« Poètes et romanciers modernes de la France/M. de Fontanes » : différence entre les versions

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{{journal|Poètes et critiques littéraires de la France.- M. de Fontanes|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.16, 1838}}
M. de Fontanes (1)
 
* [[Poètes et critiques littéraires de la France.- M. de Fontanes/01|Première partie]]
 
* [[Poètes et critiques littéraires de la France.- M. de Fontanes/02|Deuxième partie]]
===Première partie===
 
On a remarqué dans la suite des familles que souvent le fils ne ressemble pas à son père, mais que le petit-fils rappelle son aïeul, le petit-neveu son grand-oncle, en un mot que la ressemblance parfois saute une ou deux générations pour se reproduire (on ne saurait dire comment) avec une fidélité et une pureté singulière dans un rejeton éloigné. Il en est de même, en grand, dans la famille humaine et dans la suite inépuisable des esprits. Il y a de ces retours à distance, de ces correspondances imprévues. Un siècle illustre disparaît ; le glorieux talent qui le caractérisait le mieux, et dans les nuances les plus accomplies, meurt, en emportant, ce semble, son secret ; ceux qui le veulent suivre altèrent sa trace, les autres la brisent en se jetant de propos délibéré dans des voies toutes différentes ; on est en plein dans un siècle nouveau, qui lui-même décline et va s’achever. Tout d’un coup, après ce long espace et cette interruption qui semble définitive, un talent reparaît, en qui sourit une douce et chaste ressemblance avec l’aïeul littéraire. Il ressemble, sans le vouloir, sans y songer, et par une originalité native. Dans le fond des traits, dans le tour des lignes, à travers la couleur pâlie, on reconnaît plus que des vestiges. C’est le rapport de M. de Fontanes à Racine ; il est de cette famille, et il s’y présente à nous comme le dernier.
 
Plus la figure littéraire est simple, douce, pure, élégante, sensible sans grande passion, plus il devient précieux d’en étudier de près l’originalité au sein même de cette ressemblance. Si le poète n’a pas fait assez, s’il a trop négligé d’élever ou d’achever son monument, cela s’explique encore et doit sembler tout naturel ; c’est qu’un instinct secret lui disait : « La grande place est remplie, l’aïeul la tient. Il suffit que moi, qui viens tard, je ne sois pas indiquer de lui, que je l’honore par mon goût dans un siècle bien différent déjà, et que jamais du moins je n’aie faussé son lointain et supérieur accord par mes accens. »
 
Dans cette sobriété et cette paresse même du poète, se retrouve donc un sentiment touchant, modeste, et qu’on peut dire pieux. Je n’invente pas : M. de Fontanes le nourrissait en son cœur et l’a exprimé en plus d’un endroit. Dans son ode sur la littérature ''de l’empire'', rappelant les modèles du grand siècle, beaucoup moins méconnus et moins offensés alors par les docrines que par les œuvres du jour, il se borne, lui, pour toute ambition, au rôle de Silius, à celui de Stace disant à sa muse :
 
::…Nec tu divinam AEneïda tenta,
::Sed longè sequere, et vestigia semper adora !
::De Virgile, ainsi, dans Rome,
::Quand le goût s'était perdu,
::Silius à ce grand homme
::Offrait un culte assidu ;
::Sans cesse il nommait Virgile;
::Il venait, loin de la ville,
::Sur sa tombe le prier;
::Trop faible, hélas! pour le suivre,
::Du moins il faisait revivre
::Ses honneurs et son laurier.
 
Et il avait autrement droit de se rendre ce témoignage, et de se dire ainsi l'adorateur domestique de Racine, que Silius pour Virgile.
 
Mais rien n'est tout-à-fait simple dans la nature des choses, et il ne faut pas, en tirant du personnage l'idée essentielle, ne voir en lui que cette idée. Dernier parent de Racine, et adorateur du XVIIe siècle, M. de Fontanes est pourtant du sien; il en est par les genres qu'il accepte, par ceux même qu'il veut renouveler; il en est par certaines teintes philosophiques et sentimentales qui font mélange à l'inspiration religieuse, par certaines faiblesses et langueurs de son style poétique élégant; mais, hâtons-nous d'ajouter, il en est surtout par le goût rapide, par le ton juste, par l'expression nette et simple, par tout ce que le XVIIIe siècle avait conservé de plus direct du XVIIe, et que Voltaire y avait transmis en l'aiguisant. De plus, M. de Fontanes n'était pas étranger au nôtre. Contraire aux nouveautés ambitieuses, il ne résistait pourtant pas à celles qui s'appuyaient de quelque titre légitime, de quelque juste accord dans le passé. Sur quelques-uns de ces points d'innovation, il devient lui-même la transition et la nuance d'intervalle, comme il convient à un esprit si modéré. Par ses pièces élégiaques et religieuses, par ''la Chartreuse'' et ''le tour des Morts'', il devançait de plus de trente ans et tentait le premier dans les vers français le genre d'harmonieuse rêverie ; il semblait donner la note intermédiaire entre les chœurs ''d'Esther'' et les premières ''Méditations''. Mais surtout, à cette époque critique de 1800, par son amitié, par sa sympathique et active alliance avec M. de Châteaubriand, il entrait dans la meilleure part du nouveau siècle ; il s'y mêlait dans une suffisante et mémorable mesure. Le dernier des classiques donnait le premier les mains avec une joie généreuse à la consécration de la Muse enhardie, et lui-même il s'éclairait du triomphe. Tels, durant les étés du pôle, les derniers rayons d'un soleil finissant s'unissent dans un crépuscule presque insensible à la plus glorieuse des nouvelles aurores !
 
Pour nous, appelé aujourd'hui à parler de M. de Fontanes, nous ne faisons en cela qu'accomplir un désir déjà bien ancien. Quelle qu'ait été l'apparence bien contraire de nos débuts, nous avons toujours, dans notre liberté d'esprit, distingué à la limite du genre classique cette figure de Fontanes, comme une de celles qu'il nous plairait de pouvoir approcher, et, dans le voile d'ombre qui la couvrait déjà à demi, elle semblait nous promettre tout bas plus qu'elle ne montrait. Sensible (par pressentiment) à l'outrage de l'oubli pour les poètes, nous nous demandions si tout avait péri de cette muse discrète dont on ne savait que de rares accens, si tout en devait rester à jamais épars, comme, au vent d'automne, des feuilles d'heure en heure plus égarées. L'idée nous revenait par instans de voir recueillis ces fragmens, ces restes, ''disjecti membra poetœ'', de savoir où trouver enfin, où montrer l'urne close et décente d'un chantre aimable qui fut à la fois un dernier-venu et un précurseur. C'était donc déjà pour nous un caprice et un choix de goût, une inconstance de plus si l'on veut, mais, j'ose dire aussi, une piété de poésie, avant d'être, comme aujourd'hui, un honneur.
 
Louis de Fontanes naquit à Niort, le 6 mars 1757, d'une famille ancienne, mais que les malheurs du temps et les persécutions religieuses avaient fait déchoir. L'étoile du berceau de Mme de Maintenon semble avoir jeté quelque influence de goût, d'esprit et de destinée sur le sien. La famille Fontanes, autrefois établie dans les Cévennes (comté d'Alais), y avait possédé le fief ''d'Apennès'' ou ''des Appenès'', dont le nom lui était resté (Fontanes des Apennès) : un village y portait aussi le nom de ''Fontanes''. Mais, à l'époque où naquit le poète, ce n'étaient plus là que des souvenirs. Sa famille, comme protestante, ne vivait, depuis la révocation de l'édit de Nantes, que d'une vie précaire, errante et presque clandestine. Son grand-père, son père même étaient protestans ; il ne le fut pas. Sa mère, catholique, avait, en se mariant, exigé que ses fils ou filles entrassent dans la communion dominante. Les premières années de cet enfant à imagination tendre et sensible, furent très pénibles, très sombres. Son frère aîné avait étudié au collège des oratoriens de Niort : mais lui, le second, sans doute à cause de la gêne domestique; fût confié d'abord à un simple curé de village; ancien oratorien, le Père Bory, par malheur outré janséniste. Le digne curé, au lieu de tirer parti de cette jeune ame volontiers heureuse, sembla s'attacher à la noircir de terreurs : il envoyait son élève à la nuit close, seul, invoquer le Saint-Esprit dans l'église; il fallait traverser le cimetière, c'étaient des transes mortelles. M. de Fontanes y prit le sentiment terrible du religieux ; pourtant l'imagination était peut-être plus frappée que le cœur. Le curé ne se bornait pas aux impressions morales, il y ajoutait souvent les duretés physiques; et le pauvre enfant, poussé à bout, s'échappait, un jour, pour s'aller faire mousse à La Rochelle; on le rattrapa. M. de Fontanes, en sauvant l'esprit religieux, conserva toute sa vie l'aversion des dogmes durs qui avaient contristé son enfance. S'il défendit le calvinisme dans son discours qui eut le prix à l'Académie, c'était au nom de la tolérance, par un sentiment de convenance domestique et d'équité civile; mais il n'en sépara jamais dans sa pensée les longs malheurs que lui avait dus sa famille, de même qu'il associait l'idée de jansénisme au souvenir de ses propres douleurs. Dans ''son Jour des Morts'', il a grand soin de nous dire de son humble pasteur :
 
::Il ne réveille pas ces combats des écoles,
::Ces tristes questions qu'agitèrent en vain
::Et Thomas, et ''Prosper'', et Pélage et Calvin.
 
Une telle enfance menait naturellement M. de Fontanes à placer son idéal chrétien dans la religion de Fénelon.
 
Ses études se firent ainsi de neuf ans à treize, en ce village appelé La Foye-Mongeault entre Niort et La Rochelle. Il ne les termina point pourtant sans suivre ses hautes classes aux Oratoriens de Niort, d'où sortait son frère aîné; et celui-ci, poète lui-même, dans leurs promenades aux environs de la ville et le long des bords de la fontaine Du Vivier, l'initiait déjà au jeu de la muse. Il perdit ce frère chéri en 1772. Puis, dans l'intervalle de la mort de son père (1774) à celle de sa mère, qui arriva un an après, il alla séjourner en Normandie, aux Andelys, y apprit l'anglais par occasion, y recueillit, dans ses courses rêveuses, de fraîches impressions poétiques, que sa ''Forêt de Navarre'' et son ''Vieux Château'' nous ont rendues. Venu à Paris vers 1777 il y commença des liaisons littéraires. Je ne parle pas de Dorat, singulier patron, qu'il se trouva tout d'abord connaître et cultiver plus qu'il ne semble naturel d'après le peu d'unisson de leurs esprits. Il aimait à raconter qu'à la seconde année de ce séjour, se promenant avec Ducis, ils rencontrèrent. Jean-Jacques, bien près alors de sa fin Ducis, qui le connaissait, l'aborda, et, avec sa franchise cordiale, réussissant à l'apprivoiser, le décida à entrer chez un restaurateur. Après le repas, il lui récita quelques scènes de son ''0Edipe chez Admète'', et lorsqu'il en fut à ces vers où l'antique aveugle se rend témoignage :
 
::… Ecoutez-moi, grands Dieux!
::J'ose au moins sans terreur me montrer à vos yeux.
::Hélas! depuis l'instant où vous m'avez fait naître,
::Ce cœur à vos regards n'a point déplu peut-être.
::Vous frappiez, j'aï gémi. J'entrerai sans effroi
::Dans ce cercueil trompeur qui s'enfuit loin de moi.
::Vous savez si ma voix, toujours discrète et pure,
::S'est permis contre vous le plus léger murmure;
::C'est un de vos bienfaits que, né pour la douleur,
::Je n'aie au moins jamais profané mon malheur (2) !
 
Jean-Jacques, qui avait jusque-là gardé le silence, sauta au cou de Ducis, en s'écriant d'une voix caverneuse : « Ducis, je vous aime ! » M. de Fontanes, témoin muet et modeste de la scène, en la racontant après des années, croyait encore entendre l'exclamation solennelle.
 
Il ne vit Voltaire que de loin, couronné à la représentation ''d'Irène''; mais il n'eut pas le temps de lui être présenté. Son frère aîné (Marcellin de Fontanes), mort, je l'ai dit, en 1772, à l'âge de vingt ans, et doué lui-même de grandes dispositions poétiques, avait composé une tragédie qu'il avait adressée à Voltaire, aussi bien qu'une épître de jeune homme, et il avait reçu une de ces lettres datées de Ferney, qui équivalaient alors à un brevet ou à une accolade.
 
Fontanes eut le temps de voir beaucoup d'Alembert; laissons-le dire là-dessus : « Tout homme, écrit-il au ''Mercure'' à propos de Beaumarchais (3), tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux réputations : il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui, pour savoir quelle est la bonne et la véritable. Linguet, par exemple, représentait d'Alembert comme un homme diabolique, comme ''le Vieux de la Montagne''. J'avais eu le bonheur d'être, élevé à l'Oratoire par un des amis de ce philosophe, et je l'ai beaucoup vu dans ma première jeunesse. Il était difficile d'avoir plus de bonté et d'élévation dans le caractère. Il se fâchait, à la vérité, comme un enfant, mais il s'apaisait de même. Jamais chef de parti ne fut moins propre à son métier.» Toutes ces relations précoces, ces comparaisons multipliées et contradictoires expliquent bien et préparent la modération de Fontanes dans ses jugemens, sa science de la vie, son insouciance de l'opinion, et ne rendent que plus remarquable le maintien de ses affections religieuses. Il écrivait ce mot sur d'Alembert, et il allait tout à l'heure appuyer M. de Bonald.
 
''L'Almanach des Muses'' de 1778 nous donne les premières nouvelles littéraires du poète. On y lit de lui une pièce composée à seize ans, qui a pour titre ''le Cri de mon Cœur'', et un fragment d'un ''Poème sur la Nature et sur l'Homme'', qui sort déjà des simples essais juvéniles, ''Ce Cri de mon Cœur'' ne serait qu'une boutade adolescente sans conséquence, s'il ne nous représentait assez bien toutes les impressions accumulées de l'enfance douloureuse de Fontanes. La mort de son frère aîné, celles de son père et de sa mère, qui l'ont frappé coup sur coup, achèvent d'égarer son ame. Il s'écrie contre l'existence; il va presque jusqu'à la maudire :
 
::Monarque universel, que peut-être j'outrage,
::Pardonne à mes soupirs; je connais mon erreur.
::Pour un jeune arbrisseau que tourmente l'orage,
::Dois-tu suspendre ta fureur?
::D'un pas toujours égal, la nature insensible
::Marche, et suit tes décrets avec tranquillité.
::Audacieux enfant contre elle révolté,
::Je me débats en vain sous le bras inflexible
::De la nécessité.
 
Il s'arrête un moment aux projets les plus sinistres et les envisage sans effroi :
 
::Terre, où va s'engloutir ma dépouille fragile,
::Terre, qui t'entretiens de la cendre des morts,
::O ma mère, à ton fils daigne ouvrir un asile!
::Heureux, si dans ton sein doucement je m'endors!
::Sous la tombe, du moins, l'infortune est tranquille.
 
Mais à l'instant la terre s'entr'ouvre, l'ombre de son père en sort et le rappelle à la raison, à la constance, à la vertu, lui montre une sœur chérie qui lui reste, et l'invite aux beaux-arts, à la poésie noblement consolatrice. Ce ''Cri de mon Cœur'' semble avoir exhalé en une fois toute cette ferveur troublée de la jeune ame de Fontanes, et on n'en retrouvera plus trace désormais dans son talent pur, tendre, mélancolique, et moins ardent que sensible (4).
 
''L'Almanach des Muses'', de 1780, le fit plus hautement connaître, en publiant ''la Forêt de Navarre''. Ce petit poème descriptif, vu à sa date, avait de la fraîcheur et de la nouveauté. L'auteur, en y développant une peinture déjà touchée dans ''la Henriade'', y faisait preuve de son admiration pour Voltaire et de son amour pour Henri IV, deux traits essentiels qui ne le quittèrent jamais. Il y marquait par un vers d'éloge sa déférence à Delille, déjà célèbre depuis 1770; mais, même à cette heure de jeunesse première, il semblait plus sobre, plus modéré en hardiesse que ce maître brillant. On remarquait, à travers les exclamations descriptives d'usage, bien des vers heureux et simples, de ces vers trouvés, qui peignent sans effort :
 
::Le poète aime l'ombre, il ressemble au berger....
::L'oiseau se tait perché sur le rameau qui dort....
::Foulant de hauts gazons respectés du faucheur....
::Ils ne sont plus ces jours où chaque arbre divin
::Enfermait sa Dryade et son jeune Sylvain,
::Qui versaient en silence à la tige altérée
::La sève à longs replis sous l'écorce, égarée.
 
Il n'y avait pas abus de coupes, quelques-unes pourtant assez neuves quelques jets un peu libres, que plus tard son ciseau, en y revenant, supprima :
 
::Quel calme universel ! je marche : l'ombre immense,
::L'ombre de ces ormeaux dont les bras étendus
::Se courbent sur ma tête en voûtes suspendus,
::S'entasse à chaque pas, s'élargit, se prolonge,
::''Croit toujours''; et mon cœur dans l'extase se plonge.
 
 
Enfin, quelque chose de senti inspirait le tout.
 
Garat, rendant compte de ''l'Almanach des Muses'' dans le ''Mercure'' (avril 1780), s'arrêta longuement sur le poème de Fontanes, et le critiqua avec une sévérité indirecte et masquée, qui put sembler piquante dans les habitudes du temps. Il fait bien ressortir l'absence de plan, les contradictions entre l'appareil didactique et certaines formes convenues d'enthousiasme : ''Que de tableaux divers!... A pas lents je m'égare''. Oui, à pas lents. Mais il ne va pas au fond. Quand il en vient au style, il frappe encore plus au hasard et souligne quelques-uns des vers que nous citions précisément à titre de beauté. Fontanes fut très sensible à l'article de Garat, et faillit en être découragé à cette entrée dans la carrière. La plus sûre preuve de l'impression profonde qu'il en reçut, c'est que trente-sept ans après, lorsqu'il fixa la rédaction dernière de ''la Forêt de Navarre'', il tint compte dans sa refonte de presque toutes les critiques de détail, même de celles où Garat avait tort. Voilà de la sensibilité de poète, mais bien modeste et docile.
 
Garat, que nous trouvons ainsi au début de Fontanes, et qui, nonobstant son article sévère, d'ailleurs très convenable, fut et resta lié avec lui dans les années qui précédèrent la révolution, Garat, plus âgé de plusieurs années, nous offre à certains égards, et en fait de destinée littéraire, le pendant du poète dans le camp opposé, dans les rangs philosophiques : grand talent de prosateur, s'essayant d'abord aux éloges académiques, se dispersant en tout temps aux journaux, puis intercepté brusquement par la révolution et désormais lancé à tous les souffles de l'orage ; exemple déplorable et frappant du danger de ne se recueillir sur rien, et, avec des facultés supérieures, de ne laisser qu'une mémoire éparse, bientôt naufragée ! Durant la révolution, soit sous la terreur, soit après fructidor, Fontanes crut avoir beaucoup à se plaindre de lui, et il rompit tout rapport avec un adversaire, au moins indiscret, qui se figurait peut-être, dans son sophisme d'imagination, continuer simplement envers le proscrit politique l'ancienne polémique littéraire. Mais, sans faire injure à aucune mémoire, et dans l'éloignement où l'on est de leur tombe, on ne peut s'empêcher de pousser le rapprochement : Garat, avec plus de verve et bien moins de goût, louant Desaix, et Kléber, comme Fontanes louait Washington; Garat se flattant toujours d'élever le monument métaphysique dont on ne sait que la brillante préface, comme Fontanes se flattait de l'achèvement de ''la Grèce sauvée''; mais, avec une imagination trop vive chez un philosophe, Garat n'était pas poète, et l'avantage incomparable de Fontanes, pour la durée, consiste en ce point précis : il lui suffit de quelques pièces qu'on sait par cœur pour sauver son nom.
 
A leur date, ''la Chartreuse'' et ''le Jour des Morts'', déjà un peu passés, mais à maintenir dans la suite des tons et des nuances de la poésie française; sans date, et de tous les instans, les ''Stances à une Jeune Anglaise'', l'ode à une ''jeune Beauté'', ou celle ''au Buste de Vénus''! En un mot, le flacon scellé qui contient la goutte d'essence; voilà ce qui surnage, c'est assez. Les métaphysiciens échoués n'ont pas de ces débris-là.
 
Dans les premiers temps de son séjour à Paris, Fontanes travailla beaucoup, et il conçut, ébaucha, ou même exécuta dès-lors presque tous les ouvrages poétiques qu'il n'a publiés que plus tard et successivement. Un vers de la première ''Forêt de Navarre'' nous apprend qu'il avait déjà traduit à ce moment (9779) ''l'Essai sur l'homme'' de Pope, qui ne parut qu'en 1783. Une élégie de Flins, dédiée à Fontanes (5), nous le montre, en 1782, comme ayant terminé déjà son poème de ''l'Astronomie'', qui ne fut publié qu'en 1788 ou 89, et comme poursuivant un poème en six chants sur ''la Nature'', qui ne devait point s'achever. ''La Chartreuse'' paraissait en 1783, et on citait presque dans le même temps ''le Jour des Morts'', encore inédit, d'après les lectures qu'en faisait le poète. Ainsi, en ces courtes années, les œuvres se pressent. Tous les témoignages d'alors, les articles du ''Mercure'', une Épître de Parny à Fontanes (6), nous montrent celui-ci dans la situation à part que lui avaient faite ses débuts, c'est-à-dire comme cultivant la grande poésie et aspirant à la gloire sévère. Mais bientôt la vie de Paris et du XVIIIe siècle, la vie de monde et de plaisir le prit et insensiblement le dissipa. Il voyait beaucoup les gens de lettres à la mode, Barthe, Rivarol; il dînait chaque semaine chez le chevalier de Langeac, son ami (encore aujourd'hui vivant) qui les réunissait. Et qui ne voyait-il pas, qui n'a-t-il pas connu au temps de cette jeunesse liante, de d'Alembert à Linguet, de Berquin à Mercier, de Florian à Rétif; tous les étages de la littérature et de la vie? Par momens, soit inquiétude d'ame rêveuse et reprise de poésie, soit blessure de cœur, soit nécessité plus vulgaire, et, comme dit André Chénier,
 
::Quand ma main imprudente a tari mon trésor,
 
il sentait le besoin de se dérober. Il se retirait à Poissy en hiver; il se faisait ermite, et se vouait à l'étude entre son Tibulle et son Virgile. Mais cela durait peu. Les amis heureux le désiraient, le rappelaient. Un voyage en Suisse, vers 1787, auparavant un autre voyage de deux mois en Angleterre, ne tardaient point à le leur rendre. La prospérité pourtant ne venait pas. Si c'était la saison des plaisirs, c'était aussi celle des rudes épreuves :
 
::Redis-moi du malheur les leçons trop amères,
 
a-t-il écrit plus tard parlant à sa muse secrète et en songeant à ce temps. Ainsi se passèrent pour lui, trop au hasard sans doute, les années faciles et fécondes. La révolution le surprit, et dans l'Épître à M. de Boisjolin, en 1792, jetant un regard en arrière, à la veille de plus grands orages, il pouvait dire avec un regret senti :
 
::Tu m'as trop imité : les plaisirs, la mollesse,
::Dans un piège enchanteur ont surpris ta faiblesse.
::La gloire en vain promet des honneurs éclatans :
::Un souris de l'amour est plus doux à vingt ans;
::Mais à trente ans la gloire est plus douce peut-être.
::Je l'éprouve aujourd'hui. J'ai trop vu disparaître
::Dans quelques vains plaisirs aussitôt échappés
::Des jours que le travail aurait mieux occupés.
::Oh! dans ces courts momens consacrés à l'étude,
::Combien je chérissais ma docte solitude!...
 
C'est en cet intervalle de 1780 à 1792, qu'il convient d'examiner dans son premier jour Fontanes : il prend place alors; sa vraie date est là. On a pour habitude, dans les jugemens vagues et dans les ''à peu près'' courans, de faire de lui, à proprement parler, un poète de ''l'empire''. Il ne se jugeait pas tel lui-même; il n'estimait guère, on le verra, la littérature de cette époque; il n'y faisait qu'une exception éclatante, et s'y effaçait volontiers. Il fut orateur de l'empire, mais le poète chez lui était antérieur.
 
