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{{journal|[[Revue des Deux Mondes]], tome 11, 1845|[[Auteur:Charles Augustin Sainte-Beuve|Sainte-Beuve]]|Etudes sur l’Antiquité}}
 
<center>De la Médée d’Apollonius </center>
 
::« Les anciens ne se sont pas contents de peindre simplement d'après nature, ils ont joint la passion à la vérité, »
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La Didon de Virgile est une imitation combinée, car Virgile aime d'ordinaire à combiner ses imitations pour mieux laisser jour dans l'entre-deux à son originalité. Il se comporte en cela comme ces rois habiles qui ont soin de se choisir plusieurs alliés, afin de ne se trouver à la merci d'aucun. Il s'est donc à la fois inspiré, en concevant sa belle reine, et de l'Ariane de Catulle et de la Médée d'Apollonius de Rhodes. Il s'est surtout souvenu d'Ariane dans les imprécations finales, et de Médée dans la peinture des préambules de la passion. L'Ariane de Catulle peut aisément s'apprécier et faire valoir ses droits; mais il me semble qu'on n'a pas rendu assez justice à la Médée d'Apollonius, frappée d'une sorte de défaveur et d'oubli, et comme entourée d'une ombre funeste. Virgile l'avait très présente à la pensée et lui doit beaucoup; elle ne le cède en rien à Didon (si même elle ne la surpasse point) pour tout le premier acte de la passion, et ce n'est que dans le tramant de la terminaison et par le prolongement d'une destinée dont on sait trop la suite odieuse, qu'elle perd de ses avantages. On dit souvent qu'il y a dans Virgile beaucoup de traits du génie moderne et qu'il demeure par là original entre les anciens. Il est vrai qu'il n'y a pas seulement chez lui des traits de passion, on y trouve déjà de la ''sensibilité'', qualité moins précise et plutôt moderne; mais pourtant on est trop empressé d'ordinaire à restreindre le génie ancien; en l'étudiant mieux et en l'approfondissant, on découvre qu'il avait deviné plus de choses que notre première prévention n'est portée à lui en accorder. Et quant aux nuances et aux délicatesses du sentiment, on va voir que Médée n'en est pas plus dépourvue que Didon ni qu'aucune héroïne plus moderne.
 
