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{{journal|Les confessions d’un humoriste|[[Auteur:Paul-Émile Daurand-Forgues|E.-D. Forgues]]|[[Revue des Deux Mondes]]T.9, 1851}}
Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre sur son chemin un ''picaro'' littéraire, un vrai bohémien, comme George Borrow espèce de Juif errant, - j'en demande pardon à la Société biblique dont il est, dont il fut du moins un des missionnaires; - homme d'aventure, de hasard, de ressources imprévues, ne doutant de rien, ne redoutant, rien; domptant le danger par l'audace, et la pauvreté par la résignation philosophique; - esprit subtil d'ailleurs, mais plein de caprices, de goûts bizarres, d'instincts contradictoires et heurtés; - Gil Blas philologue, Lazarille érudit, don Guzman poète et rêveur, quand le rêve et la poésie le prennent; par-dessus tout et avant tout, épris de sa liberté, qu'il garderait même sous la livrée... où l'on serait tenté de croire qu'elle se trouve le plus souvent!
Étrange camarade, en vérité! Lorsque parut son premier ouvrage; la monographie des Bohémiens espagnols
Il y a trois portions bien distinctes dans le premier ouvrage de George Borrow un essai historique sur l'origine des peuplades bohèmes; un traité du dialecte ''rommany'' et de la poésie des gitanos, avec vocabulaire à l'appui; enfin un aperçu, mais très succinct et très peu complet, des aventures de l'auteur. Ce fut pourtant à cette dernière portion du livre que l'attention publique s'attacha. Ne nous en étonnons point. Plus nous allons, plus le passé semble perdre de son intérêt, plus la curiosité se prend aux choses contemporaines. Autre symptôme : plus la civilisation se perfectionne, plus elle semblerait devoir mettre en circulation des idées générales, et plus, au contraire, se développe le goût des analyses spéciales, des études individuelles. L'universelle tendance était autrefois de résumer en traités, en maximes, des milliers d’observations particulières. Aujourd’hui chaque être est étudié séparément : on l'isole pour le mieux connaître; on l'accepte, on le demande tout entier et dans tous ses détails. Romans, biographies, mémoires, ont pour mission de tout révéler, de ne laisser dans l'ombre aucune portion du caractère, si insignifiante qu'elle puisse paraître aucun élément de ce ''petit monde'' que porte en lui l'être le plus humble. D'où vient cet appétit nouveau ? Ce serait difficile à dire, plus difficile encore de savoir où il nous mène. Ténèbres derrière nous et devant nous, n'est-ce pas là notre époque?
Quoi qu’il en soit, George Borrow devina fait bien ce qu’on attendait de lui. Il reprit en sous-oeuvre l'ébauche qu'il avait donnée de ses voyages dans la Péninsule, et fit paraître son second ouvrage : ''la Bible en Espagne'' (1842). Ce récit embrassait cinq années pendant lesquelles l'auteur, selon ce qu'il en dit lui-même, avait mené la vie qui convenait le mieux à sa nature. « Ce temps a été, s'écrie-t-il, sinon le plus aventureux, au moins le plus heureux, de ma vie, et maintenant ''le rêve est dissipé'' pour ne revenir, ''hélas'' ! jamais...
Ce beau rêve, qui serait pour beaucoup de gens une pénible réalité, c'était la vie du soldat et du missionnaire, les longues courses à cheval dans les brûlantes ''sierras'', les nuits sans repos dans quelque sale auberge, en compagnie des ''almocreves'' (rouliers) et non loin de la bauge où grognent les pourceaux, de l'écurie où les mules hennissent. C'était, pour grand régal, - les jours marqués de craie blanche, - le ''lombo'' de porc cuit sur des charbons et servi avec des olives rances; c'était la rencontre suspecte de ''contrabandistas'' armés et farouches; c'étaient les appréhensions de la route, mal conjurées par le brin de romarin que la superstitieuse hôtelière attachait, malgré qu'il en eût au chapeau du voyageur; c'était le muletier ivre, lançant le frêle équipage sur les pentes abruptes d'un mauvais chemin de montagnes et chantant la ''tragala'' au bord des précipices; c'était le soldat de mauvaise humeur, qui, par pure jalousie et forme de passe-temps, lâchait son coup de fusil sur ''le maudit hérétique'' assez riche pour avoir un cheval et un valet; c'étaient vingt autres mauvaises rencontres dans le ''despoblado''. Puis, à Madrid, c'était le métier de solliciteur avec tous ses ennuis et tous ses dégoûts, les hauteurs dédaigneuses ou les politesses hypocrites de l'homme en place, les promesses du supérieur éludées par les subalternes, les reviremens ministériels brisant à chaque instant le fil des négociations entamées.
