« Guerre et Paix (trad. Paskévitch)/Partie 2/Chapitre 4 » : différence entre les versions

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<includeonly>===</includeonly> I <includeonly>===</includeonly>
==__MATCH__:[[Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/223]]==
 
<includeonly>===</includeonly> I <includeonly>===</includeonly>
 
À la fin de l’année 1811, les souverains de l’Europe occidentale renforcèrent leurs armements, et concentrèrent leurs troupes. En 1812, ces forces réunies, qui se composaient de millions d’hommes, y compris, et ceux qui les commandaient, et ceux qui devaient les approvisionner, se mettaient en marche vers les frontières de la Russie, qui, de son côté, dirigeait ses soldats vers le même but. Le 12 juin, les armées de l’Occident entrèrent en Russie, et la guerre éclata ! … C’est-à-dire qu’à ce moment eut lieu un événement en complet désaccord avec la raison et avec toutes les lois divines et humaines !
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Où trouver les causes de ce fait aussi étrange que monstrueux ? Les historiens assurent naïvement qu’ils les ont découvertes dans l’insulte faite au duc d’Oldenbourg, dans la non observation du blocus continental, dans l’ambition effrénée de Napoléon, dans la résistance de l’Empereur Alexandre, dans les fautes de la diplomatie, etc., etc.
 
Il aurait donc suffi, s’il fallait les en croire, que Metternich, Roumiantzow ou Talleyrand eussent rédigé, entre une réception de cour et un raout, une note bien tournée, ou que Napoléon eût adressé à Alexandre un : « Monsieur mon frère, je consens à restituer le duché d’Oldenbourg… », pour que la guerre n’eût pas lieu !
 
On conçoit aisément que tel devait être le point de vue des contemporains. Ainsi qu’il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, Napoléon attribuait exclusivement la guerre aux intrigues de l’Angleterre, tandis que de leur côté les membres du Parlement anglais donnaient pour prétexte son ambition insatiable ; le duc d’Oldenbourg, l’insulte dont il avait été l’objet ; les marchands, le blocus continental qui ruinait l’Europe ; les vieux soldats et les généraux, l’absolue nécessité de les employer activement ; les légitimistes, le devoir sacré de soutenir les bons principes ; les diplomates, l’alliance austro-russe de 1809, que l’on n’avait pas su dissimuler au cabinet des Tuileries, et la difficulté que présenterait la rédaction d’un mémorandum, portant, par exemple, le n° 178. Ces raisons, jointes à une foule d’autres, d’une nature plus infime et provenant de la diversité des points de vue personnels, ont pu sans doute satisfaire les contemporains, mais pour nous, pour nous qui sommes la postérité, et qui envisageons dans son ensemble la grandeur de l’événement et qui en approfondissons la vraie raison d’être dans sa terrible réalité, elles ne sauraient nous paraître suffisantes. Nous ne saurions comprendre que des millions de chrétiens se soient entretués parce que Napoléon était un ambitieux, parce qu’Alexandre avait montré de la fermeté, l’Angleterre de la ruse, ou parce que le duc d’Oldenbourg avait été insulté ! Où est donc le lien entre ces circonstances et le fait même du meurtre et de la violence ? Pourquoi les habitants des gouvernements de Smolensk et de Moscou ont-ils été, en conséquence de semblables motifs, égorgés et ruinés par des milliers d’hommes venus du bout opposé de l’Europe ?
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Aucun des actes de leur soi-disant libre arbitre n’est un acte volontaire : il est lié à priori à la marche générale de l’histoire et de l’humanité, et sa place y est fixée à l’avance de toute éternité.
 
<includeonly>===</includeonly> II <includeonly>===</includeonly>
 
Napoléon quitta Dresde le 4 juin ; il y avait séjourné trois semaines, au milieu d’une cour composée de princes, de grands-ducs, de rois et même d’un empereur. Aimable avec les princes et les rois qui méritaient bien de lui, il avait fait la leçon à ceux dont il croyait avoir sujet d’être mécontent, offert en cadeau à l’impératrice d’Autriche des perles et des diamants enlevés à des souverains, et embrassé avec tendresse Marie-Louise, qui se considérait comme sa femme légitime, bien que la première fût à Paris, incapable, à ce qu’il semble, de se consoler du chagrin que lui causait leur séparation. Malgré la foi des diplomates dans la possibilité du maintien de la paix, et leurs efforts en ce sens, malgré la lettre autographe de Napoléon à l’Empereur Alexandre commençant par ces mots : « Monsieur mon frère », contenant« l’assurance sincère qu’il ne voulait pas de guerre », et se terminant par des protestations d’affection et d’estime éternelles, il allait rejoindre l’armée, et donnait, à chaque nouveau relais, des ordres incessants à l’effet d’accélérer la marche des troupes dirigées de l’Occident vers l’Orient. Il voyageait dans une voiture fermée, attelée de six chevaux, accompagné de pages, d’aides de camp et d’une nombreuse escorte ; sa route était tracée par Posen, Thorn, Danzig, Kœnigsberg, et dans chacune de ces villes des milliers d’individus se portaient à sa rencontre avec un enthousiasme mêlé de terreur.
 
Suivant la même direction que ses troupes, il coucha, le 10 juin, à Wilkovisky, dans la maison d’un comte polonais, qui avait été préparée pour le recevoir, rejoignit et dépassa l’armée, arriva le lendemain sur les bords du Niémen, et, mettant un uniforme polonais, descendit de sa calèche pour examiner le lieu désigné pour le passage des troupes.
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À la vue des cosaques postés sur la rive opposée, et des steppes qui s’étendaient à perte de vue jusqu’à Moscou, la ville sainte, cette capitale d’un Empire qui lui rappelait celui d’Alexandre le Grand, il ordonna pour le lendemain la marche en avant, contrairement à toutes les prévisions de la diplomatie et à toutes les dispositions de la stratégie… et ses troupes traversèrent le Niémen au jour fixé !
 
Le 24, de grand matin, il sortit de sa tente, placée sur la rive gauche du fleuve, pour suivre avec une lunette d’approche, du haut de l’escarpement, les mouvements de ses armées, dont les flots vivants s’écoulaient hors du bois et se répandaient par les trois ponts établis sur le Niémen. Ces armées savaient que l’Empereur était là, elles le cherchaient même du regard, et lorsqu’elles l’avaient aperçu sur la hauteur, avec sa redingote et son petit chapeau, se détachant de la suite qui l’entourait, elles jetaient en l’air leurs bonnets aux cris de : « Vive l’Empereur ! » et, continuant sans cesse à déboucher de l’immense forêt où elles étaient campées, elles franchissaient les ponts en masses compactes.
 
« On fera du chemin cette fois-ci… Oh ! quand il s’en mêle lui-même, ça chauffe, nom de… ! … Le voilà ! Vive l’Empereur ! … – C’est donc là ces fameuses steppes de l’Asie ! Vilain ! tout de même ! … – Au revoir, Beauchet, je te réserve le plus beau palais de Moscou ! Au revoir, bonne chance ! … L’as-tu vu, l’Empereur ? … prr ! … – Si on me fait gouverneur aux Indes, Gérard, je te fais ministre du Cachemire, c’est arrêté ! … Vive l’Empereur ! Vive l’Empereur ! …– Oh ! les gredins de cosaques ! comme ils filent ! … Vive l’Empereur ! Le vois-tu ? … Je l’ai vu deux fois comme je te vois, le petit caporal ! … Je l’ai vu donner la croix à un ancien. Vive l’Empereur ! … » Et mille autres propos semblables s’échangeaient dans tous les rangs entre les vieux et les jeunes soldats… et sur toutes ces figures basanées rayonnait un sentiment unanime de joie, causé par l’ouverture de la campagne si impatiemment attendue, et de dévouement exalté pour cet homme en redingote grise, placé là-haut sur la colline.
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Le soir même, Napoléon, après avoir lancé l’ordre d’accélérer l’envoi des faux assignats destinés à la Russie, et après avoir fait fusiller un Saxon sur lequel on avait saisi des renseignements sur la situation de l’armée française, décora de l’ordre de la Légion d’honneur, dont il était le chef suprême, le colonel des uhlans qui, sans nécessité, s’était précipité dans l’endroit le plus profond du fleuve ! … Quos vult perdere, Jupiter dementat !
 
<includeonly>===</includeonly> III <includeonly>===</includeonly>
 
L’Empereur Alexandre, établi à Vilna depuis plus d’un mois, y employait tout son temps à des revues et des manœuvres. Rien n’était prêt pour la guerre, bien qu’elle fût prévue depuis longtemps, et c’était pour s’y préparer que l’Empereur avait quitté Pétersbourg. Il n’existait aucun plan général, et l’indécision quant au choix à faire entre tous ceux que l’on proposait ne fit qu’augmenter, à la suite des quatre semaines le séjour de Sa Majesté au quartier général. Chacune des trois armées avait son commandant en chef, mais il n’y avait pas de généralissime, et l’Empereur ne voulait pas en assumer les fonctions. Plus il restait à Vilna, plus les préparatifs traînaient en longueur, et il semblait que les efforts de l’entourage impérial n’eussent d’autre but que de faire oublier à Sa Majesté la guerre prochaine, et de rendre son séjour aussi agréable que possible.
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« Alexandre. »
 
<includeonly>===</includeonly> IV <includeonly>===</includeonly>
 
L’Empereur envoya ensuite chercher Balachow, lui lut sa lettre, le chargea d’aller la remettre en personne à l’Empereur des Français, et, lui répétant de nouveau les paroles qu’il lui avait dites au bal, lui ordonna de les rapporter telles quelles à Napoléon. Il ne les avait pas mises dans sa lettre, comprenant, avec son tact habituel, qu’il n’était pas convenable de les prononcer au moment où il faisait une dernière tentative pour le maintien de la paix ; mais il réitéra l’ordre à Balachow de les redire textuellement à Napoléon lui-même. Partant aussitôt avec un trompette et deux cosaques, Balachow arriva, au point du jour, au village de Rykonty, occupé par des avant-postes de cavalerie française, en deçà du Niémen.
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À peine eurent-ils dépassé le cabaret situé sur la hauteur, qu’ils virent venir à eux plusieurs militaires, en avant desquels s’avançait, monté sur un cheval noir, dont le harnachement étincelait au soleil, un homme de haute taille ; un manteau rouge jeté sur les épaules, les jambes tendues en avant à la manière française, il était coiffé d’un énorme chapeau par dessous les bords duquel s’échappaient des boucles de cheveux noirs : l’air faisait onduler le plumet multicolore de sa coiffure, et les galons d’or de son uniforme scintillaient aux rayons ardents du soleil de juin.
 
