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===* [[L'Angleterre depuis la Réforme/01|Première partie===]]
* [[L'Angleterre depuis la Réforme/02|Deuxième partie]]
15 octobre 1838
 
===Deuxième partie===
 
Le principe aristocratique dont nous avons constaté l'affaiblissement vers la fin du XVIIIe siècle, au sein de la Grande-Bretagne, se retrempa durant la lutte contre notre révolution. En s'associant avec une habileté peu commune aux vieilles antipathies contre la France, il sut se faire considérer comme l'élément vital de la puissance nationale.
 
L'état de guerre fut une impérieuse nécessité pour ce gouvernement, qui ne pouvait résister à la propagation des idées républicaines qu'en suscitant un conflit entre celles-ci et le patriotisme britannique. Plus tard, cet état fut continué parce qu'il servait des intérêts et se liait à des combinaisons politiques que l'histoire taxerait probablement de folie, si le succès ne les avait couronnées.
 
Dans sa lutte acharnée contre Napoléon, la conduite de Pitt dénote moins, en effet, la pénétration du génie que la persévérance de la haine. Cet homme, moins éminent par la justesse de ses plans que par la prodigieuse faculté de se créer des ressources en rapport avec ces plans eux-mêmes, n'eut jamais conscience de la force de son grand adversaire; il croyait en finir à chaque coalition, à chaque campagne et presque à chaque combat; et son impassible audace eût reculé sans aucun doute, s'il avait entrevu, pour dernière conséquence de cette guerre de vingt années, sa patrie écrasée sous une dette quatre fois plus grande que tout le numéraire existant dans le monde (1), d'après le calcul de Storch.
 
C'est l'Angleterre telle qu'elle sortit de ce duel gigantesque qu'il va s'agir d'apprécier. Nous allons la voir engagée, comme la France elle-même, dans une lutte constitutionnelle qui, pour l'une, aboutit à la révolution dynastique de 1830, pour l'autre, à la réforme parlementaire de 1832, deux évènemens déterminés l'un par l'autre, quoique d'une portée différente.
 
A partir de la paix générale, des influences analogues agirent sur les deux pays : la tribune et la presse y propagèrent les mêmes idées, l'industrie semblait y développer des intérêts d'un même ordre. De plus, la Grande-Bretagne paraissait entraînée dans la voie des révolutions par les souffrances de ses classes pauvres qu'aggravaient l'énormité des taxes, les lois céréales et le prix exorbitant des choses, par l'existence précaire de ses classes ouvrières dont les ateliers se fermaient à la moindre perturbation extérieure, dont le pain de chaque jour était menacé par les perfectionnemens des machines aussi bien que par les concurrences étrangères; enfin, l'unité des trois royaumes était chaque jour mise en question par la turbulence de l'Irlande où l'agitation avait su créer une discipline mieux obéie que celle de la loi , où toutes les misères humaines semblaient s'être réunies polir justifier toutes les violences.
Comment tant de causes combinées, qui semblaient préparer à la Grande-Bretagne un avenir chargé d'orages, l'ont-elles laissée si loin derrière nous dans la route où les deux peuples ont marché? Comment la France touche-t-elle aux limites de l'organisation démocratique, tandis que l'aristocratie anglaise a supporté, presque sans fléchir, le grand coup de la réforme? Problème d'une solution moins difficile, lorsqu'on ne se borne pas à juger les évènemens en eux-mêmes, et qu'on les étudie dans le milieu où ils se développent.
 
En France, la mise en vente et le morcellement des propriétés nationales, et la tendance constante des petits capitaux à se porter sur les immeubles, ont depuis long-temps créé une masse vraiment compacte d'intérêts moyens dont l'importance peut se mesurer au nombre seul des propriétaires. Ces intérêts ont eu à se défendre tour à tour et contre les efforts de l'ancienne aristocratie dépossédée, et contre une démagogie qui, dans des jours de triste mémoire, les a cruellement torturés. Ils se présentent donc avec une politique à eux, parfaitement distincte de toute autre.
 
En Angleterre, rien de semblable n'existait à l'époque de la pacification européenne, et rien de semblable, il faut le reconnaître, ne s'y est produit jusqu'à présent. La longue période de guerre contre la France augmenta, bien loin de la restreindre, la fortune des trente-deux mille grands propriétaires entre lesquels se partage aujourd'hui, comme au XVIe siècle, le sol entier du royaume. Le prix des fermages y doubla presque partout à raison des améliorations introduites dans la culture par une ''gentry'' maîtresse des banques de provinces et jouissant d'un crédit illimité. Pendant que la France dépeçait, pour les livrer à la circulation, ses propriétés de main morte, l'Angleterre opérait en sens opposé. A dater de 1790, en effet, on voit disparaître graduellement ce qui s'était formé de petites propriétés en dehors du système de la tenure féodale; et, d'un autre côté, les défrichemens de communaux, autorisés par plusieurs milliers de bills ''d'inclosure'', vinrent donner à la grande culture des développemens prodigieux (2).
 
Ainsi l'aristocratie britannique étendait son influence territoriale, tandis que le succès d'un système hardi, pour ne pas dire téméraire, venait l'absoudre aux yeux de la nation, et consolider son influence politique.
 
Aucun fait ne se produisit de nature à contrebalancer celui-là. L'industrie de l'Angleterre prit, il est vrai, un essor inouï, et son commerce éleva, dans les deux mondes, la masse de ses transactions à un chiffre annuel de deux milliards. Mais cette extension des intérêts industriels n'enfanta rien d'analogue à cette puissante opinion française qui, après son opposition de quinze années, s'est, à la suite de 1830, posée en face du peuple, assez forte pour réclamer et pour se conserver à elle-même le monopole des droits politiques,
 
Quoique la proportion, chaque jour plus élevée, de la population manufacturière, relativement à la population agricole, expose la société anglaise à des dangers graves, en ce sens qu'elle fait dépendre sa sûreté de chances de travail et d'alimentation fort incertaines (3), il faut reconnaître que l'augmentation du capital mobilier, dans la Grande-Bretagne, n'a guère entamé, jusqu'à présent, l'influence de l'élément territorial; et il est trop manifeste que si une lutte s'engageait en ce moment entre l'aristocratie, maîtresse exclusive du sol, et la population toujours croissante des ateliers et des ''work-houses'', la bourgeoisie ne serait encore en mesure ni de se porter héritière de l'une, ni de contenir les violences de l'autre.
 
La faculté d'absorption dont est douée l'aristocratie britannique, agit incessamment sur tout ce qui s'élève. En ouvrant ses rangs aux fortunes nouvelles, en leur prêtant un lustre que les mœurs publiques les invitent à réclamer, cette aristocratie empêche qu'aucun faisceau ne se forme en dehors d'elle. Grand industriel à la première génération, membre des communes ou d'une cour de justice à la seconde, souvent pair d'Angleterre à la fin d'une vie honorée; cette gradation est acceptée de tous dans ce pays de classifications rigoureuses. La simple lecture du ''Peerage'' fait voir, en effet, qu'ainsi se recrute cet ordre si puissant par l'unité de son esprit, où vous voyez lord Brougham, lord Lyndhurst, lord Cottenham, pour ne citer que les chanceliers des trois derniers ministères, hommes nouveaux, assis la veille au banc des avocats ou des juges, marcher en tête du petit nombre d'illustrations historiques échappées aux révolutions et aux siècles.
 
L'industrie et le barreau, ces deux sources de la bourgeoisie française, fournissent incessamment des recrues à l'aristocratie britannique, bien loin d'élever contre elle une opposition formidable. Le ''barryster'' à Westminster-Hall, cette pépinière de chanceliers, l'armateur à Liverpool, le fabricant à Manchester ou à Sheffield, ont à peine fait fortune, que leurs idées vont se fondre dans ce moule hiérarchique où le génie de la Grande-Bretagne semble avoir reçu son indélébile empreinte. Tout réformiste ou dissident qu'il puisse être, celui-ci achète une terre avec patronage ecclésiastique, pour la transmettre à son aîné; celui-là aspire à obtenir, en se montrant influent aux élections de son comté, ce titre de baronnet, créé par Jacques Ier sans autre vue que les besoins de son échiquier, et qui est devenu une sorte de lien entre la ''gentry'' provinciale et la noblesse titrée, comme dans l'ordre parlementaire le ''knight ''des comtés est un intermédiaire entre le lord de la chambre haute et le ''burgess'' des villes. Aucun d'eux, bien qu'enrichi de la veille, n'hésite, pour l'étrange honneur de se dessiner un écusson, à payer au ''herald-office'' le prix de la plus singulière en même temps que de la plus incorrigible entre toutes les vanités.
 
La constitution de la famille soutient donc, en Angleterre, la constitution de l'état, et les mœurs y sont encore l'ame des institutions. Ce pays supporte sans émotion l'extrême misère à côté de l'extrême opulence, la fierté d'un aîné millionnaire en face du célibat forcé de ses sœurs et de la dépendance besogneuse de ses cadets. Pour étouffer la nature qui serait si redoutable à l'œuvre de la politique, pour amortir l'effet de tant de souffrances individuelles, ce gouvernement dote l'indigence de la taxe des pauvres, ouvre à ses nombreux criminels un continent à peupler, livre aux puînés des grandes familles des colonies dans les deux mondes, aux Indes un empire de cent millions d'hommes, les dignités d'une église plus riche que tous les clergés chrétiens pris ensemble, avec les grades d'une marine plus nombreuse que toutes celles de l'Europe, ressources colossales, qui sont pour le gouvernement aristocratique d'Angleterre ce qu'était la conquête pour le patriciat romain, une nécessité fatale de sa position, une rigoureuse condition d'existence.
 
L'Angleterre, que l'étranger étudie dans les livres, celle qu'il entrevoit en roulant sur ses routes sablées, ou en étouffant dans les salons du West-End, n'est pas cet étrange pays qui résiste par la seule puissance de ses habitudes, par l'énergique vitalité de croyances politiques et religieuses étroitement enlacées au mouvement des idées contemporaines, qui entend sans inquiétude une multitude affamée rugir autour des demeures somptueuses, et le grand agitateur menacer au nom de sept millions d'hommes. C'est ailleurs qu'il faut regarder pour avoir le secret de cette force surprenante.
 
L'Angleterre des livres et des voyageurs ne se montre d'ordinaire que sous un seul de ses aspects, qui, s'il est le plus saisissant, est bien loin d'être le plus important de tous. C'est l'Angleterre aux mille vaisseaux, aux mille machines, aux voies pavées de fer, aux noires catacombes et aux torrens de lave. C'est la patrie des houillères et des hauts-fourneaux, de la ''mull-jenny'' et du ''drawiny frame'', d'Arkwright et de Crompton, de Watt et de Wyat, grands hommes qui florirent pour la plupart dans la sombre enceinte d'un atelier, et dont les inventions devaient s'étendre jusqu'aux extrémités du monde. Par elles, le génie anglais pénètre au fond des harems de l'Orient; il fabrique la hache d'armes du sauvage de l'Océanie, et pourvoit aux besoins des quatre cinquièmes du globe. Ce sont ces hommes qui ont fait surgir la prospérité de l'empire britannique de cette scission américaine où semblait devoir s'abîmer sa puissance; eux seuls, par la fécondité de leurs combinaisons, ont permis à leur patrie de supporter sans périr, et le système de Pitt, et les attaques de Napoléon.
 
Cette Angleterre-là est imposante et terrible lorsqu'on la voit dans l'ombre de ses villes enfumées, ruisselante de sueur et couverte de haillons. C'est elle qui, en 1819, déployait à Manchester son redoutable drapeau, qui signait, en 1830, à Birmingham, ''l'Union politique'' que Bristol vit peu après préluder, par l'incendie, à la grande lutte de la réforme; c'est elle qu'en ce moment même ses chefs s'efforcent de réveiller pour préparer et signer la ''Charte du peuple''. Lorsqu'on la contemple pâle de colère et de faim, quand ses cent mille voix mugissent, et que ses bras nus s'agitent pour applaudir à des paroles enflammées, on doit croire que le dernier jour de la civilisation anglaise est proche, et qu'il y a comme un aveuglement fatal dans le calme profond de ces palais.
 
Il est une autre Angleterre, que l'étranger aperçoit d'ordinaire tout à côté de celle-là : c'est l'Angleterre de la ''fashion et du tourisme'', qui, après les plaisirs de la saison, promène ses ennuis de Cheltenham à Brighton, passe la Manche, se montre, le livret à la main, au Vatican et au palais Pitti, et croit faire des découvertes dans la campagne romaine; curieuse espèce, qui visite, en gants jaunes, les glaciers de la Suisse, ne connaît de paris que l'Opéra, de la France que ses vins, de l'Europe que ses relais et ses bateaux à vapeur; qui nous a apporté les bals pour les pauvres et les courses au clocher; qui poursuit l'esprit français à la manière de tel noble auteur de fastidieux romans, ou se guinde à la philosophie sociale et aux grands airs à la suite de tel écrivain radical à la mode.
 
Ce n'est pas cette Angleterre-là qui sert de contre-poids et fait résistance à la première; en face de celle-ci, la première n'en aurait pas pour un jour, et depuis long temps la brosse à cirage de Hunt aurait remplacé le vieil écusson normand, s'il n'y avait eu que la société d'Almach pour résister aux ''meetings'' populaires.
 
Au sein d'une tout autre Angleterre gît le principe de cette force latente qui permet à ce gouvernement de maintenir, contre tant de souffrances et de passions, l'antique constitution nationale, et donne pour base à la politique des trois royaumes la systématique oppression de l'un d'entre eux.
 
Quiconque a pris la peine d'observer avec soin les provinces d'Angleterre, depuis la Cornouaille jusqu'au comté de Norfolk, depuis le comté de Kent jusqu'à celui de Durham, n'a pu manquer d'être frappé du caractère profondément agricole empreint sur ce sol, sur ces mœurs, et jusque sur ces physionomies. Dans les comtés mêmes les plus exclusivement envahis par l'industrie, comme le Lancashire et le Warwickshire, il semble que le génie manufacturier soit récemment superposé à un autre, qui lui résiste et lui dispute le terrain pied à pied. La propriété, partout ornée, témoigne qu'elle est l'objet de tous les soins, la source de toutes les jouissances de l'homme. Si dans les somptueux châteaux de la noblesse titrée, où, sous des arceaux gothiques, sont entassés les statues de la Grèce et les tableaux de l'Italie, vous retrouvez les mœurs de la société cosmopolite, ayez accès dans ces maisons plus modestes de la noblesse provinciale, et vous comprendrez sa toute-puissante influence politique, lorsque vous la verrez vivant là sur le sol, s'associant, d'un bout à l'autre de l'année, à tous les bonheurs de l'existence des champs. Un printemps humide et tiède, un été sec et chaud, des récoltes abondantes, des troupeaux gras et nombreux; ici une nouvelle culture essayée à grands frais; là une nouvelle conquête de la science étendant la puissance de la production; toujours un intérêt qui remplit la vie sans la troubler par des orages.
 
A côté du ''country-gentleman'' vivent ses fermiers, enrichis par les ''corn-laws'', et que des baux à vie ou à long terme associent à tous les sentimens de la propriété, en leur créant des intérêts identiques avec ceux des propriétaires du sol. C'est le grand corps des ''yeomen'', cette gendarmerie de l'Angleterre territoriale, qui est pour elle, dans l'esprit de son organisation agricole, ce que la garde nationale est pour la France, soumise à une influence opposée.
 
Cette population, riche et nombreuse, est forte de la communauté de ses vœux, de ses croyances, et même de ses préjugés. Là vous entendrez encore de vieux anathèmes contre la France et le ''no popery'' retentira aux élections comme aux jours de Jacques II. Chez tous ces hommes d'une moralité sévère, mais étroite et sans amour, comme l'est presque toujours la moralité protestante, vous trouverez une haine profonde de l'Irlande, terre conquise et terre catholique, haine inextinguible à laquelle la religion anglicane imprime depuis trois siècles la double sanction du patriotisme et de la foi.
 
C'est ici, en effet, qu'il faut constater le trait caractéristique de cette grande race anglaise, tel qu'il se retrouve dans les deux continens, sous l'empire des principes sociaux les plus opposés. Il n'est pas une qualité de ce peuple que le sentiment religieux ne rehausse; il n'est pas même un de ses défauts auquel il ne s'associe d'une façon plus ou moins intime. Quelque part que vous rencontriez cette forte nature, en Amérique, en Asie ou en Europe; que vous communiquiez avec des épiscopaux, des presbytériens ou des quakers, partout vous sentirez, au premier contact, ce respect profond des choses saintes qui, s'il n'interdit ni les folies du fanatisme, ni les persécutions de la haine, protège au moins la dignité d'un peuple contre les atteintes d'un scepticisme mortel. Quelque abusive que soit la forme sous laquelle le christianisme coexiste dans l'église anglicane avec l'aristocratie et avec l'état, on n'y sent pas moins partout sa vivifiante influence; et c'est de l'Angleterre surtout, dont la fortune est exposée à tous les vents du ciel, et les destinées soumises au choc de tant de passions, qu'on peut dire que la religion est pour elle l'ancre jetée dans la tempête.
 
Cette population agricole, qui, malgré son décroissement successif, monte encore à près d'un million de familles pour l'Angleterre et l'Écosse (4), qui tient presque tout entière à l'établissement anglican ou à l'église presbytérienne écossaise, dont les intérêts se confondent aujourd'hui avec ceux de l'église épiscopale, telle est la force véritable du torysme. C'est par elle qu'il a pu résister si long-temps à l'émancipation des catholiques et des dissidens et à la réforme parlementaire; c'est en s'appuyant sur elle qu'il lui est donné de retarder ou de modifier aujourd'hui les conséquences de ces grandes résolutions. Les fermiers conduits par leurs propriétaires, et catéchisés par leurs ministres, là est le centre et comme le cœur de la nationalité britannique. Lorsqu'on pénètre jusqu'à cette couche solide et immobile de la société, lorsqu'on voit combien tous ces intérêts sont liés par le mode tout féodal de la transmission du sol et les conditions obligées de la grande culture, on a vraiment lieu de s'étonner bien plus des conquêtes récentes de l'esprit libéral dans la Grande-Bretagne, que des résistances que ces conquêtes ont rencontrées.
 
Une autre observation, d'ailleurs, n'a pu échapper à quiconque a étudié l'Angleterre : c'est la subordination où sont, dans ce pays, les villes par rapport aux campagnes, et l'influence prépondérante du comté sûr le bourg.
 
A part Londres, qui rassemble pendant quatre mois toute l'Angle¬terre opulente, à part les grandes villes d'industrie et les ports maritimes ayant une population considérable et distincte, la plupart des villes de province sont exclusivement habitées par des marchands en détail et un petit nombre de personnes vouées aux professions libérales. A ceci vient s'ajouter, pour les villes épiscopales, un autre élément de population et d'influence, les nombreuses familles ecclésiastiques formant l'entour obligé de l'évêque et du chapitre. Nulle part en Europe, sans en excepter l'Espagne, vous ne rencontrez, en effet, de villes à la physionomie plus sévère, plus compassée, plus ''cléricale'', que ces cités anglaises groupées autour d'une gothique cathédrale, avec un cimetière à ses pieds, où dorment les aïeux, au centre même du mouvement et de la vie, enveloppés de l'ombre du saint édifice.
 
Les ''gentlemen'' habitant constamment leurs terres, on ne trouve dans les villes rien d'analogue à notre classe si nombreuse de propriétaires urbains. Le médecin court de château en château; le banquier reçoit les fonds des grands propriétaires, dont il est presque toujours l'agent et la créature; les gens de loi ne vivent que par leurs rapports avec eux, et n'ont, d'ailleurs, d'importance réelle qu'à Londres, où la législation concentre presque toutes les affaires civiles.
 
Le contraste est bien plus manifeste encore relativement à l'administration locale. Au lieu d'avoir, comme en France, son siège dans les villes, celle-ci s’exerce, pour ainsi dire, du fond des campagnes. A sa tête est le lord-lieutenant du comté, résidant dans ses terres; elle a pour agens ces chasseurs de renard auxquels la couronne ne refuse jamais le titre de juges de paix : fonctionnaires dans la personne desquels se confondent tous les pouvoirs, depuis celui d'officier de police jusqu'à ceux de sous-préfet, d'ingénieur civil et d'intendant militaire; qui lancent des mandats d'arrêt, surveillent les routes et constructions du comté, président au recrutement, accordent ou refusent des licences, etc., et tout cela sans plus de contrôle populaire que de surveillance et de direction ministérielle. Telle est la première base de cette organisation toute féodale de la justice, dont l'action ne se fait sentir dans les villes qu'à l'ouverture des grandes sessions, époque où les provinces reçoivent de la capitale leurs juges, leurs greffiers, et jusqu'à leurs avocats.
 
Dès-lors le personnel nombreux qui forme en France l'accompagnement nécessaire de nos administrations départementales et de nos cours et tribunaux, est complètement inconnu dans les comtés de la Grande-Bretagne. De là cette puissance sans borne de la propriété agricole, que ne contrebalance ni l'action d'un gouvernement privé d'agens spéciaux, ni celle d'une bourgeoisie encore faible; de là ces vieux abus qui ont faussé la représentation politique, rendu la dispensation de la justice si difficile, et l'action de l'administration à peu près nulle, abus que nous comprenons à peine dans leur principe, et bien moins encore dans leur durée.
 
Jusqu'à présent deux forces ont exclusivement pesé dans la balance des destinées de l'Angleterre, et seules elles y ont décidé l'issue de toutes les grandes questions politiques. D'un côté, la propriété liée à l'église, défendant les lois céréales, source de sa fortune, et le système administratif, source de son importance locale, repoussant l'émancipation religieuse comme destructive du principe de la constitution, et la réforme parlementaire, parce qu'elle tend à substituer l'influence des villes à celle des campagnes; de l'autre côté, le peuple des ateliers, organisé en associations formidables, réclamant du pain à meilleur marché et des taxes moins accablantes, demandant la réforme bien moins pour conquérir des droits politiques que dans l'espoir de rendre sa condition matérielle moins précaire et ses privations moins poignantes; derrière ce peuple, l'Irlande tout entière, avec ses griefs de huit siècles, l'habitude et le génie de la guerre civile, la discipline dans le brigandage et la sédition faite homme : voilà les deux aspects de la politique anglaise depuis 1815 jusqu'à 1838.
 