Le poème de l'''Expédition des Argonautes'', dont Médée forme le principal épisode, et comme le centre, eut chez les anciens plus de réputation qu'il n'en a sauvé depuis. Les Romains surtout en tirent grand cas : Varron d'Atace l'avait traduit de bonne heure; plus tard Valérius Flaccus l'a imité en le développant; mais c'est par les emprunts que lui a faits Virgile, qu'il se recommande encore de loin à la gloire. L'auteur, Apollonius, dit de Rhodes, parce qu'il y habita long-temps, appartient à cette école des Alexandrins si ingénieuse, si raffinée, qui cultiva tous les genres, qui excella dans quelques-uns, et dont les poètes, rangés en pléiade, se présentaient déjà aux Romains du temps de César et d'Auguste comme les derniers des anciens. Apollonius florissait 180 ans environ avant Virgile. Je ne répéterai pas le peu qu'on sait de sa vie et de ses démêlés avec Callimaque, rivalité de disciple et de maître, querelle d'épopée et d'élégie. Callimaque, dans l'''Hymne à Apollon'', paraît avoir fait allusion à son ancien élève dans ce passage : « L'Envie a dit tout bas à l'oreille d'Apollon : Je n'admire pas un poète qui n'a pas autant de chants que la mer a de flots. - Apollon a repoussé du pied l'Envie, et a répondu : Vois le fleuve d'Assyrie, son cours est immense, mais il entraîne la terre mêlée à son onde et la fange. Non, les prêtresses légères ne portent pas à Cérès de l'eau de tout fleuve; mais celle qui, pure et transparente, coule en petite veine de la source sacrée, celle-là lui est chère (1)<ref> Mot à mot : celle-là est ''la fleur''; c'est-à-dire la fleur des eaux, la plus excellente des eaux.</ref>. » - Le poème des ''Argonautes'' ne roule pas cependant beaucoup de limon; Quintilien l'a loué, tout au contraire, pour un certain courant égal, pour une certaine mesure qui ne s'abaisse jamais : ''oequali quadamn mediocritate''. On peut trouver que ce n'est pas là un éloge suffisant pour un poème épique. Ce qui paraît y manquer principalement, c'est l'unité du sujet, c'est un intérêt général, actif, continu, concentré. Le sujet des ''Argonautes'' ne se rapporte pas à un grand dessein national, comme celui de l'''Énéide''; il n'intéresse particulièrement aucun peuple, il s'éparpille sur une foule d'origines et de berceaux. L'auteur se propose de raconter avec suite le départ des héros, presque tous égaux en vaillance et en gloire, qui vont sous la conduite de Jason à la conquête de la toison d'or, les incidens de leur voyage, cette conquête, puis leur retour avec tous les incidens encore. Ce thème prêtait à l'érudition géographique et généalogique, aux épisodes, et il y en a d'agréables, même de charmans, et à tout instant éclairés de comparaisons ingénieuses ou grandes, d'images vraiment homériques; mais tout cela est successif, développé dans l'ordre des faits et des temps, sans beaucoup de feu ni d'action, et surtout sans ce ''flumen'' grandiose continu, qui est le courant d'Homère. La marche du poème ne diffère en rien de celle d'un itinéraire; il n'y a pas en ce sens-là d'invention. Pétrone, parlant d'un poème de ''la Guerre civile'', en esquisse largement la poétique en ces termes : « Il ne s'agit pas, dit-il, de comprendre en vers tout le récit des faits, les historiens y réussiront beaucoup mieux; mais il faut, par de merveilleux détours, par l'emploi des divinités, et moyennant tout un torrent de fables heureuses, que le libre génie du poète se fasse jour et se précipite, de manière qu'on sente partout le souffle sacré et nullement le scrupule d'un circonspect récit qui ne marche qu'à couvert des témoignages <ref> « Non enim res gestae versibus comprehendendae sunt, quod longe melius historici faciunt; sed per ambages, deorumque ministeria et fabulosum sententiarum torrentem, praecipitandus est liber spiritus, ut potius furentis animi vaticinatio appareat, quam religiosae orationis sub testibus fides. » (2''Satyricon'', CXVIII.)</ref>. » On se ressouvient involontairement de cette recommandation en lisant ''les Argonautes''; non certes que les fables et les prodiges y fassent défaut, ils sortent de terre à chaque pas; mais ici ces fables et ces prodiges sont, en quelque sorte, la suite des faits mêmes, et il ne s'y rencontre aucune machine supérieure, aucune invention dominante et imprévue, pour donner au poème son tour, son impulsion, sa composition particulière. Toutes ces choses merveilleuses se trouvent racontées selon leur ordre et en leur temps, par une sorte de méthode historique. Le poète-narrateur semble préoccupé, chemin faisant, de ne rien vouloir oublier.
 
Ces remarques qui tombent sur l'ensemble du poème cessent de s'appliquer justement au chant III, c'est-à-dire au moment de l'arrivée des héros en Colchide, et dès qu'intervient le personnage de Médée. L'intérêt véritable est là; on tient le noeud; l'action se resserre, elle est vive, pressante, à la fois naturelle et merveilleuse, unissant les combinaisons mythologiques et les peintures du coeur humain. Et ce chant (notez-le) n'est pas un chant de dimension ordinaire; il n'a pas moins de 1,400 vers; si l'on y joint les 250 premiers vers du suivant qui exposent les derniers actes de Médée en Colchide et sa fuite à bord du vaisseau ''Argo'', on a là une suite de plus de 1,600 vers pleins de beautés diverses, animés de feu, de passion et de grace. Le poème, à partir de ce moment, est expressément placé, sous l'invocation d'''Erato'', la muse de l'amour. Il semble que le poète, arrivé à cet endroit de son oeuvre, se soit dit que cette passion amoureuse était la seule nouveauté qu'Homère lui eût laissée entière dans le domaine épique, et il s'y est appliqué avec charme, avec bonheur. Il m'est impossible (quelque réserve qu'on doive mettre à juger de soi-même les anciens) de ne pas le trouver en cet endroit un grand poète, ou du moins un poète supérieur; il sort tout-à-fait de ''l'oequali mediocritate'', dont l'a qualifié Quintilien; il fait mieux que de ''ne jamais tomber'', comme l'en a loué Longin, il s'élève; et, si ce n'est pas du grandiose ni du ''sublime'', à proprement parler, il a du moins plus d'un trait admirable dans le gracieux; on ne l'a pas assez dit, et j'espère parvenir, sans beaucoup de peine, à le montrer à l'aide de l'analyse et des traductions suivantes.
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::Parva sub inducta latuit scintilla favilla,
::Crescere; et in veteres agitata resurgere vires :
::Sic jam Jentus amor, etc., etc (3)<ref> ''Métamorphoses'', livre VII. </ref>!
 
