« Du beau et de l’art » : différence entre les versions

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L'esthétique, ou la théorie du beau et de l'art, est la partie de la philosophie qui a été le plus négligée parmi nous. On ne rencontre pas une seule ligne sur ce grand sujet avant le père André et Diderot. Diderot, qui avait des éclairs de génie, où tout fermentait sans venir à maturité, a semé çà et là une foule d'aperçus ingénieux et souvent contradictoires (1)<ref> ''Pensées sur la Sculpture'', etc. -''Le Salon de 1765'', etc.</ref> ; il n'a pas laissé une théorie sérieuse. Dans une école contraire et meilleure, disciple de saint Augustin et de Malebranche, le père André a composé sur le beau un livre estimable, où il y a plus d'abondance que de profondeur, plus d'élégance que d'originalité (2)<ref> ''OEuvres philosophiques'' du p. André; bibliothèque Charpentier. </ref>. Condillac, qui a écrit tant de volumes, n'a pas même un seul chapitre sur le beau. Ses successeurs ont traité la beauté avec le même dédain; ne sachant trop comment l'expliquer dans leur système, ils ont trouvé plus commode de ne la point apercevoir. Grace à Dieu, elle n'en subsiste pas moins et dans l'ame et dans la nature. Nous allons essayer d'en recueillir les traits essentiels sans les altérer par aucun préjugé systématique; nous en laisserons paraître la variété, et nous tâcherons aussi d'en saisir l'harmonie. Nous l'étudierons successivement dans l'homme qui la connaît et qui la sent, dans les objets de tout genre qui la contiennent, dans le génie qui la reproduit, dans les principaux arts qui l'expriment chacun à leur manière selon les moyens dont ils disposent.
 
Commençons par interroger l'ame en présence du beau.
 
 
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<small> (1) ''Pensées sur la Sculpture'', etc. -''Le Salon de 1765'', etc.</small><br />
<small> (2) ''OEuvres philosophiques'' du p. André; bibliothèque Charpentier. </small><br />
 
 
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La philosophie de la sensation n'explique le sentiment comme l'idée du beau qu'en le dénaturant : elle le confond avec la sensation agréable, et par conséquent pour elle l'amour de la beauté n'est que le désir. Il n'y a pas de théorie que les faits contredisent davantage.
 
D'abord l'émotion intime attachée à la perception du beau se distingue de la sensation agréable à ce signe manifeste que cette émotion suit le jugement du beau, et que la sensation le précède (1)<ref> Voyez dans la ''Revue des deux Mondes'', 1er août 1845, l’article ''Du mystucusle'', où se trouve exposée la différence du sentiment et de la sensation. </ref>.
 
En second lieu, qu'est-ce que le désir? Un mouvement de l'ame qui a pour fin, avouée ou secrète, la possession de son objet. Mais le sentiment du beau ne se rapporte pas à la possession. L'admiration est de sa nature respectueuse, tandis que le désir tend à profaner son objet.
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Outre l'imagination et la raison, l'homme de goût doit posséder le sentiment et l'amour de la beauté. Il faut qu'il se complaise à la rencontrer, qu'il la cherche, qu'il l'appelle. Comprendre et démontrer qu'une chose n'est pas belle, plaisir médiocre, tâche ingrate; mais discerner une belle chose, s'en pénétrer, la mettre en évidence, faire partager à d'autres son sentiment, jouissance exquise, tâche généreuse. L'admiration est à la fois, pour celui qui l'éprouve, un bonheur et un honneur. C'est un bonheur de sentir profondément ce qui est beau c'est un honneur de savoir le reconnaître. L'admiration est le signe d'une raison élevée, servie par un noble coeur. Elle est au-dessus de la petite critique, sceptique et impuissante; mais elle est l'ame de la grande critique, de la critique féconde; elle est, pour ainsi dire, la partie divine du goût.
 
 
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<small>(1) Voyez dans la ''Revue des deux Mondes'', 1er août 1845, l’article ''Du mystucusle'', où se trouve exposée la différence du sentiment et de la sensation. </small><br />
 
 
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Après avoir étudié le beau en nous-mêmes, dans les facultés qui le perçoivent et l'apprécient, la raison, le sentiment, l'imagination, le goût, nous arrivons, selon l'ordre déterminé par la méthode, à cette seconde question : Qu'est-ce que le beau dans les objets? L'étude du beau serait imparfaite, si nous ne couronnions ces rapides analyses par celle du beau en lui-même, de ses caractères, de ses espèces, de son principe.
 
L'histoire de la philosophie nous offre bien des théories sur la na¬ture du beau : nous ne voulons ni les énumérer ni les discuter toutes; nous signalerons les plus importantes (1)<ref> Si on veut faire connaissance avec une réfutation simple et piquante, écrite il y a deux mille ans, des fausses théories de la beauté, on peut lire l'''Hippias ''de Platon, tome IV de notre traduction. Le ''Phèdre'', tome VI, contient l'exposition voilée de la théorie propre à Platon; mais c'est dans le ''Banquet'', et particulièrement dans le discours de Diotime, qu'il faut chercher la pensée platonicienne arrivée à son développement le plus parfait, et revêtue elle-même de toute la beauté du langage humain. </ref>.
 
Il en est une, bien grossière, qui définit le beau, ce qui plaît aux sens, ce qui leur procure une impression agréable. Nous ne nous arrêterons pas à cette opinion; nous l'avons suffisamment réfutée en faisant voir qu'il est impossible de réduire l'idée du beau à la sensation de l'agréable.
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Mettons cette opinion à l'épreuve des faits.
 