Balachow ne se trouvait plus qu’à quelques pas de distance de ce cavalier à l’aspect théâtral, tout chamarré d’or et couvert de bracelets et de bijoux de toutes sortes, lorsque le colonel Julner lui murmura à l’oreille : « Le roi de Naples ! »
 
C’était en effet Murat, qu’on appelait ainsi, bien qu’il fût impossible de comprendre pourquoi dans ce moment il était« le roi de Naples » . Lui-même du reste se prenait tellement au sérieux, que lorsque, la veille de son départ de Naples, en se promenant dans les rues avec sa femme, il entendit quelques Italiens crier : « Viva il Re ! » il dit avec tristesse : « Les malheureux ! ils ne savent pas que je les quitte demain ! »
 
Malgré son intime conviction qu’il était bien toujours le roi de Naples, et que ses sujets pleuraient son absence, il reprit gaiement, au premier signal de son auguste beau-frère, la besogne qui lui avait été familière :
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Balachow, croyant trouver Napoléon à peu de distance de là, continua son chemin, mais, arrivé au premier village, il fut arrêté cette fois par les sentinelles du corps d’infanterie de Davout, et l’aide de camp du chef de corps le conduisit jusqu’à l’habitation du maréchal.
 
<includeonly>===</includeonly> V <includeonly>===</includeonly>
 
Davout, l’Araktchéïew de l’Empereur Napoléon, en avait, avec la poltronnerie en moins, toute la sévérité, et toute l’exactitude dans le service, et, comme lui, ne savait témoigner son dévouement à son maître que par des actes de cruauté.
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Peu de jours auparavant, des sentinelles du régiment de Préobrajensky avaient monté la garde à l’entrée de la maison où l’on conduisit Balachow : il y avait maintenant deux grenadiers français, aux uniformes gros-bleu à revers et en bonnets à poils, une escorte de hussards, de lanciers, et une brillante suite d’aides de camp attendant la sortie de Napoléon. Ils étaient groupés au bas du perron près de son cheval de selle, dont le mamelouk Roustan tenait les brides. Ainsi, Napoléon le recevait dans la même maison où Alexandre lui avait confié son message.
 
<includeonly>===</includeonly> VI <includeonly>===</includeonly>
 
Le luxe et la magnificence déployés autour de l’Empereur des Français surprirent Balachow, bien qu’il fût habitué à la pompe des cours.
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« Vous dites, répéta Napoléon en arpentant le salon, que, pour commencer les négociations, on ne me demande que de repasser le Niémen ? Il y a deux mois, ne m’a-t-on pas demandé de la même façon de repasser l’Oder et la Vistule, et vous parlez encore de paix ! »
 
Après avoir fait quelques pas en silence, il s’arrêta devant Balachow : son visage semblait s’être pétrifié, tant l’expression en était devenue dure, et sa jambe gauche tremblait convulsivement : « La vibration de mon mollet gauche est très significative chez moi, » disait-il plus tard.
 
« Des propositions comme celles d’abandonner l’Oder et la Vistule peuvent être faites au prince de Bade, mais pas à moi ! s’écria-t-il tout à coup. Si même vous me donniez Pétersbourg et Moscou, je n’accepterais pas vos conditions ! Vous m’accusez d’avoir commencé la guerre, et qui donc a rejoint le premier son armée ? L’Empereur Alexandre ! Et vous venez me parler de négociations lorsque j’ai dépensé des millions, que vous êtes allié avec l’Angleterre, et que votre position devient de plus en plus difficile ! Quel est le but de votre alliance anglaise ? Quel avantage en avez-vous retiré ? » continua-t-il, avec l’intention évidente d’en arriver à démontrer son droit et sa force et les fautes de l’Empereur Alexandre, au lieu de discuter la possibilité et les conditions de la paix.
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« Et pourtant, murmura-t-il, quel beau règne aurait pu avoir votre maître ! »
 
Balachow lui répondit que la Russie n’envisageait point les choses sous un aspect aussi sombre, et qu’elle comptait sur un succès certain. Napoléon daigna faire une inclination de tête qui voulait dire : « Je comprends, votre devoir est de parler ainsi, mais vous n’en croyez pas un mot, je vous ai convaincu du contraire ! »
 
Le laissant achever sa réponse, Napoléon huma une nouvelle prise de tabac, et frappa du pied le plancher. C’était un signal, car, à l’instant, les portes s’ouvrirent, et un chambellan offrit à l’Empereur son chapeau et ses gants, en s’inclinant avec respect devant lui, tandis qu’un autre lui tendait son mouchoir de poche. Il n’eut pas l’air de les voir.
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« Assurez en mon nom votre Empereur, continua-t-il, que je lui suis dévoué comme par le passé ; je le connais, et j’apprécie hautement ses grandes qualités. Je ne vous retiens plus, général ; vous recevrez ma réponse à l’Empereur… » Et, saisissant son chapeau, il marcha rapidement vers la sortie ; sa suite se précipita aussitôt sur l’escalier pour le précéder et l’attendre au bas du perron.
 
<includeonly>===</includeonly> VII <includeonly>===</includeonly>
 
Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait plus demander, et éviterait même de le voir, lui, l’ambassadeur humilié, témoin de son emportement déplacé. Mais, à sa grande surprise, il fut invité par Duroc à la table de l’Empereur pour ce même jour. Bessières, Caulaincourt et Berthier y dînaient également.
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Cette réponse, qui produisit grand effet à la cour de l’Empereur Alexandre, comme Balachow le sut plus tard, car elle rappelait la récente défaite des Français en Espagne, n’en fit aucun à la table de Napoléon, où elle passa inaperçue.
 
Les visages indifférents de messieurs les maréchaux disaient qu’ils n’en avaient compris ni le sel ni l’intention calculée : « Si cela avait été spirituel, nous l’aurions deviné, semblaient-ils dire, donc il n’en est rien » . Napoléon en saisit si peu la portée, qu’il s’adressa aussitôt à Balachow en le priant naïvement de lui indiquer les villes situées sur le parcours le plus direct entre Vilna et Moscou. L’ambassadeur, qui pesait chacune de ses paroles, répondit que, de même que tout chemin menait à Rome, tout chemin menait aussi à Moscou ; qu’il y en avait plusieurs, entre autres celui qui passait par Poltava, et que Charles XII avec choisi ! Il avait eu à peine le temps de s’applaudir, à part lui, de cet heureux à propos, que Caulaincourt changea de sujet de conversation en énumérant les difficultés de la route entre Pétersbourg et Moscou.
 
On prit ensuite le café dans le cabinet de Napoléon, qui, s’asseyant et portant à ses lèvres une tasse en porcelaine de Sèvres, indiqua un siège à Balachow.
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Balachow, chargé par Napoléon d’une lettre pour l’Empereur Alexandre, la dernière qu’il lui écrivit, rendit compte au Tsar de l’accueil qui lui avait été fait… et la guerre éclata !
 
<includeonly>===</includeonly> VIII <includeonly>===</includeonly>
 
Le prince André quitta Moscou peu de temps après son entrevue avec Pierre, et se rendit à Pétersbourg ; il disait que c’était pour ses affaires, mais en réalité c’était pour y découvrir Kouraguine, avec qui il tenait à avoir une rencontre. Kouraguine, averti par son beau-frère, s’empressa de s’éloigner, et obtint du ministre de la guerre un emploi dans notre armée de Moldavie. Koutouzow, en revoyant le prince André, qu’il avait toujours beaucoup aimé, lui offrit de l’attacher à son état-major ; il venait d’être nommé général en chef de cette armée, et allait se rendre sur les lieux ; le prince André accepta, et ils partirent ensemble.
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– Mon père, je n’ai nulle envie de vous juger, répliqua le prince André d’un ton sec. C’est vous qui m’y avez forcé, j’ai dit et je dirai toujours que Marie n’est pas coupable : la faute en est à ceux qui…, à cette Française enfin !
 
– Ah ! tu me juges, tu me juges ! » dit le vieux d’une voix calme, dans le ton de laquelle son fils crut même deviner un certain embarras ; mais tout à coup, bondissant sur ses pieds, il s’écria avec fureur : « Hors d’ici, va-t’en ! Que je ne te voie plus ! Va-t’en ! »
Le prince André résolut de quitter Lissy-Gory sans retard, mais sa sœur le supplia de lui accorder encore un jour ; le vieux prince ne se montra plus, n’admit chez lui que Mlle Bourrienne et Tikhone, et demanda, à plusieurs reprises, si son fils était parti. Avant de se mettre en route, le prince André alla voir son enfant, qui lui sauta sur les genoux, lui demanda l’histoire de Barbe-Bleue, et l’écouta avec une attention soutenue ; mais son père s’arrêta soudain sans achever l’histoire, et tomba dans une profonde rêverie, dans laquelle Nicolouchka n’entrait pour rien : il pensait à lui-même, et sentait avec effroi que la querelle avec son père ne lui avait laissé aucun remords, et qu’ils se séparaient brouillés pour la première fois. Ce qui l’étonnait aussi et l’affligeait, c’est que la vue de son enfant n’éveillait plus en lui la tendresse accoutumée.
 