Cela ressemble à tous les incendies et à toutes les flammes, et n'a plus aucun caractère. Il me semble lire Apollonius traduit par Delille.
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Tandis que Médée se trouble ainsi et se partage tout bas pour le héros, toutes les pensées alentour se dirigent vers elle, et conspirent à l'implorer. À peine de retour à ses vaisseaux, Jason a tenu conseil avec ses compagnons; plus d'un se lève et s'offre, quoi qu'il arrive, à combattre et les taureaux monstrueux et les géans nés des dents du dragon. Toutefois, avant de passer outre, Argus, ce neveu de Médée, a ouvert l'avis qu'il serait bon de tâcher d'obtenir de la jeune prêtresse d'Hécate quelque charme magique pour faire face à l'épreuve : il propose d'en parler à sa mère Chalciope, cette soeur aînée et très aînée de Médée. Chalciope, de son côté, saisie de crainte pour ses enfans qui sont devenus suspects au roi son père, fait en ceci cause commune avec les étrangers, et à déjà songé à implorer sa soeur. Mais comment oser s'ouvrir à elle? - Rien de plus heureux, on le voit, que tout ce concert extérieur qui tend à faire de Médée le personnage nécessaire. Elle-même l'ignore et lutte contre ses propres sentimens. Nous continuons de lire en son cœur :
 
« Cependant un sommeil épais soulageait un peu de ses angoisses la jeune fille couchée sur son lit; mais bientôt des songes trompeurs, pleins d'images funestes, comme il arrive dans les chagrins, venaient l'irriter. Il lui sembla que l'étranger se soumettait à l'épreuve, non pas tant qu'il désirât beaucoup de remporter la toison du divin bélier, car ce n'était point pour cette cause qu'il était venu dans la ville d'Eétès, mais bien pour la ramener dans sa patrie, elle, comme son épouse virginale (4)<ref> N'est-ce pas ainsi, et selon un sentiment très approchant, que, dans les ''Lettres portugaises'', la religieuse, se rappelant le jour où elle a, pour la première fois, aperçu du haut de son balcon le bel étranger, dit : « Il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne me connussiez pas : je me persuadai que vous m'aviez remarquée entre toutes celles qui étoient avec moi. Je m'imaginai que, lorsque vous vous arrêtiez, vous étiez bien aise que je vous visse mieux et que j'admirasse votre adresse lorsque vous poussiez votre cheval. J'étois surprise de quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer dans un endroit difficile : enfin je m'intéressois secrètement à toutes vos actions. Je sentois bien que vous ne m'étiez point indifférent, et je prenois pour moi tout ce que vous faisiez. » </ref>. Elle se figurait encore qu'elle-même en venait aux prises avec les taureaux, et triomphait de l'épreuve aisément; mais que ses parens refusaient de tenir leur promesse, parce que ce n'était pas à la jeune fille, mais à lui-même, qu'ils avaient imposé la condition de les dompter; que de là s'élevait un grand conflit entre son père et les étrangers; que les deux partis s'en remettaient à elle comme arbitre, pour qu'il en fût selon que son coeur en déciderait; et qu'elle tout d'un coup, sans plus se soucier de ses parens, faisait choix de l'étranger; qu'alors ils étaient saisis d'une immense douleur, et qu'ils s'écriaient de colère. A ce cri le sommeil la quitta en sursaut. Se débattant d'effroi, elle s'élança hors du lit et regarda de tous côtés les murailles de sa chambre : elle eut peine à recueillir ses esprits comme auparavant, et elle laissa échapper ces paroles avec sanglots
 
« Malheureuse que je suis, quels songes pesans m'ont épouvantée! Je crains que ce voyage des héros n'apporte quelque grand malheur. Tout mon coeur est en suspens pour cet étranger. Qu'il aille parmi son peuple bien loin faire sa cour à quelque jeune fille grecque; mais qu'à nous la virginité et la maison de nos parens soient toujours chères ! Pourtant me relâchant de ma dureté (5)<ref> Mot à mot: laissant là mon coeur ''de chien''. - Homère met la même expression dans la bouche d'Hélène. </ref>, à condition que ce ne soit plus sans l'aveu de ma soeur, je verrai si elle me vient prier d'être de quelque secours en cette épreuve, car elle est en grande inquiétude pour ses enfans; et cela m'éteindrait dans le coeur une peine funeste.
 