Aucune influence vraiment puissante ne s'élève encore entre l'opinion conservatrice et la force populaire. Le whigisme a pu avoir, il peut même conserver une grande et salutaire importance comme opinion de transition : grace aux lumières et au caractère personnel de ses chefs, ce parti doit peser d'un grand poids dans les délibérations parlementaires, et une popularité temporaire a pu lui frayer les voies du pouvoir; mais comment méconnaître l'identité des intérêts qui le rattachent à l'autre grande faction aristocratique?
 
Les whigs reçurent sans doute en héritage mi certain nombre de questions généreuses dont leurs traditions de famille les incitaient à poursuivre la solution : l'émancipation catholique et une réforme modérée étaient au premier rang de ces conquêtes. Mais, lorsqu'il s'agit de tirer les premières conséquences des prémisses le plus hardiment posées, des scrupules de conscience ou de position plus puissans que l'ambition même, les arrêtent tout court dans cette œuvre. Déjà l'on a vu la première couche du whigisme se replier avec lord Stanley et sir J. Graham sur la phalange conservatrice, et, au banquet solennel donné cette année même au chef parlementaire de cette opinion, par trois cent quinze membres des communes, l'alliance fut scellée par la communauté avouée des principes et des vœux (5). On peut prédire, sans assigner la date d'une révolution peut-être éloignée, mais à coup sûr inévitable, qu'un sort pareil attend la masse du parti whig, qui incline, en effet, bien plus vers le torysme par ses affinités instinctives, qu'il ne s'en éloigne par ses dissidences formulées.
 
Plus la pression de l'élément populaire deviendra forte, plus elle tendra à faire remonter le whigisme à sa source naturelle, l'inspiration aristocratique. C'est de là qu'il sort, en effet, bien plus directement que le torysme lui-même ; et l'attitude d'opposition qu'on a prise long-temps pour le fruit d'idées plus libérales résultait surtout de cette indépendance hautaine, inhérente à tout patriciat en face du pouvoir.
 
Le parti tory et le parti whig ne professent pas un symbole distinct, seulement le dernier le professe avec une foi moins vive et moins robuste; il est assez indépendant d'esprit pour voir tous les abus, mais n'a pas assez de courage pour les attaquer lorsqu'ils sortent des principes mêmes. Défenseur ardent de l'émancipation religieuse de l'Irlande, ce parti n'ose aller jusqu'à la suppression des dîmes payées par la misère de la majorité à l'opulence du petit nombre, bien moins encore jusqu'au salaire du clergé catholique, conséquence naturelle de l'émancipation, seul moyen d'en obtenir de bons effets. Provocateur de la réforme parlementaire, il la rend à peu près nulle dans ses résultats effectifs en repoussant le vote secret, et conserve ainsi à l'influence tory des chances qui déjà menacent de le renverser lui-même ; parti de modération et de lumières, qui repose sur un fonds de nobles traditions, mais n'a pas de racines profondes dans le pays, et semble destiné à s'effacer graduellement pour laisser en présence les deux seules forces vraiment vivantes de l'Angleterre.
 
L'opinion conservatrice et l'opinion radicale, l'une modifiée par l'expérience et l'accession de l'élément whig, l'autre subissant les influences économiques et bourgeoises à mesure qu'elles se développeront, tel apparaît à qui le contemple avec un entier dégagement l'avenir politique de la Grande-Bretagne. Plus tard nous essaierons de justifier ces prévisions; mais constatons d'abord la situation présente en rappelant les faits de ces quinze dernières années. A cet égard nous n'aurons rien de nouveau à révéler à qui nous lit; mais peut-être les évènemens se présenteront-ils mieux maintenant que l'horizon est découvert, et que nous avons demandé aux mœurs le secret de faits inexplicables sans elles.
 
La paix générale remit l'opinion publique, dans le Royaume-Uni, à peu près au point où elle se trouvait avant la guerre contre la révolution française. Alors fut repris, presque dans les mêmes termes, le débat commencé par la grande génération parlementaire qui n'était plus, et l'opposition réclama de nouveau, d'une part, le retrait des sermens et incapacités qui excluaient les catholiques du parlement et les dissidens des corporations municipales; de l'autre, une réforme qui mît un frein à la corruption électorale en transférant la franchise des petits bourgs aux villes considérables.
 
En France, où tout se fait à la fois, où les plus grands changemens sortent simultanément d'une impulsion générale, on comprend à grand'peine cette impassibilité qui pose ainsi les questions l'une après l'autre, les remue pendant des années sans avancer notablement leur solution, jusqu'à ce qu'un évènement imprévu vienne enfin les résoudre par des nécessités devant lesquelles se courbent les théories. Ainsi furent discutées et accomplies l'émancipation et la réforme, ainsi sont débattues depuis six années le ''ballot'' et la fameuse clause ''d'appropriation'', qui, leur heure venue, sortiront moins également des raisons déduites à Saint-Étienne que de l'autorité des faits.
 
Pendant que l'Angleterre industrielle entrait dans des voies toutes nouvelles, que M. Huskisson modifiait son code de navigation, son régime colonial et ses tarifs; tandis que M. Canning obtenait même le concours du parlement pour toucher à l'arche sainte du ''corn-laws'' (6), la liberté religieuse et politique n'obtenait guère dans son sein que d'éloquens et stériles hommages. La majorité des communes semblait acquise à l'émancipation ; majorité flottante et incertaine toutefois, qui, sans la puissance de ces faits soudainement confessés par les ennemis les plus implacables de cette grande mesure, n'aurait jamais triomphé ni des scrupules de la couronne, ni de l'opposition acharnée de la pairie et du banc ecclésiastique.
 
En 1819, une proposition tendant à l'abolition du ''test'' et des autres incapacités affectant les catholiques, ne fut repoussée à la chambre des communes qu'à une majorité de 2 voix. En 1821, une majorité de 6 suffrages y fut acquise à un bill de M. Plunkett, sur le même objet. L'année suivante, M. Canning obtint une majorité de 12 voix pour une proposition analogue, quoique moins étendue, puisqu'il ne s'agissait que de l'admission des pairs professant la religion romaine au sein de la chambre des lords. Bien que le chef de l'administration de cette époque, lord Liverpool, et le membre le plus influent du cabinet, lord Castlereagh, ne repoussassent pas des réclamations qui devenaient de jour en jour plus menaçantes, ces diverses résolutions expirèrent sans résultat devant la chambre haute.
 
En 1825, l'état terrible de l'Irlande, où l'association catholique avait élevé contre le gouvernement légal un gouvernement ''virtuel'', plus puissant que le premier, exerça sur l'opinion une influence manifeste; et une résolution proposée par sir Francis Burdett passa aux communes à une majorité qui, cette fois, s'éleva jusqu'à 27 voix.
 
Le parlement nouveau, réuni l'année suivante, ne secoua pas de prime-abord les antipathies populaires du sein desquelles l'élection venait de le faire sortir. En 1827, une majorité de la voix repoussa la mesure, et ce vote, attendu avec anxiété dans les trois royaumes; parut rompre le dernier lien qui rattachât l'Irlande à l'Angleterre, et ouvrir pour celle-ci l'ère d'une autre guerre d'Amérique. Aussi, en 1828, le sang-froid revint-il en face du danger et de la confiance avec laquelle l'Irlande semblait l'envisager.
 
Ses abords envahis par la multitude, son bureau surchargé de pétitions colossales, en majorité hostiles aux catholiques, la chambre rendit son verdict annuel sur cette brûlante question, et six voix vinrent décider « qu'il était expédient de relever les catholiques romains des incapacités qui pesaient sur eux, en vue d'un arrangement conciliateur et définitif pour la paix et force du Royaume-Uni, ''la stabilité de l'église établie'', la concorde et satisfaction de toutes les classes des sujets de sa majesté. »
 
Cependant la chambre des lords n'était pas vaincue. Elle venait, de l'aveu de la plupart des évêques, de consentir, en faveur des dissidens protestans, l'abrogation d'incapacités nominales, il est vrai, puisqu'elles étaient tombées en désuétude; mais l'aristocratie et l'église comprenaient trop qu'à l'égard des catholiques, la liberté religieuse avait une tout autre portée : aussi, tant que les hommes de leur confiance intime ne furent pas dans le secret des affaires, tant que ceux-ci ne vinrent pas déclarer catégoriquement qu'il y allait de l'existence de l'empire, aimèrent-elles mieux s'exposer aux risques d'une lutte acharnée que de sacrifier le principe sur lequel reposait tout l'édifice des institutions nationales.
 
Lorsqu'on étudie une telle question selon l'équité, sa solution, sans doute, est facile, et l'homme de bien ne peut que rendre grace au ciel d'appartenir à un pays où les inspirations de la conscience privée ne sont jamais contrariées par celles de la conscience politique. Mais pour l'Angleterre protestante, solidaire d'un passé dont il lui était interdit de secouer le poids, la question était grave, il faut bien le reconnaître, plus grave, à notre avis, que celle de la réforme parlementaire elle-même.
 
Les défenseurs de la liberté religieuse arguaient avec chaleur et des principes de l'équité naturelle, et du droit public européen consacré par les traités, et de la situation du continent, y compris le Hanovre, où, par une singulière anomalie, George IV venait de consacrer l'abolition de toutes distinctions religieuses entre ses sujets allemands. Ils faisaient valoir l'universelle considération dont vivaient entourées les familles catholiques d'Angleterre, restes décimés des proscriptions; ils montraient en Irlande la force toujours croissante de la population indigène en face d'une faible minorité, dont le chiffre, bien loin d'augmenter, comme on l'avait espéré si long-temps, s'abaissait tous les ans d'une manière sensible (7). Ils rappelaient et ce traité de Limerick, consenti par Guillaume III, qui garantissait à ce pays sa liberté civile et religieuse, et cette promesse de M. Pitt qui seule avait décidé l'adhésion de l'Irlande à l'union législative. D'ailleurs n'était-il pas absurde d'avoir concédé, en 1793, sous le coup de la peur, le droit électoral aux catholiques irlandais (concession qui ne fut pas faite aux catholiques d'Angleterre), et de persister à leur refuser le droit de siéger au parlement, conséquence directe du premier, alors que l'Irlande se montrait bien autrement menaçante? Si la résistance de ce pays pouvait d'une heure à l'autre perdre son caractère légal, si une scission était imminente, n'était-ce pas parce que l'acte d'union, arraché à l'aide d'une espérance fallacieuse, avait rivé ses chaînes et aggravé toutes ses misères? Quel avait été le crime de l'Irlande au XVIIe siècle, sinon sa fidélité à ses croyances et au malheur? Quels griefs plus récens avait l'Angleterre à faire valoir contre elle? Ne l'avait-on pas trouvée dévouée dans les épreuves d'une longue guerre? son sang n'avait-il pas coulé à Waterloo? n'avait-il pas, aussi bien que le sang anglais, rougi les flots de Trafalgar?
 
Le torysme n'avait garde d'accepter la question ainsi posée. Lorsque cette grande thèse venait annuellement agiter la Grande-Bretagne, le gros du parti s'attachait à ranimer de profondes antipathies populaires par des mots de peu de sel en cette matière, sur l'inquisition, les jésuites et l'intolérance romaine. Ses chefs, au contraire, s'efforçaient de donner à leur opposition passionnée une couleur exclusivement politique.
 
L'empêchement légal qui écartait les catholiques, n'était point une flétrissure pour leur caractère; c'était, disait M. Peel, et après lui les habiles du parti, une simple déclaration d'incompétence parfaitement rationnelle dans un état fondé sur un principe exclusivement protestant, et dont l'église réformée était partie intégrante.
 
Qu'on ne confonde pas, ajoutaient-ils, les droits naturels avec les droits politiques. Refuser de confier des fonctions publiques à ceux dont les opinions sont incompatibles avec celles professées par l'état, est tout autre chose que priver un citoyen de la vie, de la propriété, de la liberté. Qui voudrait, s'écriait sir H. Tyndall, faire d'un quaker qui professe la doctrine de non-résistance, un général d'armée, d'un anabaptiste qui croit à la communauté des biens, un juge, ou de l'un des fanatiques de Cromwell un dignitaire de l'église? Comment concevoir également l'admission des catholiques dans un parlement appelé à statuer sur des questions de liturgie? Comment un homme de cette croyance pourrait-il devenir conseiller de la couronne, lorsque celle-ci exerce une autorité religieuse au titre de chef suprême de l'église, lorsque le bill des droits et l'acte d'établissement font de la communion avec l'église anglicane la condition absolue de successibilité au trône?
 
Quelle situation ferait-on ainsi à la royauté! On établirait par un acte solennel que la liberté de conscience doit être illimitée, que toute incapacité flétrit celui qui la souffre; et l'on persisterait à en infliger une qui peut atteindre la tête et le cœur du souverain; et pour rendre l'injure plus poignante, disait M. Sadler, on en ferait un individu solitaire sur le trône, dont la dignité héréditaire ne serait conservée et transmise qu'avec une condition désormais stigmatisée comme un signe de servitude!
 
Quel serait, d'ailleurs, le résultat effectif de l'émancipation en Irlande? Rendrait-elle le pays moins turbulent et sa misère moins profonde? Aurait-elle un autre effet que de donner à l'agitation des organes plus redoutables? L'Irlande catholique, représentée au parlement, consentira-t-elle long-temps encore à payer les dîmes au clergé protestant, et ne réclamera-t-elle pas la réforme de l'église irlandaise, en violation de l'article 5 de l'acte d'union qui reconnaît celle-ci comme partie intégrante de l'établissement anglican? Après avoir été relevés des lois pénales, les catholiques irlandais ont réclamé la franchise électorale; ils demandent aujourd'hui l'abrogation du serment qui protége l'intégrité de la constitution britannique. N’exigeront-ils pas plus tard qu'on les traite selon leur proportion numérique? et cependant cette proportion n'est-elle pas plus que compensée par celle des lumières, au moins par celle des propriétés qui, pour les dix-huit vingtièmes, appartiennent en Irlande aux membres de l'église anglicane? L'émancipation ne changera pas des sentimens profondément hostiles, et son unique résultat sera de donner à l'ennemi des armes nouvelles. Sans effet sur la tranquillité du présent, si cette mesure est isolée de ses conséquences, elle prépare pour l'avenir une révolution désastreuse dans tout le système de l'église et de l'état, et l'ennemi s'assure dès ce moment par elle ce qu'il obtiendrait à peine après sa victoire.
 
Il y avait sans doute fort à reprendre dans la trame de ces raisonnemens où, sous des dehors de modération, de profonds repoussemens s'enlaçaient à des distinctions sophistiques. Comment contester néanmoins leur conclusion suprême et dernière?
 
L'émancipation seule ne devait produire, en effet, sur la situation de l'Irlande, aucune de ces modifications soudaines que les amis de la liberté religieuse se complaisaient à en attendre. Les maux de ce pays tenaient à des causes trop antiques et trop complexes pour être guéris par une mesure qui n'affectait, à tout prendre, que les intérêts de la partie la plus éclairée de la population catholique. Comment espérer voir le clergé de la religion des cinq sixièmes de cette contrée renoncer à un déplorable système d'excitation révolutionnaire, et rentrer dans l'esprit de son ministère de paix, aussi long-temps qu'en face de l'opulence d'une église usurpatrice de ses propres biens, il devrait prélever le pain de sa misère sur la misère non moins affreuse du peuple des campagnes, dont cette triste dépendance le contraignait à servir toutes les passions? D'un autre côté l'état précaire de cette population elle-même ne pouvait changer aussi long-temps que l'agriculture serait la seule ressource de l'Irlande, et que la terre appartiendrait exclusivement à une classe d'hommes étrangers par le sang, par les croyances et les habitudes, à la race indigène des laboureurs. Tant que ''l'absentéisme'' maintiendrait le désastreux système des ''middlemen'', locataires de vastes terres qu'ils dépècent pour les sous-louer en lambeaux; tant que tous les maux inhérens à la grande propriété seraient associés à ceux inséparables de la plus petite culture, il n'y avait à attendre aucune amélioration sérieuse dans l'état de cette triste contrée.
 
D'une autre part, quelques efforts que fissent les partisans de l'émancipation pour rassurer sur le sort de l'église d'Irlande, il était évident que du jour où les organes des croyances et des griefs de sept millions d'hommes auraient entrée au parlement, l'effroyable système sous lequel avait si long-temps gémi cette terre de calamités ne manquerait pas d'être attaqué dans sa base véritable. Un établissement religieux qui, pour 752,972 fidèles, d'après les supputations les plus récentes et les plus vraisemblables (8), se trouvait divisé en quatre archevêchés et provinces ecclésiastiques, avec vingt-deux évêques, et un total de treize cent quatre-vingt-cinq bénéfices et de deux mille trois cent quarante-huit cures, pour la plupart sans charge d'ames, paroisses où le pasteur n'apparaît qu'une fois l'année pour percevoir ses revenus à l'aide de la force publique; un clergé qui recevait alors en glèbes, terres et dîmes un revenu d'environ 30,000,000 de francs, impôt atroce lorsqu'il est perçu sur les sueurs d'une population qui vous repousse, et se lie dans sa pensée au souvenir de confiscations sanglantes : c'était là une de ces monstruosités qui ne résistent pas à la discussion publique. Le droit antique de la victoire maintient seul de telles choses; le droit commun les rend impossibles et comme fabuleuses.
 
L'émancipation, en effet, c'était le droit commun pour l'Irlande, la répudiation de toute la politique anglaise, à partir de Henri II. C'était la proclamation solennelle de l'égalité d'une population qui, depuis le XIIe siècle, ne participait pas plus au droit public et privé de l'Angleterre que les Barbares à celui de Rome race dégradée avec laquelle tout mariage était réputé pollution, et assimilé à un crime capital, selon le statut de Kilkenny; qui, sous Élisabeth, ne pouvait ni tester, ni jurer en justice, et dont l'assassinat n'était pas encore, sous Jacques Ier, réputé homicide légal ; peuple infortuné qui, aux plus beaux jours de la liberté anglaise, vit consommer son exhérédation de tous les droits civils et politiques, et n'eut jamais, même aux temps les plus rapprochés des nôtres, que l'état légal, inconnu dans le reste du monde depuis le christianisme, de nation ''conquise, dépendante et subordonnée'', pour employer les termes sacramentels des jurisconsultes anglais .(9).
 
Les tories ne s'y trompaient pas : l'attitude toute nouvelle que l'émancipation donnait à l'Irlande en face du peuple conquérant en traînait forcément une révolution dans le droit constitutionnel, comme dans la politique de l'Angleterre. Comment en douter maintenant que le parlement est presque exclusivement occupé de questions irlandaises, et qu'une seule entre celles-ci, le projet de disposer de l'excédant des revenus de l'église pour des objets d'utilité générale trois fois sanctionné par le vote des communes, s'élève depuis plusieurs années comme une pierre d'achoppement entre les deux chambres ?
 
L'Irlande émancipée a réclamé la réforme de l'établissement anglican, et celle-ci a été l'objet d'une proposition ministérielle. De plus, elle revendique, avec une persévérance énergique, tous les droits d'une égalité désormais légalement sanctionnée; pour sa population affamée, le triste bienfait d'une taxe des pauvres; pour sa bourgeoisie, celui des droits municipaux ; et la voix de son tribun, devenu l'appui du ministère anglais tout en gardant en réserve sa force révolutionnaire, menace aujourd'hui de rompre l'union, si, par des droits égaux et une représentation proportionnellement égale, l'Irlande n'est enfin placée ''sur le même pied que l'Angleterre''.
 
Ce dernier mot résume en ce moment, et résumera pour bien long-temps encore, toute la politique du Royaume-Uni. En 1829, l'Irlande a conquis le principe; en 1838, elle en réclame les conséquences. Voilà ce que pénétraient dès-lors et M. Peel et le duc de Wellington; voilà pourquoi une émotion si vive perçait à travers le calme étudié de leurs officielles paroles.
 
Ce sont pourtant ces deux hommes qui, après une longue opposition si énergique encore en 1828, se chargèrent, l'année suivante, d'introduire le bill dans les deux chambres, de réconcilier à l'émancipation ses plus implacables adversaires, et d'obtenir pour cette mesure une triomphante majorité de cent soixante-dix-huit voix à la chambre des communes et de deux cent cinq à celle des lords.
 
C'est ici l'un des plus grands évènemens de l'histoire constitutionnelle d'Angleterre ; il y a, d'ailleurs, dans ce revirement soudain du ministère et dans la conduite de ses amis politiques, une révélation tout entière.
 
Quels que fussent pour l'avenir les dangers de l'émancipation, dangers que M. Peel ne dissimulait pas plus, en 1829, qu'il ne l'avait fait à la session précédente, la position avait cessé d'être tenable. L'association catholique contre laquelle s'était déjà émoussé un premier bill de dissolution, avait enrôlé des millions d'hommes armés pour sa défense; huit mille agens exécutaient ses ordres et percevaient, dans la cabane du pauvre, un impôt payé avec empressement, car la haine sait féconder jusqu'à l'indigence. Le gouvernement anglais comprit qu'il fallait briser l'association ou périr, et qu'il ne pouvait désormais l'essayer que l'émancipation de l'Irlande à la main.
 
Les nations, d'ailleurs, ne contemplaient pas seules ces grandes scènes populaires : des gouvernemens suivaient aussi les progrès de cette crise décisive, car la paix du monde traversait alors une de ses plus graves épreuves, et le sort de l'Orient semblait près de s'accomplir. Alors on dut méditer à Londres sur ces paroles dites à Dublin
 
Le premier de vos ennemis qui parviendra à jeter cent mille mousquets en Irlande, suscitera à votre porte un auxiliaire que vous aurez peine à vaincre, ou qu'il vous faudra noyer dans une mer de sang (10). »
 
L'esprit de parti recula devant le patriotisme, et en franchissant les Balkans, les Russes emportèrent l'émancipation de l'Irlande.
 
