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* [[Du gouvernement représentatif en France/01|De l’Anarchie Parlementaire]] 15 septembre 1839
 
* [[Du gouvernement représentatif en France/02|II. Des Doctrines Radicales dans les Chambres et dans le Pays]] 1 octobre 1839
A un membre de la chambre des communes
* [[Du gouvernement représentatif en France/03|III. Du Rôle de la Pairie et du Parti Conservateur]] 15 octobre 1839
 
* [[Du gouvernement représentatif en France/04|IV. La Question Électorale]] 1 novembre 1839
 
* [[Du gouvernement représentatif en France/05|V. L’État et le Clergé]] 15 décembre 1839
===I - De l'Anarchie parlementaire===
 
Vos conjectures ne sont pas rassurantes, monsieur, et malgré la confiance inspirée à tout Anglais par ces fortes institutions qui s'enlacent si étroitement à toutes les existences, l'avenir vous apparaît menaçant et sombre à la lueur des feux de Birmingham. Sans vous exagérer ses résultats actuels, vous entrevoyez dans le mouvement chartiste une unité d'efforts et de direction qui avait jusqu'à présent manqué à ces nombreuses émotions populaires, accessoire habituel des gouvernemens aristocratiques, et auxquelles celui de la Grande Bretagne semblait insulter par une indifférence dédaigneuse. Cette tentative, tout avortée qu'elle soit pour le moment, s'est fait remarquer par un caractère nouveau de confiance et de cynisme où les théories les mieux arrêtées semblent se combiner avec les passions les plus brutales. Vous comprenez que pressée par des périls dont elle n'avait pas encore soupçonné la gravité, l'Angleterre pourra se trouver conduite à modifier son organisation politique, ou du moins à renforcer tout son système administratif, en empruntant à ses voisins des institutions et des formes pour lesquelles ses publicistes professèrent long-temps un dédain dont il faudra désormais revenir.
 
Cependant, au milieu de ces pénibles préoccupations, votre pensée se reporte vers la France avec une sollicitude plus vive encore. Confiant dans ce qui survit chez vous de foi politique et de religieux respect pour l'œuvre des ancêtres, vous pensez que d'immenses ressources sortiront de l'évidence même du péril, du jour où l'existence de la constitution serait manifestement compromise.
 
Cette sécurité, monsieur, vous ne l'avez pas pour la France. Vous y croyez le gouvernement représentatif exposé à des dangers que l'anarchie parlementaire et le scepticisme national rendent de plus en plus difficile de conjurer. En suivant de près le jeu et l'avortement de tant d'intrigues, en contemplant avec une haute et impartiale sagacité le spectacle de mobilité, d'égoïsme et d'impuissance, si tristement étalé parmi nous, des doutes graves se sont élevés dans votre esprit sur la consolidation de notre établissement politique. En vain cherchez-vous, dans la confusion présente des hommes et des choses, un élément de permanence, une idée respectable et respectée de tous, quelque signe de durée ou quelque gage d'avenir en mesure de résister, ne fût-ce qu'un jour, à l'éternel ouragan qui soulève et roule l'une sur l'autre ces vagues de sable sans consistance et sans repos.
 
Vous aimez la France, la fécondité de son sol et de son génie, ses moeurs douces et faciles, et cette égalité partout répandue qui semble la consacrer comme le domaine de l'intelligence. Tout fier que vous soyez de la grande nation à laquelle vous appartenez, vous avez foi dans l'initiative réservée à la France sur les destinées de l'humanité ; vous y voyez le creuset où viennent se fondre toutes les idées, pour s'empreindre d'un cachet d'universalité philosophique. Cependant cette puissance pleinement admise par vous dans le passé, vous craignez de la voir s'évanouir dans l'avenir; inquiet des misères au sein desquelles nous nous traînons si péniblement depuis deux sessions, vous craignez que l'Europe ne doive renoncer à une impulsion qui lui est si nécessaire, et que la France ne descende au-dessous du rôle glorieux marqué pour elle par la Providence. Des luttes politiques abaissées au niveau des plus vulgaires ambitions, des noms propres substitués aux intérêts de parti, des tentatives hardies jusqu'à la témérité aboutissant à des résultats mesquins jusqu'au ridicule, des colères d'écoliers et des susceptibilités de femmes recouvrant un fonds permanent de cupidité ou de jalousie, toutes les situations faussées, tous les hommes politiques brouillés sans qu'il y ait entre eux l'épaisseur de la plus mince idée; voilà le triste tableau tracé par vous de cette France que vous saluâtes long-temps, sinon comme le berceau, du moins comme l'école pratique de la liberté constitutionnelle en Europe.
 
Vous éprouvez le besoin d'être rassuré, monsieur, et vous voulez bien m'exprimer le désir de connaître mon opinion sur la crise que traverse en ce moment en France le gouvernement représentatif. Libre d'engagemens au sein du parlement comme dans la presse, n'ayant ni l'espérance ni la volonté de profiter de ces victoires éphémères que quelques hommes remportent les uns sur les autres sans résultat pour le pays et presque sans bénéfice pour eux-mêmes, vous pensez que je suis en mesure d'apprécier avec quelque justesse une position qu'il est assurément bien facile de contempler avec le plus parfait dégagement d'esprit.
 
Je l'essaierai, monsieur, certain à l'avance de toute la liberté de mon jugement, que ne viendra troubler ni la mémoire d'aucun bienfait, ni celle d'aucune injure. Je m'efforcerai de saisir les idées sous les hommes, là du moins où les hommes représentent encore quelque chose, et de remonter au principe d'un mal dont je confesse toute la gravité, mais que pourtant je ne crois pas, comme vous, incurable. Loin de Paris par la distance, plus loin encore par le repos qui m'environne, la tête à l'ombre des grands chênes, les pieds humides de l'écume de nos grèves bretonnes, n'entendant d'ici que le bruit des vagues, harmonieux accompagnement de la pensée, je vous communiquerai mes impressions sur le présent, quelquefois mes rêves sur l'avenir; heureux de continuer le commerce que vous me permîtes de commencer dans le ''Lobby'' de la chambre des communes, alors qu'assis à vos côtés j'étudiais dans leur vérité sévère ces nobles formes politiques dont vous prétendez ne plus trouver chez nous qu'une sorte de parodie.
 
Un tel emploi de mes loisirs me sera doux, puisque vous m'y conviez : je ne le crois pas, d'ailleurs, inutile. Il est bon de faire une pause après tant de chemin parcouru, de s'orienter un peu au sein de cette brume épaisse, et de se demander jusqu'à quel point l'exemple et la théorie du passé peuvent servir de boussole et de règle pour la suite de notre carrière. Je vous donnerai ma pensée toute entière, sans m'interdire ces aperçus vagues et lointains, qui ne seraient ni convenables ni mûrs pour une assemblée délibérante. La presse sérieuse et réfléchie doit être l'avant-garde et l'éclaireur de la tribune : c'est ainsi que vous le concevez si bien chez vous.
 
Pourquoi dissimuler en commençant un sentiment qui se produit confusément aujourd'hui dans les intelligences élevées et jusqu'au sein des masses; pourquoi ne pas avouer qu'en effet la foi publique est ébranlée dans l'ensemble du mécanisme constitutionnel, et que les principes du gouvernement représentatif, tel qu'il a été défini et pratiqué jusqu'ici, cessent d'être applicables à notre situation? Une chambre élective où se concentre non pas seulement l'initiative politique, mais la totalité de l'action gouvernementale; une autre assemblée, dont les attributions sont nominales, et dont le titre imposant semble une amère ironie; une royauté engagée dans une sorte de lutte personnelle, moins contre un système défini que contre les chefs de diverses fractions parlementaires : ce n'est pas là le gouvernement des trois pouvoirs se pondérant l'un par l'autre. Chacun voit cela à la première vue; mais ce qui se voit moins nettement, c'est le caractère propre à un gouvernement qui, malgré l'omnipotence attribuée à l'un des élémens qui le composent, ne parvient pas à imprimer aux affaires une impulsion décidée, même dans le sens de l'intérêt qu'il représente, ne dessine nettement aucune idée, ne poursuit aucun plan, et s'avance de velléités en velléités, j'allais dire de contraditions en contraditions, jusqu'à une trop manifeste impuissance.
 
Voyez, en effet, monsieur, sur quel terrain mouvant l'on marche en ce pays-ci! Tout le monde, assure-t-on, y veut être ministre, et voilà que le pouvoir a récemment été près de trois mois en ''intérim'', sans que personne osât ou pût le prendre. Nulle dissidence vraiment sérieuse, on le verra plus tard, ne sépare les hommes auxquels incombaient les portefeuilles vacans; pas une passion politique ne les divise, pas un intérêt général n'est engagé dans leurs querelles, et pourtant ils ne sauraient, après deux mortels mois d'efforts, s'accorder pour posséder ensemble l'objet de leur plus vive ambition! Mais voici un symptôme plus significatif encore : il se trouve qu'après d'interminables négociations, les chefs politiques dont les noms paraissaient exprimer au moins la pensée des partis, sont tous écartés du pouvoir, où les disciples s'installent sans les maîtres, de telle sorte qu'un vaste mouvement dont s'émut le pays tout entier, qui sépara les plus vieux amis et réunit des adversaires réputés inconciliables, s'achève aussi confusément qu'il commença, sans qu'une idée s'en dégage, sans qu'un intérêt politique y trouve satisfaction, dans les proportions et avec le caractère d'une véritable journée des dupes.
 
Quand on songe que des embarras sinon aussi graves, du moins analogues se révèlent à toutes les crises ministérielles, et que celles ci se produisent à des intervalles de plus en plus rapprochés, avec la périodicité d'une sorte de fièvre réglée; lorsqu'on découvre jusqu'à la dernière évidence que les difficultés du gouvernement représentatif gisent bien moins désormais dans l'ardeur des passions politiques que dans les susceptibilités des hommes, de telle sorte que les exigences personnelles créent des obstacles plus sérieux que les exigences des partis, il est impossible de ne pas comprendre qu'il y a ici quelque chose de tout nouveau, sans précédent dans les pays libres et surtout dans le vôtre.
 
Il me sera permis de dire, je pense, sans ravaler mes contemporains, que, depuis l'avènement de Guillaume III, l'Angleterre a compté de plus grands hommes. Remontez cependant à ses temps les plus difficiles, depuis les jours de la reine Anne jusqu'à la régence orageuse de George III; soit que la Grande-Bretagne se débatte contre la puissance de Louis XIV, soit qu'elle lutte un demi-siècle en Écosse contre une dynastie nationale, ou durant deux siècles en Irlande contre tout un peuple opprimé; qu'elle traverse le règne d'une femme incertaine dans ses conseils et mobile dans ses affections, celui d'un vieux roi en démence ou d'une jeune fille de dix-huit ans, héritant de la réforme et appelée à la continuer, vous chercheriez vainement dans ses annales un exemple de ces difficultés journalières qui sortent pour nous de l'impossibilité de concilier les prétentions rivales et d'associer d'une manière durable les personnages Même les moins séparés par leurs dissidences politiques. Les deux Pitt seraient des pygmées auprès de nos hommes d'état, si l'on mesurait les uns et les autres aux embarras qu'ils ont causés.
 
Chose vraiment étrange! ces embarras augmentent pendant que le niveau de toutes les individualités s'abaisse; jamais les hommes, n'ont moins pesé dans l'opinion, et jamais il n'a été plus difficile de composer avec eux ! Et qu'on ne croie pas expliquer ceci en insultant à la génération actuelle, en disant que l'ambition et l'immoralité sont aujourd'hui sans limite. Le triste fonds de la nature humaine, je le crois du moins pour mon compte, ne varie guère de siècle en siècle. Nos temps valent, croyez-le bien, ceux de votre. Charles II, et les choses saintes sont plus respectées de nos jours qu'au siècle de Collins et de Tyndal; je ne crois nos personnages parlementaires ni plus corrompus, ni plus ambitieux que Shaftesbury, Bolingbroke ou Walpole. Si le cynisme s'étale à présent plus au grand jour, s'il est plus facile à l'intrigue de triompher, à la vanité de se produire, à l'ambition de marcher ouvertement à son but, c'est moins parce que ces passions, auraient acquis une plus grande intensité que parce que tout tombe sous le domaine de la publicité, et que les institutions ont cessé de leur imposer une barrière. Il n'y a plus rien entre la société et ses membres : ceux-ci peuvent tout contre elle, tandis qu'elle ne peut rien contre eux. C'est là sans doute un état fort grave, et ce serait à désespérer de la liberté et même de la civilisation, s'il fallait renoncer à l'espoir d'organiser la société nouvelle créée par la révolution de 89 dans les conditions qui lui sont propres, et qu'elle n'a que partiellement connues jusqu'ici. Dans une telle hypothèse, monsieur, vos appréhensions se trouveraient inévitablement confirmées, et ce pays aurait traversé la liberté constitutionnelle pour retrouver, au bout d'une trop courte carrière, ou le despotisme du sabre ou celui des forces brutales.
 
Ce qui se passe indique-t-il la décrépitude du gouvernement représentatif ou sa transformation prochaine? Ici est le noeud de la question, car je repousse, comme vous, l'idée qu'un tel état soit normal et définitif.
 
Jusqu'aujourd'hui ce mode de gouvernement avait une signification universellement admise. Qui disait monarchie représentative entendait parler d'un système dans lequel des pouvoirs divers par leur origine, ou des intérêts opposés par leur nature se balançaient de telle sorte qu'un système de transaction perpétuelle se trouvait substitué à la domination violente de l'un de ces intérêts sur les autres.
 
Il ne faut pas sans doute prendre trop au sérieux la vieille fiction de votre trinité politique. L'Europe a fini par apprendre que c'était là une espèce de leurre habilement entretenu par une aristocratie moins jalouse des apparences que de la plénitude du pouvoir. Mais ce qu'il faut reconnaître, car votre histoire toute entière est là pour l'attester, c'est que la monarchie constitutionnelle d'Angleterre, bien qu'elle n'ait pas précisément réalisé cette pondération des pouvoirs qui lui était attribuée, a constamment entretenu dans son sein celle des partis, ou, pour parler plus exactement, des grandes écoles politiques. Toutes les idées s'y sont fait perpétuellement équilibre; aucun intérêt n'a exclusivement dominé ses conseils. Les hommes d'état voulant une politique tout insulaire ont dû transiger souvent avec les partisans d'une politique continentale. Ceux qui aspiraient à étendre la liberté de conscience, à la dégager des liens de la conquête politique et de l'oppression religieuse, ont vu leurs progrès retardés par l'ascendant de ceux qui s'attachaient à maintenir inébranlable la suprématie de l'église et de l'état. Qu'est-ce, en ce moment, que le gouvernement de l'Angleterre, si ce n'est une lutte régulièrement organisée entre l'Irlande et la Grande-Bretagne pour la conquête du droit commun, entre la bourgeoisie qui s'élève et l'aristocratie qui s'affaisse? Qu'est-ce que votre réforme parlementaire, vos concessions aux dissidens, votre bill des corporations municipales, vos projets actuels de gardes urbaines, et vos tendances vers l'administration centralisée, se combinant avec le maintien d'une église établie, d'universités privilégiées, du droit d'aînesse et des grands jurys, de la ''yeomanry'' et des juges de paix? qu'est-ce que tout cela, si ce n'est la conciliation d'élémens hostiles par essence, qui consentent à se combattre avec ordre à Westminster pour éviter de descendre dans une arène plus redoutable? De grands partis organisés et conduits par des chefs en qui s'incarnent les doctrines de chacun d'eux, des luttes soutenues avec la persévérance que donnent les intérêts politiques et la chaleur qui naît de l'opposition des croyances, telle est la condition indispensable, sinon d'un gouvernement libre, du moins d'un gouvernement représentatif comme il a été compris jusqu'à présent.
 
Ce système s'était d'abord développé en France au milieu de circonstances qui semblaient lui assurer un long avenir. Je ne parle pas de nos premières assemblées délibérantes, car l'élément révolutionnaire y dominait seul, et rien ne ressemblait moins à de la politique de transaction que celle qui se faisait durant l'ivresse de ces temps-là. Mais, lorsqu'en 1814 Louis XVIII eut jeté la Charte entre la vieille dynastie et la France nouvelle, la nation admise à la jouissance des droits politiques se trouva nécessairement partagée en deux grandes catégories, factions irréconciliables dont les intérêts restaient aussi distincts que la foi sociale et les espérances. Ce fut, il faut bien le reconnaître, le plus beau temps du gouvernement parlementaire. La Charte poussa des racines d'autant plus profondes qu'on la croyait plus menacée. Tous les partis, à commencer par celui de l'ancien régime, eurent leurs théoriciens, leurs publicistes, leurs orateurs. Celui de la révolution, derrière lequel se groupait la majorité nationale, déploya, dans la défense de ses conquêtes, une énergie et une unité devant lesquelles échouèrent toutes les combinaisons de l'école aristocratique. Pendant que celle-ci, à laquelle ne manquait ni la puissance du talent, ni celle de la logique, essayait l'élection à deux degrés, les substitutions et la primogéniture, l'autre maintenait, en s'appuyant sur les sympathies populaires, le vote direct, l'électorat à cent écus, l'égalité civile et politique, la liberté de la conscience et celle de la presse.
 
Vous avez vu la France de ce temps, vous avez connu plusieurs de ces hommes moins éloquens par eux-mêmes que par la grandeur des intérêts qu'ils avaient charge de défendre. L'orateur n'était pas alors un homme redoutable par cela seulement qu'il possédait une parole vive et facile, incisive ou pittoresque. Il fallait, en dehors de l'enceinte parlementaire, faire vibrer des passions à l'unisson de sa voix, éveiller des susceptibilités toujours inquiètes, ou parler à des intérêts constamment alarmés. L'homme politique dépendait de son propre parti, il en recevait toutes ses inspirations; son talent était l'instrument et non le principe de sa puissance. De là ces positions si nettes, si simples, si parfaitement conséquentes avec elles-mêmes depuis M. de Bonald jusqu'à Benjamin Constant, positions toujours dominées par une idée, et que chacun aurait pu dessiner avant même qu'elles se produisissent.
 
En rappelant ces souvenirs, je fais, sans y songer, la contre-partie de tout ce qui se passe en ce moment. Dans la vie parlementaire, le talent n'est plus une force au service d'un intérêt général; il est devenu le principal au lieu d'être l'accessoire, et la puissance de l'orateur se mesure à la dose qu'il en a plutôt qu'à l'usage qu'il en fait. Si les partis ne dépendent pas précisément de leurs chefs, ceux-ci dépendent moins encore de leur propre parti; chacun va de son côté, s'appuyant sur ses amis personnels, faisant manoeuvrer ses journaux au souffle de ses haines ou à la pente de ses propres intérêts. Les hommes de la conservation se séparent aujourd'hui de ceux du mouvement démocratique avec lesquels ils se confondront demain. De part et d'autre, on polit avec soin toutes les aspérités des choses, on efface à plaisir sa physionomie propre, on lutte d'empressement autant que de flexibilité pour saisir un pouvoir qui échappe aux uns et aux autres, sans se fixer solidement aux mains de personne. Ceci doit résulter, en effet, de l'état très différent des esprits et des choses à deux époques bien moins séparées par les dates que par les évènemens.
 
L'égoïsme de quelques prétentions n'expliquerait pas seul ce qui vous indigne comme un scandale, et ce qui me préoccupe surtout comme l'indice d'une ère différente. Vous attribuez aux faiblesses des hommes ce que j'attribue à l'insuffisance des institutions. Je ne préjuge rien contre votre explication; mais peut-être ne repousserez vous pas la mienne lorsque la suite de cette correspondance m'aura mis en mesure de développer ma pensée.
 
Dans les années qui suivirent immédiatement la révolution de juillet, le gouvernement représentatif continua d'exister parmi nous dans ses conditions essentielles, l'antagonisme des doctrines et des intérêts. Vous avez conservé un vivant souvenir de ces luttes solennelles de l'intelligence et de la loi contre l'anarchie hurlant dans nos rues ensanglantées; vous voyez encore à la tribune Casimir Périer, pâle de fatigue et de colère, lançant de son oeil enflammé les derniers jets d'une vie qui s'éteint; vous vous rappelez cet autre orateur qui, imprimant à ses paroles un cachet grave et antique, répudiait alors une popularité dont il avait connu les douceurs, et semblait insulter à toutes les passions ameutées par la froide énergie de sa confession politique. Ces luttes étaient immenses par leur portée, sublimes par la dramatique émotion qu'elles empruntaient de ces circonstances décisives. La France conserverait-elle la monarchie et ses attributs essentiels, le pouvoir y passerait-il au peuple, ou resterait-il concentré aux mains de la bourgeoisie? Maintiendrait-elle la foi des traités ou se déclarerait-elle en hostilité contre l'Europe? Entrions-nous dans l'ère d'une liberté régulière ou d'une propagande aventureuse? Telles furent les questions posées pendant trois années à notre tribune. Vingt fois le sort du monde s'est trouvé au fond de l'urne de nos délibérations; c'était son avenir autant que le nôtre que discutait la chambre sous la clameur de l'émeute et au bruit de la générale. Permettez-moi de rappeler avec quelque orgueil ce souvenir, car je ne sais aucun parlement qui ait délibéré sur de plus grandes choses, je ne sais aucun peuple qui puisse engager aussi étroitement l'Europe dans les chances de ses propres destinées.
 