Remarquez ce qui suit et quelle est la logique de la passion : Médée vient de se dire pour conclusion qu'elle attendrait que sa soeur vînt la première à elle pour requérir secours; et, en conséquence, voilà qu'elle-même se dispose à faire les premiers pas au-devant de sa soeur.
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Médée a tout promis; elle doit se trouver le lendemain matin au temple d'Hécate, et y attendre Jason, à qui elle remettra une drogue magique qui le rendra maître des taureaux. Mais à peine sa soeur l'a-t-elle quittée, que la voilà qui retombe à nos yeux dans les incertitudes et les combats : la pudeur la ressaisit, et la crainte de se sentir méditer de telles choses contre son père et en faveur d'un homme! Ovide, dans le discours qu'il prête à Médée, au livre VII de ses ''Métamorphoses'', a rendu avec élégance, avec esprit, ces alternatives; c'est à elle qu'il fait dire ce mot devenu proverbe :
 
::....... Video meliora proboque,
::Deteriora sequor.............
 
Dans le vrai pourtant, Médée, tout en cédant à ces fluctuations, ne s'en est pas ainsi rendu compte en moraliste, et Apollonius, plus voisin en cela de la nature, ne lui prête pas cette réflexion. Pour trouver des monologues dignes d'être comparés à ceux que son héroïne nous fait entendre, il faut revenir à Didon. En toute cette partie si dramatique, le poète grec est presque l'égal de Virgile, et il a été l'un de ses modèles. N'y eût-il que le passage suivant, il n'y aurait pas moyen d'en douter
 
« La nuit, continue Apollonius, la nuit vint ensuite, amenant les ténèbres sur la terre; les nautonniers sur la mer avaient les yeux fixés vers la grande Ourse et vers les étoiles d'Orion; c'était déjà l'heure où tout voyageur et tout gardien aux portes des villes (6)<ref> Mot à mot : tout ''portier''. Les gardiens des portes avaient de la considération dans la haute antiquité : Homère les appelle ''sacrés''. </ref> commence à désirer le sommeil; un assoupissement profond s'emparait même des mères dont les enfans sont morts. On n'entendait plus le hurlement des chiens à travers la ville, ni aucun bruit de loin retentissant : le silence occupait l'obscurité tout entière. Mais pour Médée seule il n'y avait ni repos ni douceur du sommeil. Dans son ardeur pour le fils d'Eson mille soins la tenaient éveillée; elle craignait l'indomptable force des taureaux, sous lesquels il était près de périr d'une indigne fin dans la plaine de Mars. Son coeur se précipitait à coups pressés d'au dedans de sa poitrine : comme un rayon de soleil, rejaillissant, d'une eau qu'on vient de verser dans une chaudière ou dans un baquet, s'agite à travers la maison et va frapper tantôt ici, tantôt là, avec un tournoiement rapide : ainsi le coeur de la jeune fille se débattait dans son sein. Des larmes de pitié coulaient de ses yeux; et au dedans la douleur minante ne cessait de la ronger à travers tout le corps, le long des moindres fibres et jusque tout au bas de la nuque, là où plonge le plus sensiblement le mal lorsque les Amours logent sans relâche leurs amertumes dans un esprit. Tantôt elle se dit qu'elle fournira le charme qui doit dompter les taureaux, et tantôt que non, mais qu'elle périra elle-même; puis tout aussitôt elle se dit qu'elle ne mourra pas et qu'elle ne donnera pas non plus le charme, mais qu'elle prendra en patience et à tout hasard son malheur. Et s'asseyant ensuite, elle repassait en elle chaque chose en s'écriant.... »
 
Je arrête un moment après cet admirable morceau, au sujet duquel les remarques se pressent. Et d'abord on aura reconnu la belle description naturelle que Virgile a si bien transportée à sa dernière nuit de Didon :
 
::Nox erat et placidum carpebant fessa soporem
::Corpora per terras .......
::At non infelix animi Phoenissa........
 