La traduction de ''l'Essai sur l'Homme'', si perfectionnée depuis, mais déjà fort estimable, et enrichie de son excellent discours préliminaire, parut pour la première fois en 1783, et valut à l'auteur un article de La Harpe, adressé sous forme de lettre au ''Mercure'' (7). Un article de La Harpe, c'était la consécration officielle d'un talent. Le critique insistait beaucoup, en louant M. de Fontanes, sur la marche imposante et soutenue de sa phrase poétique et ''cet art de couper le vers sans le réduire à la prose, et de varier le rhythme sans le détruire, deux choses'', dit-il, ''si différentes, et qu'aujourd'hui l'ignorance et le mauvais goût confondent si souvent''. Il louait avant tout, dans le traducteur, et recommandait avec raison aux jeunes écrivains ''l'ensemble et le tissu'' du style, qu'on sacrifiait dès-lors à l'effet du détail; il s'élevait à plusieurs reprises contre les métaphores accumulées et les figures nébuleuses : « Ce n'est pas, ajoutait-il, à M. de Fontanes que cet avis s'adresse, il en a trop rarement besoin; mais les vérités communes ne peuvent pas être perdues aujourd'hui ; il faut bien les opposer aux nouvelles extravagances des nouvelles doctrines :
 
::« Un tronc jadis sauvage adopte sur sa tige
::« Des fruits dont sa vigueur hâte l'heureux prodige (8);
 
«''Hâter le prodige des fruits'' est une métaphore très obscure. C'est peut-être la seule fois que l'auteur s'est rapproché du style à la mode, et Dieu me préserve de le lui passer! » On cherche à qui peut avoir trait, en somme, cette véhémence de La Harpe; ce n'est pas même à Delille, c'est tout au plus à quelques-uns de ses imitateurs, à je ne sais quoi d'énorme aux environs de Roucher ou de Dorat. A la distance où nous sommes, au degré d'hérésie où nous ont poussés le temps et l'usage, cela fuit.
 
Fontanes se tenait sans effort dans les mêmes principes que La Harpe : en traduisant Pope, le sage Pope, il ne l'approuvait pas toujours. Il blâme, dès les premiers vers de son auteur, ces métaphores redoublées, selon lesquelles ''l'homme est tour à tour un labyrinthe, un jardin, un champ, un désert''; et n'y voit que manque de goût, de précision de clarté : - Quand il rencontre ce vers tout pétillant :
 
::In folly's cup still laughs the bubble, joy,
 
''la joie, cette bulle- d'eau, rit dans la coupe de la folie'', il le supprime. Il est bien plus que l'abbé Delille de l'école directe de Boileau et de Racine.
 
Il est mieux que de l'école, il est du sentiment tendre et de l'inspiration émue de ce dernier dans ''la Chartreuse'' et dans ''le Jour des Morts''. Racine jeune, Racine déjà revenu d'Uzès et à la veille ''d'Andromaque'', Racine né au XVIIIe siècle, ayant beaucoup lu, au lieu de ''Théagène et Chariclée'', ''l'Épître'' de Colardeau, et se promenant, non pas à Port-Royal, mais au Luxembourg, aurait pu écrire ''la Chartreuse''.
 
La manière littéraire a beau changer; les formes du style ont beau se renouveler, se vouloir rajeunir, et, même en n'y réussissant pas toujours, faire pâlir du moins la couleur des styles précédens; les idées, sinon la pratique, en matière de goût et d'art sévère, ont beau s'élever, s'affermir, s'agrandir, je le crois, par une comparaison plus studieuse et plus étendue : il est des impressions heureuses, faciles, touchantes, qui, dans de courtes productions, tirent leur principal intérêt du cœur, et qui durent sous un crayon un peu effacé. La lecture de ''la Chartreuse'', si l'on a l'imagination sensible, et si l'on n'a pas l'esprit barré par un système, cette lecture mélodieuse et plaintive, faite à certaine heure, à demi-voix, produira toujours son effet, émouvra encore et finira par mêler vos pleurs à ceux du poète :
 
::Cloître sombre, où l'amour est proscrit par le Ciel;
::Où l'instinct le plus cher est le plus criminel,
::Déjà, déjà ton deuil plaît moins à ma pensée!
::L'imagination, vers tes murs élancée,
::Chercha leur saint repos, leur long recueillement;
::Mais mon ame a besoin d'un plus doux sentiment.
::Ces devoirs rigoureux font trembler ma faiblesse.
::Toutefois, quand le temps, qui détrompe sans cesse,
::Pour moi des passions détruira les erreurs,
::Et leurs plaisirs trop courts souvent mêlés de pleurs;
::Quand mon cœur nourrira quelque peine secrète;
::Dans ces momens plus doux, et si chers au poète,
::Où, fatigué du monde, il veut, libre du moins;
::Et jouir de lui-même, et rêver sans témoins;
::Alors je reviendrai, Solitude tranquille,
::Oublier dans ton sein les ennuis de la ville,
::Et retrouver encor, sous ces lambris déserts,
::Les mêmes sentimens retracés dans ces vers.
 
De tels vers, pour la couleur mélancolique à la fois et transparente, étaient dignes contemporains des belles pages des ''Études de la Nature''.
 
''Le Jour des Morts'' offre plus de composition que ''la Chartreuse''; c'est moins une méditation, une rêverie, et davantage un tableau. Il dut plaire plus vivement peut-être aux contemporains; il a plus passé aujourd'hui. Le XVIIIe siècle y a jeté de ses couleurs de convention. Ce curé de village, ''rustique Fénelon'', qu'on n'ose pas appeler ''curé'', et qui n'est que ''pasteur, mortel respecté, homme sacré'', ce ''prêtre ami des lois et zélé sans abus'', qui n'ose faire parler la colère céleste contre le mal, et qui ne ''sait qu'adoucir, la tristesse par l'espérance'', est un de ces chrétiens comme on aimait à se les figurer à la date de ''la Chaumière indienne''. On se demande si le poète partage absolument l'esprit du spectacle qu'il nous retrace avec tant d'émotion. A un endroit de la première version du ''Jour des Morts'', il était question de ''destin''. Plus d'un vers reste en désaccord avec le dogme ainsi, lorsqu'il s'agit, d'après Gray, de ces morts obscurs, de ces Turenne peut-être et de ces Corneille inconnus :
 
::Eh bien! si de la foule autrefois séparé,
::Illustre dans les camps ou sublime au théâtre,
::Son nom charmait encor l'univers idolâtre,
::Aujourd'hui son sommeil en serait-il plus doux ?
 
dernier vers charmant, imité de La Fontaine avant sa conversion , mais depuis quand la mort, pour le chrétien est-elle un doux sommeil, et le cercueil un oreiller? En somme, la religion du ''Jour des Morts'' est une religion toute d'imagination, de sensibilité, d'attendrissement (le mot revient sans cesse) ; c'est un christianisme affectueux et flatté, à l'usage du XVIIIe siècle, de ce temps même où l'abbé Poulle, en chaire, ne désignait guère Jésus-Christ que comme ''le législateur des chrétiens''. Ici, ce mode d'inspiration, plus acceptable chez un poète, cette onction sans grande foi, et pourtant sincère, s'exhale à chaque vers, mais elle se déclare surtout admirablement dans le beau morceau de la pièce au moment de l'élévation pendant le sacrifice :
 
::O moment solennel! ce peuple prosterné,
::Ce temple dont la mousse a couvert les portiques,
::Ses vieux murs, son jour sombre, et ses vitraux gothiques;
::Cette lampe d'airain, qui, dans l'antiquité,
::Symbole du soleil et de l'éternité,
::Luit devant le Très-Haut, jour et nuit suspendue;
::La majesté d'un Dieu parmi nous descendue;
::Les pleurs, les vieux, l'encens, qui montent vers l'autel,
::Et de jeunes beautés, qui, sous l'oeil maternel,
::Adoucissent encor par leur voix innocente
::De la religion la pompe attendrissante;
::Cet orgue qui se tait, ce silence pieux,
::L'invisible union de la terre et des cieux,
::Tout enflamme, agrandit, émeut l'homme sensible;
::Il croit avoir franchi ce monde inaccessible,
::Où, sur des harpes d'or, l'immortel séraphin
::Aux pieds de Jéhovah chante l'hymne sans fin.
::C'est alors que sans peine un Dieu se fait entendre :
::Il se cache au savant, se révèle au cœur tendre;
::Il doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir.
 
Il y avait long-temps à cette date que la poésie française n'avait modulé de tels soupirs religieux. Jusqu'à Racine, je ne vois guère, en remontant, que ce grand élan de Lusignan dans ''Zaïre''. M. de Fontanes essayait, avec discrétion et nouveauté, dans la poésie, de faire écho aux accens épurés de Bernardin de Saint-Pierre, ou à ceux de Jean-Jacques aux rares momens où Jean-Jacques s'humilie. Son grand tort est de s'être distrait sitôt, d'avoir récidivé si peu.
 
Dans ''le Jour les Morts'', il s'était souvenu de Gray et de son ''Cimetière de Campagne''; il se rapproche encore du mélancolique Anglais par ''un Chant du Barde'' (9); tous deux rêveurs, tous deux délicats et sobres, leurs noms aisément s'entrelaceraient sous une même couronne. Gray pourtant, dans sa veine non moins avare, a quelque chose de plus curieusement brillant, et de plus hardi, je le crois. Les deux ou trois perles qu'on a de lui luisent davantage. Celles de Fontanes, plus radoucies d'aspect, ne sont peut-être pas de qualité moins fine : le chantre plaintif du ''Collége d'Éton'' n'a rien de mieux que ces simples ''Stances à une jeune Anglaise''.
 
Une affinité naturelle poussait Fontanes vers les poètes anglais : on doit regretter qu'il n'ait pas suivi plus loin cette veine. Il avait, bien plus nettement que Delille le sentiment champêtre et mélancolique, qui distingue la poésie des Gray, des Goldsmith, des Cowper son imagination, où tout se terminait, en aurait tiré d'heureux points de vue, et aurait importé, au lieu du descriptif diffus d'alors, des scènes bien touchées et choisies. Mais il aurait fallu pour cela un plus vif mouvement d'innovation et de découverte, que ne s'en permettait Fontanes. Il côtoya la haie du ''cottage'', mais il ne la franchit pas. L'anglomanie qui gagnait le détourna de ce qui, chez lui, n'eût jamais été que juste. De son premier voyage en Angleterre, il rapporta surtout l'aversion de l'opulence lourde, du faste sans délicatesse, de l'art à prix d'or, le dégoût des parcs anglais, de ces ruines factices, et de cet inculte arrangé qu'il a combattu dans son ''Verger''. De l'école française en toutes choses, il ne haïssait pas dans le ménagement de la nature les allées de Le Nôtre et les directions de La Quintinie, comme, dans la récitation des vers, il voulait la mélopée de Racine. En se gardant de l'abondance brillante de Delille il négligea la libre fraîcheur des poètes anglais paysagistes, desquels il semblait tout voisin. Son descriptif, à lui, est plutôt né de l'Épître de Boileau à ''Antoine''.
 
Son étude de Pope et son projet d'un poème ''sur la Nature'' le conduisirent aisément à son Essai didactique ''sur l'Astronomie'' : M. de Fontanes n'a rien écrit de plus élevé. Je sais les inconvéniens du genre : on y est pressé, comme disait en son temps Manilius, entre la gêne des vers et la rigueur du sujet :
 
::… Duplici circumdatus aestu
::Carminis et rerum…
 
Il faut exprimer et chanter, sous la loi du rhythme, des lois célestes que la prose dans sa liberté, n'embrasse déjà qu'avec peine. Comme si ces difficultés ne se marquaient pas assez d'elles-mêmes, le poète, dans sa marche logique et méthodique, dans sa pénible entrée en matière et jusque dans ce titre ''d'Essai'', n'a rien fait pour les dissimuler. Mais combien ce défaut peu évitable est racheté par des beautés de premier ordre! et, d'abord, par un style grave, ferme, soutenu, un peu difficile, mais par là même pur de toute cette monnaie poétique effacée du XVIIIe siècle, par un style de bon aloi, que Despréaux eût contresigné à chaque page, ce qu'il n'eût pas fait toujours, même pour le style de M. de Fontanes. Cette fois, l'auteur, pénétré de la majesté de son sujet, n'a nulle part fléchi; il est égal par maint détail, et par l'ensemble il est supérieur aux Discours en vers de Voltaire; il atteint en français, et comme original son tour, la perfection de Pope en ces matières, concision, énergie :
 
::Vers ces globes lointains qu'observa Cassini,
::Mortel, prends ton essor; monte par la pensée,
::Et cherche où du grand tout la borne fut placée.
::Laisse après toi Saturne, approche d'Uranus;
::Tu l'as quitté, poursuis : des astres inconnus
::A l'aurore, au couchant, partout sèment ta route;
::Qu'à ces immensités l'immensité s'ajoute.
::Vois-tu ces feux lointains ? Ose y voler encor :
::Peut-être ici, fermant ce vaste compas d'or
::Qui mesurait des cieux les campagnes profondes,
::L'éternel Géomètre a terminé les mondes.
::Atteins-les vaine erreur! Fais un pas; à l'instant
::Un nouveau lieu succède, et l'univers s'étend.
::Tu t'avances toujours, toujours il t'environne.
::Quoi? semblable au mortel que sa force abandonne ,
::Dieu, qui ne cesse point d'agir et d'enfanter,
::Eût dit : « Voici la borne où je dois m'arrêter! »
 
Cette grave et stricte poésie s'anime heureusement, par places, d'un sentiment humain, qui repose de l'aspect de tant de justes orbites et répand une piété toute ''virgilienne'' à travers les sphères :
 
::Tandis que je me perds en ces rêves profonds,
::Peut-être un habitant de Vénus, de Mercure,
::De ce globe voisin qui blanchit l'ombre obscure,
::Se livre à des transports aussi doux que les miens.
::Ah! si nous rapprochions nos hardis entretiens!
::Cherche-t-il quelquefois ce globe de la terre,
::Qui, dans l'espace immense, en un point se resserre?
::A-t-il pu soupçonner qu'en ce séjour de pleurs
::Rampe un être immortel qu'ont flétri les douleurs?
 
Et tout ce qui suit. - Le style, dans le détail, arrive quelquefois à un parfait éclat de vraie peinture, à une expression entière et qui emporte avec elle l'objet : on compte ces vers-là dans notre poésie classique, même dans Racine, qui en offre peut-être un moins grand nombre, que Boileau :
 
::Quand la lune arrondie en cercle lumineux
::Va, de son frère absent, nous réfléchir les feux,
::Il (10) vous dira pourquoi, d'un crêpé enveloppée,
::''Par l'ombre de la terre elle pâlit frappée''.
 
En terminant cet ''Essai'' qui est devenu un ''chant'' ou du moins un ''tableau'', le poète invite de plus hardis que lui à l'étude entière et à la célébration de la nature et des cieux : il se rappelle tout bas ce que Virgile se disait au début du troisième livre des Géorgiques :
 
::Omnia jàm vulgata : quis aut Eurysthea durum,
::Aut illaudati nescit Busiridis aras?
::Cui non dictas Hylas puer? ...
::Tentanda via est, quâ me quoque possim
::Tollere humo, victorque virûm volitare per ora.
 
::Faut-il offrir toujours sur la scène épuisée,
::Des tragiques douleurs la pompe trop usée?
::Des sentiers moins battus s'ouvrent devant nos pas (11).
 
Mais nul poète depuis n'a tenté ces hauts sentiers, et les descriptifs moins que les autres. Cet ''Essai sur l'Astronomie'', qui n'a pas été classé jusqu'ici comme il le mérite, pourrait presque sembler, par sa juste et belle austérité, une critique en exemple, une contre-partie et un contre-poids que Fontanes aurait voulu opposer aux excès et aux abus de l'école envahissante.
 
Il a laissé du pur descriptif lui-même; sa ''Maison rustique'' (l'ancien ''Verger'' refondu) n'est pas autre chose. N'oublions pas pourtant que ce ''Verger'' qui parut en 1788, fort court et un peu pressé entre notes et préface, était encore une protestation indirecte contre la manie du jour, un ''sous-amendement'' respectueux au poème des ''Jardins''. Fontanes se sauvait dans le verger pour faire de là opposition, pour jeter en quelque sorte son caillou de derrière les saules. Il s'élevait fort contre ces colifichets soi-disant champêtres, contre cette négligence acquise à grands frais,
 
::Où la simplicité n'est qu'un luxe de plus.
 
Ermenonville, avec son ''Temple de la Philosophie'' et sa ''Tour de Gabrielle'', ne trouvait pas grace absolument devant son goût sans fadaise. L'ouvrage d'un Allemand; Hirschfeld, sur les jardins et les paysages, lui fournissait surtout matière à gaieté. Le professeur d'esthétique avait conseillé au bout du verger un étang, d'où monterait en chœur le cri des grenouilles, effectivement si harmonieux de loin le soir, dans la tranquillité des airs. Mais cette harmonie qui sentait trop Aristophane, et que Jean-Baptiste Rousseau n'avait pas réhabilitée, ne revenait guère à Fontanes, non plus que l'étang bourbeux. Il prenait de là occasion pour se jeter sur le germanisme en littérature, et il en prévoyait dès-lors, il en combattait les conséquences en tout genre, avec une vivacité qui prouve encore moins sa prévention extrême que sa promptitude de coup d'oeil et d'avant-goût. Quand vint Mme de Staël, elle le trouva tout armé à l'avance et très averti.
 
On voit que M. de Fontanes n'était pas un homme de révolution; aussi la nôtre de 89 ne l'enleva point d'un entier élan. A trente ans passés, sa situation restée si précaire semblait le pousser en avant sa modération d'esprit le retint. Il partagea pourtant avec presque toute la France le premier mouvement et les espérances de l'aurore de 89; l'on a même un chant de lui sur la fête de la fédération en 90. Mais, ce fut sa limite extrême. Dès le commencement de 90, il participait avec son ami Flins à la rédaction d'un journal, ''le Modérateur'', qui remplissait son titre. On distingue difficilement les articles de Fontanes dans cette feuille, qui d'ailleurs a peu vécu, et comme il n'y a que l'esprit général qui en soit remarquable, il importe peu de les distinguer. ''Le Modérateur'' suit avec moins de verve et d'audace la ligne d'André Chénier. J'aime à y voir (12) le chevalier de Pange, cet autre André, loué pour ses ''Réflexions sur la Délation et sur le Comité des Recherches''. On y devine, à quelques mots jetés çà et là, combien Fontanes jugeait le moment peu favorable aux vers ; et il n'était pas homme à s'armer de l'ïambe. Des ébauches de tragédies qu'il conçut alors, ''Thrasybule, Thamar, Mazaniel'', n'eurent pas de suite et n'aboutirent qu'à quelques scènes. Il quitta Paris peu après, et, retiré à Lyon, il adressait de là cette gracieuse et un peu jeune Épître à Boisjolin (13). Un grand calme, un sourire d'imagination y règne. Il a retrouvé les champs, il a repris l'étude, et le voilà qui resonge à la belle gloire. Dans les conseils qu'il donne, lui-même il se peint, et à cette lenteur de poésie qu'il exprime si merveilleusement, on reconnaît son propre talent d'abeille :
 
::Comme on voit, quand l'hiver a chassé les frimas,
::Revoler sur les fleurs l'abeille ranimée,
::Qui six mois dans sa ruche a langui renfermée,
::Ainsi revole aux champs, Muse, fille du ciel!
::De poétiques fleurs compose un nouveau miel;
::Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
::A la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire;
::Pour toi, saisis l'instant : marque d'un oeil jaloux
::Le terrain qui produit les parfums les plus doux;
::Reposant jusqu'au soir sur la tige choisie,
::Exprime avec lenteur une douce ambroisie,
::Épure-la sans cesse, et forme pour les cieux
::Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.
 
Je suis porté à placer alors la première inspiration de ''la Grèce sauvée''; je conjecture que ''l'Anacharsis'' de l'abbé Barthélemy, dont l'impression sur lui fut si vive, et qu'il célébra dans une Épître, lui en donna idée par contre-coup. Son poème de ''la Grèce sauvée'', en effet, eût été pour la couleur le contemporain du ''Voyage d'Anacharsis'', comme, sa ''Chartreuse'' et son ''Jour des Morts'' étaient bien des élégies contemporaines des ''Études de la Nature''. Arrivé à trente cinq ans et songeant à se recueillir enfin dans une œuvre, Fontanes se disait sans doute un peu pour lui-même, ce qu'il écrivait à l'abbé Barthélemy :
 
::Tandis que le troupeau des écrivains vulgaires
::Se fatigue à chercher des succès éphémères,
::Et dans sa folle ambition,
::Prête une oreille avide à tous les vents contraires
::De l'inconstante opinion,
::Le grand homme, puisant aux sources étrangères,
::Trente ans médite en paix ses travaux solitaires;
::Au pied du monument qu'il fut lent à finir
::Il se repose enfin, sans voir ses adversaires,
::Et l'œil fixé sur l'avenir.
 
Mais au moment où il reportait son regard vers l'idéal avenir, les orages s'amoncelaient et ne laissaient plus d'horizon. Fontanes se maria à Lyon en 93. Cette union, dans laquelle il devait constamment trouver tant de vertu, de dévouement et de mérite, fut presque aussitôt entourée des plus affreuses images ! Le siège de Lyon commença Mme Fontanes accoucha de son premier enfant dans une grange, au moment où elle fuyait les horreurs de l'incendie. Les bombes des assiégeans tombaient souvent près du berceau, que le père dut plus d'une fois changer de place. Il revint à Paris en novembre 93, pour y vivre oublié, lorsque les députés de Lyon, de ''Commune affranchie'', chargés de dénoncer à la convention de Robespierre les horreurs de Collot-d'Herbois et de Fouché qui avaient fait regretter Couthon, lui vinrent demander d'écrire leur discours. Il l'écrivit dans la matinée du 20 décembre; le brave Changeux le lut le jour même à la barre d'une voix sonore.
 
L'effet sur la convention fut grand. M. Villemain a comparé cet énergique langage à celui du paysan du Danube en plein sénat romain. L'art pourtant, qui se dérobait, y était d'autant moins étranger. Fontanes avait adroitement emprunté et prodigué les formes sacramentelles du jour : « Une grande commune a mérité l'indignation nationale : mais qu'avec l'aveu de ses égaremens, vous parvienne aussi l'expression de ses douleurs et de son repentir! Ce repentir est vrai, profond, unanime; il a devancé le moment de la chute des traîtres qui nous ont égarés. » Mais toute cette phraséologie obligée de ''peuple magnanime'' et de ''traîtres'' n'était qu'une précaution oratoire pour amener la convention à entendre face à face ceci :
 
Les premiers députés (''après la prise de Lyon'') avaient pris un arrêté, à la fois juste, ferme et humain : ils avaient ordonné que les chefs conspirateurs perdissent seuls la tête, et qu'à cet effet on instituât deux commissions qui, en observant les formes, sauraient distinguer le conspirateur du malheureux qu'avaient entraîné l'aveuglement, l'ignorance et surtout la pauvreté. Quatre cents têtes sont tombées dans l'espace d'un mois, en exécution des jugemens de ces deux commissions. De nouveaux juges ont paru et se sont plaints que le sang ne coulât point avec assez d'abondance et de promptitude. En conséquence, ils ont créé une commission révolutionnaire, composée de sept membres, chargée de se transporter dans les prisons et de juger, en un moment, le grand nombre de détenus qui les remplissent. A peine le jugement est-il prononcé, que ceux qu'il condamne sont exposés en masse au feu du canon chargé à mitraille Ils tombent les uns sur les autres frappés par la foudre, et, souvent mutilés, ont le malheur de ne perdre, à la première décharge, que la moitié de leur vie. Les victimes qui respirent encore après avoir subi ce supplice, sont achevées à coups de sabres et de mousquets. La pitié même d'un sexe faible et sensible a semblé un crime : deux femmes ont été traînées au carcan pour avoir imploré la grace de leurs pères, de leurs maris et de leurs enfans. On a défendu la commisération et les larmes. La nature est forcée de contraindre ses plus justes et ses plus généreux mouvemens, sous peine de mort. La douleur n'exagère point ici l'excès de ses maux ils sont attestés par les proclamations de ceux qui nous frappent. Quatre mille têtes sont encore dévouées au même supplice; elles doivent être abattues avant la fin de frimaire. Des supplians ne deviendront point accusateurs leur désespoir est au comble; mais le respect en retient les éclats; ils n'apportent dans ce sanctuaire que des gémissemens et non des murmures. »
 
Les murmures, les frémissemens éclatèrent: ce furent un moment ceux de la pitié. Il est vrai qu'ils durèrent peu. En vain Camille Desmoulins hasarda dans son ''Vieux Cordelier'' quelques maximes tardives d'humanité. Collot-d'Herbois accourut de Lyon et se justifia. On mit en arrestation les envoyés lyonnais; on se demandait qui les avait inspirés, qui avait pu faire à la convention, par leur bouche, cette étrange et pathétique surprise. Garat eut le bon goût de deviner et la légèreté de nommer Fontanes (14).
 
