« Études sur l’antiquité/02 » : différence entre les versions
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▲{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 11, 1845|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|Etudes sur l’Antiquité}}
::« Les anciens ne se sont pas contents de peindre simplement d'après nature, ils ont joint la passion à la vérité, »
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La Didon de Virgile est une imitation combinée, car Virgile aime d'ordinaire à combiner ses imitations pour mieux laisser jour dans l'entre-deux à son originalité. Il se comporte en cela comme ces rois habiles qui ont soin de se choisir plusieurs alliés, afin de ne se trouver à la merci d'aucun. Il s'est donc à la fois inspiré, en concevant sa belle reine, et de l'Ariane de Catulle et de la Médée d'Apollonius de Rhodes. Il s'est surtout souvenu d'Ariane dans les imprécations finales, et de Médée dans la peinture des préambules de la passion. L'Ariane de Catulle peut aisément s'apprécier et faire valoir ses droits; mais il me semble qu'on n'a pas rendu assez justice à la Médée d'Apollonius, frappée d'une sorte de défaveur et d'oubli, et comme entourée d'une ombre funeste. Virgile l'avait très présente à la pensée et lui doit beaucoup; elle ne le cède en rien à Didon (si même elle ne la surpasse point) pour tout le premier acte de la passion, et ce n'est que dans le tramant de la terminaison et par le prolongement d'une destinée dont on sait trop la suite odieuse, qu'elle perd de ses avantages. On dit souvent qu'il y a dans Virgile beaucoup de traits du génie moderne et qu'il demeure par là original entre les anciens. Il est vrai qu'il n'y a pas seulement chez lui des traits de passion, on y trouve déjà de la ''sensibilité'', qualité moins précise et plutôt moderne; mais pourtant on est trop empressé d'ordinaire à restreindre le génie ancien; en l'étudiant mieux et en l'approfondissant, on découvre qu'il avait deviné plus de choses que notre première prévention n'est portée à lui en accorder. Et quant aux nuances et aux délicatesses du sentiment, on va voir que Médée n'en est pas plus dépourvue que Didon ni qu'aucune héroïne plus moderne.
Le poème de l'''Expédition des Argonautes'', dont Médée forme le principal épisode, et comme le centre, eut chez les anciens plus de réputation qu'il n'en a sauvé depuis. Les Romains surtout en tirent grand cas : Varron d'Atace l'avait traduit de bonne heure; plus tard Valérius Flaccus l'a imité en le développant; mais c'est par les emprunts que lui a faits Virgile, qu'il se recommande encore de loin à la gloire. L'auteur, Apollonius, dit de Rhodes, parce qu'il y habita long-temps, appartient à cette école des Alexandrins si ingénieuse, si raffinée, qui cultiva tous les genres, qui excella dans quelques-uns, et dont les poètes, rangés en pléiade, se présentaient déjà aux Romains du temps de César et d'Auguste comme les derniers des anciens. Apollonius florissait 180 ans environ avant Virgile. Je ne répéterai pas le peu qu'on sait de sa vie et de ses démêlés avec Callimaque, rivalité de disciple et de maître, querelle d'épopée et d'élégie. Callimaque, dans l'''Hymne à Apollon'', paraît avoir fait allusion à son ancien élève dans ce passage : « L'Envie a dit tout bas à l'oreille d'Apollon : Je n'admire pas un poète qui n'a pas autant de chants que la mer a de flots. - Apollon a repoussé du pied l'Envie, et a répondu : Vois le fleuve d'Assyrie, son cours est immense, mais il entraîne la terre mêlée à son onde et la fange. Non, les prêtresses légères ne portent pas à Cérès de l'eau de tout fleuve; mais celle qui, pure et transparente, coule en petite veine de la source sacrée, celle-là lui est chère