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::Sole repercussum..........
 
Seulement il ne l'applique point en cette situation même à l'ame de Didon, mais, en un tout autre endroit du poème (livre VIII), à l'esprit d'Énée lorsque celui-ci, pendant sa lutte contre Turnus, agite divers projets politiques; et j'ose dire qu'ainsi dépaysée cette comparaison légère, bien plutôt digne du coeur d'une jeune fille ou d'une jeune femme, est beaucoup moins aimable et moins fidèle (7)<ref> Qu'on me permette de hasarder une toute petite observation encore : Virgile, dans sa comparaison, dit ''lumen aquœ'', une ''lumière d'eau'' répercutée par le soleil..... ; c'est une figure, une hypallage, je crois. Apollonius disait plus directement : ''un rayon de soleil''. Il importe, ce semble, d'être clair et direct au moment où l'on fait une comparaison physique. Le ''labris ahenis'' est aussi un peu obscur. Je ne veux certes point prétendre que Virgile ne soit pas un écrivain plus parfait qu'Apollonius; mais ici, par cela même qu'il l'imite, il raffine un peu, et, tout en traduisant merveilleusement l'image, il nous la rend un peu moins simple.</ref>.
 
On aura remarqué les caractères physiques par lesquels le poète accuse les progrès de la passion chez Médée, et ce siège de la nuque qu'il assigne au foyer du mal : ainsi osaient faire les anciens. Dans la célèbre pièce de ''la Magicienne'', la Simétha de Théocrite ne s'exprime pas autrement lorsqu'elle veut rendre l'effet soudain que lui fit le beau Delphis, le jour qu'en allant à la fête elle le vit sortir tout brillant et tout ''luisant'' du gymnase
 
« Je le vis, et du coup je devins folle, et mon coeur fut attaqué tout entier, malheureuse! Ma beauté commença à fondre; je ne pensai plus à cette fête, et je ne sais comment je revins à la maison; mais une maladie brûlante me ravagea; je restai gisante sur ma couche dix jours et dix nuits. Mon teint devint bien des fois de la couleur du thapse (8)<ref> Espèce de plante. </ref>; tous les cheveux me coulaient de la tête, et il ne me restait plus que les os même et la peau. A quel devin n'ai-je point recouru?... »
 
La délicatesse moderne n'ose plus parler de la sorte, et c'est tout ce qu'elle peut faire que de supporter la traduction sans fard de ce langage. La naïveté populaire a pourtant gardé quelque chose de cette franchise primitive, et l'on me cite ce mot familier à nos populations du midi : ''aimer à en perdre les ongles''. Mais en général on a recouvert l'antique mal, lorsqu'il se présente, d'expressions plus vagues et plus flatteuses, en même temps que, dans une foule de cas de simple galanterie, on a détourné par abus les expressions physiques de leur sens propre : on s'est mis à brûler et à mourir par métaphore. Les modernes ont très habituellement admis le jeu et le mensonge de l'amour, ce qu'ils aiment aussi à en appeler l'idéal, - les anciens, jamais; ils sont restés naturels.
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Chez Apollonius, le trait a moins de portée; l'avertissement sur la vanité de l'art chez le plus habile est indiquée à peine et avec un léger sourire. Cette voix moqueuse de la corneille rappelle assez bien la parole de l'oiseau merveilleux dans les jardins d'Armide. - Mais nous ne sommes qu'au début d'une scène incomparable; tandis que Jason s'avance, revenons encore à celle qui n'attend que lui :
 