Placez-vous devant cette statue d'Apollon qu'on appelle l'Apollon du Belvédère, et observez attentivement ce qui vous frappe dans ce chef-d'oeuvre. Winkelmann, qui n'était pas un métaphysicien, mais un savant antiquaire, un homme de goût sans système, Winkelmann a fait une analyse célèbre de l'Apollon (2)<ref> Winkelmann a décrit deux fois l'Apollon, la première fois d'une manière technique, la seconde à grands traits - ''Histoire de l'Art chez les anciens'', tome I, liv. IV, ch. III, et tome II, liv. VI, ch. VI - Paris, 1803, 3 vol. in-4°. </ref>. Il est curieux de l'étudier. Ce que Winkelmann relève avant tout, c'est le caractère de divinité empreint dans la jeunesse immortelle répandue sur ce beau corps, dans la taille un peu au-dessus de la taille humaine, dans l'attitude majestueuse, dans le mouvement impérieux, dans l'ensemble et dans tous les détails de la personne. Ce front est bien celui d'un dieu. Une paix inaltérable y habite. Plus bas l'humanité reparaît un peu, et il le faut bien, pour intéresser l'humanité aux oeuvres de l'art. Dans ce regard satisfait, dans le gonflement des narines, dans l'élévation de la lèvre inférieure, on sent à la fois une colère mêlée de dédain, l'orgueil de la victoire et le peu de fatigue qu'elle a coûté. Pesez bien chaque mot de Winkelmann. Chacun de ces mots contient une impression morale. Le ton du savant antiquaire s'élève peu à peu jusqu'à l'enthousiasme. Son analyse devient un hymne à la beauté spirituelle, et la conclusion qui se tire d'elle-même, bien que l'auteur ne l'ait pas systématiquement tirée, c'est que la vraie beauté de l'admirable statue réside particulièrement dans l'expression de la beauté morale.
 
Au lieu d'une statue, observez l'homme réel et vivant. Voyez cet homme qui, sollicité par les motifs les plus puissans de sacrifier son devoir à sa fortune, après une lutte héroïque, triomphe de l'intérêt et sacrifie la fortune à la vertu; regardez-le au moment où il vient de prendre cette résolution magnanime; sa figure vous paraîtra belle : c'est qu'elle exprime la beauté de son ame. Peut-être en toute autre circonstance la figure de cet homme est-elle commune, triviale même; ici, illuminée et comme transfigurée par l'ame, elle s'est ennoblie, elle a pris un caractère imposant de beauté. Ainsi la figure naturelle de Socrate contraste étrangement avec le type de la beauté grecque (3)<ref> Voyez, dans la dernière partie du ''Banquet'', le discours d'Alcibiade, p. 325 du tome VI de notre traduction. </ref>; mais sur cette toile merveilleuse (4)<ref> Je parle ici, je l'avoue, du ''Socrate'' de David, qui me parait, le genre un peu théâtral admis, fort au-dessus de sa réputation. Outre Socrate, il est impossible de ne pas admirer Platon, écoutant son maître en quelque sorte au fond de son ame, sans le regarder, le dos tourné à la scène visible qui se passe, et abîmé dans la contemplation du monde intelligible.</ref>, voyez Socrate à son lit de mort, au moment de boire la ciguë, s'entretenant avec ses disciples de l'immortalité de l'ame, et sa figure vous paraîtra sublime.
 
Au plus haut point de grandeur morale, Socrate expire : vous n'avez plus sous les yeux que son cadavre. La figure morte conserve sa beauté tant qu'elle garde les traces de l'esprit qui l'animait; mais peu à peu l'expression s'éteint ou disparaît, la figure alors redevient vulgaire et laide. L'expression de la mort est hideuse ou sublime : hideuse à l'aspect de la décomposition de la matière que l'esprit ne retient plus; sublime quand elle éveille en nous l'idée de l'éternité.
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La beauté intellectuelle, cette splendeur du vrai, quel en peut être le principe, sinon le principe nécessaire de toute vérité?
 
La beauté morale comprend deux élémens distincts, également, mais diversement beaux, la justice et la charité, le respect des hommes et l'amour des hommes (5)<ref> Voyez la première série de nos Cours, t. II, troisième partie : ''De l'Idée du Bien''; leçons XXIe et XXIIe.</ref>. Celui qui exprime dans sa conduite la justice et la charité accomplit la plus belle de toutes les oeuvres; l'homme de bien est, à sa manière, le plus grand de tous les artistes. Mais que dire de celui qui est la substance même de la justice et le foyer inépuisable de l'amour? Si notre nature morale est belle, quelle ne doit pas être la beauté de son auteur! Sa justice et sa bonté sont partout, et dans nous et hors de nous. Sa justice, c'est l'ordre moral que nulle loi humaine n'a fait, qui se conserve et se perpétue par sa propre force. Descendons en nous-mêmes, et la conscience nous attestera la justice divine dans la paix et le contentement qui accompagnent la vertu, dans les troubles et les déchiremens, inexorables châtimens du vice et du crime. Combien de fois et avec quelle éloquence toujours nouvelle n'a-t-on pas célébré l'infatigable sollicitude de la divine Providence, ses bienfaits partout manifestés, dans les plus petits comme dans les plus grands phénomènes de la nature, que nous oublions aisément parce qu'ils nous sont devenus familiers, mais qui à la réflexion confondent notre admiration et notre reconnaissance, et proclament un Dieu excellent, plein d'amour pour ses créatures!
 
