« Baruch Spinoza (Jules Simon) » : différence entre les versions

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Né à Amsterdam, le 24 novembre 1632, d’une famille de juifs portugais, à quinze ans il embarrassait la synagogue par la hardiesse de ses objections et son opiniâtreté à les soutenir. Doué d’une ardeur infatigable, d’un génie vif et pénétrant, soustrait sans effort et comme par le bénéfice de sa nature à l’influence des préjugés, il avait dévoré en un instant les langues et la théologie, et s’était livré tout entier à la philosophie et aux ouvrages de Descartes. Il se sentait là dans son pays, et il se trouvait lui-même en apprenant de son nouveau maître qu’on ne doit jamais rien recevoir pour véritable qui n’ait été auparavant prouvé par de bonnes et solides raisons. Déjà fermentait dans son esprit cette philosophie redoutable, qui changeait la condition de 1a nature humaine et ne laissait pas de place à la religion de ses pères. Spinoza ne connaissait point les ménagemens; ce qui lui semblait la vérité, il le disait simplement sans emphase, dans son style concis et puissant, comme s’il eût obéi à une nécessité aussi bien reconnue par les autres que par lui-même. Les rabbins le souffraient au milieu d’eux avec peine; mais ils sentaient qu’une fois sorti de la synagogue, il ne garderait pas de mesure. Il fallait le contenir ou le perdre. Une pension de mille florins lui fut offerte. Un soir, en sortant de la synagogue, il voit à côté de lui un homme armé d’un poignard; il s’efface et reçoit le coup dans son habit. A quelque temps de là, l’excommunication fut prononcée. Spinoza quitta les juifs chargé d’anathèmes et menacé jusque dans sa vie. «. A la bonne heure dit-il quand on lui porta la sentence de son excommunication : on ne me force à rien que je n’eusse fait de moi-même, si je n’avais craint le scandale ; mais, puisqu’on le veut de la sorte, j’entre avec joie dans le chemin qui m’est ouvert, avec cette consolation que ma sortie sera plus innocente que ne fut celle des premiers Hébreux hors de l’Égypte, quoique ma subsistance ne soit pas mieux fondée que la leur Je n’emporte rien à personne, et je me puis vanter, quelque injustice qu’on me fasse, qu’on n’a rien à me reprocher. »
 
Il est faux qu’il ait jamais embrassé le christianisme et reçu le baptême. Après cette rupture violente avec les siens, il n’appartint plus à personne. Aucune religion, aucune école ne le recueillit. Ce qui paraissait de ses principes soulevait aussitôt des cris d’horreur dans tontestoutes les communions. On prenait la plume, moins pour le réfuter que pour l’accabler d’injures. Le docteur Musaeus le traite d’esprit infernal, et l’appelle ambassadeur de Satan. Des portraits circulaient avec cette inscription : ''Benoît de Spinoza, prince des athées, portant jusque sur sa figure le caractère de la réprobation''. Dès qu’il s’agit de Spinoza, les esprits, les plus modérés se changent en fanatiques. Bayle aimerait mieux « défricher la terre avec les dents et avec les ongles que de cultiver une hypothèse aussi choquante et aussi absurde. » Les cartésiens surtout se montraient d’autant plus acharnés qu’ils voyaient la doctrine de Spinoza plus rapprochée de la leur. Quand Dortous de Mairan, tout jeune, enflammé d’ardeur pour la philosophie et sortant de lire Spinoza, qui l’a presque convaincu, s’adresse au père Malebranche pour se défaire de cette conviction qui l’épouvante, Malebranche consent à peine à se laisser arracher quelques mots ; il ne veut pas entrer en discussion avec les doctrines de ce ''misérable''; il dit à Dortous de Mairan: « Je prierai pour vous! » Peut-être se rappelait-il alors avec effroi cette phrase de ses ''Méditations'': « Je me sens porté à croire que ma substance est éternelle, que je fais partie de l’être divin, et que toutes mes diverses pensées ne sont que des modifications particulières de la raison universelle.» Voltaire disait en parlant de lui quelques années plus tard, avec sa verve et sa légèreté ordinaires, que si ce savant prêtre de l’Oratoire n’était pas spinoziste, il servait du moins d’un plat dont un spinoziste aurait mangé très volontiers. Cette coïncidence frappait tout le monde, les ennemis surtout, et Spinoza n’était pas leur moindre argument contre Descartes. « Spinoza n’a lu que deux livres, écrivait un père jésuite, ''l’un dangereux'', l’autre exécrable, Descartes et Hobbes;» et Leibnitz dit aussi dans une lettre à l’abbé Nicaise que «Spinoza n’a fait que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Descartes. » Ainsi, chez les uns une horreur trop bien justifiée par la philosophie panthéiste, des frayeurs lâches et cruelles chez les autres, traçaient autour de Spinoza un cercle qu’il ne pouvait plus franchir. Lui-même ne s’abusait pas à cet égard, car voici ce qu’on lit dans une lettre de lui à Oldenburg : « Ces ''imbéciles cartésiens'' qu’on croit m’être favorables, pour écarter ce soupçon de leurs personnes, se sont mis à déclarer partout qu’ils détestaient mes écrits.» Il ne se fit jamais d’illusion sur cet isolement absolu; il avait accepté de gaîté de coeur la situation étrange que ses opinions devaient lui faire (2); on peut presque dire qu’il l’a choisie avec un courage qui tenait moins à son caractère qu’à la nature de son esprit; poursuivi, calomnié, maudit, il s’est suffi à lui-même, et s’est contenté d’une philosophie dont les promesses ne dépassaient pas cette vie humaine; paisible parmi tant d’orages, mais armé du plus fier dédain, il n’a songé ni à l’influence ni à la gloire, et peut-être, dans une entreprise et dans une vie si nouvelles, n’a-t-il jamais senti en lui-même ni doutes sur sa philosophie, ni hésitation sur ses principes et sur sa conduite.
 
