s'y rattachèrent furent-ils brisés tour à tour, non que la liberté modérée ait cessé d'être le vœu de la Péninsule, mais parce qu'à l'exemple de la France révolutionnaire, elle est placée dans une situation où ce vœu doit nécessairement rester inexaucé. Son histoire, en se déroulant devant nous, va confirmer par un nouvel exemple cette assertion, triste peut-être, mais trop fondée, que pour atteindre un but et s'y fixer, il faut presque toujours commencer par le dépasser.
 
La décomposition du vieux régime espagnol, attaqué par Ferdinand-le-Catholique dans des vues nationales, par Charles-Quint dans l'intérêt égoïste de sa propre grandeur, était consommée au commencement du XVIIIe siècle (2)<ref> Voyez notre article sur l'ouvrage de M. Mignet, n° du 15 juillet 1836. </ref>. Cette œuvre de démolition, à laquelle s'était ardemment attachée la maison de Bourbon, avait été d'autant plus facile, qu'à part les ''nations basques'', dont nous exposerons plus tard la situation exceptionnelle, l'ancien droit public des royaumes péninsulaires n'existait plus que dans les incohérentes compilations des jurisconsultes, tous dévoués ou soumis au pouvoir royal. La seule chance que l'on coure en démolissant des ruines, c'est d'être écrasé sous leur masse, et ce danger n'existait plus en Espagne pour la dynastie nouvelle, car les pierres y jonchaient le sol, et les ruines mêmes avaient péri. Les doctrines du temps firent invasion par deux directions à la fois : une philosophie anti-religieuse y pénétra du même pied qu'un système administratif unitaire et centraliste. Nous n'avons pas à exposer ici pourquoi ces deux ordres d'idées se sont simultanément produits en Europe, ce qu'il serait facile de faire en repoussant la conclusion qu'on en tire trop souvent, quant à leur prétendue connexité nécessaire; il suffit de constater un fait que mettent hors de doute les mesures combinées par le ministère espagnol sous le règne de Charles III. Pendant que ce prince chassait les jésuites, réprimait l'inquisition et contenait l'influence de Rome, il ouvrait des routes et des canaux, fondait des manufactures, des associations industrielles et savantes, et le chiffre de la population, combiné avec celui de la production, s'élevait dans une progression qui dépasse tous les calculs.
 
Les universités recevaient alors du pouvoir ministériel une impulsion qu'elles imprimaient à leur tour à la noblesse et au clergé. Le poète Valdez-Melendez, destiné à mourir exilé sur la terre d'où il avait reçu ses inspirations (3)<ref> Nommé par Joseph directeur-général de l'instruction publique, Melendez mourut à Montpellier en 1817. </ref>, introduisait la philosophie de l'époque dans son cours de belles-lettres à Salamanque. Les œuvres du savant bénédictin Feijoo propageaient des doctrines économiques qui trouvèrent bientôt dans Jovellanos et Cabarrus d'éloquens et habiles interprètes.
 
L'administration subissait cette influence, ou, pour mieux dire, elle en était le centre. Les comtes d'Aranda, de Campo-Manès, de Florida-Blanca, rivaux de puissance, mais disciples de la même école, secondaient ce mouvement de réorganisation administrative, qui seul pouvait alors rendre à l'Espagne quelque importance politique; et les classes riches et éclairées lui prêtaient un concours expliqué par la nécessité de livrer à la culture d'immenses possessions stériles, et de faire fructifier les capitaux, ou, pour parler plus exactement, les métaux improductifs de l'Amérique.
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L'Allemagne, durant une ardente réaction contre le régime français, a bien pu, dans ses méditations savantes et solitaires, fonder une école historique avec mission de ranimer l'antique Europe, en abaissant la prétendue stérilité de l'ordre administratif et constitutionnel sous la luxuriante végétation du régime des vieilles franchises et des institutions provinciales, contemporaines des nationalités primitives : mais tout cela n'a d'importance que pour les livres, car le mouvement européen marche au rebours de ce mouvement. On peut ainsi évoquer de grands souvenirs et avancer la science archéologique; mais il faut se résigner à rester en dehors de la politique et des sympathies actuelles.
 
Ces réflexions nous sont venues à la lecture d'un ouvrage récent inspiré par la situation de la Péninsule (4)<ref> ''De l'Espagne. Considérations sur son passé, son présent et son avenir'', par M. le baron d'Eckstein. 1 vol, in-8°. Chez Paulin. rue de Seine. </ref>, que l'esprit éminent du savant auteur, abusé par ses souvenirs de jeunesse et ses préoccupations d'études, nous paraît avoir fondamentalement méconnue. Il repose sur cette donnée, que des hommes très influens en Europe sont parfois disposés à admettre, qu'au-delà des couches superficielles et du badigeonnage moderne, il existe à la gêne, et comprimée, une antique Espagne d'avant la maison de Bourbon et les princes autrichiens, où vit encore l'esprit héroïque des vainqueurs de Boabdil, l'esprit provincial et fier des Bravo et des Padilla. On en infère que les maux de ce pays ont pour principe une funeste et impossible application des méthodes françaises, successivement par les constituans de Bayonne en 1808 et les constituans de Cadix en 181, puis reprises en sous-ordre sous le règne de Ferdinand, le régime constitutionnel et le gouvernement de la reine régente, par les ''afrancesados'' et les libéraux. Une telle opinion est à nos yeux le contre-pied de la vérité : avant d'entrer dans la longue appréciation des faits, éclairons n instant cette question qui les domine tous.
Régime constitutionnel et le gouvernement de la reine régente, par les ''afrancesados'' et les libéraux. Une telle opinion est à nos yeux le contre-pied de la vérité : avant d'entrer dans la longue appréciation des faits, éclairons n instant cette question qui les domine tous.
 
L'ancienne organisation fédérale de l'Espagne reçut le dernier coup par la guerre de l'indépendance. L'insurrection de 1808 fut le dernier soupir des vieux âges, comme l'émigration avait été chez nous le jet final de la flamme chevaleresque et nobiliaire. Les divers royaumes de la Péninsule, complètement abandonnés à eux-mêmes, retrouvèrent quelques étincelles de vie d'où sortirent les juntes insurrectionnelles provinciales; mais le mouvement était si visiblement impuissant, que le premier et le plus universel besoin fut celui d'une autorité forte et centrale; de là, la création de la junte suprême, qui, dominée à son tour par les idées contemporaines, après avoir essayé contre elles une vaine résistance, termina sa carrière par la convocation des cortès de Cadix.
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Le règne absolu de Ferdinand VII, le régime constitutionnel et le gouvernement mitigé de Christine se sont accordés en ce point qu'ils aspirèrent tous à constituer une Espagne unitaire, soumise à une même législation civile et politique. Sur cette question, l'absolutisme est, dans la Péninsule, du même avis que le libéralisme le plus exalté; et don Carlos, jurant sous le chêne antique de Guernica les ''fueros'' de la Biscaye, devait jouer assez piteusement un rôle qui concorde peu avec l'idée dont il poursuit le triomphe.
 
Nulle part, si ce n'est dans les quatre provinces basques, ne se révèle un génie vraiment distinct et local en ce qui concerne les vieux politiques. Le type haut et sévère de l'existence aragonaise, tel qu'il resplendit dans les écrits du ''coroniste'' Zurita (5)<ref> Historiographe d'Aragon. Zurita fut nommé à ce poste, en 1594, par les états du royaume.</ref>, la vie grandiose de la Castille, le génie d'entreprise que la Catalogne dut à son contact avec la race provençale et les nations maritimes, l'esprit vif et démocratique de Valence; tout cela se confond dans des théories uniformes et des sympathies communes. D'un bout à l'autre du royaume, les passions répètent le même mot d'ordre et sont également dénuées de spontanéité. On pend et on égorge en Aragon comme en Castille, et Malaga a été souillé des mêmes crimes, dominé par le même joug que Barcelone. C'est une étrange illusion que de chercher dans les juntes libérales, devant lesquelles MM. de Toreno et Isturitz sont tombés tour à tour, quelques souvenirs de la ''junta santa'' d'Avila et de la noble guerre des communes contre Charles-Quint <ref> « Cette variété dans l'origine des provinces explique l'esprit des juntes, qui se réveille dans ce pays sous des formes facilement indépendantes. A cet égard, pour comprendre l'état présent de cette nation destinée à confondre plus d'une fois toutes les prévisions de la sagesse européenne, il faut constamment en interroger le passé. » (6''De l'Espagne'', etc, Première partie.) </ref>. Ces juntes obéissent à l'impulsion la moins spontanée qui soit au monde, celle d'une loge maçonnique ou d'un comité central; elles ont réussi bien moins par elles-mêmes que par l'excès de la désorganisation universelle; et encore ne se sentirent-elles pas assez fortes pour assister, sans se dissoudre, à leur propre triomphe. On peut, d'ailleurs, tenir pour certain que si la république est jamais proclamée dans la Péninsule, son premier soin sera de s'y décréter une et indivisible. Qu'on ne se fasse à cet égard nulle illusion, et qu'on n'insulte pas les mânes héroïques des chevaliers ''communeros'' par une solidarité quelconque avec la ridicule armée du comte de Las-Navas.
 
Mais si l'ère du fédéralisme provincial est close pour l'Espagne, ce n'est point à dire que de grands souvenirs doivent cesser d'y féconder les ames. Il n'est pas de pays où la gloire des pères soit mieux comprise de leurs fils; ce noble culte peut se conserver sous un bon régime administratif aussi bien que dans le chaos où se débat l'Espagne.
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Napoléon occupant la Péninsule avec cent mille hommes en vertu du traité pour l'expédition du Portugal, commandant à Madrid par son ambassadeur, respectueusement sollicité d'unir son sang à celui des rois catholiques, n'avait évidemment qu'un intérêt comme un devoir. Il fallait profiter de cette unique occasion pour exercer une influence salutaire et décisive sur les destinées de la nation qui se confiait si noblement à sa bonne foi et à ses armes; il fallait devenir le régénérateur de l'Espagne en y effectuant avec le concours du pouvoir royal les réformes qu'on a demandées depuis à la liberté avec plus de péril et moins de succès. Telle fut son intention première : tous les documens contemporains l'attestent, et l attentat de Bayonne est trop coupable pour que l'histoire doive encore ajouter au crime lui-même celui d'une longue préméditation.
 
Malheureusement l'empereur reçut des informations incomplètes; il ne comprit pas l'événement d'Aranjuez, qui, loin de nuire à l'influence française, n'allait qu'à la consolider; et voyant la peur et l'imprévoyance déférer à ses invitations avec une miraculeuse imbécillité, enivré d'un succès sûr et facile, il « osa frapper de haut, comme la providence qui remédie aux maux des mortels par des moyens parfois violens et sans s'embarrasser d'aucun jugement (7)<ref> ''Mémorial de Sainte-Hélène''. Juin 1816. </ref>. »
 
Entre toutes les épreuves que la fortune réserve aux grands hommes, la plus dangereuse est la facilité d'user de toute leur puissance. Napoléon y succomba, lorsque la vue de cette triste famille eût dû lui inspirer quelque pitié, en le rassurant complètement sur les dangers qu'il n'affectait d'ailleurs de redouter que pour avoir le droit de les prévenir.
 
En vain son ministre des relations extérieures, dans un rapport présenté à Bayonne, lui disait-il, que « la dynastie qui gouvernait l'Espagne serait toujours, par ses affections, ses souvenirs et ses craintes, l'ennemie cachée de la France, et que l'Espagne ne serait pour elle une amie sincère et fidèle que lorsqu'un intérêt commun unirait les deux maisons régnantes (8)<ref> Rapport du 22 avril, communiqué au sénat le 4 septembre. </ref>. » Napoléon ne pouvait prendre au sérieux de tels motifs qui servirent de prétexte et non de mobile à sa conduite, car il avait vu Charles IV et Ferdinand, ces princes si peu Bourbons, selon l'observation d'Escoïquiz à l'empereur, qu'entre Mme de Montmorency et les dames nouvelles de l'impératrice, ils ne savaient pas même la différence.
 
Mais tout était déjà consommé dans sa pensée, car le génie de la politique s'était tu devant le démon de l'ambition.
 
« Charles IV était usé pour les Espagnols, a-t-il dit depuis dans les amers ressouvenirs de cette époque de sa vie, il eût fallu user de même Ferdinand. Le plan le plus digne de moi, le plus sûr pour mes projets, eût été une espèce de médiation à la manière de celle de la Suisse. J'aurais dû donner une constitution libérale à la nation espagnole, et charger Ferdinand de la mettre en pratique. S'il l'exécutait de bonne foi, l'Espagne prospérait et se mettait en harmonie avec nos mœurs nouvelles; le grand but était obtenu, la France acquérait une alliée intime, une addition de puissance vraiment redoutable. Si Ferdinand, au contraire, manquait à ses nouveaux engagemens, les Espagnols eux-mêmes seraient venus me solliciter de leur donner un maître. Cette malheureuse guerre m'a enlevé mes ressources et mon crédit en Europe; elle a été la cause première de nos calamités (9)<ref> Mémorial, Ibid. </ref>. »
 
On aime à retrouver dans la bouche de Napoléon cette haute et lucide appréciation des choses que l'infortune rend au génie en compensation de ce qu'elle lui ôte. Mais c'est surtout en se plaçant au point de vue espagnol qu'il convient de déplorer à jamais ce crime qui fut pour son auteur une immense faute, pour ses victimes une source inépuisable de calamités. Si l'on veut pénétrer l'origine des maux actuels de l'Espagne, il faut, en effet, remonter jusqu'à cette guerre de l'indépendance, toute légitime et toute glorieuse qu'elle pût être. Elle arrêta le mouvement des idées françaises dans leur application pratique, en n'en laissant dominer aux cortès de Cadix que la partie la plus théorique et la plus vague.
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On comprendrait mal, en effet, le mouvement de 1808, si l'on voulait le réduire à la question unique de l'indépendance. Ce fut là sans nul doute ce qui mit les armes aux mains de la multitude; mais sans parler des classes éclairées, dont on a déjà apprécié les tendances politiques, il est certain qu'au sein des masses populaires fermentait en ce moment un universel besoin de réformes. On y sentait plus douloureusement qu'ailleurs l'abaissement de la patrie, et, sans trop savoir par quel moyen, on entendait cependant guérir ses blessures.
 
« A peine, dit M. de Toreno, d'accord en cela avec tous les historiens de la guerre péninsulaire, y eut-il une proclamation, un manifeste, un avertissement des juntes, dans lesquels, après avoir déploré les maximes qui avaient précédemment régné, on ne fit voir la volonté de prendre une marche toute contraire, annonçant pour l'avenir, soit la convocation des cortès, soit le rétablissement des antiques libertés, soit la réparation des griefs passés. On peut inférer de là quelle était sur ces matières l'opinion générale, lorsqu'on voyait s'exprimer ainsi des autorités qui, formées pour la plupart de membres des classes privilégiées, essayaient plutôt de contenir que de stimuler cette universelle tendance (10)<ref> ''Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d'Espagne'', par le comte de Toreno, liv. III.</ref>. »
 
Malgré les attributions mal définies et discordantes de l'antique représentation nationale dans les divers royaumes de la Péninsule, la mémoire des cortès se maintenait au fond du droit public, comme son principe vivifiant et régénérateur. Ce nom circulait partout. Le soldat le prononçait sous sa tente, le ''guerillero'' dans les montagnes, le peuple sur la place publique; la presse, dont l'action se faisait sentir pour la première fois sur des imaginations vierges et ardentes, répétait ce mot mystérieux, comme un cri d'espérance et de salut; et à chaque progrès nouveau de l'ennemi, ce cri devenait plus imposant et plus impérieux.
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Quand une idée est devenue mot d'ordre, et lorsque le peuple répète sans comprendre, le triomphe en est infaillible et prochain. Tant que les provinces méridionales ne furent pas envahies, la junte centrale eut assez de crédit pour différer une convocation qui devait marquer le terme de sa vie politique. Mais au jour où la paix conclue avec l'Autriche, après la campagne de 1809, permit à Napoléon de rejeter sur la Péninsule ses légions victorieuses, on comprit que, pour résister à ce torrent nouveau, il fallait une nouvelle et immense force morale, et les cortès furent comme une dernière armée de réserve qu'en abdiquant ses pouvoirs, la junte lança contre l'ennemi.
 