Ainsi Dieu est le principe des trois ordres de beauté que nous avons distingués : la beauté physique, la beauté intellectuelle, la beauté morale.
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«Pour arriver à cette beauté parfaite, il faut commencer par les beautés d'ici-bas, et, les yeux attachés sur la beauté suprême, s'y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l'échelle, d'un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentimens, des beaux sentimens aux belles connaissances, jusqu'à ce que de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n'a d'autre objet que le beau lui-même, et qu'on finisse par le connaître tel qu'il est en soi.
 
« O mon cher Socrate, continua l'étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle (6)<ref> Tome IV de notre traduction, p. 316-318. </ref>. »
 
 
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<small>(1) Si on veut faire connaissance avec une réfutation simple et piquante, écrite il y a deux mille ans, des fausses théories de la beauté, on peut lire l'''Hippias ''de Platon, tome IV de notre traduction. Le ''Phèdre'', tome VI, contient l'exposition voilée de la théorie propre à Platon; mais c'est dans le ''Banquet'', et particulièrement dans le discours de Diotime, qu'il faut chercher la pensée platonicienne arrivée à son développement le plus parfait, et revêtue elle-même de toute la beauté du langage humain. </small><br />
<small>(2) Winkelmann a décrit deux fois l'Apollon, la première fois d'une manière technique, la seconde à grands traits - ''Histoire de l'Art chez les anciens'', tome I, liv. IV, ch. III, et tome II, liv. VI, ch. VI - Paris, 1803, 3 vol. in-4°. </small><br />
<small>(3) Voyez, dans la dernière partie du ''Banquet'', le discours d'Alcibiade, p. 325 du tome VI de notre traduction. </small><br />
<small> (4) Je parle ici, je l'avoue, du ''Socrate'' de David, qui me parait, le genre un peu théâtral admis, fort au-dessus de sa réputation. Outre Socrate, il est impossible de ne pas admirer Platon, écoutant son maître en quelque sorte au fond de son ame, sans le regarder, le dos tourné à la scène visible qui se passe, et abîmé dans la contemplation du monde intelligible.</small><br />
<small> (5) Voyez la première série de nos Cours, t. II, troisième partie : ''De l'Idée du Bien''; leçons XXIe et XXIIe.</small><br />
<small>(6) Tome IV de notre traduction, p. 316-318. </small><br />
 
 
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Mais en réunissant ces deux élémens, ces deux conditions, il les faut distinguer et savoir les mettre à leur place. Il n'y a point d'idéal vrai sans forme déterminée, il n'y a pas d'unité sans variété, de genre sans individus; mais enfin le fonds du beau, c'est l'idée; ce qui fait l'art, c'est avant tout la réalisation de l'idée, et non pas l'imitation de telle ou telle forme particulière.
 
Au commencement de notre siècle, l'Institut de France ouvrit un concours sur la question suivante : ''Quelles ont été les causes de la perfection de la sculpture antique, et quels seraient les moyens d'y atteindre'' ? L'auteur couronné, M. Émeric David, soutint (1)<ref> ''Recherches sur l'art statuaire'', Paris, 1805. </ref> l'opinion alors régnante que l'étude assidue de la beauté naturelle avait seule conduit l'art antique à la perfection, et qu'ainsi la seule route pour parvenir à la même perfection était l'imitation de la nature. Un homme que je ne crains point de comparer à Winkelmann, le futur auteur du ''Jupiter Olympien'' (2)<ref> Paris, 1815, in-folio. Ouvrage éminent qui subsistera quand même le temps aura emporté quelques-uns de ses détails.</ref>, M. Quatremère de Quincy, en d'ingénieux et profonds mémoires (3)<ref> Réimprimés depuis sous le titre d'''Essais sur l'Idéal dans ses applications pratiques'', Paris, 1837.</ref>, combattit la doctrine du lauréat, et défendit la cause du beau idéal. Il est impossible de démontrer plus péremptoirement, par l'histoire entière de la sculpture grecque et par des textes authentiques des plus grands critiques de l'antiquité, que le procédé de l'art chez les Grecs n'a pas été l'imitation de la nature, ni sur un modèle particulier ni sur plusieurs, le modèle le plus beau étant toujours très imparfait, et plusieurs modèles ne pouvant composer une beauté unique. Le procédé véritable de l'art grec a été la représentation d'une beauté idéale, que la nature, il faut bien le dire, ne possédait guère plus en Grèce que parmi nous, qu'elle ne pouvait donc offrir à l'artiste. Cet idéal lui vint d'ailleurs, et avant tout de son génie. Nous regrettons que l'honorable lauréat, devenu depuis membre de l'Institut, ait prétendu que cette locution de beau idéal, si elle eût été connue des Grecs, aurait voulu dire ''beau visible'', parce que idéal vient de έίδος, qui signifierait seulement, suivant M. Émeric David, une forme vue par l'peil. Platon aurait été fort surpris de cette interprétation exclusive du mot έίδος. M. Quatremère de Quincy accable son adversaire sous deux textes admirables, l'un du ''Timée'', où Platon marque avec précision en quoi le véritable artiste est supérieur à l'artiste ordinaire, l'autre du commencement de ''l'Orateur'', où Cicéron explique la manière de travailler des grands artistes, en rappelant celle de Phidias, c'est-à-dire du maître le plus parfait de l'époque la plus parfaite de l'art.
 
