« La marine militaire de la France en 1845 » : différence entre les versions
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Ce n'est pas qu'employés dans une juste proportion, les hommes du recrutement, hommes d'élite pour la plupart, de grande taille et plus forts en général que nos véritables matelots, ne pussent être admis avec avantage à bord de nos navires. Il est certain qu'il y avait tout profit à recevoir à la place de novices encore trop faibles pour figurer dans l'armement d'une pièce de gros calibre ces vigoureux enfans de nos campagnes, dont on pouvait tirer un excellent parti partout ailleurs que sur une vergue; mais leur nombre devait être rigoureusement limité, et si l'on voulait avoir quelque souci de l'honneur et de la sûreté de nos vaisseaux, il fallait bien se garder, même au milieu de la paix la plus profonde, d'excéder jamais ces limites, portées, déjà bien loin. L'avenir de notre marine dépendait donc encore, quoiqu'on en eût pu dire, du développement de notre inscription maritime.
M. l'amiral de Rigny, qui comprenait en homme supérieur tous les inconvéniens inhérens à cette organisation de nos équipages, avait, dès l'année 1831, établi le principe de l'armement permanent d'un certain nombre de vaisseaux. Jusqu'à lui, on avait trouvé tout naturel de n'armer ces grandes machines de guerre qu'au moment du besoin, et on eût volontiers fait comme les Turcs, qui congédient leurs équipages pendant l'hiver pour les rassembler de nouveau au printemps. M. l'amiral de Rigny, qui avait étudié de près la marine anglaise et les élémens d'une supériorité qu'il ne suffit pas de méconnaître pour l'effacer, pensa au contraire que le désarmement de la flotte était la dernière des économies à réaliser, et que, si nous n'entretenions constamment armée une forte division de vaisseaux, nous nous trouverions hors d'état, en présence de quelques éventualités pressantes, d'improviser avec nos ressources factices des armemens que le personnel exubérant dont disposait l'Angleterre, ses institutions vivaces et ses traditions d'escadres lui permettaient de différer impunément jusqu’au dernier moment. Conformément à ce principe que l’illustre amiral eut la gloire d’avoir introduit le premier dans notre marine, nous avions, depuis l’expédition du Tage
Ce n’eût été rien, cependant, si ces onze vaisseaux eussent été des vaisseaux armés à la hâte, comme au temps de la république, et accourant du port pour essayer, le jour même du combat, la portée de leurs canons; mais ces vaisseaux avaient été, pendant plus d'un an, sous les ordres d'un homme qui avait fait du commandement d'une escadre l'espoir et la pensée de toute sa vie : ces vaisseaux avaient exercés par un chef qui comptait bien s'en servir un jour. Tous ceux qui ont connu M. l'amiral Lalande savent avec quelle joie fiévreuse il sentit sous sa main cette réunion de onze vaisseaux, la plus considérable qu'eût eue la France depuis 1815. Homme d'esprit et homme d'action, bouillant, infatigable, présent à tout, se portant sans cesse d'un vaisseau à l'autre, convaincu qu'il fallait se préparer pour un collision prochaine, l'illustre amiral avait fait passer le feu de ses ame dans ces états-majors et ces équipages qu'il pénétrait de sa confiance et électrisait par sa gaieté et son ardeur. Il avait médité avec fruit l'histoire de nos guerres maritimes, que personne ne connaissait mieux que lui, et il savait que les combats de mer sont avant tout de combats d'artillerie. Aussi, persuadé que le succès devait appartenir à celui qui manoeuvrerait le mieux ses canons, il avait consacré tous ses soins à l'instruction militaire de l'escadre : sur les îles désertes qui ferment la rade d'Ourlac du côté de l'est, il avait élevé des simulacres de vaisseaux en pierres sèches. Avec leurs larges raies de batterie peintes à la chaux, ces bâtimens simulés rappelaient les mannequins, coiffés d'un turban et le yataghan à la ceinture, avec lesquels Suwarow habituait ses grenadiers à charger les Osmanlis à la baïonnette. L'amiral les donnait à détruire à ses canonniers, mais il leur promettait de les mettre bientôt aux prises avec des vaisseaux plus faciles à entamer. Ce fut lui qui, frappé des résultats que les Américains avaient obtenus en 1812 par la rapidité de leur tir, introduisit dans notre marine la charge précipitée, consistant à enfoncer à la fois la gargousse et le boulet dans l'ame de la pièce. Il habitua nos matelots à faire voler leurs canons au sabord, leur répétant sans cesse qu'il fallait chercher vite, mais pointer avec calme. Aussi, l'élan de nos équipages, le degré d'instruction auquel ils étaient arrivés, inspiraient à tous nos officiers une confiance extrême; et lorsque notre escadre fut rappelée à Toulon, il leur sembla qu'on leur ravissait une victoire assurée.
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Ayons sans cesse ces chiffres devant les yeux, non pour nous effrayer de l'infériorité numérique de nos forces maritimes, mais pour y pourvoir, et ne nous lassons point de chercher comment notre marine doit se préparer à soutenir une lutte inégale.
<center>II</center>
Ces questions toutes spéciales étaient restées entourées de nuages quand parut, au mois de mai 1844, cette ''Note'' célèbre
D'ailleurs, il faut le reconnaître, le moment était bien choisi pour signaler le danger que nous courions à rester plus long-temps sous l'empire de la routine. Les immenses perfectionnemens qu'avaient déjà reçus les navires à vapeur semblaient devoir favoriser singulièrement la réalisation de la pensée qui avait présidé à la réorganisation de notre puissance navale, et c'était précisément cette partie de notre matériel que nous traitions avec le plus de négligence! La vapeur menaçait l'Angleterre de mettre la marine à la portée de tout grand peuple qui aurait des soldats et des finances prospères, et nous laissions nos rivaux prendre une telle avance dans cette voie nouvelle, que nous nous exposions à ne pouvoir les y suivre. Il importait assurément de nous arracher à cette léthargie, et de fixer par une discussion publique et solennelle les conditions dans lesquelles devait se développer à l'avenir notre matériel naval, et les tendances auxquelles nous devions obéir. Jouets de courans contraires, au moment même où des complications pressantes nous commandaient impérieusement de nous hâter, nous nous trouvions, par une fatalité singulière, condamnés en quelque sorte à l'immobilité. Il fallait indispensablement prendre un parti mais lequel? Rarement une question plus grave s'était posée devant le pays.