Pour des ministres qui se respectent, un tel revirement n'était possible que dans de telles conditions, et dans un pays doué d'un véritable esprit public. M. Peel cessa de représenter au parlement l'université d'Oxford, le premier ministre défendit sa loyauté dans un duel chevaleresque. A cela près, presque tous les soldats suivirent leurs généraux et s'en remirent à leur parole, tant est forte cette organisation des partis au sein de la Grande-Bretagne, qui donne à leurs chefs une puissance indépendante de leur talent personnel, et leur permet de stipuler au nom de cette force même!
 
Nous verrons, en 1835, sir Robert Peel et le duc de Wellington essayer avec moins d'habileté et de bonheur ce qui, en 1829, réussit si bien à leur patrie et à eux-mêmes. Variations subites qui, en France, passeraient pour apostasie, parce que les intérêts de partis s'y dissimulent toujours derrière des théories absolues, mais qui, en Angleterre, où les théories se formulent le plus souvent selon ces intérêts eux-mêmes, se présentent sous un jour plus favorable. Le reproche d'inconsistance auquel les Anglais se montrent si sensibles, s'applique bien moins chez eux à l'homme d'état qui modifie ses doctrines qu'à celui qui se sépare de ses amis politiques pour former des ''connexions'' nouvelles.
 
Le bill voté par les deux chambres contenait toutefois quelques réserves importantes (11), et l'on se rappelle que le ministère fit passer comme appendice et condition de la mesure un changement grave dans le système électoral de l'Irlande. Dans le but de diminuer, l'influence du clergé catholique sur les petits cultivateurs, la franchise électorale fut élevée de 40 shellings à 10 liv. sterl. ; mais qu'importait à ce pays? n'était-il pas sûr de l'avenir? Qu'importait également à l'association catholique sa dissolution prononcée? N'avait-elle pas révélé à la pauvre Irlande le secret de sa force, à la riche Angleterre celui de sa faiblesse? ne restait-il pas à toujours démontré que l'agitation était un ressort sous lequel se courberaient, en définitive, les plus inflexibles volontés?
 
Mais cette épreuve n'était pas la dernière, et l'aristocratie, vaincue par les prolétaires d'Irlande, au nom de la liberté religieuse, allait l'être bientôt par les prolétaires d'Angleterre, au nom de la liberté politique; il allait être constaté que, quoique sa puissance territoriale n'ait pas fléchi, et que son influence soit entière, l'une et l'autre seraient désormais dominées par des forces irrésistibles.
 
L'émancipation n'avait pas eu, relativement à la tranquillité de l'Irlande, l'influence sur laquelle on avait trop paru compter. Les crimes contre les personnes, les assassinats et incendies, les rassemblemens et avertissemens illégaux, les attaques nocturnes à la propriété, mutilations de bestiaux, menaces aux officiers publics, etc., enfin cette longue table de crimes spéciaux à ce malheureux pays s'étendait chaque jour, au point de le rendre inhabitable. Les refus de dîmes, inconnus avant l'émancipation, devinrent universels à partir de cette époque, à ce point qu'elles se trouvèrent tout à coup supprimées de fait dans les campagnes, où d'horribles tragédies De rendirent pas leur perception moins impossible. Une mauvaise récolte vint ajouter les horreurs de la famine à tant d'horreurs accumulées, et, dès les premiers jours de 1830, le rappel de l'union était devenu le mot d'ordre d'une association nouvelle, un nouveau brandon aux mains de l'agitateur.
 
En Angleterre, la situation ne se présentait pas sous un jour moins sombre. L'agriculture et l'industrie traversaient une crise attribuée par les uns aux restrictions mises à la circulation du papier-monnaie, par les autres à la mauvaise assiette des taxes, mais qui, quelles qu'en fussent les causes, déterminait de toutes parts et la cessation du travail, et l'agitation qui la suit. La taxe des pauvres, en s'étendant, menaçait de faire disparaître la propriété elle-même. Pendant que dans certaines paroisses elle s'élevait à 30 et 40 shellings par acre, dans les villes manufacturières, les salaires tombaient à moitié de leur taux habituel.
 
Sous ces influences sinistres se fonda ''l'Union politique'', dont Birmingham devint le centre au commencement de 1830, association qui compta sous son drapeau des armées tout entières, et qui offrait aux pauvres comme remède à leur misère, aux ouvriers comme moyen de contrebalancer l'action des machines au dedans et l'effet des concurrences au dehors, la réforme électorale avec accompagnement de suffrage universel et de parlemens annuels. Le jour d'une jacquerie industrielle semblait près de se lever pour l'Angleterre. La crainte de l'avenir resserrait les capitaux; le commerce exportait à perte; les fermages s'acquittaient mal, et les droits d'accise étaient d'une rentrée de plus en plus incertaine. Aussi, en présentant son projet de budget, en mars 1830, le chancelier de l'échiquier (M. Goulburn) confessait-il un déficit considérable sur les prévisions de l'exercice précédent.
 
Prédisposée par tant de circonstances, tout imprégnée déjà du fluide révolutionnaire, l'Angleterre reçut soudain le contre-coup de juillet, et cette commotion la mit debout comme un seul homme.
 
Si cet évènement remua l'Europe de Lisbonne à Varsovie, il ne pouvait déterminer nulle part une émotion plus sympathique et plus profonde. La Grande-Bretagne professe, sur le droit de résistance, la doctrine qui venait de triompher avec tant d'éclat; whigs et tories la confessent presque tous sans hésiter. La France essayant un 1688, n'effrayait pas l'aristocratie parlementaire; la France chassant une dynastie dont on affectait de confondre la cause avec celle du catholicisme, se conciliait l'enthousiasme de tout le vieux protestantisme, depuis le bon fermier lisant la Bible dans son ''parlour'', jusqu'au ministre fanatique se torturant sous ''l'esprit''; la France faisant des barricades et triomphant de la force publique, était applaudie avec transport par les mains calleuses des ateliers et des unions politiques. Aussi le duc de Wellington n'hésita-t-il pas à suivre un mouvement où se confondaient toutes les classes, et, pour ainsi dire, tous les partis. Ce mouvement, en effet, était alors si impétueux, que, lorsque le ministère voulut prendre dans la question hollando-belge une attitude qui pouvait le séparer de la France, il dut bientôt y renoncer, et que l'inspecteur-général de la barrière européenne, sacrifiant ses répugnances, se vit contraint de sanctionner ce protocole du 4 novembre, qui fut, pour la Belgique, son premier titre devant l'Europe.
 
Dans ces jours d'excitation universelle, une administration tory était déjà fort difficile; elle devint impossible lorsque la mort de George IV, donnant ouverture à des élections générales, fit sortir un parlement nouveau du sein de cette crise. Guillaume IV, d'ailleurs, tout attaché qu'il fût aux maximes de la vieille constitution, n'était pas, par ses relations, séparé des whigs, et avait pris depuis long-temps sur plusieurs questions, entre autres sur la question catholique, une attitude opposée à celle du roi, son prédécesseur, ce brillant renégat des principes et des amitiés de sa jeunesse. Ainsi affaiblis du côté de la couronne et débordés par des évènemens insurmontables, les tories ne pouvaient manquer de succomber dans la lice électorale.
 
On sait qu'éclairé sur sa situation parlementaire par un vote des communes relatif à la liste civile du nouveau règne, le cabinet en masse donna une de ces démissions loyales qu'imposent dans ce pays à toutes les ambitions individuelles et la compacte unité et la forte discipline des partis.
 
Par une autre conséquence de cette organisation puissante qui fait de l'opposition un ressort vraiment gouvernemental, quelque chose de clairement défini dans ses griefs, de limité dans ses exigences, le parti whig fut appelé à hériter du parti tory; et l'homme en qui se personnifiait, depuis la mort de Fox, cette grande opinion, se trouva par la seule force des choses placé, plutôt qu'appelé, à la tête du gouvernement.
 
Lord Grey arrivait au pouvoir sans intrigue; il pouvait dès-lors l'exercer sans complaisance. Stipulant bien moins en son nom qu'au nom de son parti, ses conditions étaient connues à l'avance, et nul ne pouvait songer à lui en faire d'autres. Entré aux communes à une époque où l'essor des doctrines de liberté n'était pas encore ralenti par l'effet de la révolution française, le jeune député du Northumberland avait ardemment combattu pour elles. Pair d'Angleterre et premier lord de l'amirauté en 1806, successeur de Fox aux affaires étrangères, à la mort du grand orateur, lord Grey avait toujours été fidèle à ses amis et à lui-même; toute son existence politique s'était résumée dans trois grandes thèses : la paix avec la France, l'émancipation catholique et la réforme parlementaire.
 
De ces questions, l'une avait été résolue par le temps; ses adversaires politiques avaient fait triompher l'autre; la troisième lui restait, pensée de sa longue vie, honneur de ses cheveux blancs. Chef d'un parti fortement constitué, et n'ayant pas besoin de devenir ministre pour être quelque chose, homme de poids hors des affaires comme au pouvoir, son nom avait une portée comprise de tous; le ministère Grey, c'était pour la couronne comme pour le pays le ministère de la réforme. Ainsi cette grande question allait être reprise au point où Fox l'avait laissée.
 
Lorsqu'on étudiait en lui-même, abstraction faite de ses résultats, le système électoral de la Grande-Bretagne, il ne pouvait, à coup sûr, supporter un instant l'examen.
 
On a vu, dans la première partie de ce travail, le pouvoir royal conférant la franchise aux diverses localités, à mesure que leur importance s'étend, et qu'il éprouve, pour son propre compte, le besoin de consolider son influence au sein des communes. On sait comment l'inquiétude du parlement, sur l'usage qui pourrait être fait de cette faculté dans un but anti-protestant et anti-national, le fit supprimer tout à coup (l2) ; suppression qui pouvait parfaitement se défendre si l'on s'était borné à substituer l'autorité constitutionnelle des trois pouvoirs à l'omnipotence d'un seul, mais qui devenait insoutenable dans le sens où elle fut entendue : décider qu'aucune autre franchise ne serait accordée dans l'avenir, c'était monopoliser la liberté, réputer non avenu tout progrès nouveau.
 
La dynastie de Hanovre n'osa pas réclamer un droit dénié à celle des Stuarts; et l'aristocratie, ayant définitivement conquis la souveraineté politique en dominant la chambre basse, trouva bon de poser en maxime que rien ne pouvait désormais être innové dans le mode de représentation nationale.
 
L'absurdité d'une telle immobilisation devenait plus choquante encore en pratique qu'en théorie : ainsi Manchester, Leeds, Birmingham , Halifax, qui, au parlement convoqué par Cromwell, avaient été représentées à raison de leur importance, médiocre à cette époque, se trouvèrent deux siècles plus tard déshéritées de tout droit politique, alors que ces cités, et d'autres avec elles, étaient devenues le siége de populations considérables, le centre des plus grandes transactions des trois royaumes. En revanche, tel rocher stérile, tel parc sans maison, tel hameau ne comptant pour unique électeur que son propriétaire, comme Gatton, ou n'ayant plus même de ruines, conjure Old-Sarum, conservait un droit qui se transmettait par contrat de vente aussi régulièrement que le droit de chasse ou de champart. Un gros capitaliste payait son siège au parlement comme sa loge à l'Opéra. Un pair, possédant sept ou huit lieux privilégiés de cette espèce, en donnait un pour dot à sa fille, un pour douaire à sa femme, à la manière de ces îles d'Orient, disait spirituellement M. Shiel, dont telle appartient à la sultane favorite pour sa ceinture, telle autre pour ses babouches.
 
L'immoralité était bien plus profonde encore dans tout ce qui touchait aux corporations fermées, lorsque la franchise avait été concédée sous cette forme. Celle-ci se trouvait appartenir alors exclusivement aux membres de la corporation, qui, dans certaines localités, la possédaient héréditairement, qui, ailleurs, en faisaient l'objet d'un trafic avoué. Alors une demi-douzaine de ''burguesses'' nommaient à huis-clos le représentant de cinquante mille ames, et l'ivresse d'une orgie remplaçait le tumulte des ''hustings''.
 
Ce mode était celui de l'Écosse entière, où tous les bourgs investis de la franchise appartenaient à des corporations fermées. Il suffit de rappeler qu'à Édimbourg, le ''town-council'' se composant de trente-deux membres, élisait entre quatre murs, et sans nulle intervention populaire, le député de plus de cent mille ames, le représentant d'une ville qui compte douze cents négocians, deux mille avocats et légistes, cent cinquante professeurs d'universités, un clergé nombreux et une multitude de grands propriétaires.
 
Si, en Angleterre, les élections de comté, où votait tout ''freeholder'' à 40 shellings, compensaient, par un esprit plus libre, ce qu'offraient d'humiliant et de dépravé les élections des petits bourgs, rien d'analogue n'avait lieu pour l'Écosse. Les élections de comté y présentaient un aspect bien plus étrange encore que celles des ''bourgs royaux''. Pour être admis à y voter, il fallait tenir une terre à fief direct de la couronne, circonstance qui maintenait le droit électoral au feudataire primitif et à ses héritiers, alors même que la propriété aurait été aliénée depuis des siècles. « De là résulte, disait M. Wight, que beaucoup de possesseurs de vastes propriétés sont sans capacité pour voter aux élections, parce qu'ils les tiennent d'un ''supérieur'', tandis que, au contraire, d'autres, par le seul fait d'une ''supériorité'' primordiale, conservent le droit électoral, quoique la terre qui le leur confère ne leur rapporte pas un penny par an, et leur soit parfaitement étrangère (13). »
 
La représentation de l'Irlande participait de la plupart de ces inconvéniens, quoique l'acte d'union en eût corrigé quelques-uns, d'entre les plus choquans, relativement au droit électoral des grandes villes.
 
Lorsqu'un tel système, aussi peu admissible dans sa donnée historique que dans ses applications locales, se maintient au sein d'une des nations les plus éclairées du monde, lorsqu'il résiste si long-temps à l'opposition de la tribune et aux attaques passionnées de la presse, force est d'admettre qu'il doit se défendre par des motifs moins étranges que les bases sur lesquelles il repose. Aussi les adversaires de la réforme s'attachèrent-ils bien moins, dans tous les temps, à contester des détails d'une justification évidemment impossible, qu'à faire ressortir leurs résultats en constante harmonie avec l'esprit de la constitution, déduisant de ces résultats seuls l'apologie d'un système qui, malgré des imperfections apparentes, avait préparé à la Grande-Bretagne les plus éclatantes destinées réservées à un peuple libre.
 
Que les bourgs pourris fussent des propriétés particulières, qu'importe? s'écriait-on; n'ont-ils pas donné à l'Angleterre ses plus grands hommes, depuis les deux Pitt jusqu'à Canning?Qu'on puisse acheter son siège à prix d'argent, est-ce donc un si grand mal? Ne faut-il pas que la propriété soit prépondérante dans l'organisation sociale? Le droit des corporations est-il plus absurde que celui des propriétaires à la nomination des bénéfices ecclésiastiques? Un siège obtenu à prix d'argent déshonore-t-il plus qu'un emploi d'officier acquis de la même manière? et, quoique les places dans l'armée s'achètent à deniers comptans, l'armée est-elle moins nationale et moins brave? La vénalité des offices, introduite en France par le cours des évènemens, a-t-elle empêché ce pays de posséder une magistrature dont les lumières et l'intégrité furent l'une de ses plus grandes gloires? La force du gouvernement britannique ne gît-elle pas, d'ailleurs, dans la puissante influence territoriale qui domine la société tout entière? et dès-lors le meilleur mode d'élection n'est-il pas celui qui assure l'harmonie des pouvoirs, leur concours constant vers un but unique, la grandeur et la gloire de l'empire? Et quelles plaintes si fondées ont les grandes villes manufacturières à élever contre le système actuel? Quoique privées de la franchise directe, leurs réclamations ont-elles jamais manqué d'organes, et l'opinion de Manchester ne pèse-t-elle pas dans les délibérations parlementaires plus que celles de dix petits bourgs? D'ailleurs le parlement s'est reconnu, dans tous les temps, le droit de désaffranchissement, lorsque la vénalité était authentiquement constatée; Penryn et East-Redfort ont ainsi perdu leur privilége électoral; et ne pourrait-on, dans l'avenir, transférer quelques franchises, ainsi légalement abrogées, à des cités importantes, sans attaquer un système qui se défend par une prescription de deux siècles?
 
Les chefs les plus éclairés du parti anti-réformiste ne paraissaient pas repousser absolument une concession limitée de ce genre, et depuis bien long-temps, il faut le reconnaître, l'aristocratie whig n'allait pas, dans ses plans, beaucoup au-delà d'une combinaison analogue. En témoignage de ces dispositions, il suffirait de citer les résolutions proposées en 1819 à la chambre des communes par lord John Russell, résolutions portant en substance que les bourgs, dans lesquels la corruption se serait notoirement exercée, cesseraient d'avoir des représentans, et que leur franchise serait transférée aux plus grands comtés ou à des villes d'une population d'au moins quinze mille ames.
 
Avant 1830, les organes périodiques de l'opinion whig arrêtaient là leurs espérances, et, même dans un travail remarquable, publié en 1820, ''l'Edinburgh Review'' établissait que le seul plan de réforme ''sage et exécutable'' serait celui qui ajouterait une vingtaine de membres à la représentation nationale, dans l'intérêt des grandes cités industrielles, en respectant les droits acquis (14). Le mal venait beaucoup moins, disait-on à cette époque, de ce que le droit électoral était le patrimoine de bourgs sans indépendance que de ce qu'il ne pouvait pas être étendu selon les besoins nouveaux. On ajoutait que de plus larges concessions étaient impossibles pour toute administration prudente, dans les limites et selon l'esprit de la constitution.
 
Enfin, presque tous les réformateurs éminens faisaient de la corruption constatée la condition préalable du désaffranchissement des bourgs, et M. Pitt était allé jusqu'à proposer d'acheter le privilége de ceux d'entre eux qui consentiraient à le vendre de gré à gré, tant il est vrai que le droit électoral était généralement considéré comme une propriété inviolable, placée au-dessus du contrôle parlementaire! Tels étaient les antécédens de cette grande question au sein du parti réformiste modéré , lorsqu'en mars 1831 lord John Russel présenta aux communes ce bill fameux, de l'adoption duquel il fit, au nom du cabinet, la condition absolue de son maintien aux affaires.
 
Il suffira de rappeler sommairement ses dispositions principales pour voir quel chemin venait de faire soudainement l'Angleterre, et à quelles exigences nouvelles il fallait donner satisfaction.
 
Ce bill reposait sur les bases suivantes, destinées à devenir, avec, quelques modifications de détail, après dix-huit mois de luttes et de perplexités, celles du nouveau droit constitutionnel du Royaume-Uni.
 
Il ôtait la franchise à tous les bourgs ayant moins de deux mille habitans, et n'accordait plus qu'un représentant au lieu de deux à tous ceux d'une population inférieure à quatre mille ames. Le vide ainsi laissé sur les bancs de la chambre était rempli par les députés accordés aux villes non représentées jusqu'alors, et aux principaux comtés, dont la représentation était doublée. Celle de Londres était également portée de huit à seize membres.
 
Le résultat final du bill, tel qu'il sortit de la discussion en comité au sein des deux chambres, fut d'attribuer soixante-six membres nouveaux à des comtés, soixante-trois à des villes (''boroughs'') d'Angleterre, huit à des villes d'Écosse, cinq à des villes d'Irlande, et le vote définitif maintint la représentation nationale au même nombre de six cent cinquante-huit députés, en en donnant cinq cents à l'Angleterre, ou un pour vingt-huit mille ames, cinquante-trois à l'Écosse, ou un pour trente-huit mille, cent cinq à l'Irlande, ou un pour soixante-seize mille.
 
Ces changemens, pour lesquels on avait suivi les proportions de la population et de la richesse combinées, selon le principe français de 89, sans aucun égard pour la prescription historique, étaient graves par eux-mêmes : ajoutons que la nouvelle base donnée au droit électoral ne paraissait pas moins hardie.
 
Le privilége des corporations était brisé pour l'avenir, et la franchise était accordée dans les villes à tout propriétaire et locataire d'une maison d'un revenu annuel de dix livres sterling.
 
Pour les élections de comtés, les ''copyholders'' et les ''leascholders'', ainsi désignés selon la nature du titre à eux conféré par le seigneur foncier, acquéraient la capacité électorale lorsqu'ils payaient une rente annuelle de 10 livres sterling pour les baux de soixante ans, et de 50 livres pour les baux de vingt années, disposition qui fut plus tard gravement modifiée à la chambre des communes et malgré les efforts du ministère, en ce sens que la franchise électorale fut accordée à tout fermier payant 50 livres sterling même sans bail, ce qui les maintenait, vis-à-vis de leur propriétaire, dans un état obligé de dépendance (15).
 
Aucun changement ne fut proposé relativement au droit des ''freeholders'' à 40 shellings, possesseurs d'un franc fief originairement concédé sous certaines conditions de service ou de redevance. Là était la force de la vieille aristocratie, et l'on doit, ce semble, remarquer que dans le cours de ces orageux débats on parut s'accorder pour respecter ce vieux titre dont l'origine se perdait dans la nuit des âges.
 
Enfin, par un solennel hommage à cette doctrine d'uniformité qui s'établissait pour la première fois dans la loi anglaise, des bases analogues furent proposées pour la représentation de l'Écosse et de l'Irlande.
 
Quelles que pussent être dans le présent les conséquences d'un tel bill, il était d'une immense portée pour l'avenir. Il créait cinq cent mille électeurs nouveaux, et, malgré ses concessions à l'influence terrienne, il tendait à établir la prépondérance des classes bourgeoises, si dans ce pays ces classes se fussent dès lors trouvées en mesure de profiter de l'esprit et du bienfait de la loi. C'était, pour la Grande-Bretagne, quelque chose d'analogue à notre loi électorale de 1817, quoique de bien plus démocratique, et si les résultats furent instantanés pour la France, tandis qu'ils se font attendre en Angleterre, c'est que la législation française consacrait un fait accompli, lors que la loi anglaise s'est bornée à poser un principe que le temps doit féconder.
 