Celui-ci ne fut pas arrêté, ou du moins il ne le fut que durant trois fois vingt-quatre heures, et par mégarde, comme s'étant trouvé dans la voiture de M. de Langeac, son ami, à qui on en voulait. Il put obtenir d'être relâché avant qu'on insistât sur son nom. Il quitta Paris et passa le reste de la terreur caché à Sevran, près de Livry, chez Mme Dufresnoy, et aussi aux Andelys, qu'il revit alors, comme nous l'attestent les vers touchans, et un peu faibles, de son ''Vieux Château''.
 
Dans ce petit poème et dans quelques autres pièces qui le suivent en date, comme ''les Pyrénées'', le style de M. de Fontanes, il faut le dire, se détend sensiblement, ne se tient plus à cette ferme hauteur qu'avait marquée ''l'Essai sur l'Astronomie''. La facilité fâcheuse du XVIIIe siècle l'emporte. Chaque manière (même la bonne, la meilleure, si l'on veut) est voisine d'un défaut. Quand les poètes de l'école classique n'y prennent garde, ils deviennent aisément prosaïques et languissans, comme les autres de l'école contraire tendent très vite, s'ils ne se soignent, au boursouflé, au bigarré, ou à l'obscur. ''L'Art poétique'' de Boileau, bien autrement ''poétique'' par l'exécution que par les préceptes, les préceptes et la pratique courante de Voltaire, à force de soumettre la poésie à la même raison que la prose et au pur bon sens, allaient à remplacer l'inspiration et l'expression poétique par ce qui n'en doit être que la garantie et la limite. On s'est jeté aujourd'hui dans un excès tout contraire, et ''l'image'' tient le dez du style poétique, comme c'était la raison précédemment. Mais ni la raison, à proprement parler, ni l'image, en ceci, ne doivent régir. L'expression en poésie doit être incessamment produite par l'idée actuelle, soumise à l'harmonie de l'ensemble, par le sentiment ému, s'animant, au besoin, de l'image, du son, du mouvement, s'aidant de l'abstrait même, de tout ce qui lui va, se créant, en un mot, à tout instant sa forme propre et vive; ce que ne fait pas la pure raison. Mais, cela dit, et même dans ce poème du ''Vieux Château'', où le style de Fontanes est si peu ce que le style poétique devrait être toujours, une création continue; même là, de douces notes se font entendre; ces négligences, ces répétitions ''d'aimé, d'amour, d'amant'', qui reviennent tant de fois à la dernière page, ont leur grace touchante : le secret de l'ame se trahit mieux en ces temps de langueur du talent. Or, ce qu'on suit dans cette série, aujourd'hui complète, des poésies de Fontanes, soit durant les terreurs de 93 et de 97, soit plus tard aux années de sa pompe et de ses grandeurs, c'est le courant d'une ame d'honnête homme, d'une ame affectueuse et excellente, qui se conserve jusqu'au bout et ne tarit pas; les poésies qu'on publie, même les moins vives, en sont la biographie la plus intime, trop long-temps dérobée. Elles me semblent une source couverte, discrète, familière, trop rare seulement, qui bruissait à peine sous le marbre des degrés impériaux, qui cherchait par amour les gazons cachés, et qui, depuis ''la Forêt de Navarre'' jusqu'à l'ode ''sur la Statue d'Henri IV'', dans tout son cours voilé ou apparent, ne cessa d'être fidèle à certains échos chéris.
 
On a donc publié de lui ''le Vieux Château'', le poème des ''Pyrénées'', en vue de sa biographie d'ame, sinon de leur mérite même, et quoique ce soit un peu comme si l'on publiait pour la première fois ''le Voyageur'' de Goldsmith après que Byron est venu.
 
La terreur passée, Fontanes put reparaître, et son nom le désigna aussitôt à d'honorables choix dans l'œuvre de reconstruction sociale qui s'essayait. Il se trouva compris sur la liste de l'Institut national dès la première formation (15), et fut nommé, comme professeur de belles-lettres, à l'École centrale des Quatre-Nations. Dans deux discours de lui, prononcés en séance publique au nom des autres professeurs, on trouve déjà l'exemple de cette manière qui lui est propre, comme orateur, de savoir insinuer ses opinions sous le couvert solennel. Dans la séance d'installation, parlant des législateurs de l'antiquité et de l'importance qu'ils attachaient à l'éducation, il s'exprimait ainsi : « Les législateurs anciens regardaient cet art comme le premier de tous, et comme le seul en quelque sorte. Ils ont fait des systèmes de mœurs plus que des systèmes de lois. Quand ils avaient créé des habitudes et des sentimens dans l'esprit et dans l'ame de leurs concitoyens, ils croyaient leur tâche presque achevée. Ils confiaient la garde de leur ouvrage au pouvoir de l'imagination plutôt qu’à celui du raisonnement, aux inspirations du cœur humain plutôt qu'aux ordres des lois et l'admiration des siècles a consacré le nom de ces grands hommes. Ils avaient tant de respect pour la toute puissance des habitudes, qu'ils ménagèrent même d'anciens préjugés peu compatibles en apparence avec un nouvel ordre de choses. La Grèce et Rome, en passant de l'empire des rois sous celui des archontes ou des consuls, ne virent changer ni leur culte, ni le fond de leurs usages et de leurs mœurs. Les premiers chefs de ces républiques se persuadèrent, sans doute, qu'un mépris trop évident de l'autorité des siècles et des traditions affaiblirait la morale en avilissant la vieillesse aux yeux de l'enfance; ils craignirent de porter trop d'atteinte à la majesté des temps et à l'intérêt des souvenirs.
 
« La marche de l'esprit moderne a été plus hardie. Les lumières de la philosophie ont donné plus de confiance aux fondateurs de notre république. Tout fut abattu; tout doit être reconstruit. »
 
Dans un autre discours de ''rentrée'', il maintenait, contrairement, au préjugé régnant, la prééminence du siècle de Louis XIV, et des grands siècles du goût en général, non seulement à titre de ''goût'', mais aussi à titre de philosophie :
 
« Chez les Latins, si vous exceptez Tacite, les auteurs qu'on appelle du second âge, inférieurs pour l'art de la composition, les convenances, l'harmonie et les graces, ont aussi bien moins de substance et: de vigueur, de vraie philosophie et d'originalité, que Virgile, Horace, Cicéron et Tite-Live. La France offre les mêmes résultats. A l'exception de trois ou quatre grands modernes qui appartiennent; encore à demi au siècle dernier, vous verrez que Racine, Corneille, La Fontaine, Boileau, Molière, Pascal, Fénelon, La Bruyère et Bossuet, ont répandu plus d'idées justes et véritablement profondes que ces écrivains à qui on a donné l'orgueilleuse dénomination de ''penseurs'', comme si on n'avait pas su penser, avant eux avec moins de faste et de recherche. »
 
La théorie littéraire de Fontanes est là; son originalité, comme critique, consiste, sur cette fin du XVIIIe siècle, à déclarer fausse l'opinion accréditée, « si agréable, disait-il, aux sophistes et aux rhéteurs, par laquelle on voudrait se persuader que les siècles du goût n'ont pas été ceux de la philosophie et de la raison. » C'était proclamer au nom des Écoles centrales précisément le contraire de ce que Garat venait de prêcher aux Écoles normales. Il devançait dans sa chaire et préparait honorablement la critique littéraire renouvelée, que le ''Génie du Christianisme'' devait bientôt illustrer et propager avec gloire. Ainsi, en parlant un jour des mœurs héroïques de l'Odyssée, il les comparait aux mœurs des patriarches, et rapprochait Éliézer et Rebecca de Nausicaa. Vite on le dénonça là-dessus dans un journal comme contre-révolutionnaire, et on l'y accusa de recevoir des rois de ''grosses sommes'' pour professer de telles doctrines.
 
Fontanes ne se renfermait pas, à cette époque, dans son enseignement; il prenait par sa plume une part plus active et plus hasardeuse au mouvement réactionnaire et, selon lui, réparateur, dont M. Fiévée, l'un des acteurs lui-même, nous a tracé récemment le meilleur tableau (16). Nous le trouvons, avec La Harpe et l'abbé de Vauxcelles, l'un des trois principaux rédacteurs du journal ''le Mémorial''; et, dans sa mesure toujours polie, il poussait comme eux au ralliement et au triomphe des principes et des sentimens que le 13 vendémiaire n'avait pas intimidés, et qu'allait frapper tout à l'heure le 18 fructidor.
 
C'était, durant les mois qui précédèrent cette journée, une grande polémique universelle, dans laquelle se signalaient, parmi les ''monarchiens'', La Harpe Fontanes Fiévée, Lacretelle, Michaud, écrivant soit dans ''le Mémorial'', soit dans ''la Quotidienne'', dans ''la Gazette française''; et parmi les républicains, Garat, Chénier, Daunou, dans les journaux intitulés ''la Clé du Cabinet, le Conservateur''; Roederer dans ''le Journal de Paris''; Benjamin Constant déjà dans des brochures. Le rôle de Fontanes, au milieu de cette presse animée, devient fort remarquable : la modération ne cesse pas d'être son caractère et fait contraste plus d'une fois avec les virulences et les gros mots de ses collaborateurs. Il est pour l'accord des lois et des mœurs, des principes religieux et de la politique, pour le retour des traditions conservatrices, et (ce qui était rare, ce qui l'est encore) il n'en violait pas l'esprit en les prêchant. A part les jacobins, il ne hait ni n'exclut personne ! « Des gens qui ne se sont jamais vus, dit-il (28 août 1797), se battent pour des opinions et croient se détester; ils seraient bien étonnés quelquefois, en se voyant, de ne trouver aucune raison de se haïr. Tel adversaire conviendrait mieux au fond que tel allié. » En fait ode croyances religieuses, il exprime partout l'idée qu'elles sont nécessaires aux sociétés humaines comme aux individus, qu'elles seules remplissent une place qu'à leur défaut envahissent mille tyrans ou mille fantômes et à propos des superstitions des incrédules, il rappelle de belles paroles que Bonnet lui adressait en sa maison de Genthod, lorsqu'il l'y visitait en 1787: « Il faut laisser des alimens sains à l'imagination humaine si on ne veut pas qu'elle se nourrisse de poisons (17). » Je trouve, dans ce même'' Mémorial'', un parfait et incontestable jugement de Fontanes sur Mirabeau (18), et un autre, bien impartial, sur Lafayette, qu'on croyait encore prisonnier à Olmutz (19) : s'il exprime simplement une honorable compassion pour le général, il n'a que des paroles d'admiration pour son héroïque épouse; de même qu'en un autre endroit il sait allier à une expression peu flattée. sur l'ancien ministre Roland un hommage rendu à l'esprit supérieur et aux graces naturelles de Mme Roland, avec laquelle il avait eu occasion de passer quelques jours près de Lyon, en 1791. Enfin, nous trouvons Fontanes (sa ligne de parti étant donnée) aussi sage, aussi juste, aussi parfait de goût qu'on le peut souhaiter envers les personnes, envers toutes... excepté une seule : je veux parler de Mme de Staël. Car il la toucha malicieusement bien avant les fameux articles du ''Mercure'' en 1800. A plusieurs reprises, dans ''le Mémorial'', elle revient sous sa plume : en s'attaquant à une brochure de Benjamin Constant (20), il n'hésite pas à la reconnaître aux endroits les plus vifs, les plus heureux, et c'est pour l'en louer avec une ironie cavalière que dorénavant, à son égard, il ne désarmera plus. Le piquant des premières escarmouches fut tel, dès ce temps du ''Mémorial'' (21), que plusieurs lettres de réclamations anonymes lui arrivèrent. En déclarant le tort de M. de Fontanes, on sent le besoin de se l'expliquer.
 
Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d'écrivains d'un talent doux, affectueux, tendre, avait tout à côté l'épigramme facile, acérée. Chez lui la goutte de miel lent et pur était gardée d'un aiguillon très vigilant. S'il ne montrait d'ordinaire que de la sensibilité dans le talent, il portait de la passion dans le goût. Il était, ai-je dit, de l'école française en tout point : et en effet, tout ce qui, à quelque degré, tenait au germanisme, à l'anglomanie, à l'idéologie, à l'économisme, au jansénisme, tout ce qui sentait l'outré, l'obscur, l'emphatique, se liait dans son esprit par une association rapide et invincible ; il voyait de très loin et très vite : son imagination faisait le reste. En somme, toutes les antipathies qu'on se figure que Voltaire aurait eues si vives durant la révolution et de nos jours, Fontanes les a eues et nous les représente, et non par routine ni par tradition, mais bien vives, bien senties, bien originales aussi ; il était né tel. De la famille de Racine par le cœur et par les vers, il touchait à Voltaire par l'esprit et par le ton courant. Très aisément son tact fin tressaillait offensé, irrité : son accent se faisait moqueur; et, en même temps, sa veine de poète sensible, et son imagination plutôt riante, n'en souffraient pas. Qu'on approuve ou non, il faut convenir que tout cela constitue en M. de Fontanes un ensemble bien varié et qui se tient, une nature, un homme enfin.
 
Or, il n'aimait pas les femmes savantes, les femmes politiques, les femmes philosophes. S'il ne faisait dès-lors que prévoir et redouter ce qui s'est émancipé depuis, il doit sembler, comme, au reste, en un bon nombre de ses jugemens, beaucoup moins étroit que prompt. En admirateur du XVIIe siècle, il permettait sans doute à Mme de Sévigné ses lettres, à Mme de Lafayette ses tendres romans ; il aurait passé à Mme de Staël ses ''Lettres sur Jean-Jacques'', comme probablement il tolérait ses vers d'élégie chez Mme Dufresnoy; mais c'était là l'exception et l'extrême limite. Une célébrité plus active, l'influence politique surtout, et l'expression métaphysique, le révoltaient chez une femme, et lui paraissaient tellement sortir du sexe, qu'à lui-même il lui arriva, cette fois, de l'oublier. Mme de Staël ne se vengea qu'en retrouvant à l'instant son rôle de femme qu'on l'accusait d'abandonner, et en le marquant par la bonne grace supérieure et inaltérable de ses réponses (22).
 
Pour revenir au ''Mémorial'', l'ensemble de la rédaction de Fontanes dans cette feuille nous montre un esprit dès-lors aussi mûr en tout que distingué, qui ne reviendra plus sur ses impressions, et qui, dans la science de la vie, est maître de ses résultats. La connaissance de cette rédaction est précieuse en ce qu'elle nous le révèle, à cette époque d'entière indépendance, essentiellement tel, au fond, qu'il se développera plus tard dans ses rôles publics et officiels ; avec tous ses principes, ses sentimens, ses aversions même; journaliste louant déjà Washington (23), dans le sens où, orateur, il le célébrera devant le premier Consul; attaquant déjà Mme de Staël, avant qu'on le puisse soupçonner par là de vouloir complaire à quelqu'un.
 
Mais le pressentiment le plus notable de Fontanes, à cette date, est son goût déclaré pour le général Bonaparte, alors conquérant de l'Italie : Le 15 août 1797, il lui adresse, dans le ''Mémorial'', une lettre trop piquante de verve et trop perçante de pronostic, pour qu'on ne la reproduise pas. C'est un de ces petits chefs-d'œuvre de la presse politique, comme il s'en est tant dépensé et perdu en France depuis ''la Satyre Ménippée'' jusqu'à Carrel : sauvons du moins cette page-là Le bruit venait de se répandre dans Paris qu'une révolution républicaine avait éclaté à Rome et y avait changé la forme du gouvernement :
 
:::A BONAPARTE.
::« BRAVE GÉNÉRAL,
 
«''Tout a changé et tout doit changer encore'', a dit un écrivain po¬litique de ce siècle, à la tête d'un ouvrage fameux. Vous hâtez de plus en plus l'accomplissement de cette prophétie de Raynal. J'ai déjà annoncé que je ne vous craignais pas, quoique vous commandiez quatre-vingt mille hommes, et qu'on veuille nous ''faire peur'' en votre nom. Vous aimez la gloire, et cette passion ne s'accommode pas de petites intrigues, et du rôle d'un conspirateur subalterne auquel on voudrait vous réduire. Il me paraît que vous aimez mieux monter au Capitole, et, cette place est plus digne de vous. Je crois bien que votre conduite n'est pas conforme aux règles d'une morale très sévère ; mais l'héroïsme a ses licences : et Voltaire ne manquerait pas de vous dire que vous faites votre métier d'illustre brigand comme Alexandre et comme Charlemagne. Cela peut suffire à un guerrier, de vingt-neuf ans.
 
« Je me promènerais, je le répète, avec la plus grande sécurité, dans votre camp peuplé de braves comme vous, et je conviens qu'il serait fort agréable de vous voir de près, de suivre votre politique, et même de la deviner quand vous garderiez le silence.
 
« Savez-vous que dans mon coin je m'avise de vous prêter de grands desseins? Ils doivent, si je ne me trompe, changer les destinées de l'Europe et de l'Asie.
 
« Toute mon imagination fermente depuis qu'on m'annonce que Rome a changé son gouvernement. Cette nouvelle est prématurée sans doute; mais elle pourra bien se réaliser tôt ou tard.
 
« Vous aviez montré pour la vieillesse et le caractère du chef de l'église des égards qui vous avaient honoré. Mais peut-être espériez-vous alors que la fin de sa carrière amènerait plus vite le dénouement préparé par vos exploits et votre politique. Les Transtévérins se sont chargés de servir votre impatience, et le pape, dit-on, vient de perdre toute sa puissance temporelle; je m'imagine que vous transporterez le siège de la nouvelle république lombarde au milieu de cette Rome pleine d'antiques souvenirs, et qui pourra s'instruire encore sous vous à l'art de conquérir le reste de l'Italie.
 
« On prétend qu'à ce propos le ministre Acton disait naguère au roi de Naples : - ''Sire, les Français ont déjà la moitié du pied dans la botte. Encore un coup, et ils l'y feront entrer tout entier''. - Acton pourrait bien avoir raison. Qu'en dites-vous?
 
« Mais je soupçonne encore de plus vastes combinaisons. Le théâtre de l'Italie est déjà trop étroit pour la grandeur de vos vues. Je rêve souvent à vos correspondances avec les anciens peuples, de la Grèce, et même avec leurs prêtres, avec leur ''papa''; car, en habile homme, vous ayez soin de ne pas vous brouiller avec les opinions religieuses.
 
« Une insurrection des Grecs contre les Turcs qui les oppriment est un évènement très probable, si on vous laisse faire, et si Aubert Dubayet (24) vous seconde. L'insurrection peut se communiquer facilement aux janissaires, et l'histoire ottomane est déjà pleine des révolutions tragiques dont ils furent les instrumens.
 
« Ainsi, je ne serais point étonné que vous eussiez conçu le projet hardi de planter à la fois l'étendard français sur les murs du Vatican et sur les tours du sérail, dans la capitale des états chrétiens et dans celle de Mahomet. Ce serait, il faut en convenir, une étrange manière de renouveler l'empire d'Orient et celui d'Occident. Mais vous m'avez accoutumé aux prodiges; et ce qu'il y a de plus invraisemblable est toujours ce qui s'exécute le plus facilement depuis l'origine de la révolution française.
 
« Que dire alors du ministre ottoman et de celui de sa sainteté, qui sont reçus le même jour au directoire, qui se visitent fraternellement, et qui s'amusent à l'Opéra français, à nos jardins de Bagatelle et de Tivoli, tandis qu'on s'occupe en secret du sort de Rome et de Constantinople?
 
« En vérité, brave général, vous devez bien rire quelquefois, du haut de votre gloire, des cabinets de l'Europe et des dupes que vous faites.
 
« Vous préparez de mémorables évènemens à l'histoire. Il faut l'avouer, si les rentes étaient payées, et si on avait de l'argent, rien ne serait plus intéressant au fond que d'assister aux grands spectacles que vous allez donner au monde. L'imagination s'en accommode fort, si l'équité en murmure un peu.
 
« Une seule chose m'embarrasse dans votre politique. Vous créez partout des constitutions républicaines. Il me semble que Rome, dont vous prétendez ressusciter le génie, avait des maximes toutes contraires. Elle se gardait d'élever autour d'elle des républiques rivales de la sienne. Elle aimait mieux s'entourer de gouvernemens dont l'action fût moins énergique, et fléchît plus aisément sous sa volonté. Souvenons-nous de ces vers d'une belle tragédie :
 
::Ces lions, que leur maître avait rendus plus doux,
::Vont reprendre leur rage et s'élancer sur nous;
::Si Rome est libre enfin, c'est fait de l'Italie, etc.
 
« Mais peut-être avez-vous là-dessus, comme sur tout le reste, votre arrière-pensée, et vous ne me la direz pas.
 
« J’ai cru pouvoir citer des vers dans une lettre qui vous est adressée : vous aimez les lettres et les arts. C'est un nouveau compliment à vous faire. Les guerriers instruits sont humains; je souhaite que le même goût se communique à tous vos lieutenans qui savent se battre aussi bien que vous. On dit que vous avez toujours ''Ossian'' dans votre poche, même au milieu des batailles. C'est, en effet, le chantre de la valeur. Vous avez, de plus, consacré un monument à Virgile dans Mantoue, sa patrie. Je vous adresserai donc un vers de Voltaire, en le changeant un peu :
 
::J'aime fort les héros, s'ils aiment les poètes.
 
« Je suis un peu poète; vous êtes un grand capitaine. Quand vous serez maître de Constantinople et du sérail, je vous promets de mauvais vers que vous ne lirez pas, et les éloges de toutes les femmes, qui vaudront mieux que les vers pour un héros de votre âge. Suivez vos grands projets, et ne revenez surtout à Paris que pour y recevoir des fêtes et des applaudissemens. F. »
 
Si Bonaparte lut la lettre (comme c'est très possible), son goût pour Fontanes doit remonter jusque-là.
 
Le 18 fructidor, en frappant le journaliste, eut pour effet, par contre-coup, de réveiller en Fontanes le poète, qui se dissipait trop dans cette vie de polémique et de parti. Laissant Mme de Fontanes à Paris, il se déroba à la déportation par la fuite, quitta la France, passa par l'Allemagne en Angleterre, et y retrouva M. de Châteaubriand, qu'il avait déjà connu en 89. C'est à l'illustre ami de nous dire en ses ''Mémoires'' (et il l'a fait) cette liaison étroitement nouée dans l'exil, ces entretiens à voix basse au pied de l'abbaye de Westminster, ces doubles confidences du cœur et de la muse; et puis les longs regards ensemble vers ''cette Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande amertume''. Fontanes n'hésita pas un seul instant à reconnaître l'étoile à ce jeune et large front. Quand d'autres spirituels émigrés, le chevalier de Panat et ce monde léger du XVIIIe siècle, paraissaient douter un peu de l'astre prochain du jeune officier breton, tout rêveur et sauvage, Fontanes leur disait : « Laissez, messieurs, patience! il nous passera tous. » Et à son jeune ami il répétait : « Faites-vous illustre. » M. de Châteaubriand, à son tour, lui rendait en conseils et en encouragemens ce qu'il en recevait; et quand Fontanes, après avoir repris vivement à ''la Grèce sauvée'', semblait en d'autres momens s'en distraire, son ami l'y ramenait sans cesse : « Vous possédez le plus beau talent poétique de la France, et il est bien malheureux que votre paresse soit un obstacle qui retarde la gloire. Songez, mon ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au lieu des tableaux immortels que la postérité est en droit d'attendre de vous, vous ne laisserez peut-être que quelques cartons. C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent dans le monde : vous le possédez cet art qui s'assied sur les ruines des empires, et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le Ciel a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à ''la Grèce sauvée''? » Ainsi au poète mélancolique, délicat, pur, élevé, noble, mais un peu désabusé, parlait l'ardent poète avec grandeur.
 