« L'artiste qui, l'oeil fixé sur l'être immuable et se servant d'un pareil modèle, en reproduit l'idée et la vertu, ne peut manquer d'enfanter un tout d'une beauté achevée, tandis que celui qui a l'oeil fixé sur ce qui passe, avec ce modèle périssable ne fera rien de beau (4)<ref> Voyez notre traduction, t. XII, p. 116. </ref>. »
 
« Phidias <ref> ''Orator''. « Neque enim ille artifex (5Phidias) cùm faceret Jovis formam aut Minervae, contemplabatur aliquem à quo similitudinem duceret; sed ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quaedam, quam intuens in eâque defixus ad illius similitudinem artem et manum dirigebat. »</ref>, ce grand artiste, quand il faisait une statue de Jupiter ou de Minerve, n'avait pas sous ses yeux un modèle particulier dont il s'appliquait à exprimer la ressemblance; mais au fond de son ame résidait un certain type accompli de la beauté sur lequel il tenait ses regards attachés, et qui conduisait son art et sa main. »
 
Ce procédé de Phidias n'est-il pas exactement celui que décrit Raphaël dans sa lettre fameuse à Castiglione, et qu'il déclare avoir lui-même suivi pour la Galatée? « Comme je manque, dit-il, de beaux modèles, je me sers d'un certain idéal que je me fais (6)<ref> ''Raccolta di lett. sulla Pitt''., t. I, p. 83. «''Essendo carestia e de' buoni giudici e di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene alla mente. » </ref>. »
 
Il est encore une théorie qui revient par un détour à l'imitation : c'est celle qui fait de l'illusion le but de l'art. A ce compte, le beau idéal de la peinture est un trompe-l'oeil, et son chef-d'oeuvre cette toile de Zeuxis que les oiseaux venaient becqueter. Le comble de l'art pour une pièce de théâtre serait de vous persuader que vous êtes en présence de la réalité. Ce qu'il y a de vrai dans cette opinion, c'est qu'une oeuvre d'art n'est belle qu'à la condition d'être vivante, et par exemple la loi de l'art dramatique est de ne point mettre sur la scène de pâles fantômes du passé, mais des personnages empruntés à l'imagination ou à l'histoire, comme on voudra, mais animés, mais passionnés, mais parlant et agissant comme il appartient à des hommes et non à des ombres. C'est la nature humaine qu'il s'agit de représenter à elle-même, mais sous un jour magique qui ne la défigure point et qui l'agrandisse. Cette magie, c'est le génie même de l'art. Il nous enlève aux misères qui nous assiègent, et nous transporte en des régions où nous nous retrouvons encore, car nous ne voulons jamais nous perdre de vue, mais où nous nous retrouvons transformés à notre avantage, où toutes les imperfections de la réalité ont fait place à une certaine perfection relative, où le langage que l'on parle est plus égal et plus relevé, où les personnages sont plus beaux, où même la laideur n'est point admise, et tout cela en respectant l'histoire dans une juste mesure, surtout sans sortir jamais des conditions impérieuses de la nature humaine. L'art a-t-il trop oublié l'humanité? il a dépassé son but, il ne l'a pas atteint; il n'a enfanté que des chimères sans intérêt pour notre ame. A-t-il été trop humain, trop réel, trop nu? il est resté en-deçà de son but; il ne l'a donc pas atteint davantage.
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Renfermons bien notre pensée dans ses justes limites. En revendiquant l'indépendance, la dignité propre et la fin particulière de l'art, nous n'entendons pas le séparer de la religion, de la morale, de la patrie. L'art puise ses inspirations à ces sources profondes, comme à la source toujours ouverte de la nature; mais il n'en est pas moins vrai que l'art, l'état, la religion, sont des puissances qui ont chacune leur monde à part et leurs effets propres : elles se prêtent un concours mutuel, elles ne doivent point se mettre au service l'une de l'autre. Dès que l'une d'elles s'écarte de sa fin, elle s'égare et se dégrade. L'art se met-il aveuglément aux ordres de la religion et de la patrie? pour vouloir leur être utile, il ne leur sert plus à rien. En perdant sa liberté, il perd son charme et son empire.
 
On cite sans cesse la Grèce antique et l'Italie moderne comme des exemples triomphans de ce que peut l'alliance de l'art, de la religion et de l'état. Rien de plus vrai, s'il s'agit de leur union; rien de plus faux, s'il s'agit de la servitude de l'art. L'art en Grèce a été si peu esclave de la religion, qu'il en a peu à peu modifié les symboles, et, jusqu'à un certain point, l'esprit même, par ses libres représentations. Il y a loin des divinités que la Grèce reçut de l'Égypte à celles dont elle a laissé des exemplaires immortels. Ces artistes et ces poètes primitifs, qu'on appelle Homère et Dédale, sont-ils étrangers à ce changement? Et dans la plus belle époque de l'art, Eschyle et Phidias ne portèrent-ils pas une grande liberté dans les scènes religieuses qu'ils exposaient aux regards des peuples, soit au théâtre, soit au front des temples? En Italie, comme en Grèce, comme partout, l'art est d'abord entre les mains des sacerdoces et des gouvernemens; mais, à mesure qu'il grandit et se développe, il conquiert de plus en plus sa liberté. On parle de la foi qui alors animait les artistes et vivifiait leurs oeuvres : cela est vrai du temps de Giotto et de Cimabuë; mais dès le XVe siècle, en Italie, j'aperçois surtout la foi de l'art en lui-même et le culte de la beauté. Raphaël, dit-on, allait passer cardinal (7)<ref> Vasari, ''Vie de Raphaël''.</ref>; oui, mais sans quitter la Fornarina, et en peignant toujours la Galatée.
 