« De son côté, le coeur de Médée ne se livrait pas à d'autres pensées, bien qu'elle fût à chanter avec ses compagnes, et chaque chanson nouvelle qu'elle essayait n'était pas long-temps à lui plaire; elle en changeait tour à tour dans son inquiétude, et elle ne tenait pas un seul moment ses regards arrêtés sur le groupe de ses suivantes, mais elle les promenait de loin vers les chemins, en penchant de côté son visage. Certes, certes, son coeur se brisa souvent, lorsqu'elle croyait entendre courir tout auprès un bruit de pas ou le bruit du vent (9)<ref> Se rappeler une situation assez semblable dans une des poésies lyriques de Schiller, ''l'Attente''. </ref>. Enfin, lui-même, sans trop tarder, il apparut à son désir, bondissant à pas élevés, tel que Sirius, qui du sein de l'Océan sort si beau et si splendide à son lever, mais qui apporte aux troupeaux la calamité funeste : tel, dans la beauté de son aspect, survint aux yeux de Médée le fils d'Éson, et son apparition excita en elle une lassitude déplaisante. Le coeur lui tomba de la poitrine, ses yeux se troublèrent d'un brouillard, une chaude rougeur saisit ses joues; elle n'avait la force de lever les genoux pour faire un pas en avant ni en arrière, mais ses pieds restaient fichés sur place. Cependant les suivantes s'étaient toutes éloignées. Tous deux ils se tenaient l'un en face de l'autre, muets et sans voix, semblables à des chênes ou à de grands sapins qui ont pris racine au même lieu sur les montagnes, et qui demeurent tranquilles dans le silence des vents; mais bientôt, sous le coup des vents qui renaissent, ils s'ébranlent et s'entre-répondent avec un murmure immense; c'est ainsi que tous deux allaient bientôt parler et rendre bien assez de sons charmans sous le souffle de l'Amour. Le premier, le fils d'Éson reconnut qu'elle était tombée dans le mal sacré, et, d'une voix caressante, il lui tint ce langage... »
 
L'admirable comparaison des deux arbres est du genre de celles qui abondent dans les littératures anciennes, qui sont assez rares dans les littératures modernes, mais dont en particulier la poésie française dite classique s'est scrupuleusement préservée. Je me rappelle, dans un roman, dans ''la Princesse de Clèves'', une situation assez analogue à celle qu'on vient de voir. Un jour, M. de Nemours s'est arrangé pour rencontrer la princesse chez elle sans témoins : « Il réussit dans son dessein, dit le délicat auteur, et il arriva comme les dernières visites sortoient.
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Ce n'est guère l'occasion toutefois de digression critique à cette heure; nous avons mieux à faire, et il nous faut écouter en Colchide les propos des deux amans : « Pourquoi donc, ô vierge! disait Jason à Médée, pourquoi tant de crainte quand je me trouve seul devant toi. Je ne suis pas de ces hommes avantageux (il dit presque de ces ''fats'') comme il y en a, et tel on ne m'a point vu lors même que j'habitais dans ma patrie. Aussi ne me témoigne point cette réserve extrême, ô jeune fille, si tu as quelque chose à me demander ou à me dire; mais, puisque nous sommes venus ici à bonne intention, dans un lieu sacré où tout manquement est interdit, traite-moi en toute confiance... » Et il lui rappelle la promesse qu'elle a faite à sa soeur; il la conjure par Hécate et par Jupiter-Hospitalier; il se pose à la fois comme son hôte et son suppliant, et il touche cette corde délicate de louange qui doit être si sensible chez la femme; car, après tout, Médée est un peu une princesse de Scythie, une personne de la Mer-Noire qui doit être secrètement flattée de faire parler d'elle en Grèce : « Je te paierai ensuite de ton bienfait, lui dit-il, de la seule manière qui soit permise à ceux qui habitent si loin l'un de l'autre, en te faisant un nom et une belle gloire. Ainsi feront à l'envi les autres héros qui te célébreront à leur retour en Grèce, et les épouses des héros aussi, et les mères; en ce moment peut-être, tristement assises sur les rivages, elles nous pleurent, mais tu les auras délivrées de leurs angoisses. » Et il lui cite l'exemple de Thésée, qui dut son salut à la fille de Minos et de Pasiphaë, à cette Ariane qui en reçut tant d'honneurs des hommes et des dieux, et qui a désormais sa couronne étincelante parmi les constellations célestes. Cet exemple d'Ariane est-il bien choisi? S'il rappelle le dévouement de la fille de Crète, ne rappelle-t-il pas en même temps l'ingratitude de l'Athénien? N'y a-t-il pas imprudence à Jason d'évoquer de telles images? Je l'avais cru d'abord; mais non : au point où en est Médée, cet exemple de sa cousine, si elle songe à tout, devient encore plus attrayant par ses périls mêmes et par les vagues perspectives qu'il entr'ouvre. Jason décidément est un habile homme et plus rompu à la séduction qu'il ne veut paraître. Après donc avoir fait briller de loin la gloire d'Ariane : «C'est ainsi, poursuit-il, que les dieux te sauront gré à ton tour, si tu prends sur toi de sauver une telle élite de héros; et certes, à te voir si belle, tout dit assez que tu es ornée des trésors du coeur.
 