Ne faut-il voir dans ce bill que l'effet de circonstances impérieuses, et ne s'expliquerait-il pas aussi par une connaissance intime du génie du pays, par cette haute et ferme confiance que, sous l'empire de la loi nouvelle, la force hiérarchique continuerait de s'exercer d'une manière non moins efficace, dans des conditions plus rationnelles? Les auteurs du bill de 1831 pressentaient-ils tout ce qu'il faudrait de temps et d'efforts aux classes moyennes pour conquérir le pouvoir dont on paraissait leur frayer les voies? Si telle fut la pensée du noble fils du duc de Belfort et de l'aristocrate lord Grey, les faits attestent que leurs prévisions n'ont pas été déçues, et que le ministère, eût-il été plus loin encore, l'aristocratie anglaise aurait; survécu à ce coup, qu'elle affectait de croire mortel. Aussi chaleureusement dévoué aux prérogatives héréditaires de son ordre qu'à ses vieux principes de liberté, lord Grey comprit mieux que cet ordre lui-même tout ce qu'il possédait de puissance et de ressources; il eut le mérite, bien rare dans des jours d'effervescence, de paraître accorder une immense concession, sans dépasser le but qu'il se proposait d'atteindre.
 
Le sort de ce bill est connu ; il échoua devant cette même chambre des communes, dont le premier acte avait été le renvoi du ministère Wellington et l'appel de lord Grey aux affaires ; tant il est vrai que la proposition Russell dépassait les vues d'un grand nombre de membres étrangers au torysme et favorables à une réforme modérée !
 
Lord Grey, lord Brougham, lord Althorp et lord Russel n'en restaient pas moins les hommes indispensables dans une situation de plus en plus alarmante, et des élections soutenues par toute la force de la couronne en même temps que par les menaces d'un peuple plus d'à moitié soulevé, assurèrent enfin au bill une majorité de 324 contre 162 voix.
 
Cependant la pairie eut encore le courage ou l'audace de résister aux nécessités qui la pressaient de toutes parts; elle ne recula ni devant les flammes de Bristol et de Nottingham, ni devant une insurrection déjà commencée sur plusieurs points du royaume. Mais, lorsque lord Grey eut arraché de la couronne, par la menace d'une démission, la faculté de créer un nombre illimité de pairs, la chambre haute, se déclarant solennellement privée de sa liberté morale par l'attentat dont elle était menacée, cessa une lutte inutile et abandonna le champ de bataille.
 
Ainsi passa cette mesure dont l'aristocratie s'exagérait sans doute la portée, parce qu'elle la jugea d'abord sur la hardie nouveauté de ses principes, mais avec laquelle elle sembla se réconcilier graduellement, à mesure qu'elle pénétra ce que ses dispositions laissaient de ressources à son influence, ce qu'elles lui en créaient même de nouvelles.
 
D'une part, en effet, l'aristocratie restait maîtresse des élections de comté, surtout par l'amendement qui concédait la franchise aux fermiers sans baux (''tenants at will'') ; de l'autre, les innombrables liens qui lui rattachent les populations urbaines, la mirent bientôt en mesure de reconquérir sur les ''householders'' à 10 liv. sterl. l'ascendant immémorial qu'elle exerçait sur les anciens ''freemen''. Moins de deux ans après la réforme, sir H. Verney présentait à la chambre (16) une pétition par laquelle il était établi qu'un noble duc avait fait construire une multitude de petites maisons d'un loyer de 10 liv. sterl., pour opposer au vote des électeurs indépendans celui de gens à sa dévotion absolue.
 
Peut-être est-il permis de croire que si lord Russel et ses collègues avaient en 1832 mieux jugé l'avenir, ils se seraient moins catégoriquement refusés à joindre aux dispositions du bill celle qui tendait à établir le vote secret. Dans l'état actuel des intérêts en Angleterre, tant que le pouvoir de l'église et de la grande propriété n'aura pas été modifié par des changemens considérables dans l'administration locale, et que les classes moyennes n'auront acquis ni le goût, ni la possibilité de l'indépendance, le ''ballot'' seul pourra donner à la réforme électorale sa véritable signification politique. Quoique le ministère Melbourne ait répudié cette cause, c'est une conquête légale que garantit le progrès des mœurs et des idées, et que l'esprit publie saura faire avec cette patiente lenteur dont ce pays a l'habitude. La proposition à laquelle M. Grote a attaché son nom, ne peut manquer de triompher un jour : l'opinion en est saisie et ne l'abandonnera pas; Son succès sortira infailliblement, ou de l'alliance du parti radical avec le ministère whig, si cette alliance se prolonge, ou d'un nouvelle entrée des tories aux affaires, évènement d'une réalisation probable au point où en sont les choses, mais qui rendrait certaine une réaction libérale dans l'avenir.
 
Lorsque l'on considère cette force toujours croissante du parti conservateur, au sein des communes, dans les trois élections générales accomplies depuis la réforme, en 1832, 1835 et 1837, il est impossible de n'être pas frappé de cette singulière vitalité.
 
Non-seulement le parti du ''church and state'' survit à une blessure que, d'après ses propres paroles, l'Europe estimait mortelle, non-seulement il résiste à une loi trouvée parfaite par Hume et O'Connell, et acceptée des plus violens radicaux; mais depuis son adoption il tient en échec le cabinet whig, et lui fait dévorer des affronts quotidiens. Il vient cette année même de le contraindre à renoncer au principe d'appropriation, base de tous ses plans; il a ou rejeté ou bouleversé tous ses bills pour l'Angleterre et pour l'Irlande, élevé pour celle-ci le taux de la franchise municipale, malgré les résistances d u ministère; et, dans cette opposition sans relâche au cabinet Melbourne, la pairie s'appuie aujourd'hui au sein de la chambre élective sur un parti compacte qui touche au moment de devenir majorité.
 
L'acte de 1832, appliqué à la France, eût été l'infaillible signal d'une révolution démocratique, et voici qu'en Angleterre cet acte produit, après six années, de tels résultats que les tories appellent les élections prochaines avec autant de confiance et d'empressement que leurs adversaires les redoutent; vœu téméraire, peut-être, mais très réel, à coup sûr, au sein de l'opinion conservatrice.
 
Cette situation des esprits, cette position inattendue des choses, tiennent sans doute à des causes intimes et organiques; elles constatent qu'aucune altération vraiment grave ne s'est encore manifestée dans les idées du ''pays légal'', pour employer une expression de ce côté-ci de la Manche, et qu'à l'exemple de l'émancipation catholique, la réforme parlementaire est sortie de la force d'évènemens extérieurs plus encore que des progrès de la pensée publique. Mais la réaction conservatrice s'explique aussi par des circonstances dont la portée ne saurait être appréciée parfaitement hors de la Grande-Bretagne.
 
Les élections qui suivirent immédiatement la réforme donnèrent accès dans la chambre à un assez grand nombre de radicaux, tout échauffés encore de la fièvre de 1830. Plusieurs d'entre eux se firent une illusion complète sur l'état d'excitation où était jeté le pays; ils crurent que le moment était venu d'arracher par la force les conséquences d'un principe conquis par elle, et les voûtes de Saint-Étienne entendirent des propositions à faire reculer d'épouvante les illustres ombres qui les avaient habitées.
 
Pendant que les hommes modérés de l'opinion radicale, en pro testant de leur respect pour les bases de la constitution, se bornaient à réclamer avec le ''ballot'' et des parlemens à plus courte durée l'abolition du vote par procuration dans la chambre des lords et la faculté pour la couronne de nommer un certain nombre de pairs à vie, et le droit commun pour l'Irlande, avec l'application à l'enseignement populaire de l'excédant des revenus de l'église; les révolutionnaires purs, formés à l'école française de 92, chefs et orateurs des sociétés populaires, demandaient le suffrage universel, l'élection annuelle, la suppression du cens d'éligibilité, le salaire des députés, etc., etc. Quant à la pairie et à l'établissement religieux, on invitait le peuple à en faire bonne et prompte justice. Une convention et la contribution volontaire pour le culte, tel était le résumé d'un système dont nous n'avons pas besoin qu'on nous déroule les conséquences.
 
A ces vagues déclamations, à ce réchauffé des idées de T. Payne, fondues avec celles de nos démagogues, le sens pratique et la conscience religieuse de la Grande-Bretagne s'alarmèrent; la bourgeoisie des villes manufacturières déserta presque partout les ''unions politiques'' où elle était entrée au commencement de 1830, et les intérêts alarmés se groupèrent de toutes parts autour de la vieille constitution, dont le nom exerce encore sur tout Anglais une sorte de fascination prestigieuse. D'ailleurs, le volcan ouvert au cœur de la France avait cessé de jeter des flammes; l'effervescence européenne s'était calmée, et le parti révolutionnaire, destitué par-là de son principal point d'appui, se trouva face à face avec une opinion à laquelle a profité le souvenir de nos désastres et de nos fautes. Alors commença ce mouvement signalé dans la sphère politique par des défections éclatantes, et dans les mœurs privées par un rajeunissement universel de l'esprit religieux; et l'on dut avoir la certitude qu'un temps d'arrêt assez long allait arrêter la marche de l'Angleterre vers ses nouvelles destinées.
 
Si, au lieu de reprendre le pouvoir en 1834, à la première dislocation du ministère Melbourne motivée sur la sortie de lord Althorp de la chambre basse, les tories modérés avaient attendu quelques années, la tentative du duc de Wellington et de sir Robert Peel eût pu se présenter avec des chances très différentes. L'appel prématuré de Guillaume IV aux chefs de cette opinion, leur a été plus fatal que la réforme elle-même. Aujourd'hui, maîtres de la chambre haute, puissans dans la chambre des communes, et rencontrant plus d'obstacles dans la cour que dans le parlement, ayant d'ailleurs en face d'eux un cabinet très honorable dans ses membres, mais de peu de consistance politique, puisqu'il vit par une alliance qui chaque jour peut lui manquer, les ministres désignés du parti conservateur attendent dans une attitude de modération hautaine un avenir qui ne semble guère, pouvoir leur échapper.
 
Mais cet avenir sera-t-il définitif? Nous sommes loin de le penser. Nous croyons la politique anglaise destinée à subir encore l'empire de, ces nécessités suprêmes sous lesquelles nous venons de la voir se courber par deux fois. D'ailleurs, le temps marche même en ce pays, et chaque jour la législature porte la cognée aux branches du vieil arbre, tout en en respectant le tronc. Dans une dernière partie de ce travail nous constaterons ce que déjà l'Angleterre doit à la réforme, et les résultats qui tôt ou tard ne peuvent manquer d'en sortir.
 
 
xxxxxxxxxx
 
<small>(1) Dette au commencement de la guerre contre la révolution française 233,733,609 liv. st.</small>
 
<small>A la conclusion de la paix d'Amiens, 1er février 1801 528,839,277 liv. st.</small>
 
<small>A la paix de Paris, 20 novembre 1814 864,822,441 liv. st</small>
 
<small>(''Histoire financière et statistique générale de l'empire britannique'', par M. Pablo Pebrer, tom.: Ier, 2e part., tab. II.)</small>
 
<small>(2) On lira avec fruit, sur l'état et les progrès de l'agriculture anglaise, le livre court, mais substantiel, de M. J. Porter, chef du bureau de statistique commerciale à Londres, complété et annoté par M. Chemin-Dupontès: ''Progrès de la Grande-Bretagne sous le rapport de la population et de la production''. 4 vol. in-8°; Paris, 1837.</small>
 
<small>On ne saurait estimer, d'après l'auteur, à moins de quatre millions et demi d'acres (l'acre vaut quarante ares) la totalité des terres mises en culture durant la période de la guerre.</small>
 
<small>(3) Les tableaux dressés par M. Porter établissent la diminution progressive, depuis vingt ans, du nombre des individus appartenant à la population agricole, A partir de 1811 jusqu'à 1831, la proportion centésimale des familles de cette classe est tombée de 35 à 28. Pendant que l'augmentation totale des familles a suivi la progression de 34 pour 400, celle des familles agricoles n'a été que de 7 1/2, et, au contraire, celle des familles appartenant au commerce et aux manufactures, a été de 27 pour 400.</small>
 
<small>M. Ch. Dupin a aussi constaté ce résultat d'après les calculs de M. Babbage; on le trouve également constaté par M. Moreau de Jonnès, dans son excellente ''Statistique de la Grande-Bretagne et d'Irlande''. Il résulte de ses chiffres que, de 1811 à 1821, la population agricole s'est augmentée de 82,658, mais qu'elle a perdu 77,552 dans les dix années suivantes, et que, même dans ses progrès, n'ayant pas suivi ceux de la population totale, elle s'est trouvée constamment en déclin pendant les vingt années écoulées entre 1811 et 1831. (Tom, 1er,
chap. III, sec. 2.)</small>
 
<small>(4) La population agricole de la Grande-Bretagne, d'après le recensement de 1831, est divisée ainsi qu'il suit :</small>
 
<small>:Angleterre 761,348 familles.</small>
<small>:Galles 73,195 -</small>
<small>:Écosse 126,591 -</small>
<small>:TOTAL. . . 961,134 familles.</small>
<small>:Soit, à 5 individus par famille, 4,805,670.</small>
 
<small>(5) Discours de sir Robert Peel, du marquis de Chandos, de lord Stanley, sir J. Graham, etc. 12 mai 1838.</small>
 
<small>(6) Bill de 1827, en vertu duquel le blé, étranger était toujours admissible sur les
marchés de la Grande-Bretagne moyennant un droit variable. Cette proposition, passée à la chambre des communes, se trouva implicitement rejetée à celle des lords, quoiqu'elle y eût d'abord été admise en principe, par l'adoption d'un célèbre amendement du duc de Wellington, qui prohibait l'importation du blé en entrepôt tant que le prix ne se serait pas élevé à 66 shell. le ''quarter'' (1 hect. 04). L'année suivante, le duc, placé à la tête du ministère, fit passer un bill fondé sur les mêmes bases que celui qu'il avait fait rejeter.</small>
 
<small>(7) Des documens officiels, postérieurs à cette discussion, sont venus confirmer ce fait. Quoique depuis l'union législative (1800) l'Angleterre ait ajouté l'énorme somme de 2,298,369 liv. st. aux énormes revenus de l'église irlandaise, pour le maintien et accroissement de l'établissement protestant dans cette île, il résulte des chiffres présentés dans la session de 4854 par lord Morpeth, secrétaire pour l'Irlande, que la progression de la population épiscopale a toujours été décroissante. M. Ward avait constaté pour plusieurs diocèses que, quoique la population totale eût quadruplé depuis un siècle, le nombre des protestans était tombé d'un cinquième comparativement à ce qu'il était en 1751. Les chiffres du gouvernement établissent des faits analogues pour un grand nombre d'autres diocèses. Ainsi, en prenant pour base les deux années 1766 et 1834, on trouve que les deux cultes étaient alors et sont aujourd'hui dans les rapports suivans :</small>
 
<small>:...................1766............1834.</small>
<small>:..........PROTESTANS.CATHOLIQUES.PROTESTANS.CATHOLIQUES.</small>
<small>:Armagh 1 1 1/4 1 1 3/4</small>
<small>:Derry 1 2/3 1 1 1/8</small>
<small>:DownetCornier. 10 2 2/3 10 4</small>
<small>:Dromore 10 6 10 7</small>
<small>:Raphoe 1 1 l/5 1 2 3/4</small>
<small>:Kildare 1 3 1/2 1 8 1/4</small>
<small>:Kilmore Ardagh 1 4 3/4 1 6</small>
<small>:Calne 1 9 1 30</small>
<small>:Cork et Ross 1 5 1 9</small>
<small>:Cloyne 1 8 1 23</small>
<small>:Elphin 1 10 1 18</small>
<small>:Killaloe 1 9 1 18 1/2</small>
<small>:Killala 1 6 1 8 1/4</small>
<small>:Tuam 1 9 1 46</small>
 
<small>(8) Il résulte du rapport des commissaires chargés, en 1833, de constater l’état de l’instruction populaire en Irlande, que la population totale de ce pays est de 7,943,940, divisée ainsi qu’il suit : 6,427,712 catholiques ; 642,356 presbytériens ; 21,808 quakers, anabaptistes ou autres dissidens, et 852,064 protestans épiscopaux, membres de l’église établie, mais en y comprenant tout le corps des méthodistes wesleyens. Or, en réunissant ceux-ci aux autres dissidens, des calculs fondés sur des bases probables feraient monter le total des dissidens à 120,900, ce qui laisserait pour l’église établie le chiffre donné plus haut. Voyer aussi « the Erish church ; the reform association to the reformers of England, Scotland and Wales''. London, 1835.</small>
 
<small>(9) Voyez, entre autres, Blackstone, of ''the Countries subject to the law of England'', I, sec. IV.</small>
 
<small>(10) M. Shiel</small>
 
<small>(11) Telles que l'interdiction aux catholiques romains de devenir régent du royaume, lord chancelier, lord du grand sceau, lord-lieutenant d'Irlande (art. XII), d'user du droit de présentation pour bénéfices ecclésiastiques, soit comme propriétaires, soit comme membres de corporations municipales (XV-XVII) ; de faire partie d'une cour de judicature où il y aurait appel des sentences rendues par les tribunaux ecclésiastiques (XVI); d'occuper aucun emploi, chaire ou office dans les universités (ibid); enfin, certaines restrictions et limitations pour les congrégations religieuses dépendantes de l'église romaine (XXVIII-XXXVI).</small>
<small>(12) Le dernier essai tenté par la couronne pour ajouter à la représentation des communes, eut lieu en 1672, pour le bourg de Newark, auquel Charles II conféra le droit d'envoyer deux députés au parlement, en récompense du dévouement que ses habitans avaient témoigné pour son père. Là légalité de cette élection fut long-temps débattue, et enfin, à une seconde division, une majorité d'une seule voix décida que les membres nommés ne prendraient pas séance. Ainsi cessa tout à coup, et sans qu'on se rendit compte des graves conséquences de ce fait pour la liberté des générations à venir, l'exercice d'une prérogative qui remontait à l'origine de la monarchie.</small>
 
<small>(13) ''On Parliament'', book III, chap. II.</small>
(14) Vol. XXXIV, pag. 461.
 
<small>(15) Amendement du marquis de Chandos.</small>
 
<small>(16) Pétition du bourg de Buckingham, mars 1834.</small>
 
 
===Troisième partie===
 
En rappelant la manière dont s'est développée la nationalité britannique sous la double influence de la féodalité normande et du protestantisme épiscopal, en retraçant la lutte récente de l'établissement de 1688 contre la liberté de conscience et l'esprit d'égalité, nous avons montré quel faisceau d'influences et d'intérêts résiste encore dans ce pays, à l'invasion de l'esprit nouveau. Ces forces, qui chaque jour perdent du terrain, mais ne le cèdent que pied à pied, en se retrempant au sein même de la défaite, sont, on le sait, au nombre de trois principales :
 
Un système administratif et judiciaire hostile à toutes les innovations, par la nature même des intérêts qu'il protège et de ceux sur lesquels il s'appuie; une aristocratie maîtresse de la totalité du sol, qui paralyse l'opposition des fortunes nouvelles en les admettant dans son sein, et dont le patronage s'étend à tout, depuis le candidat à la chambre des communes jusqu'au pauvre qui réclame la taxe paroissiale;
 
Une église dont les dignités sont le patrimoine presque exclusif de cette aristocratie elle-même, au service de laquelle elle met à la fois son immense fortune territoriale, son action religieuse et universitaire, et les privilèges dont elle est dotée.
 
La réforme parlementaire ne préparera pas pour la Grande-Bretagne des destinées bien différentes, tant que subsistera ce puissant ensemble dans la ferme cohésion de toutes ses parties; jusqu'à ce que les influences actuelles soient déplacées, le chef de l'opinion conservatrice pourra s'écrier, comme il le faisait naguère dans une circonstance solennelle, que le gouvernement du pays ne peut manquer d'appartenir au parti soutenu par tout le clergé, par la magistrature, la ''gentry'', aussi bien que par une grande partie de la classe commerçante (1).
 
Cependant celui qui prononçait ces paroles se dissimulait moins que tout autre les transactions qu'imposeraient dorénavant les nécessités du temps. Le parti même qu'il s'attache à organiser comme médiateur entre l'opinion libérale et la résistance aristocratique, repose sur un système de concessions continues, et si, dans ses discours, il assigne arbitrairement des limites à celles-ci, la force des choses le contraindrait bientôt à les reculer, comme il fit en 1829, comme il était très disposé à le faire en 1835. Le duc de Wellington et sir Robert Peel au pouvoir accorderaient peut-être à l'Irlande ce qu'ils lui refusent dans l'opposition; ils se trouveraient conduits par l'irrésistible force des choses à faire subir aux vieilles institutions de l'Angleterre, sous le nom de ''practical reformes'', des modifications qui toutes auraient pour effet d'en altérer le génie, tant il est vrai que l'esprit d'un siècle prévaut par sa seule puissance contre les doctrines les mieux assises!
 
Depuis le grand acte de 1832, l'hostilité systématique de la chambre des pairs contre l'administration whig, et la force croissante du torysme dans la chambre élective, ont arrêté presque toutes les conquêtes où des principes se trouvaient directement engagés. C'est ainsi que des propositions pour le vote au scrutin secret, pour la réforme de la pairie, la suppression du banc des évêques, le partage égal en cas de mort ''ab intestat'', ont été repoussées par la majorité des communes, pendant que la plupart des bills pour la réforme des églises d'Angleterre et d'Irlande, ceux relatifs à l'admission des dissidens au sein des universités, à l'émancipation des juifs, (2), aux cours locales, etc., bills passés aux communes, et pour la plupart itérativement reproduits par elles, sont tombés devant l'impassible ''veto'' des lords..
 