Les nombreuses questions soulevées dans l'ordre constitutionnel ou diplomatique aboutissaient au fond à une seule, la suprématie politique de ce qu'on nomme les classes moyennes, ou l'invasion du pouvoir par la démocratie, problème qui ne tarda pas à être résolu par le voeu manifeste de la nation. Il resta démontré que la France n'entendait pas plus s'incliner devant la grossière souveraineté du nombre que devant l'idole de la république, et que, ne dépassant pas de ses voeux les limites de la monarchie constitutionnelle, elle maintiendrait à l'intelligence, concurremment avec la propriété et l'industrie, la direction exclusive de la société. Les hommes désintéressés, d'abord incertains sur la nature et la portée du mouvement de 1830, se rallièrent promptement à une idée qui se produisait avec une aussi haute autorité; les ambitieux s'y rallièrent aussi graduellement, en ayant soin de prendre les réserves commandées par leurs antécédens, et ce retour fut d'autant moins difficile qu'ils appartenaient tous, par leurs intérêts, à la classe dont l'établissement au pouvoir se produisait alors avec l'irrécusable autorité d'un fait consommé.
 
Cet accord qu'on a tardé quelques années à confesser, mais qui, depuis assez long-temps, était devenu réel, fut sans doute un évènement heureux pour l'ordre social; mais on put y découvrir pour notre gouvernement le principe d'une crise aux développemens de laquelle nous assistons aujourd'hui, et dont il est difficile d'assigner encore les dernières conséquences.
 
Comprenez bien, je vous prie, dans quel milieu et au sein de quelles difficultés nouvelles dut se mouvoir la machine constitutionnelle, lorsqu'eut cessé cette guerre si vive entre deux intérêts politiques si divers, entre deux théories si opposées. Pesez bien tout ce qui devait résulter d'un état de choses dans lequel, à part quelques démonstrations sans importance, il n'y avait plus à se manifester qu'une seule idée sociale, et où dès-lors l'opposition combattit moins pour substituer une doctrine à une autre que pour se faire charger de son application.
 
La lutte contre l'école aristocratique, si vive sous la restauration, avait cessé du jour où le principe de la royauté s'était trouvé changé; car, s'il était impossible déjà de fonder une aristocratie héréditaire sous la vieille légitimité historique, cela était devenu visiblement absurde sous la monarchie élective. Le parti légitimiste, retiré dans ses terres et défendu par des organes malhabiles, n'était plus assez redoutable pour alimenter l'ardente controverse de la tribune; on répondit par des mesures arbitraires à des intrigues sans portée, et l'on cessa de s'occuper des carlistes, du jour où l'on eut pris leurs places.
 
Les républicains ont donné plus de souci, parce qu'ils se sont moins facilement résignés à leur fortune, qu'ils ont toujours espéré suppléer au nombre par l'audace, et que, comptant moins sur la Providence, ils ont plus souvent agi par eux-mêmes. Mais c'est toujours contre le parlement, et jamais dans son sein, qu'ont eu lieu ces tentatives; les idées républicaines sont restées sans organes avoués à la tribune, et ce parti, avant de descendre au guet-apens, n'avait pas même essayé une organisation parlementaire.
 
L'adoption des lois de septembre 1835 ferma, dans la chambre, l'époque des luttes politiques, pour ouvrir celle des intrigues personnelles. Je n'entends pas certes condamner légèrement des mesures que les évènemens pouvaient faire juger nécessaires. Lorsqu'un pouvoir se voit en face d'un imminent danger, il est difficile de lui refuser ce qu'il réclame comme condition de sa sûreté en arguant pour l'avenir d'inconvéniens éventuels. Il faut une grande modération et une immense confiance en soi-même pour ne pas courir au plus pressé entre un péril actuel et un péril éloigné; cette double qualité n'appartient guère aux assemblées délibérantes, elle appartient bien moins encore aux gouvernemens qui hésitent à engager à ce point leur propre responsabilité. Je ne blâme donc pas des dispositions auxquelles on semblait se trouver conduit par la grandeur et l'entraînement même des circonstances, mais je constate un résultat qui n'échappe à personne, et que quelque pénétration permettait peut être de prévoir.
 
A partir de ce moment, les difficultés politiques qui rendaient en force au pouvoir ce qu'elles semblaient lui ôter en sécurité matérielle, ont fait place à ces embarras sans nom et sans cause, d'où sortent ces longues crises qu'il faut plutôt appeler ministérielles que politiques. Les hommes, n'étant plus contenus par les évènemens, suivent le cours de leurs inclinations naturelles; toutes les agglomérations se dissolvent, et les pensées s'individualisent comme les espérances. Les coteries remplacent les partis; elles se forment, se brouillent, se raccommodent et se séparent avec une telle prestesse, qu'elles mettraient en défaut l'historiographe le plus délié.
 
La presse, contenue dans de plus sévères limites, a pris, à sa manière, l'esprit gouvernemental qu'on s'est attaché à lui donner. Un certain nombre de ses organes ont passé, armes et bagage, au service des ambitions parlementaires, rabaissant aujourd'hui celui-ci, demain grandissant celui-là, proclamant tel homme impossible, tel autre indispensable. Elle élève entre les aspirans aux portefeuilles des incompatibilités souvent gratuites, mais qui finissent par devenir insurmontables; elle suppose des trahisons, colporte des ouvertures, flatte, menace, et fait si bien, que les associations les plus naturelles finissent par devenir les plus impossibles. Réduits à puiser en eux mêmes toute leur force, et ne concentrant plus dans leur personne celle d'une grande opinion extérieure, les hommes politiques se trouvent amenés à chercher leur principal point d'appui dans ce pouvoir excentrique, qui n'effraie plus par sa violence la bourgeoisie électorale, et dont la souple habileté a bien vite badigeonné les personnages le plus long-temps noircis par ses injures d'une popularité toute fraîche et toute virginale. On agit alors par la presse sur le parlement, au lieu d'agir par le parlement sur la presse; on se tapit dans ses journaux comme Arachnée au centre de sa toile, on en fait mouvoir de sa main tous les fils, on y prépare ses embûches, on y enveloppe ses ennemis de mailles mouvantes et légères.
 
Cette suprématie de la presse sur les pouvoirs constitués est chose complètement inconnue chez vous. Si vos ''Revues'' ont mission de préparer, par des travaux soutenus, la solution des grandes questions économiques et constitutionnelles; si, à cet égard, elles devancent et stimulent le parlement, vos journaux quotidiens ne sont que des auxiliaires à la suite. Ils répètent les débats de vos chambres, assaisonnent d'injures la polémique des orateurs; ils reflètent l'opinion du parti qui les gage et ne font à coup sûr celle de personne. Pas un homme d'état n'a eu en Angleterre la pensée d'arriver au pouvoir par les journaux, et de gouverner par leur influence.
 
Nos écrivains polémistes auraient droit, à coup sûr, de signaler comme injurieuse autant qu'injuste toute assimilation aux rédacteurs obscurs et inconnus de vos feuilles les mieux établies. Aussi n'entends-je formuler en ceci aucune accusation contre la presse française. Elle a trouvé la place vide et s'efforce de la prendre, rien n'est plus simple. La sécurité bien ou mal fondée des intérêts a produit une anarchie politique dont elle profite pour mettre à prix ses services et grandir son importance, rien n'est plus simple encore. Ne vous placez jamais, de grace, à votre point de vue habituel pour juger une situation qui doit être prise sur le fait.
 
Nous n'avons jamais eu rien d'analogue à ces grandes et régulières divisions en tête desquelles figurent depuis longues années, et resteront leur vie durant, sir Robert Peel et lord John Russel, l'un remontant, par Canning, Castlereagh et William Pitt, jusqu'à la fondation du torysme, l'autre pouvant présenter au sein de sa propre maison une suite de traditions politiques non interrompues pendant deux siècles. Aucun de nos chefs parlementaires n'a exercé dans aucun temps cette autorité en vertu de laquelle un ''leader'' parle, agit et stipule, non pas seulement pour ses collègues au sein de la représentation nationale, mais encore pour la masse des intérêts moraux et matériels groupée derrière eux dans les trois royaumes. Cependant, si nous ne possédions rien de comparable à vos deux écoles constitutionnelles, nous possédions jusqu'à présent des partis ardens et vivaces qui, tout en manquant d'un principe intime de hiérarchie, se tenaient du moins compactes et serrés devant leurs adversaires. Quand j'affirme que cette ressource nous échappe aujourd'hui, quand je dis qu'il n'y a plus de partis dans la chambre, et que l'anarchie n'en sévit qu'avec plus de violence, cela peut, à bon droit, vous paraître étrange : rien de plus vrai pourtant, monsieur. A part deux groupes sans importance numérique et sans action, il est certain que, soit réserve, soit lassitude, soit empressement d'ambition, aucune idée claire et précise ne s'aventure sur la scène politique, et qu'on ne saurait guère y voir que des hommes occupant le pouvoir, luttant contre des hommes aspirant à les en chasser.
 
Dans un tel état, quoi d'étonnant si chacun se fait centre de tout et rapporte tant à soi ? Dès qu'on ne représente rien que sa propre personnalité pourquoi soignerait-on autre chose que son propre avenir ? Au nom de quel intérêt, par la puissance de quelle idée réclamerait-on de celui-ci un sacrifice d'amour-propre, de celui-là l'oubli d'un mauvais procédé, de tous l'union, la concorde, la soumission à une hiérarchie régulière? Pendant que les partis s'isolent des hommes qui en avaient été les représentans, il s'établit entre toutes les idées une sorte d'égalité négative; les croyances perdent leur énergie, mais l'égoïsme élève entre les hommes des barrières plus infranchissables encore que la passion, de telle sorte que la société, loin de profiter de ce que perdent les partis, se sent atteinte elle-même par leur affaiblissement.
 
Vous ne comprendriez certainement pas, en Angleterre, qu'un publiciste essayât de caractériser une crise politique, en passant sous silence jusqu'au nom de la chambre que vous appellerez long-temps encore la chambre haute; mais vous connaissez assez la France pour que ce silence de ma part n'ait pas droit de vous étonner. Il est malheureusement incontestable que la pairie n'existe, depuis 1830, qu'à l'état de pouvoir judiciaire; vous n'ignorez pas que, dans aucune des transactions politiques de ces dernières années, elle n'a été un point d'appui non plus qu'un obstacle pour personne. La première chambre n'a exercé une influence appréciable dans aucune de ces nombreuses combinaisons ministérielles remuées chaque année; son vote est devenu de pure forme, à peu près comme la signature du second notaire, requise je ne sais pourquoi pour les actes authentiques.
 
D'où vient cette nullité dont les conséquences pourraient être si désastreuses? La pairie française, ce dernier port ouvert aux débris de tant de naufrages, ce sénat où tant de régimes ont jeté leurs illustrations, le cède-t-il à une autre assemblée dans le monde en grandes renommées, en capacités spéciales, en expériences consommées? Personne ne le pense en Europe. Cette institution ne représente assurément aucun intérêt contraire aux tendances générales de la société française? On ne pourrait soutenir avec justice, même avec quelque spécieuse apparence de vérité, qu'elle repose sur un principe aristocratique, qu'elle exprime et qu'elle protége des intérêts de caste. La pairie a perdu l'hérédité, et ce n'était pas une base aussi incompatible que celle-là avec les idées du pays, aussi peu logique d'ailleurs, eu égard aux faits accomplis, qui lui eût rendu quelque vie et quelque durée après la révolution de 1830. L'hérédité l'aurait laissée tout aussi faible en en faisant le point de mire de toutes les antipathies et de toutes les attaques. On a sagement agi en n'exposant pas le trône au danger d'avoir à chaque instant à couvrir de sa propre égide une institution à laquelle la royauté aurait dû prêter sa propre force, au lieu d'en recevoir d'elle. On a également agi avec intelligence en recrutant la pairie du régime nouveau au sein des intérêts mobiles et viagers dont ce régime est la sanction et la garantie. Il est donc manifeste que la chambre des pairs ne représente aujourd'hui que ce qu'exprime la chambre des députés; les mêmes influences et, à peu de chose près, le même fonds d'idées politiques dominent dans l'une et dans l'autre. Si elles s'y produisent sous des aspects différens; et avec une dose d'énergie très diverse, c'est que, dans la chambre inamovible, l'action naturelle de ces influences est évidemment paralysée. Ce malheur ne tient point à ce que le pays repousse le système de deux chambres; il ne résulte pas de l'esprit politique de la pairie actuelle, et moins encore de la somme de considération individuellement payée à ses membres; cette nullité est la déplorable conséquence d'un vice radical dans l'organisation constitutionnelle de ce pouvoir, sur laquelle je devrai plus tard appeler toute votre attention.
 
Une chambre unique inférieure à la tâche que les difficultés du temps lui imposent, une seule chambre exerçant un pouvoir contrebalancé par l'influence active et directe de la royauté, tel est donc le dernier mot d'une situation dont je m'affecterais plus vivement, si je croyais à l'impossibilité de la modifier, si je ne me rendais compte surtout des motifs qui ont dû l'amener. La bourgeoisie, désormais installée aux affaires, souveraine maîtresse de la politique et de l'administration du pays, n'est plus inquiète pour son avenir. Délivrée du cauchemar aristocratique qui troubla si long-temps ses veilles, elle ne se voit pas menacée, de long-temps du moins, par la démocratie; son instinct lui révèle qu'à cet égard il y a, malgré les formes du langage, identité presque absolue de doctrines et de sympathies entre toutes les fractions de l'opinion dynastique, depuis le centre jusqu'à la gauche : aussi les dates du 11 octobre, du 6 septembre, du 22 février, du 15 avril et du 12 mai, ont-elles à peu près une égale valeur à ses yeux. Si la presse est parvenue à dépopulariser quelques noms et à en exalter quelques autres, ces préférences ne sont guère plus vives que ces repoussemens ne sont profonds : il y a au fond de tout cela bien plus d'indifférence et d'apathie qu'on ne le soupçonne.
 
La coalition récente dont vous vous déclarez inhabile à pénétrer les causes, et dont vous me suppliez de vous faire comprendre les résultats, a été l'expression la plus complète et la plus vraie de cette crise à laquelle sont en ce moment soumises toutes nos institutions politiques. Si vous l'étudiez au sein du parlement, vous verrez qu'elle constate l'anéantissement des anciennes classifications, mais sans laisser encore entrevoir le germe d'une organisation nouvelle; si vous l'étudiez au sein du pays, vous acquerrez la preuve de cette hésitation et de cette lassitude dont est manifestement atteinte l'opinion gouvernementale.
 
Je dois m'expliquer nettement sur une telle combinaison, car il s'agit ici non d'un simple accident dans le mouvement constitutionnel, mais d'un symptôme où se peint et se révèle une situation tout entière. Dans le cours de cette correspondance, j'aurai peu de noms contemporains à prononcer, je n'aurai guère non plus à toucher aux questions irritantes; mais lorsque la force des choses pourra me contraindre à les aborder, je le ferai avec l'indépendance d'un homme qui n'a donné à personne hypothèque sur sa parole, et qui entend conserver toute sa vie le droit de dire avec mesure, mais sans nulle réticence, ce qu'il estime la vérité.
 
Les coalitions ne sont pas sans doute chose nouvelle dans l'histoire des gouvernemens représentatifs; mais il est rare que la morale les avoue, il est plus rare encore qu'elles aient atteint leur but sans le dépasser. Sous la restauration, l'union d'un moment de la gauche avec la droite fraya les voies du pouvoir à un parti dont les fautes rendirent impossible l'accord si désirable de la dynastie et de la France. Des coalitions ont marqué les phases les plus critiques de notre histoire révolutionnaire; enfin, votre patrie ne traversa jamais de pires épreuves qu'aux jours où Fox et North se donnèrent la main. Alors on vit aussi tous les antécédens méprisés, toutes les doctrines confondues, et l'on put croire que le dernier jour des institutions britanniques était proche. Un homme, que la nature passionnée de son génie engagea aussi ardemment qu'aucun autre dans ces débats, Édmond Burke, n'hésite pas à reconnaître que la révolution française était nécessaire pour rendre à la vieille constitution son ressort presque brisé et son autorité compromise aux yeux des peuples.
 
Et cependant, monsieur, on ne vit pas en ce temps-là les plus implacables rivalités aller à ce point d'accepter le concours de factions placées en dehors des institutions nationales. Durant les luttes même les plus violentes du XVIIIe siècle, tous les orateurs du parlement, tous les écrivains de la presse, et je n'en excepte ni Wilkes lui-même, ni votre Junius, à la parole aiguë et pénétrante comme une lame de poignard, tous les hommes engagés dans les affaires, enfin, professaient pour elles un respect profond. Le puritanisme républicain de Cromwell était sans organe à Westminster; aucun hommage public, aucun voeu même secret n'allait par-delà les mers saluer une royauté absente. La guerre aux portefeuilles n'ébranlait pas une dynastie déjà vieille de plus d'un siècle, et que les circonstances, autant que l'esprit du pays, dégageaient de toute solidarité dans les évènemens.
 
En France, un pouvoir plus faible et plus découvert a rencontré des adversaires moins scrupuleux; aussi la foi dans l'avenir s'est-elle trouvée ébranlée là où elle commençait à peine à naître. Le terrain conquis à si grand'peine au dedans et au dehors s'est trouvé perdu sans que les hommes de bonne foi pussent ramener à une question précise les griefs sans nombre de l'opposition, et dégager une idée politique parfaitement nette de sa phraséologie abondante.
 
L'épreuve de la dissolution, qui eût été probablement décisive en Angleterre, ne rendit pas la position plus simple; car la France, peu fixée sur la portée de l'appel qui lui était adressé, ne fit pas une réponse assez catégorique pour lever les embarras d'une situation dont le vague même constituait le danger. Si le résultat des élections générales constata que la majorité du corps électoral était entrée dans la coalition, il fut évident, d'un autre côté, que cette majorité s'était formée par des motifs non moins disparates que ceux auxquels cette ligue avait dû sa naissance au sein de la chambre et de la presse. Deux partis faibles en nombre, et placés en dehors de la constitution actuelle par les espérances qu'ils poursuivent, avaient fait presque partout l'appoint des majorités. Il était difficile de saisir, au sein de l'opinion dynastique constitutionnelle dont Paris offre peut-être l'image la plus complète et la plus vraie, une pensée à laquelle elle se ralliât véritablement. La seule sur laquelle ses nuances diverses semblèrent concorder, ce fut la nécessité de protéger la royauté par des choix plus parlementaires. On avait généralement reconnu qu'une partie du cabinet ne se présentait pas devant le trône avec ces garanties de pleine indépendance qui fondent et maintiennent le crédit des hommes politiques. Quelques membres de cette administration ne paraissaient pas en mesure de se tenir couverts devant le roi, comme on dirait de l'autre côté des Pyrénées, et il y avait dans leur dévouement, tout honorable qu'il pût être d'ailleurs, quelque chose qui tendait à en faire plutôt des amis personnels que des conseillers responsables.
 
Telle était évidemment l'opinion du pays, et l'idée la plus nette qui se soit dégagée de l'ardente polémique contre le ministère du 15 avril est assurément celle-là. Mais cette pensée, négative par sa nature, ne pouvait à elle seule servir de base à un système nouveau et à la reconstitution d'un cabinet, car le titre de parlementaire avait été décerné par l'opposition avec une générosité sans égale. Cette qualification, d'ailleurs, à laquelle on avait soin de ne pas ajouter de commentaires, ne résolvait aucune question, ne déterminait en rien la direction politique, réserve calculée qui n'était pas le moindre grief des hommes sincères contre une ligue où l'on ne mettait en commun que d'implacables inimitiés.
 
Le mouvement électoral avait eu pour résultat de donner des exclusions plutôt que de tracer des voies nouvelles. Aucun voeu ne s'était hautement manifesté en ce qui touche aux questions intérieures; et si, relativement aux grands intérêts du dehors, la France électorale avait exprimé son improbation pour certains actes consommés, c'était en l'accompagnant de telles réserves en faveur du système de paix, en donnant sur ce point, à ses représentans, un mandat tellement impératif, qu'il était à croire qu'une impulsion plus hardie imprimée à nos relations diplomatiques ne recevrait du pays qu'un concours fort limité.
 