Encore une fois, n’exagérons rien; distinguons, ne séparons pas; unissons l'art, la religion, la patrie; mais que leur union ne nuise pas à la liberté de chacune d'elles. Pénétrons-nous bien de cette pensée que l'art est aussi à lui-même une sorte de religion. Dieu se manifeste à nous par l'idée du vrai, par l'idée du bien, par l'idée du beau. Ces trois idées sont égales entre elles et filles légitimes du même père. Chacune d'elles mène à Dieu, parce qu'elle en vient. La vraie beauté est la beauté idéale, et la beauté idéale est un reflet de l'infini; l'infini est le dernier principe du beau, comme du vrai, comme du bien. Ainsi, même indépendamment de toute alliance officielle avec la religion et la morale, l'art est par lui-même essentiellement moral et religieux, car à moins de manquer à sa propre loi, à son propre génie, il exprime partout dans ses oeuvres la beauté éternelle. Enchaîné de toutes parts à la matière par d'inflexibles liens, travaillant sur une pierre inanimée, sur des sons incertains et fugitifs, sur des paroles d'une signification bornée et finie, l'art leur communique, avec la forme la plus précise, qui s'adresse à tel ou tel sens, un caractère mystérieux qui, s'adressant à l'imagination et à l'ame, les arrache à la réalité et les emporte doucement ou violemment dans des régions inconnues. Toute oeuvre d'art, quelle que soit sa forme, petite ou grande, figurée, chantée ou parlée; toute oeuvre d'art, vraiment belle ou sublime, jette l'ame dans une rêverie gracieuse ou sévère, qui l'élève vers l'infini. L'infini, c'est là le terme commun où l'ame aspire, sur les ailes de l'imagination comme de la raison, par le chemin du sublime et du beau, comme par celui du vrai et du bien. L'émotion que produit le beau tourne l'ame de ce côté; c'est cette émotion bienfaisante que l'art procure à l'humanité.
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L'éloquence, l'histoire, la philosophie, sont assurément de hauts emplois de l'intelligence; elles ont leur dignité, leur éminence que rien ne surpasse, mais, à proprement parler, ce ne sont pas des arts.
 
L'éloquence ne se propose pas de faire naître dans l'ame des auditeurs le sentiment désintéressé de la beauté. Elle peut produire aussi cet effet, mais sans l'avoir cherché. Sa fin directe, celle qu'elle ne peut subordonner à aucune autre, c'est de convaincre, c'est de persuader. L'éloquence a un client qu'elle doit avant tout sauver ou faire triompher. Que ce client soit un homme, un peuple, une idée, peu importe. Heureux l'orateur s'il fait dire: Cela est bien beau! noble hommage rendu à son talent; malheureux s'il ne fait dire que cela, car il a manqué son but. Les deux grands types de l'éloquence politique et religieuse, Démosthènes dans l'antiquité, Bossuet chez les modernes, ne pensent qu'à l'intérêt de la cause confiée à leur génie, la cause sacrée de la patrie et celle de la religion, tandis qu'au fond Phidias et Raphaël travaillent à faire de belles choses. Hâtons-nous aussi de le dire, les noms de Démosthènes et de Bossuet nous le commandent : la vraie éloquence, bien différente en cela de la rhétorique, dédaigne certains moyens de succès; elle ne demande pas mieux que de plaire, mais sans aucun sacrifice indigne d'elle; tout ornement étranger, toute ombre de flatterie la dégrade. Son caractère propre est la simplicité, le sérieux; je ne veux pas dire le sérieux affecté, la gravité composée et fardée, la pire de toutes les impostures, j'entends le sérieux vrai qui part d'une conviction sincère et profonde. C'est ainsi que Socrate comprenait la vraie éloquence (8)<ref> Voyez le ''Gorgias'' avec l'''Argument'', tome III de notre traduction de Platon. </ref>.
 
Il en faut dire autant de l'histoire et de la philosophie. Le philosophe parle et écrit. Puisse-t-il donc, comme l'orateur, trouver des accens qui fassent entrer la vérité dans l'ame, des couleurs et des formes qui la fassent briller évidente et manifeste aux yeux de l'intelligence ! Ce serait soi-même trahir sa cause que de négliger les moyens qui la peuvent servir; mais l'art le plus profond n'est ici qu'un moyen: le but de la philosophie est ailleurs, d'où il suit que la philosophie n'est pas un art. Sans doute Platon est un grand artiste; il est l'égal de Sophocle et de Phidias, comme Pascal est quelquefois le rival de Démosthènes et de Bossuet (9)<ref> Il y a telle ''Provinciale'' qui, pour la véhémence et la vigueur, ne peut être comparée qu'aux ''Philippiques'', et le fragment sur ''l'infini'' a la grandeur et la magnificence de Bossuet. Voyez notre écrit ''Des Pensées de Pascal'', seconde édition, p. 276. </ref>; mais tous deux auraient rougi, s'ils eussent surpris au fond de leur ame un autre dessein, un autre but que le service de la vérité et de la vertu.
 
