« Du romantisme dans la musique et la poésie en Allemagne » : différence entre les versions

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Le 19 juin 1821, vers midi, la plupart des beaux esprits de Berlin semblaient s'être donné rendez-vous au café Stehley. Poètes, peintres, musiciens, journalistes, répandus par groupes autour des tables, causaient et gesticulaient de l'air le plus animé. A l'exaltation de tout ce monde, on eût dit des préparatifs d'une émeute, et peut-être aurait-on deviné juste. Il ne s'agissait, en effet, de rien moins que d'une prise d'armes entre deux camps dès long-temps ennemis, et la collision, pour n'avoir rien de politique, n'en menaçait pas moins d'être orageuse et terrible. On pouvait donc s'attendre à voir se renouveler toutes les horreurs des fameuses guerres de partisans auxquelles jadis les noms de Gluck et de Piccini servirent de drapeaux, car l'Italie et l'Allemagne, guelfes et gibelins, se trouvaient en présence; de côté et d'autre on battait le rappel, ceux-ci criant pour mot d'ordre et devise : Spontini et ''Olympie''; ceux-là : Weber et l'opéra national allemand.
 
Charles-Marie de Weber était venu à Berlin diriger les répétitions de son ''Freyschütz'' (1)<ref> Ecrit à Dresde, le ''Freyschütz'' fut exécuté à Berlin pour la première fois.</ref>, et, grace à l'infatigable persévérance du grand artiste que soutient la conscience de sa vocation, l'entreprise marchait à ses fins, en dépit des cabales et des intrigues de toute sorte qu'on lui suscitait; intrigues et cabales qui, disons-le en passant, devaient revivre quelque vingt ans plus tard à propos des ouvrages de Meyerbeer, et cela toujours sous les auspices de M. Spontini. D'ailleurs, outre son génie, Weber avait pour lui le sentiment national. A ce compte, il ne pouvait périr. Les chanteurs étaient dans le ravissement, et l'intendant des théâtres royaux voulait que rien ne fût négligé pour rendre la mise en scène digne du chef-d'oeuvre.
 
Selon le plus ou moins de fougue, le plus ou moins d'expansion naturelle à leur tempérament, les coryphées de la musique nationale donnaient déjà libre cours à leur humeur triomphante, ou se contentaient d'espérer en silence; les Italiens, au contraire, et tous ceux qui tenaient pour l'Italie, n'étaient rien moins que rassurés, et s'efforçaient de dissimuler leur inquiétude sous les dehors d'une confiance imperturbable. Quelle idée en effet a ce petit Weber du Holstein de vouloir se mesurer avec le colosse du siècle avec le sublime auteur de ''la Vestale'' et d’''Olympie''! Il ne restait plus qu'à savoir si l'on trouverait jamais un public pour prendre au sérieux l'incartade. En attendant, la cabale poursuivait ses manoeuvres accoutumées, de faux enthousiastes s'enrouaient à crier merveille par-dessus les toits, et proclamaient l'opéra nouveau dix fois plus admirable que le ''Don Juan'' de Mozart et le ''Fidelio'' de Beethoven, espérant, à force d'exagérations et de vacarme, discréditer l'auteur dans la pensée de ses vrais amis.
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Des quatre personnages de cette scène, aucun ne survit aujourd'hui. Hoffmann s'en alla le premier; puis ce fut le tour de Weber, auquel à peine resta le temps encore d'écrire deux chefs-d'oeuvre, ''Euryanthe'' et ''Oberon'', et vers la fin de 1832 Louis Devrient mourut. Quant au pauvre jeune homme dont l'apparition presque fantastique avait si fort impressionné les trois amis, on n'entendit jamais plus parler de lui.
 
 
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<small> (1) Ecrit à Dresde, le ''Freyschütz'' fut exécuté à Berlin pour la première fois.</small><br />
 
 
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Ceci posé, il nous sera permis de remonter aux premières années du XVIIIe siècle, au moment où, de l'autre côté du Rhin, commence, à proprement parler, l'ère musicale moderne. Jusque-là on n'avait jamais eu que de la scolastique. Dans la musique comme dans la philosophie, la période d'argumentation précéda le règne de la pensée libre, Abeilard vint avant Descartes; le Descartes de la musique, ce fut Haydn. La poésie et la musique allemandes sont filles toutes deux du XVIIIe siècle. L'épanouissement éclata simultané, on eût dit qu'elles s'entendaient l'une l'autre. Durant la période qui précéda l'émancipation du XVIIIe siècle, et qu'on pourrait appeler l'ère du rationalisme, la poésie, purement métrique, n'offrait aucun sujet d'inspiration à la musique vocale, obligée par là de recourir sans cesse aux textes sacrés. Quant à la musique instrumentale, indépendante, à la symphonie telle que nous l'entendons, elle n'existait point.
 