Au dehors, une autre attitude plutôt qu'une autre politique; au dedans, d'autres hommes pour faire les mêmes choses, tel fut le dernier mot de ces élections desquelles on attendait la solution du problème. Et ne croyez pas que ce soit amoindrir et méconnaître la portée du mouvement électoral que de le résumer ainsi. Les faits attestent qu'il n'a pas été compris autrement, même par la partie la plus avancée de l'opposition dynastique. Lorsqu'il s'est agi de rapprocher du pouvoir les honorables chefs de cette partie de la chambre, en faisant une question de cabinet de leur candidature à la plus éminente des dignités électives, on les a vus accepter cet étrange programme que tout le monde pouvait à coup sûr signer des deux mains, car son article le plus hardi consistait à dire que les ministres qui prenaient les affaires n'étaient pas les mêmes que ceux qui les quittaient. Si la gauche fit, contre l'exiguïté de ces concessions, des réserves mentales, ce dont je doute un peu, elle se garda du moins d'en faire d'expresses. Pressée d'acquérir à son tour, par la possession du pouvoir, cette expérience pratique qu'on lui conteste, et dont son patriotisme ne veut pas plus long-temps laisser manquer le pays, elle se montra de facile composition. On la vit abandonner les grandes thèses qui alimentaient sa polémique depuis la fondation du système du 13 mars, acceptant par prescription les lois de septembre, procédant par voie d'ajournement indéfini quant à la réforme électorale, et protestant, avec une énergie qu'auraient enviée les rédacteurs des protocoles de Londres, de ses intentions conciliatrices et pacifiques.
 
Un tel héritage d'incertitudes et d'incohérences était lourd à porter. De telles difficultés, dont les chambres sont, au reste, moins comptables que les temps, ne peuvent manquer de rendre l'action du pouvoir incertaine et flottante, en quelque main qu'il soit placé; elles imposent à tous la modération comme un devoir. Comment se passionner pour ou contre des personnes, lorsque les circonstances dominent à ce point les hommes, non que celles-ci soient chargées d'éminens périls, mais parce qu'il faut mesurer les difficultés à la force, et que les temps ôtent à chacun sa force personnelle sans en prêter à personne? La voix la plus énergique expire dans un milieu où l'on a fait le vide. Dotez-vous à plaisir de toutes les qualités qui constituent l'homme supérieur ; qu'avec un esprit de transactions et d'expédiens vous possédiez un coup d'oeil prompt et sûr, une persévérance imperturbable, une résolution à toute épreuve, soyez tel que vous voient vos flatteurs, tel que vous vous voyez vous-même, en renchérissant peut-être sur eux, et dites si tant de qualités qui semblent s'exclure, et que je réunis sur votre tête privilégiée, comme si votre berceau avait été visité par les fées bienfaisantes, suffiraient pour donner à cette société ce qui lui manque, du ressort et de la foi politique! Dites-moi si vous espérez bien sérieusement encore voir tomber devant le droit divin de votre génie ces rivalités personnelles, ces jalousies d'autant plus vivaces qu'elles seraient plus fondées? Vous flattez-vous; qu'on acceptera votre suprématie sans la discuter, que vous résisterez long-temps aux susceptibilités de celui-ci, aux trahisons de celui-là, aux attaques surtout de tant d'hommes dont vous aurez amorcé les espérances, et qui ne se tiendront jamais pour assez largement rémunérés de leurs services? Croyez-vous que le secret des coalitions soit perdu, et que les semences du passé ne fructifient pas dans un sol aujourd'hui si profondément labouré?
 
Il est une chance, une seule, pour fermer le gouffre où s'abîment tour à tour toutes les réputations, toutes les capacités du pays, c'est qu'un moment vienne où le pays soit amené à reprendre un intérêt direct et chaleureux pour les transactions politiques, dans la balance desquelles il a cessé de mettre un poids. Des complications extérieures où la grandeur et la fortune de la France, ses intérêts politiques ou matériels se trouveraient gravement engagés, l'arracheraient, j'en ai la confiance, à de stériles et insolubles querelles. L'instinct du pays ne le trompe pas à cet égard. Voyez, si vous en pouviez douter, avec quelle ardeur il s'est saisi de cette question d'Orient, qui touche ses intérêts moins directement que les vôtres, et qu'il a débattue néanmoins avec une chaleur que j'ai vainement cherchée dans vos discussions parlementaires.
 
Mais pour que des complications politiques déterminent à l'intérieur une crise favorable, la première condition, c'est qu'elles soient naturelles et non factices, qu'elles se produisent comme le fruit même des évènemens, et non comme l'oeuvre calculée d'une politique remuante. Tout cabinet que l'opinion pourrait légitimement accuser de susciter des difficultés pour y puiser de la force, de devancer les circonstances au lieu de les attendre, porterait le poids d'une responsabilité terrible, et verrait pour jamais se retirer de lui cette puissance morale qu'il aurait espéré se concilier.
 
En traçant, monsieur, cette esquisse parlementaire, je n'ai pas cédé au vain et dangereux plaisir de chercher des torts et des faiblesses. Si je vous ai fait toucher nos plaies, c'est que je ne les estime pas incurables.
 
Je crois, et vous savez que cette foi est chez moi de vieille date, que l'ère qui s'ouvre à peine pour l'Europe verra s'élever des gouvernemens réguliers et permanens sur le principe bourgeois, comme d'autres temps en ont vu s'asseoir sur le principe aristocratique. Si l'idée bourgeoise est la dernière venue dans le monde, elle n'en sera peut-être pas pour cela la moins féconde, lorsqu'elle aura pleine conscience d'elle-même, et qu'elle aura trouvé les lois de son organisme. Le mouvement de 89 la fit éclore après une incubation de plusieurs siècles, celui de 1830 l'a consacrée par le fait qui est d'ordinaire dans l'histoire le sceau des grandes révolutions sociales.
 
Je conserve ma foi en la vitalité de cette idée, même au milieu des ombres du présent, lorsque sa physionomie semble le plus vaguement dessinée; et cette foi est d'autant plus sérieuse, que nul à coup sûr n'a moins que moi le fanatisme de sa croyance. Je crois donc en l'avenir de notre établissement politique, et les faits qui viennent de se passer sous nos yeux me suggèrent des conclusions différentes de celles qu'ils inspirent à deux autres écoles. D'après celles-ci, la classe à laquelle est en ce moment commise la direction de la société est atteinte et convaincue d'impuissance pour l'avenir comme pour le présent. Il faut dès-lors élargir les bases du gouvernement, et faire cesser un odieux monopole, projet pour l'accomplissement duquel ces deux écoles, par une concordance singulière, font appel à l'élément démocratique.
 
Nous discuterons les conséquences qu'entraînerait dans l'ordre intellectuel et politique l'admission au sein de la représentation nationale de l'intérêt populaire proprement dit, en concurrence avec l'intérêt aujourd'hui dominant; nous contesterons à cet égard et le droit théorique en lui-même, et la convenance de son application; nous rechercherons enfin par quelles transformations doit encore passer l'idée bourgeoise pour acquérir les propriétés qu'elle ne possède pas encore, et devenir la base d'une organisation durable.
 
Voilà, monsieur, un fécond ''topick'' pour nos causeries. Celles-ci vous seront une distraction d'esprit entre vos fonctions de magistrat de comté, vos belles expérimentations agricoles et vos chasses au renard. La même question, d'ailleurs, ne s'agite-t-elle pas chez vous? Ce radicalisme modéré auquel vous donnez la main dans la chambre des communes, en soutenant l'administration actuelle, qu'est-il autre chose que l'opinion française ou bourgeoise cherchant laborieusement sa voie entre la démagogie et le vieux droit aristocratique, entre Stephens et lord Roden? Vous me prêterez donc quelque attention, ne fût-ce que par patriotisme.
 
 
===II - Des doctrines radicales dans les chambres et dans le pays===
 
Si après le monde parlementaire à la physionomie confuse autant que mobile, vous voulez bien observer avec moi le pays dont notre chambre est l'expression, vous aurez vite le secret de cette décomposition générale qui laisse à l'action individuelle tout le champ naguère occupé par l'action des partis. La France traverse une de ces périodes, rapides temps d'arrêt de sa dévorante carrière, durant lesquelles elle n'est possédée par aucune idée, dominée par aucune passion. Nul intérêt général n'est en souffrance dans son sein, nulle doctrine douée de jeunesse ne s'y débat présentement, et les factions s'épuisent en redites sans foi sérieuse dans leur avenir. Ailleurs une telle disposition de l'esprit public serait considérée comme un retour à l'état normal ; en France, elle inquiète comme une nouveauté presque sans exemple, elle humilie comme une abdication de notre mission naturelle.
 
Permettez-moi d'ajouter que les étrangers ne contribuent pas peu, quoique sans le vouloir assurément, à exagérer parmi nous ce besoin inépuisable d'activité par la manière peu indulgente avec laquelle ils nous jugent, lorsqu'il nous arrive de laisser reposer l'Europe et nous-mêmes. Ils se sont tellement accoutumés à considérer la France comme une officine d'idées, soit qu'elles se développent pacifiquement dans les livres, ou qu'on les lance sur le monde à coups de canon, qu'ils sont tentés d'attribuer notre repos à notre impuissance, exploitant quelquefois contre notre amour-propre national des faiblesses dont il serait plus sage de profiter en silence. Il en est un peu, et cette comparaison n'aura, je pense, rien d'offensant pour un touriste, il en est un peu des étrangers qui jugent la France comme des voyageurs qui visitent Naples. A ceux-ci il faut à tout prix une éruption du Vésuve. Vainement leur est-il donné de contempler avec sécurité les splendeurs du ciel et celles de la montagne; en vain peuvent-ils plonger jusqu'au fond du cratère assoupi, ou admirer sur ces laves éteintes l'éclat d'une verdure émaillée de fleurs. Si ce brillant sommet ne se couronne d'un diadème de feu, si une pluie ardente n'illumine l'horizon et ne dévore la campagne, ils se tiennent pour trompés dans leurs espérances, et ne trouvent pas que le Vésuve ait tenu ce qu'on avait droit d'en attendre.
 
Non, monsieur, la France ne s'est point arrêtée avant d'avoir atteint son but, et si elle repose en ce moment dans un état mi-parti de confusion et d'insouciance, c'est comme le soldat qui rompt les rangs et sommeille après la bataille.
 
La pensée dont elle poursuit la réalisation depuis un demi-siècle n'a peut-être pas trouvé sa forme définitive et permanente, elle ne s'est pas entourée du cortége complet d'institutions accessoires qui lui seraient propres; trop de tâtonnemens et de difficultés le constatent: mais cette fondamentale pensée ne rencontre déjà plus de résistance, dans les esprits, et en rencontre moins encore dans les choses. Le droit de participer au gouvernement, devenu l'apanage de la capacité légalement constatée, la hiérarchie intellectuelle substituée à la hiérarchie héréditaire, l'esprit d'individualité remplaçant l'esprit de caste, ce sont là des bases désormais irrévocablement assises pour la société française.
 
Ces bases ont subi la seule épreuve qui constate authentiquement la vitalité des idées, car elles sont devenues assez puissantes pour que personne ne consente à s'avouer leur adversaire. Lorsque M. de Bonald écrivait sa ''Législation primitive'', M. de Maistre son ''Essai sur le principe des Constitutions politiques'', M. de Montlosier sa ''Monarchie française'', M. Bergasse ses brochures sur la propriété; lorsque des publicistes si nombreux et d'un si grand talent jetaient le gant à l'idée de 89, on pouvait peut-être douter de sa victoire. Mais ne voyons-nous pas aujourd'hui le parti légitimiste, même dans ses plus violentes manifestations contre le mouvement de 1830, réduire toute sa polémique à une question isolée d'hérédité royale, se gardant bien de formuler conformément à son principe les lois de l'organisation sociale? La tâche de ses principaux publicistes n'est-elle pas, au contraire, de concilier le dogme spécial à cette école avec l'ensemble du droit public de la France révolutionnée?
 
Il reste sans doute, dans une certaine classe de la société française, un fonds de traditions qui, durant des années encore, pourra bien maintenir, pour les actes principaux de la vie civile, une barrière entre les personnes, C'est là l'oeuvre des moeurs qui survivent aux idées elles-mêmes; mais dans ces impressions du foyer domestique il serait assurément difficile de trouver trace d'un système, encore moins d'une théorie politique. L'esprit nobiliaire n'a rien de commun d'ailleurs avec l'esprit aristocratique dans le sens véritable de ce mot.
 
Vous le savez, monsieur, notre noblesse, toujours imprévoyante et légère autant que la vôtre le fut peu, ne songea jamais, même aux jours de sa puissance, à constituer la société et le gouvernement au profit de son influence réelle; il lui suffit que l'une et l'autre fussent au profit de sa vanité. La restauration tenta vainement de reprendre cette oeuvre et d'infuser à la France, à l'imitation de l'Angleterre, cet esprit de perpétuité traditionnelle, appuyé sur la double base de l'immutabilité de la propriété dans les familles, et de la transmissibilité héréditaire du pouvoir dans un patriciat fortement constitué. Comment ne pas reconnaître que le sol français a constamment frappé de stérilité une idée dont je nie bien moins ici la grandeur que la possibilité d'application?
 
Pour organiser la société selon le principe d'une hiérarchie mobile et viagère, la révolution de 89 n'eut guère qu'à continuer, sous un point de vue différent, l'oeuvre même de la monarchie absolue. Quelque incertain que soit l'avenir, quoique dans cet océan battu par la tourmente il puisse y avoir un flot pour chaque homme et pour chaque pensée, on peut affirmer, sans redouter l'évènement, qu'aucun parti au jour de son triomphe n'essaiera de faire prévaloir, au sein de la société française, des idées analogues à celles qui se maintiennent encore chez vous, et sont une si puissante défense contre les agressions de l'esprit moderne. Le parti légitimiste ne représente en France qu'un regret et qu'une espérance; vainement y chercherait-on une école avec un ensemble de doctrines comme dans votre parti du ''church and state''; c'est bien plutôt une religion de loyauté qu'une religion de croyance. Aussi, tout ce que le cours des évènemens et des années en détache jour par jour, heure par heure, se trouve-t-il naturellement porté sur le terrain commun.
 
En sacrifiant un souvenir, en s'inclinant devant une irrévocable nécessité, on se retrouve dans les rangs de l'opinion gouvernementale, à laquelle on appartient par ses idées autant que par ses intérêts. Que notre gouvernement se maintienne, et ce parti lui vient nécessairement en aide; si ce parti existe, c'est parce qu'il doute de l'avenir. Vous voyez dès-lors, monsieur, que c'est là un état d'isolement plutôt qu'un état d'hostilité. Si cette inertie est regrettable en ce qu'elle affaiblit la somme trop restreinte d'expériences, de lumières et de probités vouées au service du pays; si, d'un autre côté, cette opinion peut créer des embarras au pouvoir, en s'associant à des idées en contradiction patente avec les siennes, vous comprenez qu'il ne faudrait pas attacher à des faits, transitoires de leur nature, une importance absolue, et s'exagérer la valeur d'un élément, à bien dire, négatif dans l'appréciation de l'état et de l'avenir du pays.
 
Le droit de participer au pouvoir, en raison des lumières et des intérêts qu'on représente, cette idée mère du mouvement de 89, qui s'est maintenue vivace et fervente à travers toutes les modifications constitutionnelles et toutes les vicissitudes de l'opinion, ne rencontre aujourd'hui d'adversaires avoués que dans les publicistes de l'école républicaine. Ceux-ci ne sont pas simplement des logiciens plus inflexibles que les premiers, comme affectent quelquefois de le dire leurs communs adversaires; ils professent une doctrine très différente au fond, et partent de principes qui n'ont rien de commun.
 
Selon cette école, il n'y a de souveraineté légitime que la souveraineté universellement consentie; tous les hommes ont absolument le même droit à la représentation politique, et dans la somme générale, toutes les unités sont rigoureusement égales. Les lumières et le génie, l'autorité de la vertu, de l'expérience et du talent, passent incessamment sous l'inflexible niveau de la majorité numérique. Aucun intérêt, fût-il la base de l'état comme la propriété, ou la règle des moeurs comme la religion, ne saurait à ce titre conférer un droit spécial ni obtenir une part de représentation proportionnée à son importance. La volonté du peuple s'exprimant par le suffrage universel, se réalisant par un gouvernement dont il peut, chaque jour et à son gré, changer les agens et les formes, la volonté du peuple fait seule la vérité sociale, seule elle valide les institutions; tout existe par elle, rien n'existe en dehors d'elle.
 
Vous savez comment naquit cette doctrine que l'Angleterre presbytérienne et la France encyclopédique s'unirent pour engendrer. L'Amérique la réalisa, non pas sans doute dans ses dernières conséquences, mais dans certains de ses principes dont l'application s'est trouvée possible sur un riche et immense continent, par des circonstances exceptionnelles qui ne s'étaient jamais rencontrées et ne se représenteront jamais dans la vie des peuples. Les théories de Locke y avaient depuis long-temps préparé l'Europe; Payne la formula plus didactiquement qu'aucun autre; il présenta aux deux mondes sa théorie des droits de l'homme comme le programme d'une grande révolution consommée et l'évangile sacré de l'avenir.
 
Rien n'est nouveau sous le soleil, et cette idée non plus n'était pas nouvelle. Elle avait parlé, il y avait déjà plus de vingt siècles, par la bouche des Cléon et des Démade; elle avait fait exiler Aristide le juste et Thémistocle le victorieux, condamner Périclès, et boire la ciguë à Socrate et à Phocion; elle dominait toute cette histoire que Hobbes estimait tellement propre à guérir vos pères des ardeurs démagogiques, que dans ce seul but, au rapport de Bayle, il traduisit pour eux Thucydide.
 
Rentrant ainsi dans le monde sous la protection de la révolution américaine à l'époque où la doctrine qui triomphe aujourd'hui se produisait dans les cahiers des bailliages et à la tribune des états-généraux, l'idée démocratique chemina d'abord côte à côte avec celle-ci. Elles s'entendirent pour rédiger à frais communs la fameuse ''déclaration des droits''; et lorsqu'on prend la peine de parcourir l'indigeste discussion engagée aux premiers jours d'août 89, au sein de la constituante, sur ce morceau de métaphysique gouvernementale, on voit combien étaient déjà distinctes en soi, mais encore confuses dans leur énonciation, les deux idées dont l'une s'intitula depuis constitutionnelle et bourgeoise, l'autre républicaine et démocratique. La distinction se trancha par le canon au 10 août 92. Depuis lors, elle ne cessa pas de se manifester à chaque phase du mouvement révolutionnaire, et la lutte s'est ainsi continuée de crise en crise et de date en date jusqu'au 13 mars 1831.
 
Ce chiffre, monsieur, est l'un des plus significatifs entre tous ceux de notre histoire contemporaine. Ce fut l'inauguration définitive d'un système qui variera sans doute dans les détails de son application, mais auquel la France a donné une adhésion éclatante comme au résumé de ses voeux et de ses besoins.
 
La doctrine qui reconnaît à chaque homme toutes les prérogatives de la souveraineté par le seul fait de sa naissance, et qui envisage la privation des droits politiques comme une violation des attributs même de la nature, a parmi nous beaucoup moins d'adeptes sincères que de zélateurs hypocrites. S'il disposait jamais de la force effective, le parti républicain, vous pouvez m'en croire, ne se mettrait pas plus en peine de constater les voeux de la majorité numérique, qu'il ne s'en inquiéta aux jours terribles de sa puissance. Au fond, ce parti comprend le gouvernement comme une dictature permanente; l'anéantissement des résistances individuelles serait pour lui, non pas seulement une nécessité temporaire, mais la conséquence de son principe, l'oeuvre obligée de ses impitoyables passions. Pour lui, la force est le droit, la terreur le moyen, le despotisme militaire le but. Anti-civilisateur par essence, il repousse ces hautes et souveraines qualités de l'ame par lesquelles la faiblesse s'impose à la force, du droit divin qu'exerce l'homme sur la brute, et la pensée sur la matière.
 
Il y a sans doute dans les rangs de ce parti un certain nombre d'intelligences dévoyées et naïves que les tristesses du présent repoussent, et qui poursuivent, même par une route ensanglantée, un chimérique avenir; il y a là quelques rêveurs honnêtes, quelques mathématiciens politiques, alignant les vérités sociales comme des théorèmes, et ramenant le sort du monde à une équation d'algèbre; peut-être même trouverait-on dans son sein d'austères ascètes au coeur desquels la sainteté de l'Évangile a parlé, et dont le seul tort est de vouloir appliquer aux sociétés politiques ce type du dégagement religieux qu'ils demandent follement aux institutions humaines, alors que la foi en fait l'oeuvre d'une grace toute spéciale et d'une élection exceptionnelle.
 
Toutes ces confuses pensées, tous ces rêves ardens, toutes ces passions brutales, fermentant ensemble et l'une par l'autre, pourraient, sans doute, devenir redoutables pour un pouvoir épuisé par les intrigues, et qui continuerait de se montrer incapable de les dominer par sa propre force; tout cela pourra se traduire encore en déclamations insensées, peut-être en insurrections partielles ou en audacieux coups de main tramés dans des ventes secrètes entre une image du jeune Saint-Just et une relique du vieux Morey. Mais dans ce mélange des pacifiques doctrines américaines et des souvenirs militaires de l'empire, dans cette fantasmagorie de cerveaux échauffés dont la fièvre évoque pêle-mêle les souvenirs les plus hideux et les plus sacrés, il n'y a pas une tendance d'esprit assez rationnelle, une idée assez forte et assez vivante pour exercer au sein du pays un prosélytisme quelque peu sérieux.
 