L'histoire ne raconte pas pour raconter, elle ne peint pas pour peindre; elle raconte et elle peint le passé pour qu'il soit la leçon vivante de l'avenir. Elle se propose d'instruire les générations nouvelles par l’expérience de celles qui les ont devancées, en mettant sous leurs yeux le tableau fidèle de grands et importans évènemens avec leurs causes et leurs effets, avec les desseins généraux et les passions particulières, avec les fautes, les vertus, les crimes qui se trouvent mêlés ensemble dans les choses humaines. Elle enseigne l'excellence de la prudence, du courage, des grandes pensées profondément méditées, constamment suivies, exécutées avec modération et avec force. Elle fait paraître la vanité des prétentions immodérées, la puissance de la sagesse et de la vertu, l'impuissance de la folie et du crime. Elle est une école de morale et de politique. Thucydide, Polybe et Tacite prétendent à tout autre chose qu'à procurer des émotions nouvelles à une curiosité oisive ou à une imagination blasée; ils veulent sans doute intéresser et attacher, mais pour mieux instruire; ils se portent ouvertement pour les maîtres des hommes d'état et les précepteurs du genre humain.
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Le seul objet de l'art est le beau. L'art s'abandonne lui-même dès qu'il s'en écarte. Il est souvent contraint de faire des concessions aux circonstances, aux conditions extérieures qui lui sont imposées; mais il faut toujours qu'il retienne une juste liberté. L'architecture et l'art des jardins sont les moins libres des arts libéraux; ils ont à subir des gênes inévitables; c'est au génie de l'artiste à dominer ces gênes et même à en tirer d'heureux effets, ainsi que le poète fait tourner l'esclavage du mètre et de la rime en une source de beautés inattendues. Une extrême liberté peut porter l'art au caprice qui le dégrade, comme aussi de trop lourdes chaînes l'écrasent. C'est tuer l'architecture que de la soumettre à la commodité, au ''comfort''. L'architecte est-il obligé de subordonner la coupe générale et les proportions de son édifice à telle ou telle fin particulière qui lui est prescrite? il se réfugie dans les détails, dans les frontons, dans les frises, dans toutes les parties qui n'ont pas l'utile pour objet spécial, et là il redevient vraiment artiste. La sculpture et la peinture, surtout la musique et la poésie, sont plus libres que l'architecture et l'art des jardins. On peut aussi leur donner des entraves, mais elles s'en dégagent plus aisément : à ce titre ce sont les plus libéraux de tous les arts.
 
Semblables par leur but commun, tous les arts diffèrent par les effets particuliers qu'ils produisent, et par les procédés qu'ils emploient. Ils ne gagnent rien à échanger leurs moyens, et à confondre les limites qui les séparent. Je m'incline devant l'autorité de l'antiquité; mais, peut-être faute d'habitude et par un reste de préjugé, j'ai de la peine à me représenter avec plaisir des statues composées de plusieurs métaux, surtout des statues peintes (10)<ref> Voyez le ''Jupiter Olympien'' de M. Quatremère de Quincy. </ref> . Sans prétendre que la sculpture n'ait pas jusqu'à un certain point son coloris, celui d'une matière parfaitement pure, celui surtout que la main du temps lui imprime, malgré toutes les séductions d'un grand talent contemporain (11)<ref> Allusion à la ''Madeleine'' de Canova.<br /> </ref>, je goûte peu, je l'avoue, cet artifice qui s'efforce de donner au marbre la ''morbidezza'' de la peinture. La sculpture est une muse austère; elle a ses graces à elle, mais qui ne sont celles d'aucun autre art. La vie de la couleur lui doit demeurer étrangère : il ne resterait plus qu'à vouloir lui communiquer le mouvement de la poésie et le vague de la musique! Et celle-ci que gagnera-t-elle à viser au pittoresque, quand son domaine propre est le pathétique? Donnez au plus savant symphoniste une tempête à rendre. Rien de plus facile à imiter que le sifflement des vents et le bruit du tonnerre; mais par quelles combinaisons d'harmonie fera-t-il paraître aux yeux la lueur des éclairs déchirant tout à coup le voile de la nuit, et ce qu'il y a de plus formidable dans la tempête, le mouvement des flots qui tantôt s'élèvent comme une montagne, tantôt s'abaissent et semblent se précipiter dans des abîmes sans fond? Si l'auditeur n'est pas averti du sujet, il ne le soupçonnera jamais, et je défie qu'il distingue une tempête d'une bataille. En dépit de la science et du génie, des sons ne peuvent peindre des formes. La musique bien conseillée se gardera de lutter contre l'impossible; elle renoncera à figurer en détail le soulèvement et la chute des vagues et d'autres phénomènes semblables; mais elle fera mieux : avec des sons, elle fera passer dans notre ame les sentimens qui se succèdent en nous pendant les scènes diverses de la tempête. C'est ainsi qu'Haydn deviendra le rival, le vainqueur même du peintre (12)<ref> Voyez ''la Tempête'' d'Haydn, parmi les oeuvres de piano de ce maître.</ref>, parce qu'il a été donné à la musique de remuer et d'ébranler l'ame plus profondément encore que la peinture.
 
Depuis le ''Laocoon'' de Lessing, il n'est plus permis de répéter, sans de grandes réserves, l'axiome fameux : ''sicut pictura poesis'', ou du moins il est bien certain que la peinture ne peut pas tout ce que peut la poésie. Tout le monde admire le portrait de la Renommée tracé par Virgile; mais qu'un peintre s'avise de réaliser cette figure symbolique, qu'il nous représente un monstre énorme avec cent yeux, cent bouches et cent oreilles, qui des pieds touche la terre et cache sa tête dans les cieux : l'effet d'une pareille figure pourra bien être ridicule.
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La musique paie la rançon du pouvoir immense qui lui a été donné; elle éveille plus que tout autre le sentiment de l'infini, parce qu'elle est vague, obscure, indéterminée dans ses effets. Elle est juste l'art opposé à la sculpture, qui porte moins vers l'infini parce que tout en elle est arrêté avec la dernière précision. Telle est la force et en même temps la faiblesse de la musique : elle exprime tout, et elle n'exprime rien en particulier. La sculpture, au contraire, ne fait guère rêver, car elle représente nettement telle chose et non pas telle autre. La musique ne peint pas, elle touche; elle met en mouvement l'imagination, non celle qui reproduit des images, mais celle qui fait battre le coeur, car il est absurde de borner l'imagination à l'empire des images. Le coeur une fois ému ébranle tout le reste : c'est ainsi que la musique peut indirectement et jusqu'à un certain point susciter des images et des idées; mais sa puissance directe et naturelle n'est ni sur l'imagination représentative, ni sur l'intelligence : elle est sur le coeur; c'est un assez bel avantage.
 