J'ai parlé d'émancipation. En effet, dès 1730, l'esprit d'indépendance se déclare, le rhythme et la mélodie sont révélés, un souffle de vie et de liberté féconde la science des combinaisons techniques. A vrai dire, cette révolution ne pouvait s'accomplir que par la découverte d'un instrument complexe, synthétique, d'un centre d'harmonie, qui fût dans le monde des sentimens profanes ce qu'était l'orgue au sanctuaire : j'ai nommé le clavier. Ici apparaît l'action immense et génératrice de Sébastien Bach (1)<ref> Né en 1685, mort en 1770. </ref>; non content d'avoir étendu à l'infini le domaine de l'orgue, son orchestre à lui, il appliqua sur le perfectionnement du clavier l'effort de son génie harmonique, l'un des plus prodigieux qui furent jamais, et le clavier commença à devenir entre ses mains ce précieux résumé des forces instrumentales pour lequel, sous le titre de concertos, Beethoven devait un jour écrire de véritables symphonies. Tandis que, par l'intronisation du clavier, Bach sécularisait en quelque sorte l'harmonie, Haendel, de son côté, en créant l'oratorio, préparait l'opéra, c'est-à-dire la complète et définitive émancipation de l'art tâche immense pour laquelle naquit Gluck, à vrai dire, le premier compositeur dramatique dans toute l'acception donnée aujourd'hui à ce mot, le premier musicien qui se soit préoccupé de l'étude des caractères, car jusqu'à lui on s'en était tenu à rendre la situation; le premier enfin qui ait nettement tracé la ligne de démarcation entre le style profane et le style sacré. Ainsi préparée, la période d'émancipation, l'ère du style libre n'avait plus qu'à s'ouvrir. Haydn et Mozart parurent, et de cette filiation tout ce que le génie musical contemporain a créé de généreux, de vivace, procéda. Il va sans dire que je n'entends point parler ici de l'Allemagne seulement, mais encore de la France et de l'Italie, sur lesquelles devait bientôt s'étendre le mouvement régénérateur.
 