Ces remarques qui tombent sur l'ensemble du poème cessent de s'appliquer justement au chant III, c'est-à-dire au moment de l'arrivée des héros en Colchide, et dès qu'intervient le personnage de Médée. L'intérêt véritable est là; on tient le noeud; l'action se resserre, elle est vive, pressante, à la fois naturelle et merveilleuse, unissant les combinaisons mythologiques et les peintures du coeur humain. Et ce chant (notez-le) n'est pas un chant de dimension ordinaire; il n'a pas moins de 1,400 vers; si l'on y joint les 250 premiers vers du suivant qui exposent les derniers actes de Médée en Colchide et sa fuite à bord du vaisseau ''Argo'', on a là une suite de plus de 1,600 vers pleins de beautés diverses, animés de feu, de passion et de grace. Le poème, à partir de ce moment, est expressément placé, sous l'invocation d'''Erato'', la muse de l'amour. Il semble que le poète, arrivé à cet endroit de son oeuvre, se soit dit que cette passion amoureuse était la seule nouveauté qu'Homère lui eût laissée entière dans le domaine épique, et il s'y est appliqué avec charme, avec bonheur. Il m'est impossible (quelque réserve qu'on doive mettre à juger de soi-même les anciens) de ne pas le trouver en cet endroit un grand poète, ou du moins un poète supérieur; il sort tout-à-fait de ''l'oequali mediocritate'', dont l'a qualifié Quintilien; il fait mieux que de ''ne jamais tomber'', comme l'en a loué Longin, il s'élève; et, si ce n'est pas du grandiose ni du ''sublime'', à proprement parler, il a du moins plus d'un trait admirable dans le gracieux; on ne l'a pas assez dit, et j'espère parvenir, sans beaucoup de peine, à le montrer à l'aide de l'analyse et des traductions suivantes.
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::Parva sub inducta latuit scintilla favilla,
::Crescere; et in veteres agitata resurgere vires :
::Sic jam Jentus amor, etc., etc
Cela ressemble à tous les incendies et à toutes les flammes, et n'a plus aucun caractère. Il me semble lire Apollonius traduit par Delille.
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Tandis que Médée se trouble ainsi et se partage tout bas pour le héros, toutes les pensées alentour se dirigent vers elle, et conspirent à l'implorer. À peine de retour à ses vaisseaux, Jason a tenu conseil avec ses compagnons; plus d'un se lève et s'offre, quoi qu'il arrive, à combattre et les taureaux monstrueux et les géans nés des dents du dragon. Toutefois, avant de passer outre, Argus, ce neveu de Médée, a ouvert l'avis qu'il serait bon de tâcher d'obtenir de la jeune prêtresse d'Hécate quelque charme magique pour faire face à l'épreuve : il propose d'en parler à sa mère Chalciope, cette soeur aînée et très aînée de Médée. Chalciope, de son côté, saisie de crainte pour ses enfans qui sont devenus suspects au roi son père, fait en ceci cause commune avec les étrangers, et à déjà songé à implorer sa soeur. Mais comment oser s'ouvrir à elle? - Rien de plus heureux, on le voit, que tout ce concert extérieur qui tend à faire de Médée le personnage nécessaire. Elle-même l'ignore et lutte contre ses propres sentimens. Nous continuons de lire en son cœur :
« Cependant un sommeil épais soulageait un peu de ses angoisses la jeune fille couchée sur son lit; mais bientôt des songes trompeurs, pleins d'images funestes, comme il arrive dans les chagrins, venaient l'irriter. Il lui sembla que l'étranger se soumettait à l'épreuve, non pas tant qu'il désirât beaucoup de remporter la toison du divin bélier, car ce n'était point pour cette cause qu'il était venu dans la ville d'Eétès, mais bien pour la ramener dans sa patrie, elle, comme son épouse virginale
« Malheureuse que je suis, quels songes pesans m'ont épouvantée! Je crains que ce voyage des héros n'apporte quelque grand malheur. Tout mon coeur est en suspens pour cet étranger. Qu'il aille parmi son peuple bien loin faire sa cour à quelque jeune fille grecque; mais qu'à nous la virginité et la maison de nos parens soient toujours chères ! Pourtant me relâchant de ma dureté
Remarquez ce qui suit et quelle est la logique de la passion : Médée vient de se dire pour conclusion qu'elle attendrait que sa soeur vînt la première à elle pour requérir secours; et, en conséquence, voilà qu'elle-même se dispose à faire les premiers pas au-devant de sa soeur.
