« La Poésie chartiste en Angleterre » : différence entre les versions
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{{journal|La poésie chartiste en Angleterre|[[Auteur:Philarète Chasles|Philarète Chasles]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.12 1845}}
:I. - ''The Purgatory of Suicides, a Prison Rhyme'', by Thomas Cooper, the chartist. - II. Ernest. - III. ''Corn-Law-Rhymes. - IV. ''Rhymes and Recollections of a hand-loom weaver, etc.
« Je me croyais embarqué sur une chaloupe, et c’était la Mort qui la dirigeait. L’océan qui nous portait n’avait pas de ciel, et les passagers qui se trouvaient avec moi n’avaient pas de souffle. Je voyais partout des prunelles enflammées et étranges fixer leurs regards, animés d’une vitalité de fantôme, d’abord sur moi, puis sur le pilote. De sa main qui n’avait pas de chair, la Mort faisait signe aux flots insurgés et rauques qui battaient son navire, puis semblaient tomber et s’abattre devant ce signal solennel.
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« Rien ne peut en donner l’idée, pas même les souverains gigantesques de la fange naissante, les grands lézards, rois de la terre, lorsque, échappant au chaos, toute chaude encore de la vie primitive, elle trembla d’effroi devant ses premiers maîtres; pas même les leviathans, mammoths, mastodontes inconnus, et tout ce que le reptile humain, venu le dernier, a classé selon son instinct qu’il appelle ''science'', pour faire rire un jour les reptiles qui, dans leur orgueil, ramperont, comme lui, de la naissance à la mort.
« Tous ces monstres, témoins de notre traversée et poussés par les flots sombres, tout cela, voyage, voyageurs habitans des gouffres, était étrange, nouveau, terrible. Les merveilles s’accrurent bientôt. Quand nous eûmes atteint la rive de cet océan agité, les ondes retombèrent calmes; la barque et son pilote s’évanouirent, et tout fut comme si rien n’eût été. Je ne vis plus que les passagers; d’un air résolu et funèbre, ils s’avançaient vers une terre ténébreuse où d’autres prestiges plus effrayans les attendaient
Ainsi commence le poème de l’ouvrier chartiste, Thomas Cooper, cordonnier de son état, puis maître d’école, collaborateur d’un journal provincial, devenu orateur populaire, et condamné en 1842 à la prison pour avoir encouragé et excité l’émeute des ouvriers du Staffordshire. Cette prison de Stafford, où, comme il le dit lui-même, « une cave humide lui a procuré des rhumatismes, des névralgies et mille autres maux, » s’est remplie des formes étranges et lugubres qu’il reproduit dans les six chants de son poème.
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Deux manifestations semblables avaient eu lieu en Angleterre il y a plusieurs années, l’une dans un poème intitulé : ''Ernest'', supprimé par l’auteur lui-même, l’autre dans les ''Corn-Law-Rhymes'', qui valurent à Ebenezer Elliott une juste célébrité, et dont nous aurons à nous occuper bientôt.
''Ernest ou la Régénération sociale'' <ref> ''Ernest, or Political Regeneration'' (
Au centre de la fable assez mal tissue que l’auteur d’''Ernest'' n’a pas eu grand’peine à inventer, ni M. d’Israëli à reproduire, un jeune ministre calviniste dissident, Arthur Hermann, fils de paysans pauvres, et qui ne doit qu’à lui-même son éducation, apparaît comme le symbole de l’insurrection légitime et le meneur de la révolte. Il a deux motifs de haine contre la société : le dédain que lui ont montré les seigneurs du lieu et son amour pour la fille d’un fermier nommé Hess. Un gentilhomme ruiné pur ses débauches et par ses dissipations lui dispute la main de la jeune fille, et cette rivalité achève de le déterminer en faveur de l’insurrection, dans laquelle ils s’engagent l’un et l’autre. Quant au fermier, la dîme a détruit son revenu, et les procès qu’il a soutenus contre le recteur à propos de cette même dîme ont achevé sa perte. Un berger et un vieillard qui joue de la harpe, personnage évidemment copié sur le vieux Harfenspieler de ''Wilhelm Meister'' complètent cette étrange liste de personnages; les contrebandiers de la côte et les brigands des montagnes se joignent à eux. L’émeute, qui a commencé dans le village de Markstein, se dirige vers le château du comte de Stolberg, que l’on met en cendres. Le triomphe définitif du chartisme couronne l’oeuvre et s’étend à l’Europe entière.