Ces paroles, tombant dans les heures fécondes du malheur, faisaient une vive et salutaire impression sur Fontanes, et, durant le reste de sa proscription, on le voit tout occupé de son monument. Son imagination se passionnait en ces momens extrêmes; il ressaisissait en idée la gloire. Il quitta l'Angleterre pour Amsterdam, revint à Hambourg, séjourna à Francfort-sur-le-Mein : ses lettres d'alors peignent plus vivement son ame à nu et ses goûts, du fond de la détresse: Il manquait des livres nécessaires, n'avait pour compagnon qu'un petit Virgile qu'il avait acheté ''près de la Bourse à Amsterdam''; il lui arrivait de rencontrer chez d'honnêtes fermiers du Holstein les ''Contes moraux'' de Marmontel, mais il n'avait pu trouver un Plutarque dans toute la ville de Hambourg (que n'allait-il tout droit à Klopstock?), et dans ces pays où son genre d'études était peu goûté Il s'estimait comme Ovide au milieu d'une terre barbare. Tant de souffrance était peu propre à le réconcilier avec l'Allemagne. A travers les mille angoisses, il travaillait à sa ''Grèce sauvée''; et, comme il l'écrit, ''s'y jeta il à corps perdu''. Enviant le sort de Lacretelle et de La Harpe, qui du moins vivaient cachés en France (et La Harpe l'avait été quelque temps chez Mme de Fontanes même), il songeait impatiemment à rentrer : «Je viens de lire une partie du décret; quelque sévère qu'il soit, je persiste dans mes idées. Je me cacherai et je travaillerai au milieu de mes livres. Je n'ai plus qu'un très petit nombre d'années à employer pour l'imagination; je veux en user mieux que des précédentes. Je veux finir mon poème. Peut-être me regrettera-t-on quand je ne serai plus, si je laisse quelque monument après moi.... » Son cri perpétuel, en écrivant à Mme de Fontanes et à son ami Joubert, était : « Ne me laissez point en Allemagne; un coin et des livres en France... Je ne veux que terminer dans une cave, au milieu des livres nécessaires, mon poème commencé. Quand il sera fini, ils me fusilleront; si tel est leur bon plaisir. » Un jour, apprenant qu'au nombre des lieux d'exil pour les déportés, on avait désigné l'île de Corfou, ce ciel de la Grèce tout d'un coup lui sourit « J'ai été vivement tenté d'écrire à cet effet au Directoire : je ne vois pas qu'il pût refuser à un poète déporté, qui mettrait sous ses yeux plusieurs chants (''il y avait donc dès-lors plusieurs chants'') d'un poème sur la Grèce, un exil à Corfou, puisqu'il y veut envoyer d'autres individus frappés par le même décret. Ceci vous paraît fou. Mais songez-y bien : qu'est-ce qui n'est pas cent fois mieux que Hambourg? » Durant toute cette proscription, Fontanes luttant contre le flot et cherchant à tirer son épopée du naufrage, me fait l'effet de Camoëns qui, soulève ses ''Lusiades'' d'un bras courageux : par malheur ''la Grèce sauvée'' ne s'en est tirée qu'en lambeaux.
 
Mais, oserai-je le dire? ce furent moins ces rudes années de l'orage qui lui furent contraires, que les longs espaces du calme retrouvé et des grandeurs.
 
Au plus fort de sa lutte et de sa souffrance, et chantant la Grèce en automne, le long des brouillards de l'Elbe, ou en hiver, ''enfermé dans un poêle'', comme dit Descartes, Fontanes écrivait à son ami de Londres qu'il ne serait heureux que lorsque, rentré dans sa patrie, il lui aurait préparé ''une ruche et des fleurs à côté des siennes''; et l'ami poète lui répondait : « Si je suis la seconde personne à laquelle vous ayez trouvé quelques rapports d'ame avec vous (''l'autre personne était- M. Joubert'') , vous êtes la première qui ayez rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme. Tête, cœur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma guise, et je sens désormais que je vous suis attaché pour la vie.... Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au cœur dans une liaison commencée par deux Français malheureux loin de la patrie? Cela ressemble beaucoup à celle de ''René et d'Outougami'' : nous avons juré dans un ''désert ''et sur des ''tombeaux''. » Ainsi se croisaient dans un poétique échange les souvenirs de l'Atlantique et ceux de l'Hymette, les antiques et les nouvelles images.
 
Le 18 brumaire trouva Fontanes déjà rentré en France, et qui s'y tenait d'abord caché. Je conjecture que ''la Maison rustique'', transformation heureuse de l'ancien ''Verger'', est le fruit aimable de ce premier printemps de la patrie. Il ne tarda pourtant pas à vouloir éclaircir sa situation, et il adressa au Consul la lettre suivante, dont la noblesse, la vivacité, et, pour ainsi dire, l'attitude, s'accordent bien avec la lettre de 1797, et qui ouvre dignement les relations directes de Fontanes avec le grand personnage.
 
:::A BONAPARTE.
 
« Je suis opprimé, vous êtes puissant, je demande justice. La loi du 22 fructidor m'a indirectement compris dans la liste des écrivains déportés en masse et sans jugement. Mon nom n'y a pas été rappelé. Cependant j'ai souffert, comme si j'avais été légalement condamné, trente mois de proscription. Vous gouvernez et je ne suis point encore libre. Plusieurs membres de l'Institut, dont j'étais le confrère avant le 18 fructidor, pourront vous attester que j'ai toujours mis dans mes opinions et mon style, de la mesure, de la décence et de la sagesse. J'ai lu, dans les séances publiques de ce même Institut, des fragmens d'un long poème qui ne peut déplaire aux héros, puisque j'y célèbre les plus grands exploits de l'antiquité. C'est dans cet ouvrage, dont je m'occupe depuis plusieurs années, qu'il faut chercher mes principes, et non dans les calomnies des délateurs subalternes qui ne seront plus écoutés. Si j'ai gémi quelquefois sur les excès de la révolution, ce n'est point parce qu'elle m'a enlevé toute ma fortune et celle de ma famille (25), mais parce que j'aime passionnément la gloire de ma patrie. Cette gloire est déjà en sûreté, grace à vos exploits militaires. Elle s'accroîtra encore par la justice que vous promettez de rendre à tous les opprimés. La voix publique m'apprend que vous n'aimez point les éloges. Les miens auraient l'air trop intéressés dans ce moment pour qu'ils fussent dignes de vous et de moi. D'ailleurs, quand j'étais libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal auquel je fournissais des articles, que j'ai constamment parlé de vous comme la renommée et vos soldats. Je n'en dirai pas plus. L'histoire vous a suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours défendu contre l'oppression et l'infortune les amis des arts, et surtout les poètes, dont le cœur est sensible et la voix reconnaissante. »
 
:::12 nivôse an VIII.
 
On ne s'étonne plus, quand on connaît cette lettre, qu'un mois après, le premier Consul ait songé à Fontanes pour le charger de prononcer l'éloge funèbre de Washington aux Invalides (20 pluviôse, 8 février 1800).
 
Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la verve de sa limpide manière. Ce noble discours remplit-il toutes les intentions du Consul? A coup sûr, l'orateur y remplit ses propres intentions les plus chères. Une parole modérée, pacifique, compatissante, pieuse au sens antique, s'y faisait entendre devant les guerriers. C'était, dans ce ''temple de Mars'', quelque chose de ce bienfaisant esprit de Numa., dont parle Plutarque, qui allait s'insinuant comme un doux vent à travers l'Italie, et s'ouvrant les cœurs, le lendemain des jours sauvages de Romulus : « Elles ne sont plus enfin ces pompes barbares, aussi contraires à la politique qu'à l'humanité, où l'on prodiguait l'insulte au malheur, le mépris à de grandes ruines et la calomnie des tombeaux. » Attestant les ombres du grand Condé, de Turenne et de Catinat, présentes sous ce dôme majestueux, l'orateur les réunissait en idée à celle du héros libérateur : « Si ces guerrier illustres n'ont pas servi la même cause pendant leur vie, la même renommée les réunit quand ils ne sont plus. Les opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps, les opinions, partie faible et changeante de notre nature, disparaissent avec nous dans le tombeau : mais la gloire et la vertu restent éternellement. » Il insistait sur Catinat; il faisait ressortir l'estime plus forte encore que la gloire; la modération, la simplicité, le désintéressement, toutes les vertus patriarcales, couronnant et appuyant le triomphe des armes en Washington. En face de ''ces hommes prodigieux qui apparaissent d'intervalle en intervalle avec le caractère de la grandeur et de la domination'', il proclamait, comme ''non moins utile au gouvernement des états qu'à la conduite de la vie, le bon sens'' trop méprisé, cette qualité que nous présente le héros américain dans un degré Supérieur, et qui ''donne plus de bonheur que de gloire à ceux qui la possèdent comme à ceux qui en ressentent les effets''. « Il me semble que des hauteurs de ce magnifique dôme, Washington crie à toute la France : Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j'ai vaincu pour l'indépendance ; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de cette victoire. Ne te contente pas d'imiter la première moitié de ma vie : c'est la seconde qui me recommande aux éloges de la postérité. » -Une allusion délicate, rapide, naturellement amenée, allait jusqu'à offrir aux mânes de Marie-Antoinette, devant tous ces témoins qu'il y associait, un commencement d'expiation.
 
Si, d'ailleurs, on voulait chercher dans ce discours à inspiration généreuse et clémente, qui remplit éloquemment son objet, une étude approfondie de Washington, et le détail creusé de son caractère, on serait moins satisfait; on ne demandait pas cela alors; l'orateur, dans sa justesse qui n'excède rien, s'est tenu au premier aspect de la physionomie connue : et puis Washington, dans sa bouche, n'est qu'un beau prétexte. Si l'on voulait même y chercher aujourd'hui de ces traits de forme qui devinent et qui gravent le fond, ce génie d'expression qui crée la pensée, cette nouveauté qui demeure, on courrait risque de n'être plus assez juste pour la rapidité, le goût, la mesure, la netteté, l'élévation sans effort, l'éclat suffisant, le nombre, tout cet ensemble de qualités appropriées, dont la réunion n'appartient qu'aux maîtres.
 
Cette noble harangue de bien-venue, qui ouvrait, pour ainsi dire, le siècle sous des auspices auxquels il allait si tôt mentir, ouvrait définitivement la seconde moitié de la carrière de M. de Fontanes. S'il avait été contrarié sans cesse et battu par le flot montant de la révolution, il arriva haut du premier jour avec le reflux. Nous n'avons plus qu'un moment pour le trouver encore simple homme de lettres il est vrai que ce court moment ne fut pas perdu et va nous le montrer sous un nouveau jour. M. de Fontanes, que nous savons poète, devient un critique au ''Mercure''.
 
 
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<small>(1) Les œuvres de M. de Fontanes vont paraître, enfin recueillies ; elles seront en vente d’ici à quelques semaines, chez Hachette, libraire de l’Université. L’intérêt de M. le ministre de l’instruction publique s’est marqué tout d’abord par un nombre considérable de souscription. Une préface de M. de Châteaubriand inaugure cette publication : ce sont des pages de génie qui ont passé par le cœur. La notice que voici, de M. Sainte-Beuve, devra intéresser par avance à l’édition. M. Sainte-Beuve a été heureux cette fois, par l’abondance des matériaux et des communications qu’il a reçus, de pouvoir se livrer avec étendue à son goût pour la biographie littéraire : il a tâché de faire, une fois du moins, puisque l’occasion et la bienveillance le servaient, quelque chose de complet en ce genre. On voudra donc bien entrer avec lui dans ce détail prolongé en divers sens, lequel ici a été son but même. Quelques biographies développées, dans ce genre-là, éclaireraient, ce semble, et reconstitueraient, pour ainsi dire, l’histoire littéraire d’une époque dans des parties très connues des contemporains, trop oubliées après eux, et bientôt recouvertes d’ombre à jamais. Nous tâcherons de suivre cette idée et cette manière en l’appliquant encore à d’autres noms.</small>
 
<small>(2) Acte III, scène IV.</small>
 
<small>(3) ''Mercure'', fructidor an VIII.</small>
 
<small>(4) Je veux être tout-à-fait exact : outre cette même pièce du ''Cri de mon Cœur'', le ''Journal des Dames'', de 1777 (par conséquent un peu antérieur à ''l'Almanach des Muses'' de 1778), contenait une lettre de Fontanes à Dorat, toujours dans ce ton exalté qui contraste singulièrement avec les idées désormais attachées en sens divers à ces deux noms de Dorat et de Fontanes. En voici quelques passages :</small>
 
<small>« Monsieur, je m'étais promis de cacher avec soin les faibles essais de mon enfance, et de ne cultiver les lettres que pour me consoler de mes malheurs. C'était au fond d'un désert, et non dans le sein de la capitale, que j'avais résolu de vivre. La solitude convient mieux à l'infortune qui veut au moins se plaindre en liberté, que ces prisons fastueuses où des esclaves imitent les travers et les vices d'autres esclaves, où le vrai sage ne peut faire un pas sans colère ou sans pitié… Je me suis dit de bonne heure : Tu es malheureux, tu es sans appui; tu es trop fier pour ramper; végète donc dans une retraite ignorée. Paris n'est pas fait pour toi.</small>
 
<small>« Si l'amour de la poésie me forçait, malgré moi, de lui sacrifier quelques heures, je ne peignais que mes douleurs ou les tableaux de la campagne que j'avais sous les yeux. Je me contentais de répandre mes plaintes dans des vers toujours dictés par mon cœur J'ai eu pour atelier le bord des mers, les forêts, le sommet des montagnes. Je n'ai tracé que des scènes lugubres, analogues à ma situation. Ma poésie doit avoir des traits un peu sauvages et peut-être barbares… Quand je portais les yeux sur Paris, j'étais effrayé des périls où je m'exposerais en m'y montrant. Un homme de dix-huit ans, ignorant l'art de l'intrigue et de l'adulation, pouvait-il espérer, en effet, d'être accueilli dans la république des lettres?... Ainsi, me disais-je, coulons dans le silence des jours déjà trop agités, et dont (ma faible santé l’annonce) le terme heureusement sera court.</small>
 
<small>« Tel était le plan que je m’étais formé. Je vous vis alors, et je compris qu’il y avait plusieurs classes dans la littérature, etc. »</small>
 
<small>Ce titre sentimental de la pièce, le ''Cri de mon Cœur'', fut donné par Dorat lui-même; Fontanes, quand il y resongeait depuis, en rougissait toujours.</small>
 
<small>(5) ''Almanach des Muses''.</small>
 
<small>(6) ''Almanach des Muses'', 1782.</small>
 
<small>(7) Septembre 1783.</small>
 
<small>(8) ''Essai sur l'Homme'', dans la première édition.</small>
 
<small>(9) ''Almanach des Muses'', 1783. - Fontanes, dans son voyage à Londres, d'octobre 1785 à janvier 1786, vit beaucoup le poète Mason, ami et biographe de Gray. Les filles d'un ministre, chez qui il logeait, lui chantaient d'anciens airs écossais : « Il est très vrai, écrit-il dans une lettre de Londres à son ami Joubert, que plusieurs hymnes d'Ossian ont encore gardé leurs premiers airs. On m'a répété son apostrophe à la lune. La musique ne ressemble à rien de ce que j'ai entendu. Je ne doute pas qu'on ne la trouvât très monotone à Paris : je la trouve, moi, pleine de charme. C'est un son lent et doux, qui semble venir du rivage éloigné de la mer et se prolonger parmi des tombeaux. »</small>
 
<small>(10) Cassini.</small>
 
<small>(11) On pourrait aussi croire que le poète s'est ressouvenu de Manilius, qui exprime la même pensée en maint endroit de son poème des ''Astronomiques'', et s'y complaît particulièrement au début du livre II. Après avoir énuméré les différens genres de poésie, ce successeur, souvent rival, de Lucrèce, ajoute :</small>
 
<small>::Omne genus rerum doctae cecinere sorores :</small>
<small>::Omnis ad accessus Heliconis semita trita est,</small>
<small>::Et jam confusi manant de fontibus amnes,</small>
<small>::Nec capiunt haustum turbamque ad nota ruentem :</small>
<small>::Integra quaeramus rorantes prata per herbas.</small>
 
<small>Pourtant Fontanes semble s'être tenu uniquement à Virgile, à Lucrèce, et n'avoir pas assez pris en considération le poème de Manilius, duquel il eût pu s'inspirer pour agrandir et féconder son ''Essai''. Une fois seulement il s'est rencontré directement avec lui, mais peut-être par identité d'objet plutôt que par imitation :</small>
 
<small>::Soleil, ce fut un jour de l'année éternelle,</small>
<small>::Aux portes du chaos Dieu s'avance et t'appelle !</small>
<small>::Le noir chaos s'ébranle, et, de ses flancs ouverts,</small>
<small>::Tout écumant de feux, tu jaillis dans les airs.</small>
<small>::De sept rayons premiers ta tête est couronnée :</small>
<small>::L'antique Nuit recule, et par toi détrônée,</small>
<small>::Craignant de rencontrer ton oeil victorieux,</small>
<small>::Te cède la moitié de l'empire des cieux.</small>
 
<small>Et Manilius, au livre Ier, passant en revue les différentes origines possibles du monde, soit l'absence d'origine, l'éternité, soit la création du sein du chaos, dit avec une précision qui certes a aussi sa beauté :</small>
 
<small>::Seu permixta cahos rerum primordia quondam</small>
<small>::Discrevit partu, mundumque enixa nitentem</small>
<small>::Fugit in infernas caligo pulsa tenebras.</small>
 
<small>En feuilletant ces livres de Manilius, où les noms des constellations amènent d'intéressans épisodes, comme celui d'Andromède, et où les rêveries astrologiques n'étouffent pas tant de beaux passages inspirés par le panthéisme, par l'idée de la parenté de l'homme avec le ciel et par la conscience sublime des hauts mystères, on conçoit un grand poème dont, en effet, celui de Fontanes ne serait que l'essai.</small>
 
<small>(12) Numéro du 15 février 1790.</small>
 
<small>(13) M. de Boisjolin, traducteur de ''la Forêt de Windsor dans sa jeunesse, et rédacteur du ''Mercure'' avant 89, long-temps sous-préfet à Louviers, mais qui n'a pas cessé d'aimer les lettres. Il est proche parent de nos poètes Deschamps du ''Cénacle'', l’aimable Emile et le grave Antony.</small>
 
<small>(14) Il le nomma au sein du comité de sûreté générale.- On peut voir, au tome XXX de ''l'Histoire parlementaire de la Révolution française'', pages 381, 382, 392 et suivantes, les détails des deux séances de la convention, 20 et 21 décembre, et la discussion du chiffre vrai des mitraillés.</small>
 
<small>(15) Il le dut surtout à la proposition et à l'instance généreuse de Marie-Joseph Chénier, qui, dans un camp politique opposé, sut toujours être juste pour un écrivain qui honorait la même école littéraire.</small>
 
<small>(16) Dans ''l'introduction'' qui précède sa ''Correspondance'' avec Bonaparte.</small>
 
<small>(17) ''Mémorial'' du 1er juillet 1797, article sur les francs-maçons et les illuminés. - Fontanes, dans son voyage à Genève, avait été introduit naturellement prés de Bonnet par M. de Fontanes pasteur et professeur, qui était d'une branche de sa famille restée calviniste et réfugiée.</small>
 
<small>(18) 11 et 12 août.</small>
 
<small>(19) 13 juillet.</small>
 
<small>(20) 20 juin.</small>
 
<small>(21) Article du 22 juillet et numéro du 1er septembre.</small>
 
<small>(22) Elle prit soin, par exemple, de citer un vers du ''Jour des Morts'', au liv. IV, chap. III, de ''Corinne''.</small>
 
<small>(23) ''Mémorial'', 22 août 1797.</small>
 
<small>(24) Ambassadeur à Constantinople.</small>
 
<small>(25) La fortune de Mme de Fontanes fut perdue dans le siège et l'incendie de Lyon : une maison qu'elle possédait fut écrasée par les bombes; des recouvremens qui lui étaient dus ne vinrent jamais.</small>
 
 
===Seconde partie===
 
M. de Fontanes, que nous savons poète (disions-nous en terminant la première partie), devient un critique au ''Mercure''.
 
Il l'était déjà par le discours qui précède ''l'Essai sur l'Homme''; mais, ici il ne se renfermera plus dans un jugement formé à loisir sur des œuvres passées et déjà classées : c'est à la critique actuelle, polémique, irritable, qu'il met la main. Dans ce rapide détroit de l'entrée du siècle, il se lance avec décision : d'une part il nie, de l'autre il accueille; il va proclamer avec éclat M. de Chateaubriand, il repousse d'abord Mme de Staël.
 
Dans le premier numéro du ''Mercure'' régénéré parut son premier ''extrait'' contre le livre de ''la Littérature'' : on vient de voir sa disposition de longue date envers l'auteur. J'ai moi-même analysé en détail et apprécié, dans un travail sur Mme de Staël (1), cette polémique de Fontanes. Ne voulant pas imiter un estimable, et du reste excellent, biographe, qui, dans la ''Vie de Fénelon'', est pour Fénelon contre Bossuet, et qui, dans la ''Vie de Bossuet'', passe à celui-ci contre Fénelon, je n'ai rien à redire ni à modifier. Seulement, tout ce qui précède explique mieux, de la part de Fontanes, cette spirituelle et éclatante malice de 1800; en étendant le tort sur un plus grand espace, je l'allège d'autant en ce point-là. Qu'y faire d'ailleurs? On relira toujours, en les blâmant, les deux articles de Fontanes contre Mme de Staël, comme on relit les deux petites lettres de Racine contre .Port-Royal : et Racine a de plus contre lui ce que M. de Fontanes n'a pas l'ingratitude.
 
Dès la fin de son premier extrait sur le livre de Mme de Staël, Fontanes y opposait et citait quelques fragmens du ''Génie du Christianisme'', non encore publié, que son ami lui avait adressés de Londres. M. de Chateaubriand arrivait lui-même en France au mois de mai 1800, et s'apprêta à publier. Fontanes, dont les conseils retardèrent l'apparition de tout l'ouvrage et déterminèrent le courageux auteur à une entière retouche, soutint de son présage heureux l'avant-courrière ''Atala'' (2); il appuya surtout, par deux extraits (3), le ''Génie du Christianisme'' qui se lançait enfin : son suffrage frappait juste plutôt que fort, comme il convient à un ami. La critique, en une main habile et puissante, à ce moment décisif de la sortie, est comme ce dieu ''Portunus'' des anciens, qui poussait le vaisseau hors du port :
 
::Et pater ipse manu magnâ Portunus euntcm
::Impulit...
 
On a relu depuis long-temps les articles de Fontanes, recueillis à la suite du ''Génie du Christianisme'' : pareils encore à ces barques de pilote, qui, après avoir guidé le grand vaisseau à la sortie périlleuse, sont ensuite repris à son bord et traversent par lui l'Océan.
 
Je trouve quelques renseignemens bien précis sur ce moment littéraire décisif où parut le ''Génie du Christianisme''. L'attention publique était grandement éveillée par les fragmens donnés au ''Mercure'', puis, en dernier lieu, par ''Atala''. Le parti philosophique, irrité, se tenait à l'affût ; le parti religieux se serrait, s'étendait, s'animait comme à une victoire. M. de Bonald venait au corps de bataille, M. de Chateaubriand ne se considérait qu'à l'avant-garde; La Harpe, vieilli, était en tête de l'artillerie; mais on craignait tout bas que, pour le cas présent, ''ses lingots, d'un trop gros calibre'', ne portassent pas très loin. Fontanes servit la pièce en sa place, le coup porta. Dans une seule journée le libraire Migneret vendait pour ''mille écus'', et il parlait déjà d'une seconde édition, la première était tirée à quatre mille exemplaires. La Harpe ne connut d'abord le livre que par le premier extrait de Fontanes; il envoya aussitôt chercher l'auteur par Migneret. Il, était hors de lui : « Voilà de la critique, voilà de la littérature ! Ah « messieurs les philosophes, vous avez affaire à forte partie! voici deux hommes : le jeune homme (''c'était Fontanes'') est mon élève, « c'est moi qui l'ai annoncé. » Et il ajoutait que Fontanes finissait l'antique école, et que Châteaubriand en commençait une nouvelle. Il était même de l'avis de celui-ci contre Fontanes en faveur du merveilleux chrétien réprouvé par Boileau. Il passait, sans marchander, sur les hardiesses, sur les incorrections premières : « Bah! bah! ces gens-là ne voient pas que cela tient à la nature même de votre talent. Oh! laissez-moi faire, je les ferai crier, je serre dur! » La passion enlevait ainsi le vieux critique au-dessus de ses propres théories ; sa personnalité pourtant, son ''moi'' revenait à travers tout, et perçait dans sa trompette. Il s'échauffa si fort à son monologue, qu'il tomba à la fin en une espèce d'étourdissement.
 
Outre les articles de critique active, Fontanes donna au ''Mercure'' (4) un morceau sur Thomas, dans lequel l'élégance la plus parfaite exprime les plus incontestables jugemens. Il n'y a rien de mieux en cette manière; c'est du La Harpe fini et perfectionné, et plus que cela; pour une certaine rapidité de goût, c'est du Voltaire. Ainsi, voulant dire de Thomas qu'il savait rarement saisir dans un sujet les points de vue les plus simples et les plus féconds, le critique ajoute : « Il pensait en détail, si l'on peut parler ainsi, et ne s'élevait point assez haut pour trouver ces idées premières qui font penser toutes les autres. »
 
Mais Fontanes n'était déjà plus un homme privé. Quelque temps employé sous Lucien au ministère de l'intérieur, puis nommé député au corps législatif , il fut bientôt désigné par les suffrages de ses collègues au choix du Consul pour la présidence. Poète d'avant 89, critique de 1800, il va devenir orateur impérial. La même distinction le suit partout : son nom y gagne et s'étend. Toutefois ces palmes entrecroisées se supplantent un peu et se nuisent. Ce qui augmenta sa considération de son vivant, ne saurait servir également sa gloire.
 