Pourquoi systématiser, d'ailleurs, des pensées presque toujours contradictoires et incohérentes? pourquoi attribuer aux doctrines ce qui n'appartient qu'aux passions? On se dit républicain parce qu'on est mécontent de l'ordre social, parce qu'il s'élève comme une barrière contre vos cupidités, comme un obstacle devant votre hâtive ambition; parce qu'au lieu d'y gagner laborieusement sa place, on aime mieux la surprendre par un coup de main. Mais quelque audacieux qu'on soit, quelque nombreux qu'on affecte de se dire, on ne forme pas plus une école politique en protestant contre la constitution de la société que la population des maisons de justice en s'insurgeant contre le code pénal.
 
Pour un pouvoir vigilant et éclairé, le démocratisme républicain ne serait pas plus redoutable comme parti que comme école, car il est aussi incapable de grouper des forces que de grouper des idées. Des hommes déclassés, des jeunes gens pour qui n'a pas encore sonné l'heure des mûres pensées, des ouvriers isolés et sans action au sein des masses laborieuses, telle est la statistique d'un parti qui, parmi ses nombreuses illusions, n’en compte pas de moins fondée que celle de sa puissance.
 
Ses fortes tètes ont long-temps rêvé l'opposition systématique du peuple à la bourgeoisie, des travailleurs aux oisifs, de l'atelier au comptoir, l'antagonisme prétendu du labeur manuel et de l'exploitation arbitrairement salariée. Vains efforts, paroles et théories perdues! Où a-t-on vu une pensée insurrectionnelle jaillir spontanément du milieu des masses ouvrières, sans excitation extérieure et comme le résultat intime de leur propre condition? Quand ont-elles cessé de comprendre l'étroite solidarité de la consommation et de la production, et de leurs intérêts personnels avec ceux des chefs du travail? La force numérique a-t-elle refusé de reconnaître et de subir comme légitime la domination de la science et des capitaux; les masses ont-elles quelque part, même aux plus mauvais jours écoulés depuis dix ans, menacé la condition des propriétés ou celle des personnes, ont-elles paru se préoccuper du sauvage système dont on leur formulait les leçons?
 
Non, monsieur, partout nos classes laborieuses se sont montrées admirables comme notre armée, qui en est la fille. Résignées dans la mauvaise fortune, parce qu'elles deviennent graduellement moins imprévoyantes dans la bonne, elles savent qu'il serait contraire à leurs intérêts comme au bon sens d'organiser un prétendu parti populaire en opposition avec ceux-là même que la force des choses constitue leurs chefs naturels. Aspirant à entrer un jour par le travail dans le grand ordre intellectuel dépositaire de tous les droits politiques, elles ne se préoccupent pas du soin de déplacer une barrière qui bientôt pourra les protéger elles-mêmes. C'est ainsi que par l'association mutuelle de l'ouvrier au fabricant, du petit propriétaire au grand capitaliste, du commerce à la banque, et de la caisse d'épargne au trésor public, l'édifice de la société et l'oeuvre même de la civilisation se maintiennent en France malgré les oscillations du pouvoir, la lutte implacable des ambitions, la faiblesse des mœurs, et le relâchement des croyances.
 
La confiance que je témoigne à cet égard pour mon pays, je voudrais, monsieur, l'avoir aussi pour le vôtre. Mais je crois y entrevoir, se dessinant chaque jour plus nettement, ce redoutable système d'une école populaire, proclamant à son usage un droit public particulier; je vois des masses que vos dragons dispersent sans doute, mais qui s'organisent autour d'une idée commune, des intérêts démocratiques qui déclarent hautement leur incompatibilité avec les autres intérêts existans. Ne faut-il pas être né Anglais et posséder dans les institutions de son pays cette foi robuste qui fait à la fois leur force et leur gloire, pour ne pas s'émouvoir profondément en écoutant les niveleurs de la convention chartiste, et en suivant le mouvement tout nouveau des associations politiques, depuis que les classes moyennes en ont abandonné la direction? N'est-il pas évident que l'oeuvre si ardemment poursuivie au temps de la lutte réformiste a récemment changé de nature, et qu'elle a cessé d'être politique pour devenir toute sociale?
 
Le paupérisme organisé presque comme une caste au sein de la société qu'il menace, la population industrielle s'accroissant aux dé¬pens de la population agricole dans une proportion chaque jour plus menaçante, vos principaux comtés, Middlesex et Surrey, Warwickshire et Lancashire, le siège de votre capitale et de vos plus riches cités à la merci d'une tentative qui, en cas de succès, permettrait de parler à la haine et aux cupidités d'une population ouvrière de plus de cinq millions d'hommes agglomérée sur un étroit espace, ce sont là des épreuves dont l'Angleterre sortira avec bonheur, j'aime à le croire, mais que la France n'a point à redouter, parce que la Providence et le génie national l'ont constituée dans des conditions toutes différentes.
 
Watt Tyler et Jack Straw, ces précurseurs de vos chartistes, conduisant, au XIVe siècle, cent mille hommes à Smithfield aux applaudissemens de la populace de Londres, firent courir à l'Angleterre des dangers bien autrement sérieux que les périls du même genre auxquels fut partiellement exposée la France. Alors même que la division des classes était le plus profondément marquée par les idées, cette division y fut généralement tempérée par les moeurs; le génie populaire de la charité catholique avec lequel l'Angleterre fit un divorce si dangereux au seul point de vue politique, tendait incessamment, chez nous, à rapprocher ce qu'isolait le droit féodal; et sur aucun point du continent les masses ne descendirent, comment le méconnaître? à l'état rude et grossier où votre civilisation les retient encore.
 
Cette opposition des classes laborieuses aux classes oisives, du prolétariat à la propriété, paradoxe évident pour la France, où personne n'est assez riche pour ne pas travailler, où l'association de l'industrie à la culture agricole devient chaque jour plus étroite et plus nécessaire, n'apparaît comme une réalité que dans la Grande-Bretagne. C'est de Londres, et non point de Paris, que pourrait émaner avec quelque apparence de justice cette ''politique à l'usage du peuple'', qui s'efforce de créer un antagonisme tout gratuit, au lien d'unir les ames par les liens d'un même amour, confirmé par une même foi.
 
Il n'est en France, et ceci, monsieur, est quelque chose de tout nouveau dans le monde, que deux grandes catégories, l'une comprenant tous les hommes qui donnent à l'état un gage légal d'indépendance et de lumières, l'autre formée de tous ceux qui ne peuvent pas le lui offrir, mais auxquels la sollicitude sociale, incessamment éveillée, présente tous les moyens d'acquérir instruction et fortune, dans une proportion que déterminent l'aptitude, la moralité et la persévérance de chacun. Aux premiers appartient exclusivement, non pas le bénéfice, mais l'usage des droits politiques; ils sont les tuteurs et comme les représentans légaux des seconds : ordre de chose tellement rationnel en soi, que ceux-ci, livrés à leurs seules inspirations, ne songeraient pas même à contester ce qui est bien moins un privilège constitutionnel que le voeu même de la nature.
 
Le peuple verrait avec joie diminuer les charges qui pèsent sur lui ; il aimerait à ne plus porter au percepteur sa cote mobiliaire et sa cote personnelle, à ne pas payer chaque année à l'état l'impitoyable impôt du sang; le pauvre serait heureux d'assaisonner d'un sel abondant les mets insipides dont se nourrit sa misère. Mais les droits politiques, le suffrage universel, les parlemens annuels, tout ce qui fait vibrer la fibre populaire dans vos réunions tumultueuses, il ne s'en préoccupe guère plus que de la pierre philosophale.
 
L'union de Birmingham vota, l'année dernière, une adresse de chaleureuse sympathie au comité chargé de promouvoir en France la réforme électorale, et de réclamer les droits politiques pour tous les gardes nationaux. L'identité des mots fit sans doute croire à l'identité des choses; on ne devina pas à Birmingham qu'une formule qui avait remué jusqu'en ses fondemens le sol des trois royaumes, parce qu'elle tendait à briser le monopole du pouvoir aux mains de l'aristocratie, n'était, dans la France de 89 et de 1830, qu'un mot sans écho et sans portée.
 
Faut-il vous apprendre ce que sont devenues les pétitions pour la réforme, avec quelle facilité empressée on les a sacrifiées à la chance d'approcher du pouvoir durant le cours de la session dernière? Faut-il constater ce qu'il y a de vague et d'incohérent jusqu'ici dans les vues des publicistes qui la réclament? Ce n'est pas avec un tel caractère d'indécision et de mollesse que se produisent chez nous les questions vraiment populaires et nationales. Est-ce ainsi que la France traita le droit d'aînesse, imposé à la restauration par le parti qui la dominait? Fut-elle aussi patiente, lorsque le ministère du 6 septembre, par une combinaison malhabile et un mot mal sonnant, parut réveiller un souvenir du droit féodal? S'il peut être convenable de modifier en quelque chose notre législation électorale, ce que je ne conteste pas, et vous apprécierez plus tard la nature de mes motifs, cette convenance ne résulte en rien des exigences impérieuses de l'opinion, et c'est dans une sphère de haute prévoyance politique que cette question peut être débattue. Il semble, du reste, assez facile d'en prévoir l'avenir. En face d'une opinion extérieure dont l'indifférence est manifeste, la réforme électorale sera agitée, abandonnée on reprise, selon les temps et les intérêts, selon qu'on sera plus ou moins éloigné du pouvoir; elle deviendra une arme dans la stratégie parlementaire plutôt qu'un moyen de provoquer le concours énergique du pays. Quelle qu'en soit l'issue définitive, la réforme maintiendra les droits politiques aux mains qui les exercent aujourd'hui, en donnant de nouveaux gages au droit exclusif de la fortune combiné avec celui de la capacité, idée simple et capitale, qui n'est rien moins que le principe fondamental du gouvernement des sociétés modernes.
 
Cette base est en effet, dans l'Europe actuelle, celle du gouvernement dit des classes moyennes ou de la bourgeoisie, double dénomination qui manque évidemment d'exactitude. Une classe moyenne présuppose, de toute nécessité, l'existence de classes supérieures; or, la prétention de la classe gouvernante en France, ce qui fonde et constitue son droit à la direction de la société, c'est la prépondérance même qu'elle exerce. S'il est en ce moment un certain nombre de grandes existences non absorbées dans son sein et résistant à une assimilation avec elle, vous avez vu que ce fait, d'un ordre transitoire, tend de plus en plus à s'effacer sous les prescriptions rigoureuses de la loi civile et l'esprit général du temps. Remarquez, en effet, que s'il n'en était pas ainsi, le gouvernement des classes moyennes manquerait également et de titre et de garantie; car, en arguant de son principe, on pourrait prévaloir contre lui par cela seul qu'on représenterait une plus grande masse de capitaux ou une plus grande somme de lumières.
 
La qualification de gouvernement bourgeois n'est pas plus heureuse, du moins en prenant le mot dans son sens primitif. La communauté bourgeoise était une concession dont le fait supposait un pouvoir d'un autre ordre et d'un titre supérieur, et rien n'est plus opposé que le droit de 1789 à celui qui naissait, pour les bourgeois du XIIIe siècle, d'un affranchissement et d'un octroi purement local. La seule qualification qui convînt à l'état social dont la France essaie la réalisation laborieuse, serait celle de gouvernement des classes éclairées. Ce qu'une telle dénomination aurait de prétentieux, la prise qu'elle pourrait parfois donner au ridicule, si l'on mesurait les faits à l'échelle des principes, n'empêcherait pas qu'elle ne fût rigoureusement exacte. Quelle est la forme de gouvernement, quelle est même la science qui corresponde à son type et tienne tout ce que promet son nom?
 
En présentant l'idée de 89 comme un progrès dans la civilisation du monde, comme une conquête chèrement achetée, je ne me dissimule, croyez-le bien, monsieur, aucune des difficultés qui lui sont propres; je sais trop bien les périls auxquels elle semble exposer l'organisation politique tout entière. Partout la mobilité, nulle part la tradition et l'expérience; des fortunes soudaines qui disparaissent sans laisser plus de semence qu'elles n'avaient de racine; une excitation incessante vers un but que tous croient atteindre et que nul ne possède avec sécurité : ce sont là des dangers que la législation, dans son imprévoyance, me paraît avoir tout fait pour développer, sans rien tenter pour les restreindre.
 
Une hiérarchie exclusivement assise sur la valeur respective de chaque individualité est chose fort difficile à organiser, plus difficile encore à maintenir. Dans un état aristocratique, rien n'est plus aisé que de constater si le nom de telle famille est inscrit sur le livre d'or; dans une démocratie, où la capricieuse faveur du peuple élève seule les fortunes politiques, le premier démagogue pourvu d'une audace plus imperturbable ou de poumons plus puissans prévaut légitimement contre l'idole de la veille; sous le despotisme, un portefaix du sérail ou un pêcheur du Bosphore se réveille grand-visir, si un regard de son maître s'est abaissé sur lui. Mais lorsque tous peuvent aspirer à tout, sous la condition imposée à chacun de constater sa supériorité dans une lutte sans repos, lorsque le pouvoir est au concours, qu'il faut combattre pour l'atteindre, et combattre bien plus encore pour le garder; quand au-dessus des puissances constituées s'élève celle de l'opinion, et que la presse regarde en face la tribune au lieu de se tenir à ses pieds, comme chez vous, vous comprenez tout ce qu'un tel état admet de péripéties imprévues, suscite d'ambitions et provoque d'amers désappointemens.
 
Vos compatriotes ne prennent pas assez la peine d'étudier une société en contraste complet avec la vôtre, malgré l'apparente analogie des institutions. Cependant cette étude leur donnerait seule le mot du grand problème qui se pose aussi pour eux; seule également, elle pourrait vous initier aux causes de ce vague et universel malaise provoqué par le jeu d'institutions appliquées contrairement à leur génie et sans les modifications qu'une telle différence rendra plus tard, inévitables.
 
Vous m'avez fait l'honneur de me conter, et je veux la redire à mes concitoyens, l'histoire de votre famille, admirable et curieux exemple de cette marche progressive et mesurée de toutes les fortunes politiques au sein de la Grande-Bretagne. Je ne sais rien de plus propre à faire comprendre les résultats si divers des mêmes institutions de l'un et de l'autre côté de la Manche.
 
Votre bisaïeul, simple ouvrier dans un comté du nord, esprit inventif et réfléchi s'il en fut, trouva un procédé nouveau pour forer les aiguilles; il fit de l'or et devint, à la fin de sa laborieuse vie, membre d'une corporation municipale. Presbytérien rigide dans sa première jeunesse et la tête pleine des passions religieuses et démocratiques de ces temps, il rentra plus tard dans le giron de l'église établie, moins par conviction, pensez-vous, que pour avoir accès à ces dignités locales dont l'intolérance de la loi écartait alors les dissidens.
 
Son fils fut lancé, au sortir de l'enfance, muni d'une pacotille et de bons conseils, dans tous les hasards de la vie maritime et commerciale. Il vendit de somptueuses marchandises à la naissante capitale du czar; il vit dans leur jeunesse ces colonies américaines qui bientôt allaient devenir de grands peuples ; puis son errante fortune le porta dans les Indes, alors que l'Angleterre commençait à y prévaloir contre la France. Il y passa dix années et revint en Europe, le coffre-fort garni de roupies. Il connut alors ce qui, est pour tout Anglais le bonheur suprême; il put acheter, dans le comté paternel, une terre avec patronage ecclésiastique, une terre aux eaux poissonneuses, au parc giboyeux. Il put courir les renards, ajuster les faisans, et obtint, peu avant sa mort, pour prix de services électoraux rendus à un seigneur whig du voisinage, ''la commission de paix'', ce préliminaire indispensable de toute existence aristocratique.
 
Ce fut sous ces heureux auspices que votre père entra dans le monde, et qu'après avoir mangé à ''Temple-Bar'' le nombre de côtelettes voulu par les règlemens, il fut reçu avocat et devint, après d'éclatans succès au barreau, l'un des juges d'Angleterre. Sa fortune s'accrut dans cette position lucrative, et son influence grandit avec elle; il eût déjà pu s'asseoir dans la chapelle de Saint-Étienne, s'il n'avait préféré aux devoirs législatifs la vie active et honorée que lui faisaient ses fonctions. Toutes ses préoccupations d'ailleurs reposaient sur vous, l'aîné de ses enfans et l'unique héritier de ses grands biens.
 
Cependant vous viviez à l'université, au milieu de cette jeunesse d'élite pour laquelle l'existence politique commence à bien dire dans l'enceinte du collège, et vous pouviez déjà contracter, avec toute la génération pour laquelle allait s'ouvrir la carrière des affaires, ces précieuses liaisons qui donnent tant de force dans les épreuves de la vie publique. A Cambridge, on vous traitait en ''gentleman commoner''; personne n'ignorait, et vous ignoriez moins que personne, qu'après vos études classiques terminées et votre éducation complétée par un voyage sur le continent, vous auriez à justifier à Westminster les éclatans succès obtenus dans les épreuves académiques. En devenant propriétaire de quelques masures en ruines, votre père vous avait acheté un siège au parlement; et si vous en fîtes, en 1832, le sacrifice avec joie, ce fut pour vous asseoir sur celui que les électeurs de votre comté ont été fiers et heureux de vous offrir. A peine au parlement, une éclatante alliance s'est d'elle-même offerte à vous sans que vous l'ayez briguée, et le plus vieux sang de la conquête normande n'a pas hésité à s'unir à celui du descendant de l'ouvrier fier de ses pères comme de lui-même.
 
Groupez, monsieur, dans une seule vie les faits si divers qui se déroulent dans ce cadre de plus d'un siècle; au lieu de quatre générations élevant pierre à pierre l'édifice d'une famille parlementaire, représentez-vous un seul homme affrontant toutes ces épreuves, subissant toutes ces vicissitudes, passant, dans sa rapide carrière, du soin de faire sa fortune à celui de fonder son crédit politique, et vous aurez une juste idée des excitations de toute nature réservées à la société française. Dans cette arène où toutes les ambitions se précipitent au gré de toutes les cupidités, aucune barrière n'est élevée par la loi, aucune règle n'est imposée par les moeurs, et le pouvoir ne tente aucun effort pour modérer, en la régularisant, l'action d'un principe qui, plus que tout autre, réclamerait sa haute et intelligente tutelle. Impassible devant la concurrence illimitée qui, dans les transactions commerciales, se résout en faillites innombrables, et, dans la vie sociale, en redoutables déclassemens de position, la législature ne s'enquiert pas même des moyens de rendre cette concurrence moins désastreuse; elle semble l'accepter comme un mal sans remède, comme la conséquence forcée du principe de notre gouvernement.
 
Je ne crois pas que les sociétés humaines doivent s'exposer à périr par fidélité à la logique; je suis bien loin de penser d'ailleurs que le principe de 89 repousse une organisation fondée sur des délais obligés, sur des épreuves successives et vraiment sérieuses; j'estime surtout qu'il serait possible de ne pas concentrer toutes les ambitions et tout le mouvement politique sur un seul point, et qu'il y aurait quelque chose à faire pour rendre la vie à la partie si déplorablement paralysée de nos institutions constitutionnelles. Mais achevons, monsieur, le diagnostic de notre société contemporaine, avant de nous engager dans le vaste champ des projets et des hypothèses.
 
Vainement chercheriez-vous dans les rangs divers de la bourgeoisie française des doctrines et des théories politiques distinctes les unes des autres. En élevant tant de soudaines fortunes, la révolution de 1830 imprima une impulsion sans exemple à toutes les espérances, et celles-ci aboutirent pour la plupart à d'inévitables désappointemens. De là, dans un grand nombre d'esprits, des irritations et des mécomptes qu'on prit soin de revêtir des apparences d'une opposition systématique.
 
Mais ce qui se passe au sein de la représentation nationale ne peut manquer de vous éclairer sur les sentimens véritables du pays. Vous avez vu l'opposition perdre toute sa vivacité dans la chambre élective et fondre comme la cire au soleil, du jour où elle s'est trouvée plus rapprochée du pouvoir. On peut, sans calomnier les convictions de ses mandataires, douter aussi qu'elles résistassent à une pareille épreuve; on peut croire que du haut d'un siège de cour royale, du bureau d'une perception ou d'un prétoire de justice de paix, les hommes et les choses apparaîtraient sous un jour plus favorable.
 