Ainsi parla-t-il en la glorifiant, et elle, jetant les yeux de côté, elle souriait d'un sourire délicieux; le coeur lui nageait au dedans, tout enlevée qu'elle était par la louange, et elle finit par le regarder en face. Elle ne trouvait pas à lui dire un mot avant l'autre, mais elle aurait voulu proférer toutes choses à la fois. En attendant, elle n'eut rien de plus pressé que de tirer de sa ceinture odorante l'herbe magique, qu'il reçut de sa main avec joie; et certes, puisant son ame tout entière dans sa poitrine, elle la lui aurait livrée au besoin avec le même transport, tant l'amour en ce moment lançait d'aimables éclairs de la blonde tête du fils d'Éson! Elle en avait les yeux tout ravis (10)<ref> On lit ainsi encore dans les ''Lettres portugaises'', mais toujours à l'image près, toujours avec cette différence de l'analyse délicate à la poésie : « Vous me dites hier au soir de jolies choses, et j'aurois souhaité que vous eussiez pu vous voir vous-même dans ce moment comme je vous voyois... Vous vous seriez trouvé tout autre qu'à votre ordinaire. Votre air étoit encore plus grand qu'il ne l'est naturellement; votre passion brilloit dans vos yeux, et elle les rendoit plus tendres et plus perçans. Je voyois que votre coeur venoit sur vos lèvres. Hélas ! que je suis heureuse, s'il n'y venoit point à faux! car enfin je ne vous éprouve que trop, et il n'est guère en mon pouvoir de vous éprouver moins... » </ref>; elle en fondait de chaleur au dedans, comme autour des roses la rosée s'échauffe et fond aux feux de l'Aurore. Tantôt, dans leur pudeur, ils tenaient tous les deux leurs yeux attachés à la terre, tantôt ils les relevaient pour se voir, en s'envoyant de complaisans sourires de dessous leurs sourcils brillans. Et c'est bien tard et à grand'peine que la jeune fille parla... »
 
Ce premier discours de Médée, si lentement amené, débute et se déroule avec un naturel infini : elle va droit au fait du premier mot « Écoute bien à présent, lui dit-elle, comment je viendrai à bout de te secourir...; » et elle entre immédiatement en matière sur l'herbe magique, sur l'usage qu'il en faut faire, et sur les diverses circonstances de l'épreuve à laquelle le héros s'est soumis. Ce discours, tout positif et de prescription technique, a pour avantage, en allant d'abord au principal de son inquiétude, de la sauver encore elle-même des restes d'embarras qu'elle éprouve, de lui donner le temps de se remettre, et de suspendre par un dernier détour l'expression directe de ses sentimens; ils éclatent pourtant dans ce peu de mots qui terminent les conseils :
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En n'arrêtant pas à temps son plus aimable personnage, et en manquant (du moins d'après nos idées modernes) cette fin de son poème, Apollonius a-t-il mérité de rester si peu avant dans la mémoire des hommes, d'être si peu lu ou si rarement cité? Tandis que la Didon de Virgile est perpétuellement à la bouche et dans le coeur de tout ce qui a du sentiment et du goût, la Médée, qui lui a servi en partie de modèle, a-t-elle si peu de droits à un même honneur? y a-t-il lieu à une pareille inégalité? Il suffit de ce qu'on a pu entrevoir à travers nos rapides traductions, pour mettre tout lecteur équitable à même de répondre. Quand on parle aujourd'hui de la pléiade des poètes d'Alexandrie, et qu'on se demande ce qui nous en reste de charmant, chacun nomme à l'instant Théocrite, et l'on a raison; Théocrite en cela n'a rien usurpé; il est digne de tous les souvenirs et d'un culte à jamais reconnaissant, à jamais nouveau de fraîcheur comme sa muse. Pourtant il a trop éclipsé Apollonius; Virgile l'a trop éclipsé aussi. Nous avons tâché de remettre en lumière quelques traits du vieil Alexandrin, essentiels, originaux, passionnés avec grace, et qui auraient dû, ce semble, maintenir son nom avec plus d'honneur dans le voisinage de ces deux beaux noms. Il y a long-temps que Pline le jeune, dans une agréable lettre où il raconte plusieurs beaux traits de la célèbre Arria, femme de Poetus, a remarqué qu'ils sont tout aussi grands et aussi mémorables que le fameux mot d'elle, le seul qu'on cite (''Poete, non dolet''); et il en conclut que la renommée est quelque peu capricieuse, et que, des actions ou des paroles entre lesquelles elle fait choix dans une vie pour la célébrer, les unes ont plus d'éclat et les autres plus de grandeur, ''alia esse clariora, alia majora''. Dans le cas présent, en détournant à mon dire cette pensée de Pline, je la traduirai plus modestement et dans un sens plus vrai, de manière à tout respecter, à tout ménager : parmi les oeuvres des antiques génies, dirai-je simplement, quelques-unes sont plus célèbres, et d'autres le sont moins qui se trouvent belles encore.
 