Il s’était d’abord retiré chez un ami, entre Amsterdam et Auwerkerke. Il se rendit ensuite à Leyde, puis à La Haye, où il se fixa. Spinoza gagnait sa vie en fabriquant des verres de télescope, et il partageait son temps entre ses études et ce métier, dans lequel il excellait. Quelques amis qui le venaient voir et pour lesquels il était plein d’affabilité, la conversation de son hôte et de son hôtesse, c’étaient là tous ses plaisirs. Il passa une fois jusqu’à trois mois sans sortir de sa maison. Quand il était fatigué du travail, son divertissement consistait, dit l’honnête et exact Colerus, « à fumer une pipe de tabac, ou bien, lorsqu’il voulait se relâcher l’esprit un peu plus long-temps, il cherchait des araignées qu’il faisait battre ensemble ou des mouches qu’il jetait dans la toile d’araignée, et regardait ensuite cette bataille avec tant de plaisir, qu’il éclatait quelquefois de rire. » L’histoire ne doit rien négliger de ce qui peut jeter du jour sur cette ame solitaire. Nous avons les comptes qu’il tenait de ses dépenses avec une exactitude scrupuleuse; une pinte de vin lui durait un mois; du lait, du gruau faisait le fond de sa nourriture; cela lui coûtait quatre sous, quatre sous et demi, selon les jours. Ce n’est pas qu’il fût ennemi par principes des plaisirs et de la bonne chère; mais ses goûts et son tempérament ne lui faisaient pas d’autres besoins. «Il est d’un homme sage, dit-il dans son ''Éthique'', d’user des choses de la vie, et d’en jouir autant que possible, de se réparer par une nourriture modérée et agréable, de charmer ses sens du parfum et de l’éclat verdoyant des plantes, d’orner même ses vêtemens, de jouir de la musique, des jeux, des spectacles, et de tous les divertissemens que chacun peut se donner sans dommage pour personne. » Jamais cet ennemi de Dieu, comme on l’a si souvent appelé, ne prononça le nom de Dieu qu’avec respect. Son hôtesse lui demanda un jour s’il pensait qu’elle pût être sauvée dans sa religion: « Votre religion est bonne, lui répondit-il, vous n’en devez pas chercher d’autre ni douter que vous n’y fassiez votre salut, pourvu qu’en vous attachant à la piété, vous meniez en même temps une vie paisible et tranquille.»