« Peintres et sculpteurs modernes de la France/Prudhon » : différence entre les versions

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La vie de Prudhon offre cette particularité, qu'il n'a été apprécié et même connu que fort tard, quoiqu'il ait excellé de très bonne heure dans son art. Son talent semble n'avoir pas eu d'enfance, et, en examinant tout ce qui a été recueilli de ses ouvrages, on ne voit presque point de transition entre les informes essais de l'écolier et les productions achevées du maître. On trouve dans les cahiers sur lesquels il dessinait au sortir de l'école le germe de ses plus belles inventions. Son exécution même n'a point varié depuis ses premières études, et c'est un caractère de plus qui le place à côté des grands maîtres. On verra avec étonnement ce talent, formé de si bonne heure, se consumer jusqu'à l'époque de l'âge mûr dans des travaux obscurs, indignes de lui, mais qu'il a relevés à force de mérite.
 
Prudhon était le treizième enfant d'un maître maçon de Cluny. Il était né le 6 avril 1759 (1)<ref> Toutes les biographies font naître Prudhon en 1760. Des recherches faites récemment sur les registres de sa paroisse natale ont fait connaître qu'il est né en 1759. Sur ce registre, son nom est écrit ''Prudon''. Il est plus que probable que c'est par erreur qu’il a signé également ''Prudhon'' et ''Prud'hon''. </ref>, et avait reçu les noms de Pierre-Paul : ce sont ceux de Rubens et du Puget. Cet émule des plus grands maîtres devait naître et mourir dans la pauvreté, et c'est un triste rapport de plus avec un grand nombre d'entre eux. Sa mère sut deviner son ame tendre et rêveuse, et contribua, malgré les embarras d'une si nombreuse famille, à développer en lui de nobles instincts. Il reçut chez les moines de Cluny une instruction qui, bien que sommaire, contribua encore à élever sa pensée. La vue des tableaux bons ou mauvais qui décoraient cette retraite éveillait en même temps dans son imagination le goût de la peinture. Peut-être, parmi tous les objets qui frappèrent ses regards dans un âge si tendre, il suffit d'un seul pour allumer la passion de toute sa vie. Cette espèce d'initiation est frappante chez tous les grands artistes. Il en est beaucoup qui n'ont rencontré que fort tard ce lambeau de poésie, ce tableau souvent médiocre et dépourvu d'attrait pour le vulgaire dans lequel ils ont trouvé leur vocation écrite. C'est le premier et indispensable aliment destiné à développer les germes de facultés qui s'ignorent. Souvent le génie a été chercher dans le fatras d'une production ridicule ''ce coin de grandeur'' qui éveille l’enthousiasme pour toujours. Prudhon se plaisait à raconter que, saisi de cette impatience soudaine à donner un corps à ses idées, sans doute à la vue de quelque chef-d'oeuvre ignoré, il avait fabriqué lui-même, à l'âge de quatorze ans, des couleurs et des pinceaux. Il n'en fallait pas tant, en province surtout, pour faire croire à l'avenir de son talent. L'évêque de Mâcon fut informé par les solitaires de Cluny de l'aptitude présumée du jeune Prudhon. Ce prélat l'envoya à Dijon, dont l'école de peinture était célèbre, et qui continue encore aujourd'hui les traditions de plusieurs peintres remarquables qui en sont sortis, et au premier rang desquels il faut placer le célèbre Doyen.
 
Le professeur qui dirigeait alors cette école était M. Devosge, artiste de mérite dont l'exemple et les conseils furent très utiles au jeune Prudhon. Nous avons dit que les premiers objets qui frappèrent ses regards décidèrent de sa vocation; nous pourrions ajouter que la vue des ouvrages de son maître eut sur son style une influence qu'il est impossible de méconnaître. Nous avons sous les yeux deux estampes gravées d'après ce professeur, et dont le sentiment particulier se retrouve complètement dans presque toutes les parties du talent de Prudhon, agrandi à la vérité ou simplifié, comme on peut le croire. C'est une gloire modeste sans doute, mais c'est encore une gloire que d'avoir imprimé à une aussi belle imagination un caractère et comme une marque qui le signale dans tous ses ouvrages.
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On trouve, dans les nombreux dessins de Prudhon, lesquels offrent moins de prise à ces influences perverses, avec tout le charme de ses inventions, la démonstration claire de sa manière de peindre. Ils sont presque tous sur papier bleu, au crayon noir et blanc. Ses premiers traits présentent seulement les masses confuses de son idée, mais l'effet de l'ombre et de la lumière est arrêté tout de suite, et, sur ces masses, il achève peu à peu et arrive aux dernières finesses.
 