« Espagnols, s'écriait-elle en ordonnant la convocation des cortès extraordinaires constituantes pour le 1er mars 1810 la Providence a voulu que, dans notre terrible crise, vous ne fissiez point un seul pas vers l'indépendance sans avancer aussi vers la liberté.... Le premier soin du gouvernement central, à son installation, a été de vous annoncer que si l'expulsion de l'ennemi fut le premier objet de son attention, la prospérité intérieure et permanente de la nation était le principe important. La laisser plongée dans le déluge d'abus consacrés par le pouvoir arbitraire, ç'aurait été, aux yeux de notre gouvernement actuel, un crime aussi énorme que de vous livrer entre les mains de Bonaparte. C'est pourquoi, quand les troubles de la guerre le permirent, il fit retentir à vos oreilles le nom de vos cortès, qui a toujours été pour vous le boulevard de la liberté civile et le trône de la majesté nationale : nom jusqu'à présent prononcé avec mystère par les savans, avec défiance par les hommes d'état, avec horreur par les despotes; mais qui signifiera désormais, en Espagne, la base indestructible de la monarchie... Cette auguste assemblée va devenir un immense et inextinguible volcan, d'où couleront des torrens de patriotisme pour revivifier toutes les parties de ces vastes royaumes, enflammant tous les esprits de l'enthousiasme sublime qui fait le salut des nations et le désespoir des tyrans (11)<ref> Manifeste à la nation espagnole, 28 octobre 1809. ''Annual Register''.</ref>. »
 
Ce ne sont pas ici des banalités de tribuns enflammés par l'ivresse révolutionnaire. Ce manifeste descend d'un corps où dominent l'esprit des classes privilégiées et les anciennes traditions politiques; ce sont des archevêques et des grands, des généraux et des hommes de cour, libres de toute coërcition matérielle, dominés seulement par d'urgentes nécessités morales, qui poussent ce cri passionné auquel il sera bientôt répondu par la constitution de Cadix.
 
Qu'on n'oublie pas que, peu après, et du fond du même palais, Joseph, pour atténuer l'effet de ces émouvantes paroles, promettait aussi la convocation des cortès du royaume (12)<ref> Décret de Séville du 18 avril 1810. ''Moniteur'' du 28 mai.</ref>; qu'on sache bien qu'au camp de Madrid, l'étranger, pour arrêter le feu de l'insurrection, promulguait surtout des décrets de réforme sur toutes les matières du gouvernement <ref> Décrets de Napoléon, datés du camp de Madrid, supprimant l'inquisition, les droits féodaux, les justices seigneuriales, les douanes intérieures des provinces, organisant l'ordre judiciaire, réduisant le nombre des couverts, défendant l'admission des novices, etc. (134, 12 décembre 1808). Décrets de Joseph, supprimant les ordres religieux et militaires, les juridictions ecclésiastiques, le vœu de saint Jacques, l'un des impôts les plus onéreux pour l'agriculture, etc., etc. (18 août, 18 septembre, 16 décembre 1809.)</ref>; lui, Napoléon, reconnaissant, pour la première fois de sa vie, l'impuissance de son épée ! Et qu'on dise si une irrésistible préoccupation ne possédait pas alors l'Espagne, et si les cortès ne reçurent pas leur mission de circonstances plus puissantes que toutes les volontés humaines !
 
Les cortès de Cadix, tout critiquable que soit leur ouvrage, sortirent donc d'un immense ébranlement de l'esprit public : comme notre assemblée constituante, elles furent entourées du même enthousiasme et des mêmes illusions. Si nous assistons en Espagne à des péripéties plus rapides, à des abandonnemens plus complets de la liberté ou du trône, si nous y rencontrons des contradictions brusques et soudaines, rappelons-nous que, dans la Péninsule, c'est le peuple seul qui est en scène, le peuple qui n'a jamais qu'une idée à la fois.
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Les cortès, composées de trois ''estamentos'' dans la plupart des provinces de la monarchie, étaient formées dans le royaume d'Aragon de quatre bras, ''brasos'', tandis que chez les ''nations'' basques, heureux pays échappé à la domination arabe et au despotisme de Charles-Quint, ces assemblées se présentaient avec une physionomie exclusivement populaire et patriarcale. La confusion la plus complète régnait dans le mode de voter, dans le droit d'élection et dans les attributions politiques. Si celles-ci allèrent d"abord jusqu'au droit de disposer du trône, on sait que ces prérogatives furent successivement restreintes à partir du XVe siècle, au point de se réduire, sous les princes autrichiens et français, à un stérile cérémonial, et que, dans les derniers temps, les cortès ne se composaient plus que des trente-sept ''caballeros procuradores'' envoyés par certaines villes, avec mission de rendre hommage au prince des Asturies dans une solennelle ''jura'', où leur présence devenait l'accessoire inaperçu des fêtes de cour et des combats de taureaux.
 
Un seul fait restait acquis à l'Espagne comme titre et gage de liberté : c'est qu'elle avait admis les députés des villes au sein des assemblées nationales long-temps avant que la France ne les reçût à ses états-généraux, l'Angleterre à ses parlemens, l'Allemagne à ses diètes (14)<ref> On voit des députés des villes aux cortès de Léon dès le XIIe siècle. A celles de Castille, tenues en 1188, le serment fut prêté par les députés de quarante-huit bourgs. ''Théorie des cortès'', par M. Martinez Marina. Cadix, 1812.</ref>.
 
C'était ce fait qu'il s'agissait de régulariser par une application générale. Essayer de ranimer le droit obscur des ''partidas'' était une tentative un peu plus vaine encore que celle à laquelle un organe de la presse française s'est intrépidement dévoué : de plus, il fallait songer à la jeune Amérique qui n'avait, elle, à faire valoir ni ''carias'' ni ''fueros'', mais dont on ne pouvait espérer de comprimer les mouvemens insurrectionnels que par la plus parfaite égalité et une large diffusion des droits politiques.
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Il est juste de dire, néanmoins, que dans beaucoup de questions spéciales, résolues en courant au milieu des périls d'une guerre à laquelle s'attachaient toutes leurs pensées, les cortès extraordinaires firent preuve d'une sagacité que n'eût pas désavouée notre assemblée constituante dans ses meilleurs jours. Le congrès réforma l'administration provinciale, et refondit les diverses parties de l'organisation judiciaire, supprimant avec toutes les juridictions seigneuriales les prestations réelles et personnelles provenant d'une origine féodale; faisant ainsi à Cadix ce que Napoléon et Joseph firent à Madrid : singulière coïncidence, qui est à elle seule une complète révélation de l'état moral de l'Espagne. Parmi les objets qui éveillèrent surtout la sollicitude de l'assemblée, figurèrent les finances et la dette publique; et, malgré quelques fautes, au premier rang desquelles se place la tentative d'un impôt progressif, on doit reconnaître que les travaux de Canga Argüelles sur une matière entièrement neuve pour l'Espagne révèlent un esprit fort éclairé.
 
Mais que servirait de rappeler des lois abîmées, avec tant d'autres, dans le gouffre des révolutions, au-dessus duquel ne surgit plus de toute cette époque qu'un code dernièrement retrouvé dans le havresac d'un sergent, et imposé, pendant une nuit d'angoisses, aux terreurs d'une femme? Nous nous bornerons à parcourir ses dispositions principales, n'attachant guère qu'une valeur historique, même depuis sa renaissance, à un document que les ministres sortis de la crise de Saint-Ildefonse affectent de considérer « moins comme une institution politique que comme un monument de gloire, dont il n'est pas un Espagnol éclairé qui puisse méconnaître les imperfections, suite inévitable de la fatalité des circonstances où elle a été votée (15)<ref> Exposition à sa majesté la reine-régente du 21 août 1836.</ref>. »
 
Cette constitution, qui semblait destinée à régir le royaume de Salente, plutôt qu'à devenir par deux fois le drapeau d'une insurrection militaire, contient, dans ses trois cent quatre-vingt-quatre articles, nombre de dispositions niaises qui demandent grace pour celles qui sont absurdes. Si l'on veut des aphorismes, on en trouvera d'édifians, comme :
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Les défauts évidens de la constitution de Cadix et l'impossibilité de la mettre en pratique, la conduite inconvenante des cortès et les traditions monarchiques de l'Espagne doivent faire apprécier l'acte du 4 mai d'un point de vue qui ne saurait être le nôtre. Un gouvernement constitutionnel pouvait en sortir aussi bien qu'un pouvoir de ''camarilla'', et rien n'y révélait encore le système de persécution et d'ingratitude qui fut à la fois la honte et le malheur de la royauté. Mais bientôt la peine de mort, portée contre les défenseurs des institutions de 1812, devait atteindre ceux qui rappelleraient au trône ses engagemens de Valence.
 
 
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<small> (1) Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs, sur une question qui préoccupe aussi vivement l'attention publique, l'opinion développée d'un homme que ses études et sa haute sagacité ont mis à même d'en porter un jugement calme et approfondi. On ne saurait admettre trop de témoignages impartiaux et éclairés sur un sujet aussi compliqué. Dans deux articles insérés également dans cette ''Revue'', un autre de nos collaborateurs a traité la question espagnole d'une façon non moins curieuse. Il est remarquable que, tout en différant sur certains détails, malgré quelques dissidences partielles, MM. de Carné et Viardot se soient rencontrés sur tous les points fondamentaux : la vérité ne peut que gagner à cette confrontation d'opinions consciencieuses. (N. du D.)</small><br />
<small>(2) Voyez notre article sur l'ouvrage de M. Mignet, n° du 15 juillet 1836. </small><br />
<small>(3) Nommé par Joseph directeur-général de l'instruction publique, Melendez mourut à Montpellier en 1817. </small><br />
<small>(4) ''De l'Espagne. Considérations sur son passé, son présent et son avenir'', par M. le baron d'Eckstein. 1 vol, in-8°. Chez Paulin. rue de Seine. </small><br />
<small> (5) Historiographe d'Aragon. Zurita fut nommé à ce poste, en 1594, par les états du royaume.</small><br />
<small>(6) « Cette variété dans l'origine des provinces explique l'esprit des juntes, qui se réveille dans ce pays sous des formes facilement indépendantes. A cet égard, pour comprendre l'état présent de cette nation destinée à confondre plus d'une fois toutes les prévisions de la sagesse européenne, il faut constamment en interroger le passé. » (''De l'Espagne'', etc, Première partie.) </small><br />
<small>(7) ''Mémorial de Sainte-Hélène''. Juin 1816. </small><br />
<small>(8) Rapport du 22 avril, communiqué au sénat le 4 septembre. </small><br />
<small>(9) Mémorial, Ibid. </small><br />
<small> (10) ''Histoire du soulèvement, de la guerre et de la révolution d'Espagne'', par le comte de Toreno, liv. III.</small><br />
<small> (11) Manifeste à la nation espagnole, 28 octobre 1809. ''Annual Register''.</small><br />
<small> (12) Décret de Séville du 18 avril 1810. ''Moniteur'' du 28 mai.</small><br />
<small> (13) Décrets de Napoléon, datés du camp de Madrid, supprimant l'inquisition, les droits féodaux, les justices seigneuriales, les douanes intérieures des provinces, organisant l'ordre judiciaire, réduisant le nombre des couverts, défendant l'admission des novices, etc. (4, 12 décembre 1808). Décrets de Joseph, supprimant les ordres religieux et militaires, les juridictions ecclésiastiques, le vœu de saint Jacques, l'un des impôts les plus onéreux pour l'agriculture, etc., etc. (18 août, 18 septembre, 16 décembre 1809.)</small><br />
<small> (14) On voit des députés des villes aux cortès de Léon dès le XIIe siècle. A celles de Castille, tenues en 1188, le serment fut prêté par les députés de quarante-huit bourgs. ''Théorie des cortès'', par M. Martinez Marina. Cadix, 1812.</small><br />
<small> (15) Exposition à sa majesté la reine-régente du 21 août 1836.</small><br />
 
 
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Ce système fut suivi avec l'aveugle obstination que ce parti appelle de la fermeté. En niant le mouvement, il se persuada que l'Espagne n'avait pas marché, quoique, pendant six ans, elle eût été soumise à l'action de la tribune et de la presse, et qu'une innombrable quantité d'hommes nouveaux se fussent élevés des rangs les plus infimes aux premières dignités de l'armée. On se prit donc à faire une aussi savante étude des abus pour les rétablir, qu'on aurait pu le faire pour les éviter.
 
Le bon sens et l'équité indiquaient la convenance d'une amnistie générale au sortir d'une époque pleine de troubles et d'incertitudes, durant laquelle il avait été plus difficile de connaître sou devoir que de le faire. Mais la restauration, sanctionnant des proscriptions autorisées par la guerre et qui devenaient un crime après la paix, décréta l'exil en masse des dix mille Espagnols qui avaient jusqu'au dernier jour suivi la fortune de Joseph et de la France. Le séquestre fut apposé sur tous leurs biens, et ce ne fut qu'après plusieurs mortelles années de souffrances, que quelques parcelles en purent arriver sur le sol étranger où ils devaient mourir (1)<ref> Décret du 16 mai 1816. </ref>.
 
Mais afin de rendre les fortunes égales, et comme pour confondre toutes les notions de l'équité naturelle, ceux d'entre les Espagnols qui avaient opposé à l'invasion étrangère la résistance la plus énergique, subissaient en même temps des sévices plus rigoureux encore. Au moment où Ferdinand mettait le pied dans la capitale, il traduisait devant des commissions spéciales tous les membres des cortès ordinaires et extraordinaires, les ministres, les membres de la régence, et généralement tous les individus ayant coopéré à la rédaction de la constitution de 1812, ou qui s'en étaient montré les partisans (2)<ref> Décret du 30 mai 1814</ref>: immenses tables de proscription où la cupidité inscrivit autant de noms que la vengeance.
 
Pendant plus de deux années, de longues listes apparurent pour remplir les cachots vidés par les condamnations aux présides, l'exil ou le confinement dans les monastères. Les hommes les plus considérables de l'Espagne par leurs lumières et leur importance politique payèrent de six années de bagne le crime d'avoir voulu sauver la patrie, sans un roi que sa fortune et son indifférence semblaient en avoir séparé pour jamais (3)<ref> Le fragment qui nous a été laissé par M. de Martignac, de l'Essai ''sur la révolution d'Espagne et l'intervention de 1823'', présente un tableau fidèle de cette époque. Malgré l'extrême réserve que son système politique et sa position personnelle imposent à l'auteur, l’ame de l'honnête homme déborde en cris éloquens au récit de ces proscriptions sauvages; et la situation de l'Espagne sous un régime où « l'imprudence le disputait à la cruauté, '' a été rarement appréciée avec un tact politique plus sûr et une plus haute moralité. De telles doctrines sont froides et ternes au jour brillant des révolutions; toutefois, dans la situation de l'Espagne, on serait heureux de pouvoir y recourir pour les terminer. </ref>. Alors se produisit cette émulation entre toutes les folies et toutes les exigences qui distingue les réactions, dans quelque sens qu'elles s'opèrent. Non content de rendre aux couvens tous les biens dont les cortès avaient disposé (4)<ref> Décret du 21 mai 1814.</ref>, on ne tint plus compte des mesures antérieurement négociées avec la cour de Rome dans le double intérêt des finances de l'Espagne et de la discipline ecclésiastique. En même temps qu'une cédule royale rétablissait le Saint-Office, se fondant sur ce que « l'usurpation et les prétendues cortès avaient regardé la suppression de ce tribunal comme une mesure très efficace pour servir leurs projets pervers (5)<ref> Décret du 14 juillet 1814.</ref>,» on rappelait les jésuites (<ref> Décrets du 29 mai 1815 et du 6) juillet 1816.</ref> en leur rendant les biens qui avaient appartenu à leur société dans le siècle précédent.
 
L'administration du royaume fut remise avec le plus grand soin dans la séculaire confusion que tant de ministres s'étaient appliqués à corriger. En place de l'heureuse division territoriale décrétée par les cortès, reparurent ces provinces régies par des capitaines-généraux, cumulant certaines attributions judiciaires avec la plénitude de l'autorité militaire et administrative. Enfin, au sommet de cette hiérarchie, on vit se relever, triomphant des révolutions et de l'expérience, ces conseils de Castille, des Indes, des Ordres, des Finances, de la Marine et de la Guerre; autorités indépendantes du ministère et presque du souverain lui-même, que leurs traditions rendaient hostiles à toute réforme entreprise dans l'intérêt du pouvoir ou des peuples, et qui firent si long-temps de la monarchie espagnole un despotisme tempéré par l'impuissance.
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Cette nécessité fut si pressante, que l'antipathie entretenue contre les innovations et les novateurs dut parfois plier devant elle. L'on transigea de mauvaise grace, mais l'on transigea; ce fut ainsi que les Eguia, les Lozano de Torres, ces immobiles champions des coutumes paternelles, reçurent à côté d'eux, dans le conseil ministériel, don Martin Garay, surnommé le Necker de l'Espagne, et quelques hommes de la même école.
 