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« Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, en marchant dans la chambre… Se dire que des choses ou des êtres aussi misérables peuvent causer le malheur d’autrui ! » La violence de son accent effraya sa sœur, qui comprit que sa réflexion s’appliquait non seulement à Mlle Bourrienne, mais aussi à l’homme qui avait tué son bonheur !
 
« André, je t’en supplie, – dit-elle, en lui touchant légèrement le bras, les yeux rayonnants au travers de ses larmes ; – ne crois pas que la douleur provienne des hommes… ils ne sont que les instruments de Dieu ! » Son regard, passant pardessus la tête de son frère, se fixa dans l’espace, comme s’il était habitué à y trouver une image chère et familière : « La douleur nous est envoyée par Lui : les hommes n’en sont pas responsables. Si quelqu’un te semble avoir eu des torts envers toi, oublie-les et pardonne. Nous n’avons pas le droit de punir : tu comprendras, toi aussi, un jour, le bonheur de pardonner.
 
– Si j’avais été femme, Marie, je l’aurais fait sans aucun doute : pardonner, c’est la vertu de la femme ; mais pour l’homme, c’est bien différent : il ne peut et ne doit ni oublier ni pardonner ! … » Si ma sœur m’adresse cette prière, pensa-t-il, cela veut dire que j’aurais dû m’être vengé depuis longtemps ! … Et sans plus écouter le sermon qu’elle continuait à lui faire, il se représenta avec une haineuse satisfaction l’heureux moment où il rencontrerait Kouraguine, qu’il savait être à l’armée.
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Bien que les éléments qui composaient son existence fussent les mêmes qu’autrefois, ils ne lui apportaient plus aujourd’hui que des impressions sans lien entre elles, et isolées.
 
<includeonly>===</includeonly> IX <includeonly>===</includeonly>
 
Le prince André arriva à la fin de juin au quartier général. La première armée, celle que l’Empereur commandait, occupait sur la Drissa un camp retranché. La seconde, qui en était séparée, disait-on, par des forces ennemies considérables, se repliait pour la rejoindre. Il régnait des deux côtés un grand mécontentement, causé par la marche générale des opérations militaires, mais il ne venait à l’idée de personne de craindre une invasion étrangère dans les gouvernements russes, et de croire que la guerre pût être portée au delà des provinces polonaises de l’Ouest.
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Le troisième parti, celui qui inspirait le plus de confiance à l’Empereur, était composé de courtisans, médiateurs entre les deux premiers, peu militaires pour la plupart, qui pensaient et disaient ce que pensent et disent d’habitude ceux qui, n’ayant point de conviction arrêtée, tiennent cependant à ne pas le laisser paraître. Ils prétendaient donc que la guerre contre un génie comme Bonaparte (il était redevenu Bonaparte pour eux) exigeait sans aucun doute de savantes combinaisons, de profondes connaissances dans l’art de la guerre ; que Pfuhl y était certainement passé maître, mais que l’étroitesse de son jugement, ce défaut habituel des théoriciens, s’opposait à ce qu’on eût en lui une confiance absolue : qu’il fallait par conséquent tenir compte aussi de l’opinion de ses adversaires, des gens du métier, des gens d’action, dont l’expérience était certaine, afin de réunir les avis les plus sages, pour s’en tenir à un juste milieu. Ils insistaient sur la nécessité de conserver le camp de Drissa, d’après le plan de Pfuhl, en changeant toutefois les dispositions relatives aux deux autres armées. De cette façon, il est vrai, on n’atteignait aucun des deux buts proposés, mais les personnes de ce parti, auquel appartenait également Araktchéïew, pensaient que c’était là encore la meilleure des combinaisons.
 
Le quatrième courant d’opinion avait à sa tête le grand-duc césarévitch, qui ne pouvait oublier son désappointement à Austerlitz, lorsque, se préparant, en tenue de parade, à s’élancer sur les Français à la tête de la garde, et à les écraser, il s’était trouvé par surprise en première ligne devant le feu ennemi, et n’avait pu se retirer de la mêlée qu’au prix des plus grands efforts. La franchise de ses appréciations et de celles de son entourage était à la fois un défaut et une qualité : redoutant Napoléon et sa force, ils ne voyaient chez eux et autour d’eux qu’impuissance et faiblesse, et le répétaient hautement : « Il ne résultera de tout cela, disaient-ils, que le malheur, la honte et la défaite ! Nous avons abandonné Vilna, puis Vitebsk, voici maintenant que nous allons abandonner aussi la Drissa, … Il ne nous reste qu’une chose raisonnable à faire : conclure la paix le plus tôt possible, avant d’être chassés de Pétersbourg ! »
 
Cette opinion trouvait de l’écho dans les hautes sphères de l’armée, dans la capitale, et chez le chancelier comte Roumiantzow, partisan déclaré de la paix, pour d’autres raisons d’État.
 
Le cinquième parti soutenait Barclay de Tolly, tout simplement parce qu’il était ministre de la guerre et général en chef : « On a beau dire, assurait-on de ce côté, c’est, malgré tout, un homme honnête et capable… de meilleur, il n’y en a pas… La guerre n’étant possible qu’avec une unité de pouvoir, donnez-lui un pouvoir véritable, et vous verrez qu’il fera ses preuves, comme il les a faites en Finlande. Si nous avons encore une armée bien organisée, une armée qui s’est repliée jusqu’à la Drissa sans subir de défaite, c’est à lui que nous en sommes redevables ; tout serait perdu si l’on nommait Bennigsen à sa place, car il a démontré en 1807 son incapacité. »
 
Le sixième groupe, au contraire, portait haut Bennigsen ; personne, à son avis, n’était plus actif, plus entendu que Bennigsen, et l’on serait bien obligé de l’employer : « La preuve, ajoutait-on, c’est que notre retraite de la Drissa n’était qu’une série ininterrompue de fautes et d’insuccès… et plus il y en aura, mieux cela vaudra : on comprendra alors qu’il est impossible de continuer. Ce n’est pas un Barclay qu’il nous faut, c’est un Bennigsen, un Bennigsen qui s’est distingué en 1807, à qui Napoléon lui-même a rendu justice, et aux ordres duquel on se soumettrait volontiers. »
 
La septième catégorie comprenait un assez grand nombre de personnes, comme il s’en rencontre toujours auprès d’un jeune empereur, des généraux et des aides de camp, passionnément attachés à l’homme plutôt qu’au Souverain, l’adorant avec sincérité et désintéressement, comme l’avait adoré Rostow en 1808, et ne voyant en lui que qualités et vertus. Ceux-ci exaltaient sa modestie qui se refusait à prendre en mains le commandement de l’armée, tout en le blâmant de cette défiance exagérée : « Il devait, disaient-ils, se mettre franchement à la tête des troupes, former auprès de sa personne l’état-major du commandant en chef, prendre conseil des théoriciens aussi bien que des praticiens expérimentés, et conduire lui-même au combat ses soldats, que sa seule présence exalterait jusqu’au délire ! »
 
Le huitième parti, le plus nombreux, dans la proportion de 99 à 1 par rapport aux précédents, se composait de ceux qui ne désiraient particulièrement ni la paix ni la guerre : faire un mouvement offensif, rester dans un camp retranché sur la Drissa ou ailleurs, leur était aussi indifférent que de se voir commandés par l’Empereur en personne, par Barclay de Tolly, par Pfuhl ou par Bennigsen ; leur but unique et essentiel était d’attraper au vol le plus, d’avantages et d’amusements possible. Se mettre, en avant, se faire valoir dans ce bas-fond d’intrigues ténébreuses et enchevêtrées qui s’agitaient au quartier impérial, leur était plus facile qu’ailleurs en temps de paix. L’un, pour ne pas perdre sa position, soutenait Pfuhl aujourd’hui, devenait son adversaire le lendemain, et, le jour suivant, assurait, pour se dégager de toute responsabilité et pour plaire à l’Empereur, qu’il n’avait aucune conviction, arrêtée à l’endroit de tel ou tel projet. Un autre, désireux de se bien poser, s’emparait d’une observation faite en passant par l’Empereur, pour la développer au conseil suivant, criait à tue-tête, gesticulait, se disputait, provoquait au besoin ceux qui étaient d’un avis contraire, afin d’attirer l’attention du Souverain et de témoigner de son dévouement au bien général. Un troisième profitait sans bruit d’une occasion favorable et de l’absence de ses ennemis pour demander, dans l’intervalle de deux conseils, et pour obtenir un secours d’argent en récompense de ses loyaux services, sachant à merveille qu’on aurait plus vite fait dans les circonstances présentes de lui accorder sa requête que de la lui refuser. Le quatrième se trouvait constamment, et par un pur effet du hasard, sur le chemin de l’Empereur, qui le voyait toujours accablé de travail. Le cinquième, afin de se faire inviter à la table impériale, défendait ou attaquait avec violence une opinion nouvellement adoptée, en se servant d’arguments plus ou moins justes.
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Schichkow, le secrétaire d’État, l’un des membres les plus influents de ce parti, adressa, de concert avec Balachow et Araktchéïew, une lettre à l’Empereur, dans laquelle, usant de la permission qui leur avait été accordée de discuter l’ensemble des opérations, ils l’engageaient respectueusement à retourner dans sa capitale, afin d’exciter l’ardeur guerrière de son peuple, de l’enflammer par ses paroles, de le soulever pour la défense de la patrie, et de provoquer en lui cet élan enthousiaste qui devint plus tard une des causes du triomphe de la Russie, et auquel contribua jusqu’à un certain point la présence de Sa Majesté à Moscou. Le conseil, présenté sous cette forme, fut approuvé et le départ de l’Empereur décidé.
 