Ces ravissans dessins, qui font aujourd'hui l'ornement des collections (2)<ref> La plus complète sans doute est celle de M. Marcille, amateur enthousiaste du talent de Prudhon, et dont le goût éclairé a su réunir une quantité étonnante de dessins de sa main et des plus précieux. Il est l'heureux propriétaire de la charmante esquisse de ''Vénus et Adonis'', et du beau tableau de ''l'Ame'', dont il sera parlé plus loin.</ref>, donnent peut-être plus que ses tableaux eux-mêmes une idée complète de la richesse et de la variété de son imagination. Ses tableaux, au reste, sont en petit nombre; on a vu que la nécessité de vivre et de soutenir sa famille l'avait forcé, obscur encore et inconnu, à se livrer à toute sorte de travaux qui l'avaient éloigné de la peinture. Il faudrait citer comme autant de chefs-d'oeuvre ses compositions pour ''l'Art d'aimer'', pour le Racine et pour ''l'Aminte'' du Tasse. Une grande partie a été exécutée pour des ouvrages dont les titres mêmes sont une énigme pour les curieux à la recherche de ces origines. Un poème ou roman de Lucien Bonaparte a fourni le sujet de plusieurs vignettes de trois pouces de haut qui sont des ouvrages admirables. On trouve un mystérieux plaisir, et j'allais dire un plaisir plus pur et plus dégagé de toutes les impressions étrangères à la peinture, dans la contemplation de ces scènes dont les sujets sont sans explication; la peinture seule y triomphe, comme la musique dans une symphonie. L'une d'elles représente un lieu désert entouré de ruines. Un homme vient de violer un tombeau pour en tirer des trésors; sous ses pieds, et lui servant comme de marche-pied, se débat une femme presque étouffée qui presse un enfant contre son sein. Au-dessus du tombeau, et étendue dans une espèce de linceul, une figure de vieillard penche la tête sur cette scène impie et la contemple sans s'émouvoir. Un autre cadre de la longueur du petit doigt présente la scène suivante : une divinité farouche siège sur un trône qui est lui-même un composé de figures accroupies et dans l'attitude de la souffrance. Au pied de ce trône ou plutôt de ce sinistre piédestal, une jeune femme, prosternée sur le sol, la tête cachée dans la poussière, semble implorer convulsivement cette idole sourde et cruelle. Dans le fond vague et obscur, on voit s'agiter des génies. Tout le monde connaît sa charmante composition de ''Phrosine et Mélidor'', dont l'eau-forte a été gravée de sa main. Cette invention seule le place à côté du Corrége.
 
Enfin parut en 1808 le tableau de ''la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime''. C'est l'ouvrage le plus important de Prudhon. Dans cette composition, le mélange des caractères vigoureux et des beautés touchantes se présentait avec tous les avantages possibles la franchise de l'effet, la décision des lignes, tout y est frappant et attachant. Ce fut un rude coup pour ses adversaires et un objet de surprise pour cette masse inhabile qui, incapable par elle-même de porter un jugement quelconque, est toujours disposée à s'en rapporter à celui de la haine. Napoléon, supérieur aux cabales et frappé de l'excellence de l'ouvrage, donna au peintre la décoration. Accordée spontanément par l'empereur et à cette époque féconde en miracles, cette distinction était immense; elle tirait à l'instant de la foule des artistes et plaçait au premier rang un homme presque obscur la veille. Ses ennemis, et il comptait dans ce nombre tous les peintres, lui reprochèrent d'avoir peint le Crime avec des traits trop repoussans; à leur gré, il eût fallu de la grace jusque dans la figure du brigand teint de sang, marchant sur l'innocente victime dont il emporte les dépouilles.
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La restauration ne prodigua ni à l'un ni à l'autre les encouragemens. Quant à Prudhon, retiré dans son atelier et fidèle à sa réserve, il concentrait dans son amour pour le travail et dans la société de ses amis tous ses sentimens et toutes ses pensées. Au contraire, presque tous les peintres que l'opinion plaçait en tête de l'école se montrèrent empressés auprès de ce nouveau pouvoir qui avait proscrit leur illustre maître David et défendu même à ses cendres le retour dans une patrie honorée par ses talens. On a pu voir Prudhon, dans les dernières années de sa vie, employant toutes ses soirées dans l'atelier de son élève, M. Trezel, à dessiner d'après nature comme s'il eût été lui-même un élève. Il ne se trouvait pas mal à l'aise, le porte-crayon à la main et dans la société de jeunes gens. Sa complaisance pour ces derniers était inépuisable. Beaucoup d'artistes faits ont eu également à se louer de lui. Il a bien souvent négligé ses travaux pour apporter à un confrère embarrassé l'aide de ses conseils et de sa savante main.
 