Néanmoins la Grande-Bretagne a, depuis six années, fait subir à l'ensemble de ses lois plus de changemens que pendant le cours de deux siècles. Elle a vu s'élever et grandir dans son sein, sous le titre d'école libérale, une opinion qui professe les principes français en matière de législation civile et d'administration publique; et ces principes ont reçu, dans la nouvelle organisation municipale, dans les réformes judiciaires et les nouvelles lois des pauvres, une éclatante sanction parlementaire. D'un autre côté, des projets conçus dans l'esprit de centralisation et d'égalité menacent les antiques juridictions, et les influences territoriales; et déjà, au désespoir de la magistrature et du barreau, ces doctrines ont été appliquées au droit criminel en même temps qu'elles ont porté quelque lumière dans le chaos du droit coutumier; enfin, l'édifice aristocratique est ébranlé dans sa pierre angulaire, l'anglicanisme, par les catholiques et les dissidens : ceux-ci l'attaquant avec fracas, ceux-là s'élevant en silence, sur ses ruines; situation critique dont les résultats, pour n'être pas imminens, n'en sont pas moins assurés dans un avenir que la prudence peut rendre long, que la témérité rendrait court autant que terrible; irrésistible courant qui entraînera le parti conservateur lui-même, soit qu'il s'y laisse aller pour garder le pouvoir, soit qu'il se brise dans une résistance désespérée.
 
Lorsque ce parti, réduit, immédiatement après la réforme, à cent cinquante membres environ, dans la chambre des communes, eut doublé aux élections de 1835, pour conquérir presque une majorité à celles de 1837, il dut être évident qu'appuyé sur une telle force, dans le parlement et dans le pays, il ne laisserait passer désormais aucune mesure aussi décisive que celles de 1829 et de 1832, à moins d'avoir de nouveau la main forcée par le soulèvement de l'Irlande ou celui des populations ouvrières.
 
Des circonstances heureuses ont détourné, depuis six années, ces deux dangers également redoutables. O'Connell, acquis au ministère parce que le ministère est acquis à O'Connell, n'a pas ouvert l'antre d'Éole; il a laissé passer l'acte de ''coercition'' de lord Grey et les rejets réitérés des bills d'Irlande par la pairie, méditant le mode et le moment d'une éclatante revanche. D'un autre côté, des récoltes abondantes, la paix européenne, et surtout le calme de la France, ont exercé sur les masses, en Angleterre, une action pacifique. Les sociétés démagogiques se sont fermées à mesure que les ateliers se sont ouverts, et les efforts infructueux qui se font, en ce moment même, pour agiter les populations industrielles, attestent que, pour quelque temps du moins, la force physique n'influera pas sur l'issue des grandes questions parlementaires. Et cependant combien le cabinet de la réforme, appuyé sur la coalition du whiggisme et du radicalisme modéré, n'a-t-il pas avancé de questions, malgré les efforts d'une opposition formidable! Combien n'a-t-il pas, même sans en avoir pleine conscience, détaché de pierres des remparts de la gothique forteresse !
 
Au dehors, l'action de l'Angleterre s'est exercée dans un sens constamment libéral. En Belgique, elle a garanti l'existence d'un peuple placé dans notre immédiate dépendance, sacrifiant en cela les traditions de sa plus vieille politique; seule, dans la Péninsule, elle a prêté à la cause constitutionnelle un concours sérieux. Dans les colonies, elle a aboli l'esclavage et consacré la sainteté d'un principe au prix de 500 millions, éclatant témoignage de cet esprit religieux qui fait le caractère comme la force de cette grande nation, mesure mal conçue peut-être dans ses détails, mais noble et généreuse jusqu'à l'imprudence. A l'intérieur, ce ministère s'est constamment attaché à rendre moins pénible la condition des masses. S'il n'a pas osé modifier les lois céréales, remanier un système financier qui laisse le revenu libre de tout impôt pour le porter exclusivement sur la consommation, il a, par d'heureuses combinaisons, réduit les taxes les plus accablantes, supprimé d'innombrables sinécures, en continuant de doter abondamment tous les services utiles. Après trois années écoulées au milieu des circonstances les plus difficiles, lord Althorp put, en 1834, présenter au pays plus de 75 millions de dégrèvement répartis sur les objets les plus usuels, bienfait immense qui fut, pour les classes laborieuses, l'application la plus populaire et la mieux comprise de la réforme.
 
L'Irlande est loin sans doute d'avoir conquis tout ce qu'elle est en droit d'attendre. La commutation des dîmes sur les bases où elle est établie n'a rien de vraiment sérieux ; la propriété de l'église épiscopale reste intacte par le rejet du bill qui consacrait l'appropriation de son excédant à l'éducation populaire, et le clergé de la majorité, dénué de ressources assurées, continue, de son côté, à rester à la merci des séductions les plus dangereuses; enfin, l'élévation du taux de la franchise municipale par la pairie doit assurément diminuer les bons effets attendus de la réforme des corporations, en maintenant, du moins pour quelques villes, l'odieux despotisme des petits tyrans orangistes. Mais comment méconnaître néanmoins les redressemens importans obtenus par ce pays, objet spécial, on pourrait presque dire exclusif, de la sollicitude ministérielle depuis 1834?
 
Ses misères, étalées enfin à tous les yeux, sont l'objet des méditations approfondies de la législature ; les questions irlandaises absorbent les deux tiers de son temps, et des enquêtes consciencieuses se poursuivent sur tous les intérêts qui touchent à son repos et à sa prospérité. Un plan d'éducation nationale s'élabore; la loi des pauvres vient, dans la dernière session, d'être étendue à l'Irlande; et, quelles que puissent être en ce pays les difficultés très sérieuses de son application, elle aura du moins pour effet, on doit l'espérer, d'épargner désormais au monde chrétien l'horrible spectacle de populations succombant à la faim sous l'impassible regard de grands propriétaires dont la propriété reste libre de toute taxe au sein de la misère publique. Sans toucher à sa fortune, le bill de 1834 a notablement diminué pour l'avenir le personnel de l'église établie; et la population catholique s'est trouvée délivrée de l'impôt qui pesait le plus à sa haine, celui qu'elle était contrainte d'acquitter pour l'entretien des édifices consacrés au culte protestant, là même où il n'existait aucun membre de cette communion, contribution effroyable qui maintenait comme des monumens de servitude ces temples insolens et vides en face de chapelles pleines de peuple et couvertes de chaume !
 
Du reste, les questions irlandaises sont tellement spéciales par leur nature, que nous ne pouvons songer à les traiter ici ; c'est matière à étudier à part, et jusqu'à présent nous n'avons envisagé l'Irlande que relativement à son action sur les destinées de l'Angleterre, action grande dans le passé, plus grande peut-être dans l'avenir, et qui, par les dangers qu'elle suscite et qu'elle prépare, se présente, vis-à-vis de la Grande-Bretagne, avec une sorte de caractère expiatoire et fatal.
 
Notre seul but, ici, est de reconnaître ce que l'émancipation religieuse et la réforme parlementaire ont introduit de germes nouveaux au sein de la société anglaise, et de montrer par combien de brèches à la fois est sapé l'édifice du ''Church and state''. Or, tout inébranlable qu'il apparaisse, celui-ci est visiblement menacé dans son triple fondement, le système administratif et judiciaire, le patronage aristocratique et la prépondérance de l'église; et si la résistance peut être longue, dès ce moment le résultat définitif ne doit, ce semble, échapper à personne.
 
La constitution anglaise, comme on l'a déjà dit, ne s'est pas fondée selon les théories des publicistes; elle vit en dehors de ces théories, et, pour ainsi dire contre elles. L'union du pouvoir administratif et judiciaire s'y présente sous toutes les formes et à tous les degrés de la hiérarchie, depuis le ''bench'' des juges de paix jusqu'à la barre de la chambre des lords. La législation civile, amas confus des libres et populaires traditions saxonnes et des lois rigoureuses de la féodalité normande, est un inextricable mélange où des lambeaux de droit ecclésiastique s'unissent à des formules d'actions que la subtilité romaine envierait aux docteurs de Westminster-Hall. Cette incohérente mosaïque ne s'est maintenue jusqu'à nos jours que par l'autorité politique de la magistrature appelée à l'appliquer. Celle-ci; et le barreau de complicité avec elle, ont défendu avec chaleur les mystères des cours de ''common law'' et d'équité, comme les fondemens même de leur puissance. Tout ce qui porte perruque en Angleterre, depuis le lord chancelier jusqu'au dernier procureur, a compris que les théories judiciaires de Bentham étaient pour eux plus redoutables que ses théories philosophiques. Ils ont vu dans les codes français de l'empire quelque chose de plus grave que dans le ''reform-bill'', et ils pleurent les ''fines'' et les ''recoveries'' (3) aussi amèrement, que les bourgs pourris et les corporations fermées. La magistrature et le barreau de Londres, avec ses légions de ''clercs, d'attorneys et de sollicitors'', sont le centre où s'organisent toutes les résistances aux innovations dont l'utilité est le plus manifestement démontrée. Aussi, lorsque le ministère de la réforme a commencé sa mission par attaquer ce corps redoutable, lorsqu'il a simplifie la procédure, prescrit la codification des lois et statuts, aboli certaines actions dont les termes sacramentels exposaient les plaideurs à la perte de leur fortune, par le seul fait d'un mot omis dans une formule barbare ; lorsqu'il a réformé surtout cette cour de chancellerie, dont rien ne saurait faire comprendre à des justiciables français, ni l'arbitraire des décisions ni la lenteur des procédures, et qu'en portant la sape dans ces sombres régions du patronage et de la chicane, il a diminué les frais d'instance de plusieurs millions par année, ce ministère a préparé pour l'avenir des résultats sociaux, tout en ne poursuivant dans le présent que des réformes sans caractère politique.
 
Les cours ecclésiastiques, l'un de ces innombrables liens entre l'église et l'état, ont subi une refonte qui, sans être complète, en change absolument la physionomie. Les causes qui se rapportent aux dispositions testamentaires seront jugées désormais d'après le droit commun; et selon les formes de la juridiction ordinaire; et le pouvoir, encore reconnu à ces tribunaux, quoique tombé en désuétude, d'infliger des peines pour les crimes de diffamation, d'adultère, d'inceste, etc., leur est aujourd'hui formellement enlevé.
 
Enfin, pour ce qui regarde le conseil privé, où se règlent souverainement les intérêts de toutes les nations soumises au sceptre britannique dans toutes les parties du monde, la substitution d'une cour spéciale composée de plusieurs juges au magistrat qui appliquait seul le vieux droit du duché de Normandie au plaideur de Jersey, en même temps que les textes sacrés des Védas aux peuples du Gange, a été un bienfait véritable, aussi bien qu'une satisfaction donnée à notre principe français de la pluralité des juges, principe repoussé par la loi anglaise à tous ses degrés de juridiction (4).
 
Que l'Angleterre conserve long temps ce qui a fait la force de sa législation civile et criminelle, la publicité des débats et la loyauté de son jury. Mais qu'elle ne se fasse nulle illusion ni sur l'arbitraire de ses ''jurés spéciaux'', ni sur le vice de ses juridictions confuses qui rendent la justice presque partout inabordable; qu'elle comprenne que l'institution d'un ministère public, dont elle est dépourvue, peut être une précieuse garantie pour tous les intérêts privés, sans devenir nécessairement, comme elle affecte de le croire, un instrument de servitude politique; que son gouvernement mette la justice à la portée de tous les citoyens, et fasse de ses magistrats un corps instruit dans une science accessible à tous, au lieu d'un mystérieux collège d'augures, en agissant ainsi, il avancera, tout autant que par des lois constitutionnelles, la transformation si difficile de cette société.
 
C'est parce que le bill de 1833, pour l'établissement des cours locales, avait précisément ce caractère, qu'il échoua devant les résistances de la chambre haute. En vain des témoins, appartenant à toutes les classes de la société, attestèrent-ils, dans l'enquête préalable, que la concentration des affaires civiles aux cours de Westminster rendait le recouvrement des petites dettes presque impossible, et qu'il y avait déni de justice pour la plupart des causes qui ne se rapportaient pas à un intérêt majeur. Les lords n'admirent pas que des magistrats pussent rendre une justice impartiale, à moins de recevoir, comme ceux du banc du roi, 50,000 écus par année. Ils reculèrent, d'une part, devant la peur d'entamer une puissance considérée comme le plus ferme soutien, après l'église, de la constitution de l'état; de l'autre, devant la crainte de mettre des emplois nombreux à la disposition du ministère, et de créer ainsi dans les villes de province de nouveaux foyers d'influence opposée à celle des magistrats ruraux aux mains desquels se concentrent presque tous les pouvoirs judiciaires et administratifs.
 
L'Angleterre a fait de longs efforts pour se persuader à elle-même et pour persuader à la France que la supériorité qu'elle attribue à son gouvernement sur le nôtre, tient surtout à l'absence de toute administration spécialement constituée; et nulle part, autant que chez nos voisins, on n'a méconnu le véritable caractère de l'élément unitaire et centralisateur qui fait fonctionner notre machine gouvernementale. Mais, à cet égard, si l'Angleterre a été long-temps injuste, elle accorde aujourd'hui à la France des réparations éclatantes, car elle l'imite, la copie et tend à se rapprocher de plus en plus du type qu'elle avait d'abord falsifié à plaisir. Rien ne s'explique mieux que ces nouvelles dispositions de l'opinion publique.
 
Lorsque les relations des hommes entre eux sont rares encore et peu étroites, quand la fortune et l'importance sociale sont l'attribution presque exclusive d'une caste, il est tout simple que l'administration locale et la distribution de la justice elle-même deviennent, pour cette classe privilégiée, la condition aussi bien que la garantie de ses avantages. Ce fut ainsi que les juridictions seigneuriales sortirent, dans toute l'Europe, du droit féodal, et que, par une autre application du même principe, ce qu'il y avait alors d'administration locale se trouva mis à la charge des propriétaires du sol, comme un impôt payé à la société tout entière.
 
Tant que les classes moyennes et inférieures acceptèrent la protection du patronage, et jusqu'à ce qu'elles eussent la volonté de se défendre elles-mêmes au lieu de s'abriter derrière la force d'autrui, le système qui confiait aux mains des seuls hommes vraiment indépendans la protection de la société ou le dépôt de la loi criminelle, la garantie des intérêts privés ou la justice civile, enfin la surveillance et la direction de tous les services publics, n'avait rien que de parfaitement rationnel. Tous les pouvoirs étaient concentrés là où reposaient toutes les influences. Au moyen-âge, ce système s'est trouvé établi, sans nul effort, et comme de lui-même, dans les contrées les plus étrangères les unes aux autres. C'est ainsi qu'en Portugal, dont l'administration se rapproche singulièrement des formes de l'administration anglaise, vous trouvez une organisation militaire et une magistrature hiérarchisée selon la tenure territoriale, et des agens participant d'un triple caractère administratif, judiciaire et financier. Dans les deux pays, tous les pouvoirs confondus se groupent autour d'un patronage commun. Souvent vous entrevoyez des analogies qui touchent à l'identité, si ce n'est que les fonctionnaires, qui, au bord du Duero, s'appellent ''capitao-mor, juizes de fora, coregedores'' ou ''desembargadores'', se nomment, au bord de la Tamise, colonel, shérif, juges de paix, ou juges du banc du roi. C'est ainsi que deux nations auxquelles étaient réservées des destinées si différentes se sont organisées selon les mêmes lois, tant il est vrai que les institutions ne décident pas seules du sort des peuples, et que leur génie fait leur fortune.
 
L'esprit saxon, sur lequel s'est greffée la féodalité normande, introduisit, il est vrai, dans l'ensemble de cette organisation des institutions libérales en complet désaccord avec elle; de là ces anomalies perpétuelles entre l'arbitraire du magistrat et la libre procédure par jurés, par exemple, et tant d'autres incohérences qui ont permis de voir et de présenter la Grande-Bretagne sous les aspects les plus opposés. Quoi qu'il en soit, si la forme féodale n'a point arrêté l'essor de l'Angleterre moderne, comment nier qu'elle ne s'y sente à la gêne, et qu'elle n'aspire à la briser, comme la dernière expression d'un mode de sociabilité qui n'est plus?
 
Voyez combien cet ordre de choses correspond peu aux besoins si multiples et si divers d'un gouvernement, intermédiaire forcé dans la masse toujours croissante des transactions individuelles; voyez tout ce qu'il faut d'esprit public, et en même temps d'artifice, pour s'accommoder d'un système duquel on n'ose rien attendre de mieux que de n'être pas un obstacle aux améliorations progressives!
 
Lorsque la nécessité d'une loi se fait sentir, soit au parlement, soit au cabinet, les pouvoirs publics restent dénués de tous moyens d'information. A qui s'adresserait en effet le gouvernement central, lorsqu'il s'agit de mesures affectant la police générale, la viabilité, les subsistances, etc? Quel concours suivi peut-on attendre et quelles recherches laborieuses réclamer d'agens gratuits placés hors de tout contrôle, et toujours choisis par le seul fait de leur position sociale ? S'il s'agit de modifier la législation financière, d'étendre ou de restreindre la circulation du papier-monnaie, de faire face aux exigences de ces crises soudaines, si fréquentes dans un pays où le numéraire métallique est dans une telle disproportion avec la masse de la richesse nationale, l'échiquier n'est-il pas exposé à manquer de données précises et de concours, lorsqu'à part les nombreux agens de ''l'excise'', qui sont des collecteurs de deniers plutôt que des administrateurs dans le sens propre de ce mot, le crédit public n'est pas soutenu, dans les comtés, par des hommes spéciaux, et que le ministère des finances se résume, à proprement parler, dans un compte courant avec la banque d'Angleterre?
 
Les difficultés sont plus grandes encore pour les services complètement indépendans de leur nature, comme l'instruction publique. Ici la législature, aussi bien que le gouvernement, se trouvent privés de tout enseignement sur le véritable état des choses, de tout moyen de corriger les abus même les plus révoltans. Quant à une impulsion pour l'application des meilleures méthodes, le pouvoir excéderait ses attributions, s'il songeait seulement à y aspirer. Les universités et en général tous les établissemens d'instruction sont des unités indépendantes l'une de l'autre, aussi bien que du gouvernement central; elles sont parce qu'elles sont; et toute interférence de l'état en ce qui touche au mode de l'enseignement comme aux exclusions qu'il leur convient de porter, toute ingérence dans la discipline ou les statuts d'établissemens vivant ainsi par eux-mêmes, serait évidemment contraire à l'esprit de la constitution britannique. Ceci a été établi avec succès, même depuis la réforme, pour écarter les réclamations des dissidens, auxquels demeure interdit l'accès des universités où se confèrent les grades académiques, puisque la signature des 39 articles de la confession anglicane est encore une condition préalable d'admission.
 
Relativement à l'éducation populaire, un tel état de choses a produit ses inévitables conséquences; des services admirables sont organisés dans certaines paroisses, pendant que les localités voisines restent dénuées de tout moyen d'instruction. En changeant de ville, on croirait changer de siècle : ici des fondations modèles ; quelques milles plus loin, un abrutissement à peine concevable. Les deux extrêmes de l'intelligence humaine en contact l'un avec l'autre, comme le dénuement face à face avec l'opulence; la société toujours menacée par l'excès en toute chose, et le monde civilisé écoutant à la fois les belles harangues de Saint-Étienne et les sauvages prédications de Tom Courtenay; ainsi se présente cette Angleterre où la force sociale maintient une imposante harmonie.
 
Aussi combien n'est pas profond, combien ne se développe pas, de jour en jour le sentiment intime de ce danger, et de quel côté n'entend-on pas s'élever des vœux pour que le système d'instruction soit radicalement changé, pour que le gouvernement présente à cet égard des vues d'ensemble, et qu'il produise un plan propre à donner enfin des garanties à la société compromise par le manque de toute surveillance publique ! Qu'on lise toutes les enquêtes publiées, depuis la réforme sur l'état de l'instruction populaire en Angleterre, en Écosse et en Irlande; qu'en étendant ensuite ses investigations, on parcoure les volumineuses ''évidences'' données devant les comités des deux chambres sur toutes les questions administratives, depuis le système municipal jusqu'aux lois des pauvres, et partout l'on verra se révéler cette tendance à conférer au pouvoir des attributions nouvelles à raison de faits nouveaux. Il n'est pas un de ces documens qui ne constate la nécessité d'associer au principe volontaire et local le principe coercitif et centraliste, qui ne révèle enfin les progrès rapides de l'opinion hors des voies où elle s'est si long-temps maintenue.
 
Nous venons de rappeler ces ''éévidences'' qui précèdent, au parlement d'Angleterre, la discussion de toutes les questions administratives, et c'est ici que se révèle la première conséquence d'une organisation en quelque sorte négative, dont les résultats ne sont atténués que par la vitalité même du génie national. Ne pouvant puiser de renseignemens à aucune source officielle, la législation est contrainte de faire elle même l'instruction complète de toutes les affaires qui surgissent devant elle. Il ne s'élève pas une question, qu'elle se rapporte aux intérêts généraux de l’empire britannique ou à ceux d'une obscure localité, qu'il s'agisse de lois céréales ou d'un ''rail-way'' de quelques milles, où le parlement ne remplisse lui-même durant des mois, quelquefois durant des années, l'office dont s'acquittent régulièrement en France les préfets, les ingénieurs, les directeurs des divers services financiers. De longs jours et de longues nuits s'écoulent à entendre des témoins cités de toutes les parties des trois royaumes, à réunir et à imprimer leurs interrogatoires et à tirer de ces sources nécessairement confuses des renseignemens presque toujours incomplets. Quand on songe qu'une seule des questions soulevées depuis 1832, celle des pauvres, a fourni matière à des centaines d'in-folio, et que notre ''Moniteur'' disparaîtrait inaperçu sous les monceaux des ''parliamentary reports'', il est assurément permis de douter de l'efficacité de ce mode d'instruction préparatoire, où, sans le labeur des ''reviewers'', voués à la pénible mission de dépouiller ces compilations colossales, le public et le parlement lui-même devraient renoncer à puiser quelque lumière.
 