 
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<small> (1) Mot à mot : celle-là est ''la fleur''; c'est-à-dire la fleur des eaux, la plus excellente des eaux.</small><br />
<small> (2) « Non enim res gestae versibus comprehendendae sunt, quod longe melius historici faciunt; sed per ambages, deorumque ministeria et fabulosum sententiarum torrentem, praecipitandus est liber spiritus, ut potius furentis animi vaticinatio appareat, quam religiosae orationis sub testibus fides. » (''Satyricon'', CXVIII.)</small><br />
<small>(3) ''Métamorphoses'', livre VII. </small><br />
<small>(4) N'est-ce pas ainsi, et selon un sentiment très approchant, que, dans les ''Lettres portugaises'', la religieuse, se rappelant le jour où elle a, pour la première fois, aperçu du haut de son balcon le bel étranger, dit : « Il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne me connussiez pas : je me persuadai que vous m'aviez remarquée entre toutes celles qui étoient avec moi. Je m'imaginai que, lorsque vous vous arrêtiez, vous étiez bien aise que je vous visse mieux et que j'admirasse votre adresse lorsque vous poussiez votre cheval. J'étois surprise de quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer dans un endroit difficile : enfin je m'intéressois secrètement à toutes vos actions. Je sentois bien que vous ne m'étiez point indifférent, et je prenois pour moi tout ce que vous faisiez. » </small><br />
<small> (5) Mot à mot: laissant là mon coeur ''de chien''. - Homère met la même expression dans la bouche d'Hélène. </small><br />
<small>(6) Mot à mot : tout ''portier''. Les gardiens des portes avaient de la considération dans la haute antiquité : Homère les appelle ''sacrés''. </small><br />
<small> (7) Qu'on me permette de hasarder une toute petite observation encore : Virgile, dans sa comparaison, dit ''lumen aquœ'', une ''lumière d'eau'' répercutée par le soleil..... ; c'est une figure, une hypallage, je crois. Apollonius disait plus directement : ''un rayon de soleil''. Il importe, ce semble, d'être clair et direct au moment où l'on fait une comparaison physique. Le ''labris ahenis'' est aussi un peu obscur. Je ne veux certes point prétendre que Virgile ne soit pas un écrivain plus parfait qu'Apollonius; mais ici, par cela même qu'il l'imite, il raffine un peu, et, tout en traduisant merveilleusement l'image, il nous la rend un peu moins simple.</small><br />
<small>(8) Espèce de plante. </small><br />
<small>(9) Se rappeler une situation assez semblable dans une des poésies lyriques de Schiller, ''l'Attente''. </small><br />
<small>(10) On lit ainsi encore dans les ''Lettres portugaises'', mais toujours à l'image près, toujours avec cette différence de l'analyse délicate à la poésie : « Vous me dites hier au soir de jolies choses, et j'aurois souhaité que vous eussiez pu vous voir vous-même dans ce moment comme je vous voyois... Vous vous seriez trouvé tout autre qu'à votre ordinaire. Votre air étoit encore plus grand qu'il ne l'est naturellement; votre passion brilloit dans vos yeux, et elle les rendoit plus tendres et plus perçans. Je voyois que votre coeur venoit sur vos lèvres. Hélas ! que je suis heureuse, s'il n'y venoit point à faux! car enfin je ne vous éprouve que trop, et il n'est guère en mon pouvoir de vous éprouver moins... » </small><br />
 
 
SAINTE-BEUVE.
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