Le domaine de la musique est le sentiment, mais là même son pouvoir est plus profond qu'étendu, et si elle exprime certains sentimens avec une force incomparable, elle n'en exprime qu'un très petit nombre. Par voie d'association, elle peut les réveiller tous; mais directement elle n'en produit guère que deux, les plus simples, les plus élémentaires, la tristesse et la joie, avec leurs mille nuances. Demandez à la musique d'exprimer l'héroïsme, la résolution vertueuse, et bien d'autres sentimens où interviennent assez peu la tristesse et la joie: elle en est aussi incapable que de peindre un lac ou une montagne. Elle s'y prend comme elle peut : elle emploie le large, le rapide, le fort, le doux, etc.; mais c'est à l'imagination à faire le reste, et l'imagination ne fait que ce qui lui plaît. Sous la même mesure, celui-ci met une montagne, et celui-là l'Océan; le guerrier y puise des inspirations héroïques, le solitaire des inspirations religieuses. Sans doute, les paroles déterminent l'expression musicale, mais le mérite alors est à la parole, non à la musique, et quelquefois la parole imprime à la musique une précision qui la tue et lui ôte ses effets propres, le vague, l'obscurité, la monotonie, mais aussi l'ampleur et la profondeur, j'allais presque dire l'infinitude. Je n'admets nullement cette fameuse définition du chant, une déclamation notée. Une simple déclamation bien accentuée est assurément préférable à des accompagnemens étourdissans; mais il faut laisser à la musique son caractère, et ne lui enlever ni ses défauts ni ses avantages. Il ne faut pas surtout la détourner de son objet, et lui demander ce qu'elle ne saurait donner. Elle n'est pas faite pour exprimer des sentimens compliqués et factices, ou terrestres et vulgaires. Son charme singulier est d'élever l'ame vers l'infini. Elle s'allie donc naturellement à la religion, surtout à cette religion de l'infini qui est en même temps la religion du coeur; elle excelle à transporter aux pieds de l'éternelle miséricorde l'ame tremblante sur les ailes du repentir, de l'espérance et de l'amour. Heureux ceux qui à Rome, au Vatican, dans les solennités du culte catholique, ont entendu les mélodies de Léo, de Durante, de Pergolèse, sur le vieux texte consacré ! Ils ont un moment entrevu le ciel, et leur ame a pu y monter, sans distinction de rang, de pays, de croyance même, par les degrés qu'elle choisit elle-même, par ces degrés invisibles et mystérieux, composés et tissus, pour ainsi dire, de tous les sentimens simples, naturels, universels, qui, sur tous les points de la terre, tirent du sein de la créature humaine un soupir vers un autre monde (13)<ref> !Je n'ai pas eu le bonheur d'entendre moi-même la musique religieuse du Vatican. Je laisserai donc parler un juge compétent, M. Quatremère de Quincy,<br/>
<small''Considérations morales sur la destination des ouvrages de l'art'', Paris, 1815, page 98.> </small><br />
<small>« Qu'on se rappelle ces chants si simples et si touchans qui terminent à Rome les solennités funèbres de ces trois jours que l'église destine particulièrement à l'expression de son deuil dans la dernière des semaines de la pénitence. C'est dans cette nef, où le génie de Michel-Ange a embrassé la durée des siècles, depuis les merveilles de la création jusqu'au dernier jugement, qui doit en détruire les œuvres, que se célèbrent, en présence du pontife romain, ces cérémonies nocturnes dont les rites, les symboles, les plaintives liturgies, semblent être autant de figures du mystère de douleur auxquels elles sont consacrées. La lumière décroissant par degrés, à chaque révolution de chaque prière, vous diriez qu'un voile funèbre s'étend peu à peu sous ces voûtes religieuses. Bientôt la lueur douteuse de la dernière lampe ne vous permet plus d'apercevoir dans le lointain que le Christ, au milieu des nuages, prononçant ses jugemens, et quelques anges exécuteurs de ses arrêts. Alors, du fond d'une tribune interdite aux regards profanes se fait entendre le psaume du roi pénitent, auquel trois des plus grands maîtres de l'art ont ajouté les modulations d'un chant simple et pathétique. Aucun instrument ne se mêle à ces accords. De simples concerts de voix exécutent cette musique; mais ces voix semblent être celles des anges, et leur impression a pénétré jusqu'au fond de l'ame. » </small><br />
<small> Nous avons cité ce beau morceau, et nous aurions pu en citer beaucoup d'autres, encore supérieurs à celui-là, d'un homme aujourd'hui oublié et presque toujours méconnu, mais que la postérité mettra à sa place. Indiquons du moins les dernières pages du même écrit sur la nécessité de laisser les ouvrages d'art dans le lieu pour lequel ils ont été faits, par exemple, le portrait de Mlle de La Vallière en Madeleine aux Carmélites, au lieu de le transporter et de l'exposer dans les appartemens de Versailles, « le seul lieu du monde, dit éloquemment M. Quatremère, qui ne devait jamais le revoir. »</smallref><br />!
 