En France, le droit d'enquête ne saurait en aucune façon être contesté aux deux chambres; ce droit a même reçu des applications récentes et formelles. Si l'usage en est rarement réclamé, si ses résultats pratiques restent à peu près nuls, c'est que ce ressort est, pour ainsi dire, excentrique dans le gouvernement d'un pays où, chaque jour, de toutes les extrémités du royaume, les résultats aboutissent au centre pour s'y coordonner, tandis que, dans l'enfance de l'art administratif, il devient indispensable sans être pour cela plus efficace.
 
Si l'on répondait en nous montrant l'Angleterre sillonnée de chemins de fer et de canaux, ou couverte de monumens admirables, nous établirions fort aisément, ce semble, que cette prospérité est parfaitement indépendante d'un système qui souvent arrête, mais jamais ne seconde une tentative industrielle ou une spéculation hardie. L’administration aristocratique de la Grande-Bretagne a eu pour contrepoids le génie d'association et d'entreprise, qui a prévalu contre l'esprit de ses lois elles-mêmes. L'Angleterre est l'une des plus grandes nations du monde, d'une part, parce qu'elle est restée profondément religieuse au sein de la dissolution protestante; de l'autre, parce qu'elle a pris l'initiative des innovations même les plus aventureuses, en dépit d'institutions dont la tendance naturelle était d'immobiliser les idées comme les intérêts. Des principes qui n'ont pas porté leurs conséquences, ou plutôt des principes opposés coexistant l'un avec l'autre, l'harmonie dans le contraste, et par le contraste même, telle est pour l'Angleterre la formule de sa vie sociale.
 
Cependant, à mesure que le commerce et l'industrie élevaient des existences indépendantes, celles-ci, comprimées par un système qui ne leur faisait aucune place, durent réclamer une participation au pouvoir local en même temps qu'au pouvoir politique; mais ces réclamations souvent produites n'étaient pas en mesure d'être accueillies tant que le dogme de la prescription historique servirait de base à la constitution anglaise. Les corporations municipales défendaient leur monopole administratif au même titre que les bourgs pourris maintenaient leur privilège politique. Aussi, dès que, par le grand acte de 1832, l'Angleterre eut rompu la chaîne des temps, comprit-on, même dans les rangs du parti tory, l'impossibilité de défendre, en se plaçant sur le terrain des faits, le seul qui restât désormais à la discussion, une corruption qui avait perdu sa seule égide. De là cette réforme des corporations municipales et ce bouleversement complet du vieux système administratif, consommé en 1833 pour l'Écosse et en 1835 pour l'Angleterre.
 
Les populations saxonnes aux mœurs indépendantes et au génie pacifique, opprimées par une domination guerrière, s'en étaient successivement dégagées par l'effet des luttes intérieures où leur intervention pesa d'un si grand poids. Conquérant des privilèges, tantôt contre leur seigneur direct, le plus souvent contre leur suzerain, les bourgs que le gouvernement normand avait pour la plupart déclarés terres royales (''terroe régis'') obtinrent des chartes municipales sous condition de service militaire ou maritime, ou sous celle d'acquitter une rétribution fixe en argent. Les rapports du prince avec les villes de ses états prirent ainsi le caractère d'un bail perpétuel; et le contrat primitif qui déterminait, d'un côté les concessions, de l'autre les redevances, resta comme le gage et le titre même de toutes les libertés locales.
 
Le texte de presque toutes ces chartes établissait que les habitans et leurs successeurs seraient considérés comme bourgeois. Mais lorsque ceux-ci furent en possession de ces avantages, ils imposèrent de telles conditions à l'acquisition du domicile, que tous les étrangers se trouvèrent exclus des prérogatives consignées dans les chartes, de telle sorte que ces avantages se concentrèrent graduellement parmi les seuls descendans des bourgeois auxquels le titre originaire avait été concédé. Réunis dans leur ''guild'', ils s'arrogèrent bientôt le droit de se donner de nouveaux confrères, et se recrutant à leur gré par l'élection, ils firent du pouvoir local une sorte de propriété indépendante de tout contrôle populaire. Les corporations, perdant alors tout caractère représentatif, ne furent plus guère que des communautés dotées de prérogatives personnelles et toutes spéciales.
 
La royauté anglaise, dont le premier souci avait été l'abaissement de la noblesse féodale, et qui, après sa longue lutte contre celle-ci, en avait sans transition engagé une autre contre l'esprit démocratique, alors étroitement lié au puritanisme religieux, envisagea le progrès de ces usurpations municipales d'un oeil presque toujours favorable. Sa politique consista d'abord à séparer les corporations des seigneurs, puis à les rendre indépendantes de la masse des citoyens. Telle fut surtout l'œuvre des Stuarts, qui, comme condition d'une indépendance avantageuse à leurs vues autant qu'aux intérêts privés des membres des corporations, imposèrent à celles-ci des restrictions nombreuses. Quelques-unes acceptèrent, au prix qu'y mit la couronne, la consolidation d'un pouvoir qu'accompagnaient des avantages pécuniaires et des privilèges de tous genres; d'autres résistèrent avec énergie et avec succès, à ce point que les infructueuses tentatives de Jacques II pour bouleverser le régime intérieur des communes ne contribua pas peu au succès de la révolution de 1688.
 
Le prince qui avait écrit sur sa bannière: ''Je maintiendrai'', ne pouvait attaquer les vieilles corporations plus que le vieux système électoral. La famille d'Hanovre les respecta scrupuleusement comme les piliers de l'état et de l'église; et c'est ainsi qu'appuyées sur le principe d'immobilisation de tous les abus si singulièrement introduits par une révolution libérale, elles se sont maintenues jusqu'au jour de la réforme, étalant à tous les regards le cynisme de leur corruption tarifée.
 
Une longue enquête ouverte par des commissaires spéciaux sur tous les points du territoire avait précédé la présentation du bill soumis à la chambre des communes (5). Le dépouillement de ces innombrables ''évidences'' révéla une telle masse d'abus, pour ne pas dire de monstruosités, que le parti tory dut renoncer à en combattre le principe, se réservant d'en faire modifier les détails lors de la discussion en comité. Il demeurait constaté qu'une séparation profonde existait partout entre la masse des citoyens probes et les corporations locales, et que l'influence exercée par celles-ci sur les classes inférieures, lors des élections parlementaires, devait être signalée comme l'une des causes les plus actives de la démoralisation publique. Des témoignages irrécusables établissaient que dans la distribution des fonds des villes ou des fonds de charité, les deux tiers, quelquefois les trois quarts, étaient répartis parmi les membres du corps administratif, tantôt appliqués à des bénéfices directs, le plus souvent à des réjouissances et festins destinés au petit nombre d'individus aux mains desquels reposait un pouvoir irresponsable et sans contrôle. L'élection politique était surtout l'intérêt dominant de la corporation. C'était là ce qui donnait au titre de membre d'un ''town council'' une valeur annuelle que l'enquête constatait à raison de l'importance des lieux.
 
Nourris dans les maximes et la pratique du droit commun, nous concevons à peine qu'au XIXe siècle, dans la contrée depuis si longtemps saluée comme le siège de la liberté européenne, il existât, voici moins de trois années, des lois attribuant héréditairement à une douzaine d'individus la jouissance des pâturages communaux, par exemple, ou bien imposant, comme à Exeter, pour ne citer qu'un fait entre mille, une taxe annuelle de 100 livres sterl. pour certains péages, en dispensant quelques citoyens de cette lourde charge au seul titre de membres du corps municipal. Nous avons peine à comprendre que de tels abus puissent se défendre à titre de droits acquis, et que pour obtenir d'un parlement réformé des dispositions nouvelles, le ministère ait été contraint de composer avec eux. Tous les efforts du parti tory, dans les deux chambres, tendirent, en effet, à maintenir pour la génération présente des privilèges passés à l'état de propriété; et les larges principes posés par l'avenir n'évitèrent le veto des lords qu'en se produisant derrière bon nombre de concessions transitoires.
 
Le bill établit un système uniforme d'administration aux lieu et place des anciennes chartes qui demeurent supprimées; il accorde à tous les bourgs non corporés la faculté d'être admis sur leur demande au bénéfice de la loi rendue commune à tout le royaume.
 
Cet acte asseoit la franchise électorale sur une base uniforme. Il confère le droit de voter aux élections municipales à tout propriétaire ou locataire d'une maison ou d'une boutique payant depuis trois ans la taxe des pauvres dans la paroisse (6). Tout conseiller municipal élu doit posséder un capital de 1.000 à 500 liv. sterl., selon l'importance des bourgs (sect. 28). Le maire est président du conseil de ville et chef de l'administration locale; il est choisi par le conseil entre les membres qui le composent. Il devient juge de paix de la ville ''ipso facto'' dans l'année où il quitte ses fonctions (57). Les ''aldermen'', unis au maire et aux conseillers, forment le corps administratif qui est réélu tous les ans par tiers (31).
 
Ce corps est investi, par l'acte de 1835, de toutes les attributions que la loi française départit aux conseils municipaux. Il règle dans quatre sessions trimestrielles tout ce qui se rapporte à l'administration locale; il peut, en cas d'insuffisance des revenus communaux, imposer des taxes spéciales; il passe les baux n'excédant pas un certain terme, et se pourvoit, pour les autres, aussi bien que pour toutes les ventes d'immeubles, de l'autorisation de la trésorerie (7).
 
Des fonctionnaires spéciaux, également nommés par l'universalité des citoyens censitaires sous le titre ''d'auditeurs'', sont chargés d'écouter et de débattre tous les comptes de finances (37-93) ; des ''assesseurs'' sont annuellement élus pour réviser avec le maire les listes électorales; enfin des magistrats de l'ordre judiciaire, un ''coroner'', un juge de paix ou un shérif, selon l'importance du bourg, viennent compléter cet ensemble (61, 62, 98) , et créer des juridictions urbaines indépendantes et rivales de celles des comtés où domine sans contrepoids l'influence aristocratique.
 
Ce bill, dont les dispositions principales sont, comme on voit, analogues à celles qui régissent chez nous les intérêts du même ordre, dépasse souvent la réserve des maximes françaises et se rapproche sous certains rapports de l'esprit de la loi belge. Toutefois, à l'égard des fonctions municipales conférées par l’élection, la loi anglaise consacre un principe puisé à une tout autre source, et auquel nos mœurs résisteraient avec énergie. Elle les rend obligatoires sous peine d'amende. Ainsi l'acte dont nous donnons la substance impose au conseiller qui refuserait la charge de maire, une amende de 100 liv. sterl., et aux autres fonctionnaires élus qui refuseraient le mandat à eux départi, une amende de 50 liv. sterl. (sect. 51). Remarquons en passant que les mandats politiques ne font pas exception à cette règle : tout membre nommé pour ''servir en parlement'' se trouve tellement engagé par le choix fait de sa personne, qu'il ne saurait donner en aucun cas une démission pure et simple, et que lorsqu'il veut quitter les affaires avant l'expiration de son mandat, par une de ces fictions si communes dans le droit de la Grande-Bretagne, il est censé accepter une fonction illusoire qui le rend incapable de siéger aux communes. Si l'on remontait à l'origine d'une telle obligation, on trouverait, ce semble, qu'elle touche au principe du droit féodal, selon lequel le service public était la condition et comme le paiement du privilège : ainsi des maximes de toutes les civilisations et de tous les âges se confondent dans les législations modernes, comme des terrains de toutes les formations dans le sol que nous foulons aux pieds.
 
Le bill de 1835 fut accueilli, par l'opinion libérale en Angleterre, comme une arme puissante. Les résultats de cette réforme se firent bien moins attendre que ceux de la réforme politique; et les premières élections municipales, opérées conformément à ses prescriptions, assurèrent presque partout à l'opinion whig et radicale une éclatante victoire : succès d'autant plus précieux pour le ministère Melbourne, que la dissolution récemment faite par sir Robert Peel venait de renforcer de plus de cent membres l'opposition tory de la chambre des communes.
 
Tout se tient dans l'ensemble des institutions politiques, et la brèche ouverte alors ne tardera pas à s'élargir. Des innovations tout aussi importantes, d'ailleurs, avaient précédé l'adoption de l'acte municipal, et venaient d'introduire dans l'administration de l'Angleterre un élément nouveau dont peu d'esprits mesurèrent d'abord la haute portée.
 
On sait ce qu'était le paupérisme pour ce pays, et de quel danger le menaçait cette plaie de jour en jour plus profonde. Ce que l'Europe sait moins généralement, c'est que le système des ''poor-laws'' a été radicalement réformé en 1834, et que par suite de mesures habilement concertées, une taxe qui, pour la seule Angleterre (8), ne s'élevait guère moins haut que le principal de la contribution foncière de la France, a diminué depuis 1834 dans une proportion qui dépasse toutes les espérances. Ce dégrèvement, qui rend à la Grande Bretagne des ressources si déplorablement employées jusqu'ici, ses effets sur la morale en même temps que sur la fortune publique, exigeraient seuls de notre part la plus sérieuse attention. Mais cette attention ne nous est-elle pas encore plus impérieusement commandée lorsque nous voyons, dans cette décisive circonstance, l'Angleterre répudier toutes ses traditions administratives pour demander son salut au principe naguère le plus vivement repoussé par elle, et fonder une organisation complètement nouvelle sans se rendre compte des résultats prochains d'un tel établissement? Combien n'est-il pas important d'apprécier un essai destiné à servir de type à la réforme de la plupart des autres services publics?
 
Durant le moyen-âge, la population indigente de ce pays, comme celle du reste de l'Europe, avait eu pour ressource, et en quelque sorte pour patrimoine, ces biens de main-morte qui formaient la réserve et comme le fonds commun de toutes les misères humaines. De telles institutions offraient sans doute des inconvéniens graves dans la corruption de l'esprit monastique; mais quelle loi n'a pas les siens, et quels reproches pourrait adresser à la charité catholique la bienfaisance protestante? Si le pain distribué à la porte des monastères provoquait quelquefois l'indolence, l'aumône faite au nom de Dieu n'abaissait pas au moins celui qui recevait chaque matin cette manne du ciel. Mais à quelle dégradation profonde de l'humanité ne conduit pas cette taxe forcée qui, pour les riches, fait des pauvres un objet de terreur, qui, pour les pauvres, avait fini par recréer une sorte de glèbe paroissiale, servitude légale dont ils se vengeaient en pullulant comme des bêtes immondes, dernier bonheur compatible avec leur dégradation, bonheur d'autant plus doux qu'il leur apparaissait en même temps comme une vengeance!
 
L'institution d'un fonds public prélevé par voie d'impôt pour sustenter les pauvres entraîne nécessairement deux résultats corrélatifs. D'une part, elle tarit les sources de la charité privée en remettant à la loi seule le soin de soulager des misères qu'on ne connaît plus que par ce qu'elles coûtent; de l'autre, elle crée chez les pauvres des habitudes de paresse et de fraude, et leur fait considérer comme un droit ce qu'ils reçoivent de la munificence publique. Assurés que cette ressource ne leur manquera jamais, qu'elle est indépendante de leur bonne conduite aussi bien que de leur reconnaissance, les pauvres reçoivent le salaire de leur oisiveté avec autant d'impassibilité que la loi le leur accorde. Ainsi se propagent l'indolence, l'imprévoyance paternelle, les unions prématurées ou illicites dont les fruits donnent des titres à des secours nouveaux ; ainsi s'organise au sein des sociétés une sorte de lutte intérieure dans laquelle le riche se défend par l'insensibilité contre le pauvre qui l'attaque par la dissimulation. Ces résultats se manifestent plus ou moins partout où domine le principe de la contribution forcée, en Danemark, en Suède, dans le Mecklenbourg, le Wurtemberg, le canton de Berne, etc. Si les effets politiques de la taxe ont été, dans ces contrées, moins désastreux qu'en Angleterre, c'est que dans la plupart d'entre elles ces effets sont contrebalancés par des causes morales ou des institutions particulières. On pourrait en apporter en exemple celle du ''pium corpus'' en Wurtemberg, antique dotation formée des biens du clergé catholique auxquels ce gouvernement, en embrassant la réforme, a conservé leur destination primitive. L'Allemagne et les états du Nord n'ont pas, d'ailleurs, à nourrir une immense population ouvrière; ils ne connaissent pas, dans le cours de leur existence paisible et réglée, ces alternatives soudaines qui réduisent des populations florissantes aux dernières angoisses du besoin et du désespoir; ils sont placés de manière à pouvoir résister à leurs lois, tandis qu'il devenait de plus en plus manifeste que l'Angleterre périrait par les siennes.
 
Jamais d'ailleurs mauvaises lois ne furent rendues plus détestables par une inepte application; et c'est ici surtout que l'on touche au doigt les conséquences de cet ''uncontrolled self-government'', exposé, dans le cours de longues enquêtes, au feu croisé de toutes les attaques (9).
 
Le statut de la quarante-troisième année d'Élisabeth a servi de point de départ à toute la législation anglaise sur cette importante matière. Il dispose en résumé que des inspecteurs (''overseers'') choisis par les juges de paix devront se charger de faire travailler toutes les personnes valides et sans moyen de subsistance. Il rend le travail obligatoire pour celles-ci sous peine de prison, prescrit la construction d'hospices où habiteront en commun les personnes hors d'état de travailler, et il établit un impôt modique spécialement consacré à couvrir ces dépenses.
 
Quoique contenant un principe dangereux, ces dispositions étaient simples, mais elles furent bientôt démesurément étendues en même temps que détournées de leur sens formel par l'imprévoyance des administrations locales et souvent à raison de la terreur inspirée par les menaces des pauvres. Si le principal but du statut d'Élisabeth avait été d'imposer des habitudes laborieuses aux hommes valides, l'effet de la loi, telle qu'elle se trouvait appliquée jusqu'en 1834, fut de donner une prime à la paresse, en rendant la condition du pauvre inoccupé meilleure que celle du laboureur remplissant sans secours ses plus pénibles devoirs. Les enquêtes révèlent à cet égard un état de choses que, grace au ciel, la France concevrait à peine. Les pauvres, devenus les tyrans et l'effroi des communes au sein desquelles la loi du domicile (''settlement'') les parquait rigoureusement, afin qu'ils n'augmentassent pas le fardeau déjà trop lourd des autres localités, recevaient chez eux en pleine santé, et dans toute la vigueur de l'âge, des secours qui suffisaient à les faire vivre sans travail, surtout lorsqu'ils pouvaient les réclamer au nom d'une famille nombreuse. La taxe était devenue tellement accablante, que, dans quelques paroisses, elle avait motivé l'abandon des cultures et la désertion de la population agricole. Quoique le prix de cet impôt fût censé être acquitté par les pauvres en travaux d'utilité communale, ceci était devenu une pure fiction par l'impossibilité de les employer utilement. C'est ainsi, pour n'en citer qu'un seul exemple, qu'il fut établi en 1832 que, sur une somme de 7,036,968 livres sterling consacrée aux pauvres, moins de 340,000 livres sterling avaient été dépensées pour travail réellement accompli.
 
Enfin, l'incurie des juges de paix, suprêmes arbitres des décisions des ''overseers'', avait laissé prévaloir presque partout le désastreux système des supplémens de gage (''allowances''), par suite duquel la paroisse était contrainte d'acquitter une portion du salaire des ouvriers, jusqu'à concurrence d'un ''minimum'' fixé par tête. De là cette profonde apathie du travailleur, assuré, quelque abaissement que sa paresse fît subir au taux de son salaire, d'y trouver un supplément dans la caisse publique; de là ces mariages précoces et ces unions criminelles où l'esprit de spéculation venait rendre la débauche plus infâme, et cette rupture de tous les liens de famille à l'âge où l'enfant était en droit de réclamer pour lui-même la subvention communale.
 
Lorsqu'une telle masse de faits authentiques, recueillis dans toutes les parties du royaume par des commissaires spéciaux, fut mise sous les yeux du public, on comprit qu'un impôt de près de deux cents millions de francs, prélevé sur quatorze millions d'hommes, n'était pas encore le plus funeste résultat d'un tel état de choses. Il ne put échapper à personne que la condition du pauvre avait perdu son véritable caractère, et qu'en assurant à la paresse une existence plus facile que celle acquise à l'honnête ouvrier au prix de ses sueurs, elle était acceptée avec joie, recherchée avec empressement; on vit que les pauvres, de plus en plus démoralisés, formaient un corps de plus en plus compact et redoutable, et que la société devait rompre cette coalition menaçante sous peine de se voir brisée par elle.
 
Si l'imminence du danger devint manifeste, ses causes principales se révélèrent d'une manière non moins patente. Comment n'aurait-on pas mis au premier rang de celles-ci une magistrature, sans lien et sans contrôle, soumise à tous les abus du patronage, à tous les effets de la négligence et de la peur, dans le sein de laquelle l'expérience des uns ne profitait jamais aux autres? Personne ne s'y trompa. On sentit qu'il fallait chercher le remède loin des voies où s'était engendré le mal; et l'instinct public provoqua, d'une part, la création d'un pouvoir central pour diriger l'œuvre de la réforme, de l'autre celle du principe électif pour en vivifier l'application.
 
Des administrations choisies par tous les contribuables, dans des circonscriptions assez larges pour amortir l'effet des influences locales, au siège du gouvernement un bureau central d'où partiraient toutes les instructions et auquel aboutiraient tous les renseignemens, tel fut le double pivot du nouveau système proposé par le cabinet et adopté par le parlement. Son idée mère était fort simple les facilités de la loi avaient multiplié les pauvres; il fallait que ses rigueurs en restreignissent désormais le nombre; il fallait surtout que la loi leur imposât l'obligation de rechercher le travail avec le même soin qu'ils mettaient à l'éviter; et tout en maintenant des secours aux hommes valides (''able bodied'') en cas de véritable nécessité, elle aurait à constater cette nécessité de la manière la plus irréfragable, et ce but serait atteint, si elle ne distribuait les secours que dans un lieu frappé de réprobation par la terreur populaire, et dont on ne pût franchir la porte sans abdiquer sa liberté.
 