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Mais pourquoi; direz-vous, toutes ces démarches? C'est qu'en 1836 et dans les années suivantes, toute l'influence diplomatique de la Grande-Bretagne ne permettait pas à M. Borrow de répandre impunément, dans la très catholique Espagne, l'Écriture selon les protestans. On lui opposait fort bien, en cette matière, les décisions du concile de Trente, et pour éluder cette objection il se vit réduit à faire imprimer à Madrid une version des deux Testamens due à la plume du confesseur de Ferdinand VII (il va, sans le dire que le commentaire catholique restait supprimé). Ceci fut, toléré, nonobstant les plaintes du haut clergé, par le ministère Isturitz. Plus tard, encouragé par ce premier succès, et poussé par cette excessive passion de philologue que nous avons déjà signalée en lui, M. Borrow passa outre, et tenta de mettre en circulation une bible basque, puis une bible en rommany; mais du fond de sa tombe la défunte inquisition guettait ses moindres démarches, et cette fois, Ofalia étant ministre, on crut le moment venu d'en finir avec l'hérétique propagandiste. Après une saisie pratiquée dans ses magasins de bibles, les alguazils, s'emparant de sa personne, le conduisirent au corrégidor, qui, sans le moindre interrogatoire, et sur une simple constatation d'identité, l'envoya tout droit à la ''Carcel de la Corte''.
Il n'y avait pas là de quoi terrifier un homme d'un certain tempérament. C'est à peine si M. Borrow fut contrarié de sa mésaventure. Il savait que les deux principaux agens diplomatiques anglais résidant alors à Madrid, - MM. Villiers
C'était là une manière de voir admirablement adaptée aux secrets désirs du diplomate anglais. En effet, l'occasion était magnifique pour déployer, à coup sûr et dans une cause évidemment juste, cette susceptibilité calculée qui a si bien réussi, en mainte, occasion, au gouvernement britannique. M Borrow n'était pas un Finlay aux griefs imaginaires, un Pacifico à la nationalité équivoque : c’était un Anglais pur-sang, un protestant de la vieille roche, persécuté pour ses bonnes oeuvres, lésé dans sa liberté de conscience, souffrant pour la foi de ses pères. Son affaire prit aussitôt les proportions d'un ''casus belli'', et le juge d'instruction, docile aux injonctions ministérielles, ne fit comparaître devant lui « l'honorable don Jorge » que pour l'engager à rentrer chez lui sans bruit, sans scandale, sans aucune suite donnée à ce qu'il appelait « une sotte affaire; » mais un tel dénoûment n'était du goût de ''don Jorge''. Le prisonnier voulait rester en prison. Citant saint Paul au magistrat ébahi : - Vous nous avez, lui dit-il, battu de verges publiquement, nous, ''citoyen romain''. A la vue de tous, vous nous avez mis dans vos cachots, et maintenant vous voudriez nous en faire sortir secrètement, par le guichet dérobé. Non, l'outrage et la réparation doivent avoir publicité pareille. J'exige une mise en liberté régulière et solennelle. Si vous employez la force pour me délivrer malgré moi, je résisterai, je vous en préviens. »
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::Quand un homme meurt, on le jette dans la terre :
::Son enfant et sa femme viennent pleurer dessus
Au fait, si la mort n'est que cela, le néant pour celui qu'on enterre, le chagrin pour ceux qu’il laisse derrière lui, à quoi bon envier la mort ? La mort... elle allait bientôt frapper le père de Lav-Engro. Avant de quitter ce monde, il voulut savoir au juste à quoi s'en tenir sur les travaux de son fils, et ce fut une triste révélation que le jeune érudit fit au vieux brave quand il lui avoua que, depuis plusieurs mois, il s'occupait à apprendre l'arménien, non pas l'arménien moderne mais l’arménien d'autrefois, celui qu'on ne parle plus. - Au nom de Dieu, malheureux enfant, ne savez-vous rien autre chose? s'écria le capitaine... Et s'il en est ainsi, quand je serai mort, ce qui ne tardera pas, y qu'allez-vous devenir?...- Mon père... mon père... répondit Lav-Engro fort embarrassé... je sais... je sais mieux que cela... Je sais forger des fers à cheval. » Il disait vrai : la fréquentation des bohémiens et l'étude du rommany lui avaient au moins procuré ce talent pratique.