<includeonly>===</includeonly> X <includeonly>===</includeonly>
 
Cette lettre n’avait pas encore été portée à la connaissance de l’Empereur, lorsque Barclay annonça un jour au prince André, pendant le dîner, qu’il devait se rendre le même soir, à six heures, chez Bennigsen, Sa Majesté ayant témoigné le désir de le questionner en personne au sujet de la Turquie.
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Czernichew lisait un roman près d’une des fenêtres de la première pièce, qui avait dû servir autrefois de salle de bal ; on y voyait encore un orgue sur lequel on avait entassé des rouleaux de tapis : dans un des coins de l’appartement l’aide de camp de Bennigsen, harassé par le travail ou par le souper qu’il venait de faire, sommeillait sur un lit. Cette salle avait deux issues : l’une donnait dans un cabinet, l’autre s’ouvrait sur un salon, où l’on entendait plusieurs voix qui causaient en allemand et parfois en français. Là, sur l’ordre de l’Empereur, on avait convoqué non pas un conseil de guerre (car l’Empereur n’aimait pas ces sortes de désignations précises), mais une simple réunion des quelques personnes qu’il désirait consulter dans ce moment critique, afin d’éclaircir certaines questions. C’étaient Armfeld le Suédois, le général aide de camp Woltzogen, Wintzingerode, que Napoléon appelait le transfuge français, Michaud, Toll, le baron Stein, qui n’était pas un homme de guerre, et enfin Pfuhl, la grande cheville ouvrière, que le prince André eut tout le loisir d’étudier à son aise, car, arrivé avant lui, il le vit entrer et s’arrêter quelques secondes à causer avec Czernichew.
 
Bien qu’il ne l’eût jamais rencontré, il lui sembla au premier coup d’œil qu’il le connaissait déjà depuis longtemps : il portait, aussi mal que possible, l’uniforme de général russe, et sa personne offrait une vague ressemblance avec les Weirother, les Mack, les Schmidt et une foule d’autres généraux théoriciens, qu’il avait vus agir en 1805. Celui-ci toutefois avait le don particulier de réunir en lui seul tout ce qui caractérisait les autres, et d’offrir à l’analyse du prince André le spécimen le plus complet d’un Allemand pur sang. De petite taille, maigre, mais carré d’épaules, d’une constitution solide, avec des omoplates larges et osseuses, il avait la figure sillonnée de rides et les yeux enfoncés dans leurs orbites. Ses cheveux, lissés avec soin sur les tempes, pendaient sur la nuque en petites houppes isolées. Il avait l’air inquiet et fâché, comme s’il eût redouté tout ce qui se trouvait sur son chemin. Retenant gauchement son épée, il demanda en allemand à Czernichew où était l’Empereur. On voyait qu’il avait hâte d’en finir au plus tôt avec les saluts d’usage, et de s’asseoir devant les cartes étalées sur la table, car là il se sentait dans son élément. Il écouta, en souriant ironiquement, le récit de la visite de l’Empereur aux retranchements, qui étaient sa création, et ne put s’empêcher de grommeler entre ses dents d’une voix de basse : « Imbécile ! tout sera perdu… ce sera du propre alors ! » Czernichew lui présenta le prince André, en ajoutant que ce dernier arrivait de Turquie, où la guerre s’était si heureusement terminée. Pfuhl daigna à peine l’honorer d’un regard : « Cette guerre-là vous aura sans doute offert un joli exemple de tactique ! » se borna-t-il à dire avec un mépris écrasant, et il se dirigea vers le salon voisin.
 
Pfuhl, toujours irritable, l’était encore plus ce jour-là, par suite de l’examen et de la critique dont ses fortifications étaient l’objet. Cette courte entrevue suffit au prince André, en y ajoutant ses souvenirs d’Austerlitz, pour se faire une idée assez juste de son caractère. Pfuhl devait nécessairement être une de ces natures entières, qui poussent jusqu’au martyre l’assurance que leur donne la foi dans l’infaillibilité d’un principe. Ces natures-là on ne les rencontre que chez les Allemands, seuls capables d’une confiance aussi absolue dans une idée abstraite, telle que la science, c’est-à-dire la connaissance présumée d’une vérité certaine.
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Pfuhl était en effet un adepte de la théorie du mouvement oblique, déduite par lui des guerres de Frédéric le Grand, et tout ce qui ne s’accordait pas avec cette théorie dans les campagnes modernes constituait, à ses yeux, des fautes si grossières, et des non-sens si monstrueux, que cet ensemble de combinaisons barbares ne pouvait, à son avis, mériter le nom de guerre et être un sujet d’étude.
 
Il avait été en 1806 le principal organisateur du plan de campagne qui avait abouti à Iéna et à Auerstaedt, sans que l’insuccès lui eût démontré la fausseté de son système. Il assurait au contraire que la violation de certaines lois en avait été seule cause, et se plaisait à répéter, avec une ironie satisfaite : « Je disais bien que cela irait à la diable ! » Pfuhl poussait si loin l’amour de la théorie, qu’il arrivait à en perdre de vue le but pratique : l’application lui inspirait une profonde aversion, et il refusait de s’en occuper !
 
Les quelques mots qu’il échangea avec le prince André et Czernichew à propos de la guerre actuelle furent dits par lui du ton d’un homme qui prévoit un triste résultat et ne peut que le déplorer. Les houppettes de cheveux ébouriffés qui pendaient sur sa nuque, et les mèches bien lissées ramenées sur ses tempes étaient en harmonie avec l’expression de ses paroles, il passa ensuite dans le salon contigu, d’où l’on entendit aussitôt s’élever sa voix forte et grondeuse.
 
<includeonly>===</includeonly> XI <includeonly>===</includeonly>
 
Le prince André avait eu à peine le temps de tourner les yeux d’un autre côté, que le comte Bennigsen entra précipitamment, et, le saluant d’un signe de tête, passa dans la cabine en donnant des ordres à son aide de camp. Il avait précédé l’Empereur pour prendre quelques dispositions et le recevoir chez lui. Czernichew et Bolkonsky sortirent sur le perron : le Souverain descendait de cheval. Il avait l’air fatigué, et la tête inclinée en avant ; on voyait qu’il écoutait avec ennui les observations que lui adressait Paulucci avec une véhémence toute particulière : il fit un pas en avant pour y couper court, mais l’Italien, rouge d’excitation et oubliant toute convenance, le suivit sans s’interrompre :
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« On a tout gâté, tout embrouillé ; on a voulu faire mieux que moi, et maintenant c’est derechef à moi que l’on s’adresse ! … Quel est le remède, dites-vous ? Je n’en sais rien ! … Je vous répète qu’il faut tout exécuter à la lettre, sur les bases que je vous ai précisées, s’écria-t-il en frappant la table de ses doigts osseux. – Où est la difficulté ? Elle n’existe pas ! … Sornettes ! jeux d’enfants ! … » Et, se rapprochant de la carte, il indiqua rapidement différents points, en démontrant au fur et à mesure qu’aucun hasard ne saurait ni déjouer son plan, ni annuler l’utilité du camp de Drissa, que tout était prévu, calculé à l’avance, et que si l’ennemi le tournait, il courrait nécessairement à sa perte.
 
Paulucci, qui ne parlait pas l’allemand, lui adressa quelques questions en français. Comme Pfuhl s’exprimait fort mal dans cette langue, Woltzogen vint à son secours, et traduisit, avec une extrême volubilité, les explications de Pfuhl, destinées uniquement à prouver que toutes les difficultés contre lesquelles on se heurtait dans ce moment, provenaient uniquement de l’inexactitude apportée à l’exécution de son plan. Enfin, semblable au mathématicien qui dédaigne de faire à nouveau la preuve d’un problème qu’il a résolu, et dont la solution lui paraît incontestable, il cessa de parler et laissa le champ libre à Woltzogen, qui continua à exposer, en français, les idées de son chef en lui adressant de temps à autre un : « N’est-ce pas ainsi, Excellence ? »
 
Pfuhl, échauffé par la lutte, lui répondait invariablement, avec une irritation toujours croissante : « Mais cela s’entend, il n’y a pas là matière à discussion ! »
 
De leur côté, Paulucci et Michaud attaquaient Woltzogen en français, Armfeld en allemand, et Toll expliquait le tout en russe au prince Volkhonsky. Le prince André observait et se taisait.
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De tous ces hauts personnages, Pfuhl était celui qui éveillait en lui le plus de sympathie. Cet homme qui poussait jusqu’à l’absurde la confiance en lui-même, irascible mais résolu, était le seul, entre eux tous, qui ne désirait rien pour lui-même, qui ne détestait personne, et qui cherchait simplement à faire exécuter un plan fondé sur une théorie qui était le résultat de longues années de travail. Sans doute il était ridicule, et son persiflage désagréable au dernier point, mais il inspirait, malgré tout, un respect involontaire par son dévouement absolu à une idée. On ne sentait pas non plus dans ses discours cette espèce de panique que ses adversaires laissaient entrevoir, en dépit de leurs efforts pour la dissimuler. Cette disposition générale des esprits, dont le conseil de 1805 avait été complètement exempt, leur était inspirée aujourd’hui par le génie reconnu de Napoléon, et se trahissait dans leurs moindres arguments. On croyait que tout lui était possible ; il était capable même, disaient-ils, de les attaquer de tous les côtés à la fois, et son nom suffisait à battre en brèche les raisonnements les plus sages. Pfuhl seul le traitait de barbare, à l’égal de tous ceux qui faisaient de l’opposition à sa théorie favorite. Au respect qu’il inspirait au prince André se joignait un vague sentiment de pitié, car, à en juger d’après le ton des courtisans, d’après les paroles de Paulucci à l’Empereur et surtout d’après une certaine amertume d’expressions dans la bouche du savant théoricien, il était évident que chacun prévoyait, et qu’il pressentait lui-même sa disgrâce prochaine. Il cachait, on le voyait, sous une ironie dédaigneuse et acerbe, son désespoir de voir lui échapper l’occasion unique d’appliquer et de vérifier sur une grande échelle l’excellence de son système et d’en prouver la justesse au monde entier.
 