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Médée a tout promis; elle doit se trouver le lendemain matin au temple d'Hécate, et y attendre Jason, à qui elle remettra une drogue magique qui le rendra maître des taureaux. Mais à peine sa soeur l'a-t-elle quittée, que la voilà qui retombe à nos yeux dans les incertitudes et les combats : la pudeur la ressaisit, et la crainte de se sentir méditer de telles choses contre son père et en faveur d'un homme! Ovide, dans le discours qu'il prête à Médée, au livre VII de ses ''Métamorphoses'', a rendu avec élégance, avec esprit, ces alternatives; c'est à elle qu'il fait dire ce mot devenu proverbe :
::.......
::Deteriora sequor.............
Dans le vrai pourtant, Médée, tout en cédant à ces fluctuations, ne s'en est pas ainsi rendu compte en moraliste, et Apollonius, plus voisin en cela de la nature, ne lui prête pas cette réflexion. Pour trouver des monologues dignes d'être comparés à ceux que son héroïne nous fait entendre, il faut revenir à Didon. En toute cette partie si dramatique, le poète grec est presque l'égal de Virgile, et il a été l'un de ses modèles. N'y eût-il que le passage suivant, il n'y aurait pas moyen d'en douter
« La nuit, continue Apollonius, la nuit vint ensuite, amenant les ténèbres sur la terre; les nautonniers sur la mer avaient les yeux fixés vers la grande Ourse et vers les étoiles d'Orion; c'était déjà l'heure où tout voyageur et tout gardien aux portes des villes
Je arrête un moment après cet admirable morceau, au sujet duquel les remarques se pressent. Et d'abord on aura reconnu la belle description naturelle que Virgile a si bien transportée à sa dernière nuit de Didon :
::Nox erat et placidum carpebant fessa soporem
::Corpora per terras
::At non infelix animi Phoenissa........
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::Sole repercussum..........
Seulement il ne l'applique point en cette situation même à l'ame de Didon, mais, en un tout autre endroit du poème (livre VIII), à l'esprit d'Énée lorsque celui-ci, pendant sa lutte contre Turnus, agite divers projets politiques; et j'ose dire qu'ainsi dépaysée cette comparaison légère, bien plutôt digne du coeur d'une jeune fille ou d'une jeune femme, est beaucoup moins aimable et moins fidèle
On aura remarqué les caractères physiques par lesquels le poète accuse les progrès de la passion chez Médée, et ce siège de la nuque qu'il assigne au foyer du mal : ainsi osaient faire les anciens. Dans la célèbre pièce de ''la Magicienne'', la Simétha de Théocrite ne s'exprime pas autrement lorsqu'elle veut rendre l'effet soudain que lui fit le beau Delphis, le jour qu'en allant à la fête elle le vit sortir tout brillant et tout ''luisant'' du gymnase
« Je le vis, et du coup je devins folle, et mon coeur fut attaqué tout entier, malheureuse! Ma beauté commença à fondre; je ne pensai plus à cette fête, et je ne sais comment je revins à la maison; mais une maladie brûlante me ravagea; je restai gisante sur ma couche dix jours et dix nuits. Mon teint devint bien des fois de la couleur du thapse
La délicatesse moderne n'ose plus parler de la sorte, et c'est tout ce qu'elle peut faire que de supporter la traduction sans fard de ce langage. La naïveté populaire a pourtant gardé quelque chose de cette franchise primitive, et l'on me cite ce mot familier à nos populations du midi : ''aimer à en perdre les ongles''. Mais en général on a recouvert l'antique mal, lorsqu'il se présente, d'expressions plus vagues et plus flatteuses, en même temps que, dans une foule de cas de simple galanterie, on a détourné par abus les expressions physiques de leur sens propre : on s'est mis à brûler et à mourir par métaphore. Les modernes ont très habituellement admis le jeu et le mensonge de l'amour, ce qu'ils aiment aussi à en appeler l'idéal, - les anciens, jamais; ils sont restés naturels.