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Il n’y a pas de mouvement social réel qui ne trouve une expression poétique; celui-ci, non-seulement les oeuvres chartistes le décrivent et le signalent, mais une classe de poètes aristocratiques assez nombreux s’en empare, et à leur tête la femme-poète qui montre aujourd’hui le plus de talent, mistriss Norton. Son dernier poème, ''the Child of the Islands'', n’est pas autre chose qu’une comparaison de la vie du pauvre et de la vie du riche à travers toutes les saisons de l’année, un parallèle fatigant de monotonie et de longueur, malgré l’éclat et la variété des détails. Dickens, dans son ''Olivier Twist'', et surtout dans son ''Carillon de Noël'', a suivi la même route et a beaucoup mieux réussi. Le roman admet la caricature, il vit de réalité, il ne répugne pas à ces tableaux hollandais de la vie infime ou haillonneuse. Quant à la poésie, dont l’essence est idéale, elle n’a pas trouvé encore son Homère chartiste et ne le trouvera probablement pas.
L’auteur d’''Ernest'', le plus remarquable de ces écrivains-artisans, se sert d’une forme très libre de versification, du vers blanc. Ce vers accentué sans rime, que Milton a employé avec tant d’harmonie et de majesté, Shakspeare avec une énergie si variée, Cowper avec une grace élégiaque si charmante, convient particulièrement aux langues germaniques; car la rime, comme nous le disions naguère
Enervé par la diffusion, et abusant d’une forme trop libre et trop facile, l’auteur d’''Ernest'' a du moins le mérite de la cohérence et de la lucidité, mérite qui manque tout-à-fait au plus puissant de ces poètes ouvriers, Ebenezer Elliott, élevé au milieu des forgerons de Sheffield, et qui lui-même a manié le marteau et la lime. On aurait tort de le croire original. Ses poésies sont l’exagération de Crabbe, de Wordsworth et de Cowper. Une énergie qui aurait plus de valeur si elle était plus contenue, une flamme mêlée de tourbillons de fumée comme celle qui plane au-dessus des fournaises de Birmingham, un manque total de calme, de repos, de dignité, d’enchaînement dans les idées, de précision et de simplicité dans le style, l’empêcheront de se placer jamais, quelques éloges qu’il ait reçus du philosophe Carlyle, sur la ligne non-seulement de Burns le laboureur, mais sur celle du cordonnier Bloomfield, si inférieur à Burns. Il jette sa poésie par bouffées ardentes, à peu près comme Savage, le contemporain de Johnson, et l’incohérence de ses oeuvres, étant mêlée d’un cri perpétuel de fureur, de douteur et de faim, produit une sensation épouvantable, que l’admiration pour des éclairs de talent corrige à peine. De temps à. autre, il oublie sa mission politique, cesse de parler contre la taxe, la cherté du pain et les propriétaires, s’enfonce dans l’ombre de la forêt, gravit ses montagnes, et retrouve alors des accens qui pénètrent, nés surtout de la profondeur du sentiment religieux et de l’aspect de la nature. Quelquefois encore il prévoit les reproches qui lui seront faits et s’excuse, ou accuse ses ennemis avec une verve magnifique.