Aucune fraction de la bourgeoisie n'aspire à voir descendre aux mains du peuple l'arme des droits politiques; aucune ne réclame avec sincérité une part plus large dans le gouvernement et dans l'administration locale, car à peine se résigne-t-on à user de toute celle qu'on tient de la loi. Lorsqu'on demande une plus vaste extension du suffrage électoral, lorsqu'on s'élève avec une énergie tout américaine contre le despotisme administratif, ces plaintes dans la bouche de l'avocat sans causes ou du médecin sans malades ont un sens qu'il faut savoir comprendre, et dont le pouvoir n'a pas trop à s'effrayer. Je ne sais pas une idée d'organisation intérieure dont il soit possible de faire en ce moment une théorie sérieuse d'opposition, et ce ne serai pas chose facile que de trouver un terrain pour les controverses parlementaires, si la France ne continuait à porter, aux grands intérêts qui se débattent au-delà de ses frontières, cette attention passionnée qu'elle a visiblement cessé de prêter à des questions aujourd'hui résolues.
 
Si l'on arrive jamais à établir au sein de la bourgeoisie de grandes divisions distinctes, je crois que cette classification s'opérera plutôt par l'effet des tendances morales que par le résultat des idées politiques. Sous ce rapport, la question religieuse, en ce moment effacée, pourrait bien acquérir une importance croissante, car dans le silence des passions de parti dont elle a su se dégager, elle ne peut manquer de devenir pour les uns le plus puissant élément d'attraction, pour les autres le point le plus constant de repoussement. Il ne saurait y avoir association durable dans la vie publique entre ceux qui voient dans le christianisme la vérité philosophique et sociale élevée à sa plus haute puissance, et ceux qui le supportent à grand'peine comme une nécessité transitoire. En vain une convention tacite consacrerait-elle d'une part la plus large tolérance, de l'autre un respect officiel pour des institutions reconnues utiles; un tel problème est trop grave, il touche de trop près à toutes les solutions, à tous les faits de l'ordre social aussi bien que de la conscience humaine, pour que la différence des points de vue n'en établisse pas à chaque instant dans les résultats.
 
La chambre et l'opinion vont se trouver saisies de ces hautes questions morales qu'on voit apparaître sur le premier plan de la scène, depuis que celles d'un ordre secondaire sont épuisées; bientôt elles auront à décider si la philantropie bureaucratique peut remplacer, pour le soulagement des misères humaines, l'action spontanée de la charité, si des concierges et des guichetiers suffisent pour faire descendre de salutaires pensées dans l'ame des coupables; bientôt elles auront à déterminer la part respective de l'état et du sacerdoce dans le ministère sacré de l'éducation publique. De toutes parts vont surgir d'immenses problèmes en face desquels il faudra que toutes les convictions se dessinent, que toutes les répugnances se révèlent, et que chacun dise son dernier mot. Dans cette phase toute nouvelle de nos débats parlementaires, vous verrez se produire des péripéties fort imprévues, se former des liaisons et se préparer des ruptures jusqu'ici réputées improbables. Peut-être sortira-t-il plus tard de tout cela des divisions plus rationnelles, des classifications correspondant davantage à de vivantes réalités.
 
Je ne fais qu'indiquer en passant une idée appelée à conquérir bientôt une importance qu'il y a peut-être quelque témérité à lui attribuer dès à présent, idée féconde, quoique vague encore, qui contribuera plus qu'aucune autre à développer cet avenir que nous pressentons sans le comprendre.
 
En résumé, monsieur, je ne suis pas admirateur fanatique, non plus que détracteur passionné de mon siècle; je sais que l'idée qu'il poursuit a ses périls comme elle a sa grandeur, et que telle est malheureusement la condition de toutes formes nouvelles. Les sociétés ne viennent pas s'y encadrer naturellement et comme d'elles-mêmes; il faut que la tourmente les y jette, que la force des choses les y retienne, et que ces formes les enlacent graduellement sans qu'elles en aient la conscience. Aussi ne suis-je point découragé au spectacle de tant d'agitations et d'incertitudes, à celui même de tant d'ambitions éveillées jusqu'au plus modeste foyer domestique : tout cela se modérera par l'action du temps, peut-être aussi par une prévoyance plus intelligente de la loi. Ce n'est point en un jour que la forme féodale s'est épanouie dans sa fécondité au sein du monde arraché à la barbarie. Que de longues guerres, que de crises intérieures, que de souffrances d'abord jugées stériles, que de douleurs sans espoir et sans résultat avant que la malheureuse Angleterre de la conquête présentât à l'Europe le code politique tracé par l'épée de ses barons, avant que l'anarchique Allemagne des derniers Carlovingiens lui donnât le spectacle de sa ligue rhénane et de sa hanse anséatique! Que de fois la France, pillée par les Normands et déchirée par des chefs barbares, ne douta-t-elle pas de la Providence et de l'avenir, jusqu'au jour héroïque où elle proclama la croisade, acquérant tout à coup et le secret de ses épreuves passées, et celui de ses destinées futures!
 
Deux siècles de transition, c'est-à-dire de ruines, ont séparé les temps féodaux de celui où le pouvoir monarchique fleurit dans tout son éclat sous Louis XIV; et nous, disciples d'une pensée qui s'est produite dans le monde voici à peine cinquante ans, d'une pensée qui travaille sans doute l'Europe entière, mais sans l'avoir conquise, nous cesserions de croire à sa vitalité, parce que des obstacles s'élèvent sous nos pas, et que nous avons quitté le terrain des illusions pour celui des réalités pratiques! Non, monsieur, la France ne fera pas défaut à son oeuvre. Après l'avoir entamée sur les champs de bataille, elle continuera de la poursuivre à travers toutes les expérimentations, quelque lentes, quelque chanceuses qu'elles puissent être; elle sait qu'en politique aussi bien qu'en religion, il n'y a que la foi qui sauve, et qu'elle serait perdue dans le monde le jour où elle douterait d'elle-même et de l'idée qu'elle représente.
 
Ce qui importe dans les temps tels que les nôtres, c'est de se demander quelles mesures pourraient mettre les institutions de l'ordre civil et politique en harmonie avec l'idée qu'elles expriment. La raison des peuples avait appris, avant Montesquieu, que la première condition des bonnes lois est de se rapporter à leur principe, dogme lumineux dont il y aurait, je crois, à faire en France d'utiles et fécondes applications. Notre constitution, empruntée à la contrée la plus naturellement aristocratique de l'univers, ne peut, sans des froissemens continuels dans quelques-unes de ses parties, s'appliquer à notre gouvernement bourgeois et à notre état social mobile comme nos moeurs. Pour rester fidèle à son texte judaïque, force est de méconnaître le génie du pays et d'en attendre ce qu'il ne saurait donner. Par là s'élaborent les crises politiques, par là se préparent ces longs et anarchiques interrègnes dont la France parlementaire semble destinée à donner au monde le périodique spectacle. Ainsi s'altère la confiance, ainsi languissent les intérêts, ainsi les partis renaissent d'espérances mal éteintes.
 
Je n'ai pas le tempérament novateur, bien loin de là, car j'incline toujours à penser que ce qui est produit par cela même un très puissant argument en sa faveur. Cependant je n'hésite pas à dire qu'en laissant toute chose à son cours, par crainte de se montrer réformiste, on pourra bien un jour se réveiller tout près de l'anarchie. Je penche à croire que, dans un simple intérêt de conservation, on finira pas regretter d'avoir manqué à la fois de prévoyance et d'initiative. Dans mes prochaines lettres, j'essaierai de préciser ma pensée en ce qui se rapporte aux deux chambres et au corps électoral, c'est-à-dire au mécanisme du gouvernement représentatif, puis à la presse et à l'administration intérieure, c'est-à-dire à la direction de l'opinion publique.
 
 
===III - Du rôle de la Pairie et du parti conservateur===
 
N'estimez-vous pis, monsieur, que nous venons d'assister ensemble à un bien étrange spectacle? Nous avons trouvé ce pays libre enfin de souci et d'agitation politique, tout entier au soin de ses intérêts, de sa fortune et de son bien-être, et voici que cette situation paisible et normale, si long-temps rêvée comme le résultat final de nos discordes, engendre des difficultés non moins sérieuses que les périls auxquels se vit en butte la France révolutionnaire.
 
Au sein de sa représentation nationale, des crises dont il est impossible de ne pas prévoir le prochain retour, et que chacun aura désormais la puissance de susciter en même temps que nul n'aura celle d'y mettre un terme; au sein de l'administration, le découragement et le décousu inséparables d'un manque de direction; au sein du pays, la dévorante concurrence de toutes les vanités, celle non moins stérile des ambitions détournées d'un but digne d'elles, et se cotant en sommes rondes; le savoir-faire devenu la suprême puissance, et la capacité reculant devant l'intrigue: de tels faits, confessés par tous, proclament la nécessité de remèdes énergiques autant qu'ils accusent l'impassibilité de la loi.
 
La mission de celle-ci ne devrait-elle pas consister à régler dans l'avenir, par des mesures prudemment combinées, l'action de principes dont jusqu'à ce jour elle s'est bornée à garantir le triomphe? L'honneur n'était pas moins l'ame de la monarchie absolue que l'esprit d'égalité et de concurrence n'est le mobile de la moderne société française, ce qui n'empêcha pourtant ni Richelieu ni Louis XIV de porter des lois terribles contre le duel. Il n'est pas un gouvernement qui n'ait dû, par une intervention prévoyante, modérer l'action de son principe, et je ne pense pas que celui de la bourgeoisie, s'il a réellement, comme je crois l'avoir démontré, un caractère natif et propre, puisse se soustraire long-temps à une telle nécessité.
 
Vainement demanderait-on aux moeurs seules l'amélioration d'un état de choses qu'elles semblent au contraire tendre à aggraver. Le goût des fortunes rapides se combinant avec la diminution des patrimoines héréditaires, la diffusion de l'instruction également favorisée dans toutes ses branches et à tous ses degrés, déclassent chaque jour une masse besogneuse, qui consent bien à respecter l'existence du pouvoir, mais sous condition expresse de le servir, à peu près comme les chefs de ces peuples du Nord, qui, après avoir long-temps fait trembler l'empire, amollis enfin par leur contact avec lui, exigeaient des empereurs des dignités lucratives et quelques lambeaux de pourpre romaine. Un vaste développement imprimé aux intérêts industriels et surtout agricoles au dedans, aux intérêts maritimes et colonisateurs au dehors, pourrait seul arrêter cet essor chaque jour plus universel vers les fonctions publiques, depuis les plus élevées jusqu'aux plus modestes; symptôme significatif, qui constate par des chiffres authentiques la disparité des besoins avec les ressources, des désirs avec les moyens d'y satisfaire.
 
Les pouvoirs législatifs ne peuvent rien sans doute contre de telles tendances; je ne crois pas à la puissance des lois contre les moeurs, tandis que j'admets celle des moeurs contre les lois, du moins pour les corriger. Ce fut grande pitié dans tous les temps de voir des esprits distingués s'évertuer à réformer un peuple en réformant sa constitution, sans comprendre que les lois sont lettre morte lorsque l'esprit public ne vient pas les vivifier. Ne craignez donc pas de me voir glisser dans un tel travers, celui de tous que je passe le moins aux hommes d'étude. Mais n'est-il pas, monsieur, certaines parties des institutions françaises qu'on pourrait redresser et compléter dans le sens de leur principe, et ne penseriez-vous pas, avec moi, que dans l'accomplissement d'une pareille oeuvre le génie national viendrait en aide à un pouvoir intelligent et habile, bien loin de lui susciter des obstacles?
 
Je disais dans une précédente lettre que nos institutions, résultat emprunté à l'imitation étrangère, laissaient en dehors d'elles divers élémens qu'elles sont destinées à embrasser; j'ajoutais que la force des choses finirait par suppléer à la sagesse du législateur, à cela près que nous devrions le complément de notre organisation politique à l'expérience, cette institutrice dont les leçons sont toujours chèrement payées par les peuples. C'est ce champ de l'avenir que je vous demande aujourd'hui la permission de parcourir un peu avec vous.
 
Je ne prétends en aucune façon, vous le comprenez de reste, devancer les temps par des réformes hâtives. Je n'ai pas les poches pleines de constitutions, et je sais à merveille que des lois médiocres, subsistant en réalité, ont une valeur fort supérieure aux lois les plus parfaites conçues en puissance d'être. Mais, convaincu que des difficultés sans terme comme sans résultat sont destinées à marquer désormais toutes nos sessions législatives, et que notre système électoral, non plus que notre organisation parlementaire, n'est capable de les prévenir, craignant surtout qu'un jour ne vienne où le pays ne scrute d'un oeil peut-être trop sévère tout le mécanisme de son gouvernement, je voudrais pressentir les pensées qui surgiront alors; je voudrais rechercher si la simple théorie n'accuse pas déjà certains défauts, avant que l'évènement les ait fait éclater aux yeux de tous. Si j'étais homme de gouvernement, je pourrais m'abstenir de toucher à ces matières tant que le moment ne serait pas opportun pour y appliquer le souverain remède de la loi; publiciste, je crois de mon devoir d'aborder de telles questions avant qu'elles deviennent brûlantes.
 
Trois pouvoirs politiques coexistent en France : l'un, sorti en 1830 de l'élection populaire, mais destiné à se perpétuer par l'hérédité; le second, émanant du premier, avec la garantie de l'inamovibilité; l'autre, se renouvelant à intervalles périodiques et rapprochés.
 
Les alarmes de l'opinion en face d'un titre qui se posait comme supérieur à son contrôle, les évènemens consommés, les prestiges évanouis, les garanties réclamées par les intérêts, l'empire des moeurs et les tendances de l'esprit public ne permettent pas de concevoir une royauté dans des conditions plus propres à être acceptée par le grand nombre, que la royauté actuelle; et c'est avec toute raison qu'on a pu la présenter comme la dernière application actuellement possible du principe monarchique en France. Rarement, d'ailleurs, une institution correspondit mieux, par son génie même, aux intérêts dominans qu'elle eut mission de consacrer, et la royauté de 1830 s'est trouvée en communion bien plus intime avec l'esprit de son temps que celle du stathouder de Hollande avec celui de l'aristocratie britannique. Aussi est-elle le pouvoir qui a conquis l'influence la plus décisive et la plus constante depuis le jour où tous les pouvoirs se sont relevés de la sanglante poussière des barricades.
 
On lui a reproché le besoin de trop faire par elle-même, en se montrant également jalouse et des apparences et des réalités de la puissance. Cette disposition d'esprit a été pour elle la source d'embarras graves et fréquens : on peut douter cependant que l'histoire la lui impute à blâme. La royauté nouvelle avait une terrible partie à jouer dans la France de juillet. Il était difficile qu'elle s'en désintéressât personnellement, lorsque les résultats l'atteignaient d'une manière si directe, et ce n'est pas en s'enveloppant dans les fictions légales de l'irresponsabilité qu'elle fût parvenue à jeter quelques racines, même au XIXe siècle. Un roi fainéant ne fondera jamais une dynastie en France, et dans ce temps-ci plus qu'en tout autre, il n'y a, pour résister à la tempête, que ceux dont le nom peut s'attacher à quelque idée, se lier à quelque durable souvenir.
 
Plus vous y réfléchirez, monsieur, en dehors de vos idées traditionnelles, plus vous verrez qu'il fallait que la royauté nouvelle eût un système, sous peine de ne rien exprimer et de disparaître à la première bourrasque. Vous vous êtes quelquefois trouvé en désaccord avec ce système lui-même; vous avez pensé, comme votre cabinet, que, relativement à certains faits extérieurs, il laissait trop au hasard des évènemens, et ne demandait pas assez à la puissance de la France. Cette croyance, je l'ai pleinement partagée avec vous mais, quelle que soit mon opinion sur certaines applications de la politique qui prévaut depuis neuf ans, je n'en crois pas le principe moins conforme aux besoins du pays, moins constamment avoué par les intérêts groupés autour d'elle. Cette politique n'a jamais dépassé les limites de son action constitutionnelle, elle a toujours trouvé dans le parlement, même pour ses inspirations les moins heureuses, l'adhésion qui les légitime; elle a donc marché dans ses voies naturelles : aussi, de tous les pouvoirs de l'état, la royauté est-elle le seul qui n'ait guère qu'à les suivre, et dont il n'y ait point à se préoccuper lorsqu'on embrasse l'ensemble de l'organisation sociale.
 
Mais s'il suffit de confier son avenir à sa prudence, n'en est-il pas tout autrement pour le pouvoir dont l'art. 23 de la Charte nouvelle a fait une émanation en quelque sorte filiale de la royauté? Est-il possible de n'être pas frappé, à la vue de ce corps paralysé, du vice d'organisation qui enlève à ses membres jusqu'à la force dont ils étaient individuellement pourvus avant leur accession à la plus éminente dignité de l'état? Voici des hommes de la capacité la plus authentiquement éprouvée : les uns ont reçu vingt fois le baptême électoral dans nos diverses assemblées législatives; les autres sont les restes glorieux de cent batailles, les derniers acteurs de ces grandes scènes qui eurent l'Europe pour théâtre et le sort du monde pour objet; ce qu'il y a d'illustrations dans la science, dans la politique et dans la guerre, d'expériences consommées fournies par tous les régimes, est groupé dans cette assemblée constitutionnellement égale à l'assemblée élective, et dont pourtant la France prononce à peine le nom à l'occasion d'un conspirateur ou d'un assassin jeté de temps à autre à sa justice. La pairie n'a, depuis des années, donné qu'un vote fictif à la loi principale de chaque session, celle des finances; elle n'a pas ébranlé un ministère, encore moins son initiative a-t-elle contribué à former un cabinet, à ce point que, dans les hautes régions de l'ambition parlementaire, on a grand soin de décliner ses honneurs stériles, et qu'on n'hésite pas à s'y faire au besoin représenter par ses branches cadettes. Quel homme confiant dans son avenir et aspirant à une grande fortune politique se laisserait arracher tout vivant du Palais-Bourbon pour goûter la paix du Luxembourg? A qui le palais des Médicis n'offre-t-il pas l'image de ce royal asile où reposent tant de débris mutilés, dans une retraite protégée par la piété publique et embellie par la solitude?
 
La France pense-t-elle posséder deux chambres législatives parce que des messagers d'état voyagent cérémonieusement d'un palais à un autre? Ne voit-t-elle pas toute la plénitude du pouvoir ballottée depuis neuf ans entre la royauté et la chambre élective, puissantes toutes deux, et peut-être à l'égal l'une de l'autre?
 
Les conséquences d'un tel état de choses apparaîtront chaque jour plus redoutables, en admettant que les perturbations de ces dernières années ne suffisent pas pour en constater dès à présent toute la gravité. La division du pouvoir législatif est un axiome dans tous les états libres : s'il n'existait pas, il faudrait l'inventer, ne fût-ce que pour la France, pays d'entraînement et de fougue, qui doit surtout se prémunir contre ses premiers mouvemens. La nation n'a pas, on doit le croire, reculé depuis l'an III. Ce que décréta la convention nationale elle-même, comme un premier hommage à l'expérience de tous les peuples, n'a pas cessé d'être une nécessité de premier ordre, une question de vie ou de mort pour le système représentatif.
 
Ceci, monsieur, n'est nié par personne. Il n'est pas un membre de l'opposition, jusque dans ses rangs les plus avancés, qui comprenne la monarchie constitutionnelle avec une seule chambre. Au sein même du parti républicain, les hommes dont l'opinion peut être de quelque poids, et je citerai ici Carrel, ont toujours reconnu, encore qu'ils ne l'aient pas toujours confessé, la convenance d'une division dans le pouvoir législatif, et la nécessité d'un sénat, dépositaire spécial des traditions gouvernementales. Il n'est donc pas dans le monde politique de doctrine plus universellement professée que celle-là.
 
Mais en est-il, je vous prie, de moins pratiquée? Les membres de l'opposition qui professent pour elle le respect le plus avoué ne réclameraient-ils pas avec violence, si la pairie s'avisait de mettre un poids dans la balance de nos destinées, si elle rejetait une loi populaire, ou prenait l'initiative d'une mesure réprouvée par la presse? On a pu lui permettre d'ajourner la conversion de la rente, car ceci ne touche à aucune passion, à aucun intérêt politique; peut-être même se trouve-t-on, tout conversionniste qu'on puisse être, avoir au fond de son portefeuille quelques coupons de 5 pour 100. On a pu trouver convenable qu'en repoussant le divorce, elle rendît à la morale publique un hommage qu'on avait eu la faiblesse de lui refuser ; mais qu'eut-on dit si la pairie ne s'était pas courbée sous le plébiscite qu'on lui présentait à la pointe des baïonnettes de juillet? Que dirait-on si elle refusait un jour de sanctionner une nouvelle loi électorale, si elle prétendait faire prévaloir dans une haute question diplomatique une autre pensée que celle de la chambre élective? Que dirait-on surtout si elle s'ingérait à démolir aussi les ministères, en organisant, par exemple, contre un cabinet qui n'aurait pas ses sympathies, une coalition dont les élémens ne manqueraient pas, à coup sûr, dans son sein? Si l'on reconnaît dans la chambre inamovible le droit d'agir ainsi dans la plénitude de ses attributions constitutionnelles, il faut dès à présent changer d'attitude vis-à-vis d'elle; si on ne l'admet point, cette chambre n'a plus une existence digne du pays et digne d'elle-même; elle ne répond pas au but de son institution : c'est un embarras pour tous sans être une force pour personne.
 