::J'irais plus haut peut-être au temple de Mémoire,
::Si dans un genre seul j'avais usé mes jours,
 
a dit La Fontaine, lequel pourtant n'était ni recteur ni président d'aucun conseil sous Louis XIV.
 
Un avantage demeure, et il est grand : le caractère historique remplace à distance l'intérêt littéraire pâlissant. Il n'est pas indifférent, devant la postérité, d'avoir figuré au premier rang dans le cortége impérial, et d'y avoir compté par sa parole. Ces discours, présentés dans de sobres échantillons, suffisent à marquer l'époque qu'ils ornèrent, et où ils parurent d'accomplis témoignages de contenance toujours digne, de flatterie toujours décente, et de réserve parfois hardie. M. de Fontanes n'avait nullement partagé les idées de la fin du XVIIIe siècle sur la perfectibilité indéfinie de l'humanité, et la révolution l'avait plus que jamais convaincu de la décadence des choses, du moins en France. Il l'a dit dans une belle ode :
 
::Hélas! plus de bonheur eût suivi l'ignorance!
::Le monde a payé cher la douteuse espérance
::D'un meilleur avenir ;
::Tel mourut Pélias, étouffé par tendresse
::Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
::Le devait rajeunir.
 
Après le bain de sang, après les triumvirs et leurs proscriptions , que faire? qu'espérer? Le siècle d'Auguste eût été l'idéal; mais, pour la gloire des lettres, ce siècle d'Auguste, en France, était déjà passé avec celui de Louis XIV. Ainsi désormais, c'était, au mieux, un siècle d'Auguste sans la gloire des lettres; c'était un siècle des Autonins, qui devenait le meilleur espoir et la plus haute attente de Fontanes. Son imagination, grandement séduite par le glorieux triomphateur, y comptait déjà. L'assassinat du duc d'Enghien lui tua son Trajan. Il continua pourtant de servir, enchaîné par ses antécédens, par ses devoirs de famille, par sa modération même. Il était ''monarchiste'' par goût, par principe : « Un pouvoir unique et permanent convient seul aux grands états, » disait-il; sa plus grande peur était l'anarchie. Il resta donc attaché au seul pouvoir qui fût possible alors, s'efforçant en toute occasion, et dans la mesure de ses paroles, ou même de ses actes, de lui insinuer, à ce pouvoir trop ensanglanté d'une fois, mais non pas désespéré, la paix, l'adoucissement, de l'humaniser par les lettres, de le spiritualiser par l'infusion des doctrines sociales et religieuses
 
::Graecia capta ferutn victorem cepit....
 
Quand on lit aujourd'hui cette suite de vers où se décharge et s'exhale son arrière-pensée, l'ode sur ''l'Assassinat du duc d'Enghien'', l'ode sur ''l'Enlèvement du Pape'', on est frappé de tout ce qu'il dut par momens souffrir et contenir, pour que la surface officielle ne trahît rien au-delà de ce qui était permis. Si l'on ne voyait ses discours publics que de loin, on n'en découvrirait pas l'accord avec ce fond de pensée, on n'y sentirait pas les intentions secrètes et, pour ainsi dire, les nuances d'accent qu'il y glissait, que le maître saisissait toujours, et dont il s'irrita plus d'une fois; on serait injuste envers Fontanes, comme l'ont été à plaisir plusieurs de ses contemporains, qui, serviteurs aussi de l'empire, n'ont jamais su l'être aussi décemment que lui (5).
 
Pour nous, qui n'avons jamais eu affaire aux rois ni aux empereurs de ce monde, mais qui avons eu maintefois à nous prononcer devant ces autres rois, non moins ombrageux, ou ces ''prétendans'' de la littérature, nous qui savons combien souvent, sous notre plume, la louange apparente n'a été qu'un conseil assaisonné, nous entrerons de près dans la pensée de M. de Fontanes, et, d'après les renseignemens les plus précis, les plus divers et les mieux comparés, nous tâcherons de faire ressortir, à travers les vicissitudes, l'esprit d'une conduite toujours honorable, de marquer, sous l'adresse du langage, les intentions d'un cœur toujours généreux et bon.
 
M. de Fontanes fut président du corps législatif depuis le commencement de 1804 jusqu'au commencement de 1810; en tout, six fois porté par ses collègues, six fois nommé par Napoléon; mais, comme tel, il cessa de plaire dès 1808, et son changement fut décidé. Déjà, tout au début, la mort du duc d'Enghien avait amené une première et violente crise. Le 21 mars 1804, de grand matin, Bonaparte le fit appeler, et, le mettant sur le chapitre du duc d'Enghien, lui apprit brusquement l'évènement de la nuit. Fontanes ne contint pas son effroi, son indignation. « Il s'agit bien de cela, lui dit le Consul : « Fourcroy va clore après-demain le corps législatif; dans son discours il parlera, comme il doit, du complot réprimé; il faut, vous, que, dans le vôtre, vous y répondiez; il le faut. » - « Jamais! s'écria Fontanes, et il ajouta que, bien loin de répondre par un mot d'adhésion, il saurait marquer par une nuance expresse, au moins de silence, son improbation d'un tel acte. A cette menace, la colère faillit renverser Bonaparte; ses veines se gonflaient, il suffoquait : ce sont les termes de Fontanes, racontant le jour même la scène du matin à M. Molé, de la bienveillance de qui nous tenons le détail dans toute sa précision (6). En effet, deux jours après (3 germinal), Fourcroy, orateur du gouvernement, alla clore la session du corps législatif, et, dans un incroyable discours, il parla des ''membres de cette FAMILLE DÉNATURÉE'' « qui auraient voulu noyer la France dans son sang pour pouvoir régner sur elle; mais, s'ils osaient souiller de leur présence notre sol, s'écriait l'orateur, la volonté du Peuple français est qu'ils y trouvent la mort ! » Fontanes répondit à Fourcroy dans son discours, il n'est question d'un bout à l'autre que du Code civil qu'on venait d'achever, et de l'influence des bonnes lois : « C'est par là, disait-il (et chaque mot, à ce moment, chaque inflexion de voix portait), c'est par là que se recommande encore la mémoire de Justinien, ''quoiqu'il ait mérité de graves reproches''. » Et encore : « L'épreuve de l'expérience va commencer: qu'ils (''les législateurs du Code civil'') ne craignent rien pour leur gloire : tout ce qu'ils ont fait de juste et de raisonnable demeurera éternellement; car la raison et la justice sont deux puissances indestructibles qui survivront à toutes les autres (7). » Il y a plus : le lendemain (4 germinal), Fontanes, à la tête de la députation du corps législatif, porta la parole devant le Consul, à qui l'assemblée, en se séparant, venait de décerner une statue, comme à l'auteur du Code civil (singulière et sanglante coïncidence); il disait : « Citoyen premier Consul, un empire immense repose depuis quatre ans sous l'abri de votre puissante administration. La sage uniformité de vos lois en va réunir de plus en plus tous les habitans. » Le discours parut dans le ''Moniteur'', et, au lieu de ''la sage uniformité'' DE VOS LOIS, on y lisait DE VOS MESURES. Qu'on n'oublie toujours pas le duc d'Enghien fusillé quatre jours auparavant : le Consul espérait, par cette fraude, confisquer à la ''mesure'' l'approbation du corps législatif et de son principal organe. Fontanes, indigné, courut au ''Moniteur'', et exigea un ''erratum'' qui fut inséré le 6 germinal, et qu'on y peut lire imprimé en aussi petit texte que possible. Cela fait, il se crut perdu; de même qu'il avait de ces premiers mouvemens qui sont de l'honnête homme avant tout, il avait de ces crises d'imagination qui sont du poète. En ne le jugeant que sur sa parole habile, on se méprendrait tout-à-fait sur le mouvement de son esprit et sur la vivacité de son ame. Quoi qu'il en soit, il avait quelque lieu ici de redouter ce qui n'arriva pas. Mais Bonaparte fut profondément blessé, et, depuis ce jour, la fortune de Fontanes resta toujours un peu barrée par son milieu. Nous sommes si loin de ces temps, que cela aura peine à se comprendre ; mais, en effet, si comblé qu'il nous paraisse d'emplois et de dignités, certaines faveurs impériales, alors très haut prisées, ne le cherchèrent jamais. Que sais-je? dotation modique, pas le grand cordon; ce qu'on appelait ''les honneurs du Louvre'', qu'il eut jusqu'à la fin à titre de sénateur, mais que ne conserva pas Mme de Fontanes, dès qu'il eut cessé d'être président du corps législatif : ''l'errata'' du Moniteur, au fond, était toujours là.
 
Un autre ''errata'' s'ajouta ensuite au premier, nous le verrons; et, même en plein empire, à dater d'un certain moment, il pouvait dire tout bas à sa muse intime dans ses tristesses de ''l'Anniversaire'':
 
::De tant de vœux trompés fais rougir mon orgueil!
 
Pourtant Fontanes continua, durant quatre années, de tenir sans apparence de disgrace la présidence du corps législatif. Proposé à chaque session par les suffrages de ses collègues, il était choisi par l'empereur. La situation admise, on avait en lui par excellence l'orateur bienséant. Les discours qu'il prononçait à chaque occasion solennelle tendaient à insinuer au conquérant les idées de la paix et de la gloire civile, mais enveloppées dans des redoublemens d'éloges qui n'étaient pas de trop pour faire passer les points délicats. Napoléon avait un vrai goût pour lui, pour sa personne et pour son esprit; et lui-même, à ces époques d'Austerlitz et d'Iéna, avait, malgré tout, et par son imagination de poète, de très grands restes d'admiration pour un tel vainqueur. Mais un orage se forma : Napoléon était en Espagne, et de là il eut l'idée d'envoyer douze drapeaux conquis sur l'armée d'Estramadure au corps législatif, comme ''un gage de son estime''. Fontanes, en tête d'une députation, alla remercier l'impératrice : celle-ci, prenant le ''gage d'estime'' trop au sérieux, répondit qu'elle avait été très satisfaite de voir que le premier sentiment de l'empereur, dans son triomphe, eût été pour ''le corps qui représentait la nation''. Là-dessus une note, arrivée d'Espagne, comme une flèche, et lancée au ''Moniteur'', fit une manière ''d'errata'' à la réponse de l'impératrice, un ''errata'' injurieux et sanglant pour le corps législatif qu'on remettait à sa place de ''consultatif'' (8). Fontanes sentit le coup, et dans la séance de clôture du 31 décembre 1808, c'est-à-dire quinze jours après l'offense, au nom du corps blessé, répondant aux orateurs du gouvernement, et n'épargnant pas les félicitations sur les trophées du vainqueur de l'Ébre, il ajouta : « Mais les paroles dont 'empereur accompagne l'envoi de ses trophées méritent une attention particulière : il fait participer à cet honneur les collèges électoraux. Il ne veut point nous séparer d'eux, et nous l'en remercions. Plus le corps législatif se confondra dans le peuple, plus il aura de véritable lustre ; il n'a pas besoin de distinction, mais d'estime et de confiance... » Et la phrase, en continuant, retournait vite à l'éloge; mais le mot était dit, le coup était rendu. Napoléon le sentit avec colère, et dès-lors il résolut d'éloigner Fontanes de la présidence. L'établissement de l'université, qui se faisait, en cette même année, sur de larges bases, lui avait déjà paru une occasion naturelle d'y porter Fontanes comme grand-maître, et il songea à l'y confiner; car, si courroucé qu'il fût à certains momens, il ne se fâchait jamais avec les hommes que dans la mesure de son intérêt et de l'usage qu'il pouvait faire d'eux. Il dut pourtant, faute du candidat qu'il voulait lui substituer (9), le subir encore comme président du corps législatif durant toute l'année 1809. Fontanes, toujours président et déjà grand-maître, semblait cumuler toutes les dignités, et il était pourtant en disgrace positive.
 
Il s'y croyait autant et plus que jamais, lorsque, dans l'automne de 1809, une lettre du maréchal Duroc lui notifia que l'empereur l'avait désigné pour le voyage de Fontainebleau; c'était, à une certaine politesse près, comme les ''Fontainebleau'' et les ''Marly'' de Louis XIV, et le plus précieux signe de la faveur souveraine. Il se rendit à l'ordre, et, dans la galerie du château, après le défilé d'usage, l'empereur, repassant devant lui, lui dit : ''Restez''; et quand ils furent seuls, il continua : « Il y a longtemps que je vous boude, vous avez dû vous en apercevoir; j'avais bien raison. » Et comme Fontanes s'inclinait en silence, et de l'air de ne pas savoir : « Quoi? vous m'avez donné un soufflet à la face de l'Europe, et sans que je pusse m'en fâcher.... Mais je ne vous en veux plus;…c'est fini. »
 
Durant cette année 1809, Fontanes, comme grand-maître, avait eu à lutter contre toutes sortes de difficultés et de dégoûts de perpétuels conflits, soit avec le ministre de l'intérieur, duquel il se voulait indépendant, soit avec Fourcroy, resté directeur de l'instruction publique et qui ne pouvait se faire à l'idée d'abdiquer, allaient rendre intolérable une situation dans laquelle la bienveillance impériale ne l'entourait plus. Il offrait vivement sa démission : « D'un côté, écrivait-il, je vois un ministre qui surveille l'instruction publique, de l'autre un conseiller d'état qui la dirige; je cherche la place du grand-maître, et je ne la trouve pas. » Il récidiva cette offre pressante de démission jusqu'à trois fois. La troisième (c'était sans doute après le voyage de Fontainebleau), l'empereur lui dit : « Je n'en veux pas, de votre démission; s'il y a quelque chose à faire, exposez-le dans un mémoire, j'en prendrai connaissance moi-même; j'y répondrai. » La rentrée ouverte de Fontanes dans les bonnes graces du chef aplanit dès-lors beaucoup de choses.
 
Dès septembre 1808, et aussitôt qu'il avait été nommé grand maître, Fontanes avait songé à faire de l'université l'asile de bien des hommes honorables et instruits, battus par la révolution, soit membres du clergé, soit débris des anciens ordres, des oratoriens, par exemple, pour lesquels il avait conservé une haute idée et une profonde reconnaissance. Ces noms, suivant lui (et il les présentait de la sorte à l'empereur), étaient des garanties pour les familles, des indications manifestes de l'esprit social et religieux qu'il s'agissait de restaurer. A cette idée générale se joignait chez lui une inspiration de bonté et d'obligeance infinie pour les personnes, qui faisait dans le détail sa direction la plus ordinaire. Il penchait donc pour un conseil de l'université très nombreux, et il aurait voulu tout d'abord en remplir les places avec des noms que désignaient d'autres services. Ce n'était pas l'avis de l'empereur, toujours positif et spécial. Nous possédons là-dessus une précieuse note, qui rend les paroles mêmes prononcées par Napoléon dans une conversation avec M. de Fontanes à Saint-Cloud, le lundi 19 septembre 1808: nous la reproduisons religieusement. Patience! le côté particulier de la question va vite s'agrandir en même temps que se creuser sous son coup d'oeil. Ce n'est pas seulement de l'administration en grand, c'est de la nature humaine éclairée par un Machiavel ou un La Rochefoucauld empereur.
 
« Dans une première formation, tous les esprits diffèrent. Mon opinion est qu'il ne faut pas nommer pendant plusieurs années les conseillers ordinaires.
 
« II faut attendre que l'université soit organisée comme elle doit l'être.
 
« Trente conseillers dans une première formation ne produiraient que désordre et qu'anarchie.
 
« On a voulu que cette tête opposât une force d'inertie et de résistance aux fausses doctrines et aux systèmes dangereux.
 
« Il ne faut donc composer successivement cette tête que d'hommes qui aient parcouru toute la carrière et qui soient au fait de beaucoup de choses.
 
« Les premiers choix sont en quelque sorte faits comme on prend des numéros à la loterie.
 
« Il ne faut pas s'exposer aux chances du hasard. Dans les premières séances d'un conseil ainsi nommé, je le répète, tous les esprits diffèrent; chacun apporte sa théorie et non son expérience.
 
« On ne peut être bon conseiller qu'après une carrière faite.
 
« C'est pourquoi j'ai fait moi-même voyager mes conseillers d'état avant de les fixer auprès de moi. Je leur ai fait amasser beaucoup d'observations diverses avant d'écouter les leurs.
 
« Les inspecteurs, dans ce moment, sont donc vos ouvriers les plus essentiels. C'est par eux que vous pouvez voir et toucher toute votre machine. Ils rapporteront au conseil beaucoup de faits et d'expérience, et c'est là votre grand besoin. Il faut donc les faire courir à franc étrier dans toute la France, et leur recommander de séjourner au moins quinze jours dans les grandes villes. Les bons jugemens ne sont que la suite d'examens répétés.
 
« Souvenez-vous que tous les hommes demandent des places,
 
« On ne consulte que son besoin, et jamais son talent.
 
« Peut-être même vingt conseillers ordinaires, c'est beaucoup, cela compose la tête du corps d'élémens hétérogènes. Le véritable esprit de l'université doit être d'abord dans le petit nombre. Il ne peut se propager que peu à peu, que par beaucoup de prudence, de discrétion et d'efforts persévérans.
 
« ... Fontanes, savez-vous ce que j'admire le plus dans le monde?... C'est l'impuissance de la force pour organiser quelque chose.
 
« Il n'y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l'esprit.
 
« J'entends par l'esprit les institutions civiles et religieuses... A la longue, le sabre est toujours battu par l'esprit. »
 
Est-il besoin de faire ressortir tout ce qu'a de prophétique, dans une telle bouche, cet aveu, ce cri éclatant, soudain, jeté là comme en ''postscriptum'', sans qu'on nous en donne la liaison avec ce qui précède, sans qu'il y ait eu d'autre liaison peut-être : vraies paroles d'oracle !
 
O vous tous, puissans, qui vous croiriez forts sans l'esprit, rappelez-vous toujours qu'en ses heures de miracle, entre léna et Wagram, c'est ainsi que le sabre a parlé (10).
 
M. de Fontanes, en vue des générations survenantes, tendait à faire entrer dans l'université l'esprit moral, religieux, conservateur, et la plupart de ses choix furent en ce sens. Il proposa ainsi M. de Bonald à l'empereur comme conseiller à vie, et, durant plus d'un an, il eut à défendre la nomination devant l'empereur impatient, et presque contre M. de Bonald lui-même qui ne bougeait de Milhaud. Il eut moins de peine à faire agréer l'excellent M. Émery de Saint-Sulpice. Il fit nommer conseiller encore le P. Ballan oratorien, son ancien professeur de rhétorique; M. de Sèze, frère du défenseur de Louis XVI, fut recteur d'académie à Bordeaux. Ces noms en disent assez sur l'esprit des choix. Ceux de M. de Fontanes n'étaient pas d'ailleurs exclusifs; sa bienveillance, par instans quasi naïve, les étendait à plaisir, et lui-même proposa deux fois à la signature de l'empereur la nomination de M. Arnault, assez peu reconnaissant « Ah! c'est vous, vous, Fontanes, qui me proposez la nomination d'Arnault, fit l'empereur à la seconde insistance; allons, à la bonne heure (11) ! » Quand M. Frayssinous vit interdire ses conférences de Saint-Sulpice, et se trouva momentanément sans ressources, M. de Fontanes, sur la demande d'une personne amie, le nomma aussitôt inspecteur de l'Académie de Paris. Sa générosité n'eut pas même l'idée qu'il pût y avoir inconvénient pour lui-même à venir ainsi en aide à ceux que l'empereur frappait. La vie de M. de Fontanes est pleine de ces traits, et cela rachète amplement quelques faiblesses publiques d'un langage, lequel encore, si l'on veut bien se reporter au temps, eut toujours ses réserves et sa décence.
 
Un jour, à propos des choix trop religieux et royalistes de M. de Fontanes dans l'université, l'empereur le traita un peu rudement devant témoins, comme c'était sa tactique, puis il le retint seul et lui dit en changeant de ton : « Votre tort, c'est d'être trop pressé; vous allez trop vite; moi, je suis obligé de parler ainsi pour ces régicides qui m'entourent. Tenez, ce matin, j'ai vu mon architecte; il est venu me proposer le plan du ''Temple de la Gloire''. Est-ce que vous croyez que je veux faire un ''Temple de la Gloire''?.. dans Paris?... Non; je veux une église, et dans cette église il y aura une chapelle expiatoire, et l'on y déposera les restes de Louis XVI et de Marie Antoinette. Mais il me faut du temps, à cause de ces gens (''il disait un autre mot'') qui m'entourent. » Je donne les paroles; les prendra-t-on maintenant pour sincères? La politique de Bonaparte était là : tenir en échec les uns par les autres. Le dos tourné à Berlier et au côté de la révolution, il jetait ceci à l'adresse de Fontanes et des ''monarchiens''.
 
En 1811, dans cet intervalle de paix, il s'occupa beaucoup d'université. Un jour, dans un conseil présidé par l'empereur, Fontanes, en présence de conseillers-d'état qu'il jugeait hostiles, eut une prise avec Regnault de Saint-Jean-d'Angely, et il s'emporta jusqu'à briser une écritoire sur la table du conseil. L'empereur le congédia immédiatement : il rentra chez lui, se jugeant perdu et songeant déjà à Vincennes. La soirée se passa en famille dans des transes extrêmes, dont on n'a plus idée sous les gouvernemens constitutionnels. Mais, fort avant dans la soirée, l'empereur le fit mander et lui dit en l'accueillant d'un air tout aimable : « Vous êtes un peu vif, mais vous n'êtes pas un méchant homme. » - Il se plaisait beaucoup à la conversation de Fontanes, et il lui avait donné les petites entrées. Trois fois par semaine, le soir, Fontanes allait causer aux Tuileries. Au retour dans sa famille, quand il racontait la soirée de tout à l'heure, sa conversation si nette, si pleine de verve, s'animait encore d'un plus vif éclat (12). Il ne pouvait s'empêcher pourtant de trouver, à travers son admiration, que, dans le potentat de génie, perçait toute jours au fond le soldat qui trône ; et il en revenait par comparaison dans son cœur à ses rêves de Louis XIV et du bon Henri, au souvenir de ces vieux rois qu'il disait formés d'un sang ''généreux et doux''.
 
Ce que nous tâchons là de saisir et d'exprimer dans son mélange en pur esprit de vérité, ce que Napoléon tout le premier sentait et rendait si parfaitement lorsqu'il écrivait de Fontanes à M. de Bassano : « Il veut de la royauté, mais pas la nôtre : il aime Louis XIV et ne fait que consentir à nous, » la suite des vers qu'on possède aujourd'hui le dit et l'achève mieux que nous ne pourrions. Car le haut dignitaire de l'empire ne cessa jamais d'être poète, et, comme ce berger à la cour, que la fable a chanté, et à qui il se compare, il eut toujours sa musette cachée pour confidente. Eh bien! qu'on lise, qu'on se laisse faire ! l'explication, l'excuse naturelle naîtra. Dans ses vers, si les griefs exprimés contre Bonaparte restèrent secrets, les éloges, prodigués tout à côté, ne devinrent pas publics. S'il se garda bien de divulguer ''l'Ode au duc d'Enghien'', il s'abstint aussi de publier ''l'Ode sur les Embellissemens de Paris''. C'est une consolation pour ceux qui jugent les éloges de ses discours exagérés, de les retrouver dans ses poésies, où ils ont certes deux caractères parfaitement nobles, la conviction et le secret. Fontanes, sous son manteau d'orateur impérial, n'était pas une nature de courtisan et de flatteur, comme on l'a tant cru et dit. Un jour, l'empereur lui demandait de lui réciter des vers, il désirait la pièce sur ''les Embellissemens de Paris'' dont il avait entendu parler : Fontanes lui récita des vers de ''la Grèce sauvée'' qui étaient plutôt républicains. - Un affidé de l'empereur vint un jour et lui dit : « Vous ne publiez rien depuis longtemps, publiez donc des vers, des vers où il soit question de l'empereur : il vous en saurait gré, il vous enverrait 100,000 francs, je gage! » Ces sortes de gratifications étaient d'usage sous l'empire, et elles ne venaient jamais hors de propos à cause des frais énormes de représentation qui absorbaient les plus gros appointemens. Fontanes raconta l'insinuation à une personne amie, qui lui dit : « Vous pourriez publier les vers sur ''les Embellissemens de Paris''; ils sont faits et l'éloge porte juste. » - «Oh! je m'en garderais bien, s'écria-t-il en se frottant les mains comme un enfant; ils seraient trop heureux dans les journaux de pouvoir tomber sur le grand-maître en une occasion qui leur serait permise. » - Il ne publia donc pas ''les Embellissemens de Paris'', mais il fit imprimer les stances à M. de Châteaubriand, lequel était peu en agréable odeur (13).
 