Ce ministre devait assurer des services pour lesquels il était sans aucune ressource, et en même temps faire honneur à une énorme dette publique à laquelle on venait d'enlever ses gages. La partie la plus pesante se composait de ces valès royaux auxquels les cortès avaient rendu quelque crédit en affectant les biens de l'inquisition à leur remboursement (7)<ref> Déjà, en 1814, une immense dette étrangère pesait sur l'Espagne, et la bonne foi fut loin de présider à sa liquidation. La Hollande avait fait, en 1807, au ministère de Godoy un prêt de 72,000,000 qu'on hésita long-temps à reconnaître. Les réclamations françaises, dont le règlement dut s'opérer en vertu de la convention du 25 avril 1818, suscitèrent mille difficultés entre les deux cabinets. Enfin, le gouvernement espagnol ne sut rien trouver de mieux, pour diminuer la masse de ses engagemens, que de déclarer déchus de leurs droits à une liquidation, tous les porteurs de titres par possession ancienne ou par acquisition qui les auraient présentés à ''l'intrus'', et en auraient obtenu la liquidation en reconnaissance ou inscription sur les livres de ce gouvernement.</ref>. Cette hypothèque détruite, il en fallait nécessairement une autre; et où la chercher, dans la pénurie de l'Espagne, ailleurs que dans les biens de main-morte?, Malgré de vives résistances, une négociation dut s'engager dans ce sens avec la cour de Rome, qui, sans accorder tout ce que réclamait le ministre, le mit cependant en mesure de préparer un plan de finances (8)<ref> Bulle du 26 juin 1818, qui permet d'appliquer, pendant deux ans, les revenus et produits des prébendes ou autres bénéfices ecclésiastiques de nomination royale qui viendraient à vaquer, à l'extinction de la dette publique, ordonne la vacance des bénéfices de, libre collation, pendant six années, et l'application de leurs revenus et du produit des annates à la même destination. </ref>. Les valès avaient d'abord été réduits au tiers de leur valeur nominale : une cédule royale du 3 avril 1818 ordonna que les non consolidés seraient admis à remplacer les autres par degré d'extinction et au moyen d'un tirage au sort. Enfin, une disposition générale opéra cette même année la classification de la dette en deux parties, l'une portant intérêt à quatre pour cent, l'autre étant considérée comme créance reconnue, mais sans intérêt.
 
On connaît le mot : ''J'aimerais mieux vous devoir toute ma vie que de nier ma dette un seul instant''. Cela s'appelait en 1818 comme en 1834 équilibrer un budget. On voit que ces traditions sont de vieille date en Espagne, et qu'elles appartiennent à tous les gouvernemens qui s'y sont succédé.
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Mais ces expédiens ne suffisaient pas, et M. de Garay, avait compté sur des ressources que la cessation complète du commerce et l'état désastreux de l'agriculture rendirent de jour en jour plus illusoires. Les évènemens de l'Amérique réclamaient, d'ailleurs, des mesures auxquelles, dans ses plus beaux jours, l'Espagne aurait eu peine à faire face. Garay essaya donc, mais sans succès, de reprendre en sous-œuvre quelques plans des deux législatures, comme l'établissement et l'égale répartition de l'impôt direct, la suppression des immunités financières des provinces et des corporations, l'ouverture de quelques ports francs, et la modification des anciens tarifs : toutes ces tentatives furent vaines.
 
Rien ne semblait pouvoir désormais relever ni le crédit, ni l'industrie de l'Espagne, bloquée de Cadix à la Corogne par les corsaires des insurgés, compromise avec les Etats-Unis pour les Florides, et contrainte d'acheter cher l'apparente neutralité de l'Angleterre dans la lutte contre ses colonies. La stagnation des affaires, la misère du peuple, et ce manque absolu de confiance qui engendre et annonce les révolutions, conduisirent enfin ce triste gouvernement à ce point de détresse, que le roi d'Espagne et des Indes, ayant besoin d'une somme de quinze millions de francs pour le départ de la grande expédition d'Amérique, ne put l'obtenir du crédit, malgré le taux de l'intérêt fixé à huit pour cent et l'hypothèque donnée sur les fonds de la guerre, et qu'il dut la faire recouvrer comme emprunt forcé sur ses sujets et les négocians étrangers fixés dans ses états (9)<ref> Janvier 1819.</ref> !
 
Chaque jour des révolutions ministérielles venaient attester des embarras nouveaux et les influences de bas étage qui les aggravaient encore. Don Martin Garay, don Joseph Léon de Pizarro, don Joseph Figueroa, étaient tombés du pouvoir au moment où ils se croyaient le plus nécessaires au monarque et le plus assurés de sa faveur. Un ordre d'exil les enleva au milieu de la nuit à la capitale et à leur famille; mais ceux d'entre leurs collègues qu'on accusa de les avoir supplantés, furent sacrifiés à leur tour, comme pour prouver qu'on était aussi incapable de suite dans un sens que dans un autre. Alors la plupart des portefeuilles ne furent plus tenus que par intérim, et les changemens devinrent si fréquens, qu'on dut renoncer à chercher une signification politique à des oscillations quotidiennes, fruits de la méfiance et du caprice.
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Que dans l'empire ottoman, où le dogme religieux immobilise l'esprit humain et où les existences privées végètent à part de la puissance publique, le novateur Mahmoud, allant à l'encontre de la mission qu'il reçut de ses pères et du prophète, rencontre des résistances obstinées, rien de plus simple. Qu'au sein d'une nation chrétienne incessamment travaillée par l'esprit de vie, qu'en un pays où les imaginations si long-temps enflammées n'agissent plus que sur elles-mêmes, un système où la bêtise et l'intrigue se combinent pour se compromettre l'une par l'autre, soulève des résistances journalières, que ces résistances rencontrent des sympathies dans les masses qui, encourageant naguère le monarque à ressaisir le pouvoir absolu, sont déjà prêtes à lui demander compte des malheurs d'une patrie qu'elles s'imaginaient lui avoir confiée si grande, rien de plus logique et qui ait moins droit de surprendre.
 
Dès que la restauration espagnole se fut affichée comme une réaction, tous les esprits prévoyans durent comprendre qu'un gouvernement qui n'avait su lier son existence à aucun intérêt d'avenir, serait à la merci de la soldatesque et des complots, le jour où le peuple rentrerait dans son indifférence, et où la misère lui créerait des besoins. Aussi Ferdinand était à peine établi dans son palais, que déjà l'insurrection frappait à sa porte. Mina avait tenté de soulever la Navarre; Porlier vit un moment les garnisons de la Corogne et du Ferrol répondre à sa voix si connue; Richard aiguisa son poignard au sein de Madrid, et la torture, aussi atroce que l'assassinat, reparut comme pour rejeter quelque pitié sur le coupable. Cependant Lacy organisait l'insurrection en Catalogue, et sa mort, long-temps différée, sembla moins une expiation qu'une froide vengeance. De son sang sortit Vidal, dont les angoisses furent moins longues que celles infligées plus tard par d'autres passions au malheureux qui fut son juge (10)<ref> Le général Elio, étranglé à Valence en 1822, après une captivité de deux années.</ref>.
 
Une grande partie de l'armée appartenait à la conspiration, et le pouvoir ne voyait rien. Elle était dominée par les sociétés secrètes, auxquelles la perspective de passer en Amérique et d'y mourir fournissait un stimulant plus énergique encore que les opinions libérales. Le temps n'était plus où le génie castillan s'élançait avec confiance vers ces lointains rivages, et les répugnances de l'armée espagnole révélaient l'issue fatale avec plus de certitude encore que les victoires de Bolivar.
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Plusieurs mois avant qu'éclatât le complot de l'île de Léon, la conspiration était flagrante au sein des troupes rassemblées au ''camp de la Victoire''. La plupart des chefs y trempaient, et le comte de l'Abisbal, jouant dès-lors le rôle qu'il poursuivit depuis avec plus de bonheur que de loyauté, n'en dévoilait à la cour que juste ce qu'il fallait pour se mettre en règle avec elle.
 
Les révolutions politiques s'apprécient d'ordinaire par le trait saillant qui les domine; c'est ainsi que celle de 1820 est toujours envisagée en Europe comme une insurrection exclusivement militaire, impression qui passera probablement dans l'histoire, et qui pourtant n'est pas exacte. Cette révolution s'opéra selon la formule que Tacite a donnée, il y a dix-huit siècles, pour toutes celles qui réussissent. Ce qu'un petit nombre osa tenter fut approuvé par beaucoup et souffert par tous. Avant le complot de ''Las Cabezas'', le gouvernement royal était menacé, ici par de mystérieuses intrigues dont une partie de l'administration était complice, ailleurs par des tentatives à main armée. Depuis près d'une année, des bandes nombreuses parcouraient l'Estramadure et la Manche, proclamant la constitution et en rétablissant les insignes; et s'il n'avait été pris et pendu un mois trop tôt, Melchior, resté un bandit de grande route, fût devenu peut-être un héros d'histoire (11)<ref> Melchior fut exécuté à Madrid le 5 février 1820. </ref>.
 
Gardons-nous d'oublier, d'ailleurs, que si la tentative de Quiroga sur San Fernando et l'expédition téméraire de Riego en Andalousie n'avaient été secondées par des démonstrations populaires dans les principales villes du royaume, l'île de Léon eût été probablement le tombeau d'une insurrection dont rien ne semblait plus devoir faire espérer le succès. Le mouvement avait éclaté le 1er janvier, et au commencement de mars, la colonne de Riego était à peu près détruite par les combats et les fatigues. L'île de Léon elle-même ne paraissait pas pouvoir offrir une longue résistance aux efforts du général Freyre. La révolution était donc aux abois dans les lieux qui furent son berceau, lorsqu'éclatèrent les mouvemens de la Galice, de la Navarre, de l'Aragon, de Valence, et, en dernier lieu, celui de Cadix; mouvemens qui trouvèrent partout des proscrits pour les fomenter et les conduire : à la Corogne, Agar, ancien régent du royaume; à Saragosse, Garay, l'ancien ministre; ailleurs, des prisonniers qui passèrent en un jour des cachots aux conseils du monarque. Au moment même où le comte de l'Abisbal, jugeant que cette fois l'issue de la crise était infaillible, faisait proclamer la constitution par l'armée de la Manche, l'émeute de Madrid arrachait le matin au roi Ferdinand la promesse de convoquer les cortès du royaume, selon l'engagement dont il se souvenait alors pour la première fois, et le soir, la proclamation immédiate de l'acte de 1812, « d'après la volonté générale du peuple (<ref> Loi du 12) octobre 1820.</ref>. » Au jour du danger, les conseils de la peur ne manquèrent pas plus que n'avaient jusqu'alors manqué ceux de la violence; ils venaient des mêmes hommes et furent également écoutés.
 
Cette sombre nuit du 7 mars, qui vit se relever une constitution dont tant de maux allaient suivre le rétablissement, après que tant de maux en avaient signalé la chute, rappelle aujourd'hui une autre nuit plus récente. Alors qu'on la croyait pour jamais ensevelie dans le long catalogue des expériences oubliées, elle a reparu de la même manière qu'en 1820, et la scène militaire de Saint-Ildephonse s'est aussi répétée au palais ''das Necessidades''. Le Portugal, ce pâle satellite de l'Espagne, a suivi, dans sa dernière révolution, l'astre dont l'influence le domine, et auquel il tend à se réunir plus étroitement encore. A ce spectacle, les gouvernemens et les peuples se sont rejetés en arrière, et ont cru retrouver un instant leurs émotions d'une autre époque. Mais l'instinct public a bien vite compris que ces rapprochemens apparens cachaient de profondes dissidences, et que des événemens prétendus analogues avaient une portée et un caractère très différens.
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Dans quelles circonstances, selon quel mode et d'après quelles lois les majorités s'effacent-elles devant les minorités? Grave problème que la suite des événemens va nous permettre d'éclairer.
 
Les premiers travaux des cortès indiquèrent qu'elles comprenaient leur mission. L'état des finances, de l'armée, de la marine, donna lieu à des discussions lumineuses Une loi importante sur les majorats fut votée dans un esprit de sagesse; ils furent replacés dans la classe des biens libres, et leurs propriétaires purent en disposer sous certaines réserves et conditions équitables (<ref> Loi du 12) octobre 1820.</ref>. Le ministère, choisi par le roi entre les disgraciés de la camarilla et les détenus des présides (13)<ref> Les membres les plus importans de ce cabinet étaient les frères Argüelles et Garcia Herreros.</ref>, parut d'abord généreux, car il n'étala pas avec un trop cruel orgueil l'empreinte de ses fers. La résignation de la couronne et la modération de l'assemblée auraient sans doute rendu l'harmonie possible, si les résistances des vaincus n'avaient fait concevoir des espérances à l'une, si les exigences des vainqueurs n'avaient également servi de stimulant à l'autre.
 
Le principal embarras pour les pouvoirs sortis d'une révolution est de contenir ceux qui l'ont faite. Octave dotait en fonds de terre les vétérans de César; Napoléon eut aussi sa Légion-d'Honneur et ses dotations à l'étranger, ressources impuissantes si l'empire eût traversé la dangereuse épreuve de la paix. Les gouvernemens de tribune sont, à cet égard, dans la même situation que les gouvernemens d'épée, et l'Espagne ne pouvait tarder à l'éprouver. Quoique l'armée de l’île de Léon eût presque toujours été vaincue, ce lieu devint le Capitole de la liberté reconquise, et quelques régimens se constituèrent puissance politique. Leurs chefs, après un refus enregistré dans les journaux, acceptèrent sans difficulté des grades et même des récompenses pécuniaires, le désintéressement devant céder au patriotisme.
 
Cependant les cortès sentirent qu'elles n'étaient point libres tant qu'un autre pouvoir dominerait le leur. Bientôt Riego vint à Madrid les insulter de sa présence, et recueillir des applaudissemens qui s'adressaient, moins à l'auteur d'une révolution consommée qu'au factieux disposé à en tenter une autre. Mais il n'était pas temps. Cette fois, le congrès et le gouvernement s'entendirent, et le chef des hommes de 1820, devenus les adversaires des hommes de 1812, passa du triomphe à l'exil, en attendant son heure, qui devait promptement sonner (14)<ref> Après sa première apparition à Madrid, le général Riego, destitué de la capitainerie-générale de la Galice, qui lui avait été conférée après la révolution, reçut ordre de se rendre en exil à Oviedo, sa patrie. Il y resta jusqu'à sa nomination à la capitainerie-générale d'Aragon. Dans un nouveau jour de courage, le gouvernement le révoqua plus tard de ce poste important; mais alors Riego, chef des exaltés, était plus puissant que le ministère et le roi, les cortès et la constitution. </ref>.
 
Des conspirations avaient été découvertes dans quelques villes contre le régime nouveau. A Saragosse, plusieurs membres influens du clergé parurent avoir pris part à ces complots; en Galice, quelques centaines d'anciens ''guerilleros'', de déserteurs et de paysans, coururent les campagnes en organisant une ''junte apostoligue'' qui se cachait dans les bois, mais dont les clubs de Madrid tiraient un merveilleux parti. Les cortès, au lieu d'essayer d'une fermeté calme, demandèrent de la force aux passions qu'elles avaient mortellement offensées; et pour les ramener, l'assemblée affecta des alarmes qu'elle n'éprouvait pas encore.
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Offenser en face des hommes pour lesquels leur injure allait devenir un gage de réconciliation et de popularité, était un acte plus téméraire que courageux. La majorité des cortès se sentit frappée dans ses chefs de 1812, et l'on vit se fractionner un parti qu'il était important de maintenir compacte contre la faction militaire des démagogues de 1820. Les clubs conférèrent une prompte adoption aux ministres qu'ils attaquaient naguère avec violence, et ceux-ci acceptèrent ce rôle d'amnistiés auquel les partis attachent des obligations si honteuses. Le congrès, semblant calquer sa délibération sur celle de l'assemblée législative, après le renvoi du ministère girondin, déclara que le cabinet congédié emportait la confiance de la nation, et se refusa à désigner d'autres hommes à la couronne, ainsi qu'elle le réclamait en gage de ses dispositions.
 
Du sein de cette crise long-temps prolongée, sortit cependant ce second ministère constitutionnel dont le souvenir est un titre d'honneur pour l'Espagne et pour ses membres (15)<ref> Il fut d'abord composé de don Eusebio Bardaxi, don Ramon Feliu, don Vicente Cano Manuel, don Antonio Barata, don Francisco de Paula Escudero et du général Moreno y Daoïx. Plus tard, à la suite des évènemens d'Andalousie et de la formation des juntes insurrectionnelles, le roi dut accepter la démission de plusieurs ministres dont les portefeuilles furent tenus provisoirement. Sitôt que la fin de la législature le lui permit, il appela au conseil Martinez de la Rosa, Gareli, Moscoso et Bodeja, dont la majorité avait souvent suivi les directions calmes et honorables. Néanmoins, malgré divers remaniemens de personnes, le système continua sans interruption, et l'on doit faire remonter au 1er mars 1821 l'établissement du ministère de résistance en Espagne. Ce cabinet ne succomba qu'à la fatale crise du 7 juillet, après seize mois d'une existence orageuse.</ref>. La plupart d'entre eux acceptèrent le pouvoir comme une charge, sans en avoir fait jusqu'alors le but de leur ambition; tous le quittèrent les mains pures, sans qu'à leurs noms s'attachât aucun de ces soupçons infamans qui n'avaient pas épargné certains hommes, assez habiles pour mettre leur réputation privée à couvert sous la facile protection des passions révolutionnaires. Il est aisé d'expliquer comment le système dont ce cabinet fut l'expression persévérante et courageuse succomba devant la gravité des obstacles, sans trouver dans sa chute l'occasion d'accuser la nation espagnole et de douter de ses vœux.
 