« Le pauvre se plaint, dit-il, et qui l’écoutera? Qui voudra entendre un récit de misères véritables? Malheur à la muse de la souffrance et du besoin! Personne ne voudra l’accueillir. Ces pauvres si dédaignés, n’écrivez par leur affreuse histoire; l’orgueil et la vanité mépriseraient vos labeurs. - Quel est-il, je vous prie, cet artisan qui prend la plume? et de quel droit l’ose-t-il? Rimeur absurde, retire-toi, quitte ce pupitre, racornis tes doigts
« Oh! si je le pouvais, si ma poésie était l’enfant naïf et frais recueillant les marguerites blanches sur les pelouses de mai, et babillant avec plus de grace que les oiseaux du bois voisin! J’apprendrais à mes frères les pauvres à être gais comme la nature, comme les fleurs et les oiseaux, comme les vents et les rivières, comme les nuages qui passent et se jouent brillamment dans le ciel. Ma sagesse alors serait joyeuse; mais, hélas! mon coeur est malade, et je vis de poison. Ma joie serait une honte; je veux l’ombre et la tristesse, je les cherche comme ces plantes qui se cachent dans l’obscurité. Il y eut un temps où mon coeur était limpide et doux comme la larme d’une femme; à force de rêver au maux que je ne puis guérir, il s’est endurci, et je n’ai plus, comme le Florentin d’autrefois, comme celui dont l’harmonie était un sifflement et un tonnerre, je n’ai plus d’espoir et de plaisir que dans le combat; je me ceins les reins pour lutter et souffrir. Ne me lisez donc pas, vous qui aimez l’élégance et la grace. Ne venez pas, mouches folles, déchirer sur ces épines et ces roches brûlées du soleil, battues de la tempête, la gaze de vos ailes. Mais vous qui honorez la vérité suivez-moi; je vous apporte des fleurs de bruyères cueillies sur le précipice, au milieu de la bise qui glace et de l’orage qui dévore ! »
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Comment s’étonner, en définitive, qu’un cerveau d’homme pauvre ou d’ouvrier renferme du génie? Le livre de Southey sur les ''uneducated poets'', et le bruit dont Reboul et Jasmin, Bloomfleld et Kirke White se sont entourés, m’ont toujours semblé l’une des mystifications des temps modernes. Villon était-il donc né suzerain? et comment ne se rappelle-t-on pas les esclaves affranchis de Rome, et, Plaute et Térence, et tant d’autres? On est homme de génie quand on peut et comme on peut. Roturier ou noble, vilain ou grand seigneur, que l’on s’appelle Burns ou Charles d’Orléans, qu’on soit douanier, laboureur et même ivrogne, pourvu qu’on ait la flamme étincelante sur le front, tout le monde reconnaît le signe. Les Écossais ne possèdent-ils pas toute une pléiade de poètes rustiques supérieurs aux écrivains élégans du XVIIIe siècle, à Mallet, à Hayley et à Cumberland ? S’émerveiller qu’un ouvrier soit poète, c’est trouver miraculeux qu’une villageoise ait de la beauté. Le don est naturel et non acquis et l’artisan qui fait des vers ou de la prose a le droit d’être jugé avec la même sévérité qu’un roi.
Publiées par M. Dickens dans des intentions charitables et par conséquent dignes de respect, ''les Soirées d’un Ouvrier, occupations d’un petit nombre de loisirs'', par Jean Overs, charpentier, sont des fragmens assez modestes, sans colère contre le monde et les puissans, mais sans hardiesse et sans nouveauté. Il n’y a rien de plus rare que l’originalité réelle de l’esprit, jointe à la pratique constante des arts mécaniques; le développement naïf de l’individualité personnelle demande un repos, un isolement, une concentration de la pensée qui se replie sur elle-même et s’éloigne de tous les intérêts matériels et humains. La Muse est jalouse; elle n’accorde ce dernier et puissant don, cette consécration du talent supérieur, qu’à ceux qui vivent pour elle seule, à Shakspeare et à Dante. ''Les Souvenirs et les Vers d’un Tisserand''
Il convient de parler avec plus d’estime et de respect de deux excellens petits volumes publiés par le libraire Pickering, dont les éditions aldines ont tant de succès; l’un a pour titre : ''Essais écrits dans les intervalles de mon travail''; l’autre : ''les Droits du Labeur, ou des rapports entre le maître et l’ouvrier''. Il est difficile d’unir plus de bienveillance à plus de sagacité; c’est de la prose, mais bien autrement touchante dans sa simplicité pittoresque et sa douce austérité que les strophes harmonieuses et diffuses de mistriss Norton ou les colossales images du chartiste. L’auteur avoue que l’extension de l’industrie et du commerce, l’exploitation habile et victorieuse de la matière et de la nature, ont affaibli le sentiment sympathique et le lien moral, sans lesquels la société ne peut subsister. Il reconnaît que les individualités triomphent, et que leur règne isolé, s’appuyant sur l’intérêt particulier, peut et doit mettre en danger la communauté elle-même. Aussi, est-ce aux individualités qu’il s’adresse; c’est elles qu’il rend responsables de l’avenir, bien persuadé que les meilleures lois organisatrices ne produiront pas l’effet d’une multitude de volontés déterminées à exécuter isolément dans leur sphère le plus de bien possible. L’artisan, homme de sens et de valeur, qui a écrit ces petits livres, arrive à des conseils pratiques d’une extrême simplicité, mais d’une véritable importance. Il voudrait que les impôts sur l’air, la lumière et les matériaux de charpente devinssent nuls ou presque nuls, et que les moyens sanitaires fussent multipliés dans les grandes villes; au point de ne rien coûter aux malheureux. Tout le chapitre sur ''le logement de l’ouvrier'' est un chef-d’oeuvre, et ces petits livres, dictés par l’expérience, la raison et une sensibilité délicate, mériteraient fort qu’on les traduisît en français.