Au milieu des affaires et de tant de soins, Fontanes pensait toujours aux vers; la paresse chez lui, en partie réelle, était aussi, en partie, une réponse commode et un prétexte : il travaillait là-dessous. A diverses reprises, avant ses grandeurs, il avait songé à recueillir et à publier ses œuvres éparses; il s'en était occupé en 89, en 96, et de nouveau en 1800. Les volumes même ont été vus alors tout imprimés entre ses mains; mais un scrupule le saisit : il les retint, puis les fit détruire. Si ce fut par pressentiment de sa fortune politique, bien lui en prit. Il n'eût peut-être jamais été grand-maître, s'il eût paru poète autant qu'il l'était. Son beau nom littéraire le servit mieux, sans trop de pièces à l'appui.
 
Son poème de ''la Grèce sauvée'', qu'il avait poussé si vivement durant les années de la proscription, ne lui tenait pas moins à cœur dans les embarras de sa vie nouvelle. Forcé de renoncer à une gloire poétique plus prochaine par des publications courantes, il se rejetait en imagination vers la grande gloire, vers la haute palme des Virgile et des Homère, et y fondait son recours. Il parlait sans cesse, dans l'intimité, de ce poème qu'il avait fait, presque fait, disait-il; qu'il faisait toujours ! Il en hasardait parfois des fragmens à l'Institut. Il en expliquait à ses amis le plan, par malheur trop peu fixé dans leur mémoire. Une fois, après avoir passé six semaines presque sans interruption à Courbevoie, il écrivit à une personne amie d'y venir, si elle avait un moment : celle-ci accourut. Fontanes lui lut un chant tout entier terminé. Comme c'était au matin et qu'il n'était coiffé ni poudré, sa tête parut plus dépouillée de cheveux, et on le lui dit « Oh! répondit Fontanes, j'en ai encore perdu depuis quinze jours; quand je travaille, ''ma tête fume''! » Contraste à relever entre ce feu poétique ardent et ce que de loin on s'est figuré de la veine pure et un peu froide de Fontanes! - Fontanes avait l'imagination vive, ardente, ''primesautière'', sous son talent poétique élégant, comme, sous son habileté d'orateur et sa dignité de représentation, il avait une expérience d'enfant en beaucoup de choses, une vraie bonhomie et candeur et même brusquerie de caractère, le contraire du compassé, comme encore il avait de l'épicurien tout à côté de son respect religieux et de son affection chrétienne; il était plein de ces contrastes, le tout formant quelque chose de naïf et de bien sincère.
 
En composant il n'écrivait jamais; il attendait que l'œuvre poétique fût achevée et parachevée dans sa tête, et encore il la retenait ainsi en perfection sans la confier au papier. Ses brouillons, quand il s'y décidait, restaient informes, et ce qu'on a de manuscrits n'est le plus souvent qu'une dictée faite par lui à des amis, et sur leur instante prière; plusieurs de ses ouvrages n'ont jamais été écrits de sa main. Je ne connaissais Fontanes que d'après les quelques vers d'ordinaire reproduits, et je me rappelle encore mon impression étonnée lorsque j'entendis, pour la première fois, ses odes inédites et d'éloquentes tirades de ''la Grèce sauvée'', récitées de mémoire, après des années, par une bouche amie et admiratrice, comme par un rhapsode passionné. Cette dernière tentative des épopées classiques élégantes et polies m'arrivait oralement et toute vive, un peu comme s'il se fût agi, avant Pisistrate, d'un antique chant d'Homère.
 
On s'explique pourtant ainsi comment il a dû se perdre bien des portions de ''la Grèce sauvée''. Et puis, dans son imagination volontiers riante et prompte, Fontanes se figurait peut-être en avoir achevé plus de chants qu'il n'en tenait en effet. La manière de travailler, dans l'école classique, ressemblait assez, il faut le dire, à la toile de Pénélope : on défaisait, on refaisait sans cesse; on s'attardait, on s'oubliait aux ''variantes'', au lieu de pousser en avant. On a réparé cela depuis : les immenses poèmes humanitaires gagnent aujourd'hui de vitesse les simples odes d'autrefois. Quoique les idées sur ''l'épopée'' proprement dite et régulière aient fort mûri dans ces derniers temps, et quoique le résultat le plus net de tant de dissertations et d'études soit qu'il n'en faut plus faire, on a fort à regretter que Fontanes n'ait pas donné son dernier mot dans ce genre épique virgilien. Les beautés mâles et chastes qui marquent son second chant sur Sparte et Léonidas, les beautés mythologiques, mystiques et magnifiquement religieuses du huitième chant, sur l'initiation de Thémistocle aux fêtes d'Eleusis, se seraient reproduites et variées en plus d'un endroit. Mais, telle qu'elle est, cette épopée inachevée renouvelle le sort et le naufrage de tant d'autres. Elle est allée rejoindre, dans les limbes littéraires, les poèmes persiques de Simonide de Céos, de Choerilus de Samos (14). De longue main, Eschyle, dans ses Perses, y a pourvu c'est lui qui a fait là, une fois pour toutes, l'épopée de Salamine.
 
Properce, s'adressant en son temps au poète Ponticus, qui faisait une ''Thébaïde'' et visait au laurier d'Homère, lui disait (liv. I, élég. VII) :
 
::Cùm tibi Cadmeae dicuntur, Pontice, Thebae
::Armaque fraternae tristia militiae ;
::Atque, ità sim felix, primo contendis Homero,
::Sint modà fata tuis mollia carminibus....
 
ce que je traduis ainsi : « 0 Ponticus! qui seras, j'en réponds, un autre Homère, ''pour peu que les destins te laissent achever tes grands vers''! » Et Properce oppose, non sans malice, ses modestes élégies qui prennent les devants pour plus de sûreté, et gagnent les cœurs.
 
Par bonheur, ici, Fontanes est à la fois le Properce et le Ponticus. Bien qu'on n'ait pas retrouvé les quatre livres d'odes dont il parlait à un ami un an avant sa mort, il en a laissé une suffisante quantité de belles, de sévères, et surtout de charmantes. Il peut se consoler par ses petits vers, comme Properce, de l'épopée qu'il n'a pas plus achevée que Ponticus. Quatre ou cinq des sonnets de Pétrarque me font parfaitement oublier s'il a terminé ou non son ''Afrique''.
 
Un jour donc que, sur sa terrasse de Courbevoie, Fontanes avait tenté vainement de se remettre au grand poème, il se rabat à la muse d'Horace; et, comme il n'est pas plus heureux que d'abord, il se plaint doucement à un pêcheur qu'il voit revenir de sa pêche, les mains vides aussi :
 
::Pêcheur, qui des flots de la Seine
::Vers Neuilly remontes le cours,
::A ta poursuite toujours vaine
::Les poissons échappent toujours.
 
::Tu maudis l'espoir infidèle
::Qui sur le fleuve t'a conduit,
::Et l'infatigable nacelle
::Qui t'y promène jour et nuit.
 
::Des deux pêcheurs de Théocrite
::Ton sommeil t'offrit le trésor;
::Hélas! désabusé trop vite,
::Tu vois s'enfuir le songe d'or.
 
::Ici, rêvant sur ma terrasse,
::Je n'ai pas un sort plus heureux
::J'invoque la muse d'Horace,
::La muse est rebelle à mes vœux,
 
::Jouet de son humeur bizarre,
::Je dois compâtir à tes maux;
::Tiens, que ce faible don répare
::Le prix qu'attendaient tes travaux.
 
::La nuit vient : vers le toit champêtre
::D'un front gai reprends ton chemin,
::Dors content : tes filets peut-être
::Sous leur poids fléchiront demain.
 
::Demain peut-être, en cet asile,
::Au chant de l'oiseau matinal,
::Mon vers coulera plus facile
::Que les flots purs de ce canal.
 
Ainsi, au moment où il dit que la muse d'Horace le fuit, il la ressaisit et la fixe dans l'ode la plus gracieuse. Il dit qu'il ne prend rien, et la manière dont il le dit devient à l'instant cette fine perle qu'il a l'air de ne plus chercher. De même, dans une autre petite ode exquise, lorsqu'au lieu de se plaindre, cette fois, de son rien-faire, il s'en console en le savourant :
 
::Au bout de mon humble domaine,
::Six tilleuls au front arrondi,
::Dominant le cours de la Seine,
::Balancent une ombre incertaine
::Qui me cache aux feux du midi.
::Sans affaire et sans esclavage,
::Souvent j'y goûte un doux repos;
::Désoccupé comme un sauvage
::Qu'amuse auprès d'un beau rivage
::Le flot qui suit toujours les flots.
 
::Ici, la rêveuse Paresse
::S'assied les yeux demi-fermés,
::Et, sous sa main qui me caresse,
::Une langueur enchanteresse
::Tient mes sens vaincus et charmés.
 
::Des feuillets d'Ovide et d'Horace
::Flottent épars sur ses genoux ;
::Je lis, je dors, tout soin s'efface,
::Je ne fais rien, et le jour passe;
::Cet emploi du jour est si doux!
 
::Tandis que d'une paix profonde
::Je goûte ainsi la volupté,
::Des rimeurs dont le siècle abonde
::La muse toujours plus féconde
::Insulte à ma stérilité.
 
::Je perds mon temps s'il faut les croire,
::Eux seuls du siècle sont l'honneur,
::J'y consens : qu'ils gardent leur gloire,
::Je perds bien peu pour ma mémoire,
::Je gagne tout pour mon bonheur.
 
 
Mais ne peut-on pas lui dire comme à Titus? Il n'est pas perdu, ô poète, le jour où tu as dit si bien que tu le perdais!
 
Dans l'ode au ''Pêcheur'', un trait touchant et délicat sur lequel je reviens, c'est le ''faible don'' que le poète déçu donne à son pauvre semblable, plus déçu que lui : cette obole doit leur porter bonheur à tous deux. Cet accent du cœur dénote dans le poète ce qui était dans tout l'homme chez Fontanes, une inépuisable humanité, une facilité plutôt extrême. Jamais il ne laissa une lettre de pauvre solliciteur sans y répondre : et il n'y répondait pas seulement par un ''faible don'', comme on fait trop souvent en se croyant quitte; il y répondait de sa main avec une délicatesse, un raffinement de bonté : ''haud ignara mali''. - On aime, dans un poète virgilien, à entremêler ces considérations au talent, à les en croire voisines.
 
Les petites pièces délicieuses, à la façon d'Horace, nous semblent le plus précieux, le plus sûr de l'héritage poétique de Fontanes. Elles sont la plupart datées de Courbevoie, son Tibur : moins en faveur (somme toute et malgré le pardon de Fontainebleau) depuis 1809, plus libre par conséquent de ses heures, il y courait souvent et y faisait des séjours de plus en plus goûtés. Les stances ''à une jeune Anglaise'', qui se rapportaient à un bien ancien souvenir, ne lui sont peut-être venues que là, dans cette veine heureuse. Pureté, sentiment, discrétion, tout en fait un petit chef-d'œuvre, à qui il ne manque que de nous être arrivé par l'antiquité. C'est comme une figure grecque, à lignes extrêmement simples, une virginale esquisse de la Vénusté ou de la Pudeur, à peine tracée dans l'agate par la main de Pyrgotèle. Il en faut dire autant de l'ode : ''Où vas-tu, jeune Beauté''; tout y est d'un Anacréon chaste, sobre et attendri. Fontanes aimait à la réciter aux nouvelles mariées, lorsqu'elles se hasardaient à lui demander des vers :
 
::Où vas-tu, jeune Beauté?
::Bientôt Vesper va descendre;
::Dans cet asile écarté
::La nuit pourra te surprendre;
::Du haut d'un tertre lointain,
::J'ai vu ton pied clandestin
::Se glisser sous la bruyère
::Souvent ton oeil incertain
::Se détournait en arrière.
 
::Mais ton pas s'est ralenti,
::Il s'arrête, et tu chancelles;
::Un bruit sourd a retenti,
::Tu sens des craintes nouvelles
::Est-ce un faon qui te fait peur?
::Est-ce la voix de ta sœur
::Qui t'appelle à la veillée?
::Est-ce un faune ravisseur
::Qui soulève la feuillée?
 
::Dieux! un jeune homme paraît,
::Dans ces bois il suit ta route,
::T'appelant d'un doigt discret
::Au plus épais de leur voûte;
::Il s'approche, et tu souris;
::Diane sous ces abris
::Dérobe son front modeste
::Un doux baiser t'est surpris,
::Les bois m'ont caché le reste.
 
::Pan, et la Terre, et Sylvain,
::En ont pu voir davantage;
::Jamais ne s'égare en vain
::Une nymphe de ton âge;
::Les zéphirs ont murmuré,
::Philomèle.a soupiré
::Sa chanson mélodieuse;
::Le ciel est plus azuré,
::Vénus est plus radieuse.
 
::Nymphe aimable, ah! ne crains pas
::Que mon indiscrète lyre
::Ose flétrir tes appas
::En publiant ton délire;
::J'aimai : j'excuse l'amour;
::Pars sans bruit : qu'à ton retour
::Nul écho ne te décèle,
::Et que jusqu'au dernier jour
::Ton amant te soit fidèle !
 
::Si, perfide à ses sermens,
::Hélas! il devient volage,
::Du cœur je sais les tourmens,
::Et ma lyre les soulage;
::Je chanterai dans ces lieux :
::Des pleurs mouilleront tes yeux
::Au souvenir du parjure,
::Mais ces pleurs délicieux
::D'amour calment la blessure.
 
 
Dans cette adorable pièce, comme le rhythme sert bien l'intention, et tout à la fois exprime le malin, le tendre et le mélancolique! Comme cette strophe de neuf vers déjoue à temps et dérobe vers la fin la majesté de la strophe de dix, et la piquant, l'excitant d'une rime redoublée, la tourne soudain et l'incline d'une chute aimable à la grace! Fontanes sentait tout le prix du rhythme; il le variait curieusement, il l'inventait. Dans la touchante pièce intitulée : ''Mon Anniversaire'' (15), il fait une strophe exprès conforme à la marche attristée, résignée et finalement tombante de sa pensée. Il aimait à employer ce rhythme de cinq vers de dix syllabes, depuis si cher à Lamartine, et qui n'avait qu'à peine été traité encore, soit au XVIIe siècle (16), soit même au XVIe. Sur les rimes, il a les idées les plus justes; il en aime la richesse, mais sans recherche opiniâtre « Une affectation continue de rimes trop fortes et trop marquées donnerait, pense-t-il (17), une pesante uniformité à la chute de tous les vers. » On dirait qu'il entend de loin venir cette strophe magnifique et formidable, trop pareille au guerrier du moyen-âge qui marche tout armé et en qui tout sonne. En garde contre le relâchement de Voltaire, il est, lui, pour l'excellent goût de Racine et de Boileau, ''qui font naître une harmonie variée d'un adroit mélange de rimes, tantôt riches et tantôt exactes''. André Chénier sur ce point ne pratique pas mieux.
 
A Courbevoie, dans un petit cabinet au fond du grand, il avait le boudoir du poète, le ''lectulus'' des anciens : tout y était simple et brillant (''simplex munditiis''). Les murs se décoraient d'un lambris en bois des îles, espèce de luxe alors dans sa nouveauté. Une glace ''sans tain'' faisait porte au grand cabinet; la fenêtre donnait sur les jardins, et la vue libre allait à l'horizon saisir les flèches élancées de l'abbaye de Saint-Denis. En face d'un canapé, seul meuble du gracieux réduit, se trouvait un buste de Vénus : elle était là, l'antique et jeune déesse, pour sourire au nonchalant lecteur quant il posait son Horace au ''Donec gratus eram'', quand il reprenait son Platon entr'ouvert à quelque page du ''Banquet''. Or, une fois par semaine, le dimanche, M. de Fontanes avait à dîner l'université, recteurs, conseillers, professeurs, et il faisait admirer sa vue, il ouvrait sans façon le pudique boudoir. Mais le buste de Vénus! et dans le cabinet d'un grand maître! Quelques-uns, vieux ou jeunes, encore jansénistes ou déjà doctrinaires, se scandalisèrent tout bas, et on le lui redit. De là sa petite ode enchantée :
 
::Loin de nous, Censeur hypocrite
::Qui, blâmes nos ris ingénus!
::En vain le scrupule s'irrite,
::Dans ma retraite favorite
::J'ai mis le buste de vénus.
 
::Je sais trop bien que la volage
::M'a sans retour abandonné;
::Il ne sied d'aimer qu'au bel âge;
::Au triste honneur de vivre en sage
::Mes cheveux blancs m'ont condamné.
 
::Je vieillis; mais est-on blâmable
::D'égayer la fuite des ans?
::Vénus, sans toi rien n'est aimable;
::Viens de ta grace inexprimable.
::Embellir même le bon sens.
 
::L'illusion enchanteresse
::M'égare encor dans tes bosquets;
::Pourquoi rougir de mon ivresse?
::Jadis les Sages de la Grèce
::T'ont fait asseoir à leurs banquets.
 
::Aux graves modes de ma lyre
::Mêle des tons moins sérieux;
::Phébus chante, et le ciel admire;
::Mais, si tu daignes lui sourire,
::Il s'attendrit et chante mieux.
 
::Inspire-moi ces vers qu'on aime,
::Qui, tels que toi, plaisent toujours;
::Répands-y le charme suprême
::Et des plaisirs, et des maux même,
::Que je t'ai dus dans mes beaux jours.
 
::Ainsi, quand, d'une fleur nouvelle,
::Vers le soir l'éclat s'est flétri,
::Les airs parfumés autour d'elle
::Indiquent la place fidèle
::Où le matin elle a fleuri.
 
Nous saisissons sur le fait la contradiction naïve chez Fontanes le lendemain de cette ode toute grecque, il retrouvait les tons chrétiens les plus sérieux, les mieux sentis, en déplorant avec M. de Bonald ''la Société sans la Religion'' (18). Je l'ai dit, l'épicurien dans le poète était tout à côté du chrétien, et cela si naturellement, si bonnement! il y a en lui du La Fontaine. Ce cabinet favori nous représente bien sa double vue d'imagination : tout près le buste de Vénus, là-bas les clochers de Saint-Denis !
 
Ce parfum de simplicité grecque, cet extrait de grace antique, qu'on respire dans quelques petites odes de Fontanes, le rapproche-t-il d'André Chénier? Ce dernier a, certes, plus de puissance et de hardiesse que Fontanes, plus de nouveauté dans son retour vers l'antique; il sait mieux la Grèce, et il la pratique plus avant dans ses vallons retirés ou sur ses sauvages sommets. Mais André Chénier, en sa fréquentation méditée, et jusqu'en sa plus libre et sa plus charmante allure, a du studieux à la fois et de l'étrange; il sait ce qu'il fait, et il le veut; son effort d'artiste se marque même dans son triomphe. Au contraire, dans le petit nombre de pièces par lesquelles il rappelle l'idée de la beauté grecque (les ''Stances a une jeune Anglaise'', l'ode ''à une jeune Beauté, au Buste de Vénus, au Pêcheur'') , Fontanes n'a pas trace d'effort ni de ressouvenir; il a, comme dans la Grèce du meilleur temps, l'extrême simplicité de la ligne, l'oubli du tour, quelque chose d'exquis et en même temps d'infiniment léger dans le parfum. Par ces cinq ou six petites fleurs, il est attique comme sous Xénophon, et pas du tout d'Alexandrie. Si, dans la comparaison avec Chénier à l'endroit de la Grèce, Fontanes n'a que cet avantage, on en remarquera du moins la rare qualité. Il y a pourtant des endroits où il s'essaie directement, lui aussi, à l'imitation de la forme antique : il y réussit dans l'ode ''au Jeune Pâtre'' et dans quelques autres. Mais les habitudes du style poétique du XVIIIe et même du XVIIe siècle, familières à Fontanes, vont mal avec cette tournure hardie, avec ce relief heureux et rajeunissant, ici nécessaire, qu'André Chénier possède si bien et qu'atteignit même Ronsard.
 
Malgré tout, je veux citer, comme un bel échantillon du succès de Fontanes dans cette inspiration directe et imprévue de l'antique à travers le plein goût de XVIIIe siècle, la fin d'une ode ''contre l'Inconstance'', qu'une convenance rigoureuse a fait retrancher à sa place dans la série des œuvres. Cette petite pièce est de 89. Le poète se suppose dans la situation de Jupiter, qui, après maint volage égarement, revient toujours à Junon. En citant, je me place donc avec lui au pied de l'Ida, et le plus que je puis sous le nuage d'Homère :
 
::Que l'homme est faible et volage!
::Je promets d'être constant,
::Et du nœud qui me rengage
::Je m'échappe au même instant!
 
::Insensé! rougis de honte,
::Quels faux plaisirs t'ont flatté !
::Les jeux impurs d'Amathonte
::Ne sont pas la Volupté.
::Cette nymphe demi-nue
::En secret reçut le jour
::De la Pudeur ingénue
::Qu'un soir atteignit l'Amour...
 
::Ce n'est point une Ménade
::Qui va, l'oeil étincelant,
::Des Faunes en embuscade
::Braver l'essaim pétulant.
 
::C'est la Vierge aimable et pure
::Qui, loin du jour ennemi,
::Laisse échapper sa ceinture
::Et ne cède qu'à demi.
 
::Si quelquefois on l'offense,
::On la calme sans effort
::Et sa facile indulgence
::Fait toujours grace au remord....
 
::Tu sais qu'un jour l'immortelle
::Qu'Amour même seconda
::Vers son époux infidèle
::Descendit au mont Ida.
 
::Jupiter la voit à peine
::Que les désirs renaissans,
::Comme une flamme soudaine,
::Ont couru dans tous ses sens :
 
::« Non, dit-il, jamais Europe,
::Io, Léda, Sémélé,
::Cérès, Latone, Antiope,
::D'un tel feu ne m'ont brûlé !
 
::« Viens.... » Il se tait, elle hésite,
::Il la presse avec ardeur
::Au Dieu qui la sollicite
::Elle oppose la pudeur.
 
::Un nuage l'environne
::Et la cache à tous les yeux :
::De fleurs l'Ida se couronne,
::Junon cède au roi des Dieux !
 
::Leurs caresses s'entendirent,
::L'écho ne fut pas discret:
::Tous les antres les redirent
::Aux nymphes de la forêt.
 
::Soudain, pleurant leur outrage,
::Elles vont, d'un air confus,
::S'ensevelir sous l'ombrage
::De leurs bois les plus touffus.
 
La galanterie spirituelle et vive de Parny, et sa mythologie de Cythère, n'avaient guère accoutumé la muse légère du XVIIIe siècle à cette plénitude de ton, à cette richesse d'accent. Au sein d'un zéphyr qui semblait sortir d'une toile de Watteau, on sent tout d'un coup une bouffée d'Homère :
 
::De fleurs l'Ida se couronne,
::Junon cède au roi des Dieux!
 
Fontanes avait aussi ses retours d'Hésiode : il vient de peindre la ''Vénus-Junon''; il n'a pas moins rendu, dans un sentiment bien richement antique, la ''Vénus-Cérés'', si l'on peut ainsi la nommer; c'est au huitième chant de ''la Grèce Sauvé'':
 
::Salut! Cérès, salut! tu nous donnas des lois;
::Nos arts sont tes bienfaits : ton céleste génie
::Arracha nos aïeux au gland de Chaonie;
::Et la Religion, fille des Immortels,
::Autour de ta charrue éleva ses autels.
::Par toi changea l'aspect de la nature entière.
::On dit que Jasion, tout couvert de poussière,
::Premier des laboureurs, avec toi fut heureux
::La hauteur des épis vous déroba tous deux;
::Et Plutus, qui se plaît dans les cités superbes,
::Naquit de vos amours sur un trône de gerbes.
 
Ce sont là de ces beautés primitives, abondantes, dignes d'Ascrée, comme Lucrèce les retrouvait dans ses plus beaux vers : l'image demi-nue conserve chasteté et grandeur.
 
Vers 1812, Fontanes vieillissant, et enfin résigné à vieillir, eut dans le talent un retour de sève verdissante et comme une seconde jeunesse :
 
::Ce vent qui sur nos ames passe
::Souffle à l'aurore, ou souffle tard.
 
Ces années du déclin de la vie lui furent des saisons de progrès poétique et de fertilité dans la production : signe certain d'une nature qui est forte à sa manière. Qu'on lise son ode sur ''la Vieillesse'' : il y a exprimé le sentiment d'une calme et fructueuse abondance dans une strophe toute pleine et comme toute savoureuse de cette douce maturité :
 
::Le temps, mieux que la science,
::Nous instruit par ses leçons;
::Aux champs de l'expérience
::J'ai fait de riches moissons;
::Comme une plante tardive,
::Le bonheur ne se cultive
::Qu'en la saison du bon sens;
::Et, sous une main discrète
::Il croîtra dans la retraite
::Que j'ornai pour mes vieux ans.
 