La chute du ministère Argüelles et Garcia Herreros avait donné aux exaltés, dans le sein des cortès, une majorité accidentelle et flottante, et les députés américains, récemment entrés dans l'assemblée (16)<ref> Environ cinquante députés américains, la plupart du Mexique, assistèrent à la seconde session des cortès.</ref>, venaient en aide en toute occasion au parti ''communero''. C'était, en effet, le plus sur moyen de désorganiser l'Espagne et de la rendre impuissante contre ses anciennes colonies. ''L'ayuntamiento'' de Madrid, fidèle aux traditions de la trop fameuse commune de Paris, faisait à l'influence du congrès une concurrence redoutable. Les sociétés secrètes enlaçaient la représentation nationale et l'administration tout entière; leurs membres dépensaient en vociférations quotidiennes une énergie qu'ils se gardaient d'aller employer en Catalogne ou en Navarre, et qui, après avoir déterminé l'invasion française, ne sut pas lui résister un jour. On désignait des victimes et aux marteaux de la populace, rouges encore de la cervelle de Vinuesa, et aux poignards dont quarante mille sectaires tenaient le manche, pendant qu'une invisible main en dirigeait la lame. On sait, en effet, que les affiliés des ''Tours'' et des ''Châteaux'' juraient de mettre à mort quiconque aurait été déclaré traître, « vouant leur gorge au couteau, leurs restes au feu et leurs cendres au vent, s'ils manquaient à ce serment sacré. »
 
Au milieu de ce dévergondage d'imagination et de paroles, la résistance absolutiste s'organisait sur presque tous les points, moins compacte qu'aujourd'hui dans les quatre provinces, mais bien plus universelle. La Galice, la Navarre, la Catalogne, les Andalousies et les deux Castilles étaient sillonnées de bandes dont les succès momentanés ranimaient de vieilles illusions au cœur du roi et d'anarchiques colères au sein des clubs. La défaite, sans combat des Napolitains avait jeté dans les cafés des grandes villes une masse d'hommes qui ne pouvaient faire pardonner leur lâcheté que par leur violence; l'Aragon était le foyer d'une conspiration républicaine, ourdie en même temps contre la France et contre l'Espagne, et Riego passait pour la connaître, sinon pour en être le complice. Les rapports diplomatiques devenaient chaque jour plus difficiles, car si, à Paris comme à Madrid, les gouvernemens désiraient encore la paix, deux partis opposés désiraient ardemment la guerre, la guerre nécessaire à l'un pour saisir le pouvoir, à l'autre pour le reprendre. Enfin, pour faire face aux dangers du moment et à ceux de l'avenir, le ministère s'appuyait sur un roi, dont le cœur était aussi incapable de reconnaissance que la volonté de décision, et qui, aux premiers succès éclatans des hommes de la foi ou des clubistes, l'eût livré avec bonheur aux uns, et sans nulle résistance aux autres.
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Placé dans cette terrible alternative, le cabinet eut d'abord à lutter contre une manœuvre dont les hommes de 1835 n'ont su se montrer que les plagiaires, car, dans la Péninsule, la série de tous les désordres semble depuis long-temps parcourue, et les vieux partis peuvent lire leurs destinées dans leur histoire. On vit alors s'organiser contre le pouvoir ces juntes locales d'insurrection, devenues aujourd'hui comme un rouage habituel du gouvernement de l'Espagne.
 
Un commandant militaire et un chef politique venaient d'être désignés pour Cadix et pour Séville. Ces choix donnaient des garanties incontestées à l'opinion libérale; mais ils étaient contresignés par des ministres « qui n'avaient pas la confiance de la nation. » Dès-lors rien de plus héroïque qu'une résistance à coups de fusil, dont le pacte fut signé ''inter pocula'' dans tous les cafés de l'Andalousie. On fit serment, peut-être sur la pierre de la constitution, de « mourir plutôt que de se soumettre à une oppression aussi atroce. » Les autorités révoquées, ayant elles-mêmes fermé les portes à leurs successeurs, furent déclarées pour ce fait des modèles de patriotisme; et dès cette époque, le lien social était si relâché, que la résistance ne s'organisa nulle part contre une aussi insolente tentative. Carthagène, Murcie, Valence, la plupart des cités méridionales, envoyèrent des députés à Cadix pour préparer une organisation et des moyens de défense. Barcelonne même, passant des horreurs de la contagion à celles de l'anarchie, s'insurgea contre son capitaine-général; soldats et citoyens, aux sons de l'hymne de Riégo, signèrent une pétition pour exiger le renvoi d'un ministère, dernière garantie de l'Espagne contre l'étranger et contre elle-même. Alors une junte d'insurgés déclara les provinces confédérées dégagées de tout lien envers le gouvernement central, tant qu'il n'aurait pas été fait droit aux justes plaintes des peuples par le renvoi d'un ministère odieux (<ref> Déclaration de la junte de Cadix du 17) décembre 1821.</ref>. A cette condition principale venaient s'en joindre quelques autres, comme destitution et incarcération des suspects, prompt jugement des coupables, immédiate exécution des condamnés bagatelles qui sont les épingles ordinaires de tous les marchés proposés par les factions aux pouvoirs avilis. Tel fut le premier essai de ce fédéralisme démagogique auquel on a semblé demander quelques chances de vie pour l'Espagne, et qui, s'il devait triompher encore, serait le manifeste indice d'une décomposition sans espoir. On put voir à cette époque combien les populations restaient étrangères à ces ligues que ne cimentent ni intérêts, ni croyances, ni souvenirs, et qui ne constatent que l'impassibilité des gens de bien entre un gouvernement impuissant et des passions dévastatrices.
 
Cependant à ces nouvelles les cortès s'émurent. Il fallut bien délibérer, quand le ministère les en somma au nom de cette constitution dont elles se disaient idolâtres, et lorsqu'elles se virent menacées par un torrent qui bientôt les emporterait elles-mêmes. Des commissaires furent nommés, dont on espéra d'abord des conclusions énergiques. Elles ne firent pas faute, en effet, car la commission ne proposa rien moins que la mise en jugement, sous prévention du crime de haute trahison, de tous les signataires des manifestes, membres des juntes, commandans de la force armée, et en première ligne des autorités constituées qui avaient osé méconnaître les ordres du gouvernement et s'étaient placées en rébellion ouverte contre lui (18)<ref> Rapport de Calatrava du 23 décembre.</ref>. Mais on sut se ménager un moyen de faire agréer aux factieux le défi qu'on semblait leur jeter, et ni la peur, ni la haine ne perdirent rien à cette fermeté de parade. Au lieu de se précipiter soi-même dans le gouffre pour le fermer, on pensa qu'il était plus habile d'y jeter ses adversaires, et que cette immolation pourrait rapprocher les cœurs.
 
Il est dans toutes les assemblées délibérantes une fraction pour qui les inimitiés personnelles passent avant les obligations politiques, et qui songe moins au salut du pays qu'aux mains chargées de le sauver ; parti inflexible dans les principes et souple dans la conduite, moins occupé de flétrir le crime que de lui chercher des motifs, et qui a besoin d'une excuse pour faire son devoir, comme d'autres pourraient en avoir besoin pour y manquer. Calatrava fut l'organe de ces hommes qui, sur le point de rentrer dans leur cité (la session touchait à son terme et les cortès. n'étaient pas rééligibles), désiraient à la fois, et prévenir la guerre civile, et ne pas faire de leur poitrine désarmée le but de tous les poignards. En des termes aussi énergiques qu'auraient pu le désirer les ministres eux-mêmes, il réclama pour le pouvoir exécutif tous les moyens nécessaires pour comprimer les juntes; puis, dans une seconde partie de son travail, destinée à faire pardonner la première, il conclut à déclarer que le ministère devait s'imputer la responsabilité de tous les maux qui pesaient sur la nation, sa conduite et sa mollesse ayant pu légitimement alarmer bien de patriotiques consciences. Il proposait donc de reconnaître qu'il avait ''perdu sa force morale''.
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Le système qui avait réussi en Aragon et à Madrid n'échoua point en Andalousie. Armé des décrets des cortès, le ministère dirigea quelques troupes sur cette province, et les meneurs s'enfuirent; en face d'un danger qu'ils avaient espéré conjurer par leurs rodomontades, bien plus qu'ils ne s'étaient flattés de lui résister par leur courage. Le général Campoverde entra dans Séville aux unanimes applaudissemens d'un peuple heureux d'une délivrance qu'il lui eût été plus honorable de se procurer lui-même. Les chefs des séditieux reçurent des ordres d'exil auxquels ils obtempérèrent avec empressement.
 
Le gouvernement rendit aux cortès une part de l'énergie qu'il avait puisée dans cette lutte. Quelques bonnes lois de police furent votées dans les derniers jours d'une législature à laquelle les lumières manquèrent moins que le courage. Mais l'Espagne allait aussi voir succéder sa législative à sa constituante. Des hommes nouveaux, sans aucune solidarité avec leurs prédécesseurs, et possédés du désir de faire mieux qu'eux, ce qui en révolution veut dire faire autrement, choisis pour la plupart sous l'influence de la faction militaire et des sociétés maçonniques, arrivaient avec des dispositions qui rendaient la crise plus prochaine et l'invasion étrangère plus imminente. Le premier acte de l'assemblée fut de porter à la présidence l'homme, plus étourdi que coupable, qui avait laissé faire du nom d'un soldat un symbole de désordre; le second fut de valider l'élection du magistrat que les précédentes cortès avaient mis en cause comme le principal auteur des évènemens de Séville (19)<ref> Le chef politique Escovedo. Il fut décidé, après une longue discussion, à la majorité de 76 voix contre 54, qu'il siégerait aux cortès, nonobstant l'accusation de haute trahison portée contre lui, laquelle devait suivre son cours. Peu après, Escovedo fut solennellement acquitté. </ref>. Le congrès, tout entier aux émotions du temps, aborda rarement les questions d'intérêt positif, et les résolut presque toujours dans un esprit étroit et passionné.
 
Ce fut ainsi qu'on le vit, presque au début de la session, renvoyer avec hauteur à la couronne, sans consentir même à discuter les amendemens proposés par les ministres, un projet de loi sur les droits seigneuriaux voté dans la précédente législature, projet auquel le roi, selon sa prérogative constitutionnelle, avait refusé sa sanction, dans un intérêt d'ordre public et d'équité, parce qu'il prescrivait des recherches dangereuses et le plus souvent impossibles. Chaque jour, les membres du premier ministère si soudainement congédié par le monarque venaient demander compte aux dépositaires de sa chancelante autorité d'une situation que d'autres avaient compromise avant eux. Par une adresse solennellement discutée (20)<ref> 24 mai 1822. </ref>, on lui notifia que les cortès renvoyaient au ministère la responsabilité des événemens qui semblaient menacer l'Espagne. Si des insurrections absolutistes éclataient sur tous les points, c'était aux ministres qu'il fallait s'en prendre, car ils ne les réprimaient qu'avec mollesse; si des désordres d'une autre nature venaient à se manifester, leur culpabilité devenait plus manifeste encore, car leur système de répression, en poussant les patriotes au désespoir, ne leur laissait d'autre ressource qu'une violence déplorable sans doute dans ses résultats, mais peut-être justifiée dans son principe. Raisonnement dont notre longue expérience laisse facilement deviner le reste.
 
Que pouvait au sein d'une assemblée où pénétraient toutes les clameurs du dehors la voix pure de ce Martinez de la Rosa, orateur-poète que sa nature appelait à faire l'ornement d'une société florissante et calme, et dont la vie s'est usée contre toutes les passions aveugles ou brutales? Que pouvaient alors les hommes de la même école, habiles et nombreux sans doute, mais auxquels manquaient également et un centre où se rallier, et une force organisée pour s'appuyer, en attendant qu'ils se comptassent et crussent en eux-mêmes? Où pouvaient enfin aboutir des projets mal liés qu'on n'osait avouer ni à la cour ni devant le peuple, et dont ceux-là même qui les avaient conçus se défendaient comme d'une injure?
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Mais la question étrangère venait désormais compliquer celles de l'intérieur, au point de les effacer complètement. Pour quiconque n'était pas dénué de coup d'oeil, il était évident que la journée du 7 juillet, où le parti des deux chambres avait maladroitement joué ses chances, avait décidé de la guerre, et qu'un échange plus ou moins long de notes diplomatiques ne la rendait pas moins inévitable. La médiation anglaise ne pouvait la prévenir, car on rejetait avec hauteur à Madrid ce qui devait en former la base, la promesse de modifier le pacte de 1812; et la coopération active de la Grande-Bretagne ne pouvait être un objet de préoccupations sérieuses, car elle eût été le signal d'une ligue continentale, que M. Canning ne pouvait songer à provoquer, L'intervention de 1823 fut pour le gouvernement de la branche aînée des Bourbons une nécessité que l'histoire doit savoir comprendre; et quoique on puisse en déplorer les résultats, il faut reconnaître qu'il eut été bien facile de les nationaliser. Si, au lieu de s'effacer en Espagne derrière les passions réactionnaires, on s'était hardiment posé en face d'elles, si l'on avait saisi cette unique occasion de cimenter l'alliance de la dynastie avec les idées constitutionnelles par leur diffusion au dehors, la guerre de 1823, loin d'être exploitée contre la restauration comme un souvenir accusateur, fût devenue sa sauvegarde aux mauvais jours.
 
A la fin de 1822, l'opinion publique en Europe reconnaissait unanimement que la constitution de Cadix était impraticable, et qu'il fallait passer à la république en supprimant une royauté dérisoire, ou revenir à la monarchie en lui rendant des attributions essentielles. Il ne pouvait, d'ailleurs, échapper à personne qu'en fait d'aptitude gouvernementale les patriotes de 1820 étaient au niveau des absolutistes de 1814. Ces hommes, divisés en sectes nombreuses, depuis les théoriciens ''communeros'' jusqu'aux ignobles ''Zurriagistes'' <ref> Ainsi nommés du journal ''el Zurriago'' (21le fouet).</ref>, qui bégayaient la langue d'Hébert et s'essayaient à la massue de septembre; ces hommes, dont l'esprit était farci de lieux communs et le cœur vide de tout élément de sociabilité, semblaient destinés à se combattre les uns les autres sans résultat et sans terme. De son côté, le parti ''de la foi'', que Mina venait d'écraser, avait constaté son impuissance à terminer par lui-même et à son profit la crise péninsulaire. D'ailleurs, le nom de ses chefs, sortis presque tous des derniers rangs du peuple et du clergé, constatait la présence dans son sein d'une force démagogique dont les manifestations seraient bientôt redoutables au pouvoir qu'il consentirait à élever.
 
C'était donc du seul parti modéré qu'on pouvait attendre quelque avenir pour l'Espagne, car lui seul n'avait pas encore donné sa mesure. Divisé en associations et nuances aussi nombreuses que ses adversaires, composé d'une portion notable de la grandesse et de la magistrature, d'officiers supérieurs, de commerçans, de propriétaires, de quelques dignitaires ecclésiastiques, de l'élite des ''afrancesados'', ce parti, chassé du gouvernement après la crise de juillet, ne pouvait plus rien par les voies légales et ne pouvait rien encore par la force. Attendre de circonstances éloignées un retour éventuel d'influence pour ces hommes nombreux, mais isolés, c'était livrer à des chances redoutables cette question espagnole, que tous les gouvernemens de la France doivent tendre à décider dans le sens de leur principe. L'intervention française pouvait seule remettre en selle ce parti démonté par les évènemens, quoique seul pourtant capable de conduire l'Espagne.
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Ce n'est pas aujourd'hui que les esprits sérieux commencent à apprécier selon sa valeur le système suivi depuis trois ans dans nos rapports avec ce pays, qu'on pourrait reprocher à l'ancien gouvernement une expédition devant laquelle il hésita long-temps, et que son seul tort fut d'entreprendre sans en avoir préalablement fixé l'esprit. Au lieu de s'en remettre humblement à une volonté royale qui n'était point en mesure et n'avait guère le droit d'être exigeante, il fallait savoir faire ses conditions avec elle, et la perspective d'une délivrance eût paru trop douce à Ferdinand, même à ce prix. Au lieu de se présenter comme exécutrice, des arrêts de l'Europe continentale et l'avant-garde de ses armées, il appartenait à la France, sans repousser le concours moral qui lui était offert, d'agir pour elle-même, selon ses principes et ses intérêts, selon le droit très légitime d'asseoir son influence dans la Péninsule. La chute de l'insurrection militaire, dût-elle être remplacée par un gouvernement constitutionnel, était chose si précieuse aux puissances représentées à Vérone, qu'elles l'eussent acceptée comme un bienfait sous cette réserve, que rien, d'ailleurs, ne contraignait de faire avec elles. En vain le parti aux yeux duquel une opération combinée dans le double intérêt de la dynastie et de la France devenait une pure croisade de droit divin, aurait-il prétendu qu'il ne seyait pas, en délivrant Ferdinand, de substituer le joug de l'étranger à celui d'une faction; la réponse était trop facile : ce n'était pas la coërcition exercée sur la volonté présumée de ce prince qui légimait l'intervention armée, c'était le caractère d'une révolution incapable de se régler elle-même, et devenue menaçante pour nos institutions et nos frontières. Dès-lors, pour prévenir dans l'avenir des dangers analogues ou d'une nature opposée, mais également menaçans, la France était en droit de ne consulter que sa politique. L'intervention opérée dans ce sens exerçait à l'intérieur une puissante influencé sur l'opinion; elle enlevait à l'Angleterre le rôle que son cabinet avait su prendre en face de la sainte-alliance; elle eût pu nationaliser le principe représenté par la maison de Bourbon, en en faisant l'instrument de la régénération pacifique de l'Espagne, et sans doute aussi du Portugal, où le cœur du bon Jean VI était ouvert d'avance à toutes les idées saines et généreuses.
 