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Chez Apollonius, le trait a moins de portée; l'avertissement sur la vanité de l'art chez le plus habile est indiquée à peine et avec un léger sourire. Cette voix moqueuse de la corneille rappelle assez bien la parole de l'oiseau merveilleux dans les jardins d'Armide. - Mais nous ne sommes qu'au début d'une scène incomparable; tandis que Jason s'avance, revenons encore à celle qui n'attend que lui :
« De son côté, le coeur de Médée ne se livrait pas à d'autres pensées, bien qu'elle fût à chanter avec ses compagnes, et chaque chanson nouvelle qu'elle essayait n'était pas long-temps à lui plaire; elle en changeait tour à tour dans son inquiétude, et elle ne tenait pas un seul moment ses regards arrêtés sur le groupe de ses suivantes, mais elle les promenait de loin vers les chemins, en penchant de côté son visage. Certes, certes, son coeur se brisa souvent, lorsqu'elle croyait entendre courir tout auprès un bruit de pas ou le bruit du vent
L'admirable comparaison des deux arbres est du genre de celles qui abondent dans les littératures anciennes, qui sont assez rares dans les littératures modernes, mais dont en particulier la poésie française dite classique s'est scrupuleusement préservée. Je me rappelle, dans un roman, dans ''la Princesse de Clèves'', une situation assez analogue à celle qu'on vient de voir. Un jour, M. de Nemours s'est arrangé pour rencontrer la princesse chez elle sans témoins : « Il réussit dans son dessein, dit le délicat auteur, et il arriva comme les dernières visites sortoient.
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Ce n'est guère l'occasion toutefois de digression critique à cette heure; nous avons mieux à faire, et il nous faut écouter en Colchide les propos des deux amans : « Pourquoi donc, ô vierge! disait Jason à Médée, pourquoi tant de crainte quand je me trouve seul devant toi. Je ne suis pas de ces hommes avantageux (il dit presque de ces ''fats'') comme il y en a, et tel on ne m'a point vu lors même que j'habitais dans ma patrie. Aussi ne me témoigne point cette réserve extrême, ô jeune fille, si tu as quelque chose à me demander ou à me dire; mais, puisque nous sommes venus ici à bonne intention, dans un lieu sacré où tout manquement est interdit, traite-moi en toute confiance... » Et il lui rappelle la promesse qu'elle a faite à sa soeur; il la conjure par Hécate et par Jupiter-Hospitalier; il se pose à la fois comme son hôte et son suppliant, et il touche cette corde délicate de louange qui doit être si sensible chez la femme; car, après tout, Médée est un peu une princesse de Scythie, une personne de la Mer-Noire qui doit être secrètement flattée de faire parler d'elle en Grèce : « Je te paierai ensuite de ton bienfait, lui dit-il, de la seule manière qui soit permise à ceux qui habitent si loin l'un de l'autre, en te faisant un nom et une belle gloire. Ainsi feront à l'envi les autres héros qui te célébreront à leur retour en Grèce, et les épouses des héros aussi, et les mères; en ce moment peut-être, tristement assises sur les rivages, elles nous pleurent, mais tu les auras délivrées de leurs angoisses. » Et il lui cite l'exemple de Thésée, qui dut son salut à la fille de Minos et de Pasiphaë, à cette Ariane qui en reçut tant d'honneurs des hommes et des dieux, et qui a désormais sa couronne étincelante parmi les constellations célestes. Cet exemple d'Ariane est-il bien choisi? S'il rappelle le dévouement de la fille de Crète, ne rappelle-t-il pas en même temps l'ingratitude de l'Athénien? N'y a-t-il pas imprudence à Jason d'évoquer de telles images? Je l'avais cru d'abord; mais non : au point où en est Médée, cet exemple de sa cousine, si elle songe à tout, devient encore plus attrayant par ses périls mêmes et par les vagues perspectives qu'il entr'ouvre. Jason décidément est un habile homme et plus rompu à la séduction qu'il ne veut paraître. Après donc avoir fait briller de loin la gloire d'Ariane : «C'est ainsi, poursuit-il, que les dieux te sauront gré à ton tour, si tu prends sur toi de sauver une telle élite de héros; et certes, à te voir si belle, tout dit assez que tu es ornée des trésors du coeur.