La discussion dura longtemps ; elle devint de plus en plus bruyante ; elle finit par dégénérer en attaques personnelles, et il n’en résulta aucune conclusion pratique. Le prince André, en présence de cette confusion des langues, de cette foule de projets, de propositions, de contre-propositions et de réfutations, ne put s’empêcher de s’étonner de tout ce qu’il entendait dire. Pendant son service actif, il avait souvent médité sur ce qu’on était convenu d’appeler la science militaire, qui, selon lui, n’existait pas et ne pouvait exister, et il en avait conclu que le génie militaire n’était qu’un mot de convention. Ces pensées, encore indécises dans son esprit, venaient de recevoir, pendant ces débats, une confirmation éclatante, et elles étaient devenues pour lui une vérité sans réplique : « Comment existerait-il une théorie et une science là où les conditions et les circonstances restent inconnues et où les forces agissantes ne sauraient être déterminées avec précision ? Quelqu’un peut-il deviner quelle sera la position de notre armée et celle de l’ennemi dans vingt-quatre heures d’ici ? N’est-il pas arrivé maintes fois, grâce à un cerveau brûlé bien résolu, à 5 000 hommes de résister à 30 ! 000 combattants, comme dans le temps à Schöngraben, et à une armée de 80 000 hommes de se débander et de prendre la fuite devant 8 000, comme à Austerlitz ; et cela parce qu’il avait plu à un seul poltron de crier : « Nous sommes coupés ! » Où peut donc être la science là où tout est vague, où tout dépend de circonstances innombrables, dont la valeur ne saurait être calculée en vue d’une certaine minute, puisque l’instant précis de cette minute est inconnu ? Armfeld soutient que nos communications sont coupées, Paulucci assure que nous avons placé l’ennemi entre deux feux, Michaud démontre que le défaut du camp de Drissa est d’avoir la rivière derrière nous, tandis que Pfuhl prouve que c’est là ce qui fait sa force ! Toll propose son plan, Armfeld le sien ; l’un et l’autre sont également bons et également mauvais, car leurs avantages respectifs ne pourront être appréciés qu’au moment même où les événements s’accompliront ! Tous parlent des génies militaires. En est-ce donc un celui qui sait approvisionner à temps son armée de biscuits, et qui envoie les uns à gauche, les autres à droite ? Non. On ne les qualifie ainsi de« génies » que parce qu’ils ont l’éclat et le pouvoir, et qu’une foule de pieds-plats à genoux comme toujours devant la puissance leur prêtent les qualités qui ne sont pas celles du génie véritable. Mais c’est tout l’opposé ! Les bons généraux que j’ai connus étaient bêtes et distraits, Bagration par exemple, et Napoléon cependant l’a proclamé le meilleur de tous ! … Et Bonaparte lui-même ? N’ai-je pas observé à Austerlitz l’expression suffisante et vaniteuse de sa physionomie ? Un bon capitaine n’a besoin ni d’être un génie, ni de posséder des qualités extraordinaires : tout au contraire, les côtés les plus élevés et les plus nobles de l’homme, tels que l’amour, la poésie, la tendresse, le doute investigateur et philosophique, doivent le laisser complètement indifférent. Il doit être borné, convaincu de l’importance de sa besogne, ce qui est indispensable, car autrement il manquerait de patience, se tenir en dehors de toute affection, n’avoir aucune pitié, ne jamais réfléchir, ni se demander jamais où est le juste et l’injuste…, alors seulement il sera parfait. Le succès ne dépend pas de lui, mais du soldat qui crie : « Nous sommes perdus ! » ou de celui qui crie : « Hourra ! … » Et c’est là dans les rangs, là seulement, que l’on peut servir avec la conviction d’être utile ! »
 
Le prince André se laissait aller à ces réflexions, lorsqu’il en fut brusquement tiré par la voix de Paulucci : le conseil se séparait.
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Le lendemain, à la revue, l’Empereur lui demanda où il désirait servir, et le prince André se perdit à tout jamais dans l’opinion du monde de la cour en se bornant tout simplement à désigner l’armée active, au lieu de solliciter un emploi auprès de Sa Majesté.
 
<includeonly>===</includeonly> XII <includeonly>===</includeonly>
 
Nicolas Rostow reçut, un peu avant l’ouverture de la campagne, une lettre de ses parents ; ils l’informaient, en quelques mots, de la maladie de Natacha et de la rupture de son mariage,« qu’elle-même avait rompu, » disaient-ils ; ils l’engageaient de nouveau à quitter le service et à revenir auprès d’eux. Il leur exprima dans sa réponse tous les regrets que lui causaient la maladie et le mariage manqué de sa sœur, les assura qu’il ferait son possible pour réaliser leur souhait, mais se garda bien de demander un congé.
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« Amie adorée de mon âme, écrivit-il en particulier à Sonia, l’honneur seul m’empêche de retourner auprès des miens, car aujourd’hui, à la veille de la guerre, je me croirais déshonoré non seulement aux yeux de mes camarades, mais aux miens propres, si je préférais mon bonheur à mon devoir et à mon dévouement pour la patrie. Ce sera, crois-le bien, notre dernière séparation ! La campagne à peine finie, si je suis en vie et toujours aimé, je quitterai tout, et je volerai vers toi, pour te serrer à tout jamais sur mon cœur ardent et passionné ! »
 
Il disait vrai. La guerre seule empêchait son retour et son mariage. L’automne d’Otradnoë avec ses chasses, l’hiver avec ses plaisirs de carnaval, et son amour pour Sonia lui avaient fait entrevoir une série de joies paisibles et de jours tranquilles qu’il avait ignorés jusque-là, et dont la douce perspective l’attirait plus que jamais : « Une femme parfaite, des enfants, une excellente meute de chiens courants, dix à douze laisses de lévriers rapides, le bien à administrer, les voisins à recevoir, et une part active dans les fonctions dévolues à la noblesse : voilà une bonne existence, se disait-il ! » Mais il n’y avait pas à y songer : la guerre lui commandait de rester au régiment, et son caractère était ainsi fait, qu’il se soumit à cette nécessité sans en éprouver le moindre ennui, et pleinement satisfait de la vie qu’il menait et qu’il avait su se rendre agréable.
 
Reçu avec joie par ses camarades à l’expiration de son congé, on l’envoya acheter des chevaux pour la remonte, et en amena d’excellents de la Petite-Russie ; on en fut enchanté, et ils lui valurent force compliments de la part de ses chefs. Nommé capitaine pendant cette courte absence, il fut appelé, lorsque le régiment se prépara à entrer en campagne, à commander son ancien escadron.
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– Par ici, répondait Rostow… Vois donc, quels éclairs ! »
 
<includeonly>===</includeonly> XIII <includeonly>===</includeonly>
 
La kibitka du docteur stationnait devant le cabaret, où cinq officiers s’étaient réfugiés. Marie Henrikovna, une jolie blonde, un peu forte, en bonnet de nuit et en camisole, assise sur le banc, à la place d’honneur, cachait en partie son mari étendu derrière elle et dormant profondément. On riait, et l’on causait au moment de l’apparition des deux nouveaux venus.
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L’expression de la physionomie du docteur, qui suivait d’un œil farouche chacun de ses gestes, augmenta la gaieté des officiers, qui, ne pouvant retenir leurs rires, s’ingéniaient à leur trouver des prétextes plus ou moins plausibles. Lorsqu’il eut enfin emmené sa jolie moitié, les officiers s’étendirent à leur tour, en se couvrant de leurs manteaux encore humides ; mais ils ne dormirent pas, et continuèrent longtemps à plaisanter sur la frayeur du docteur et sur la gaieté de sa femme ; quelques-uns même allèrent de nouveau sur le perron, pour tâcher de deviner ce qui se passait dans la kibitka. Rostow essaya bien, il est vrai, de s’endormir à différentes reprises, mais chaque fois une nouvelle plaisanterie l’arrachait au sommeil qui le gagnait, et la conversation recommençait de plus belle, au milieu de joyeux éclats de rire, sans rime ni raison, de vrais rires d’enfants !
 
<includeonly>===</includeonly> XIV <includeonly>===</includeonly>
 
Personne ne dormait encore à trois heures de la nuit, lorsque le maréchal des logis apporta l’ordre de se mettre en marche vers le bourg d’Ostrovna.
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Ce bruit, en se rapprochant, excita encore plus l’ardeur et la gaieté de Rostow. Crânement campé sur sa selle, il voyait se dérouler à ses pieds tout le terrain du combat, et prenait part de tout son cœur à l’attaque des uhlans. Lorsque ceux-ci fondirent sur la cavalerie française, il y eut quelques instants de confusion générale dans un tourbillon de fumée ; puis il les vit revenir en arrière sur la gauche, et il aperçut soudain, au milieu d’eux et de leurs chevaux alezans, des groupes compacts de dragons bleus français, montés sur des chevaux gris pommelé, qui les repoussaient avec vigueur.
 