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Ce résultat obtenu devait, ce semble, exciter à en poursuivre un autre. Il fallait demander au recrutement une mousqueterie d'élite, comme on lui avait demandé des canonniers; et de même qu'on s'était bien gardé de changer l'uniforme, la discipline ou le nom de ces matelots consacrés à des fonctions spéciales, il fallait avoir sur chaque navire un détachement de soldats-marins que l'on pût, comme les canonniers, employer à tous les services, envoyer sur toutes les vergues. Ces soldats devaient arriver à bord de nos vaisseaux déjà dressés, par un mode d'instruction particulière, à la plupart des manoeuvres qui doivent s'exécuter sur le terrain, aptes par conséquent à former le noyau d'un débarquement, et constituant une mousqueterie qui n'eût point été inférieure à celle que l'institution des soldats de marine assure aux bâtimens anglais et américains.
Les abordages prémédités sont devenus très rares aujourd'hui, parce que c'est une manoeuvre toujours dangereuse et difficile à exécuter; avec les navires à vapeur ils seront beaucoup plus fréquens, et d'ailleurs il arrive déjà très souvent qu'ils terminent un combat dans lequel les deux adversaires, dégréés et peu maîtres de leur manoeuvre, sont jetés l'un sur l'autre par le vent ou la houle. Si, une fois les navires ainsi accrochés, on pouvait s'élancer sur le pont ennemi le sabre aux dents et le pistolet au poing, ce serait une mêlée, une affaire d'arme blanche, dans laquelle l'élan et le courage auraient beau jeu; mais les deux navires, bien qu'accrochés, sont encore séparés par un intervalle de dix ou douze pieds : si quelque mât sert à les réunir, c'est un pont qui offre à peine passage à deux hommes de front. Pendant qu'on se presse sur cet étroit espace, un feu nourri de mousqueterie est échangé d'un bord à l'autre. Celui des hunes plonge et moissonne les officiers qui marchent à la tête des compagnies d'abordage. Chaque coup, s'il est bien dirigé, met un ennemi hors de combat, et l'affaire est souvent décidée par ce feu meurtrier avant qu'on ait pu se joindre corps à corps
Le recrutement pourrait fournir, mien-, que l'inscription elle-même, ces deux classes d'hommes spéciaux, canonniers et soldats de marine, qui ne devraient jamais excéder le quart de l'équipage. Quant aux hommes qui doivent gouverner le navire, et qui sont plus particulièrement chargés du service des hunes, comme les timoniers et les gabiers, ils ne peuvent sortir que de l'inscription, et devraient avoir également reçu une instruction spéciale qui garantit à tout bâtiment de la flotte que ces élémens indispensables ne manqueraient point à la composition de son équipage.
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La marine, quoi qu'on fasse, sera toujours une question d'argent, une des plus lourdes charges du budget. Ce qui importe, c'est que les sacrifices du pays ne soient point faits en pure perte et servent à créer autre chose que des fantômes. Il n'y a point long-temps que de très bons esprits hésitaient encore à admettre la nécessité de constituer une marine en France, et se demandaient si, avec cette vaste frontière à couvrir, avec cette Europe toujours prête à peser sur nous, il nous était permis d'aspirer à être à la fois une grande puissance maritime et une grande puissance continentale. Il leur semblait qu'en abdiquant toute prétention à ce double sceptre, nous établirions plus sûrement notre suprématie en Europe. Concentrer notre action sur le continent, asseoir ainsi notre influence politique sur une base inébranlable, tandis que nous entraînerions à notre suite, dans la voie généreuse où nous les devançons, tous ces peuples initiés par nous aux bienfaits de la liberté et aux idées fécondes de la dignité humaine, c'était laisser, selon eux, un assez beau rôle à la France. La conquête de l'Algérie et les évènemens d'Orient ont mis un terme à ces hésitations. Tournant le dos au Rhin, la France, depuis 1840, prête sans cesse l'oreille aux craquemens redoutables que fait entendre ce vaste empire, rongé par la base à l'autre bout de la Méditerranée. Sa légitime ambition est de faire sentir ses forces aux deux extrémités de ce grand cratère dont l'empereur voulait faire un lac français. Aussi, à aucune autre époque de notre histoire, la marine n'a-t-elle été plus populaire parmi nous qu'elle ne l'est aujourd'hui. Nous avons vu l'accroissement de notre puissance navale proclamé d'un accord unanime comme une nécessité de premier ordre, et la sollicitude publique épouser avec éclat des intérêts qu'on lui avait long-temps reproché de méconnaître. Qui pourrait se défendre de partager cette pieuse émotion et de s'associer à cet enthousiasme? Qui pourrait refuser de concourir à cette oeuvre? Pour moi, je l'avoue, en voyant la nation prête à s'imposer de nombreux sacrifices pour avoir une marine glorieuse, pour faire respecter son pavillon sur les mers comme sur le continent, je me suis senti saisi d'un irrésistible désir d'exprimer tout haut mon espoir et d'élever ma faible voix pour dire à mon pays sous quel signe il pourra vaincre.
E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE, Capitaine de corvette.
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