Quelques difficultés se fussent rencontrées sans doute, moindres toutefois que le concours actif offert par tant d'hommes honorables qu'allait frapper une réaction brutale. On eût entendu de vieux ''tragalistes'' acclamer l'inquisition et le roi absolu; le Trappiste et Mérino eussent protesté; Bessières se fût fait fusiller un peu plus tôt, et l'insurrection des ''aggraciados'', au lieu d'éclater en 1827, eût commencé à temps pour que l'armée française, en sortant, pût en finir avec elle. Le gouvernement français eût compris, si un parti n'eût ou fasciné sa vue ou forcé sa main, que pour lui, autant que pour l'Espagne, une transaction était plus désirable qu'une victoire. Or, le moyen le plus assuré de l'atteindre, était, ce semble, après l'occupation de la capitale et sous la menace d'une attaque immédiate, de négocier à Séville avec le roi, la partie modérée des cortès et la majorité du conseil d'état. On s'appuyait alors sur la grandesse (22)<ref> Adresse à son altesse royale le prince généralissime à son entrée à Madrid.</ref> et sur les généraux, presque tous favorables à ces vues conciliatrices, qui seules déterminèrent leur soumission (23)<ref> Lettre du comte de l'Abisbal au comte de Montijo; 11 mai Proclamation de Morillo, 26 juin. Capitulation de Ballesteros, 4 août, etc.</ref>. Mais on recula devant les sourdes résistances de Paris, plus que devant les résistances de l'Espagne, et des actes partiels vinrent attester au monde que l'on comprenait tous les devoirs de la France, sans être en mesure de les remplir (24)<ref> Lettre du duc d'Angoulême au roi d'Espagne, 17 août. Ordonnance d'Andujar qui interdit aux autorités espagnoles de faire aucune arrestation pour cause d'opinions politiques sans l'autorisation préalable des commandans des troupes françaises; place sous la surveillance de ceux-ci tous les journaux et journalistes, etc. </ref>.
 
Une régence s'installa, dont le premier acte fut de rappeler solennellement au ministère les mêmes hommes qui l'occupaient en mars 1820, en ayant soin de mettre en tête de cette liste, sans doute comme étiquette, le nom du confesseur royal D. Victor Saëz, ignorante médiocrité dont la seule mission était de rappeler les temps modèles de la monarchie espagnole, ceux du père Nithard et de Charles II. Toutes les mesures prises depuis trois années, toutes les réformes opérées dans les diverses parties de l'administration furent déclarées nulles et de nul effet; la spoliation de créanciers dont les traités avaient eu pour gage la présence à Madrid de tous les ambassadeurs, fut proclamée en face d'un prince dont la maison avait accepté toutes les charges des cent jours; tous ceux qui avaient occupé des fonctions sous le régime constitutionnel furent déclarés indignes et incapables d'en exercer aucune sous le gouvernement royal tristes préludes des décrets de Port-Sainte-Marie et des proscriptions de Xérès.
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Des croix de Saint-Ferdinand et des opinions plus libérales, le mépris de ses auxiliaires en guenilles et l'horreur des réactions, voilà ce que l'armée de la restauration rapportait d'une campagne où il fut plus difficile de rencontrer l'ennemi que de le vaincre. Quant aux agens politiques, ils prévoyaient une catastrophe dont la France devenait en quelque sorte solidaire, et réclamaient vainement une amnistie pour laquelle son gouvernement avait engagé sa parole. Dans l'absence de tout crédit et de toutes ressources, en face de la banqueroute qui n'est d'aucune opinion, et qu'une d'elles cependant ne craignait pas de préconiser, au milieu de la consternation des hautes classes et des classes bourgeoises, toutes plus ou moins atteintes par d'innombrables catégories, ils voyaient le gouvernement espagnol passer de la démagogie des clubs à celle des volontaires royalistes, sans qu'on leur reconnût le droit de faire arriver jusqu'à lui un conseil de prudence, une parole de modération. Les prisons regorgeaient de détenus, le sabre des janissaires royaux fonctionna dans maintes villes, et cent mille Français regardaient ! Aujourd'hui encore ils regardent; mais du moins c'est par de là les Pyrénées, et le sang n'éclabousse plus leurs armes immobiles.
 
La France a forfait deux fois à sa mission civilisatrice sur ce pays. En 1808, Napoléon refusa de le prendre sous la protection de son génie et de sa gloire; en 1823, la restauration n'osa lui dispenser le bienfait d'une liberté régulière. Puisse la France ne pas manquer une troisième fois à son œuvre! Triste destinée que celle de l'Espagne où l'expérience semble perdue pour tous, où l'abîme semble toujours invoquer l'abîme; étrange destinée que celle de la France, contrainte pour obtenir quelque adoucissement à un régime qui compromettait sa victoire, et pour faire tomber un ministère inepte autant qu'impitoyable, de s'abriter derrière la Russie, et de pousser à Madrid le comte Pozzo di Borgo au secours de son ambassadeur (25)<ref> Ce ministère dut succomber sous les instances du corps diplomatique, et le 2 décembre il se trouva remplacé par un cabinet où entrèrent le marquis de Casa-Irujo, le comte d'Ofalia, le général Cruz, don Luis Ballesteros et don Luis Maria Salazar, hommes plus ou moins engagés dans les voies de modération </ref> !
 
Nous proposant de faire comprendre l'Espagne, et non d'en retracer l'histoire, nous ne saurions donner à une époque de transition l'attention que nous avons dû porter à ces crises durant lesquelles les partis se montrent sans déguisement et sans pudeur, temps solennels où la nature humaine laisse plonger dans ses abîmes, comme la mer lorsque la tempête en soulève les vagues. Si, après les évènemens que nous venons de retracer, une question est jugée en dernier ressort, c'est l'impossibilité, de constituer un gouvernement par l'une ou l'autre des factions auxquelles l'intervention armée de la France et l'intervention diplomatique de l'Europe firent en une même année échapper l'Espagne : factions debout encore l'une et l'autre, réclamant comme leur proie ce pays qu'on leur laisse, et qu'il eût été facile de leur ôter, si le gouvernement français avait tenu les yeux ouverts sur cette crise pour la finir en temps utile. L'une promène dans les montagnes de Biscaye son impuissance que dissimule une force locale vivante et plus populaire; l'autre répète, avec un sang-froid qui fait honte, les banalités révolutionnaires que ne relèveront jamais pour elle ni l'enthousiasme de la ''Marseillaise'', ni la victoire sur l'étranger; partis de la ''Tragala'' et du ''Rey neto'', du bonnet phrygien et du bonnet soufré, des égorgeurs de moines et des bourreaux monarchiques, où règne un égal mépris de l'homme et de Dieu.
 
Le règne de Ferdinand VII, depuis la chute du ministère Saëz jusqu'aux dernières années de sa vie, est une époque d'un caractère difficile à déterminer. Aucun principe nouveau ne fut proclamé, aucun abus ne fut solennellement répudié, aucun acte ne releva légalement d'honorables citoyens des proscriptions ou des incapacités qui pesaient sur eux; pas une parole du pouvoir ne donna lieu de penser qu'on songerait jamais à modifier ces ''coutumes respectables des ancêtres, ces droits absolus du trône inséparables de ceux de la religion'', que tous les sujets fidèles devaient défendre contre ''de prétendues réformes impies et subversives''; plusieurs années après la réaction de 1823, on résumait encore tous les devoirs de l'Espagnol dans ces trois mots : ''Aimer le roi, obéir au roi et mourir pour son absolu pouvoir'' (26)<ref> Proclamation à l'occasion de l'établissement de la charte brésilienne en Portugal, juillet 1826.</ref>. C'était toujours la même langue, la même doctrine officielle, et cependant, sous le couvert de ces mortes formules, l'Espagne s'avançait visiblement vers un ordre nouveau. Des hommes avaient disparu et d'autres avaient pris leur place, appliquant le même symbole, mais dans un autre esprit et des directions différentes. D'anciens ''pastelleros'', des serviteurs de la constitution, ou même du roi Joseph, ces juifs de l'Espagne, relevés par Ferdinand de leur note d'infamie, entouraient son trône, maintenaient l'ordre public, et rendaient quelque essor à la prospérité nationale. C'est que chez ce prince, le malheur avait fini par tuer la passion et par ne plus laisser vivre que le sentiment de la sécurité personnelle, toujours si éveillé sur les tendances des hommes et la portée des choses. Il n'aspirait plus qu'au repos, et un lit à l'Escurial lui était doux pour mourir. Comment se serait-il dès lors livré au parti dont le triomphe eût provoqué une réaction nouvelle, et qui déjà proclamait un autre nom que le sien? Il savait d'expérience qu'attendre de la constitution; mais il ne pouvait ignorer, d'un autre côté, que le cri de ''vive l'inquisition'' était souvent accolé à un autre cri : de là nécessité d'écraser l'un et l'autre parti, détenir entre eux une balance sanglante dans les deux plateaux de laquelle le comte d'Espagne jetait des têtes. Bessières paiera donc pour l'Empecinado; Jeps del Estanys, Rafi-Vidal, Ballester, le père Pugnal, paieront pour les frères Bazan, pour les nombreuses victimes de Tarifa, comme plus tard Santos-Ladron devra payer, pour Torrijos.
 
Non que Ferdinand fasse du juste-milieu; il ne songe aucunement à Constituer un tel parti, à proclamer ses maximes, à faire dominer ses intérêts. II choisit seulement quelques hommes qu'il sait habiles, et qu'il oppose avec adresse, dans son conseil, à des hommes nécessaires, mais redoutables. En face de Calomarde et de Ugarte, ces valets-de-chambre politiques, vis-à-vis des Erro, des Eguia, des Aymerich, ces croupions de l'absolutisme, il pose et tient en équilibre les Zea, les d'Ofalia, les Recacho, les Burgos, les Ballesteros, les Zambrano, novateurs qui pactisent avec l'esprit de révolution au point de désirer que l'état ait quelque crédit, que ses dividendes, son administration et son armée soient payés, que l'industrie et le commerce se ravivent; enfin, que les volontaires royalistes n'emprisonnent et n'assomment plus à discrétion. Ferdinand en est arrivé à se servir de chacun sans plus se livrer à personne, car tel, malgré son absolu dévouement, a des affinités révolutionnaires, tel autre voit en secret don Carlos et les deux infantes portugaises; les constitutionnels sourient au premier, les apostoliques font des confidences au second; que M. de Zea soit donc tenu en échec par Thaddeo Calomarde, et que dans les circonstances pressantes le duc de l'Infantado fasse contre-poids à l'un et à l'autre.
 
Ce rôle allait à un roi rendu sceptique par le malheur, et qui n'aimait pas plus sa famille qu'il n'en était aimé. L'Espagne, d'ailleurs, s'y prêtait sans résistance; car, si dans son sein les partis, comme le pouvoir, conservaient les mêmes symboles, à leurs paroles et à leurs actes on sentait la voix qui tombe et l'ardeur qui s'éteint. Les volontaires royalistes faisaient encore parfois main basse sur les ''negros'', ces chiens de ''negros'' qui avaient des idées libérales et de l'argent; mais en les louant de leurs excellens sentimens, on osait les punir sans qu'ils osassent résister. On réclamait encore le rétablissement de l'inquisition; des corps constitués firent plusieurs fois des représentations officielles sur l'urgence de cette mesure pour le trône et pour l'autel : je crois même que deux prélats la déclarèrent sur simple mandement rétablie dans leur diocèse (27)<ref> Les évêques de Tarragonne et d'Orihuela.</ref> ; mais la majorité du corps épiscopal resta calme, le clergé séculier se sépara de la démagogie turbulente de ses moines, et le saint office ne se releva plus. En vain, les vieilles bandes de la foi, furieuses qu'on leur mesurât les récompenses sur le dénuement du trésor, se soulevèrent en Catalogne contre Ferdinand et ses ministres franc-maçons; l'armée des ''aggraviados'' succomba comme toutes les factions dont l'esprit se retire. L'on vit alors une main monarchique, qui sans doute aujourd'hui regrette son œuvre imprudente, accrocher à toutes les potences de la principauté les chefs d'un parti que don Carlos a vainement tenté d'y réveiller, parce qu'en cette crise de 1827 son dévouement s'épuisa avec son sang et avec sa foi.
 
Devant les mêmes causes on voit aussi tomber l'effervescence libérale; on sent que toutes les orthodoxies politiques sont entamées à la fois. Tarifa et Almeria sont attaqués sans résultat, les frères Bazan restent sans concours à Alicante. Plus tard, Milans s'agite en vain sur la frontière de Catalogne; et, chose plus grave, le contrecoup de la révolution de juillet ne remet pas même à flot une opinion qui a perdu en force tout ce que le pouvoir a paru gagner en intelligence. En Navarre, Valdès échoue en 1830 comme en 1824 il échouait en Andalousie; Torrijos et sa troupe viennent se faire fusiller dans des provinces qui contemplent avec pitié sans doute, mais sans sympathie, leur défaite et leur massacre juridique; Mina lui-même, dans sa fuite, rougit de son sang les pointes de ces rochers aigus qu'il gravit si souvent aux cris joyeux de ses compagnons de victoire. Toutes les tentatives de réfugiés essayées pendant six ans sur tous les points du royaume; au nom de la constitution de 1812, échouent sans trouver de concours, sans qu'une compagnie se soulève, qu'une ville s'émeuve, qu'une ''guerilla'' se mette en campagne, sans que la ''Puerta del sol'' se rappelle un instant ses beaux jours, les jours de Vinuesa et de Goiffieux.
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Nous avons dû faire précéder l'appréciation de l'état politique de la Péninsule de l'étude d'événemens qui seuls peuvent l'éclairer. Ce n'est pas sans quelque difficulté qu'il nous a été donné de rassembler dans un cadre aussi étroit des faits aussi multipliés et si divers; ce ne sera pas non plus, nous le craignons, sans quelque embarras, que les lecteurs pourront les embrasser et les suivre. Mais il suffit que l'esprit ne leur en échappe pas, et qu'ils connaissent les antécédens avec lesquels chaque parti s'est produit dans la lutte actuelle. C'est, en effet, sur leur passé que sont jugés les partis, et rien ne les dégage de cette solidarité rigoureuse. Il reste maintenant à observer l'Espagne se débattant tout à la fois contre les hommes de 1820 et ceux de 1814, et à montrer quelles causes la rendent impuissante à fixer elle-même ses destinées. Il reste surtout à rechercher s'il n'y avait pas un rôle obligé pour le gouvernement français dans une crise non moins grave que celles où l'on s'est trouvé engagé.
 
