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{{journal|Clément Brentano|[[Auteur:Heinrich Heine|Henri Heine]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.9 1845}}
 
<center>Lettres de jeunesse de Clément à Bettina (1)<ref> Charlottenbourg, 1844, Baver; - Paris, Klincksieck. </ref></center>
 
Il y a quelque vingt ans, si l'on nous eût demandé comment finirait un jour la jeune pensionnaire qui débutait dans la vie par la correspondance d'''Un Enfant avec Goethe'', la question, avouons-le, nous eût profondément embarrassés. Avec cette cervelle effervescente, ce coeur émancipé dès le premier âge, tout était à prévoir. Aujourd'hui, le phénomène surprendrait moins, nous en avons tant vu depuis. Au XVIe siècle, une femme qui se serait annoncée de la sorte n'eût point manqué de devenir, sur ses vieux jours, nonne ou sorcière. Par malheur, au temps où nous vivons, on ne croit plus aux sorcières, et la vie des cloîtres a perdu bien de sa poésie; en revanche, nous avons la femme libre. En Allemagne, l'emploi ne laissait pas d'offrir sa nouveauté, Bettina le prit, et nous dirons à sa louange qu'elle s'en acquitte à merveille. Impossible de mieux se draper en oracle, de parler d'un ton plus résolu au roi de Prusse, d'un air plus inspiré à la jeunesse des écoles, de paraphraser en style romantique, en périodes musicales pleines de fantaisie et d'élégance, toutes les théories socialistes, toutes les idées d'avenir en germe au sein de la ''jeune Allemagne'', et de faire plus ingénieusement amnistier par le lyrisme de la forme des choses qui, simplement dites, eussent envoyé leur auteur méditer cinq ou six mois en prison. Goethe et Mirabeau, Caroline de Günderode et l'abbé Sieyès, Clément Brentano, Sophie Laroche et Beethoven! les noms ne lui coûtent rien, elle s'en saisit au hasard, comme d'un écheveau qui lui sert à dévider le fil de soie de sa quenouille. On devine quel singulier cliquetis doit résulter d'un pareil assemblage; tout cela est romanesque, bizarre, désordonné; n'importe, au milieu de tant d'extravagances, le trait de génie perce; il y a l'étoile en ce chaos. On a dit du chanteur Garat que c'était la musique même, semblable remarque pourrait se faire au sujet de ''l'enfant''; Bettina, c'est la poésie ni plus ni moins. Prenez son premier livre, cette folle correspondance avec Goethe, le seul après tout d'entre ses ouvrages où l'originalité de sa nature ait franchement passé, vit-on jamais fredaine si sublime? Un souffle inspiré court à travers ces pages frémissantes qu'il anime comme ferait une brise du ciel glissant sous les profondeurs d'un bois sacré. Épanchement d'une ame qui déborde, ces lettres ont en elles je ne sais quoi d'enivrant qui vous monte au cerveau; à la vérité, l'ivresse ne se prolonge pas, chez vous du moins, qui bientôt laissez aller le volume et vous surprenez à sourire. Cependant, la pointe de scepticisme que tout lecteur qui sait son monde se doit à lui-même une fois émoussée, vous y revenez, et, bon gré mal gré, finissez par suivre jusqu'au bout cet enfant exalté que son génie entraîne tantôt par la main le long des prés en fleur, tantôt sur son aile de flamme vers les campagnes du ciel et les royaumes étoilés où Bettina va saisir la musique des sphères, pour vous en rapporter tout à l'heure en chuchotant les mystérieux accords, effrayée elle-même des étranges secrets qui lui échappent, et dont elle mesure à peine la profondeur. Du reste, le mysticisme de ''l'enfant'' n'a rien qui doive trop nous étonner; la soeur de Clément Brentano était à bonne source, et, pour peu qu'on veuille remonter aux écrits de Wackenroeder, à toute cette littérature d'illuminés que suscita le mouvement romantique de Tieck et des Schiegel, et dont se dégage idéale et pure la figure platonicienne de Novalis, on verra par quelles influences d'atmosphère Bettina ne pouvait manquer d'être amenée à cet état d'exaltation que respire sa correspondance.
 
J'ai parlé de Wackenroeder, jeune écrivain de la pléiade berlinoise que la mort prit au lendemain de ses débuts, extatique auteur d'un petit livre intitulé : ''Épanchemens de coeur d'un Religieux dilettante (Herzenergiessungen eines Kunslieb nden Klosterbruders''). Ce titre indique assez les tendances de l'ouvrage. On n'imagine rien de plus chaleureux, de plus fervent, de plus empreint d'enthousiasme et d'ascétisme; ce sont à tout propos des hymnes adressés à Cimabuë, à Fra Angelo da Fiesole, à Raphaël; et encore les saints artistes ne figurent-ils là que comme simples échelons d'où s'élance, pour aller se perdre au sein d'abstractions nébuleuses, le délire apocalyptique du jeune néophyte. « En l'absence de belles créatures, je me sers de certains types que j'ai dans l'ame <ref> « Essendo carestia di belle donne io mi servo di certa idea che me viene al' mente. » (2Raphaël, ''Lettre au comte de Castiglione''.) </ref>, » s'écriait le peintre immortel de la ''Madona di San-Sisto. Ainsi de Wackenroeder; en l'absence d'une idée dominante où vînt s'abîmer son mysticisme, il évoquait l'art et ses interprètes. - Maintenant, au lieu du pâle et maladif jeune homme, supposez une nature active, nerveuse, bondissante, une espiègle de bonne humeur comme ''l'enfant'' devait l'être à seize ans; au lieu d'une ame languissante qui s'épuise à chercher au dehors un élément à son exaltation, supposez une ame amoureuse, ardente, affolée de tout et qui déborde, et, les mêmes influences étant données, vous aurez le mysticisme de Bettina, c'est-à-dire le plus singulier, le plus incroyable, le plus barroque qui se puisse rencontrer, un mysticisme sentimental et religieux, littéraire et philosophique, plein de bruits du printemps et de musique de Beethoven, et qui, somme toute, finit par vous aller au coeur et raviver en lui maintes émotions de jeunesse dont nous ne distinguions plus la profondeur, comme si (me passera-t-on ce langage?) dès long-temps l'herbe avait poussé dessus.
 