Ainsi parla-t-il en la glorifiant, et elle, jetant les yeux de côté, elle souriait d'un sourire délicieux; le coeur lui nageait au dedans, tout enlevée qu'elle était par la louange, et elle finit par le regarder en face. Elle ne trouvait pas à lui dire un mot avant l'autre, mais elle aurait voulu proférer toutes choses à la fois. En attendant, elle n'eut rien de plus pressé que de tirer de sa ceinture odorante l'herbe magique, qu'il reçut de sa main avec joie; et certes, puisant son ame tout entière dans sa poitrine, elle la lui aurait livrée au besoin avec le même transport, tant l'amour en ce moment lançait d'aimables éclairs de la blonde tête du fils d'Éson! Elle en avait les yeux tout ravis
Ce premier discours de Médée, si lentement amené, débute et se déroule avec un naturel infini : elle va droit au fait du premier mot « Écoute bien à présent, lui dit-elle, comment je viendrai à bout de te secourir...; » et elle entre immédiatement en matière sur l'herbe magique, sur l'usage qu'il en faut faire, et sur les diverses circonstances de l'épreuve à laquelle le héros s'est soumis. Ce discours, tout positif et de prescription technique, a pour avantage, en allant d'abord au principal de son inquiétude, de la sauver encore elle-même des restes d'embarras qu'elle éprouve, de lui donner le temps de se remettre, et de suspendre par un dernier détour l'expression directe de ses sentimens; ils éclatent pourtant dans ce peu de mots qui terminent les conseils :
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En n'arrêtant pas à temps son plus aimable personnage, et en manquant (du moins d'après nos idées modernes) cette fin de son poème, Apollonius a-t-il mérité de rester si peu avant dans la mémoire des hommes, d'être si peu lu ou si rarement cité? Tandis que la Didon de Virgile est perpétuellement à la bouche et dans le coeur de tout ce qui a du sentiment et du goût, la Médée, qui lui a servi en partie de modèle, a-t-elle si peu de droits à un même honneur? y a-t-il lieu à une pareille inégalité? Il suffit de ce qu'on a pu entrevoir à travers nos rapides traductions, pour mettre tout lecteur équitable à même de répondre. Quand on parle aujourd'hui de la pléiade des poètes d'Alexandrie, et qu'on se demande ce qui nous en reste de charmant, chacun nomme à l'instant Théocrite, et l'on a raison; Théocrite en cela n'a rien usurpé; il est digne de tous les souvenirs et d'un culte à jamais reconnaissant, à jamais nouveau de fraîcheur comme sa muse. Pourtant il a trop éclipsé Apollonius; Virgile l'a trop éclipsé aussi. Nous avons tâché de remettre en lumière quelques traits du vieil Alexandrin, essentiels, originaux, passionnés avec grace, et qui auraient dû, ce semble, maintenir son nom avec plus d'honneur dans le voisinage de ces deux beaux noms. Il y a long-temps que Pline le jeune, dans une agréable lettre où il raconte plusieurs beaux traits de la célèbre Arria, femme de Poetus, a remarqué qu'ils sont tout aussi grands et aussi mémorables que le fameux mot d'elle, le seul qu'on cite (''Poete, non dolet''); et il en conclut que la renommée est quelque peu capricieuse, et que, des actions ou des paroles entre lesquelles elle fait choix dans une vie pour la célébrer, les unes ont plus d'éclat et les autres plus de grandeur, ''alia esse clariora, alia majora''. Dans le cas présent, en détournant à mon dire cette pensée de Pline, je la traduirai plus modestement et dans un sens plus vrai, de manière à tout respecter, à tout ménager : parmi les oeuvres des antiques génies, dirai-je simplement, quelques-unes sont plus célèbres, et d'autres le sont moins qui se trouvent belles encore.
SAINTE-BEUVE.
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