Ses ouvrages devinrent plus rares. Les fatigues de l'âge et bientôt d'horribles chagrins vinrent faire une diversion fatale à son amour pour l'étude. ''L'Assomption de la Vierge'', qui orne aujourd'hui la chapelle des Tuileries, a été son dernier ouvrage exposé de son vivant. Cette composition fut estimée assez universellement, mais n'excita aucune critique passionnée. Les palmes de l'Institut n'avaient verdi que fort tard pour l'illustre maître. A mesure que le calme s'était fait autour de productions devenues moins fréquentes, il semblait que l'Académie se fût réchauffée au souvenir d'un mérite oublié si long-temps. Elle avait épuisé ou à peu près la liste des noms qui se recommandaient à elle par des succès d'école ou par des liens de confraternité. « Il n'avait appartenu, » dit naïvement le secrétaire perpétuel dans l'éloge public prononcé deux ans après la mort de Prudhon, « ni à l'Académie ni à aucune école; il était donc étranger à ces liaisons d'élèves contemporains qui établissent dans la suite ''une sorte de devoir d'aider les autres à parvenir'' (3)<ref> ''Notice historique sur la Vie et les Ouvrages'' de M. Prudhon, lue à la séance de l'Académie des Beaux-Arts, le 20 octobre 1824, par M. Quatremère de Quincy, secré¬taire perpétuel. </ref>. »
 
Mais, à supposer qu'une si tardive distinction l'ait trouvé sensible, de quel intérêt allaient devenir pour lui et les distinctions et la gloire même et son art dont il avait fait jusqu'alors sa consolation! La mort tragique de Mlle Mayer vint tout à coup renverser toutes les espérances qu'il avait pu former pour le repos de ses dernières années. Cet événement le surprit au milieu de la vie calme et retirée où nous venons de le montrer. Cette malheureuse femme se tua dans un accès de noire mélancolie ou plutôt de folie portée à son comble. Ce dernier motif paraît le seul vraisemblable. Un certain égarement, des manières singulières et tout-à-fait inaccoutumées chez elle, eussent pu faire pressentir cette catastrophe. On voulut éloigner Prudhon avant de lui apprendre l'affreuse nouvelle, mais on ne put y parvenir, et il pénétra dans l'appartement de Mlle Mayer, qu'il trouva baignée dans son sang. Que ceux qui ont vu devant leurs yeux et pressé dans leurs bras le corps inanimé d'un objet chéri et ravi à jamais se rappellent leur propre douleur, et ils auront une idée de celle de ce malheureux qui, se jetant sur ce corps insensible et dans l'égarement de ses esprits, cherchait à le ranimer et à refermer l'horrible blessure. Il fallut l'entraîner tout couvert de sang. Avec ces tristes restes allaient disparaître ses dernières joies et presque ses derniers sentimens.
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Si nous ne sommes point trompé par notre partialité en faveur de Prudhon, nous croyons que les qualités de cet aimable génie sont de celles qui doivent assurer dès à présent sa renommée. Il est même inutile de s'appuyer à cet égard sur ce grand argument auquel rien ne résiste ordinairement aux yeux des contemporains, c'est-à-dire la valeur excessive à laquelle ses ouvrages sont récemment parvenus. On peut aller jusqu'à la trouver exagérée, au moins quant à ce qui concerne des ouvrages faibles signés de lui, pour lesquels on offre encore des prix excessifs. Il n'est pas inutile de dire que le même honneur a été accordé à des contrefaçons et à des copies par suite du caprice des amateurs vulgaires dont le dédain et l'engouement sont également aveugles. Il nous reste à faire des voeux pour que nos collections nationales suivent un peu ce beau mouvement et se montrent à leur tour plus empressées à acquérir et à mettre en lumière un plus grand nombre de productions de Prudhon. Il est peu de cabinets qui ne soient plus riches en estampes gravées d'après ses compositions, ou en tableaux et dessins de sa main, que ne sont le Musée et la Bibliothèque. Dans le premier de ces établissemens, on n'a placé au nombre de ses dessins que deux ou trois pastels ébauchés et pas une de ses compositions caractéristiques, telles que sujets mythologiques, bacchanales, etc., dans lesquelles il excellait. Quant aux deux seules peintures de Prudhon qu'on y voie figurer, bien que l'une d'elles soit son célèbre tableau de ''la Justice et la Vengeance céleste'' et l'autre ''le Christ'', son dernier ouvrage, on regrette de n'avoir à juger de son talent que dans des productions qui brillent plutôt par la sévérité du sujet et de la manière que par cette suavité et cette grace qui resteront les caractères particuliers de son talent.
 
 
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<small>(1) Toutes les biographies font naître Prudhon en 1760. Des recherches faites récemment sur les registres de sa paroisse natale ont fait connaître qu'il est né en 1759. Sur ce registre, son nom est écrit ''Prudon''. Il est plus que probable que c'est par erreur qu’il a signé également ''Prudhon'' et ''Prud'hon''. </small><br />
<small> (2) La plus complète sans doute est celle de M. Marcille, amateur enthousiaste du talent de Prudhon, et dont le goût éclairé a su réunir une quantité étonnante de dessins de sa main et des plus précieux. Il est l'heureux propriétaire de la charmante esquisse de ''Vénus et Adonis'', et du beau tableau de ''l'Ame'', dont il sera parlé plus loin.</small><br />
<small>(3) ''Notice historique sur la Vie et les Ouvrages'' de M. Prudhon, lue à la séance de l'Académie des Beaux-Arts, le 20 octobre 1824, par M. Quatremère de Quincy, secré¬taire perpétuel. </small><br />
 
 
EUGÈNE DELACROIX.
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