Un ingénieux critique, M. Kühne, la plume la plus vigilante et la plus active de la jeune phalange, écrivait naguère très spirituellement que Bettina avait passé sa vie à improviser toute sorte de ballets plus fantastiques les uns que les autres. D'abord ce fut Goethe qu'elle mit sur le piédestal du sanctuaire, uniquement pour décrire autour de lui, avec ou sans écharpe, des pas de bayadère ou de bacchante. Puis vint le tour de Caroline de Günderode, la douce fille cloîtrée qu'elle alla chercher jusqu'au fond de sa cellule de nonne pour la travestir en idole. Enfin, dernièrement, dans son livre politique, c'était encore un pas de trois qu'elle exécutait devant les yeux du roi de Prusse entre M. le bourgmestre et M. le pasteur, une façon de grave menuet sur une de ces ritournelles sérieusement bouffonnes qui eussent édifié nos pères, et que les sceptiques du jour accueillent le sourire aux lèvres. Je ne sais, mais je me trompe, ou ce livre nouveau, cette prétendue correspondance de Clément Brentano, rédigée après coup, n'est qu'une quatrième répétition du manége favori, et le bon Clément m'a bien l'air de venir poser là dans le seul but de fournir à la bayadère allemande l'occasion de révéler au public certains entrechats de fraîche date et de l'initier à plusieurs ronds de jambe dont Fanny Elssler elle-même, en dépit des leçons de M. de Gentz, ne s'était jamais doutée.
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Vis-à-vis d'Arnim, l'époux de Bettina, l'attitude de Clément trahit quelque embarras. Le grand poète avait trop de scepticisme au fond du coeur, trop de fine raillerie au bout des lèvres, pour plaire long temps à notre mystique. Brentano commença par l'aimer d'exaltation : dans cette nature réservée et critique, il n'avait vu d'abord que le romantisme, et ce fut par ce point qu'ils se rencontrèrent; mais, chez Arnim, il y avait plus qu'un romantique, il y avait l'homme de son siècle : aussi, du côté de Brentano, l'enthousiasme ne devait point tarder à se refroidir, et, de désillusion en désillusion, il finit par en venir à regretter la part qu'il avait prise au mariage. « C'est moi, disait-il, qui l'amenai à Bettina, que je livrais par là à la littérature, aux philosophes, à la jeune Allemagne; c'est moi qui suis cause qu'elle n'a plus de religion. Si j'eusse été moins impie à cette époque, j'y aurais regardé à deux fois avant de conduire vers elle un protestant. » La boutade se comprend de reste : on avait entrevu un sectaire, un nouveau frère pour sa thébaïde, et l'on trouvait un esprit fort, une imagination tumultueuse, ardente, folle, si vous voulez, mais au fond point dupe d'elle-même, et qui pouvait impunément, et sans être éblouie le moins du monde, tirer en l'air au clair de lune tous ses merveilleux feux d'artifice; car, s'il y avait du romantique allemand chez Arnim, il y avait aussi du Boccace. Noble et chevaleresque naturel ! Un Berlinois de ses amis nous racontait dernièrement certaine circonstance originale de la première entrevue avec Bettina, et qui prouverait que, lorsque Brentano les présenta l'un à l'autre, nos deux futurs époux s'étaient une fois du moins déjà rencontrés. Un jour, Arnim se promenait ''sous les tilleuls (unter den Linden''), Bettina vint à passer. Achim d'Arnim était beau comme les anges, il avait la noblesse de l'ame empreinte sur tous les traits du visage, et son large front à la Schiller ne respirait qu'enthousiasme et génie ; ''l'enfant'', qui ne marchait point les yeux baissés, sentit la tête lui tourner. Tout entière à sa première impression, Bettina s'approche du poète, et de ce ton résolument mutin qu'elle affecte encore aujourd'hui : « Vous, dit-elle en le dévisageant d'un regard de feu, si vous voulez, je vous épouse. » Arnim sourit, et peu après le mariage se célébra. - Il ne nous appartient point ici de rechercher s'il trouva le bonheur dans cette union fantasque. Les bienséances ont leurs réserves. Contentons-nous de rappeler à ce sujet le mot de Clément; il est significatif: « Arnim, écrit quelque part le frère de Bettina, Arnim vécut tourmenté jusqu'à la fin de l'histoire avec Goethe. » A la bonne heure! on constate volontiers de pareils instincts chez les gens qu'on aime. Voilà nos scrupules levés sur l'homme; quant au poète, Achim d'Arnim est un des plus grands que l'Allemagne ait eus. Nous reviendrons à tous les deux.
 
 
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<small>(1) Charlottenbourg, 1844, Baver; - Paris, Klincksieck. </small><br />
<small>(3) « Essendo carestia di belle donne io mi servo di certa idea che me viene al' mente. » (Raphaël, ''Lettre au comte de Castiglione''.) </small><br />
 
 
HENRI BLAZE.
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