Voyez maintenant le contraste, et suivez-en les étranges conséquences. En face de la pairie s'élève une autre chambre riche assurément en talens, en espérances, en vives et légitimes ambitions, mais dont il est licite de ne pas trouver le niveau intellectuel aussi constamment élevé. Cette chambre a tout ce qui convient pour imprimer une impulsion générale aux affaires; mais elle manque trop souvent (comment le méconnaître?) de l'esprit de suite indispensable pour les conduire. La nature même de son génie l'appellerait plutôt à influer sur l'ensemble d'une situation qu'à choisir les instrumens actifs du gouvernement. En contact immédiat avec l'opinion nationale, elle sent à l'unisson de cette opinion même; mais le sens si droit qu'elle apporte dans l'appréciation des idées et des intérêts généraux, ne court-elle pas risque de le perdre lorsqu'il s'agit de choisir les hommes? N'est-elle pas visiblement dans l'impuissance de les éprouver et de les connaître? N'est-elle pas dominée par des impulsions et par des manoeuvres également propres à fausser la sûreté de son jugement ?
 
Un jeune homme inconnu trouve dans son petit arrondissement soixante-quinze parens, alliés ou condisciples, sur cent cinquante électeurs inscrits qui consentent à lui ouvrir l'accès des affaires publiques, où il reçoit pour mission de soigner en même temps et ses propres intérêts et ceux de ses amis. Il arrive à la chambre, aborde la tribune, et s'y tient bien. Il a grand soin de se placer dans les conditions requises pour naviguer toujours avec la presse, et recevoir dans ses voiles le souffle quotidien de ses organes. La France ne sait encore rien de lui, sinon qu'il a prononcé quelques discours heureux ; elle ignore quel gage il offre à la morale publique par son caractère et par sa vie, de quelle puissance d'application, de quelle prudence et de quelle mesure il peut être doué pour les affaires, et déjà peut-être le voilà ministre. Il dirige, à la tête de l'instruction publique, le mouvement intellectuel d'un grand royaume; il a charge d'y combiner l'ensemble des plus gigantesques travaux; il préside son conseil d'état, choisit ses magistrats, élabore et tranche les plus hauts problèmes de la législation civile et criminelle ou de l'économie politique. Si vous exceptez, et je ne saurais trop vous dire pourquoi, les départemens de la guerre et de la marine, il peut, sur le succès d'une session, quelquefois sur le résultat d'une intrigue, aspirer à tous les portefeuilles, conquérir les honneurs qui devraient être le couronnement de toute une existence, la consécration d'une notabilité déjà européenne. C'est ainsi que le pays qui impose le concours ou les épreuves les plus difficiles pour les plus modestes fonctions, et qui tend à généraliser de plus en plus cette pratique salutaire, prend tous ses agens politiques au hasard ou à l'essai, sans autre garantie que des succès de tribune, unis à quelque souplesse dans l'escrime parlementaire.
 
A de rares exceptions près, les fortunes ministérielles sont chez vous infiniment moins rapides; mais en admettant même la parité, je n'hésite pas à dire que ce que comporte le principe aristocratique de votre gouvernement ne saurait établir de précédent applicable à une société qui entend, comme la nôtre, résoudre pour la première fois le problème d'une hiérarchie fondée sur la valeur duement éprouvée de chacun.
 
A la manière dont se passent trop souvent les choses, le pays reste sans garanties sérieuses. En accumulant dans quelques années ce qui devrait remplir toute une vie humaine, on s'est exposé à substituer le savoir-faire à la naissance, à sortir du droit ancien sans s'établir dans le nouveau. Lorsqu'on voit, d'un côté, le plus grand nombre des expériences et des supériorités reconnues, agglomérées dans une assemblée sans puissance sur l'opinion, sans influence d'aucune sorte sur la formation et la chute des cabinets, et que, de l'autre, toutes les ambitions s'organisent stratégiquement pour la conquête et l'exploitation du pouvoir, lorsque la confusion règne au sein de l'une des chambres et que le découragement envahit l'autre, il est manifeste qu'il y a quelque chose de faussé dans la pratique et d'irrationnel dans la théorie du gouvernement.
 
D'où vient que l'assemblée élective, plus propre à remuer les idées qu'à discerner les hommes, au lieu d'influer sur l'esprit du système, se préoccupe principalement du personnel, et que la chambre inamovible ne pèse ni sur l'un ni sur l'autre? D'où vient que la pairie n'est guère pour l'opinion qu'une haute juridiction exceptionnelle? Cet abaissement ne tient pas à sa composition; car, bien que la faveur ait pu sans doute y donner accès, chacun rend hommage à ses lumières et aux nombreuses illustrations qui la décorent. Ce n'est pas, d'ailleurs, pour ses membres, une prérogative de peu de poids que l'inamovibilité qui leur est départie, car celle-ci protége tout ce qu'il est donné à la loi de garantir et d'atteindre dans une société où la famille politique n'existe pas. Du mode seul de sa formation provient donc une impuissance destinée à engendrer, pour la royauté, des dangers formidables, si la pairie, lassée d'un rôle peu fait pour elle, osait jamais tenter d'en prendre un autre.
 
Comment s'étonner des résultats sortis de la conception bâtarde de 1831? Comment n'avoir pas compris que le cabinet de cette époque, qui sacrifiait à regret l'hérédité à des impossibilités par lui estimées passagères, n'entendait donner à la pairie qu'une organisation transitoire pour lui ménager tous les bénéfices de l'avenir? N'est-il pas aussi contraire à la théorie qu'au bon sens de faire émaner un pouvoir politique d'un autre, lorsqu'on aspire à équilibrer des pouvoirs entre eux? Une telle combinaison n'annule-t-elle pas, dans les circonstances ordinaires, tout le bénéfice que la royauté peut attendre d'une chambre haute, en même temps qu'elle exposerait la chambre élective à se voir constitutionnellement anéantie par une royauté puissante, si des circonstances exceptionnelles rendaient jamais à celle-ci une force inattendue ?
 
Lorsque la couronne institue des magistrats pour tous les tribunaux du royaume, personne n'a l'idée de contester sa parfaite compétence dans cette partie de ses attributions; car on sait que la royauté, ou le pouvoir ministériel agissant sous son nom, ne comprend pas la justice autrement que le pays lui-même, qu'elle a tout intérêt à vouloir des magistrats probes, éclairés, diligens. De plus, en rendant ceux-ci inamovibles, la loi les revêt, par respect pour le sacerdoce qu'ils exercent, de la plus haute prérogative qu'elle ait aujourd'hui mission de conférer. Des magistrats nommés à vie par la couronne, en dehors des passions de parti et des intrigues locales, reçoivent donc des garanties en quelque sorte surabondantes pour accomplir leur ministère; ils sont dans les conditions les plus favorables pour fonder leur crédit dans l'opinion publique. Mais il n'en est pas ainsi pour un corps politique participant à la souveraineté. Il est évident que, si l'un des pouvoirs a seul mission d'en choisir les membres, il se gardera d'y faire entrer des adversaires de son système personnel, du moins en nombre suffisant pour en compromettre le succès. S'il y appelait quelques chefs d'opposition, pour les isoler de leurs amis, il devrait s'attendre à des refus aussi calculés qu'auraient pu l'être ses faveurs, et la force des choses le conduirait à circonscrire ses choix dans la sphère des hommes acquis déjà, par leurs convictions bien connues, à sa pensée politique. Une pairie nommée par la royauté ne saurait être qu'un pouvoir de reflet, qu'une doublure effacée de celle-ci. En vain s'agiterait-on pour y susciter la vie politique, en vain les notabilités du pays s'y trouveraient-elles en grand nombre : le premier résultat des positions fausses est d'ôter à chacun sa force, et c'est le sort des institutions dénuées de tout génie propre de disparaître sans que l'opinion s'en émeuve. Ainsi naquirent, ainsi se sont évanouies les conceptions de Sieyès au premier rayon du soleil de l'empire.
 
Le vice de l'organisation de notre pairie est compris par tous les amis de la monarchie constitutionnelle; il n'en est aucun qui ne dise tout bas ce que je ne vois, pour mon compte, nulle raison de ne pas dire tout haut. Je comprends autant que qui que ce soit les répugnances du pouvoir et la froideur de l'opinion, lorsqu'il s'agit, à peine sorti des hasards d'une révolution, de rentrer dans une carrière d'expériences législatives. C'est là un sentiment honorable, une crainte salutaire, contre lesquels je n'entends aucunement m'élever; mais encore est-il loisible aux hommes qui regardent comme impossible de détourner le cours logique des idées, de se demander dès à présent dans quelle alternative se trouvera la France lorsqu'éclatera cette grosse question.
 
Je vous entends répondre qu'il faudra nécessairement opter entre l'hérédité et l'élection. Ceci est rigoureusement vrai, sans être pour cela plus simple, car, s'il n'y a qu'une seule manière de naître, il en est mille pour être élu.
 
Vous savez depuis long-temps, par des écrits où j'ai dû creuser cette grave question, ce que je pense de l'hérédité de la pairie. Vous n'ignorez pas que je la crois un peu plus impossible encore dans l'avenir que dans le présent, et que je tiens l'établissement d'une pairie viagère pour plus probable dans la Grande-Bretagne que le rétablissement de l'hérédité ne saurait jamais l'être en France. Moins qu'un autre, monsieur, je porte en une telle matière ces passions désordonnées devant lesquelles abdique la raison humaine. Je crois que des hommes prédestinés dès leur enfance à la vie publique se rendent d'ordinaire plus dignes de leur destinée; je sais ce qu'une telle position assure d'indépendance en face des factions comme vis-à-vis du trône; enfin je tiens des pairs héréditaires pour fort capables de procréer des gens d'esprit; j'accorderai même, si l'on veut, que l'hérédité de la pairie n'est pas un privilège, dans le sens populairement odieux de ce mot. Ces concessions faites, j'en réclame une seule à mon tour, c'est que l'hérédité de la pairie est évidemment impossible. Peut-être ses partisans les plus dévoués auront-ils peu d'objections à me l'octroyer pour le présent, en réservant à l'hérédité ses chances éventuelles, Or, c'est surtout de celles-là qu'il importe de constater la vanité pour ne laisser s'implanter nulle part de dangereuses espérances. Je tiens donc cette impossibilité pour aussi absolue qu'elle est rationnelle en ce siècle.
 
La création d'une assemblée politique héréditaire serait en désaccord, non pas seulement avec le principe du gouvernement de 1830, mais avec les bases mêmes de la moderne société française. Ce serait la négation de la doctrine que celle-ci s'efforce de faire prévaloir depuis 1789, le coup mortel porté au gouvernement de la bourgeoisie, tel que nous avons essayé d'en déterminer les conditions. Si elle eut à lutter contre les moeurs dans ses efforts pour organiser un patriciat héréditaire, la restauration n'était pas du moins, dans une telle tentative, en contradiction avec elle-même; mais comment concevoir un gouvernement reposant sur des influences essentiellement mobiles et viagères, et qui tenterait de les perpétuer par un mode en opposition directe avec leur principe? Se figure-t-on bien la seconde génération d'un sénat formée des fils de professeurs, de gros banquiers, d'industriels, d'avocats, de députés et de généraux de la garde nationale, honorables et presque uniques notabilités d'un temps de paix, de travail et d'étude? Voyez-vous, monsieur, dans le pays le moins aristocratique qui soit sous le soleil, les talons rouges de la bourse et de la salle des pas-perdus se choisissant des devises et se dessinant un écusson? Ce n'est pas à un esprit tel que le vôtre qu'il faut apprendre que les lois consacrent bien les aristocraties existantes, mais qu'il ne leur est pas donné d'en créer, et que si sur le sol britannique, tout imprégné, pour ainsi dire, de cet élément, les illustrations récentes s'unissent sans effort aux illustrations antiques, sur notre terre de France, la poussière seule des champs de bataille sèche vite les lettres de noblesse. Et pourtant, s'il avait pu résister à l'Europe, le gouvernement de Napoléon lui-même n'eût-il pas succombé devant une réaction intérieure contre son aristocratie sans racines, le jour où la France, libre des soucis de la guerre, eût repris sa pente naturelle sur laquelle elle fut violemment arrêtée par l'empire, mais sans en être jamais détournée? Le gouvernement de la bourgeoisie n'imitera pas Napoléon dans ses fautes sans avoir les mêmes excuses ; il comprendra que l'épreuve la plus propre à faire jamais remettre en question le titre de la royauté serait une tentative dont la responsabilité remonterait jusqu'à elle-même.
 
L'introduction de l'élément électif dans la composition de la chambre haute apparaît donc comme la solution finale du problème. Je n'admire pas l'élection en elle-même comme une infaillible manifestation de la suprême sagesse; je sais que des législateurs de l'antiquité ont cru le sort moins aveugle. Mais je n'appartiens pas non plus à ceux qui, à l'aspect des embarras inséparables de ce système, s'écrient que c'est assez de l'avoir au Palais-Bourbon, sans l'introduire au Luxembourg. Un tel raisonnement me paraît de la force de celui de Ferdinand VII, lorsque, sous la constitution de Cadix, sollicité de se prononcer pour le parti bicamériste, ce prince répondait que c'était déjà trop d'une seule chambre, et qu'il n'en voulait pas deux. Qui ne voit, en effet, que si jamais l'élection est appelée à ranimer la vie politique éteinte au coeur de la pairie, ce sera en modérant par cela même celle de la chambre qui reçoit seule aujourd'hui cette populaire consécration, et qu'il s'agit moins au fond d'augmenter la puissance de ce principe que de la répartir d'une façon plus égale et dès-lors moins dangereuse?
 
À quelle combinaison électorale l'avenir confiera-t-il la formation de la pairie? Là gît toute la question, et, quoi qu'on puisse faire, elle ne sera jamais ailleurs.
 
Vous connaissez la France et vous savez si elle ne donne pas, à bien peu de chose près, tout ce qu'elle est actuellement en mesure de donner; vous savez surtout qu'en faisant des électeurs, on ne fait pas des éligibles. Il est bien difficile de croire qu'en modifiant en quelque chose le cens électoral, qu'en le combinant avec certaines catégories de capacités exprimant des intérêts analogues à ceux que représente le cens lui-même, on arrive à des résultats notablement différens, soit pour la nomination de la chambre élective seule, soit pour la formation de deux assemblées politiques. En livrant la formation d'une pairie élective au corps électoral, on le mettrait probablement dans le cas de renvoyer la législature actuelle en partie double, et la France aurait alors deux assemblées à peu près identiques, et séparées par une simple cloison de sapin. Mieux vaudrait, au reste, cet état de choses que celui dont nous sommes menacés; et je suis, pour ce qui me concerne, tellement préoccupé de l'anéantissement politique de la première chambre, que j'irais, je crois, jusqu'à subir même la gérontocratie de l'an III.
 
Notre unité gouvernementale interdit le mode d'élection du sénat américain, auquel chaque législature envoie deux membres. Demander, comme la Belgique et comme l'Espagne, le choix de nos sénateurs à des assemblées provinciales, soit directement, comme le fait l'une (1), soit par voie de candidature, comme procède l'autre (2), serait rendre inévitables des choix purement locaux, alors que le but essentiel de l'institution devrait être d'y introduire des notabilités nationales pour faire de la chambre haute comme un degré supérieur, d'initiation à la vie politique. En présence de ces difficultés, on pourrait être conduit à placer l'élection de la pairie au centre même des trois pouvoirs législatifs, comme l'essaya la constitution de l'an VIII pour son sénat conservateur (3). Peut-être ne jugerait-on pas impossible de concéder à la chambre inamovible le droit de se renouveler elle-même, avec un certain concours attribué à la royauté. Les corps les plus puissans par la pensée politique se sont ainsi perpétués par leur énergie propre. Rien n'habitue mieux qu'un tel principe à discerner les supériorités, sitôt qu'elles se produisent au dehors, pour les absorber dans son sein; c'est à lui que toutes les sociétés savantes doivent leur puissance sur l'opinion, et nul ne se mettrait plus naturellement en harmonie avec une société aussi avide d'hiérarchie que d'égalité, depuis si long-temps tourmentée du besoin de concilier enfin cette redoutable antithèse.
 
A ceux qui diraient qu'un tel mode a des inconvéniens, ne pourrais-je, monsieur, répondre, avec Machiavel, qu'aucun parti n'en est exempt, et que l'esprit politique n'a jamais consisté qu'à choisir entre les moins graves? Parmi ceux que je suis disposé à reconnaître, je me garderai toutefois de comprendre l'excès de force qu'une telle prérogative donnerait à la pairie. Ce n'est pas en notre temps qu'on peut redouter une force surabondante au sein d'un corps conservateur. Qu'on se rassure : la pairie, se renouvelant elle-même par l'élection, ne dégénérerait point en oligarchie, car l'hérédité ne lui appartiendrait pas, et ses membres ne se perpétueraient pas plus que ceux de l'Institut dans leur postérité. Vous ne redoutez pas d'ailleurs, je pense, qu'à l'exemple des anciens ''freemen'' de vos corporations municipales, ils trafiquassent à prix d'argent de l'honneur de siéger au milieu d'eux. Jalousement surveillée par l'opinion et par la presse, en concurrence incessante avec la chambre des députés, dont sa mission consisterait à absorber tous les talens en les marquant l'un après l'autre du sceau gouvernemental par un appel dans son sein, la pairie régénérée ne serait pas plus à redouter pour le pays que pour le trône. Ils sont d'ordinaire modérés, les pouvoirs contraints de puiser leur force dans l'adhésion de l'opinion à leurs choix comme à leurs actes; trop souvent, au contraire, la violence n'est-elle pas l'apanage des pouvoirs faibles? La législative sanctionna le 10 août, le directoire fit le 18 fructidor, et le ministère Polignac a signé les ordonnances de juillet.
 
En concentrant l'élection au sein d'un sénat inamovible, bien des questions resteraient sans doute à résoudre. Le nombre de ses membres serait-il limité? Devrait-il être choisi dans des catégories déterminées d'avance par la loi, et ne pourrait-on combiner d'une manière heureuse des dispositions empruntées à des systèmes différens? Je n'assumerai pas, croyez-le bien, le ridicule de présenter un projet de loi sur la matière : dès-lors vous trouverez bon que je n'aborde pas les détails, et que je me borne à jeter aux méditations des hommes graves quelques pensées d'avenir. C'est en semant pour lui dans les temps paisibles qu'on évite de moissonner dans la tempête.
 
Ce qui me préoccupe surtout, ce qui ne peut manquer de vous frapper vous-même, c'est l'urgence d'établir en France quelque gradation dans la carrière aujourd'hui déréglée de l'ambition politique, et de fixer un temps d'arrêt entre les généralités de la tribune et la pratique des grandes affaires. Lier les deux chambres de telle sorte que l'élection fasse passer les hommes politiques de la seconde à la première, et que le mouvement ministériel, aujourd'hui concentré dans une seule assemblée, se partage entre les deux dans une proportion plus naturelle, hiérarchiser la vie de l'homme comme est hiérarchisée chez vous celle de la famille politique: c'est là une tâche gouvernementale et civilisatrice dont l'accomplissement honorera ceux qui seront un jour en mesure de l'accomplir.
 
La réorganisation de la chambre haute suffira-t-elle pour permettre au gouvernement représentatif de fonctionner avec facilité, et l'application de ce système à des intérêts si différens de ceux pour lesquels il fut primitivement conçu, n'entraînera-t-elle pas dans la suite des temps des modifications plus profondes? Les hommes qui répondraient dès à présent sans hésiter à une pareille question me paraîtraient doués d'une singulière outrecuidance. Sur ce point, bien des conjectures sont permises aux meilleurs esprits, et l'on peut, en conservant une foi inaltérable dans l'idée de 89, penser qu'elle n'a pas encore dit son dernier mot. Êtes-vous curieux à cet égard de théories et d'hypothèses? Je puis vous en fournir de très spécieuses, peut-être même de très profondes, dont le seul tort sera de ressembler aux contes bleus que vous savez.
 
Vous avez dû rencontrer à Londres le baron de N., ancien membre du corps diplomatique, aujourd'hui député, comme propriétaire d'une terre seigneuriale, à la première chambre des états de l'un des gouvernemens de l'Allemagne, homme de savoir et même d'esprit à la manière de ses compatriotes, fort hardi dans ses spéculations, et fort peu effrayé d'être tout seul de son avis. Dans cette tribune, d'où l'Europe assiste à nos débats parlementaires, je liai un jour avec lui une conversation qui, par l'originalité de quelques aperçus, me paraît mériter d'être rapportée.
 