 
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<small>(1) Décret du 16 mai 1816. </small><br />
<small> (2) Décret du 30 mai 1814</small><br />
<small>(3) Le fragment qui nous a été laissé par M. de Martignac, de l'Essai ''sur la révolution d'Espagne et l'intervention de 1823'', présente un tableau fidèle de cette époque. Malgré l'extrême réserve que son système politique et sa position personnelle imposent à l'auteur, l’ame de l'honnête homme déborde en cris éloquens au récit de ces proscriptions sauvages; et la situation de l'Espagne sous un régime où « l'imprudence le disputait à la cruauté, '' a été rarement appréciée avec un tact politique plus sûr et une plus haute moralité. De telles doctrines sont froides et ternes au jour brillant des révolutions; toutefois, dans la situation de l'Espagne, on serait heureux de pouvoir y recourir pour les terminer. </small><br />
<small> (4) Décret du 21 mai 1814.</small><br />
<small> (5) Décret du 14 juillet 1814.</small><br />
<small> (6) Décrets du 29 mai 1815 et du 6 juillet 1816.</small><br />
<small> (7) Déjà, en 1814, une immense dette étrangère pesait sur l'Espagne, et la bonne foi fut loin de présider à sa liquidation. La Hollande avait fait, en 1807, au ministère de Godoy un prêt de 72,000,000 qu'on hésita long-temps à reconnaître. Les réclamations françaises, dont le règlement dut s'opérer en vertu de la convention du 25 avril 1818, suscitèrent mille difficultés entre les deux cabinets. Enfin, le gouvernement espagnol ne sut rien trouver de mieux, pour diminuer la masse de ses engagemens, que de déclarer déchus de leurs droits à une liquidation, tous les porteurs de titres par possession ancienne ou par acquisition qui les auraient présentés à ''l'intrus'', et en auraient obtenu la liquidation en reconnaissance ou inscription sur les livres de ce gouvernement.</small><br />
<small> (8) Bulle du 26 juin 1818, qui permet d'appliquer, pendant deux ans, les revenus et produits des prébendes ou autres bénéfices ecclésiastiques de nomination royale qui viendraient à vaquer, à l'extinction de la dette publique, ordonne la vacance des bénéfices de, libre collation, pendant six années, et l'application de leurs revenus et du produit des annates à la même destination. </small><br />
<small> (9) Janvier 1819.</small><br />
<small> (10) Le général Elio, étranglé à Valence en 1822, après une captivité de deux années.</small><br />
<small>(11) Melchior fut exécuté à Madrid le 5 février 1820. </small><br />
<small> (12) Loi du 12 octobre 1820.</small><br />
<small> (13) Les membres les plus importans de ce cabinet étaient les frères Argüelles et Garcia Herreros.</small><br />
<small>(14) Après sa première apparition à Madrid, le général Riego, destitué de la capitainerie-générale de la Galice, qui lui avait été conférée après la révolution, reçut ordre de se rendre en exil à Oviedo, sa patrie. Il y resta jusqu'à sa nomination à la capitainerie-générale d'Aragon. Dans un nouveau jour de courage, le gouvernement le révoqua plus tard de ce poste important; mais alors Riego, chef des exaltés, était plus puissant que le ministère et le roi, les cortès et la constitution. </small><br />
<small> (15) Il fut d'abord composé de don Eusebio Bardaxi, don Ramon Feliu, don Vicente Cano Manuel, don Antonio Barata, don Francisco de Paula Escudero et du général Moreno y Daoïx. Plus tard, à la suite des évènemens d'Andalousie et de la formation des juntes insurrectionnelles, le roi dut accepter la démission de plusieurs ministres dont les portefeuilles furent tenus provisoirement. Sitôt que la fin de la législature le lui permit, il appela au conseil Martinez de la Rosa, Gareli, Moscoso et Bodeja, dont la majorité avait souvent suivi les directions calmes et honorables. Néanmoins, malgré divers remaniemens de personnes, le système continua sans interruption, et l'on doit faire remonter au 1er mars 1821 l'établissement du ministère de résistance en Espagne. Ce cabinet ne succomba qu'à la fatale crise du 7 juillet, après seize mois d'une existence orageuse.</small><br />
<small> (16) Environ cinquante députés américains, la plupart du Mexique, assistèrent à la seconde session des cortès.</small><br />
<small> (17) Déclaration de la junte de Cadix du 17 décembre 1821.</small><br />
<small> (18) Rapport de Calatrava du 23 décembre.</small><br />
<small>(19) Le chef politique Escovedo. Il fut décidé, après une longue discussion, à la majorité de 76 voix contre 54, qu'il siégerait aux cortès, nonobstant l'accusation de haute trahison portée contre lui, laquelle devait suivre son cours. Peu après, Escovedo fut solennellement acquitté. </small><br />
<small>(20) 24 mai 1822. </small><br />
<small> <(21) Ainsi nommés du journal ''el Zurriago'' (le fouet)./small><br />
<small> (22) Adresse à son altesse royale le prince généralissime à son entrée à Madrid.</small><br />
<small> (23) Lettre du comte de l'Abisbal au comte de Montijo; 11 mai Proclamation de Morillo, 26 juin. Capitulation de Ballesteros, 4 août, etc.</small><br />
<small>(24) Lettre du duc d'Angoulême au roi d'Espagne, 17 août. Ordonnance d'Andujar qui interdit aux autorités espagnoles de faire aucune arrestation pour cause d'opinions politiques sans l'autorisation préalable des commandans des troupes françaises; place sous la surveillance de ceux-ci tous les journaux et journalistes, etc. </small><br />
<small>(25) Ce ministère dut succomber sous les instances du corps diplomatique, et le 2 décembre il se trouva remplacé par un cabinet où entrèrent le marquis de Casa-Irujo, le comte d'Ofalia, le général Cruz, don Luis Ballesteros et don Luis Maria Salazar, hommes plus ou moins engagés dans les voies de modération </small><br />
<small> (26). Proclamation à l'occasion de l'établissement de la charte brésilienne en Portugal, juillet 1826.</small><br />
<small> (27) Les évêques de Tarragonne et d'Orihuela.</small><br />
 
 
=== La Régence de Marie-Christine et la Guerre civile ===
 
 
Il semble difficile d'admettre qu'en détruisant la loi salique pour rétablir l'ancien mode d'hérédité, Ferdinand VII ait cru n'opérer qu'une facile révolution de palais. Cette supposition serait peu compatible avec les noms des principaux membres du conseil de régence, choisis par lui au sein de l'opinion constitutionnelle, comme pour protéger par avance la faiblesse de sa fille contre un inévitable avenir. Cependant cette détermination fut suivie de déclarations tellement précises sur le maintien des vieilles institutions politiques de contradictions si manifestes entre les personnes et les doctrines, qu'il devint évident qu'on était loin d'en avoir mesuré la portée, et qu'on s'en était remis plutôt au hasard qu'à la prudence du soin d'en conjurer les conséquences prochaines.
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Ce parti ne s'arrêta point à la discussion théorique des droits plus ou moins fondés du prétendant; en octobre 1833, à la mort de Ferdinand VII, il se groupa spontanément autour de son chef; et dans ce jour décisif qui pouvait lui assurer la couronne, don Carlos manqua à ses partisans beaucoup plus que ceux-ci ne lui manquèrent. Cette opinion, à laquelle adhérait la majorité des populations rurales, disposait alors de trois cent mille volontaires royalistes, dont la moitié avait des armes; la plus grande partie du corps diplomatique lui prêtait sa force morale. Sur quels élémens s'appuya d'abord la reine-gouvernante pour lui résister; qu'opposa-t-elle à la coalition de tant d'intérêts, de tant de passions, de tant de hautes influences?
 
Marie-Christine avait compris, en mettant le pied dans la Péninsule, qu'il était aussi impossible de ranimer le vieux génie castillan que de restaurer la splendide monarchie d'Espagne et des Indes; elle jugea que ce pays, contraint de remplacer par l'ordre et la production ses richesses d'Amérique et, sa puissance continentale, inclinait forcément vers le système français; cette tendance, dans l'Europe moderne, domine à la fois et les antécédens historiques et les vieilles antipathies nationales. Elle s'entoura donc des hommes de l'école française auxquels l'avènement de don Carlos eût préparé une inévitable disgrace. Elle les appela au ministère, en remplit les principales administrations; et, chose remarquable, ce fût entre les mains d'un magistrat de Joseph que les grands corps de l'état vinrent promettre foi et hommage à la royauté d'Isabelle (1)<ref> Don Francisco-Fernando del Pino, ministre de grace et justice. </ref> !
 
Mais une scission profonde existait entre ces hommes : les uns sympathisaient à la fois avec les méthodes et avec les idées françaises; les autres entendaient appliquer celles-là; tout en répudiant celles-ci. On sait qu'à la tête de ces derniers était M. de Zéa-Bermudez, esprit fort éclairé, sans nul doute, mais qui avait eu le malheur d'étudier la France en Russie, et croyait pouvoir employer les puissans véhicules de notre centralisation administrative, sans l'impulsion morale qui les fait fonctionner chez nous.
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C'est peut-être ici le cas de faire remarquer combien ce qui s'est accompli de progrès matériels dans le vaste empire des czars, combien ce qui s'opère chaque jour de progrès intellectuels et industriels en Prusse, a pu contribuer à répandre d'idées inexactes en Europe. De très bons esprits sont arrivés à croire que toutes les réformes utiles étaient possibles dans l'ordre civil sans atteindre l'ordre politique; erreur qu'avant la fin du siècle l'expérience aura probablement démontrée pour la monarchie prussienne elle-même. Tant que le pouvoir y devance la société, celle-ci se borne à réclamer la continuité d'une action admirablement exercée par la royauté vraiment nationale qui en a été le principe : mais un jour viendra où la classe élevée par l'industrie et l'instruction générale voudra sanctionner en droit ce qu'elle possédera en fait; où elle éprouvera le désir de substituer l'initiative de l'opinion publique à celle d'agens incontrôlables. L'habileté du pouvoir peut sans doute retarder cette révolution et en modifier le caractère; mais elle n'en est pas moins inévitable.
 
Les monarchies du Nord ne présentent, d'ailleurs, aucune analogie, même éloignée, avec la situation de l'Espagne à la mort de Ferdinand VII. On aurait parfaitement conçu le ''despotisme illustrado'' sous le règne de Charles IV, si l'empereur Napoléon, comprenant alors sa mission envers l'Espagne, fût intervenu entre le roi et la nation, pour arracher un grand peuple à sa torpeur héréditaire. A cette époque les partis ne s'étaient pas encore classés dans la Péninsule; la tribune et la presse, ces deux sens mystérieux des nations, ne lui avaient pas été révélées, et ceux qui aimaient déjà la liberté n'avaient pas encore souffert pour elle. On eût bien mieux compris encore le système inauguré par la célèbre circulaire de M. de Zéa (2)<ref> Circulaire du 5 décembre 1832 à tous les agens de sa majesté catholique près les cours étrangères, pour leur exposer les principes conservateurs du ministère formé par la régente. </ref>, sous un roi jeune d'intelligence et d'années, monté au trône en vertu d'un titre incontesté, et dans le silence des factions; le malheur de l'Espagne fut sans doute d'échapper en temps utile à cette bienfaisante tutelle. Mais en 1833, au moment où la mort de Ferdinand posait en principe les droits incertains de sa fille, on était en face d'un parti puissant, dont le chef, alors réfugié en Portugal, déclarait vouloir s'en remettre de ses droits à Dieu et au courage des siens. Dans une telle situation des esprits et des choses, quand la Navarre était déjà soulevée par Santos-Ladron, que Mérino put disposer un instant de vingt mille volontaires en Castille, alors que la révolte n'était contenue dans les provinces que par le dévouement des capitaines-généraux, et l'hésitation de don Carlos à se mettre à la tête des rebelles; dans un moment où il fallait incorporer en masse, dans l'armée, tous les officiers impurifiés depuis 1823, et accepter les services de Jauregui, qui frayait la route à Mina; comment, avec quelque sens politique, oser conseiller à la régente de se poser seule devant l'opinion libérale? comment lui mettre à la bouche des paroles qui peuvent se traduire ainsi :
 
J'amnistierai vos hommes parce qu'ils me sont indispensables, mais je flétrirai toutes vos doctrines; je ne repousserai pas seulement la faction démagogique, qui, par sa violence, a perdu la liberté, et dont l'Espagne a horreur, j'envelopperai dans la même réprobation toutes les nuances de l'opinion constitutionnelle, depuis Martinez de la Rosa jusqu'à Galiano; en entrant dans la carrière des innovations administratives, je conserverai scrupuleusement toutes les vieilles formules pour faire illusion à l'Europe; entourée d'hommes qui ne comprennent le gouvernement qu'avec une représentation nationale, je continuerai de m'appuyer sur la puissance absolue des rois d'Espagne, grossier mensonge historique, et d'invoquer le droit divin auquel le compétiteur de ma fille en appelle avec une foi plus énergique, parce qu'elle est plus sincère. N'est-ce pas là une insoutenable position, et pourtant cette étrange doctrine ne fit-elle pas le fonds du système ministériel pendant cette année, qui pouvait être décisive pour le sort de l'Espagne (3)<ref> Voyez le manifeste de la régente, 4 octobre 1833.</ref>?
 
Immobile dans sa pensée et sa confiance , M. de Zéa ne parut prendre garde ni à la guerre de Navarre, conduite alors par Saarsfield avec une lenteur fort équivoque, ni au mouvement des provinces, où l'autorité, pour résister au parti carliste, avait dû susciter l'ancienne opinion libérale. Exclusivement préoccupé de concilier au gouvernement de la reine l'adhésion du corps diplomatique, il ne voyait pas qu'il était beaucoup moins urgent de retenir le ministre de Russie à Madrid que d'empêcher don Carlos d'y arriver, et répétait sa devise: ''pas de concessions'', alors qu'il en faisait chaque jour aux plus impérieuses nécessités.
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Le parti libéral déploya une véritable habileté durant l'administration transitoire de M. de Zéa. Se ralliant au seul nom d'Isabelle, il parut d'abord s'offrir sans conditions, assuré d'être promptement en mesure d'agir à son gré. Dominés par les circonstances, les capitaines-généraux, dans presque toutes les provinces, avaient dissous et désarmé les volontaires royalistes, sans attendre les ordres du ministère qui, après de longues hésitations, dut sanctionner un fait désormais consommé. En Catalogne, Llauder avait organisé vingt mille gardes d'Isabelle pour faire tête à l'insurrection; dans le royaume de Valence, on dut, pour résister, recourir à une mesure analogue. Partout l'autorité se voyait contrainte de remettre les commandemens à des officiers libéraux, quelquefois à des émigrés rentrés de la veille : déjà Valdez, plus dévoué sans être plus heureux, avait remplacé Saarsfield en Navarre; l'amnistie, d'abord limitée, avait été étendue à tous les proscrits, qui, en rentrant dans leur patrie, recevaient les avances du pouvoir, au lieu de lui donner des gages. Mais tout cela se faisait en vain une idée fermentait dans toutes les têtes comme en 1808, comme en 1820, une idée, force irrésistible, dès qu'elle parvient à se formuler.
 
Llauder se charge de ce soin; il lance sa fameuse ''exposition'', déclare qu'il faut consulter la nation, et prononce le premier le nom retentissant des cortès. A ce mot répété par la plupart de ses collègues et que le conseil de régence avait déjà murmuré, le ministère Zéa s'écroule; et un décret royal (4)<ref> 16 janvier 1834.</ref> remet le sort de la monarchie espagnole à M. Martinez de la Rosa et aux hommes du ministère de 1821, aux chefs de l'ancienne opinion ''bicamériste''.
 
Ici nous devons cesser de suivre l'ordre des évènemens pour embrasser la situation de la Péninsule, qui va se dessiner enfin dans son ensemble et sa vérité. L'instant est venu de rechercher si des noms honorables, dont la signification politique nous est actuellement bien connue, expriment une opinion assez puissante pour se produire hautement et pour se défendre; de se demander si nous avons enfin, après tant de vicissitudes, atteint cette couche solide jusqu'à laquelle il faut pénétrer pour résister au vent des révolutions. Nous n'hésitons pas à préjuger cette question par une réponse affirmative, et à déclarer qu’à nos yeux, un pouvoir exercé par MM. Martinez de la Rosa, Gareli et Toreno, dans le sens des idées constamment défendues par ces hommes politiques, est le seul instrument possible de la régénération de l'Espagne. Nous serons en mesure de démontrer plus tard que si ce pouvoir a succombé devant une minorité sans force réelle, on doit moins l'imputer à l'impuissance virtuelle de l'opinion qu'il représente, qu'à des circonstances extérieures et pour ainsi dire excentriques, incapables sans doute de fixer l'avenir des peuples, mais qui suffisent trop souvent à leur préparer de longues épreuves et d'indicibles douleurs.
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Nous nous défions des formules où l'on encadre les destinées des peuples sans rien laisser à faire ni à Dieu ni aux hommes : comment ne pas admettre pourtant qu'il y a dans l'esprit français une force intime, un élément général et providentiel, base future d'une nouvelle unité? Quel est le grand mouvement intellectuel ou social qui ne soit devenu européen? L'unité romaine absorba les Gaules et l'Ibérie, et la pensée chrétienne a transformé le monde. L'organisation féodale, diversement modifiée, à son tour enlaça l'Europe, qui s'agite aujourd'hui sous des idées d'autant plus puissantes, que la France est parvenue à les contenir et à les régler.
 
Il n'est pas donné aux peuples modernes d'étouffer cette inspiration du moment où elle les a pénétrés; et si je n'étais convaincu que le génie de l'époque contemporaine décide et fixe en définitive l'issue de toutes les révolutions, je n'hésiterais pas à envisager l'avenir de ce pays sous le point de vue développé par M. le baron d'Eckstein : je le verrais incliner vers une sorte d'organisation féodale (5)<ref> ''De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent et son avenir. Chez Paulin? 1 vol. In-8°.</ref>. Mais alors, plus assuré dans mes déductions que ce publiciste ne l'est dans les siennes, je trancherais sans hésiter la question actuelle en faveur de don Carlos; car, quoique ce prince, par des idées de pouvoir absolu d'origine fort récente dans la Péninsule, ne corresponde pas certainement à tous les instincts de la démocratie rurale qui combat pour lui au-delà des Pyrénées, il est évident que lui seul serait en mesure de consacrer son triomphe et d'en profiter.
 