<includeonly>===</includeonly> XV <includeonly>===</includeonly>
 
L’œil exercé de Rostow avait été le premier à se rendre compte de ce qui se passait : les uhlans, poursuivis par l’ennemi, fuyaient à la débandade et se rapprochaient de plus en plus. Déjà on pouvait distinguer les gestes de ces hommes, si petits à distance ; on pouvait les voir se choquer, s’attaquer, se saisir mutuellement, en brandissant leurs sabres.
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« André Sévastianovitch, fit Rostow, nous pourrions les culbuter, qu’en dites-vous ?
 
– À coup sûr, car en effet… » Mais Rostow, sans attendre la fin de sa réponse, piqua son cheval de l’éperon, et se plaça à la tête de ses hommes, qui, mus par le même sentiment, s’élancèrent en avant sans attendre son commandement. Nicolas ne comprenait pas pourquoi et comment il agissait ainsi : il faisait cela sans préméditation, sans réflexion, comme il l’aurait fait à la chasse. Il voyait les dragons qui galopaient en désordre à une faible distance ; il savait qu’ils fléchiraient et qu’il fallait profiter à tout prix de cet instant favorable, car, une fois passé, on ne le retrouverait plus. Le sifflement des balles était si excitant, la fougue de son cheval si difficile à maîtriser, qu’il céda à l’entraînement général, et entendit aussitôt le piétinement de tout son escadron, qui le suivait au grand trot sur la descente. À peine eurent-ils atteint la plaine, que le trot se transforma en un galop de plus en plus rapide, au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient des uhlans et des dragons français, qui les poursuivaient le sabre aux reins. À la vue des hussards, les premiers rangs ennemis se retournèrent indécis, et barrèrent la route à ceux qui les suivaient. Rostow, donnant pleine carrière à son cheval cosaque, se laissait emporter à l’encontre des Français, avec le sentiment du chasseur à la poursuite du loup. Un uhlan s’arrêta, un fantassin se jeta à terre pour éviter d’être écrasé, un cheval sans cavalier vint donner dans les hussards, et le gros des dragons français tourna bride au triple galop. Au moment où Rostow s’élançait à leur poursuite, il rencontra un buisson sur son chemin, mais son excellente bête s’enleva, et le franchit d’un bond. Nicolas s’était à peine remis en selle qu’il se trouva tout près de l’ennemi. Un officier français, à en juger par son uniforme, galopait à quelques pas de lui, penché en avant sur son cheval gris, qu’il frappait du plat de son sabre. Il ne s’était pas passé une seconde, que le poitrail du cheval de Rostow se heurtait de toute la force de son élan contre la croupe de celui de l’officier, et le culbutait à moitié ; au même instant, Rostow leva machinalement son sabre, et le laissa retomber sur le Français. L’ardeur qui l’emportait disparut aussitôt comme par enchantement. L’officier avait été renversé, grâce plutôt au choc des deux chevaux et à sa propre frayeur, qu’au coup de sabre de son assaillant, qui ne lui avait fait qu’une légère entaille au-dessus du coude. Rostow, retenant son cheval, chercha à voir celui qu’il venait de frapper : le malheureux dragon sautait à cloche-pied, sans pouvoir parvenir à retirer sa jambe, prise dans l’étrier. Il clignait des yeux, fronçait les sourcils comme quelqu’un qui s’attend à une nouvelle attaque, tout en jetant de bas en haut un regard terrifié sur le hussard russe. Son visage jeune, pâle, éclaboussé, avec ses yeux bleus et clairs, ses cheveux blonds, et une petite fossette au menton, était bien loin d’offrir dans son ensemble le type qu’on aurait pensé rencontrer sur le champ de bataille : ce n’était pas le visage d’un ennemi, mais bien la figure la plus naïve, la plus douce, la mieux faite pour un paisible intérieur de famille. Rostow en était encore à se demander s’il allait l’achever, lorsqu’il s’écria : « Je me rends ! » Sautant toujours sans arriver à se débarrasser de l’étrier, il se laissa dégager par quelques hussards, qui le remirent en selle. Plusieurs de ses camarades étaient prisonniers comme lui : l’un d’eux, couvert de sang, bataillait encore pour conserver sa monture ; un autre, soutenu par un Russe, se hissait sur le cheval de ce dernier et s’assoyait en croupe derrière lui ; l’infanterie française continuait à tirer en fuyant. Les hussards regagnèrent promptement leur poste, mais, tout en faisant comme eux, Rostow fut pris d’une sensation pénible qui lui serrait le cœur : quelque chose d’indéfini, de confus, qu’il ne pouvait analyser, et qu’il avait éprouvé en faisant l’officier prisonnier et surtout en le frappant !
 
Le comte Ostermann-Tolstoy vint à la rencontre des vainqueurs, fit appeler Rostow, le remercia, lui annonça qu’il ferait part de son héroïque exploit à Sa Majesté, et qu’il le présenterait pour la croix de Saint-Georges. Rostow, qui s’attendait au contraire à un blâme et à une punition, puisqu’il avait attaqué l’ennemi sans en avoir reçu l’ordre, fut tout surpris de ces flatteuses paroles, mais le vague, sentiment de tristesse qui ne cessait de lui causer une véritable souffrance morale, l’empêcha d’en être heureux !« Qu’est-ce donc qui me tourmente ? se disait-il en s’éloignant. Est-ce Iline ? Mais non, il est sain et sauf ! Me suis-je mal conduit ? Non ! Ce n’est donc rien de tout cela ! … C’est l’officier français, avec sa fossette au menton ! Mon bras s’est arrêté en l’air une seconde avant de le frapper… je me le rappelle encore ! »
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Ce jour-là et le suivant, ses camarades remarquèrent que, sans être irrité ou ennuyé, il restait pensif, silencieux et concentré en lui-même, qu’il buvait sans plaisir, et qu’il recherchait la solitude, comme s’il était obsédé par une pensée constante.
 
Rostow réfléchissait à« l’héroïque exploit » qui allait, à son grand étonnement, lui valoir la croix de Saint-Georges, et qui lui avait acquis la réputation d’un brave ! Il y avait là dedans un mystère qu’il ne parvenait pas à pénétrer : « Ils ont donc encore plus peur que nous, pensait-il. Ainsi, c’est donc cela, et ce n’est que cela qu’on appelle de l’héroïsme ? Il me semble pourtant que mon amour pour ma patrie n’y était pour rien ! … Et mon prisonnier aux yeux bleus, en quoi est-il responsable de ce qui se passe ? … Comme il avait peur ! Il croyait que j’allais le tuer ! Pourquoi l’aurais-je tué ? Ma main du reste a tremblé, et l’on me décore du Saint-Georges ! Je n’y comprends rien, absolument rien ! »
 
Pendant que Nicolas Rostow s’absorbait dans ces questions, d’autant plus embarrassantes, qu’il n’y trouvait aucune réponse plausible, la roue de la fortune tourna subitement en sa faveur. Avancé à la suite de l’affaire d’Ostrovna, on lui donna deux escadrons de hussards, et dès ce moment, lorsqu’on eut besoin d’un brave officier, ce fut toujours à lui qu’on accorda la préférence.
 
<includeonly>===</includeonly> XVI <includeonly>===</includeonly>
 
À la nouvelle de la maladie de Natacha, la comtesse se mit en route, quoique encore souffrante et affaiblie, avec Pétia et toute sa suite ; arrivée à Moscou, elle s’établit dans sa maison, où le reste de sa famille s’était déjà transporté.
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Cependant, en dépit de cette circonstance, et malgré l’innombrable quantité de flacons et de boîtes de pilules, de gouttes et de poudres, dont Mme Schoss, qui les aimait à la folie, se fit, pour son usage, une collection complète, la jeunesse finit par prendre le dessus : les impressions journalières de la vie atténuèrent peu à peu le chagrin de Natacha, la douleur aiguë qui avait brisé son cœur glissa doucement dans le passé, et ses forces physiques revinrent insensiblement.
 
<includeonly>===</includeonly> XVII <includeonly>===</includeonly>
 
Natacha devint plus calme, mais sa gaieté ne reparut pas. Elle évitait même tout ce qui aurait pu la distraire, les bals, les promenades, les théâtres et les concerts, et lorsqu’elle souriait, on devinait des larmes derrière son triste sourire. Chanter, elle ne le pouvait plus ! Les pleurs l’étouffaient au premier son de sa voix, pleurs de repentir, pleurs causés par le souvenir de ce temps si pur, passé à tout jamais ! Il lui semblait que le rire et le chant profanaient sa douleur ! Quant à la coquetterie, elle n’y pensait guère : les hommes lui étaient tous aussi indifférents que le vieux bouffon Nastacia Ivanovna, et elle disait vrai. Un sentiment intime lui interdisait encore tout plaisir : elle ne retrouvait plus en elle-même les mille et un intérêts de sa vie de jeune fille, de cette vie insouciante, pleine de folles espérances. Que n’aurait-elle donné pour faire revivre un jour, un seul jour de l’automne dernier passé à Otradnoë avec Nicolas, vers qui son cœur se reportait à tout instant avec une douloureuse angoisse ? Hélas ! c’était fini, et fini à jamais ! … et son pressentiment ne l’avait pas trompée ! C’en était fait de sa liberté d’alors, de ses aspirations vers des joies inconnues, et cependant il fallait vivre !
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La comtesse cracha en regardant ses ongles20, et retourna, toute joyeuse, au salon.
 