S'il n'a pas plus laissé, il en faut moins accuser sa facilité, au fond, qui était grande, que sa ''main trop discrète'' et sa vue des choses volontiers découragée. Ce qui met M. de Fontanes au-dessus et à part de cette époque littéraire de l'empire, c'est moins la puissance que la qualité de son talent, surtout la qualité de son goût, de son esprit; et par là il était plus aisément retenu, dégoûté, qu'excité. On le voit exprimer en maint endroit le peu de cas qu'il faisait de la littérature qui l'environnait. Sous Napoléon, il regrette qu'il n'y ait eu que des Chérile comme sous Alexandre; sous les descendans de Henri IV, il regrette qu'il n'y ait plus de Malherbe : cette plainte lui échappe une dernière fois dans sa dernière ode. Dans celle qu'il a expressément lancée contre ''la littérature'' de 1812, il ne trouve rien de mieux pour lui que d'être un Silius, c'est-à-dire un adorateur respectueux, et à distance, du culte virgilien et racinien qui se perd. Les soi-disant classiques et vengeurs du grand siècle le suffoquent; Geoffroy, dans ses injures contre Voltaire et sa grossièreté foncière de ''cuistre'', ne lui parait, avec raison, qu'un violateur de plus. Cette idée de décadence, si habituelle et si essentielle chez lui, honore plus son goût qu'elle ne condamne sa sagacité; et, si elle ne le rapproche pas précisément de la littérature qui a suivi, elle le sépare avec distinction de celle d'alors, dans laquelle il n'excepte hautement que le chantre de Cymodocée.
 
Je ne puis m'empêcher, en cherchant dans notre histoire littéraire quelque rôle analogue au sien, de nommer d'abord le cardinal Duperron. En effet, Duperron aussi, poète d'une école finissante (de celle de Desportes), eut le mérite et la générosité d'apprécier le chef naissant d'une école nouvelle, et, le premier, il introduisit Malherbe près de Henri IV. Bayle a appelé Duperron le ''procureur-général'' du Parnasse de son temps, comme qui dirait aujourd'hui le maître des cérémonies de la littérature. Fontanes, dont on a dit quelque chose de pareil, lui ressemblait par son vif amour pour ce qu'on appelait encore ''les lettres'', par sa bienveillance active qui le faisait promoteur des jeunes talens. C'est ainsi qu'il distingua avec bonheur et produisit la précocité brillante de M. Villemain. M. Guizot lui-même, qui commençait gravement à percer, lui dut sa première chaire (19). Duperron, comme Fontanes, était, en son temps, un oracle souvent cité, un poète rare et plus regretté que lu; après avoir brillé par des essais trop épars, lui aussi il parut à un certain moment quitter la poésie pour les hautes dignités et la représentation officielle du goût à la cour. Il est vrai que Fontanes, grand-maître, n'écrivit pas de gros traités sur l'Eucharistie, et qu'il lui manque, pour plus de rapport avec Duperron, d'avoir été cardinal comme l'abbé Maury. Celui-ci même semble s'être véritablement chargé de certains contrastes beaucoup moins dignes de ressemblance. Pourtant il y a cela encore entre l'hôte de Bagnolet et celui de Courbevoie, que la légèreté profane et connue de quelques-uns de leurs vers ne nuisit point à la chaleur de leurs manifestations chrétiennes et catholiques. Le cardinal Duperron avait, dans sa jeunesse, écrit de tendres vers, tels que ceux-ci, à une ''infidèle'' :
 
::M'appeler son triomphe et sa gloire mortelle,
::Et tant d'autres doux noms choisis pour m'obliger,
::Indignes de sortir d'un courage (20) fidèle,
::Où, si soudain après, l'oubli s'est vu loger!
 
::Tu ne me verras plus baigner mon oeil de larmes
::Pour avoir éprouvé le feu de tes regards;
::Le temps contre tes traits me donnera des armes,
::Et l'absence et l'oubli reboucheront tes dards.
 
::Adieu, fertile esprit, source de mes complaintes,
::Adieu, charmes coulans dont j'étais enchanté
::Contre le doux venin de ces caresses feintes
::Le souverain remède est l'incrédulité.
 
Et le théologien vieilli, en les relisant avec pleurs, regrettait aussi, je le crains, la déesse aux douces amertumes :
 
::… Non est dea nescia nostrî
::Quae dulcem curis miscet amaritiem.
 
Ce qui revient à l'ode de Fontanes :
 
::Répands-y le charme suprême
::Et des plaisirs et des maux même
::Que je t'ai dus dans nies beaux jours.
 
Mais c'est bien assez pousser ce parallèle pour ceux qui ont un peu oublié Duperron. Pour ceux qui s'en souviendraient trop, ne fermons pas sans rompre. Le Courbevoie, de Fontanes se décorait de décence, s'ennoblissait par un certain air de voisinage avec le séjour de Rollin par un certain culte purifiant des hôtes de Bâville, de Vignai et de Fresne.
 
Plus loin encore que Duperron, et à l'extrémité de notre horizon littéraire, je ne fais qu'indiquer comme analogue de Fontanes pour cette manière de rôle intermédiaire, Mellin de Saint-Gelais, élégant et sobre poète, armé de goût, qui, le dernier de l'école de Marot, sut se faire respecter de celle de Ronsard, et se maintint dans un fort grand état de considération à la cour de Henri II.
 
M. Villemain, d'abord disciple de M. de Fontanes dans la critique qu'il devait bientôt rajeunir et renouveler, l'allait visiter quelquefois dans ces années 1812 et 1813. La chute désormais trop évidente de l'empire, l'incertitude de ce qui suivrait, redoublaient dans l'ame de M. de Fontanes les tristesses et les rêveries du déclin :
 
::Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.
 
Sous le lent nuage sombre, l'entretien délicat et vif n'était que plus doux. M. de Fontanes avait souvent passé sa journée à relire quelque beau passage de Lucrèce et de Virgile, à noter sur les pages blanches intercalées dans chacun de ses volumes favoris quelques réflexions plutôt morales que philologiques, quelques essais de traduction fidèle « J'ai travaillé ce matin, disait-il; ces vers de Virgile, vous savez :
 
::Et varios ponit foetus autumnus, et altè
::Mitis in apricis coquitur vindemia saxis;
 
« ces vers-là ne me plaisent pas dans Delille : les ''côtes vineuses'', les ''grappes paresseuses''; voici qui est mieux, je crois :
 
::Et des derniers soleils la chaleur affaiblie
::Sur les coteaux voisins cuit la grappe amollie. »
 
Il cherchait par ces sous en ''i'' (cu''it'' la grappe amol''lie''; à rendre l'effet mûrissant des désinences en ''is'' du latin. Sa matinée s'était passée de la sorte sur cette douce note virgilienne, dans cet épicuréisme du goût. Ou bien, la serpe en main, soignant ses arbustes et ses fleurs, il avait peut-être redit, refait en vingt façons ces deux vers de sa ''Maison Rustique'':
 
::L'enclos où la serpette arrondit le pommier,
::Où la ''trei''lle en ''grim''pant ''rit'' aux lieux du fermier,
 
et ce dernier vers enfin, avec ses ''r'' si bien redoublés et rapprochés, lui avait, à son gré, paru sourire.
 
Ou encore, dans ce verger baigné de la Seine, au bruit de la vague expirante, il avait exprimé amoureusement, comme d'un seul soupir, la muse de l'antique idylle,
 
::Enflant près de l'Alphée une flûte docile;
 
et ce doux souffle divinement trouvé lui avait empli l'ame et l'oreille presque tout un jour, comme tel vers du ''Lutrin'' à Boileau (21).
 
Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Villemain avait été chargé d'un éloge de Duroc qui devait le produire près de l'empereur. Il s'y trouvait un portrait de l'aide-de-camp, piquant, rapide, brillamment enlevé ; l'autre jour, le délicieux causeur, avec une pointe de raillerie, nous le récitait encore; rien que ce portrait-là portait avec lui toute une fortune sous l'empire; mais y avait-il encore un empire? Et si M. Villemain qui déjà, dans sa curiosité éveillée, lisait Pitt, Fox, venait à en parler, et se rejetait à l'espoir d'un gouvernement libre et débattu comme en Angleterre : « Allons, allons, lui disait M. de Fontanes, vous vous gâterez le goût avec toutes ces lectures. Que feriez-vous sous un gouvernement représentatif? Bédoch vous passerait! » Mot charmant, dont une moitié au moins reste plus vraie qu'on n'ose le dire ! N'est-ce pas surtout dans les gouvernemens de majorité, si excellens à la longue pour les garanties et les intérêts, que le goût souffre et que ''les délicats sont malheureux. ''
 
La parole vive, spirituelle, brillante; y a son jeu, son succès, je le sais bien; mais, tout à côté, la parole pesante y a son poids. Qu'y faire? On ne peut tout unir On avance beaucoup sur plusieurs points, on perd sur un autre ; l'utile dominant se passe aisément du fin et le Bédoch (puisque Bedoch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis XIV.
 
Nous en conviendrons d'ailleurs, M. de Fontanes n'aimait point assez sans doute les difficultés des choses ; il n'en avait pas la patience; et l'on doit regretter pour son beau talent de prose qu'il ne l'ait jamais appliqué à quelque grand sujet approfondi. ''L’Histoire de Louis XI'' qu'il avait commencée est restée imparfaite : ''une Histoire de France'', dont il parlait beaucoup, n'a guère été qu’un projet. Lui-même cite quelque part Montesquieu, lequel, à propos des lois ripuaires, visigothes et bourguignonnes, dont il débrouille le chaos, se compare à Saturne ''qui dévore des pierres''. L'estomac de son esprit, à lui, n'était pas de cette force-là. Son ami Joubert, en le conviant un peu naïvement à la lecture de ''Marculphe'' avait soin toutefois de ne lui conseiller que la ''préface''. Son imagination l'avait fait; avant tout, poète, c'est-à-dire volage.
 
On est curieux de savoir, dans ce rôle important et prolongé de Fontanes an sein de la littérature, soit avant 89, soit depuis 1800, quelle était sa relation précise avec Delille. Etait il disciple, était-il rival? - Ayant débuté en 1780, c'est-à-dire dix ans après le traducteur des ''Géorgiques''; Fontanes le considérait comme maître, et en toute occasion il lui marqua une respectueuse déférence. Mais il est aisé de sentir qu'il le loue plus qu'il ne l'adopte, et que, depuis la traduction des ''Géorgiques'', il le juge en relâchement de goût. D'ailleurs, il appuya ''l'homme des Champs'' dans le ''Mercure'' (22) ; lorsqu'il s’agit de rétablir l'absent boudeur sur la liste de l'institut, il prit sur lui de faire la démarche, et, sans avoir consulté Delille, il se porta garant de son acceptation. Les choses entre eux en restèrent là dans une mesure parfaitement décente, plus froide pourtant que ces témoignages ne donneraient à penser. Delille n’avait qu’un médiocre empressement vers Fontanes. En poésie et en art, on est dispensé d'aimer ses héritiers présomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler à Delille un héritier collatéral, qui aurait été quelque peu un assassin, si l'indolent avait voulu. Mais sa poésie craignait le public, et la vitre des libraires plus encore que celle du brillant descriptif ne les cherchait.
 
On peut se faire aujourd'hui une autre question dont nul ne s'avisait dans le temps quelle fut la relation de Fontanes à Millevoye? - Fontanes est un maître, Millevoye n'est qu'un élève. Venu aux écoles centrales peu après que la proscription de fructidor en eut éloigné Fontanes, Millevoye ne put avoir avec lui que des rapports tout-à-fait rares et inégaux. Mais la considération, qui est tant pour les contemporains, compte bien peu pour la postérité; celle-ci ne voit que les restes du talent; en récitant ''la Chute des Feuilles'', elle songe au ''Jour des Morts'', et elle marie les noms.
 
Millevoye n'eût jamais été pour personne un héritier présomptif bien vivace et bien dangereux : mais Lamartine naissant!.... qu'en pensa Fontanes? Il eut le temps, avant de mourir, de lire les premières ''Méditations'' : je doute qu'il se soit donné celui de les apprécier. Dénué de tout sentiment jaloux, il avait ses idées très arrêtées en poésie française et très négatives sur l'avenir, Il admettait la régénération par la prose de Châteaubriand, point par les vers : «''Tous les vers sont faits'', répétait-il souvent avec une sorte de dépit involontaire, ''tous les vers sont faits''! » c'est-à-dire, il n'y a plus à en faire après Racine. Il s'était trop redit cela de bonne heure à lui-même dans sa modestie pour ne pas avoir quelque droit, en finissant, de le redire sur d'autres dans son impatience.
 
Mais nous avons anticipé. Les évènemens de 1813 remirent politiquement en évidence M. de Fontanes. Au sénat où il siégeait depuis sa sortie du corps législatif, il fut chargé, d'après le désir connu de l'empereur, du rapport sur l'état des négociations entamées avec les puissances coalisées, et sur la rupture de ce qu'on appelle les conférences de Châtillon. C'était la première fois que Napoléon consultait ou faisait semblant. Le rapport concluait, après examen des pièces, en invoquant la paix, en la déclarant possible et dans les intentions de l'empereur, mais à la fois en faisant appel à un dernier élan militaire pour l'accélérer. Ceux qui avaient toujours présent le discours de 1808 au corps législatif, ceux qui partageaient les sentimens de résistance exprimés concurremment par M. Lainé, purent trouver ce langage faible : Bonaparte dut le trouver un peu froid et bien mêlé d'invocations à la paix; dans le temps en général, il parut digne (23). 1814 arriva avec ses désastres. M. de Fontanes souffrait beaucoup de cet abaissement de nos armes ; il n'aimait guère plus voir en France les cocardes que la littérature d'outre-Rhin (24). Sa conduite dans tout ce qui va suivre fut celle d'un homme honnête, modéré, qui cède, mais qui cède au sentiment, jamais au calcul.
 
Il avait, je l'ai dit, un grand fonds d'idées monarchiques, une horreur invincible de l'anarchie, un amour de l'ordre, de la stabilité presque à tout prix, et de quelque part qu'elle vînt. Le premier article de sa charte était dans Homère :
 
::Le pire des états, c'est l'état populaire.
 
Il disait volontiers comme ce sage satrape dans Hérodote : ''Puissent les ennemis des Perses user de la démocratie''! Il croyait cela vrai des grands états modernes, même des états anciens et de ces républiques grecques qui n'avaient acquis, selon lui, une grande gloire que dans les momens où elles avaient été gouvernées comme monarchiquement sous un seul chef, Miltiade, Cimon, Thémistocle, Périclès., Mais, ce point essentiel posé, le reste avait moins de suite chez lui et variait au gré d'une imagination aisément enthousiaste ou effarouchée; que, par bonheur, fixait en définitive l'influence de la famille. La réputation officielle ment souvent; il l'a remarqué lui même, et cela peut surtout s'appliquer à lui. Ce serait une illusion de perspective que de faire de M. de Fontanes un politique : encore un coup, c'était un poète au fond. Son ''dessous de cartes'', le voulez vous savoir? comme disait M. de Pomponne de l'amour de Mme de Sévigné pour sa fille. En 1805, président du corps législatif, il ne s'occupe en voyage que du poème des ''Pyrénées'' et des stances à l'ancien manoir de ses pères. En 1815, président du collège électoral à Niort, il fait les stances à la fontaine du Vivier et aux mânes de son frère. Voilà le ''dessous de cartes'' découvert : peu de politiques en pourraient laisser voir autant.
 
En 1814, au sénat, il signa la déchéance, mais ce ne fut qu'avec une vive émotion, et en prenant beaucoup sur lui; il fallut que M. de Talleyrand le tînt quelque temps à part, et, par les raisons de salut public, le décidât. On l'a accusé, je ne sais sur quel fondement, d'avoir rédigé l'acte même de déchéance, et je n'en crois rien (25). Mais il n'en est peut-être pas ainsi d'autres actes importans et mémorables d'alors, sous lesquels il y aurait lieu à meilleur droit, et sans avoir besoin d'apologie, d'entrevoir la plume de M. de Fontanes. Cela se conçoit : il était connu par sa propriété de plume et sa mesure; on s'adressait à lui presque nécessairement, et il rendait à la politique, dans cette crise, des services de littérateur, services anonymes, inoffensifs, désintéressés, et auxquels il n'attachait lui-même aucune importance. Mais voici à ce propos une vieille histoire.
 
On était en 1778; deux beaux-esprits qui voulaient percer, M. d'Oigny et M. de Murville, concouraient pour le prix de vers à l'Académie française. Quelques jours avant, le terme de clôture fixé pour la réception des pièces, M. d'Oigny va trouver M. de Fontanes et lui dit: « Je concours pour le prix, mais ma pièce n'est pas encore faite, il y manque une soixantaine de vers; je n'ai pas le temps, faites-les moi. » Et M. de Fontanes les lui fit. M. de Murville, sachant cela, accourt à son tour vers M. de Fontanes : « Ne me refusez pas, je vous en prie, le même service. » Et le service ne fut pas refusé. On ajoute que les passages des deux pièces, que cita avec éloge l'Académie, tombèrent juste aux vers de Fontanes.
 
Ce que M. de Fontanes, poète, était en 1778, il l'était encore en 1814 et 1815; l'anecdote, au besoin, peut servir de clé (26). – Les sentimens, en tout temps publiés ou consignés dans ses vers, font foi de la sincérité avec laquelle, au milieu de ses regrets, il dut accueillir le retour de la race de Henri IV. Encore grand-maître lors de la distribution des prix de 1814, il put, dans son discours, avec un côté de vérité qui devenait la plus habile transition, expliquer ainsi l'esprit de l'université sous l'empire . « Resserrée dans ses fonctions modestes, elle n'avait point le droit de juger les actes politiques; mais les vraies notions du juste et de l'injuste étaient déposées dans ces ouvrages immortels dont elle interprétait les maximes. Quand le caractère et les sentimens français pouvaient s'altérer de plus en plus par un mélange étranger, elle faisait lire les auteurs qui les rappellent avec le plus de grace et d'énergie. L'auteur du ''Télémaque'' et Massillon prêchaient éloquemment ce qu'elle était obligée de taire devant le génie des conquêtes, impatient de tout perdre et de se perdre lui-même dans l'excès de sa propre ambition. « En rétablissant ainsi l'antiquité des doctrines littéraires, elle a fait assez voir, non sans quelque péril pour elle-même, sa prédilection pour l'antiquité des doctrines politiques.
 
« Elle s'honore même des ménagemens nécessaires qu'elle a dû garder pour l'intérêt de la génération naissante; et, sans insulter ce qui vient de disparaître, elle accueille avec enthousiasme ce qui nous est rendu. »
 
Mais, en parlant ainsi, le grand-maître était déjà dans l'apologie et sur la défensive; les attaques, en effet, pleuvaient de tous côtés. Nous avons sous les yeux des brochures ultrà-royalistes publiées à cette date, et dans lesquelles il n'est tenu aucun compte à M. de Fontanes de ses efforts constamment religieux et même monarchiques au sein de l'université. Enfin, le 17 février 1815, une ordonnance émanée du ministère Montesquiou détruisit l'université impériale, et, dans la réorganisation qu'on y substituait, M. de Fontanes était évincé. Il l'était toutefois avec égard et dédommagement; on y rendait hommage, dans le préambule, aux hommes qui avaient sauvé les bonnes doctrines au sein de l'enseignement impérial, et qui avaient su le diriger souvent contre le but même de son institution.
 
L'ordonnance fut promulguée le 21 février, et Napoléon débarquait le 5 mars. Il s'occupait de tout à l'île d'Elbe, et n'avait pas perdu de vue M. de Fontanes. En passant à Grenoble, il y reçut les autorités et le corps académique, qui en faisait partie; il dit à chacun son mot, et au recteur il parla de l'université et du grand-maître : - « Mais, sire, répondit le recteur, on a détruit votre ouvrage, on nous a enlevé M. de Fontanes; » et il raconta l'ordonnance récente. - Eh bien! dit Napoléon pour le faire parler, et peut-être aussi n'ayant pas très haute idée de son grand-maître comme administrateur, vous ne devez pas le regretter beaucoup, M. de Fontanes : un poète, à la tête de l'université! » Mais le recteur se répandit en éloges (27). Napoléon crut volontiers que M. de Fontanes, frappé d'hier et mécontent, viendrait à lui.
 
Installé aux Tuileries, il songea à son absence; il en parla. Une personne intimement liée avec M. de Fontanes fut autorisée à l'aller trouver et à lui dire : « Faites une visite aux Tuileries, vous y serez bien reçu, et le lendemain vous verrez votre réintégration dans le ''Moniteur''. - Non, répondit-il en se promenant avec agitation; non, je n'irai pas. On m'a dit courtisan, je ne le suis pas. A mon âge,... toujours aller de César à Pompée, et de Pompée à César, c'est impossible! » - Et, dès qu'il le put, il partit en poste pour échapper plus sûrement au danger du voisinage. Il n'alla pas à Gand, c'eût été un parti trop violent, et qu'il n'avait pas pris d'abord : mais il voyagea en Normandie, revit les Andelys, la forêt de Navarre, regretta sa jeunesse, et ne revint que lorsque les cent jours étaient trop avancés pour qu'on fît attention à lui. Toute cette conduite doit sembler d'autant plus délicate, d'autant plus naturellement noble, que, sans compter son grief récent contre le gouvernement déchu, son imagination avait été de nouveau séduite par le miracle du retour et, comme quelqu'un devant lui s'écriait, en apprenant l'entrée à Grenoble ou à Lyon : « Mais c'est effroyable! c'est abominable! » - Eh! oui, avait-il riposté, et ce qu'il y a de pis, c'est que c'est admirable ! »
 
Nous avons franchi les endroits les plus difficiles de la vie politique de M. de Fontanes, et nous avons cherché surtout à expliquer l'homme, à retrouver le poète dans le personnage, sans altérer ni flatter. La pente qui nous reste n'est plus qu'à descendre. Il alla voir à Saint-Denis Louis XVIII revenant, qui l'accueillit bien, comme on le peut croire. Diverses sortes d'égards et de hauts témoignages, le titre de ministre d'état et d'autres ne lui manquèrent pas. Il ne fit rien d'ailleurs pour reconquérir la situation considérable qu'il avait perdue. Il fut, à la chambre des pairs, de la minorité indulgente dans le procès du maréchal Ney. Les ferveurs de la chambre de 1815 ne le trouvèrent que froid : monarchien décidé en principe, mais modéré en application, il inclina assez vers M. Decazes, tant que M. Decazes ne s'avança pas trop. Quand il vit le libéralisme naître, s'organiser, M. de Lafayette nommé à la chambre élective, il s'effraya du mouvement nouveau qu'il imputait à la faiblesse du système, et revira légèrement. On le vit, à la chambre des pairs, parler, dans la motion Barthélemy, pour la modification de la loi des élections qu'il avait votée en février 1817, et bientôt soutenir, comme rapporteur, la nouvelle loi en juin 1820. Tout cela lui fait une ligne politique intermédiaire, qu'on peut se figurer, en laissant à gauche le semi-libéralisme de M. Decazes, et sans aller à droite jusqu'à la couleur pure du pavillon Marsan.
 
En 1819, une grande douleur le frappa. M. de Saint-Marcellin, jeune officier, plein de qualités aimables et brillantes, mais qui ne portait pas dans ses opinions politiques cette modération de M. de Fontanes, et de qui M. de Chateaubriand a dit que son indignation avait l'éclat de son courage, fut tué dans un duel, à peine âgé de vingt-huit ans. La tendresse de M. de Fontanes en reçut un coup d'autant plus sensible qu'il dut être plus renfermé.
 
M. de Châteaubriand, à l'époque où il forma, avec le duc de Richelieu., le premier ministère Villèle, avait voulu rétablir la grande maîtrise de l'université, en faveur de M. de Fontanes. Au moment où il partait pour son ambassade de Berlin, il reçut ce billet, le dernier que lui ait écrit son ami :
 
« Je vous le répète : je n'ai rien espéré, ni rien désiré, ainsi je n'éprouve aucun désappointement.
 
« Mais je n'en suis pas moins sensible aux témoignages de votre amitié : ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde. »
 
Les deux amis s'embrassèrent une dernière fois, et ne se revirent plus. M. de Fontanes fut atteint, le 10 mars 1821, dans la nuit du samedi au dimanche, d'une attaque de goutte à l'estomac, qu'il jugea aussitôt sérieuse. Il appela son médecin, et fit demander un prêtre. Le lendemain, il semblait mieux; après quelques courtes alternatives, dans l'intervalle desquelles on le retrouva plus vivant d'esprit et de conversation que jamais, l'apoplexie le frappa le mercredi soir. Le prêtre vint dans la nuit : le malade, en l'entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur : «''0 mon Jésus! mon Jésus''! » Poète du ''Jour des Morts'' et de ''la Chartreuse'', tout son cœur revenait dans ce cri suprême. Il expira le samedi, 17 mars, à sept heures sonnantes du matin.
 