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Tous les écrivains de quelque valeur, et à leur tête il faut placer Carlyle, se sont préoccupés de cette situation périlleuse de la société ou plutôt de l’industrie anglaise. Mistriss Norton, Dickens, d’lsraëli, font valoir sans cesse les justes droits des classes inférieures, et signalent le danger, non, comme on le voit, d’une révolution suscitée par des théories métaphysiques, mais de ces violences que commandent toujours le besoin et la faim. Carlyle seul nous semble avoir mis dans cette terrible question le sérieux d’intention et d’accent qu’elle comporte. Trop de romanciers se sont emparés de ce texte; il nous déplaît de voir les fictions du conte et les graces de la poésie, les caricatures de Hogarth et la strophe de Spencer, intervenir dans ces réalités hideuses que l’égoïsme doit redouter, le philosophe sonder, l’homme politique guérir. Faites-nous grace de tous vos romans en faveur des pauvres; au lieu de les plaindre sur le papier, portez vite secours aux souffrances. Pourquoi vous faire des haillons un jeu poétique et exploiter les plaies sociales au profit du succès littéraire? A vos contes législatifs, à votre philanthropie qui se révèle en récits imaginaires, je préfère les soins réels dont les classes laborieuses sont maintenant l’objet à Londres, ces bains publics qui leur coûtent si peu, et qui, pour quelques ''pence'', leur assurent le plus délicieux et le plus utile des luxes, celui de la propreté et de la santé; j’aime mieux encore ces grandes maisons récemment ouvertes à Glasgow et à Edimbourg, et dont je parle ici dans l’espérance d’en voir construire de semblables en France. Pour une somme très modique, équivalente à la moitié d’un loyer ordinaire, l’ouvrier y trouve le logement proportionné à ses besoins, crépi à la chaux, avec un parquet en bois, et garni, de meubles de bois blanc. Une cuisine commune est ouverte à toutes les femmes des ouvriers, qui viennent y préparer, dans des cheminées communes, avec des ustensiles appartenant à la maison, le repas de leur famille. Chaque locataire, a de l’eau chez lui, deux salles de bain sont pratiquées au rez-de-chaussée. Tout le monde doit être rentré à dix heures du soir. Une querelle, une preuve de mauvaise conduite ou d’ivresse, entraînent à l’instant même le congé de l’ouvrier, qui, doublant son revenu par une location si avantageuse et un mode d’existence si économique, trouvant dans cette combinaison intérêt, indépendance, sécurité et liberté, n’a point de peine à être moral, et ne peut plus nourrir de haine contre une société qui le protége. Par de telles expériences, le problème se résout infiniment mieux que par des poèmes. C’est fort prosaïque sans doute, mais nous aimons la philanthropie en prose et surtout en actes. En fait de poésie, nous reviendrons, en attendant mieux, à Shakspeare ou à Virgile.
▲::<small> « Himself the helmsman, » etc.(Purgatory of Suicides, canto I.) </small><br />
PHILARETE CHASLES.
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