Voici Lav-Engro à Londres. Son père est mort. La petite famille s'est dissoute. Il est seul, seul avec son bagage littéraire : - les dix mille vers d'Ab-Gwilym et les ballades danoises traduites en anglais métrique. Une cinquantaine de guinées au fond de sa malle forment le plus clair ou, pour mieux dire, la totalité de ses ressources pécuniaires. Avec cela, une lettre de recommandation pouf l'éditeur d'une ''revue''... Ici, nous ne voulons pas le suivre, non que l'éditeur (il ne le nomme pas) ne soit un type excellent, mais parce que la dure existence d’un jeune écrivain livré aux vampires de la librairie a été cent et cent fois racontée, tout récemment encore dans ''Pendennis'' par Titmarsh avec au moins autant d'exactitude et plus de gaieté que dans le ''Grand homme de province à Paris'', de M. De Balzac. Laissons donc lav-Engro à sa triste besogne, compilant dans son grenier un recueil de causes célèbres, traduisant en allemand les essais philosophiques de l'éditeur-auteur, et tenant, par surcroît, le sceptre de la critique dans la ''revue'' agonisante : ce sont là des tableaux déchirans dont la réalité trop stricte, trop rigoureuse, a quelque chose qui nous révolte et nous repousse. Nous aimons mieux suivre Lav-Engro dans ses promenades sur le pont de Londres, où il lie des relations suivies avec une marchande de pommes établie en plein vent. Cette femme, en échange d'une légère aumône, lui avait d'abord donné de mauvais conseils, offrant au pauvre garçon qu'elle voyait entraîné par la misère jusqu'au suicide de receler et de vendre ce qu'il parviendrait à dérober. Le fait est qu'elle n'avait pas sur le droit de propriété des notions fort exactes, et cela tenait tout simplement à un, livre mal lu, mal compris, d'où elle extrayait, au sérieux, une morale dont l'ironie était trop subtile pour sa faible intelligence. A force de méditer les aventures scandaleuses de «''Sainte Marie Flanders''
- Pendus
- Pour m'avoir volé mon livre.
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Nous avons déjà dit que M. Borrow, par ce côté, par ce mélange de bon sens réaliste et d'exaltation dogmatique, appartient autant que personne à son pays et à son époque. On s'émerveille vraiment de voir qu'un écrivain, a certains égards si dégagé de tout lien conventionnel, de toute idée reçue, - esprit dont la liberté vous surprend et quelquefois vous effraie, - puisse accepter au point où il le subit l'ascendant de certaines convictions superstitieuses, parmi lesquelles nous n'hésiterons pas à ranger l'ardeur antipapiste qui lui dicte ses pages les plus passionnées. La sincérité de ce zèle dévot ne saurait nous être suspecte. Il éclatait dans les ''Zincali'', dans ''la Bible en Espagne'', comme il éclate dans ''Lav-Engro''. Ce n'est donc pas un calcul du moment, ce n'est pas un intérêt de circonstance qui a rempli ce dernier ouvrage d'invectives contre le catholicisme, voire contre cette fraction du clergé anglican à laquelle est resté le nom du docteur Pusey, mais en vérité, si porté que nous soyons à respecter les convictions d'autrui, pour que chacun respecte à son tour les nôtres, n'avons-nous pas le droit de trouver étrange, - voire un peu ridicule, si tant est que ce mot ne soit pas trop dur, - la prise d'armes de M. Borrow contre ''l'évêque de Rome''? Ne nous est il pas permis de nous étonner que, persécuté lui-même par l'ignorant clergé d'Espagne, il n'ait pas compris mieux que d'autres ce que gagnent tous les cultes à se montrer tolérans? et n'admirera-t-on pas comme nous cette adorable inconséquence d'un Gracchus protestant qui pousse les hauts cris contre la ''séditieuse'' intervention du pape dans l'administration de l'église catholique anglaise? De la part d’un homme d'état, et au nom d'un intérêt politique, pareilles plaintes se conçoivent. On comprend même, sinon la persécution religieuse qui n'est plus de notre temps, au moins certaines mesures restrictives dirigées contre les empiétemens de la propagande romaine par le whiggisme anglican, et cela pour sauvegarder la suprématie spirituelle que la constitution anglaise a voulu n'accorder qu'au souverain lui-même mais au nom d’une croyance attaquer une autre croyance, combattre le bigotisme catholique par le bigotisme protestant, mettre aux prises deux églises, deux clergés, deux dogmes existant en vertu du même principe, légitimes au même titre; - contester le droit de propagande quand on est soi-même propagandiste; - trouver mauvais qu'un cardinal soit installé à Londres quand on est allé distribuer des bibles à Madrid : rarement, il faut en convenir, la déraison fut poussée plus loin.