L'acte de 1834 a supprimé tous les secours à domicile distribués aux mendians valides sous quelque dénomination que ce puisse être. A la subvention en argent, il a substitué l'entretien dans des maisons de détention, où le travail est forcé, le régime sévère, la séquestration absolue. L'hospitalité de ces tristes demeures n'est déniée à personne; mais quiconque y pénètre poussé par le désespoir et la faim, voit se rompre pour lui, tant qu'il en habite la sombre enceinte, toutes les affections de la famille, tous les liens qui l'attachent à la terre. La misère l'ensevelit vivant, et le malheur lui prépare un sort aussi terrible que le crime.
 
Disons sans hésiter que c'est là une loi de fer, et qu'une pareille extrémité est cruelle pour un peuple chrétien. Mais une réaction était inévitable contre les abus engendrés par un dangereux principe et une détestable administration. Si le pouvoir n'était parvenu à faire du ''workhouse'' un objet d'effroi par l'appareil dont il l'environne, il n'eût pas produit dans les classes pauvres cet ébranlement général qui a soudainement changé le cours d'habitudes invétérées, inspiré aux paresseux le goût du travail, arrêté les unions imprudentes, élevé partout le prix des salaires, en abaissant de plus de 43 pour 100 le montant de la taxe en moins de trois années (10).
 
Le ''poor-law amendment act'' peut être considéré comme l'évènement le plus considérable survenu en Angleterre depuis la réforme. Si la nature de ce travail nous interdit toute considération développée sur ses conséquences morales et financières, elle nous prescrit d'apprécier la portée des innovations administratives dont il a été l'occasion. Il suffira d'en indiquer les dispositions générales pour montrer que son importance n'est pas moindre sous ce rapport que sous tous les autres.
 
L'administration des lois concernant les pauvres était, comme on sait, jusqu'en 1834, confiée à des inspecteurs annuels, aux juges de paix et à la réunion paroissiale désignée sous le nom de ''vestry''. Le premier effet de l'acte a été de substituer aux inspecteurs et aux magistrats des fonctionnaires spéciaux, salariés, choisis par tous les contribuables à la taxe des pauvres, mais révocables en cas de faute par une autorité supérieure. Au concours illusoire des ''vestries'' il a substitué celui d'un corps dit des gardiens (''board of guardians''), lesquels sont également choisis par l'universalité des contribuables (cl. 38-40-53-54).
 
A ce corps remontent les appels contre toutes les décisions rendues par les agens spéciaux; il statue sur toutes les difficultés concernant la répartition de la taxe, fait les réglemens pour les maisons de travail, le tout sous l'approbation d'un bureau supérieur établi à Londres.
 
Ce bureau, composé de trois commissaires nommés par la couronne, est juge souverain de toutes les questions, centre de tous les renseignemens; les administrations locales sont en communications incessantes avec lui, comme il l'est lui-même avec le secrétaire d'état de l'intérieur. Les commissaires royaux se choisissent neuf commissaires suppléans, des secrétaires, des clercs et autres officiers. Ils peuvent, ainsi que leurs suppléans, ouvrir des enquêtes, citer des témoins, contraints, sous peine de ''misdeamanour'', de comparaître devant eux, et doivent présenter au ministère, pour être soumis au parlement, un rapport annuel sur l'application de la loi dans tout le royaume (15-52).
 
Dans le triple but d'égaliser les charges, de subvenir aux frais de construction des maisons de travail, de créer des administrations plus éclairées aussi bien que plus indépendantes, cet acte a fondé les ''unions'' de paroisses (26-37). Il a conféré au bureau central de Londres le pouvoir de réunir un certain nombre de communes pour l'entretien de leurs pauvres, la construction d'un ''workhouse'' commun, et généralement pour tout ce qui se rapporte à l'application de la loi. Le corps électif des gardiens exerce ses attributions dans toute l'étendue de ''l'union'', correspondant à peu près à notre ancienne circonscription de district; il en devient l'autorité constituée et le centre administratif. C'est en ceci que se révèle la gravité d'une innovation qui ne va à rien moins qu'à diviser le sol du royaume selon des bases entièrement nouvelles, créant ainsi des intermédiaires tout nouveaux entre la paroisse et le comté, c'est-à-dire en dehors de l'action de l'église établie et de l'aristocratie territoriale.
 
Lorsque la pairie a laissé passer un tel bill, elle a sans doute ou manqué de pénétration et mal jugé l'avenir, ou cédé à l'urgence de décharger le présent d'un intolérable fardeau, même au prix de l'abandon de ses plus vieilles maximes. Des dispositions relatives au domicile et à la manière de l'acquérir, une refonte générale des anciennes lois sur la bâtardise (11), ont fait de l'acte du 14 août 1834, l'un des plus efficaces et des plus complets qui soient émanés de la législature britannique. Quoique cette mesure ne doive pas être rangée au nombre des conquêtes de parti, l'entraînement de la réforme et l'ébranlement d'idées qui suit toujours une entreprise décisive, l'ont seuls rendue possible : par elle s'est introduit dans l'administration anglaise un élément que le torysme n'en arrachera plus, élément si puissant déjà, que, par sa présence même, il affaiblit tout ce qui existe et qu'il profite de tout ce qui tombe.
 
L'aristocratie, attaquée au sein du parlement dans ses prérogatives héréditaires, insultée par M. O'Connell lors de son imprudente croisade de 1835 à travers l'Angleterre et l'Écosse, s'est trouvée assez forte pour résister à ces bruyans assauts et provoquer une réaction au sein de l'opinion alarmée. Mais lorsqu'au lieu de combattre contre les passions, elle a dû lutter contre les intérêts, la question a changé de face; et quand elle maintenait avec le plus d'éclat sa puissance politique, elle était vaincue dans tout ce qui touchait aux fondemens de cette puissance même.
 
Un mouvement analogue s'est opéré en ce qui concerne l'église anglicane. Assez puissante pour parer les coups directement portés à son organisation religieuse et à sa fortune territoriale, ''l'établissement'' est désormais trop affaibli pour résister aux énergiques réclamations des dissidens. Réduit à se défendre et n'osant plus attaquer, il ne tente aucun effort pour rompre la ligne de circonvallation dont ses ennemis l'enveloppent de plus en plus.
 
Le retrait des incapacités affectant les protestans séparés de la communion anglicane avait précédé d'une année l'émancipation catholique. En plaçant les dissidens, par le rapport du ''corporation tact'', sur le même pied que les épiscopaux, en ce qui concerne l'administration municipale, la législature leur donnait pour l'avenir un gage de la conquête du droit commun. Comment s'expliquer, en effet, que l'éducation universitaire et les grades académiques pussent rester inaccessibles à des citoyens admis à la plénitude du pouvoir politique et local, classe qui, dans la Grande-Bretagne, représente plus du tiers de la nation, et forme dans beaucoup de villes la majorité de la bourgeoisie? Une telle anomalie serait sans doute impossible dans les contrées de l'Europe où l'enseignement est un service public ; mais il est moins facile d'y obvier en Angleterre, où les établissemens scientifiques se maintiennent par des dotations primitives ou des souscriptions volontaires dans une indépendance absolue vis-à-vis de l'état. Aussi cette question, parfaitement simple pour nous, n'est-elle pas encore vidée. Cependant la convenance d'admettre les dissidens aux avantages attachés à l'instruction universitaire n'est plus niée au sein du parti conservateur, et les hommes principaux de ses deux nuances, sir Robert Peel comme lord Stanley, confessent la nécessité de supprimer dorénavant la signature du formulaire religieux. Si les résistances de la pairie ont retardé sur cette question un succès d'ailleurs assuré, les dissidens ont fait chaque année, sur l'établissement anglican, des conquêtes bien plus funestes à la prépondérance de celui-ci.
 
L'église a perdu l'état civil; elle a cessé de recevoir dans les circonstances principales de l'existence humaine ce solennel hommage qui en faisait, pour ses adversaires aussi bien que pour ses sectateurs, le sacerdoce de la société et comme l'ame même de l'état.
 
Jusqu'en 1836, l'Angleterre n'avait pas de registre pour les naissances, mariages et décès : ceux-ci n'étaient constatés que par la mention de la cérémonie religieuse célébrée par les ministres de l'église établie; dès-lors les catholiques et les dissidens, c'est-à-dire près des deux tiers de la population totale du Royaume-Uni, se trouvaient sans aucun moyen d'établir légalement leur état. Un bill sanctionné par les deux chambres, non sans de vives discussions, a enlevé à l'église épiscopale ce qui pouvait être considéré comme sa plus haute prérogative. Les mariages sont désormais validement contractés aux yeux de la loi, lorsqu'ils sont célébrés par des ministres de toute religion et de toute secte. Des fonctionnaires civils sont établis pour recevoir les actes de mariage, naissance et décès, dans des formes, et sous des pénalités analogues à celles imposées parla loi française, et cette administration des pauvres, à laquelle nous avons reconnu tant d'avenir, est devenue le centre de toute l'organisation civile du royaume. Des enregistrateurs locaux sont nommés par elle, un surintendant est créé dans chaque union ou district, lequel doit adresser directement ses registres au bureau central à Londres. Ainsi l'Angleterre nous dépasse dans ces voies où elle a si long-temps refusé de nous suivre; et pendant que nous plaçons l'état civil de nos communes sous la garde des greffiers de première instance, elle fait arriver jusqu'à Sommerset-House les noms et prénoms du dernier de ses sujets.
 
II n'est pas besoin de faire remarquer tout ce qu'offre de grave, dans l'ordre logique, un changement qui, arrachant à une religion d'état son caractère public et le sceau même de sa suprématie, tend à n'en plus faire qu'un culte dont l'exorbitante richesse contrastera de plus en plus avec le nombre chaque jour décroissant de ses sectateurs.
 
L'esprit politique s'est tellement superposé à l'esprit religieux dans l'église anglicane, que celle-ci ne saurait supporter sans se dissoudre une séparation dans laquelle d'autres cultes ont pu retremper une énergie plus vivace. L'établissement d'Henri VIII et d'Élisabeth ne saurait être conçu sous la forme de pure croyance. Créé pour des nécessités d'état, il ne vit que par son association avec l'ordre politique, et chaque lien qui se brise le précipite vers sa ruine. Quelle est, d'ailleurs, au point de vue moral et sous le rapport statistique, la situation actuelle de cette église; et quelle témérité y a-t-il à prévoir pour l'Angleterre une grande révolution religieuse lorsque les symptômes en éclatent avec tant d'évidence?
 
Les longs efforts du clergé épiscopal contre l'émancipation, sa lutte acharnée contre la réforme, ses prodigieux efforts pour en arrêter les conséquences et provoquer la réaction aristocratique qui l'a suivie, se comprennent assurément lorsqu'on voit le nombre de ses fidèles décroître dans une proportion véritablement effrayante pour le sort du ''Church and state''.
 
En 1821, on établissait ainsi qu'il suit le chiffre des diverses communions chrétiennes dans le Royaume-Uni.
 
Anglicans 6,000,000 en Angleterre ; 52,000 en Ecosse ; 1,960,487 en Irlande ; TOTAL 8,015,487
 
Catholiques 500,000 en Angleterre ; 40,000 en Ecosse ; 4,838,000 en Irlande ; TOTAL 5,378,000
 
Dissidens 5,468,000 en Angleterre ; 2,000,000 en Ecosse ; 45,000 en Irlande ; TOTAL 7,503,460
 
Les données authentiques recueillies sur l'état religieux de l'Irlande en 1833 et déjà citées dans la deuxième partie de ce travail, établissent que le chiffre attribué au culte anglican dans cette île est exagéré des deux tiers, et celui des catholiques diminué d'autant. Dans le tableau suivant, emprunté à la ''statistique'' de M. Moreau de Jonnès, les progrès des sectes dissidentes sur l'église épiscopale sont exprimés par des chiffres irréfragables , qui indiquent le nombre des lieux consacrés aux divers cultes dans les six plus populeux comtés du nord du royaume.
 
Eglise anglicane pour un total de 1,491 ; Northumberland : 97 ; Durham : 91 ; Cumberland : 139 ; Westmoreland : 68 ; Yorkshire : 809 ; Lancashire : 287
 
Méthodistes pour un total de 1,816 ; Northumberland : 117 ; Durham : 163 ; Cumberland : 101 ; Westmoreland : 39 ; Yorkshire : 973 ; Lancashire : 423
 
Catholiques pour de 166 ; Northumberland : 19 ; Durham : 14 ; Cumberland : 4 ; Westmoreland : 2 ; Yorkshire : 46 ; Lancashire : 81
 
TOTAUX pour un total de 3,473 ; Northumberland : 233 ; Durham : 268 ; Cumberland : 244 ; Westmoreland : 109 ; Yorkshire : 1,782 ; Lancashire : 791
 
Entre les sectes dissidentes, le méthodisme seul, qui, il y a moins de cinquante ans, ne comptait que cinq cent onze ministres et cent trente-cinq mille cinq cent quatre-vingt-quatre sectaires, a, d'après le dernier relevé, quatre mille deux cent soixante-treize ministres et un million quarante-neuf mille neuf cent quatre-vingt-neuf coreligionnaires.
 
Mais les progrès du catholicisme sont de nature à préoccuper bien plus vivement encore l'attention de l'église épiscopale.
 
Au commencement du règne de George III, soixante-quatre mille individus restaient seuls fidèles au culte de leurs ancêtres dans toute l'étendue de l'Angleterre et de l'Écosse. Ce même culte figure au recensement de 1821 pour un total de cinq cent mille sectateurs, et il en compte aujourd'hui plus d'un million, pour nous restreindre à un chiffre certain et sans admettre les supputations exagérées que s'attachent à présenter les sociétés anti-catholiques, afin de rallier le protestantisme de plus en plus divisé contre lui-même. Six cents chapelles, neuf grands collèges, une centaine de pensions des deux sexes, une foule d'autres fondations de charité (12) suffiraient pour attester avec quelle indicible ardeur le catholicisme se remet à l'œuvre sur cette terre arrosée du sang de ses martyrs, et quelles espérances il entretient pour l'avenir de cette noble race qui ne se reposera pas dans le scepticisme, si sa foi vient à défaillir.
 
Le clergé romain d'Angleterre et d'Écosse porte, dans la grande entreprise, chaque jour plus fortement combinée sur tous les points du royaume, une persévérance et un sang-froid qui tiennent également, et à l'église dont il est membre, et à la nation à laquelle il appartient. Une confiance de plus en plus énergique dans le résultat final, se combinant avec une prudence dans les moyens qu'on serait tenté de taxer de froideur, si l'on ne descendait au fond de ces ames ardentes et concentrées; tel est le plus saillant caractère de cette apostolique mission qui préoccupe aujourd'hui les plus hautes intelligences au sein de la Grande-Bretagne.
 
Par une appréciation parfaite de sa position, le clergé catholique compte moins sur ses propres efforts que sur l'immense dissolution qui s'opère autour de lui. Ferme dans sa foi autant qu'impassible dans son attitude en face des nombreuses sociétés qui s'organisent de toutes parts pour s'opposer à ses progrès, il laisse passer sans s'émouvoir les déclamations furieuses ''d'Exeter-Hall'', répétées dans une enceinte plus élevée (13); il voit tomber chaque jour autour de lui le fanatisme et la haine; et s'il n'entame guère la population agricole des comtés, qui se maintient presque tout entière dans le giron de l'église établie, le peuple et la bourgeoisie des villes lui deviennent de plus en plus favorables. Des hourras frénétiques ont accueilli dans la cité puritaine de Jean Knox la profession de foi d'O'Connell, ce révolutionnaire à sa façon, qui fait des retraites à la Trappe et communie tous les dimanches, enveloppé de son manteau.
 
Comment s'étonner de ce retour au sein d'une nation profondément religieuse, sur les lèvres de laquelle l'esprit de secte brise chaque jour le vase où elle se désaltère? Et puis, comprenez-le, ces prêtres là n'ont ni femmes ni enfans dont le souvenir les détourne d'un lit de mort; la pauvreté ne les effraie pas, car ils n'ont pas les soucis de la famille, les seuls par lesquels la pauvreté soit terrible. On ne les voit pas emporter la gerbe du laboureur, exiger pour l'entretien de leurs temples le denier de l'artisan qui refuse de s'agenouiller à leurs autels. Heureusement dégagés en Angleterre de la dangereuse position que de funestes circonstances leur font en Irlande, les prêtres catholiques ne passent pas leur vie, comme les curés anglicans, à recueillir des signatures et à présider des ''meetings'' contre toutes les réformes, à maudire toutes les conquêtes de la liberté, à mettre sous l'immédiate protection du ciel un revenu de cent vingt millions de francs. Ministres d'une foi qui se préoccupe peu des révolutions de l'avenir, parce qu'elle a survécu à celles du passé, ils ne confondent pas dans un même symbole la constitution et l'église; et, au lieu de se montrer les créatures dévouées de l'aristocratie, ils se disent, à l'exemple de leur chef suprême, les serviteurs des serviteurs de Dieu.
 
Au sein même de l'église établie se développent en ce moment des tendances d'une incalculable portée, et un mouvement provoqué par le besoin de renforcer la hiérarchie ecclésiastique semble devoir rendre sa dissolution plus prochaine.
 
Rongée par le latitudinarisme, envahie durant le cours du XVIIIe siècle par les doctrines sociniennes, et menacée de n'être bientôt plus qu'un corps de docteurs enseignant une morale sans aucune sanction dogmatique, l'église épiscopale essaie une réaction contre le principe du libre examen, et tente un hardi retour au protestantisme du temps de Charles II, cet âge d'or de la haute église. Oxford a entrepris ce rajeunissement de croyances religieuses et politiques dont elle fut le centre; et dans une récente controverse avec le docteur Hampden, dans les livres du docteur Pusey surtout, on a vu refleurir des maximes qui ont eu pour les anglicans du XIXe siècle tout le piquant de la nouveauté. Lisez les ''Tracts for the Times'', et, à votre grand étonnement, vous trouverez la doctrine du jugement particulier énergiquement désavouée, l'infaillibilité de la tradition attribuée à l'épiscopat de Cranmer aussi bien qu'à la chaire de Saint-Pierre, la présence réelle dans le sacrement de la cène formulée en des termes que ne désavouerait pas Bossuet; vous verrez, en un mot, toutes les pratiques catholiques conseillées ou justifiées, depuis l'invocation des saints jusqu'à la commémoration des morts. Enfin cet archaïsme de l'anglicanisme primitif est arrivé à ce point qu'au sein de la première université d'Angleterre, le docteur chargé de célébrer, selon une séculaire coutume, l'anniversaire de la révolution de 1688, n'a pas craint d'attaquer en face la gloire de Guillaume d'Orange, et de réhabiliter les doctrines du droit divin, en des termes qu'auraient applaudis les Stuarts (14) : réaction inattendue qui, dans les défaillances de l'église épiscopale, a tous les caractères d'un quitte ou double, audacieuse entreprise qui expose en ce moment l'université d'Oxford à de violentes attaques, parties du sein de l'anglicanisme lui-même.
 
Ne blâmons pas légèrement ces tentatives à l'aide desquelles de nobles esprits essaient de reconstituer par l'étude ce monde de la foi qui leur échappe; sachons comprendre et ces illusions de l'intelligence et ces profondes souffrances de l'ame que la science ne suffit pas à guérir. L'Angleterre est en ce moment remuée par un souffle religieux; il en ébranle et soulève le sol, malgré l'industrie qui bruit à sa surface; et si, dans nos espérances de croyant, et selon nos impressions de voyageur, nous nous trompons en saluant le retour des trois royaumes à l'unité catholique, nul ne saurait contester au moins que le résultat d'une crise aussi grave ne doive exercer une immense influence sur les destinées politiques de la Grande-Bretagne.
 
Ainsi, pour peu qu'on analyse le grand corps du ''Church and state'', on y découvre de toutes parts des germes de dissolution. Que le parti conservateur renverse les whigs et s'installe à leur place, qu'à force de concessions il se maintienne quelques années au timon des affaires publiques, là s'arrête son avenir, et tout autre lui échappe. Il n'est pas une maxime antique qui ne soit primée par une idée nouvelle, et si ces idées ne prévalent pas encore, au moins ont-elles conquis des positions où elles sont déjà inexpugnables.
 
Que le parti radical s'irrite de la lenteur d'un mouvement qu'il avait attendu plus rapide, c'est là son rôle et sa mission; mais nous qui venons d'observer l'Angleterre de 1838 après l'avoir étudiée telle que les siècles l'avaient faite, nous ne saurions méconnaître que ce pays ne soit irrévocablement engagé dans l'évolution sociale parcourue par la France. En matière politique, la barrière de la prescription est brisée, et le droit électoral, assis naguère sur une base historique et immuable, repose aujourd'hui sur une base rationnelle et mobile; en fait d'administration, le patronage local s'abaisse devant le principe électif se combinant avec le principe centralisateur; enfin l'église établie, contrainte de supporter la concession du droit commun étendu à toutes les croyances, tend à devenir une minorité en Angleterre même, comme elle l'est depuis long-temps dans l'empire britannique, et sa ruine n'est pas moins avancée par les efforts de ses adhérens que par les attaques de ses ennemis.
 
L'esprit public est remué aussi profondément que les institutions elles-mêmes. En face de la force hiérarchique qui domine encore le parlement et le corps électoral, s'élève chaque jour plus compacte une opinion libérale ou bourgeoise, pour employer une expression qui a cours aussi de l'autre côté de la Manche. Cette opinion s'efforce de se dégager des passions démagogiques et des précipitations de l'inexpérience; elle devient plus réservée à mesure qu'elle se sent plus puissante et moins éloignée du pouvoir.
 
Le parti conservateur est fort sans doute par les intérêts nombreux qui lui rattachent l'église, le barreau, la magistrature, les classes agricoles, aussi bien que par l'habileté pratique de ses chefs, et ses théories sociales peuvent se défendre par des raisons sinon solides, du moins ingénieuses. Ainsi le font en Angleterre des publicistes éminens, ainsi l'a tenté en France, à un point de vue bien plus philosophique, le comte de Maistre, qui est un tory catholique, c'est-à-dire un tory conséquent; car quoique le catholicisme puisse très bien ne pas aboutir au torysme en politique, le torysme devrait logiquement conduire au catholicisme en religion. Mais il est bien évident que nul n'est tory s'il n'a ses raisons pour cela, à savoir, s'il n'a intérêt personnel à maintenir les gros bénéfices, le droit d'aînesse, les lois céréales, la confusion des juridictions, etc.
 