C'était pendant l'une de ces dramatiques séances où le sort du cabinet était en question, où sept portefeuilles rouges, étalés sur la tribune, semblaient produire sur les partis décomposés l'effet d'une pile voltaïque. Tout était confusion, désordre, crainte contenue, espérance palpitante. « Quelle scène! » me dit M. de N., qui venait d'accomplir dans sa patrie sa paisible mission législative. « A ces paroles enflammées, à ces visages renversés par la colère, ne dirait-on pas qu'il s'agit en ce moment de savoir si vous nous rendrez l'Alsace, ou si vous nous prendrez la rive gauche du Rhin? Jusqu'à quel ''crescendo'' s'élèverait donc ce tumulte, si la république ou la restauration frappait à la porte, et s'il s'agissait de les repousser ou de les admettre? De quoi est-il pourtant question? De savoir si ces messieurs, que j'aperçois là, auront demain cédé leur place à d'autres. J'ai beau m'interroger, je ne sens ici la présence d'aucune idée; cette brûlante atmosphère n'est imprégnée d'aucune passion politique, et je ne quitterai jamais votre beau pays avec plus de confiance, tant je suis sûr que le lendemain ressemblera trait pour trait à la veille. »
 
Je ne pouvais trop en cela me montrer d'un autre avis que mon interlocuteur : aussi le laissai-je continuer, heureux de recueillir les impressions d'un étranger dans une telle circonstance. « Cette chambre est pleine de talens; je suis surtout frappé de sa physionomie de jeunesse. Les hommes de trente ans gagnent chaque jour du terrain, et avant peu vous y compterez, je gage, à peine quelques vieillards. Cela est tout simple; on arrive ici pour faire son chemin dans le monde, et non pas du tout quand on l'a fait. Je ne vois rien dans cette enceinte qui rappelle, même de loin, ce nombreux parti des ''country gentlemen'', la force du parlement britannique, hommes riches et bien posés dans leur comté, qui, en devenant membres des communes, n'aspirent guère qu'au droit de placer deux initiales après leur nom. J'y trouve bien moins encore ces bourgmestres de nos bonnes villes, heureux de toucher pour leur session quelques ''thaler'' d'indemnité, et de paraître une fois aux fêtes de la cour. Tout ici respire l'ambition, non pas seulement cette ambition politique, légitime parmi les chefs d'une assemblée représentative, mais cette ambition moins parlementaire que je crois voir graduée sur les visages, depuis l'ambition des parquets de première instance jusqu'à celle du conseil d'état. Il me paraît évident qu'on vient ici dans son intérêt propre beaucoup plus que dans l'intérêt d'une idée. N'essayez pas, monsieur, ajouta le baron de N... en prévenant ma réponse, n'essayez pas de défendre vos compatriotes, car en ceci je ne les accuse nullement.
 
«Bien peu d'hommes ont aujourd'hui chez vous une existence faite, bien moins encore possèdent cette modération qui permet de vivre à côté de toutes les jouissances d'une civilisation raffinée, sans en éprouver le besoin. Les grandes fortunes territoriales disparaissent, et les fortunes industrielles sont peu nombreuses dans la plupart de vos provinces. Comment quitterait-on dès-lors ses intérêts, ses affections, pour venir, souvent à plus de deux cents lieues de distance, donner gratuitement tous ses soins aux affaires publiques pendant la moitié de l'année, sans aspirer à la seule compensation admise par la probité, l'éventualité d'une position pour les siens ou pour soi-même? Les fonctions gratuites sont l'apanage aussi essentiel qu'exclusif de l'aristocratie. Lorsque Louis XVIII vous donna le gouvernement représentatif, il était tout simple qu'aspirant à la relever en France, il fît du mandat législatif une charge sans indemnité. Mais comment la révolution de juillet n'a-t-elle pas vu que, du jour où le pouvoir passait aux mains d'une autre classe et subissait l'influence d'autres principes, il fallait donner à l'indépendance des députés une garantie nouvelle?» - Ici je m'attachai à expliquer à mon Allemand, dont l'audace réformatrice était très inattendue pour moi, la convenance de circonscrire, par des sacrifices pécuniaires et par un cens d'éligibilité, le nombre des médiocrités dont les menées obséderaient sans cela les collèges électoraux. J'ajoutais qu'il était difficile de comprendre une assemblée politique votant l'impôt sans que ses membres dussent en supporter leur part, et que le cens d'éligibilité était, dans la pensée de la loi, ce gage d'indépendance qu'il réclamait avec raison pour les mandataires du pays. - « Mais, me dit M. de N... , votre cens d'éligibilité est une illusion, s'il s'agit de garantir aux candidats une existence vraiment libre. Osez le quadrupler, ou sachez le supprimer complètement : c'est le seul moyen d'entrer dans un ordre vrai; autrement vous aurez les inconvéniens des deux systèmes sans aucun de leurs avantages. Quant à la crainte de voir des hommes sans valeur et sans moralité se présenter à vos comices électoraux, j'en suis, je l'avoue, infiniment plus touché; car je n'admets pas, avec vos démocrates, que la liberté consiste dans la faculté laissée aux peuples de faire des fautes. Je ne comprends les faits politiques que comme le reflet des idées; il faut que votre constitution se pose un but à elle-même, et qu'elle sache embrasser tous les phénomènes dans une large et vivante synthèse. Je ne repousse donc aucunement vos conditions préalables de candidature, mais je les voudrais plus en harmonie avec les principes qui vous régissent. Je siège aux états parce que mes pères, anciens seigneurs immédiats, m'ont laissé une terre noble ayant droit de représentation. Rien de plus logique, puisque le droit est chez nous étroitement lié au sol, comme une modification à la substance; mais ici, où vous prétendez mettre le pouvoir au concours, je voudrais un gage de lumières que ne vous donnent pas à coup sûr vos 500 francs d'impôt. - Voudriez-vous donc, m'écriai-je, faire passer des examens aux députés comme aux candidats pour l'École polytechnique? - Et pourquoi pas? reprit le baron avec un imperturbable sang-froid ; pourquoi votre droit d'éligibilité, au lieu de s'appuyer sur un fait sans signification réelle, ne résulterait-il pas d'une aptitude constatée, par exemple, l'obtention de grades académiques? On remue chaque jour dans cette enceinte les plus hauts problèmes du monde intellectuel et social; on discute le budget de la justice, des cultes, de l'université, des finances, et tout cela se vote sans que la conscience publique soit édifiée sur la compétence de vos législateurs. - Faudrait-il donc qu'avant d'aspirer à la chambre, chacun eût dans sa poche ses parchemins de docteur en droit, de licencié ès-lettres ou de bachelier en théologie? A ce compte, je craindrais qu'il y eût en France moins de candidats que de députés à élire. - On statuerait par une loi transitoire et des dispositions à long terme. - Fort bien, repartis-je; mais, pour être conséquent avec votre doctrine, ne faudrait-il pas aussi que les docteurs en droit ne votassent jamais que sur le budget de la justice, et les bacheliers en théologie que sur celui des affaires ecclésiastiques? Quant au budget de la guerre et de la marine, je vois, à la manière dont vous y allez, que vous nous condamnez tous, comme début à la carrière législative, à faire, le sac sur le dos, une campagne de trois ans, et un voyage aux Grandes-Indes en qualité de mousses. » Les Allemands ressemblent presque tous à J.-J. Rousseau, qui ne trouvait de réponse aux objections que la plume à la main. Mon homme se tut, et nous nous séparâmes.
 
Quelques mois après je retrouvai le baron de N... au Luxembourg pendant la lumineuse discussion à laquelle donna lieu la proposition de M. le baron Mounier sur l'organisation de la Légion-d'Honneur. Il prêtait à ces débats sévères une attention religieuse. C'était visiblement ainsi qu'il comprenait le gouvernement représentatif, et son génie, plus universitaire que politique, se complaisait dans cette sphère haute et sereine. M'ayant aperçu, il vint reprendre une conversation que quelques plaisanteries avaient brusquement interrompue. Les évènemens avaient, disait-il, confirmé toutes ses prévisions au-delà même de son attente. Il était désormais constaté, pour tout esprit non prévenu, qu'un vice organique existait dans nos institutions constitutionnelles; il était démontré que, tant que la chambre élective disposerait des portefeuilles, la France ne sortirait pas de la crise, à bien dire permanente, que la sauvage tentative du 12 mai avait seule suspendue pour bien peu de temps. Dans ses sombres prophéties, M. de N... voyait déjà les intérêts matériels aux prises avec ceux de la liberté, et si je ne l'avais interrompu, il m'aurait, je crois, fait voir en perspective la garde nationale de Paris remplaçant les grenadiers du général Bonaparte dans un nouveau 18 brumaire.
 
Dans sa fureur contre la chambre élective, dans son indignation surtout contre l'alliance qui avait introduit de si graves perturbations dans son sein, c'était à la pairie seule qu'il commettait pour l'avenir le soin de fournir des ministres à la royauté; là seulement il trouvait et l'esprit et les conditions d'un gouvernement, et dans ses élucubrations législatives, je crus comprendre que la mission de la chambre des députés se dessinait, pour lui, d'une manière analogue à celle du tribunat. Il était plein d'admiration pour Sieyès, dont il venait d'étudier la pyramide constitutionnelle; il déclarait que ni cet homme ni son oeuvre n'avaient été compris; et que, quelque affamée que la France pût être de repos, elle serait bientôt conduite à remanier ses lois pour les mettre en harmonie avec ses intérêts comme avec ses moeurs. Peut-être, retiré dans ses terres, M. de N... nous prépare-t-il aujourd'hui une constitution.
 
J'espère que nous n'en aurons pas besoin, et qu'il en sera pour ses peines. Pensez-vous cependant que de telles idées traversant une haute et sympathique intelligence, que d'autres rêves plus hardis conçus par des ames plus ardentes ne donnent pas beaucoup à réfléchir? A l'aspect des désordres qu'entraîne chaque année le jeu de nos institutions, n'est-on pas conduit à se préoccuper de l'avenir, et lorsqu'on voit la machine politique fonctionner à si grand'peine dans un temps prospère et par des jours de calme, ne doit-on pas trembler en songeant à la première tempête?
 
Je le répète, monsieur, je ne suis pas novateur de ma nature; mais je persiste à croire que des hommes auxquels seraient permis ''le long espoir et les vastes pensées'' n'estimeraient pas faire une oeuvre de haute politique en se croisant les bras dans l'immobilité du ''statu quo''. Le nôtre n'est pas sans doute aussi sensiblement compromis que celui de l'Orient, si long-temps professé comme un dogme politique. Mais aux yeux des hommes de sagacité, la bataille de Koniah et même celle de Nézib étaient-elles donc nécessaires pour apprécier la valeur du ''statu quo'' oriental? Travaillons à ce que les évènemens ne nous surprennent pas de la sorte, améliorons nos lois pendant qu'il nous est donné de dominer le mouvement qui nous entraîne, et par crainte des révolutions ne leur frayons pas des voies plus faciles.
 
Le parti conservateur s'est malheureusement organisé en France autour d'un mot plutôt qu'autour d'une idée. Chez, vous monsieur, cette dénomination présente un sens lucide et complet. Le but du parti auquel elle est appliquée n'est pas seulement de conserver certaines formes extérieures, un roi, des lords et des communes; il y a derrière ces vieilles institutions une masse compacte d'intérêts organisés, une législation civile fondée sur un seul principe, des universités et une puissante église dont l'existence politique est légalement reconnue, un système entier d'administration et de justice locale fondé sur les tenures territoriales; les conservateurs d'Angleterre s'entendent donc parfaitement sur chaque question aussi bien que sur toutes les questions à la fois. Il n'en est pas ainsi en France, et c'est pure chimère que d'aspirer à y fonder un système durable sur le principe exclusif de la conservation politique. On n'est, chez nous, conservateur que par crainte des révolutions. Ce sentiment cesse-t-il, un moment d'agir, chacun suit la pente naturelle de sa pensée, l'entraînement de ses passions personnelles.
 
Si ceci avait besoin de preuves, n'en trouverait-on pas de surabondantes dans de récens évènemens parlementaires? Avec qui ont marché les chefs du parti conservateur, ceux dont les efforts les plus soutenus avaient eu pour but de l'organiser? Dans quels rangs ont-ils trouvé leurs alliés et leurs adversaires? Quelle puissance reconnaître, après un si éclatant exemple, à une idée qui aboutit à de tels résultats? Où gît en France cette foi profonde aux institutions du pays, le respect du passé confirmé par tous les intérêts du présent, par les enseignemens sacrés de l'enfance, et par les patriotiques souvenirs de toute la vie? Sachons envisager notre position de sang-froid et sous toutes ses faces; ne faisons pas d'un mot un talisman sans puissance. La première condition pour gouverner avec quelque durée et quelque gloire la société française, c'est de conquérir sur les factions les idées dont elles pourraient plus tard abuser contre le pouvoir; la seule politique habile et vraiment conservatrice est celle qui ne se laisse pas devancer par les partis non plus que surprendre par les évènemens.
 
Dans une prochaine lettre, monsieur, nous étudierons, sous ce point de vue, l'ensemble de notre système électoral.
 
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<small>(1) En Belgique, les sénateurs sont élus dans la même forme et par les mêmes électeurs que les représentans, sous condition d'être âgés de quarante ans et de payer au moins 1,000 florins de contributions directes. (Loi élect. belge, art. 42.) </small><br />
<small>(2) Les sénateurs espagnols sont nommés par le roi sur une liste de trois candidats, proposés par les électeurs qui nomment les députés aux certes. (Constit. de 1837, tit. III, art. 15.)</small><br />
<small>(3) « La nomination à une place de sénateur se fait par le sénat, qui choisit entre trois candidats, présentés, le premier par le corps législatif, le second par le tribunat, le troisième par le premier consul.</small><br />
<small>« Il ne choisit qu'entre deux candidats, si l'un d'eux est présenté par deux des trois autorités présentantes; il est tenu d'admettre celui qui serait présenté à la fois par les trois autorités. » (Constit. de l'an VIII, tit. II, art. 16.)</small><br />
 
===IV - La question électorale===
 
Quand on a présidé, monsieur, comme vous le fîtes souvent, des ''meetings'' réformistes, et qu'on réclame chaque jour au parlement des garanties nouvelles pour le nombreux corps électoral créé par le bill de 1832, on peut s'étonner qu'un chiffre inférieur de plus des deux tiers à celui de la Grande-Bretagne suffise aux besoins comme aux vœux de la France. Comment méconnaître pourtant l'apathie du pays pour une question que des passions diverses se sont si vainement efforcées de rendre brûlante? Cette indifférence, je l'ai déjà constatée; aussi dois-je m'attacher aujourd'hui à vous la faire comprendre, en devançant par cette discussion des débats inévitables et prochains.
 
La chambre ne peut, en effet, manquer d'être bientôt saisie de cette grande thèse de la réforme. L'opposition n'avait pas, depuis quelques mois, assez avancé ses affaires par son silence, pour ne pas essayer de les faire marcher un peu plus vite par sa parole. Dans l'impossibilité de s'adresser en ce moment aux passions vives du pays, elle a été conduite à embrasser une question d'un grand poids par elle-même, en même temps que peu susceptible d'une solution immédiate : thème précieux, qui, d'une part, permet de développer de libérales théories, sans interdire de l'autre et les ajournemens à long terme et les transactions avec le pouvoir, si celui-ci met l'opposition dans le cas de se montrer gouvernementale. Le moment est donc venu de réparer envers les signataires des pétitions électorales les longs oublis de la dernière session, et voici la législature mise en demeure de se prononcer sur des projets qui perdent malheureusement en puissance sur l'opinion ce qu'ils gagnent en variété. Une idée politique ne s'impose que sous condition d'être simple, et lorsqu'au lieu de rallier les esprits à une formule unique et populaire, elle engendre de nombreux systèmes et détermine des divisions plus profondes, on peut douter de sa force comme de son avenir.
 
Vous me permettrez, monsieur, à raison du calme au sein duquel les théories électorales semblent cette fois devoir se débattre, de commencer par étudier le principe de la représentation dans ses manifestations successives. L'impatience du pays ne me pressant pas de conclure, je voudrais, avant de vous soumettre des vues que vous taxerez peut-être de hardiesse, caractériser les phases principales traversées par une idée qui résume en elle seule l'histoire et la législation des peuples libres.
 
Je dois commencer par les Grecs et les Romains, dont vous n'exigez pas qu'on vous délivre.
 
Les sociétés antiques reposent à leur berceau sur une base sacrée. L'esprit de caste y parque les hommes entre des barrières infranchissables; le sol s'y divise selon des proportions mystiques, et les lois tirent leur origine et leur sanction de faits supérieurs aux volontés des peuples. La personnalité humaine semble d'abord enveloppée dans le réseau de ces institutions formidables qui unissent la terre au ciel, et remontent jusqu'à lui comme à leur source. Peu à peu cependant cette personnalité se dégage; le reflet des temps divins devient plus pâle, les lois perdent leur mystérieux caractère, et les sociétés s'organisent suivant un mécanisme auquel l'altération des primitives croyances ne laisse bientôt plus d'autre force que la sienne propre. Le classement de Solon marque à Athènes cette période qu'ouvre à Rome celui de Servius Tullius. La richesse devient la mesure des droits politiques, et la timocratie est fondée. Cependant une seconde lutte succède bientôt à la première; le gouvernement du cens, qui a triomphé des influences patriciennes et des traditions héroïques, est vaincu lui-même par la démocratie, et la suite des temps le voit se noyer en Grèce dans une loquacité vénale, ou s'abîmer à Rome sous la tyrannie impériale.
 
Si les sociétés chrétiennes étaient emprisonnées dans le cercle d'airain tracé par Vico autour des sociétés antiques, nous devrions sans doute lire aussi dans le passé le redoutable arrêt de nos destinées. Après avoir épuisé, comme elles, et la sève des institutions paternelles et les ressources d'un organisme habile et compliqué, nous semblons toucher à l'instant qui leur fut si funeste. Mais comme moi, monsieur, vous croyez que c'est au sein des ruines et dans l'impuissance constatée de la raison humaine que le christianisme, ce sens nouveau de l'humanité, développe sa force transformatrice; et c'est d'un verbe plus puissant que la parole politique que vous attendez ce mot de l'avenir qui relèvera l'intelligence dans ses chutes, le monde moral dans ses abaissemens, en ranimant au coeur des nations la vie défaillante et comme éteinte.
 
L'un des faits constitutifs du monde antique, la conquête, domine à l'origine du monde moderne, sous des formes sinon plus impitoyables encore, du moins plus universelles. Les vainqueurs assujétissent les vaincus par la loi, comme ils l'ont fait d'abord par la force, et le sol dont ils s'emparent devient le gage en même temps que le signe légal de leur prééminence. La terre possédée par eux se revêt en quelque sorte de leur noblesse et de leur fierté; à elle se rattachent tous les droits, sur elle seule repose l'économie de la société tout entière. La terre règne, administre, combat et juge, car la loi des fiefs engendre et mesure tous les devoirs, toutes les obligations civiles et militaires. Elle régit tout, depuis la succession à la couronne jusqu'à la distribution de la justice dans les plus obscurs hameaux. Mais ces magnifiques prérogatives n'appartiennent qu'à la terre délimitée par l'épée du vainqueur, et à laquelle il a imprimé le sceau de sa supériorité native. Si quelques lambeaux s'échappent de ses mains, si des propriétés nouvelles se forment en dehors du droit féodal, ces terres de roture voient vainement mûrir la vigne au penchant de leurs côteaux, ou des gerbes abondantes dorer leurs plaines; elles ne tiennent pas à cette chaîne immense dont le trône lui-même n'est que le premier anneau; elles n'ont dès-lors aucun droit politique, aucune part à la souveraineté, aucun titre à la représentation.
 
Dans ces sociétés si fortement ancrées au sol, l'homme n'a de valeur qu'autant qu'il en est l'héréditaire représentant. Hors de là, son individualité s'abîme au sein de corporations puissantes, comme la pierre inconnue dans les fondemens d'un vaste édifice. L'art, la pensée, l'industrie, toutes les manifestations de la pensée, se modèlent d'après un type sacré; et le corps de la chrétienté est édifié lui-même, selon les principes qui président aux superbes et innombrables constructions épanouies à sa surface.
 
Mais la suite des âges a déjà ébranlé cette oeuvre colossale. La terre ilote résiste à la terre souveraine. Des capitaux se créent, des intérêts se forment, des existences s'élèvent, qui, ne trouvant pas leur place dans cette organisation, s'efforcent à tout prix de la prendre. Une conquête nouvelle s'organise donc au sein de la première, et pour ainsi dire contre elle; le donjon de la commune s'élève en face du donjon seigneurial; partout l'on achète la liberté, ici au prix de l'or, là au prix du sang, et un tiers-ordre est créé, qui, s'appuyant sur la royauté, dont il sert les intérêts contre de communs adversaires, se fait ouvrir par elle la porte des états de la nation. Pour celui-ci, comme pour les ordres privilégiés, le droit n'est sorti que du fait, et dans l'organisation politique qui résulte de cette double conquête, ils sont plutôt coexistans qu'associés.
 