À deux reprises, dans la première nuit du samedi au dimanche, et dans celle du mardi au mercredi, il avait brûlé, étant seul, des milliers de papiers. Peut-être des vers, des chants inachevés de son poème, s'y trouvèrent-ils compris. Il était bien disciple de celui qui vouait au feu ''l'Enéide''.
 
On doit regretter que les œuvres de M. de Fontanes n'aient point pu se recueillir et paraître le lendemain de sa mort : il semble que c'eût été un moment opportun. Ce qu'on a depuis appelé le combat romantique n'était qu'à peine engagé, et sans la pointe de critique qui a suivi. Dans la clarté vive, mais pure, des premières ''Méditations'', se serait doucement détachée et fondue à demi cette teinte poétique particulière qui distingue le talent de M. de Fontanes; et qui en fait quelque chose de nouveau par le sentiment en même temps que d'ancien par le ton. Sa strophe, accommodée à Rollin, aurait déploré tout haut la ruine du ''Château de Colombe'', et noté à sa manière ''la Bande noire'', contre laquelle allait tonner Victor Hugo. Les chants de ''la Grèce sauvée'' auraient pris soudainement un intérêt de circonstance, et trouvé dans le sentiment public éveillé un écho inattendu.
 
Aujourd'hui, au contraire, il est tard ; plusieurs de ces poésies, qui n'ont jamais paru, ont eu le temps de fleurir et de défleurir dans l'ombre : elles arrivent au jour pour la première fois dans une forme déjà passée; elles ont manqué leur heure. Mais, du moins, il en est quelques-unes pour qui l'heure ne compte pas, simples graces que l'haleine divine a touchées en naissant, et qui ont la jeunesse immortelle. Celles-ci viennent toujours à temps, et d'autant mieux aujourd'hui que l'ardeur de la querelle littéraire a cessé, et qu'on semble disposé par fatigue à quelque retour. Quoi qu'il en soit, ce recueil s'adresse et se confie particulièrement à ceux qui ont encore de la piété littéraire.
 
C'est une urne sur un tombeau : qu'y a-t-il d'étonnant que quelques-unes des couronnes de l'autre hier y soient déjà fanées? J'y vois une harmonie de plus, un avertissement aux jeunes orgueils de ce qu'il y a de si tôt périssable dans chaque gloire.
 
M. de Fontanes représente exactement le type du goût et du talent poétique français dans leur pureté et leur atticisme, sans mélange de rien d'étranger, goût racinien, fénelonien, grec par instans, toutefois bien plus latin que grec d'habitude, grec par Horace, latin du temps d'Auguste, voltairien du siècle de Louis XIV. Je crois pouvoir le dire : celui qui n'aurait pas en lui de quoi sentir ce qu'il y a de délicat, d'exquis et d'à peine marqué dans les meilleurs morceaux de Fontanes, le petit parfum qui en sort, pourrait avoir mille qualités fortes et brillantes, mais il n'aurait pas une certaine finesse légère, laquelle jusqu'ici n'a manqué pourtant à aucun de ceux qui ont excellé à leur tour dans la littérature française. Le temps peut-être est venu où de telles distinctions doivent cesser, et nous marchons, des voix éloquentes nous l'assurent, à la grande unité, sinon à la confusion, des divers goûts nationaux, à l'alliance, je le veux croire, de tous les atticismes. En attendant, M. de Fontanes nous a semblé intéressant à regarder de très près. Il était à maintenir dans la série littéraire française comme la dernière des figures pures, calmes et sans un trait d'altération, à la veille de ces invasions redoublées et de ce renouvellement par les conquêtes. Qu'il vive donc à son rang désormais, paisible dans ce demi-jour de l'histoire littéraire qui n'est pas tout-à-fait un tombeau! Qu'un reflet prolongé du XVIIe siècle, un de ces reflets qu'on aime, au commencement du XVIIIe, à retrouver au front de Daguesseau, de Rollin, de Racine fils et de l'abbé Prévost, se ranime en tombant sur lui, poète, et le décore d'une douce blancheur!
 
 
xxxxxxxxxx
 
<small>(1) Voir ''Critiques et Portraits'', tom. III, pag. 296-302.</small>
 
<small>(2) '' Mercure'', germinal an IX.</small>
 
<small>(3) ''Mercure'', floréal et fructidor an I.</small>
 
<small>(4) Germinal an X.</small>
 
<small>(5) Ils ont été odieux sous le couvert d'autrui, et avec tout le fiel de la haine, dans l'histoire dite ''de l'abbé de Montgaillard'' : on ne craint pas d'indiquer de telles injures, que détruit l'excès même du venin et que leur grossièreté flétrit.</small>
 
<small>(6) Ceci confirme et complète sur un point l'essentielle notice de M. Roger, qui nous
complète nous-même sur beaucoup d'autres points.</small>
 
<small>(7) A la façon dont les auteurs de ''l'Histoire Parlementaire de la Révolution Française'' parlent de ce discours (tom. XXXIX, pag. 59), on voit qu'au sortir des couleurs fortes et tranchées des époques antérieures ils n'ont pas pris la peine d'entrer dans les nuances, ni de les vouloir distinguer.</small>
 
<small>(8) Mais il faut donner le texte même, l'incomparable texte de cette note insérée au ''Moniteur'' du 15 décembre 1808, et qui résume, comme une charte, toute la théorie politique de l'empire :</small>
 
<small>« Plusieurs de nos journaux ont imprimé que S. M. l'impératrice, dans sa réponse à la députation du corps législatif, avait dit qu'elle était bien aise de voir que le premier sentiment de l'empereur avait été pour le corps législatif, qui représente la nation.</small>
 
<small>« S. M. l'impératrice n'a point dit cela; elle connaît trop bien nos constitutions, elle sait trop bien que le premier représentant de la nation, c'est l'empereur : car tout pouvoir vient de Dieu et de la nation.</small>
 
<small>« Dans l'ordre de nos constitutions, après l'empereur est le sénat; après le sénat, est le conseil d'état; après le conseil d'état, est le corps législatif; après le corps législatif viennent chaque tribunal et fonctionnaire public dans l'ordre de ses attributions; car, s'il y avait dans nos constitutions un corps représentant la nation, ce corps serait souverain; les autres ne seraient rien, et ses volontés seraient tout.</small>
 
<small>« La convention, même le corps législatif, ont été représentans. Telles étaient nos constitutions alors. Aussi le président disputa-t-il le fauteuil au roi, se fondant sur ce principe, que le président de l'assemblée de la nation était avant les autorités de la nation. Nos malheurs sont venus en partie de cette exagération d'idées. Ce serait une prétention chimérique, et même criminelle, que de vouloir représenter la nation avant l'empereur.</small>
 
<small>« Le corps législatif, improprement appelé de ce nom, devrait être appelé conseil-législatif, puisqu'il n'a pas la faculté de faire les lois, n'en ayant pas la proposition. Le conseil législatif est donc la réunion des mandataires des collèges électoraux. On les appelle députés des départemens, parce qu'ils sont nommés par les départemens... »</small>
 
<small>Le reste de la note ne fait que ressasser les mêmes idées, la même logique, et dans le même ton. Cet injurieux bulletin arriva à travers le vote de je ne sais quelle loi fort innocente (une portion du Code d'instruction criminelle, je crois), qui essuya du coup plus de quatre-vingts boules noires; ce qui, de mémoire de corps législatif, ne s'était guère vu.</small>
 
<small>(9) M. de Montesquiou, qui ne fut nommé qu'en 1810.</small>
 
<small>(10) Contradiction et illusion! En même temps qu'il proclamait cette victoire définitive de l'esprit, Napoléon méconnaissait l'esprit dans sa propre essence, et il croyait que, pour le produire, il suffit de le commander. Je trouve dans les papiers de Fontanes la note suivante, dictée par l'empereur à Bordeaux, le 12 avril 1808, et adressée au ministre de l'intérieur. M. Halma, bibliothécaire de l'impératrice, avait demandé, par une note à l'empereur, d'être nommé le continuateur de Velly, Villaret et Garnier; il s'était proposé, en outre, pour continuer ''l'Abrégé Chronologique'' du président Hénault. L'empereur avait renvoyé cette propo sinon au ministre de l'intérieur. M. Cretet avait répondu que la demande de M. Halma ne pouvait être accueillie, par la raison que ce n'était pas au gouvernement à intervenir dans une semblable entreprise; qu'il fallait la laisser à la disposition des gens de lettres, et qu'il convenait de réserver les encouragemens pour des objets d'un plus vaste intérêt. Informé de cette réponse, l'empereur prend feu, et dicte la note secrète que voici :</small>
 
<small>« Je n'approuve pas les principes énoncés dans la note du ministre de l'intérieur. Ils étaient vrais il y a vingt ans, ils le seront dans soixante; mais ils ne le sont pas aujourd'hui. Velly est le seul auteur un peu détaillé qui ait écrit sur l'histoire de France; ''l'Abrégé chronologique'' du président Hénault est un bon livre classique : il est très utile de les continuer l'un et l'autre. Velly finit à Henri IV, et les autres historiens ne vont pas au-delà de Louis XIV. ''Il est de la plus grande importance'' de s'assurer de ''l'esprit'' dans lequel écriront les continuateurs. La ''jeunesse'' ne peut bien juger les faits que d'après la manière dont ils lui seront présentés. ''La tromper'' en lui retraçant des souvenirs,c'est lui préparer des erreurs pour l'avenir. J'ai chargé le ministre de la police de veiller à la continuation de Millot, et je désire que les deux ministres se concertent pour faire continuer Velly et le président Hénault. Il faut que ce travail soit confié non-seulement à des auteurs d'un vrai talent, mais encore à des hommes attachés, qui présentent les faits sous leur véritable point de vue, et qui préparent une instruction saine, en prenant ces historiens au moment où ils s'arrêtent et en conduisant l'histoire jusqu'en l'an VIII.</small>
 
<small>«''Je suis bien loin de compter la dépense pour quelque chose''. Il est même dans mon intention que le ministre fasse comprendre qu'il n'est ''aucun travail'' qui puisse ''mériter davantage'' ma protection.</small>
 
<small>« Il faut faire sentir à chaque ligne l'influence de la cour de Rome, des billets de confession, de la révocation de l'édit de Nantes, du ridicule mariage de Louis XIV avec Mme de Maintenon, etc. Il faut que la faiblesse qui a précipité les ''Valois'' du trône, et celle des ''Bourbons'', qui ont laissé échapper de leurs mains les rênes du gouvernement, excitent les mêmes sentimens.</small>
 
<small>« On doit être juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, mais sans être adulateur. On doit peindre les massacres de ''septembre'' et les horreurs de la révolution du même pinceau que l'inquisition et les massacres des ''seize''. Il faut avoir soin d'éviter toute réaction en parlant de la révolution. Aucun homme ne pouvait s'y opposer. Le blâme n'appartient ni à ceux qui ont péri, ni à ceux qui ont survécu. Il n'était pas de force individuelle capable de changer les élémens et de prévenir les évènemens qui naissaient de la nature des choses et des circonstances.</small>
 
<small>« Il faut faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos des assemblées provinciales, les prétentions des parlemens, le défaut de règle et de ressorts dans l'administration; cette France bigarrée, sans unité de lois et d'administration, étant plutôt une réunion de vingt royaumes qu'un seul état; de sorte qu'on ''respire'' en arrivant à l'époque où l'on a joui des bienfaits dus à l'unité de lois, d'administration et de territoire. Il faut que la faiblesse constante du gouvernement sous Louis XIV même, sous Louis XV et sous Louis XVI, inspire ''le besoin de soutenir l'ouvrage nouvellement accompli'' et la prépondérance acquise. Il faut que le rétablissement du culte et des autels inspire la crainte de l'influence d'un ''prêtre'' étranger ou d'un confesseur ambitieux, qui pourraient parvenir à détruire le repos de la France.</small>
 
<small>« ''Il n'y a pas de travail plus important''. Chaque passion, chaque parti, peuvent produire de longs écrits pour égarer l'opinion; mais un ouvrage tel que Velly, tel que ''l'Abrégé chronologique'' du président Hénault, ne doivent avoir qu'un seul continuateur. Lorsque cet ouvrage, bien fait et écrit dans une bonne direction, aura paru, personne n'aura la volonté et la patience d'en faire un autre, surtout quand, loin d'être encouragé par la police, on sera ''découragé'' par elle. - L'opinion exprimée par le ministre, et qui, si elle était suivie, abandonnerait un tel travail à l'industrie particulière et aux spéculations de quelques libraires, n'est pas bonne et ne pourrait produire que des résultats fâcheux.</small>
 
<small>« Quant à l'individu qui se présente, la seule question à examiner consiste à savoir s'il a le talent nécessaire, s'il a un bon esprit et si l'on peut compter sur les sentimens qui guideraient ses recherches et conduiraient sa plume. »</small>
 
<small>Tout ce qu'il y a de profondément vrai et de radicalement faux dans cette note mémorable serait matière à longue méditation. Napoléon décrète ''l'esprit'' de l'histoire; c'est heureux qu'il ne décrète pas aussi le talent et la capacité de l'historien. Qu'en dirait Tacite? ''Il faut... il faut''... Ce Tacite aurait été ''découragé'' par la police. On a souvent cité une réponse de Napoléon à Fontanes, quand celui-ci recommandait un jeune homme de haute promesse, en disant: « C'est un beau talent dans un si beau nom. » - « Eh! pour Dieu! monsieur de Fontanes, aurait reparti Napoléon, laissez-nous au moins la république des lettres! » Je ne sais si le mot a été dit; il a été mainte fois répété, et avec variantes: ce sont de ces citations commodes. Mais de quel côté donc (cela fait sourire) ''la république des lettres'' était-elle en danger, je vous en prie?</small>
 
<small>(11) M. Arnault, conseiller de l'université et à la fois secrétaire du conseil, fut à même de desservir de très près le grand-maître et de prêter secours sous main à la résistance de Fourcroy. Il faut dire pourtant que, dans les cent jours, devenu président du conseil, il se conduisit bien et avec égards pour les amis de M. de Fontanes dans l'université. Il a parlé de lui, un peu du bout des lèvres, mais avec convenance, dans ses ''Souvenirs d'un Sexagénaire'', tom. I, pag. 291-292.</small>
 
<small>(12) L'empereur, dans ces libres entretiens, aimait fort à parler littérature, théâtre, et il attaquait volontiers Fontanes sur ces points. Un jour qu'on vantait Talma dans un rôle: « Qu'en pense Fontanes? dit l'empereur; il est pour les anciens, lui! » - « Sire, repartit le spirituel contradicteur, Alexandre, Annibal et César ont été remplacés, mais Lekain ne l'est pas. » Cette sévérité pour Talma est caractéristique chez Fontanes, et tient à l'ensemble de ses jugemens; il ne voulait pas qu'on brisât trop le vers tragique, non plus que les allées des jardins. Il avait vu Lekain dans sa première jeunesse, et en avait gardé une impression incomparable. Il convenait pourtant que, dans ''l'Oreste'' et ''l'OEdipe'' de Voltaire, Talma était supérieur à Lekain; ce qui, de sa part, devenait le suprême aveu. Faut-il ajouter qu'il en voulait à Talma d'être l'objet de je ne sais quelle phrase de Mme de Staël, où elle disait qu'il avait dans les yeux ''l'apothéose du regard''? Et puis Talma s'est beaucoup varié sur les dernières années et a grandi dans des rôles modernes. M. de Fortunes, qui s'en tenait aux anciens, s'irritait surtout qu'on en vînt à ''causer'' comme de la prose le beau vers racinien ''un peu chanté''. - Souvent, dans ces conversations du soir, l'empereur indiquait à Fontanes et développait à plaisir d'étonnans canevas de tragédies historiques ; le poète en sortait tout rempli.</small>
 
<small>(13) Lors du fameux discours de réception que M. de Châteaubriand ne put prononcer à l'Académie, la contenance de Fontanes fut d'un ami ferme et fidèle. On peut lire, au tome II du ''Mémorial de Sainte-Hélène'', la scène dont il fut l'objet à cette occasion, car c'est de lui qu'il s'agit, bien qu'on ne le nomme pas. Dans la suite du ''Mémorial'', l'auteur a jugé à propos d'en venir à l'injure; mais, comme preuve, il ne trouve à citer qu'un trait généreux. Esménard, qui avait eu, disait-on, de graves torts envers Fontanes, visait à l'Académie. Un académicien ami court chez celui qu'on croyait offensé pour s'assurer du fait, déclarant qu'en ce cas Esménard n'aurait pas sa voix : « Tout ce que je puis vous dire, c'est que je lui donne la mienne, » répondit Fontanes. Il a plu à l'auteur du ''Mémorial'' de voir là-dedans une preuve de servilité : «''On peut juger de cet homme'', dit-il, ''par le fait suivant''.” A la bonne heure ! - Pour compléter cet ensemble des relations de Fontanes avec l'empereur, il y aurait encore à relever les divers traits honorables que M. le chevalier Artaud a consignés avec un zèle d'admirateur et d'ami dans son ''Histoire de Pie VII'', les courageux et persévérans conseils qui poussaient à restaurer civilement la religion, et à honorer ses ministres devant les peuples; ce mot échappé à Napoléon dans l'affaire du sacre : « Il n'y a que vous ici qui ayez le sens commun.» Oserons-nous croire pourtant avec M. Artaud (tom. II, pag. 391) que l'ode sur ''l'Enlèvement du Pape'' ait été lue à l'empereur?</small>
 
<small>(14) Ce Choerilus de Samos disait, au début de son poème sur les guerres persiques, se plaignant dès-lors de venir trop tard :</small>
 
<small>::O fortunatus quicumque erat illo tempore peritus cantare</small>
 
<small>::Musarum famulus, cùm intonsum oral adhuc pratum !</small>
 
<small>Ce contemporain de la guerre du Péloponèse pensait déjà comme La Bruyère la première ligne de ses ''Caractères''; il sentait tout le poids d'un grand siècle, de plusieurs grands siècles, comme Fontanes. Il y a long-temps que la roue tourne et que le cercle toujours recommence.</small>
 
<small>(15) L'idée en est prise d'une épigramme d'Archias de Mityléne, mais combien embellie !</small>
 
<small>(16) Je trouve, au XVIIe siècle, une pièce de vers dans ce rhythme, par un abbé de Villiers, ''Stances sur la vieillesse'' (et tout-à-fait séniles) qu'on lit au tome II de la ''Continua¬tion des Mémoires de Sallengre''.</small>
 
<small>(17) Notes de ''l’Essai sur l’homme''.</small>
 
<small>(18) Cette belle ode, dans l'intention du poète, devait être, en effet, dédiée â l'illustre penseur.</small>
 
<small>(19) C’est ainsi encore qu'il poussa très vivement, par un article au ''Journal de l'Empire'' (8 janvier 1806), et par ses éloges en tout lieu, au succès du début tout-à-fait distingué de M. Molé.</small>
 
<small>(20) ''Courage, cœur''.</small>
 
<small>(21) On petit dire de ces vers, comme de tant de vers bien frappés de Boileau, ce que Fontanes a dit lui-même quelque part dans son ''Commentaire'' (imprimé) sur J.-B. Rousseau : « Il n’y a pas là ce qu'on appelle proprement ''harmonie imitative''; mais il existe un rapport très sensible entre le choix des expressions et le cactère de l’image. » On confond un peu tout cela maintenant.</small>
 
<small>(22) Fructidor an VIII. On trouve encore un article de lui sur la nouvelle édition des ''Jardins'', fructidor an IX.</small>
 
<small>(23) On a, au reste, sur les circonstances de ce rapport, plus que les conjectures. La ''Revue Rétrospective'' du 31 octobre 1835 a publié la ''dictée'' de Napoléon par laquelle il traçait à la commission du sénat et au rapporteur le sens de leur examen et presque les ternes mêmes du rapport. Les derniers mots de l'indication impérieuse sont : « Bien dévoiler la perfidie anglaise avant de faire un appel au peuple. - Cette fin doit être une ''philippique''. » Malgré l'ordre précis, la ''philippique'' manque dans le rapport de M. de Fontanes, et la conclusion prend une toute autre couleur, plutôt pacifique : l'empereur ne put donc être content. La ''Revue Rétrospective'', qui fait elle-même cette remarque, n'en tient pas assez compte. Après tout, le rapporteur, dans le cas présent, ne ''manœuvra'' pas tout-à-fait comme le maître le voulait ; en obéissant, il éluda.</small>
 
<small>(24) Le trait est essentiel chez Fontanes : au temps même où il attaquait le plus vivement le Directoire dans ''le Mémorial'', il a exprimé en toute occasion son peu de goût pour les armes des étrangers et pour leur politique : on pourrait citer particulièrement un article du 19 août 1797, intitulé : ''Quelques vérités au Directoire, à l'Empereur et aux Vénitiens'', Par cette manière d'être Français en tout, il restait encore fidèle au Louis XIV.</small>
 
<small>(25) On croit savoir, au contraire, que la rédaction de cet acte est de Lambrechts.</small>
 
<small>(26) Fontanes, littérateur, aimait l'anonyme ou même le pseudonyme. Il publia la première fois sa traduction en vers du passage de Juvénal sur Messaline sous le nom de Thomas, et, pour soutenir le jeu, il commenta le morceau avec une part d'éloges. Je trouve (dans le catalogue imprimé de la bibliothèque de M. de Chêteaugiron) une brochure intitulée : ''Des Assassinats et des Vols politiques, ou des Proscriptions et des Confiscations'', par Th. Raynal (1795), avec l'indication de ''Fontanes'', comme en étant l'auteur sous le nom de Raynal; mais ici il y a erreur : l'ouvrage est de Servan. Dans ''les petites Affiches'' ou feuilles d'annonces du 1er thermidor an VI, se trouvent des vers sur une violette donnée dans un bal :</small>
 
<small>::Adieu, violette chérie,</small>
<small>::Allez préparer mon bonheur...</small>
 
<small>La pièce est signée ''Senatnof'', anagramme de Fontanes. Dans le ''Journal littéraire'', où il fut collaborateur de Clément, il signait L, initiale de Louis. Il deviendrait presque piquant de donner le catalogue des journaux de toutes sortes auxquels il a participé, tantôt avec Dorat (''Journal des Dames''), tantôt avec Linguet (''Journal de Politique et de Littérature''), tantôt, je l'ai dit, avec Clément. Avant d'être au ''Mémorial'' avec La Harpe et Vauxcelles, il fut un moment à ''la Clé du Cabinet'' avec Garat. On n'en finirait pas, si l'on voulait tout rechercher : il serait presque aussi aisé de savoir le compte des journaux où Charles Nodier a mis des articles, et il y faudrait, l'investigation bibliographique d'un Beuchot. On comprend maintenant ce que veut dire cette paresse de Fontanes, laquelle n'était souvent qu'un prêt facile, et une dispersion active. Rien d'étonnant, quand il eût cessé d'écrire aux journaux, que son habitude de plume le fasse soupçonner derrière plus d'un acte public, dans un temps où M. de Talleyrand, avec tout son esprit, ne sut jamais rédiger lui-même deux lignes courantes</small>
 
<small>(27) Bien que M. de Fontanes ne fût pas précisément un administrateur, l'université, sous sa direction, ne prospéra pas moins, grace à l'esprit conciliant, paternel et véritablement ami des lettres, qu'il y inspirait. En face de l'empereur, et particulièrement dans les conseils d'université que celui-ci présida en 1811, et auxquels assistait concurremment le ministre de l'intérieur, M. de Fontanes arrivant à la lutte bien préparé, tout plein des tableaux administratifs qu'on lui avait dressés exprès et représentés le matin même, étonna souvent le brusque interrogateur par le positif de ses réponses et par l'aisance avec laquelle il paraissait posséder son affaire. Son esprit facile et brillant, peu propre au détail de l'administration, saisissait très vite les masses, les résultats; et c'était justement, dans la discussion, ce qui allait à l'empereur.</small>
 
SAINTE-BEUVE.
 
<small>(Sans parler des personnes dont les noms, cités en passant dans l'article, indiquent assez les obligations que je leur ai pour les renseignemens biographiques, je dois remercier tout particulièrement M. de Langeac, un des plus anciens, des plus utiles amis de M. de Fontanes avant 1789, et qui, par un retour de fortune, lui dut ensuite de devenir conseiller ordinaire et chef du secrétariat-général de l'université; et aussi M. Rousselle, aujourd'hui inspecteur général des études, long-temps attaché au cabinet de M. de Fontanes et assidu dans son intimité.)</small>