Mais quelles que soient les forces dont dispose en ce moment le prétendant, quelle que puisse être la faiblesse du triste pouvoir qui se débat contre lui, cette opinion est radicalement impuissante, car elle présuppose certaines conditions qui n'existent plus depuis que les idées modernes ont envahi l'Espagne, et que ses richesses métalliques lui ont échappé, depuis qu'il lui est interdit de se dérober à la loi divine du travail et à la vivifiante épreuve de la liberté. Don Carlos obtiendra des succès temporaires que son parti ne manquera pas de saluer comme décisifs; il est militairement possible qu'il arrive à Madrid, il est politiquement impossible qu'il s'y maintienne.
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Ces prévisions théoriques sont-elles contrariées par les faits? La cause carliste s'est-elle jamais présentée avec cette foi profonde qui seule fixe la fortune? Point. On dirait que l'infant est venu en Espagne pour l'acquit de sa conscience plutôt que par ambition ou dans l'espoir du succès, et que ses Navarrais ont regardé leur but comme à peu près atteint du moment où ils sont restés maîtres chez eux. Il semble, à voir comme va cette guerre, que le succès politique n'importe plus qu'aux banquiers pour écouler leurs coupons, et aux gazetiers pour faire leurs articles.
 
Ce fut, sans doute, une étonnante création que cette armée de Navarre, qui, formée de quelques centaines d'hommes à la fin de 1833, comptait à la mort de Zumalacarregui, en juin 1835, trente-six bataillons d'infanterie, douze escadrons de cavalerie, un parc d'artillerie de siège et de campagne (6)<ref> ;''Essai insurrectionsur deles paysansprovinces quibasques désarmaet quarante mille hommes,la guerre àdont coupselles desont bâtonle (théâtre''a. palos'')Bordeaux, qui1836. fit successivement''Mémoires échouersur la réputation de SaarsfieldZumalacarregui et deles Quesada,premières de Valdez etcampagnes de RodilNavarre, depar MinaC.F. etHeningsen; de2 Cordovavol. MaisIn y8°. a-t-ilFourier dansà toutParis. cela quelque chose qui constate la vitalité de la cause au nom de laquelle s'opérèrent ces prodiges? Nous ne le croyons pas, et l'attitude réservée de don Carlos semble attester qu'il partage sur ce point nos convictions.<br/>
<small> Nous recommandons vivement ces deux ouvrages aux personnes qui veulent étudier avec quelque soin les affaires de la Péninsule. L'ouvrage du capitaine Henningsen est jeune d'esprit et court de vues politiques; mais les impressions en sont vraies, l'histoire y est sincère, et le drame s'y déroule, dans sa grandeur confuse, sans prétention et sans recherche. Je doute que l'auteur soit capable d'écrire le moindre article de journal; mais à coup sûr la plupart des journalistes se tourmenteraient en vain pour atteindre à cette naïveté pittoresque.</small><br />
<small> ''L'Essai sur les provinces basques'' est une œuvre de haute portée. Cet ouvrage, avec les fragmens publiés à diverses reprises dans la ''Revue de la Gironde'', offre, sans contredit, ce qui s'est écrit de plus substantiel sur la question espagnole, que la presse périodique de Madrid est plus propre à embrouiller qu'à éclaircir.</smallref><br />; insurrection de paysans qui désarma quarante mille hommes, guerre à coups de bâton (''a palos'') qui fit successivement échouer la réputation de Saarsfield et de Quesada, de Valdez et de Rodil, de Mina et de Cordova. Mais y a-t-il dans tout cela quelque chose qui constate la vitalité de la cause au nom de laquelle s'opérèrent ces prodiges? Nous ne le croyons pas, et l'attitude réservée de don Carlos semble attester qu'il partage sur ce point nos convictions.
 
Ne nous bornons pas à dire, pour les défendre, que les quatre provinces basques combattent pour leurs fueros menacés par le régime administratif et l'unité constitutionnelle; assertion qui, toute fondée qu'elle soit dans un certain sens, pourrait être contestée dans un autre, car il est certain qu'on ne trouverait guère d'allusion aux ''fueros'' des provinces dans les proclamations navarraises, et que, dès son début, cette insurrection respirait un esprit de fidélité monarchique dans un sens tout vendéen. Mais tel était le drapeau sans que tel fût le mobile; et si les Basques résistèrent comme royalistes, ce fut évidemment dans leurs institutions spéciales qu'ils puisèrent des forces pour rendre leur résistance efficace. Sa puissance fut tout entière dans les habitudes martiales et libres de ces populations de guérillas, dans leur organisation élective qui se trouva toute prête pour diriger le mouvement, dans l'absence de toute force armée pour s'opposer à la première tentative des volontaires royalistes (7)<ref> Au commencement d'octobre 1833, lorsque les bataillons de volontaires proclamèrent l'infant don Carlos à Vittoria et à Bilbao, il n'y avait pas, d'après les documens publiés par le gouvernement espagnol, un soldat dans ces places. De l'Ebre aux Pyrénées, on comptait deux régimens seulement, l'un à Saint-Sébastien, l'autre à Pampelune. Il y en avait quatre ou cinq dans les places de guerre de la Catalogne, et un seulement dans la Vieille-Castille. </ref>; elle résulta surtout de l'exemption des charges publiques et du recrutement militaire qui avaient laissé sur le sol de ces provinces et leur jeunesse et leurs capitaux. L'insurrection n'a pas eu à renverser dans le nord le gouvernement espagnol : celui-ci n'était guère représenté dans ces provinces que par les agens du service des postes; elle a trouvé sous la main des juntes, des députations, des administrations civiles et financières formées depuis des siècles, et qui sont restées les siennes. Ce fut ainsi que cette guerre prit, dès l'origine, le caractère d'une simple résistance contre l'invasion étrangère, sans affecter celui d'une lutte de parti avec ses espérances passionnées et conquérantes. Un grand tacticien, enfant de ces montagnes est venu en aide à cette cause ; et quoique dans son orgueil triste et sauvage Zumalacarre gui ambitionnât l'insigne honneur d'entrer à Madrid le béret rouge sur la tête, la ''zamarra'' sur le corps et la cravache à la main, accompagné de ses guides de Navarre aux brodequins de chanvre et aux uniformes pris sur l'ennemi, quoiqu'il fût incontestablement royaliste dans le sens européen de ce mot, il dut subordonner tous ses plans militaires au génie du peuple dont il conduisait la résistance nationale. C'est pour cela qu'au lieu de s'ouvrir la route de Madrid, il périt sous les murs de Bilbao, le Madrid de l'insurrection vascongade, place que les ministres de don Carlos désirent si vivement posséder pour se procurer des ressources financières, et ses soldats pour constater leur victoire par l'occupation de leur véritable capitale. Il fut toujours dans l'esprit de cette guerre de se circonscrire sans s'étendre. Elle eut la sage ambition de chasser l'ennemi, non l'aventureuse ambition de le poursuivre. L'Espagne déclarerait renoncer à ses droits sur les quatre provinces, que la guerre finirait ''ipso facto'', malgré la résistance du parti castillan : ceci ne semble pas avoir besoin de preuves.
 
Une simple observation établit, d'ailleurs, tout ce qu'il y eut de spécial dans l'insurrection basque, et ne permet point à l'opinion carliste de s'en prévaloir comme d'un indice de sa force. Au moment où Ferdinand ferma les yeux, les tentatives insurrectionnelles ne furent pas circonscrites au nord du royaume. Pendant que la Navarre courait aux armes sans s'émouvoir du coup de foudre qui venait de frapper son chef (8)<ref> Santos-Ladron, ancien vice-roi de Navarre, et l'un des officiers de l'armée de la foi, fut arrêté près de Los-Arcos de la main même de Lorenzo, colonel du 12me, sorti de Pampelune avec cent hommes. Il fut conduit dans cette ville, et fusillé 1e 13 octobre.</ref>, Mérino avait soulevé les volontaires royalistes entre l'Ebre et le Guadarrama. En Catalogne, des mouvemens avaient eu lieu sur divers points, et aux confins des royaumes d'Aragon et de Valence, les insurgés s'établirent d'abord dans le château de Morella d'où ils appelèrent aux armes les nombreux bataillons de volontaires. Néanmoins, dès le commencement de 1834, tous ces mouvemens étaient étouffés, toutes ces tentatives étaient reconnues impuissantes, et la guerre ne se maintenait qu'au-delà de l'Ebre, parce qu'ailleurs elle était guerre de parti, et que là seulement elle était guerre nationale. Du moment où les diversions tentées par don Carlos sur la Catalogne restaient sans succès, où cette terre des bandes de la foi, n'armait plus ses vieux ''somatènes'' et les restes épuisés de ses ''aggraviados'', il était démontré que l'insurrection carliste, livrée à elle-même, viendrait échouer ou contre l'opposition ou contre l'apathie de l'Espagne.
 
Ces prévisions que tout homme connaissant la Péninsule pouvait former dès les premiers mois de 1834, n'ont point été infirmées par les événemens. En vain l'anarchie a-t-elle massacré les moines, exercé ses proscriptions, proscrit les gens de bien, porté l'épouvante au cœur des hommes timides : aucun vengeur n'est sorti de ce sang qui crie encore, et les armées du prétendant n'ont pas plus recueilli les fugitifs de Madrid, que celles de l'émigration ne recevaient les proscrits de la Gironde. Le seul résultat qu'ait amené pour don Carlos cette complète dissolution du pouvoir qui suivit les événemens du mois d'août, c'est l'expédition de Gomez, audacieuse maraude dont le caractère politique est assez vaguement indiqué.
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En face de l'opinion carliste se présente l'opinion libérale, divisée en deux grandes fractions. L'une, qui s'appelle par essence l'opinion constitutionnelle, a pris l'acte de 1812 non pour symbole, mais pour drapeau. Quelle est sa force véritable dans la Péninsule; avec quels hommes et quelles idées se produisit-elle dans la lutte actuelle? sa victoire sur le système successivement représenté par MM. Martinez de la Rosa, de Toreno et Isturitz fut-elle l'expression d'un vœu national ou l'œuvre de circonstances transitoires?
 
Le pouvoir est la pierre de touche des partis; c'est au pouvoir seulement qu'ils donnent leur mesure. Il était donc difficile, en 1833, d'apprécier les ressources et l'avenir du parti qui se posait pour la première fois devant les deux autres, car l'opinion bicamériste n'avait eu jusqu'alors en Espagne ni corps de doctrines, ni organes avoués. Mais le parti de la constitution de Cadix avait possédé tout cela. Nous l’avons étudié en 1812 dans son orgueilleuse inexpérience, en 1820 dans sa brusque transformation militaire; nous avons vu les théoriciens céder presque sans résistance la place aux hommes d'épée, l'intelligence s'abaisser devant la force, Arguelles devant Riégo. C'est à ce point que se trouvait amené, au moment de l'invasion française, le parti démocratique, et c'est à ce point qu'on le retrouve à sa rentrée en Espagne sous Marie-Christine; et peut-être est-il digne de remarque que l'acte par lequel le ministère Mendizabal scella son alliance avec lui, fut la réhabilitation solennelle d'un homme dans lequel ce parti honorait moins la triste victime d'une réaction politique que le fougueux représentant de ses vœux et de ses rêves (9)<ref> Un décret du 30 octobre 1833 a prononcé la réhabilitation de don Raphaël Riego, en disposant : 1° que ce général était réintégré dans sa réputation et dans son honneur; 2° que sa famille jouirait de la pension et des droits à lui appartenant; 3° que cette famille était placée sous la protection spéciale de la reine, et sous celle de la régente durant la minorité. </ref>. Pour apprécier la force réelle de l'opinion de 1820, n'oublions pas avec quelle promptitude elle laissa choir sans le défendre le code immortel de 1812, à l'apparition des premiers bataillons français; reportons-nous surtout à l'universel enthousiasme qui sembla faire de l'invasion de 1823 une délivrance. Ce n'était pas en effet parmi les populations rurales seulement qu'éclatèrent ces témoignages d'adhésion, et les acclamations au roi absolu n'en étaient pas l'accompagnement nécessaire. Les villes les plus notoirement connues pour leurs idées libérales ouvraient sans résistance leurs portes à l'étranger; elles contemplaient avec une ambition triste et jalouse ces soldats, heureux fils d'un pays où la liberté régnait sans violences : tous les vœux se tournaient vers la France, tous les regrets se reportaient vers l'Espagne. Les généraux en masse et la plus grande partie des officiers désiraient conserver des institutions libérales en modifiant leur action, en substituant des influences plus calmes et plus morales à celles qui avaient bouleversé le pays sans y exciter même un courage d'un jour. Les miliciens de Madrid, les insurgés de ''Las-Cabezas'', peu nombreux, mais fort compromis, prolongèrent seuls quelques mois derrière les remparts de Cadix une résistance sans concours et sans espoir. Du jour où le premier soldat français eut passé la frontière, on put dire avec vérité que la constitution de 1812 avait cessé d'être en cause, et que l'avenir de l'Espagne ne se débattait plus qu'entre le vieil absolutisme et une charte à la française.
 
On a déjà vu que toutes les tentatives des réfugiés avaient été frappées d'impuissance sous la restauration, époque durant laquelle se développèrent simultanément dans les classes éclairées une tendance chaque jour plus prononcée vers les réformes politiques, et un repoussement qui allait jusqu'à l'effroi au seul souvenir de 1820. C'est à ce sentiment, partagé par l'armée elle-même, qu'il faut attribuer l'inquiétude avec laquelle l'Espagne accueillit la nouvelle des événemens de juillet, sur la portée desquels personne ne se faisait illusion. On sait comment échouèrent dans les provinces du midi aussi bien que dans celles du nord des entreprises essayées sur des points à peu près sans défense. Il était évident, rien qu'à voir l'attitude du pays, qu'il hésitait à recevoir la liberté de mains qui menaçaient de la lui rapporter folle encore et sanglante.
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Il faut bien reconnaître, du reste, que les dispositions du statut étaient vagues, incomplètes et timides. Elles entraînaient quelques conséquences qu'il eût été plus habile de consacrer que de se laisser arracher par la logique, cette arme si dangereuse dans la main des passions. Il y avait, d'ailleurs, de graves inconvéniens à se placer sur le terrain de l'octroi royal, d'où venait de choir la plus vieille monarchie du monde. Rien n’irrite plus les assemblées délibérantes qu'une pareille prétention : elle les contient beaucoup moins qu'elle ne les excite, et ôte au pouvoir bien plus de force qu'elle ne lui en donne.
 
M. Martinez de la Rosa se flatta d'échapper à ce danger en présentant le statut royal comme une simple restauration des antiques lois de l'Espagne (10)<ref> Exposé du conseil des ministres à sa majesté la reine-régente, 4 avril 1834. </ref>, innocent mensonge destiné à caresser le naïf orgueil d'un peuple dont l'héroïsme surpasse chaque matin celui de Sparte et de Rome, lieu commun de tribune, qui n'empêche pas, nous aimons à le croire, l'éloquent rédacteur du statut d'y voir tout modestement une simple contrefaçon mutilée de la charte de 1814. Qu'on ait jugé utile de dissimuler à la plus fabuleusement vaniteuse de toutes les nations l'origine étrangère de son code politique, je l'admets; mais, d'une part, M. Martinez de la Rosa n'a pu prendre le change sur ce point, et, de l'autre, les faits ont bientôt démontré que l'origine exclusivement monarchique du statut était loin d'avoir eu pour la royauté les résultats qu'en attendaient ses honorables rédacteurs. Le cercle si rigoureusement tracé autour de la représentation nationale n'eut pour effet que de la rejeter vers ces discussions de principes, qui ne sont jamais plus séduisantes et plus dangereuses que lorsqu'elles paraissent interdites. On sait qu'à l'ouverture de la session, une déclaration des droits fut proposée (11)<ref> 1er septembre 1834.</ref>, et sanctionnée, malgré l'opposition du ministère, sous l'empire de ces préoccupations inquiètes, qu'il eût été plus habile de ne pas faire naître. Dans la situation des esprits en Espagne, à l'avènement d'Isabelle, il y eût eu bien moins d'inconvéniens que d'avantages à faire participer les chambres législatives à la confection de la loi fondamentale. Les dispositions du statut royal auraient été indubitablement sanctionnées par une adhésion presque unanime, et l'on enlevait par avance aux hommes de 1820 leur principal champ de bataille. En proclamant le principe de l'octroi royal, M. Martinez de la Rosa, comme avant lui M. de Zéa, songea moins à l'Espagne qu'à l'Europe; et c'était donner à ses adversaires une position dont ils ne pouvaient manquer de profiter à la première chance favorable. La révision du statut, à raison de son origine, devint en effet le programme des juntes et du ministère Mendizabal.
 
Quoi qu'il en soit, nonobstant une réserve dont la responsabilité ne leur appartient pas tout entière, MM. Martinez de la Rosa et de Toréno se sentaient soutenus par cette force intime qui gît toujours au centre des véritables intérêts nationaux. Leur modération et leur sens politique, leurs intentions droites et leurs lumières, cette attitude d'un pouvoir croyant en lui-même et en son œuvre, avaient vite rallié ces opinions flottantes qui, en Espagne plus qu'ailleurs, demandent à être protégées et conduites. Bientôt l'entrée dans ''l'estamento des procuradorès'' de MM. Argüelles et Galiano, immobiles représentans de la constitution de 1812, rendit la majorité ministérielle plus compacte et plus décidée. D'utiles réformes furent essayées, d'autres plus importantes étaient en projet, et malgré bien des erreurs inséparables d'une situation aussi grave, on pouvait dire qu'un pouvoir doué de prévoyance et de quelque dignité présidait enfin aux destinées de l'Espagne.
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L'opinion publique semblait se former à cette école si nouvelle. Malheureusement cette opinion était trop faible encore pour soutenir efficacement un ministère contre les complications que les évènemens de Navarre allaient bientôt susciter. M. de Zéa-Bermudez était tombé devant une révolution qu'il s'obstinait à méconnaître; tout entier à la lutte parlementaire, son successeur tomba devant une guerre civile, dont il se dissimula d'abord la gravité.
 