<includeonly>===</includeonly> XVIII <includeonly>===</includeonly>
 
Des bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée ; on disait qu’il quittait l’armée parce qu’elle était en danger ; que Smolensk s’était rendu ; que Napoléon avait avec lui un million d’hommes, et qu’un miracle seul pouvait sauver la Russie.
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La comtesse Rostow descendit de voiture, et un laquais en livrée la précéda, afin de lui frayer un passage à travers la foule. Natacha, qui la suivait, entendit tout à coup un jeune homme inconnu dire assez haut à son voisin :
 
« Oui, c’est la comtesse Rostow, c’est bien elle ! … Elle a beaucoup maigri, mais elle est très embellie ! … » Elle crut comprendre, ce qui lui arrivait du reste constamment, qu’il prononçait les noms de Kouraguine et de Bolkonsky ; car il lui semblait que chacun, en la voyant, devait parler de son aventure. Touchée au vif, douloureusement émue, elle continuait à avancer dans sa toilette mauve avec le calme et l’aisance de la femme qui s’applique à en témoigner d’autant plus, qu’elle se meurt de honte et de chagrin au fond de l’âme. Elle se savait belle, et ne se trompait pas ; mais sa beauté ne lui causait plus la même satisfaction que par le passé, et par cette journée si lumineuse et si chaude, elle n’en était au contraire que plus vivement tourmentée : « Encore une semaine de passée, se disait-elle, et ce sera toujours ainsi, toujours la même existence triste et morne… ! Je suis jeune, je suis belle, je le sais… J’étais mauvaise et je suis devenue bonne, je le sais aussi… et mes plus belles années vont ainsi se perdre sans profit pour personne ! » Se plaçant à côté de sa mère, elle enveloppa d’un regard les personnes et les toilettes qui l’entouraient, critiqua par habitude la tenue de ses voisines et leur manière de se signer : « Elles me jugent aussi sans doute ? » se disait-elle pour s’excuser. Mais aux premiers chants de la messe, elle frémit de terreur, en comparant ces futiles pensées à celles que le jour de sa communion aurait dû lui inspirer… N’en avait-elle pas à tout jamais terni la radieuse pureté ?
 
Un digne et respectable vieillard officiait avec la douce onction qui pénètre et repose l’âme de ceux qui prient. Les portes saintes se refermèrent, et derrière le rideau lentement tiré une voix mystérieuse murmura quelques paroles. Les yeux de Natacha se remplirent involontairement de larmes, et une douce et énervante émotion envahit tout son être.
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« Prions, sans différence de conditions, sans haine, unis tous ensemble dans l’amour fraternel !
 
– Prions, afin qu’il nous accorde la paix du ciel et le salut de nos âmes, » disait le diacre, et Natacha lui répondait du fond du cœur : « Prions pour obtenir la paix des anges, la paix de tous les êtres spirituels qui vivent au-dessus de nous. »
 
À la prière pour l’armée, elle invoqua le Seigneur pour son frère et pour Denissow ; à la prière pour les voyageurs sur terre et sur mer, elle pria pour le prince André, et demanda à Dieu pardon du mal qu’elle lui avait fait ; à la prière pour ceux qui nous aiment, elle pria pour les siens, et comprit, pour la première fois, les torts qu’elle avait eus envers eux ; à la prière pour ceux qui nous haïssent, elle se demanda quels pouvaient être ses ennemis et n’en trouva pas d’autres que les créanciers de son père. Un nom pourtant, celui d’Anatole, lui venait toujours aux lèvres à ce moment, et, bien qu’il ne fût pas de ceux qui l’avaient haïe, elle priait pour lui avec un redoublement de ferveur comme pour un ennemi. Il ne lui était possible de penser avec calme à lui et au prince André que lorsqu’elle se recueillait, car alors seulement la crainte de Dieu l’emportait sur ses sentiments à leur égard. À la prière pour la famille impériale et le saint synode, elle se signa plus dévotement encore, se disant que, puisque le doute lui était interdit, elle devait, sans comprendre le but de cette prière, prier avec amour pour« le synode dirigeant » .
 
« Recommandons-nous tous, chacun de nous mutuellement et à chaque instant de notre vie, à Jésus-Christ, notre Dieu ! » continua le diacre, et Natacha, s’abandonnant complètement à son élan religieux, répétait avec exaltation : « Prends-moi, mon Dieu, prends-moi ! »
 
On aurait dit, à voir son attitude, qu’elle se sentait sur le point d’être enlevée au ciel par une force invisible, et délivrée de ses regrets, de ses défauts, de ses espérances et de ses remords.
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Au milieu de l’office, et contrairement à toutes les habitudes, le sacristain plaça devant les portes saintes le petit escabeau sur lequel on posait ordinairement le livre contenant les prières que le prêtre récitait à genoux, le jour de la Pentecôte ; l’officiant, sa calotte de velours violet sur la tête, descendit de l’autel, et s’agenouilla péniblement ; son exemple fut aussitôt suivi par l’assistance étonnée. Il se préparait à lui lire la prière composée et envoyée par le saint synode pour demander à Dieu de délivrer la Russie de l’invasion étrangère.
 
« Ô Seigneur tout-puissant, Seigneur qui es notre délivrance », dit le prêtre lisant sans emphase, d’une voix douce et claire, la voix des ecclésiastiques du rite grec, dont l’effet est si puissant sur les cœurs russes : « Nous nous adressons humblement à Ta miséricorde infinie, nous confiant en Ton amour. Écoute notre prière, et viens à notre secours ! L’ennemi jette le trouble parmi Tes enfants, et veut transformer le monde en un désert ; lève-Toi contre lui ! Ces hommes criminels se sont réunis pour détruire Ton bien, pour réduire à néant Ta fidèle Jérusalem, Ta Russie bien-aimée, pour souiller Tes temples, renverser Tes autels, et profaner nos sanctuaires. Jusques à quand, Seigneur, les pécheurs triompheront-ils ? Jusques à quand auront-ils le pouvoir d’enfreindre Tes lois ? Seigneur, écoute ceux qui prient : que Ton bras soutienne Notre très pieux et autocrate Empereur Alexandre Pavlovitch ! Que sa loyauté, sa douceur, trouvent grâce à Tes yeux ! Récompense ses vertus, qui sont le rempart de Ton Israël bien-aimé ! Bénis et inspire ses résolutions, ses entreprises et ses œuvres ; affermis son règne de Ta main puissante, et donne-lui la victoire sur l’ennemi, comme à Moïse sur Amalek, à Gédéon sur Madian, à David sur Goliath ! Protège ses armées, soutiens l’arc des Mèdes sous l’aisselle de ceux qui se sont soulevés en Ton nom, et ceins-les de Ta force pour le combat. Arme-toi aussi du bouclier et de la lance, et lève-Toi pour nous secourir ! Que la confusion retombe sur ceux qui nous veulent du mal, qu’il en soit d’eux devant Tes armées fidèles, comme de la poussière que le vent disperse, et donné à Tes Anges le pouvoir de les abattre et de les poursuivre ! Que leurs desseins secrets se retournent contre eux au grand jour ! Qu’ils tombent dans un réseau inextricable, qu’ils tombent devant Tes esclaves, qui les fouleront aux pieds ! Seigneur, Tu peux sauver les grands et les petits, car Tu es Dieu, et l’homme ne peut rien contre Toi !
 
« Dieu de nos pères, Ta grâce et Ta miséricorde sont éternelles ; ne nous repousse pas loin de Ton visage à cause de nos iniquités, mais accorde-nous le pardon de nos péchés dans Ta bonté infinie. Élève en nous un cœur pur et un esprit droit ; raffermis notre foi et notre espoir ; souffle-nous l’amour mutuel, et unis-nous tous dans la défense du patrimoine que Tu nous as donné, à nous et à nos pères, afin que le sceptre des méchants ne règne pas sur la terre de ceux que tu as bénis.
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Impressionnable et fortement troublée comme elle l’était en ce moment, Natacha fut profondément remuée par cette prière. Elle en écouta religieusement les passages où il était question des victoires de Moïse, de Gédéon, de David, de la destruction de Jérusalem, et pria Dieu, d’un cœur attendri et ému, mais sans se rendre bien compte de ce qu’elle lui demandait. Lorsqu’il s’agissait pour elle d’en obtenir un esprit pur, le raffermissement de sa foi, de lui rendre l’espoir et de lui inspirer l’amour fraternel, elle y mettait toute son âme ; mais comment pouvait-elle demander à Dieu de lui laisser fouler aux pieds ses ennemis, lorsque peu d’instants auparavant elle avait souhaité d’en avoir beaucoup, afin de pouvoir les aimer tous et de prier pour eux ? Comment, d’un autre côté, douterait-elle de la vérité de la prière qu’on venait de lire à genoux ? Une terreur pleine de recueillement la pénétra à la pensée des punitions qui frappent les pécheurs ; elle pria avec élan, afin d’obtenir leur pardon et le sien, et il lui sembla que Dieu avait entendu sa prière et qu’il lui accorderait le repos et le bonheur en ce monde.
 
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Depuis le jour où Pierre avait emporté l’impression du regard reconnaissant de Natacha, depuis le jour où il avait contemplé la comète brillant dans l’espace, un horizon nouveau s’était entr’ouvert devant lui : le problème du néant et de la sottise humaine, qui le tourmentait toujours, cessa de le préoccuper. Les terribles énigmes qui à tout moment surgissaient menaçantes dans son esprit s’effacèrent comme par enchantement devant son image. Causait-il ou écoutait-il les propos les plus indifférents, entendait-il citer une action lâche ou une absurdité monstrueuse, il ne s’en effrayait plus comme jadis : il ne se demandait plus pourquoi les hommes s’agitaient ainsi, lorsque à la vie déjà si courte succédait l’inconnu. Mais il se la représentait, elle, telle qu’il venait de la voir, et ses doutes s’envolaient ; son souvenir relevait et le transportait dans le monde idéal et pur, où il ne trouvait plus ni pécheurs ni justes, mais où régnaient la beauté et l’amour, ces deux seules raisons d’être de l’existence. Quelque grandes que fussent les misères morales qu’il venait à découvrir, il se disait : « Que m’importe, après tout, que celui qui a volé l’État et l’Empereur soit comblé d’honneurs, puisqu’elle m’a souri hier, qu’elle m’a prié de retourner chez eux aujourd’hui, que je l’aime, et que personne n’en saura jamais rien ! »
 
Pierre continuait à fréquenter le monde, à boire comme par le passé, et à mener une vie complètement désœuvrée. Mais lorsque les nouvelles du théâtre de la guerre devinrent de jour en jour plus alarmantes, lorsque la santé de Natacha se rétablit et qu’elle cessa de lui inspirer l’inquiète sollicitude qui servait de prétexte à ses visites, une vague agitation, sans cause apparente, s’empara de lui ; il pressentait que le courant de sa vie allait changer de direction, qu’une catastrophe était imminente, il cherchait avec impatience à en découvrir les signes avant-coureurs. Un des frères de son ordre lui fit part d’une prophétie relative à Napoléon, et tirée de l’Apocalypse.
 