L'orchestre moderne, personne, je pense, ne le contestera, est l'oeuvre authentique et manifeste de Joseph Haydn; le premier entre tous, l'auteur de ''la Création'' et des ''Sept paroles'' a donné à la musique instrumentale cette existence individuelle que nous lui connaissons désormais, et peut-être la génération nouvelle, en proie aux enivrantes fascinations de Beethoven, a-t-elle trop tôt oublié le culte d'un des génies les plus éminemment féconds dont s'honore l'histoire des beaux-arts. Oublié n'est pas le mot, des maîtres tels que lui ne s'oublient point, mais on affecte à son égard cette espèce d'admiration révérencieuse qu'on a pour un portrait de famille. Beethoven et Weber, Mozart aussi, quoique plus d'un le déclare vieillot et fort enclin au radotage, vivent encore de notre vie commune; mais, quant à lui, nous l'avons relégué dans le musée aux antiques, et si, au sortir d'une séance du Conservatoire, où quelque symphonie du chantre des ''Saisons'' vient d'être exécutée, il vous arrive d'aborder les illuminés du sanctuaire, on vous parlera de la perruque du bonhomme, de sa canne à pomme d'ivoire et des boucles d'or de ses souliers. Singulière préoccupation du type qui circule ! Les oeuvres de Haydn respirent en effet certaines graces bucoliques et par trop décentes, une régularité, une symétrie de composition auxquelles par momens l'épithète de rococo ne messied pas. De là cette physionomie de vieillard méthodique et bénévole qu'on prête au grand artiste. Passe donc pour le type ayant cours, et laissons au La Fontaine musical son innocent sourire, ses culottes de soie et sa tabatière ornée d'un fin émail, pourvu qu'on veuille nous accorder que, sous les ombrages où sa promenade se dirige, l'ame du vieux maître s'ouvre à toutes ces voix de la nature, à ces mille bruits de la création dont va se pénétrer la symphonie. Je le répète, Haydn a créé l'orchestre, aucun maître avant lui n'avait eu l'inspiration d'employer les ressources instrumentales selon leurs divers caractères de sonorité. Les instrumens sont faits pour idéaliser les bruits de la nature. De ce principe, que l'auteur de ''la Création'' conserve la gloire d'avoir appliqué le premier, est sortie toute la musique instrumentale moderne. Jusque-là l'école rationaliste ne s'était préoccupée que de l'harmonie des sons; de Joseph Haydn date l'harmonie des bruits, cette langue vivante et sublime qu'ont parlée depuis en l'agrandissant Mozart et Beethoven, Weber, Méhul et Meyerbeer. Impossible, a-t-on dit, d'entendre une composition de Joseph Haydn, sans que l'idée vous vienne à l'instant d'un poème analogue. Le sentiment pittoresque est révélé. Plus tard, le chantre des symphonies et le chantre du ''Freyschütz'' porteront à sa suprême manifestation l'union de la musique et de la poésie, et le romantisme aura son tour; en attendant, poème et tableau tout ensemble, voici une oeuvre symphonique d'où la vie universelle déborde; voici que, pour la première fois, l'élément pittoresque se combine en musique avec l'élément religieux. Vainement chez Haendel ou chez Bach vous chercheriez un pareil assemblage. Il est vrai qu'ici le sentiment religieux risque bien de tourner au panthéisme : une adoration calme et sereine de Dieu dans la nature, telle est, si je ne me trompe, la religion de l'auteur des ''Saisons'', religion dont le sentiment ne saurait avoir rien de positif. On a comparé Haydn à Goethe; sous plus d'un rapport, la comparaison se justifie, avec cette différence pourtant que cet esprit de calme et d'impassible objectivité que l'un tenait de sa nature un peu bourgeoise, l'autre l'avait conquis par un effort prométhéen. « Personne, disait Mozart, n'a plus de graces dans le badinage et plus de larmes dans l'émotion que Joseph Haydn, lui seul a le secret de me faire sourire et de m'impressionner au fond de l'ame. » Ne plaisantons pas trop du bonhomme, et tâchons de ne pas immoler ainsi sur l'autel de la passion ce divin sentiment de l'harmonie qui trouverait moyen de porter l'ordre et la méthode jusqu'au sein du chaos.
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Quels que soient les sentimens d'admiration et de respect qui s'attachent aux noms glorieux des deux dioscures de la poésie allemande, on aurait tort de croire cependant que Goethe et Schiller représentent toutes les tendances de la vie intellectuelle de leur pays. Pour Goethe, la beauté, c'est l'harmonie, l'harmonie entre la nature et l'esprit, entre l'ame et le corps; de là ses instincts profondément classiques. Schiller, moins soucieux d'équilibre et de pondération, laisse à l'esprit des droits illimités. En dehors de cette double tendance, il existe une sphère dans la région de l'ame où la nature ne connaît plus de maître ni d'égal, où le démon élémentaire vit seul déchaîné, et c'est de cette sphère mystérieuse, nationale surtout, que sortirent à la fois et vivant en quelque sorte d'une vie infuse la poésie romantique et la musique allemande, Arnim et Beethoven, Hoffmann et Weber. Goethe, à qui sa haute clairvoyance révélait la loi des élémens et des phénomènes les plus étrangers à son cercle d'activité, Goethe les appelait des natures démoniaques, et jamais parole ne fut mieux appliquée. Si de tout temps la philosophie a cherché la vérité dans l'accord du contingent et de l'absolu, si cette harmonie suprême de l'ame et du corps, du sujet et de l'objet, a pu devenir chez Goethe le principe élémentaire, unique, du beau en fait d'art, la profession de foi du romantisme n'admet plus les phénomènes de ce monde qu'à titre de symboles d'une mystérieuse éternité. De là cette libre carrière donnée au côté fantastique, nocturne, de la vie humaine, cet assemblage de démons et de larves, d'êtres surnaturels bons ou méchans, terribles ou moqueurs, figurant en passes merveilleuses les caprices de la destinée; comédie étrange et désordonnée, parfois sublime, émanation dernière du chaos intellectuel remué en ses profondeurs, bouffée vertigineuse échappée du bythos des gnostiques. Adieu cette réalité qu'embellissait avec amour le ciseau du statuaire! Voici venir à nous un monde de pressentimens s'ouvrant sur l'infini et l'éternité, un monde dont les apparitions insaisissables nous font passer des ébahissemens de la curiosité aux plus solennelles émotions du mysticisme religieux. Telle est la sphère où s'agitent tous les romantiques, de Zacharias Werner, d'Achim Arnim et d'Hoffmann à Novalis, à Weber : poètes et musiciens, j'ai plaisir à les confondre ensemble, la différence, s'il y en a, n'existe que dans l’instrument. Traduisez Arnim en musique, et vous aurez l'auteur du ''Freyschütz'', d’''Euryanthe'' et d’''Oberon''. Pour romantique et poète, Weber l'était avant d'être musicien. Voyez ce front mélancolique et pensif, cet oeil ardent habitué à plonger au sein des ténèbres où tant de fois il a surpris les secrets de la nature et du coeur humain. Plus je contemple cette physionomie en même temps puissante et maladive, ce nez d'aigle dont les narines qui se dilatent semblent flairer l'inconnu, ces pommettes fiévreuses, ces lèvres minces que pince un sourire inquiet, plus l'expression extérieure me paraît répondre à l'idée que je me fais de l'être intime. Je ne me représenterais pas autrement Zacharias Werner. Ajoutons que Charles-Marie de Weber est peut-être le seul grand musicien que le nord de l'Allemagne ait produit, ce même nord qui donna naissance au romantisme. Jusque-là, si l'on y songe, la musique n'affectait-elle pas de choisir le midi sensuel pour théâtre de son existence? Haydn et Mozart sont Autrichiens, Beethoven vit le jour sur les bords du Rhin. En rapprochant Weber du groupe littéraire de Berlin, la nature complétait la famille romantique, et nous ne pensons pas qu'on puisse jamais l'en détacher.
 
 
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<small>(1) Né en 1685, mort en 1770. </small><br />
 
 
HANS WERNER.
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