L'inconvénient des convictions fortes est parfois de faire illusion sur les obstacles, et tel semble avoir été le principal tort du ministère espagnol en 1834. Voyant l'insurrection carliste céder dans toutes les provinces presque sans résistance, il se persuada que celle de Navarre s'épuiserait également elle-même, sans qu'il fût nécessaire de recourir à ces mesures énergiques dont l'emploi répugne à tout gouvernement placé entre deux partis extrêmes. Ils lui échappa que la guerre de Navarre était une guerre de peuple à peuple, plutôt que de parti à parti, et que ces provinces riches, libres et guerrières, possédaient plus de moyens pour se défendre que l'Espagne n'en avait alors pour les réduire. D'ailleurs un fait nouveau allait apporter à cette insurrection des ressources nouvelles : l'infant don Carlos, échappé aux deux polices de France et d'Angleterre, moins d'un mois après son arrivée de Portugal, avait sans obstacle franchi les Pyrénées (12)<ref> Débarqué à Portsmouth le 18 juin 1834, don Carlos passait à paris le 6 juillet, et se trouvait en Espagne le 10 du même mois. </ref>. Peu de jours après, ce prince passait en revue à Onate un corps d'armée de seize mille hommes; son généralissime écrasait deux divisions christines, et l'armée de Rodil, démoralisée par ses défaites, abandonnée par ses officiers, sans équipages, sans solde et sans pain, recourait au pillage et au meurtre pour vivre et pour se venger.
 
Relevée par cette extrémité, sans être devenue plus populaire, la vieille opposition libérale comprit que toutes ses chances étaient là. Ne pouvant se dissimuler que ses doctrines étaient en baisse, le parti de 1820 voulut au moins faire prendre ses hommes, auxquels s’attachaient quelques nobles prestiges: Le ministère aima mieux transiger pour un nom propre que pour un principe, et prit Mina. Mais en l'envoyant dans le nord, on fut loin de lui prodiguer, les moyens de vaincre ; car par suite de soupçons que sa conduite a démentis, on le redoutait à légal des ennemis qu'on l'envoyait combattre. L'autorité militaire fut scindée, et l'armée divisée en deux corps opérant sous des généraux différens; la vice-royauté de Navarre fut distraite du commandement militaire; enfin, pour compléter ce système de précautions, qui pouvait paraître prudent, mais qui en réalité était funeste, Llauder, l'antagoniste personnel de Mina, fut appelé au ministère de la guerre.
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Le général Llauder, pendant le cours de son ministère, ne s'était pas dissimulé ce résultat, auquel l'apathie de l'opinion publique et l'épuisement de ses ressources ne donnaient à l'Espagne aucun moyen d'échapper. Mais comme il reste toujours quelque chose du poète, dans l'homme d'état, M. Martinez de la Rosa avait repoussé avec une vive indignation cette idée, fort douloureuse sans doute au cœur d'un patriote, mais que le premier ministre d'un grand pays n'avait pas le droit de rejeter péremptoirement, si c'était désormais son seul moyen de salut. Malheureusement la ferme volonté de l'Espagne de terminer par ses propres efforts, et sans recourir à ses alliés, une lutte engagée contre un petit nombre de factieux, avait été pour M. Martinet de la Rosa un de ces lieux communs de tribune, que tous les orateurs tiennent en réserve. Celui-ci le servait d'autant mieux qu'il réduisait au silence l'opposition, dont la tactique était de prêter au gouvernement une arrière-pensée toute différente. L'intervention, en effet, était alors présentée, par la presse périodique de Madrid et de Paris, comme le vœu secret du cabinet du 11 octobre, pour contenir le mouvement révolutionnaire dans la Péninsule; et la plus complète impopularité s'attachait à une idée autour de laquelle on multipliait à plaisir des obstacles, qu'on n'est guère en droit de contester après avoir tant contribué à les faire naître. Le premier ministre espagnol se donnait donc beau champ, et s'assurait à bon marché les applaudissemens du journalisme, en protestant chaque jour contre la pensée d'appeler jamais les baïonnettes étrangères au secours de la plus glorieuse des régénérations.
 
Son opinion, passionnée sur ce point, avait été, entre lui et le ministre de la guerre Llauder, le motif d'une scission presque scandaleuse qui commença dans les journaux pour finir devant la reine. Cependant le capitaine-général de Catalogne avait à peine quitté le ministère, que M. Martinez de la Rosa, dominé par une triste évidence, en vint, dans les derniers jours de sa vie politique, à embrasser la distinction fameuse entre l'intervention et la coopération. Mais soit qu'elle répugnât à sa droiture, soit qu'il se sentit sans autorité pour solliciter de la France et faire agréer à l'Espagne une mesure qu'il avait trop légèrement condamnée, il dut céder à M. le comte de Toréno la pénible tâche de ramener la presse et l'opinion à une plus exacte appréciation des choses; et ce dernier reçut mission de fixer avec la France et l'Angleterre le sens d'un traité qui n'avait guère été jusqu'alors qu’un instrument sans valeur (<ref> M. Martinez de la Rosa donna sa démission le 7 juin 1835; le ministère de M. de Toréno fut formé par décret royal du 13) du même mois. </ref>.
 
Cet homme politique, d'un esprit plus souple et moins prompt que son éloquent collègue, ne s'était pas compromis comme lui sur la question qui allait décider de sa fortune politique et de l'avenir de l'Espagne. Il mit de prime-abord tout son enjeu sur cette carte chanceuse, comprenant que c'en était fait du système dont il était le dernier représentant, s'il ne parvenait à éclairer la France sur la véritable situation de la Péninsule. Le refus d'une intervention officiellement demandée entraînait, en effet, et la chute du cabinet, et le triomphe du parti exalté qui se présenterait dès-lors comme la dernière espérance de la révolution compromise.
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Exclusivement relatif au Portugal, quoique le préambule rappelle « l'intérêt que les hautes parties contractantes prennent à la sûreté de la monarchie espagnole, » ce traité ne contient aucune stipulation applicable à l'Espagne elle-même; et le but put en être considéré comme parfaitement atteint par l'expédition de Rodil, l'affaire d'Asseiceira et l'embarquement simultané des deux infans.
 
Mais quand la guerre de Navarre eut atteint un développement sur lequel le traité du 22 avril prouve évidemment qu'on n'avait pas compté, quand don Carlos eut pris en Biscaye la position qu'avait naguère don Miguel en Portugal, une convention nouvelle (14)<ref> Articles additionnels du 18 août au traité du 22 avril 1834.</ref> vint appliquer au gouvernement de S. M. C. le bénéfice des dispositions dont avait joui celui de S. M. T. F., et le Portugal dut rendre à l'Espagne l'assistance militaire qu'il en avait reçue. De plus, l'Angleterre s'engageait « à fournir au gouvernement espagnol des secours en armes et munitions de guerre, et à l'assister de ses forces navales si cela devenait nécessaire. » La France, enfin, s'obligeait à « prendre les mesures les mieux calculées pour empêcher qu'aucune espèce de secours en hommes, armes, ou munitions de guerre, fussent envoyés du territoire français aux insurgés en Espagne. »
 
Il suffirait certainement de ce texte pour établir qu'en droit la France n'a nullement méconnu les obligations du traité, et qu'elle les aurait bien plutôt excédées par l'envoi non prévu de forces auxiliaires, car les prescriptions de l'acte du 18 août ne se rapportent qu'à la contrebande de guerre, et celle-ci fut toujours sévèrement réprimée. Aujourd'hui même, où la coopération paraît avoir cessé, notre gouvernement est resté dans les termes rigoureux de ses engagemens. Mais si l'Espagne et les partis ne sauraient lui adresser aucun reproche en partant de la lettre du traité, en est-il ainsi lorsqu'on se place à un autre point de vue?
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Les adversaires de l'intervention, qui affectaient de redouter pour notre armée les résistances matérielles, ont dû se convaincre par ce qui s'est passé depuis, de la faiblesse égale des deux factions, et de l'adhésion certaine de ce pays à une mesure qui l'arrachait à de si effroyables calamités. Lorsque déjà en 1823 tous les partis se réfugiaient avec bonheur sous notre égide protectrice, l'Espagne n'avait pas vu ses généraux devenus la risée de l'Europe, ses meilleurs citoyens massacrés, ses provinces au pillage, son gouvernement, comme les partis, tombé dans une atonie radicale et honteuse. Et comment craindre en 1835, une explosion de ces haines de 1808, remplacées depuis par de si vives sympathies? Préoccupation qu'on ne s'arrêtera pas, du reste, à discuter trop sérieusement, car elle ne pouvait s'exploiter que dans quelques journaux, ou bien encore dans les couloirs de la chambre. Quant à la Bourse, l'adversaire le plus prononcé de l'intervention, parce que cette mesure représentait une baisse de quelques francs, elle ne pouvait ignorer qu'il ne s'agissait, cette fois, ni d'armer cent mille hommes ni de dépenser trois cents millions.
 
Si, au moment où l'on consulta l'Angleterre, en lui laissant deviner une intention déjà fort arrêtée, on avait résolu cette entreprise d'une manière aussi loyale, mais aussi ferme en même temps que le siège d'Anvers, qui doute que le succès n'en eût été aussi sûr que rapide? Quelques bataillons débarquant à Portugalette, sous le pavillon de l'alliance anglo-française, durant ce premier siége de Bilbao, si fatal à l'armée carliste; une division filant sur l'Ebre, pour en occuper les principales places, et rendre les garnisons espagnoles disponibles; une force navale britannique secondant ces opérations pour en bien fixer le caractère : voilà pour la partie stratégique. Quant à la partie morale, elle paraissait plus propre à ramener l'Europe continentale qu'à la froisser. Faire comprendre à l'infant don Carlos, qui ne pouvait manquer d'y être alors fort disposé, qu'il lui était donné de se retirer avec honneur et en conscience devant une force étrangère; prendre des mesures pour assurer convenablement sa position personnelle, et peut-être les intérêts éventuels de sa famille; déterminer l'évacuation temporaire des provinces insurgées, en leur assurant, pendant le cours d'une occupation qui eût été plus longue qu'onéreuse, le bénéfice d'un régime exceptionnel; continuer enfin, dans la Péninsule, cette politique de modération et de prévoyance dont la France s'honorait à juste titre : telles nous apparaissaient alors ses obligations, telles elles n'ont jamais cessé de nous apparaître depuis <ref> L’auteur a peut-être le droit de faire remarquer qu’ayant eu occasion, dans le cours de l’année dernière, de traiter incidemment cette question dans ce même recueil, il la résolut dans les mêmes termes, en laissant prévoir des chances qui se sont trop tristement réalisées. Il est loin d’attacher de l’importance à ses idées ; mais il met quelque prix à établir qu’elles ont toujours été fixées sur un sujet qui a été pour la presse périodique le sujet des plus étranges et des plus déplorables variations. (15''Des parties et des écoles politiques en France'', troisième article, ''Revue des Deux Mondes'', n° du 1er novembre 1835.)</ref>.
 
L'intervention exercée avec opportunité détournait des chances dont il est impossible qu'on n'ait pas compris les dangers. Elle offrait au gouvernement français, pour son action intérieure, des avantages si réels, que des motifs de la plus haute gravité ont pu seuls prévenir une mesure, complément naturel de sa politique. Or, ces obstacles ne se rencontrant pas en Espagne, il faut de toute nécessité les chercher en Europe.
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Quant à l'avenir du pays dont on vient de s'occuper longuement, il serait problématique sans doute, si un peuple chrétien pouvait disparaître sous le ciel, sans invasion, sans catastrophe, et par le seul effet d'une irrémédiable décrépitude. Mais un tel exemple de la rigueur divine sur les nations ne s'est pas encore vu dans le monde. Que l'Espagne souffre donc pour tant de maux versés sur les cieux continens, pour l'orgueil barbare de ses pères auquel le ''deposuit potentes'' est si sévèrement appliqué; qu'elle expie le crime de s'être placée à part du mouvement du monde, et d'avoir mis l'héritage de la vérité sous l'exclusive protection du bras de chair; qu'elle souffre, mais qu'elle espère, car déjà, malgré l'incertitude des événemens politiques, ses idées se transforment et ses mœurs avec elles; qu'elle espère surtout en la France, car la France la sauvera : c'est encore là l'une des fatalités glorieuses de sa destinée.
 
 
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<small>(1) Don Francisco-Fernando del Pino, ministre de grace et justice. </small><br />
<small>(2) Circulaire du 5 décembre 1832 à tous les agens de sa majesté catholique près les cours étrangères, pour leur exposer les principes conservateurs du ministère formé par la régente. </small><br />
<small> (3) Voyez le manifeste de la régente, 4 octobre 1833.</small><br />
<small> (4) 16 janvier 1834.</small><br />
<small> (5) ''De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent et son avenir. Chez Paulin? 1 vol. In-8°.</small><br />
<small>(6) ''Essai sur les provinces basques et la guerre dont elles sont le théâtre''. Bordeaux, 1836. – ''Mémoires sur Zumalacarregui et les premières campagnes de Navarre, par C.F. Heningsen; 2 vol. In 8°. Fourier à Paris. </small><br />
<small> Nous recommandons vivement ces deux ouvrages aux personnes qui veulent étudier avec quelque soin les affaires de la Péninsule. L'ouvrage du capitaine Henningsen est jeune d'esprit et court de vues politiques; mais les impressions en sont vraies, l'histoire y est sincère, et le drame s'y déroule, dans sa grandeur confuse, sans prétention et sans recherche. Je doute que l'auteur soit capable d'écrire le moindre article de journal; mais à coup sûr la plupart des journalistes se tourmenteraient en vain pour atteindre à cette naïveté pittoresque.</small><br />
<small> ''L'Essai sur les provinces basques'' est une œuvre de haute portée. Cet ouvrage, avec les fragmens publiés à diverses reprises dans la ''Revue de la Gironde'', offre, sans contredit, ce qui s'est écrit de plus substantiel sur la question espagnole, que la presse périodique de Madrid est plus propre à embrouiller qu'à éclaircir.</small><br />
<small>(7) Au commencement d'octobre 1833, lorsque les bataillons de volontaires proclamèrent l'infant don Carlos à Vittoria et à Bilbao, il n'y avait pas, d'après les documens publiés par le gouvernement espagnol, un soldat dans ces places. De l'Ebre aux Pyrénées, on comptait deux régimens seulement, l'un à Saint-Sébastien, l'autre à Pampelune. Il y en avait quatre ou cinq dans les places de guerre de la Catalogne, et un seulement dans la Vieille-Castille. </small><br />
<small> (8) Santos-Ladron, ancien vice-roi de Navarre, et l'un des officiers de l'armée de la foi, fut arrêté près de Los-Arcos de la main même de Lorenzo, colonel du 12me, sorti de Pampelune avec cent hommes. Il fut conduit dans cette ville, et fusillé 1e 13 octobre.</small><br />
<small>(9) Un décret du 30 octobre 1833 a prononcé la réhabilitation de don Raphaël Riego, en disposant : 1° que ce général était réintégré dans sa réputation et dans son honneur; 2° que sa famille jouirait de la pension et des droits à lui appartenant; 3° que cette famille était placée sous la protection spéciale de la reine, et sous celle de la régente durant la minorité. </small><br />
<small>(10) Exposé du conseil des ministres à sa majesté la reine-régente, 4 avril 1834. </small><br />
<small> (11) 1er septembre 1834.</small><br />
<small>(12) Débarqué à Portsmouth le 18 juin 1834, don Carlos passait à paris le 6 juillet, et se trouvait en Espagne le 10 du même mois. </small><br />
<small>(13) M. Martinez de la Rosa donna sa démission le 7 juin 1835; le ministère de M. de Toréno fut formé par décret royal du 13 du même mois. </small><br />
<small> (14) Articles additionnels du 18 août au traité du 22 avril 1834.</small><br />
<small> (15) L’auteur a peut-être le droit de faire remarquer qu’ayant eu occasion, dans le cours de l’année dernière, de traiter incidemment cette question dans ce même recueil, il la résolut dans les mêmes termes, en laissant prévoir des chances qui se sont trop tristement réalisées. Il est loin d’attacher de l’importance à ses idées ; mais il met quelque prix à établir qu’elles ont toujours été fixées sur un sujet qui a été pour la presse périodique le sujet des plus étranges et des plus déplorables variations. (''Des parties et des écoles politiques en France'', troisième article, ''Revue des Deux Mondes'', n° du 1er novembre 1835.)</small><br />
 
 
LOUIS DE CARNÉ.
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