Aussi, dans les rangs de l'aristocratie elle-même les cadets sans existence, dans les professions libérales les hommes de lettres et les artistes, dans les ordres sacrés tous les ministres dissidens, dans la masse de la nation les classes moyennes tout entières, à l'exception de la partie qui recherche et espère l'adoption aristocratique, la plupart des artisans de leur propre fortune enfin appartiennent à cette opinion libérale, la plus nombreuse fraction de la chambre des communes après le parti tory, opinion qui, sous la dénomination de radicalisme modéré, s'efforce de se tracer une voie distincte entre le parti révolutionnaire et le parti whig, repoussant les violences de l'un et restant étrangère aux scrupules de l'autre, sans renoncer pourtant à s'appuyer sur celui-ci dans les chambres, et sur celui-là dans la nation.
 
La situation d'un tel parti est délicate assurément, pressé qu'il est entre une force parlementaire disciplinée de vieille date, et une force brutale qui le compromet plus souvent qu'elle ne le sert. Aussi le voit-on, malgré les cent cinquante voix dont il dispose, incertain dans ses plans, timide dans ses allures, quelquefois compromis par les déclamations de la place publique, le plus souvent contraint de s'effacer derrière l'aristocratie whig, et plus habile à ajourner les difficultés qu'à les résoudre.
 
Cependant, lorsqu'on veut étudier ce parti en lui-même sans s'arrêter aux embarras de sa position équivoque, il devient possible d'indiquer assez clairement, sinon son but définitif, du moins son symbole actuel. Pendant que les plus violens radicaux ont, depuis la réforme, succombé aux élections, la phalange des radicaux modérés s'est notablement agrandie, et son drapeau a été rallié par plusieurs adhérens du ministère whig.
 
« Cette opinion, dit son principal organe périodique, compose la grande majorité du parti réformiste dans la haute et la moyenne classe. Elle est spécialement formée d'hommes qui arrivent à la vie politique, ou dont les opinions ont marché avec les évènemens. N'approuvant pas les attaques contre le cabinet, ils désirent sincèrement pouvoir appuyer les ministres. Ils veulent très formellement un roi, une chambre des pairs et une chambre des communes. Il ne leur est pas généralement démontré qu'un changement organique soit rigoureusement nécessaire dans la constitution de la pairie. Ils sont opposés au suffrage universel. Un certain nombre d'entre eux veulent le maintien de l'établissement ecclésiastique, non pas tel que les tories l'ont fait, mais cependant beaucoup moins radicalement modifié dans sa constitution que nous l'estimerions nécessaire dans le double intérêt de la religion et de l'état.
 
« Mais ces hommes, tout opposés qu'ils soient aux opinions extrêmes, sont unanimes pour réclamer le vote secret, la seule mesure qui puisse assurer le maintien au pouvoir du cabinet whig lui-même, la conquête la plus morale et la plus urgente à tenter... Ces mêmes hommes sont favorables à des mesures qui abrégeraient la durée des parlemens et réduiraient les dépenses des élections; ils demandent l'abolition du paiement préalable des taxes (15), la réunion en districts des petites circonscriptions électorales; ils sont pour le changement des lois céréales. Dévoués, comme plusieurs le sont, au principe de l'établissement religieux en Angleterre, ils ne reconnaissent aucune des conditions qui légitiment une institution semblable dans la monstrueuse anomalie désignée sous le nom d'église d'Irlande, église imposée à un peuple conquis par une poignée d'étrangers qui ont confisqué leurs terres, et les ont poursuivis pendant des siècles comme des bêtes fauves. Telles sont, nous l'affirmons, les doctrines dominantes chez les nouveaux membres libéraux, telle est la ''moyenne'' de l'opinion réformiste (16). »
 
Sans partager avec l'écrivain distingué auquel nous empruntons ces paroles des espérances que les évènemens permettent en ce moment de taxer d'illusions, nous croyons cette appréciation aussi exacte que les conseils qui l'accompagnent sont judicieux. Les questions indiquées comme points de ralliement de l'opinion libérale sont, en effet, les premières, pour ne pas dire les seules, à vider. L'issue n'en sera pas douteuse,' si, au lieu de la demander à une seule session, on se résigne à l'attendre d'une période peut-être décennale. Le temps est le plus puissant des réformateurs, et c'est surtout en Angleterre qu'il leur devient un allié indispensable. Quiconque prétend agir sans s'en assurer le bénéfice recule au lieu d'avancer. L'Angleterre est quelquefois violente, mais elle n'est jamais pressée; et si, dans ses jours de fièvre, elle ne recule pas devant la perspective d'une révolution, dans ses jours de calme elle n'aborde guère plus d'une question à la fois. On dirait qu'elle se complaît dans la lutte méthodique autant que dans le triomphe lui-même. Telle est la disposition naturelle de son génie, que quiconque apporte une idée nouvelle est comme obligé de se la faire pardonner, et que les mesures aventureuses sont presque toujours repoussées par l'opinion. C'est pour cela que la portion modérée du parti radical ne se séparera pas avec éclat du cabinet whig pour frayer aux tories les voies du pouvoir. En France, un tel résultat sortirait immanquablement de l'état actuel des choses. Les radicaux puissans dans la chambre, et paralysés dans toutes leurs réclamations par un ministère auquel leur concours est indispensable, n'hésiteraient pas à le lui retirer, dans l'espérance de provoquer, par le seul fait de l'entrée des tories aux affaires, une réaction éclatante au sein de l'opinion publique.
 
Dans la Grande-Bretagne, des conseils analogues ne manquent pas non plus aux réformistes; mais ceux-ci préfèrent la certitude d'obtenir quelque chose des whigs qu'ils maintiennent aux affaires, à la chance d'obtenir beaucoup en exploitant le nom des tories et les irritations que ce nom pourrait exciter. Ils comprennent qu'après tout, si les whigs agissent mollement en leur faveur, ils n'agissent jamais contre eux; qu'une administration faible ne peut leur rien refuser en fait de faveurs personnelles, et qu'à ce titre elle est plus propre que toute autre à dissoudre graduellement le faisceau formidable des influences aristocratiques. Les tories perdent de jour en joue les positions dont ils avaient depuis cinquante ans le monopole. La mort ou la disgrace atteignent leurs créatures dans les cours de justice comme dans les rangs les plus obscurs de ''l'excise'', et ce que M. O'Connell conquiert pour l'Irlande, les réformistes l'obtiennent avec moins d'éclat pour l'Angleterre.
 
Ils continueront, on peut le croire, de suivre cette marche indiquée par la prudence, et défendront, en lui imposant des concessions, un ministère qu'ils sont dans l'évidente impossibilité de remplacer. Il est difficile pourtant de prévoir ce que le cours des évènemens et des passions peut amener dans une situation aussi flottante. Aujourd'hui que le cabinet whig a usé la force puisée par lui dans l'avénement d'une jeune princesse, en face de la pairie et de l'opposition des communes, enivrées de leurs succès et tout entières à leurs espérances, avec les embarras permanens de la situation intérieure compliqués de ceux qu'on s'est préparés au Canada, comment n'y aurait-il pas des chances ouvertes à toutes les ambitions, des paris à tenir pour les combinaisons les plus inattendues.
 
Une autre observation se présente ici. Quoique la politique anglaise repose sur un fonds de traditions invariables, la Grande-Bretagne est peut-être, entre tous les états européens, celui où l'imprévu peut changer le plus brusquement le cours naturel des choses, La condition des masses y est tellement précaire, leurs moyens de sustentation sont soumis à des éventualités tellement incertaines, qu'elles peuvent venir poser soudain un poids terrible dans la balance. Qu'une crise commerciale atteigne le crédit public à ses sources, que l'insurrection renaisse au Canada, et que ces difficultés déjà si graves se compliquent d'une lutte avec les États-Unis; que l'Angleterre ait à faire face aux sacrifices imposés par une guerre maritime et aux dangers qu'entraînerait pour les populations manufacturières la cessation des commandes américaines, et de ce jour aucune garantie ne pourrait rassurer sur le sort de ce pays.
 
Il ne faut pas sans doute attacher une valeur exagérée à ces manifestations populaires que le dernier déclamateur est habile à provoquer. La table d'où pérorait Camille Desmoulin, dans les groupes du Palais-Royal, était une tribune plus redoutable que les ''hustings'' sur lesquels montent les apôtres du suffrage universel dans des ''meetings'' de cent mille hommes. A la voix de Desmoulin, le peuple se ruait sur la Bastille, et le résultat ordinaire du ''speech'' le plus véhément est une collecte de signatures. Comment ne pas voir cependant que cet élément populaire exerce déjà sur les destinées de la Grande-Bretagne une influence bien plus décisive que ses hommes politiques ne consentent habituellement à l'avouer? L'émancipation religieuse fut arrachée par l'insurrection de l'Irlande, la réforme politique a été concédée à l'insurrection imminente de l'Angleterre, exemples récens qui ne seront perdus pour personne. Ce ressort dangereux n'est point brisé; les évènemens peuvent assurément le retendre. N'est-il pas vingt sujets qui touchent bien plus directement que ceux-là des masses livrées aux excitations de la misère, et dont la grossièreté sauvage est à la fois une honte et une épreuve pour la civilisation britannique?
 
C'est en ceci surtout que les questions irlandaises sont d'une incalculable portée, et qu'elles enchaînent l'Angleterre au sort d'une contrée qui lui rend en embarras et en périls le prix de ses longues calamités. L'Irlande, souvent comparée à la tunique fatale, enlace sa superbe dominatrice; avec ses haillons qu'elle agite, elle ferme peut-être pour toujours l'accès du pouvoir au parti qu'une réaction parlementaire semblait convier à y entrer. Une étude spéciale des nombreuses questions qui se rapportent à ce pays pourrait seule mettre en mesure de présenter, sur les éventualités de la politique anglaise, des conjectures fondées et des résultats quelque peu concluans. Nous pourrons essayer plus tard cette étude, complément obligé de celles que nous terminons ici.
 
Nos lecteurs seront alors en mesure de tirer quelques conclusions précises des faits nombreux qui viennent de repasser trop rapidement sous leurs yeux ; alors il restera démontré pour eux, comme il l'est déjà pour nous-même, que des destinées analogues aux nôtres attendent aussi l'Angleterre, qu'elle connaîtra à son tour cette égalité chaque jour plus grande dans la dispensation du bien-être social; bienfait immense sans doute, mais auquel la Providence semble imposer pour contre-poids des ambitions sans grandeur, des désirs sans frein, une mobilité sans limite et sans règle.
 
Cet avenir peut sortir de catastrophes inattendues, et s'acheter au prix sanglant dont nous l'avons payé; il peut, comme un fruit mûr, tomber de l'arbre des siècles, après des luttes régulières qui resteraient, pour les générations futures, comme le plus éclatant exemple de ce que peuvent sur un grand peuple l'autorité des mœurs et le saint prestige de la loi.
 
Que la Grande-Bretagne répudie envers l'Irlande les restes du droit païen de la conquête, qu'elle ne conçoive plus ses lois économiques et financières dans un intérêt exclusif; qu'elle fasse cesser le contraste de tant de souffrances avec tant de superflu, et les applaudissemens du monde ne manqueront pas à quiconque avancera cette œuvre. Mais ce spectacle serait bien plus grand encore, si, en entrant dans sa nouvelle carrière, l'Angleterre savait conserver cette forte politique qui contient toutes les factions par le patriotisme, toutes les ambitions individuelles par le respect de soi-même; merveilleux mécanisme, qui donne à chaque parti une discipline et un chef, impose à chaque homme public l'obligation de représenter une idée, et ne fait du talent une puissance que lorsqu'il exprime un intérêt!
 
La tâche du publiciste ne consiste pas à mettre en lumière un seul côté des choses humaines pour rejeter tous les autres dans l'ombre; son admiration pour de belles combinaisons politiques ne lui interdit pas de montrer ce qui se cache de douleurs individuelles sous l'appareil des institutions les plus majestueusement ordonnées. Il a le droit de faire ressortir la grandeur des gouvernemens aristocratiques, en même temps que celui de prouver à quel prix les peuples achètent d'ordinaire l'éclat des destinées que ces gouvernemens leur préparent. Par la même raison, il devrait aussi, ce semble, conserver la faculté de constater tout ce que le gouvernement des classes moyennes garantit de bonheur domestique aux nations, sans être contraint de dissimuler ce qui peut manquer encore à ces classes elles-mêmes pour se trouver tout d'abord à la hauteur de leurs nouvelles destinées. Il doit lui être permis de dire qu'en fait de traditions gouvernementales et diplomatiques, la garde nationale n'est pas le sénat romain, ni même le patriciat d'Angleterre, quoiqu'assurément, et du plus profond de son cœur, il préfère, pour l'humanité, le pacifique avenir que lui prépare la bourgeoisie marchant sous le drapeau de 89, au spectacle grandiose de la politique romaine ou britannique.
 
C'est pourtant ce droit de dire à tous la vérité toute entière, droit sans lequel la mission de l'historien contemporain serait celle d'un sycophante, que certains critiques prétendent refuser à l'auteur de ce travail. L'écrivain qui a le plus minutieusement recherché dans toute l'Europe les germes du pouvoir de la bourgeoisie, qui a mis le plus de soin à démontrer par l'histoire la légitimité de ce pouvoir lui-même, à signaler dans l'avenir ses conditions et ses formes, celui qui pouvait craindre de se voir imputer à cet égard des préoccupations trop exclusives, s'est entendu accuser ''d'attaquer les classes moyennes''!
 
Nous nous sommes expliqué une telle accusation lorsqu'elle a pu mener à quelque chose, et satisfaire des passions que nous comprenons trop bien, quoique nous puissions nous étonner de les avoir provoquées. Mais il ne faut pas que faute de se défendre, ou faute au moins de protester, une si ridicule imputation s'établisse à l'état de lieu commun chez quelques organes de la presse, lorsqu'ils nous font l'honneur, très peu convoité, de s'occuper de nous. Livré à des études qui réclament un grand dégagement d'esprit au sein de toutes les choses présentes, nous avons le droit de demander un examen sérieux pour des pensées sérieuses. Nous continuerons à les énoncer sans nul détour et sous toutes leurs faces, car il ne peut tous convenir de nous faire le flatteur de qui que ce soit. Après nous être attaché à établir pourquoi l'avenir du monde échappe à l'aristocratie, nous persisterons à rechercher sous quelles conditions les classes moyennes peuvent conquérir ce vacant héritage, et, chose plus difficile, le conserver en face des passions démocratiques qui les pressent.
 
 
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<small>(1) When I see such numbers around me, I cannot but recollect the great interests wich you represent. When I recollect that you are supported ''by the clergy, the magistracy, the yeomanry, and the gentry of the country, as well as by a great proportion o f the trading community'', it would he vain to disguise the influence we possess in the national councils. Sir R. Peel's speech in the conservative festival at Tailor’s-Hall, Mai, 1838.</small>
 
<small>(2) Les incapacités qui affectent les juifs n'ont été levées ni par le bill d'émancipation ni par aucune mesure postérieure.</small>
 
<small>(3) Formules d'actions civiles supprimées par un bill de lord Brougbam. La ''fine'' était ainsi appelée parce qu'elle indiquait la fin d'un procès, et que la formule du jugement portait : ''Hoec est finalis concordia'', etc. La ''recoverie'' était une action fictive supportée dans tous les cas de substitution. On supposait une revendication prétendue de propriétés faite par un demandeur, qui obtenait gain de cause, et repassait alors la propriété au défendeur libre de toute substitution.</small>
 
<small>(4) voyez, sur les réformes judiciaires opérées en 1832 et 1833, la brochure traduite en Français sous ce titre: ''le Ministère de la réforme et le Parlement réformé''. Paris, chez Paulin.</small>
 
<small>(5) Ce bill fut présenté par lord John Russell, secrétaire de l'intérieur, le 5 juin, et reçut la sanction royale le 9 septembre 1835.</small>
 
<small>(6) 5 et 6. William IV, chap. LXXVI, sect. 3.</small>
 
<small>(7) 92-94 et 6 et 7. William IV, chap. CIV, sect. 2.</small>
 
<small>(8) La législation écossaise reposait sur des bases différentes, et l'Irlande n'avait pas jusqu'à présent de loi des pauvres.</small>
 
<small>(9) Aucun document ne projette plus de lumière sur la situation intérieure de l'Angleterre et les destinées qui se préparent pour elle, que les enquêtes faites par les ''poour laws commissionners'', d'abord en 1833, sur l'ancien état des choses, puis en 1837, sur l'effet des lois nouvelles. La substance de ces documens a été publiée en 8 vol. in-8°. On consultera surtout avec fruit, sur cette grave mesure et les questions d'économie politique qu'elle soulève, les importans travaux de M. Nassau W. Senior, l'un des esprits les plus distingués de la Grande Bretagne.</small>
 
<small>(10) Les nouvelles lois des pauvres réclameraient un travail tout spécial. Nous ne pouvons qu'en constater sommairement les résultats en mettant sous les yeux des lecteurs les chiffres officiels suivans, qui présentent en regard les effets de l'ancienne et de la nouvelle législation jusqu'en 1837 : ''inclure tableau''</small>
 
<small>(11) Dans un moment où la condition des enfans naturels préoccupe si vivement l'opinion tant sous le rapport des mœurs que sous celui de la charge toujours croissante que leur entretien impose aux départemens, il serait d'une haute importance d'appeler, par des travaux spéciaux, l'attention publique sur le système suivi par nos voisins dans cette grave matière. Là nous voyons prévaloir des principes et des usages complètement opposés à ceux qui sont consacrés chez nous; et sans prétendre établir en rien leur supériorité, il nous semble que ce que l'une des plus riches et des plus religieuses nations de l'Europe fait et pense souvent en pareille question, a droit d'être apprécié d'une manière grave et sérieuse.</small>
 
<small>L'Angleterre n'ouvrant aucun asile spécial aux enfans naturels, ceux-ci restent à la charge de leurs mères, et la condition de fille-mère se trouve en ce pays établie et en quelque sorte légalisée par la loi. On ne voit pas pourtant que ce système y détermine, comme il serait naturel de le craindre, un nombre d'infanticides plus grand qu'en France, et que les mœurs publiques y soient plus corrompues par cette publicité donnée aux désordres. Cette observation conduit parfois à se demander si les facilités indirectement accordées au libertinage par des institutions assurément admirables en elles-mêmes, mais dont le vice ne manque pas d'abuser, ne provoqueront pas en France une de ces réactions, rigoureuses jusqu'à la cruauté, analogue à celle dont sont sorties, pour l'Angleterre, ses nouvelles lois des pauvres.</small>
 
<small>La loi anglaise proclame et applique chaque jour un principe que nous avons tous été enseignés à proscrire comme inique et comme inadmissible, la recherche de la paternité, avec l'obligation imposée au père déclaré tel par jugement de pourvoir aux besoins de l'être malheureux auquel il a communiqué la vie. Jusqu'à la réforme de 1834, cette maxime recevait une application abusive, et l'on peut dire absurde. D'un côté, lorsqu'une fille déclarait un père putatif, celui-ci se trouvait dans l'impossibilité de se défendre, et la déclaration de la mère valait preuve légale; de l'autre, la pension à laquelle le père était condamné ''ipso facto'', profitait plutôt à la fille qu'à l'enfant. De là ce résultat, que des fautes multipliées assuraient à la femme une existence d'autant plus douce, qu'elle était descendue plus bas dans le vice. Le ''poor-law amendement act'' a corrigé ces abus, tout en maintenant rigoureusement le principe de la recherche de la paternité. Aujourd'hui, celle-ci doit être prouvée devant les ''quarter sessions'', à la diligence des gardiens ou inspecteurs, par le témoignage de la mère, aussi bien que par tout autre moyen, selon un mode de procédure spécialement déterminé (cl. 73-75 ). Lorsque cette preuve est faite, le père demeure, mais non plus par corps, condamné à soutenir son enfant jusqu'à l'âge de sept ans, la mère restant, dans tous les cas, chargée de lui jusqu'à l'âge de seize, et l'enfant devant suivre, dans tous les cas, la condition et le domicile de celle-ci.</small>
 
<small>Si nous reculions pour notre propre compte devant le danger, pour la morale publique, de constituer l'état de fille-mère au sein de la société, comme il l'est en Angleterre, nous admettrions sans nulle répugnance la recherche de la paternité, dans certaines conditions et sous certaines réserves. On ne voit pas pourquoi l'un des sexes aurait le monopole du libertinage et le privilège de l'impunité; et s'il était un moyen quelconque en dehors des prescriptions religieuses de diminuer le nombre des enfans naturels, ce serait assurément celui dont l'Angleterre n'hésite pas à faire usage.</small>
 
<small>(12) Voyez le ''Laity's Directory for the church'', annuellement publié par les évêques catholiques d'Angleterre.</small>
 
<small>(13) Motion du duc de Newcastle à la chambre des pairs, 30 mars 1836, à l'effet d'obtenir des renseignemens précis sur les progrès alarmans du catholicisme, tant sous le rapport du nombre de néophytes que sous celui des chapelles bâties ou en construction, collèges, monastères, etc.</small>
 
<small>(14) ''Patience and confidence the strength of the church''. A sermon preached at the 5th of november, before the university of Oxford. By the reverend E.-B. Pusey, D. D. regius prof, of hebrew, Oxford, 1837.</small>
 
<small>(15) ''The rate paying clauses''. Ceci s'applique à l'obligation aujourd'hui imposée au censitaire d'acquitter sa taxe avant d'user de son droit, difficulté qui, selon l'opposition, aurait considérablement réduit le corps électoral comparativement à ce qu'il devait être d'après le ''reform-bill''.</small>
 
<small>(16) ''The London and Westminster Review'', parties and ministry, Octob. 1837.</small>
 
 
 
L. DE CARNÉ.