Dans le verset 18 du chapitre, 13, il est dit : « Ici est la sagesse : que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la Bête, car c’est un nombre d’homme, et son nombre est six cent soixante-six. » Et au verset 5 du même chapitre : « Et il lui fut donné une bouche qui proférait de grandes choses et des blasphèmes, et il lui fut aussi donné le pouvoir d’accomplir quarante-deux mois. »
 
En appliquant les lettres françaises au calcul hébraïque, en donnant aux dix premières la valeur d’unités, et aux autres celle de dizaine :
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60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160
 
on obtenait, en écrivant d’après cette clef, ces deux mots : « L’Empereur Napoléon, » et, en additionnant le total, le chiffre 666 ; Napoléon était par conséquent la Bête dont parle l’Apocalypse. Ensuite la somme du chiffre quarante-deux, limite indiquée à son pouvoir, équivalait de nouveau, en suivant ce système, au même nombre 666, ce qui indiquait que l’année 1812, la quarante-deuxième de son âge, serait la dernière de sa puissance. Cette prophétie avait frappé l’imagination de Pierre : souvent il cherchait à deviner ce qui mettrait un terme à la puissance de la Bête, autrement dit de Napoléon, et il s’ingéniait même à découvrir dans les différentes combinaisons de ces nombres une réponse à cette mystérieuse question. Il essaya d’y arriver en les combinant avec« l’Empereur Alexandre » ou« la nation russe », mais l’addition de leurs lettres ne donnait plus le nombre fatal. Un jour qu’il travaillait, toujours sans résultat, sur son propre nom, en en changeant l’orthographe, et en en supprimant le titre, l’idée lui vint enfin que, dans une prophétie de ce genre, l’indication de sa nationalité devait y trouver place, mais il n’obtînt encore une fois que le numéro 671, 5 de trop ; le 5 figurait la lettre« e » : il la supprima dans l’article, et alors son émotion fut profonde lorsque, écrit de la sorte, l’Russe Bésuhof, son nom lui donna exactement le nombre 666.
 
Comment, et pourquoi se trouvait-il ainsi rattaché au grand événement annoncé par l’Apocalypse ? … Bien qu’il n’y pût rien comprendre, il n’en douta pas un seul instant ! Son amour pour Natacha, l’Antéchrist, la comète, l’invasion de la Russie par Napoléon, le chiffre 666 découvert dans son nom et dans le sien, tout cet ensemble de faits étranges provoqua en lui un travail moral plein de trouble, qui, arrivé à sa maturité, devait éclater et l’arracher violemment à la vie futile dont les chaînes lui pesaient, pour l’amener à accomplir une action héroïque et à atteindre un grand bonheur !
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S’il n’eût été membre d’une société qui prêchait la paix éternelle, il aurait pris du service sans balancer, la vue même des Moscovites devenus militaires et chauvins exaltés, tout en lui inspirant une certaine fausse honte, ne l’eût pas empêché de suivre leur exemple. Toutefois son abstention était principalement motivée par la conviction où il était que lui« l’Russe Bésuhof », dont le nombre égalait celui de la Bête, et qui était prédestiné de toute éternité à la grande œuvre de sa destruction, devait se borner à attendre et à voir venir.
 
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Les Rostow avaient l’habitude de réunir à dîner, le dimanche, quelques amis : Pierre se rendit donc chez eux avant l’heure habituelle, pour être plus sûr de les trouver seuls.
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Natacha regardait curieusement tour à tour son père et Pierre ; ce dernier, sentant qu’elle le regardait, évitait de se tourner de son côté ; la comtesse désapprouvait par des hochements de tête les expressions solennelles de la proclamation, car elle n’y entrevoyait qu’une chose : le danger auquel son fils continuerait à être exposé, et qui durerait longtemps encore ! Schinchine, qui écoutait d’un air railleur, s’apprêtait évidemment à répondre par une épigramme à la lecture de Sonia, aux réflexions que ferait le vieux comte, ou au manifeste même, si du moins il ne s’offrait rien de mieux à son humeur satirique.
 
Après avoir lu les passages relatifs aux dangers qui menaçaient la Russie, aux espérances fondées par l’Empereur sur Moscou et surtout sur la vaillante noblesse, Sonia, dont la voix tremblait parce qu’elle se sentait écoutée, arriva enfin à ces dernières paroles : « Nous ne tarderons pas à paraître au milieu de notre peuple, ici, à Moscou, dans notre capitale, et aussi partout où il sera nécessaire dans notre Empire, afin de délibérer et de nous mettre à la tête de toutes les milices, aussi bien de celles qui aujourd’hui déjà arrêtent la marche de l’ennemi, que de celles qui vont se former pour le frapper partout où il se montrera ! Que le malheur dont il espère nous accabler retombe sur lui seul, et que l’Europe, délivrée du joug, glorifie la Russie !
 
– Voilà qui est bien ! Dites un seul mot, Sire, et nous sacrifierons tout sans regret ! » s’écria le comte en rouvrant ses yeux mouillés de pleurs, et en reniflant légèrement comme s’il aspirait un flacon de sels anglais.
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– Des plaisanteries ? s’écria le comte. Qu’il dise un mot, un seul, et nous nous lèverons tous en masse… Nous ne somme pas des Allemands !
 
– Avez-vous remarqué, fit observer Pierre à son tour, qu’il y est dit : « pour délibérer… »
 
Pétia, à qui on ne faisait nulle attention, s’approcha à ce moment de son père.
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– Je vous répète, papa, et Pierre Kirilovitch vous dira…
 
– Je te dis que ce sont des bêtises ! Tu as encore le lait de ta nourrice au bout du nez, et tu veux déjà te faire militaire ! … Folies ! folies ! je te le répète… » Et le comte se dirigea vers son cabinet, en emportant la proclamation, afin de s’en bien pénétrer encore une fois avant de faire sa sieste : « Pierre Kirilovitch, ajouta-t-il, venez avec moi, nous fumerons. »
 
Pierre, embarrassé et indécis, subissait l’influence des yeux de Natacha, qu’il n’avait jamais vus aussi brillants et aussi animés que dans ce moment.
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Pierre essaya en vain de sourire : son sourire exprimait la souffrance ; il lui prit la main, la baisa, et sortit sans proférer une parole : il venait de prendre la résolution, de ne plus remettre les pieds chez les Rostow !
 
<includeonly>===</includeonly> XXI <includeonly>===</includeonly>
 
Pétia, après avoir été brusquement éconduit, s’enferma dans sa chambre et y pleura à chaudes larmes, mais aucun des siens n’eut l’air de remarquer qu’il avait les yeux rouges lorsqu’il reparut à l’heure du thé.
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Si heureux qu’il fût, Pétia était mécontent de rentrer, et de penser que le plaisir de la journée était fini pour lui. Aussi préféra-t-il aller retrouver son ami Obolensky, lequel était de son âge, et à la veille de partir pour l’armée. De là il fut pourtant obligé de regagner la maison paternelle ; à peine arrivé, il déclara solennellement à ses parents qu’il s’échapperait, si on ne le laissait pas agir à sa guise. Le vieux comte céda ; mais, avant de lui accorder une autorisation formelle, il alla le lendemain même s’informer, auprès de gens compétents, où et comment il pourrait le faire entrer au service, sans trop l’exposer au danger.
 
<includeonly>===</includeonly> XXII <includeonly>===</includeonly>
 
Dans la matinée du 15 juillet, trois jours après les événements que nous venons de raconter, de nombreuses voitures stationnaient devant le palais Slobodski.
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– Faites donc attention, Messieurs, vous m’écrasez ! » criait-on à la fois de tous les côtés.
 
<includeonly>===</includeonly> XXIII <includeonly>===</includeonly>
 
À ce moment, le comte Rostoptchine, portant l’uniforme de général, avec un cordon en sautoir, fit son entrée dans la salle, et la foule se recula devant lui. Des yeux perçants et un menton des plus accusés accentuaient tout particulièrement son visage.
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– Je partage votre avis, » répondait un autre, pour ne pas dire absolument la même chose, et ces voix grêles de vieillards, s’élevant une à une dans le silence après le bruit de tout à l’heure, produisaient un effet étrange et presque mélancolique.
 
Le secrétaire reçut l’ordre d’écrire la résolution suivante : « La noblesse de Moscou, à l’exemple de celle de Smolensk, offre dix hommes sur mille, avec leur équipement complet. »
 
Les vieux, comme s’ils étaient heureux de s’être déchargés d’un lourd fardeau, se levèrent en repoussant leurs sièges avec bruit, et en étirant leurs jambes engourdies…, et, saisissant au passage la première connaissance venue, ils se mirent à se promener bras dessus, bras dessous, en causant de choses et d’autres.