Indifférent, comme nous le sommes, à la querelle dans laquelle George Borrow prend parti si chaudement, nous nous préoccuperions, moins de cette fougueuse intervention, si elle ne contribuait, pour beaucoup à jeter dans son livre l’incohérence et le décousu que déjà nous lui avons reprochés. Nous la lui pardonnerions encore très facilement si ses colères antipapistes ou antipuséystes s'étaient traduites en épigrammes de bon goût, en portraits ressemblans et vivans, même en charges excellentes. Butler nous a bien fait rire de sir Hudibras, de ses moustaches hiéroglyphiques, de sa panse riche et bien meublée, de sa culotte habitée par les rats, de sa vaillante flamberge, dont la garde en entonnoir servait de soupière, et de cet unique éperon qu’il motive si plaisamment <ref> ... Il n’avait qu’un éperon...<br />
Sachant que si la talonnière <br /> Pique une moitié du cheval, <br /> L'autre moitié de l'animal<br /> Ne resterait point en arrière. ( Nous préférons beaucoup, chez M. Borrow, le peintre de paysages, de caractères singuliers, de physionomies exceptionnelles, au moraliste et surtout au polémiste religieux. Dans le troisième volume de ''Lav-Engro'', que gâte pour nous une profusion sans excuse d'homélies anglicanes, d'anathèmes à la ''Prostituée des Sept-Collines'', etc. il reste encore quelques incidens pour lesquels le narrateur retrouve tout son esprit, toute sa verve par exemple, le grand combat que se livrent Lav-Engro et l'Étameur Rouge, quand ce dernier s'aperçoit que son district, cette tournée conquise par lui, est envahi de nouveau; combat vulgaire au fond, - car enfin les deux antagonistes n'ont ni l'épée du Cid ni la lance de Bayard, et boxent tout simplement, selon les us et coutumes de la vieille Angleterre; - combat poétique, ce nonobstant, et dont les péripéties ont un indicible intérêt. Lav-Engro, malgré son adresse et sa résolution, succomberait à la longue devant son robuste adversaire; mais, au moment décisif, une tendre pitié s'éveille dans le coeur de la grande Isopel, vierge musculeuse et sensible dont la vertu est restée intacte, à travers mille vicissitudes, sous la garde de deux poings redoutables et redoutés.- La jeune géante intervient et protége contre son maître, - aidé de Marguerite-la-Grise - le ''gentleman'' inconnu dont la bonne grace et le courage ont pénétrée d'admiration. L'Étameur Rouge et sa femme maudissent à l'envi l'infidèle alliée qui les trahit de la sorte; mais, pour toute vengeance, ils ne peuvent que l'abandonner à son malheureux sort. - c'est la livrer aux enivremens d'une passion naissante, - celle qui asservit Samson à Dalilah. Ici seulement, les rôles sont renversés.
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Tel nous est apparu George Borrow, et tel il nous a plu. Si on le comprend comme nous, on risque, nous devons le dire, de se trouver en désaccord avec bon nombre de ''reviewers'' anglais très compétens en ces matières, et qui déjà ont dénoncé dans ''Lav-Engro'' un amalgame impossible de l'Arioste et de Smollett, de l’''Orlando'' et de ''Peregrine Pickle''. Le public sera-t-il de leur avis? C'est ce que nous ne pensons pas. Si pourtant il donne raison aux critiques, eh bien ! nous sommes prêt d'avance à confesser notre erreur, et, plutôt que de nous élever contre l'arrêt du lecteur, nous répéterons simplement avec l’auteur de ''Lav-Engro'' : « Bonne nuit, mon bon monsieur; dormez bien, belle demoiselle. »
▲::<small> Ta rovel pa leste o chavo ta romi.</small><br />
E.-D. FORGUES.
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