Entre la sculpture et la musique, ces deux extrêmes opposés, est la peinture, presque aussi précise que l'une, presque aussi touchante que l'autre. Comme la sculpture, elle marque les formes visibles des objets, en y ajoutant la vie; comme la musique, elle exprime les sentimens les plus profonds de l'ame, et elle les exprime tous. Dites-moi quel est le sentiment qui ne soit pas sur la palette du peintre? Il a la nature entière à sa disposition, le monde physique et le monde moral, un cimetière, un paysage, un coucher de soleil, l'océan, les grandes scènes de la vie civile et religieuse, tous les êtres de la création, par-dessus tout le visage de l'homme, et son regard, ce vivant miroir de ce qui se passe dans l'ame. Plus pathétique que la sculpture, plus claire que la musique, la peinture s'élève, selon moi, au-dessus de toutes les deux, parce qu'elle exprime davantage la beauté sous toutes ses formes, l'ame humaine dans la richesse et la variété de ses sentimens.
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Arrêtons-nous. Gardons-nous de franchir le seuil de la métaphysique, et d'entrer dans des considérations particulières où de suffisantes études ne nous accompagneraient pas. C'est assez pour nous d'avoir posé les principes et tracé un cadre général. Il appartient à d'autres de remplir ce cadre par des travaux approfondis, d'éprouver ces principes en les appliquant. La science de la beauté vaut bien la peine que de nobles esprits y consacrent leurs veilles et s'efforcent d'y attacher leur nom.
 
 
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<small>(1) ''Recherches sur l'art statuaire'', Paris, 1805. </small><br />
<small> (2) Paris, 1815, in-folio. Ouvrage éminent qui subsistera quand même le temps aura emporté quelques-uns de ses détails.</small><br />
<small> (3) Réimprimés depuis sous le titre d'''Essais sur l'Idéal dans ses applications pratiques'', Paris, 1837.</small><br />
<small>(4) Voyez notre traduction, t. XII, p. 116. </small><br />
<small> (5) ''Orator''. « Neque enim ille artifex (Phidias) cùm faceret Jovis formam aut Minervae, contemplabatur aliquem à quo similitudinem duceret; sed ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quaedam, quam intuens in eâque defixus ad illius similitudinem artem et manum dirigebat. »</small><br />
<small> (6) ''Raccolta di lett. sulla Pitt''., t. I, p. 83. «''Essendo carestia e de' buoni giudici e di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene alla mente. » </small><br />
<small> (7) Vasari, ''Vie de Raphaël''.</small><br />
<small>(8) Voyez le ''Gorgias'' avec l'''Argument'', tome III de notre traduction de Platon. </small><br />
<small> (9) Il y a telle ''Provinciale'' qui, pour la véhémence et la vigueur, ne peut être comparée qu'aux ''Philippiques'', et le fragment sur ''l'infini'' a la grandeur et la magnificence de Bossuet. Voyez notre écrit ''Des Pensées de Pascal'', seconde édition, p. 276. </small><br />
<small> (10) Voyez le ''Jupiter Olympien'' de M. Quatremère de Quincy. </small>
<small>(11) Allusion à la ''Madeleine'' de Canova.<br /> </small><br />
<small> (12) Voyez ''la Tempête'' d'Haydn, parmi les oeuvres de piano de ce maître.</small><br />
<small> (13) Je n'ai pas eu le bonheur d'entendre moi-même la musique religieuse du Vatican. Je laisserai donc parler un juge compétent, M. Quatremère de Quincy,</small><br />
<small''Considérations morales sur la destination des ouvrages de l'art'', Paris, 1815, page 98.> </small><br />
<small>« Qu'on se rappelle ces chants si simples et si touchans qui terminent à Rome les solennités funèbres de ces trois jours que l'église destine particulièrement à l'expression de son deuil dans la dernière des semaines de la pénitence. C'est dans cette nef, où le génie de Michel-Ange a embrassé la durée des siècles, depuis les merveilles de la création jusqu'au dernier jugement, qui doit en détruire les œuvres, que se célèbrent, en présence du pontife romain, ces cérémonies nocturnes dont les rites, les symboles, les plaintives liturgies, semblent être autant de figures du mystère de douleur auxquels elles sont consacrées. La lumière décroissant par degrés, à chaque révolution de chaque prière, vous diriez qu'un voile funèbre s'étend peu à peu sous ces voûtes religieuses. Bientôt la lueur douteuse de la dernière lampe ne vous permet plus d'apercevoir dans le lointain que le Christ, au milieu des nuages, prononçant ses jugemens, et quelques anges exécuteurs de ses arrêts. Alors, du fond d'une tribune interdite aux regards profanes se fait entendre le psaume du roi pénitent, auquel trois des plus grands maîtres de l'art ont ajouté les modulations d'un chant simple et pathétique. Aucun instrument ne se mêle à ces accords. De simples concerts de voix exécutent cette musique; mais ces voix semblent être celles des anges, et leur impression a pénétré jusqu'au fond de l'ame. » </small><br />
<small> Nous avons cité ce beau morceau, et nous aurions pu en citer beaucoup d'autres, encore supérieurs à celui-là, d'un homme aujourd'hui oublié et presque toujours méconnu, mais que la postérité mettra à sa place. Indiquons du moins les dernières pages du même écrit sur la nécessité de laisser les ouvrages d'art dans le lieu pour lequel ils ont été faits, par exemple, le portrait de Mlle de La Vallière en Madeleine aux Carmélites, au lieu de le transporter et de l'exposer dans les appartemens de Versailles, « le seul lieu du monde, dit éloquemment M. Quatremère, qui ne devait jamais le revoir. »</small><br />
 
 
V. COUSIN.
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