Cependant l'intelligence, plus libre dans ses allures, s'attache à systématiser les faits fournis par le cours des siècles, et bientôt elle revendique comme un droit naturel ce qui, dans l'origine, offrit un tout autre caractère. A mesure que la société du moyen-âge se montre plus impuissante à contenir ces hardiesses de l'esprit novateur, ces élans de la conception individuelle, la foi publique s'ébranle, et dans les bases de l'ordre politique, et dans son mécanisme, et dans son génie. L'étude de l'antiquité classique vient hâter cette décomposition de toutes parts imminente. Pendant que les disciples du droit romain substituent l'autorité des textes et l'arme du raisonnement à la puissance de ces coutumes qui jusqu'alors avaient été la seule source comme la seule règle des transactions civiles, Machiavel commente l'histoire des républiques anciennes dans un sens tout expérimental. Il en discute les annales comme des faits contemporains, et son esprit, en revêtant l'histoire de l'antiquité d'un caractère exclusivement politique, devient, pour une société qui doute d'elle-même, un dissolvant redoutable. Après ses héros et ses législateurs-pontifes, la Grèce avait vu naître Aristote : le monde moderne eut à son tour les philosophes de l'induction, de l'observation et de la logique. Venus aux jours du scepticisme, voisins du jour des ruines, voyant la tradition leur échapper, et ne s'appuyant que sur eux-mêmes, ceux-ci s'attachèrent, à l'exemple du Stagyrite, à concevoir la politique comme une science de déductions rigoureuses, s'appuyant sur les faits fournis par l'expérience. Ainsi fit Grotius pour l'ensemble du droit public; ainsi firent successivement Locke, Montesquieu, Rousseau, qui partirent de la même base, mais en considérant l'ensemble des idées et des phénomènes de deux points de vue très divers.
 
Quoique tous fussent sans foi dans le passé, et n'admissent dans leurs combinaisons aucun fait qui ne pût rendre incessamment raison de lui-même, deux tendances dominèrent dès-lors les études politiques. Avec Montesquieu et l'école anglaise, les uns s'attachèrent à organiser les sociétés d'après le balancement des intérêts, en se préoccupant plus du mécanisme que des principes; avec Locke, Rousseau et l'école américaine, les autres visèrent surtout à donner pleine satisfaction aux principes, et firent passer les exigences de la logique avant celles de l'organisation constitutionnelle, moins inquiets de froisser des intérêts que de contrarier des idées. Notre assemblée constituante a constamment reproduit ces deux formes opposées de la pensée du XVIIIe siècle, qui se sont réfléchies dans tous ses travaux comme dans toutes ses luttes, et l'on pourrait la définir un champ-clos où ''l'Esprit des Lois'' a fini par succomber sous les coups du ''Contrat social''.
 
Il est curieux, monsieur, à la veille du jour où la société contemporaine allait s'inaugurer avec tant d'éclat et de violence, de trouver comme le testament des siècles dans l'acte même qui ouvrit légalement le cours de notre révolution. Je ne sais rien de plus saisissant que de relire ce règlement royal pour l'élection des membres des états-généraux, donné à Versailles le 24 janvier 1789, à six mois de la prise de la Bastille, à si peu de distance de la nuit du 4 août et de la constitution de 91.
 
Vous y voyez les baillis et sénéchaux recevant charge d'assigner les évêques, abbés, chapitres, corps et communautés ecclésiastiques réguliers et séculiers des deux sexes (1), tous les nobles possédant fief, chacun au principal manoir de leur bénéfice (2) , à l'effet de comparaître à l'assemblée du bailliage, avec les mineurs, femmes ou veuves également possédant fief, mandés dans la personne d'un procureur pris dans l'ordre de la noblesse (3); puis, vous apprenez en quelle forme se réunissent en leur ville, bourg ou paroisse, les habitans composant le tiers-état du royaume, les corporations d'arts libéraux, devant, dans cette réunion préparatoire, choisir un électeur à raison de cent individus (4) ; les corporations d'arts et métiers, celles des négocians, armateurs et autres, devant en nommer deux pour le même nombre; vous voyez enfin ces délégués se réunir (5) pour rédiger ensemble le cahier de leurs griefs et doléances, et nommer leurs mandataires aux états-généraux, le clergé et la noblesse par une élection directe, le tiers-état par une élection à deux ou trois degrés, selon les circonstances.
 
Des hommes de la génération présente ont répondu à cette sommation solennelle, le dernier acte de souveraineté que la société de nos pères ait exercé en France; et cependant sous quelles formes étranges et vagues doit leur apparaître depuis long-temps ce souvenir d'un monde évanoui! Rendez grace à la Providence, monsieur, de n'avoir pas eu, comme nous, à sauter à pieds joints d'une civilisation dans une autre, de n'avoir pas vu la foudre entr'ouvrir soudain un abîme entre le monde où vous vivez et celui où vécurent vos pères. L'Angleterre a suivi les progrès des siècles, sans répudier la religion des âges. La France, au contraire, ne pouvant, par la fatalité des circonstances, arracher aux ruines écroulées autour d'elle, ni un enseignement ni un débris, dut improviser, comme un dithyrambe, l'oeuvre entière de ses moeurs et de ses lois.
 
Deux idées dominaient seules alors cette scène de confusion, l'unité nationale et l'égalité des races humaines. Cette égalité n'allait pas, dans la pensée primitive de la révolution française, ainsi que je l'ai déjà établi, jusqu'à vouloir effacer les distinctions accidentelles ou natives entre les hommes; mais elle imposait la difficile condition d'une organisation entièrement nouvelle. La fortune territoriale se présenta d'abord comme l'une des bases les plus naturelles de cette hiérarchie. Il va sans dire que dans cette théorie la propriété n'apparut plus avec le caractère emprunté au droit féodal, selon lequel la qualité de la terre régissait et dominait celle de la personne. Le cens électoral ne fut pour la constituante, aussi bien que pour toutes les assemblées qui l'ont suivie, qu'une présomption légale d'attachement à l'ordre public, en même temps que le gage, sinon constant, du moins habituel, d'une éducation plus libérale.
 
Cependant, quelque mesure qu'on apportât dans son application, une telle garantie ne pouvait être acceptée par les théoriciens démagogues, qui de l'égalité naturelle des races prétendaient inférer l'égalité absolue de toutes les unités humaines. Les deux doctrines que j'ai déjà eu l'occasion de désigner sous le titre de démocratique et de bourgeoise, luttèrent donc corps à corps au sein de la constituante, et sa loi électorale porta l'empreinte des oscillations entre lesquelles cette assemblée fut constamment balottée.
 
La constitution de 91 ne fit, aux traditions de l'ancien gouvernement, qu'un seul emprunt, l'élection indirecte. Elle décréta que, pour former l'assemblée nationale, les citoyens se réuniraient, tous les deux ans, en assemblées primaires (6), composées de tout Français âgé de vingt-cinq ans, non serviteur à gages, et payant une contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail. Les assemblées primaires nommaient des électeurs en proportion du nombre des citoyens actifs domiciliés dans la ville ou le canton, et ces électeurs devaient joindre, aux qualités requises pour être citoyen actif, la possession d'un bien évalué, sur les rôles, à un revenu égal à la valeur de deux cents journées de travail. Enfin, les mandats impératifs étaient proscrits (7), et le principe de la représentation selon le droit politique moderne, posé dans toute sa pureté.
 
La convention où triompha l'idée du nivellement absolu des êtres, et où cette idée toute moderne se drapa dans quelques lambeaux de l'antiquité républicaine, conçut tout autrement que la constituante et le droit électoral et celui des mandataires élus. D'après la constitution de 93, le premier de ces droits appartint à tout individu né sur le territoire de la république; le second se trouva fort restreint par la souveraineté populaire, s'exerçant directement elle-même pour la sanction de toutes les lois, aussi bien que par l'institution d'un grand jury national, élu par la nation, avec l'étrange attribution de juger ses représentans.
 
« C'est toujours à la dernière limite, disait le rapporteur de ce projet de constitution (8), que nous nous sommes attachés à saisir les droits de l'humanité. Si quelquefois nous nous sommes vus forcés de renoncer à cette sévérité de théorie, c'est qu'alors la possibilité n'y était plus… Nous avons rétabli, sur la représentation nationale, une grande vérité : les lois devront être proposées à la sanction du peuple, et le gouvernement français ne sera représentatif que dans les choses que le peuple ne pourra pas faire lui-même Le code dont nous sommes débarrassés pour jamais attribuait une odieuse préférence à des citoyens nommés ''actifs'', souvenir qui n'est plus que du domaine de l'histoire, qui sera forcée de le raconter en rougissant… Qui de nous n'a pas été souvent frappé d'une des plus coupables réticences de cette constitution odieuse? Les fonctionnaires publics sont responsables, et les premiers mandataires du peuple ne le sont pas encore! nulle réclamation, nul jugement, ne peuvent les atteindre; on eût rougi de dire qu'ils seraient impunis, on les a appelés inviolables! Ainsi les anciens consacraient un empereur pour le légitimer! La plus profonde des injustices, la plus écrasante des tyrannies nous a saisis d'effroi; nous en avons cherché le remède dans la formation d'un grand jury national, tribunal consolateur, créé par le peuple dans la même forme et à la même heure qu'il nomme ses représentans : auguste asile de la liberté, où nulle vexation ne serait pardonnée. Il nous a paru grand et moral de vous inviter à déposer, dans le lieu de vos séances, l'urne qui contiendra les noms des réparateurs de l'outrage, afin que chacun de nous craigne sans cesse de les voir sortir.
 
Vous me saurez quelque gré, je gage, de cet échantillon de la philosophie conventionnelle. Ne sentez-vous pas là se débattre confusément et les théories de Rousseau et les souvenirs de Plutarque? Pour la convention, les nations chrétiennes ont reculé de deux mille ans, et de grands et vieux empires doivent remonter le cours des siècles pour reprendre, sans jeunesse et sans poésie, cette existence en plein soleil des petites communautés helléniques! Ainsi, la bêtise se mêle au plagiat, et l'on arrive à comprendre la lettre monumentale, adressée par le même homme au conservateur de la bibliothèque nationale : ''Chargé de préparer, pour lundi prochain, un plan de constitution, je te prie de me procurer sur-le-champ les lois de Minos, dont j'ai un besoin urgent'', etc.
 
Je n'ai pas besoin de vous dire que ce rapport flétrit, comme olygarchique et infâme, l'élection à deux degrés. Dès qu'on transformait la France en un vaste forum, l'élection devait être directe, et tout autre mode ne pouvait même être compris.
 
La constitution de l'an III, sortie de la réaction thermidorienne, remit en vigueur, à quelques détails près, le mode électoral de 91. Elle rétablit les assemblées primaires et les assemblées électorales, en imposant aux électeurs l'obligation de posséder un bien d'un revenu de cent à deux cents journées de travail, selon les localités (9).
 
Ainsi, l'élection indirecte triomphait tout d'abord, comme un gage précieux donné à l'ordre public, comme un premier principe de sécurité rendu à la société bouleversée jusqu'aux abîmes. Depuis cette époque, elle a toujours conservé ce caractère. Lorsque les pouvoirs se sont vus faibles, ils l'ont constamment invoquée comme un moyen de salut, pendant que les partis ont demandé à l'élection directe des choix que ce mode leur donna toujours plus de chances de dominer. Comment ne pas voir, en effet, que l'élection directe réfléchit d'une manière à la fois plus souveraine et plus vive, et les soudainetés de la pensée publique, et les capricieuses impressions de la presse, tout ce qui fait prévaloir la partie ardente et mobile de l'opinion contre sa partie fixe et réfléchie?
 
C'est surtout pour le tempérament français que l'élection indirecte semble avoir été conçue. Il en est de ce mode comme de la division du pouvoir législatif en deux branches : c'est une réserve prise contre l'impétuosité du premier mouvement, un refuge pour la conscience publique recueillie dans l'accomplissement de ses devoirs. Quoi, d'ailleurs, de plus logique qu'un tel système dans un pays où les lumières, aussi bien que la propriété, sont inégalement réparties dans la classe nombreuse qui les possède, et sous un droit public qui aspire à dispenser à chacun selon la mesure de sa force? L'établissement de degrés dans la concession des droits politiques, degrés correspondant à ceux qui résultent des diverses garanties sociales, est le seul système qui permette d'étendre la franchise élective sans absurdité dans la théorie et sans danger dans la pratique. En repoussant ce mode, on est forcément conduit à circonscrire le chiffre du corps électoral, afin de le laisser moins au-dessous de sa décisive et redoutable mission. Lorsque, dans l'état actuel des moeurs et des intérêts, on réclame en même temps et des électeurs nombreux et des élections directes, on donne à penser ou qu'on n'embrasse pas l'effrayante étendue d'un mandat qui résume dans un nom propre les plus ardus problèmes du temps, ou qu'on tient peu à ce qu'il soit rempli par des hommes en mesure de le comprendre; on fait preuve, ou d'une médiocre intelligence politique, ou d'un cynisme difficile à qualifier.
 
Je reviendrai bientôt, monsieur, sur cette question capitale; mais il est nécessaire, pour la mettre dans tout son jour, de montrer, en continuant la rapide exposition des faits, comment l'opinion publique s'est trouvée conduite, en France, à repousser l'élection à deux degrés, et à la juger avec une rigueur qu'elle ne méritait pas par elle même.
 
Bonaparte, en élevant l'édifice de sa fortune politique, n'était pas homme à repousser, la garantie que lui avait léguée la législation du directoire. La constitution de l'an VIII établit trois degrés d'élection, déterminés par la liste de ''confiance'', la liste départementale et la liste nationale. La première, devant contenir environ cinq cent mille noms, était composée d'un nombre égal au dixième de celui des habitans de l'arrondissement communal; la seconde était formée par les citoyens portés à la liste communale, chargés d'élire un dixième d'entre eux; enfin, la liste nationale était formée par les membres inscrits à la liste du département, dans la même proportion d'un dixième (10). Sur ces listes devaient être choisis les fonctionnaires communaux et départementaux et les membres de la représentation nationale, c'est-à-dire ceux du tribunat et du corps législatif.
 
Mais c'est ici qu'éclate; dans toute son ironie, l'insolence de la victoire et le mépris pour un ennemi terrassé. Ces tribuns débonnaires et ces représentans sans parole étaient nommés par le sénat (11), chargé seul d'appeler à la vie politique les notabilités des départemens, avec lesquels il était sans nul rapport, et de résumer, au sein de sa servilité dorée, tout le mouvement de l'opinion publique. Si les pouvoirs faibles sont condamnés à n'être pas sincères, la vérité devrait être du moins l'éclatant attribut des pouvoirs forts : c'est en méconnaissant ce devoir de sa position et de son génie que Napoléon démoralisa la France et tua l'esprit politique. Il fit douter de la liberté, en la montrant emprisonnée dans le ridicule cortége d'institutions impuissantes. Pas un atome d'esprit public n'anima à aucun de leurs degrés ces assemblées prétendues représentatives; et si, pour la confection des listes nationales, un petit nombre d'électeurs consentirent à se présenter, leur présence n'était due qu'aux instances des concurrens pour le prix annuel de 10,000 fr., affecté par le despotisme à une silencieuse obséquiosité (12).
 
Cette parodie d'institutions libres rendue plus dérisoire et plus complète par les divers sénatus-consultes organiques publiés sous le consulat et l'empire, ne put manquer de porter à l'élection indirecte une atteinte dont il lui sera bien difficile de se relever. On ne comprit plus le droit électoral à moins d'une action immédiate et décisive exercée sans intermédiaire jusqu'au centré même du pouvoir. L'on sait, depuis long-temps, que l'une des plus funestes conséquences du despotisme comme de l'anarchie est de déterminer des réactions qui trop souvent dépassent le but sans l'atteindre.
 
Sitôt que la chute du gouvernement impérial eut préparé les esprits à l'établissement de la monarchie constitutionnelle, la pensée publique se porta vivement sur le système électoral, et elle ne se déclara satisfaite qu'en pratiquant le contre-pied de ce qui avait si long-temps lassé la dignité pour ne pas dire la probité du pays. L'irrésistible entraînement de l'opinion vers l'élection directe força le sens de la Charte de 18114, dont le texte portait seulement, que « pour concourir à l'élection des membres de la chambre des députés, il fallait être âgé de trente ans, et payer 300 francs de contributions directes (13).»
 
Cette interprétation devint plus populaire encore lorsqu'on vit les hommes de l'ancien régime essayer de relever, au profit de leurs doctrines et de leur influence, le système de l'élection à plusieurs degrés. C'était là, sans nul doute, une illusion gratuite dont le temps n'aurait pas tardé à faire justice. Sous quelque ciel que vous transplantiez un arbre, de quelque suc que vous nourrissiez ses racines, vous ne verrez point des fruits étrangers pendre à ses rameaux, il ne mentira jamais à la loi de sa création. En vain l'ardente majorité de 1815, en vain l'école qui voudrait aujourd'hui continuer ses traditions en les badigeonnant d'un libéralisme de contrebande, auraient-elles demandé à la nation de répudier les faits et les principes de 89; l'élection gratinée n'aurait pas donné à cette époque et donnerait bien moins encore aujourd'hui les résultats qu'on affectait d'en attendre. Les cent jours avaient dû provoquer une réaction temporaire; mais espérer, par un mécanisme électoral quelconque, escamoter une majorité contraire à la pensée de la France, c'était là une de ces illusions qu'il est étrange de voir se maintenir encore dans quelques esprits. Les deux degrés n'auraient pas ranimé une foi éteinte, ce système n'aurait pas créé des influences qui, si elles existaient, n'en auraient aucun besoin; on peut croire seulement qu'appliqué par la restauration dans un esprit intelligent et libéral, il aurait contribué à détourner le péril qui, sortit pour elle, et des choix menaçans amenés par la législation de 1817, et de la réaction dangereuse qui suivit ces choix eux-mêmes et que ceux-ci parurent justifier.
 
La loi du 5 février 1817, qui réunissait dans un seul collège départemental tous les électeurs à 300 francs, fut saluée par les classes moyennes comme leur triomphe définitif et le gage assuré de leur avènement politique. Vous savez assez que ce n'est point en cela que je la blâme; mais en même temps qu'elle asseyait sa prépondérance, la bourgeoisie n'eût-elle pas sagement agi dans l'intérêt de cette prépondérance même, en prenant certaines précautions contre ses propres entraînemens, en ne mettant pas sur un coup de dé son avenir et celui de la France tout entière? C'est ici qu'il est permis de douter de la pénétration politique des esprits absolus qui n'admirent au principe de la loi de 1817 ni une objection, ni une réserve; c'est ici qu'on peut croire que les classes moyennes furent plus habiles à vaincre qu'à organiser leur victoire.
 
Vous vous rappelez quels résultats sortirent de l'application de cette loi fameuse, résultats tels que, deux années après sa promulgation, ses auteurs eux-mêmes en imploraient le changement comme condition essentielle du maintien de la monarchie. J'admets de grand coeur que de telles alarmes furent exagérées; mais qui oserait contester qu'elles ne fussent sincères dans les plus pures consciences, dans les intelligences les plus élevées? Quels amis de la royauté de 1830 ne trembleraient s'ils la voyaient jamais en butte à des tendances analogues à celles que manifestait devant la royauté de 1814 le mouvement électoral de 1819? Pense-t-on qu'il y eût habileté et prudence à compromettre ainsi la nation avec elle-même, à la livrer toute haletante à ses inspirations les plus irréfléchies, à ses entraînemens les plus passionnés? Croit-on s'être fait une glorieuse place dans l'histoire parce qu'on a mis la royauté de cette époque dans le cas d'user de toutes ses ressources, de faire appel à tous les dévouemens, à tous les souvenirs, à toutes les inquiétudes, parce qu'on a provoqué par son imprévoyance la réaction qui bientôt après porta la droite aux affaires?
 
Je pose le problème sans le résoudre, et me borne à rappeler sous quelles impressions toujours soudaines et parfois contradictoires fonctionna la législation électorale que la France avait appris à considérer comme le ''palladium'' de tous ses droits. Pour parer à des dangers que ne contestait pas la loyauté de l'opposition, des combinaisons nombreuses furent essayées (14) ; elles aboutirent au double vote, système impopulaire et bâtard qui maintenait l'élection directe à laquelle le ministère avait vainement essayé d'échapper. Or, telle est la puissance de cet instrument, telle est surtout en ce pays la domination exercée par les circonstances sur l'opinion publique, que le même corps électoral qui, après les monarchiques triomphes d'Espagne, avait donné à l'extrême droite une chambre selon son coeur, donna bientôt au centre gauche l'assemblée du sein de laquelle allait sortir une révolution.
 
De la mobilité de ces jugemens sur les personnes et sur les choses, il y aurait de graves enseignemens à recueillir, et ceux-ci pourraient légitimer quelques doutes sur l'excellence d'une forme électorale qui a moins pour effet d'exprimer l'opinion que de l'impressionner, et qui manque de vérité en ce qu'elle excite les passions plutôt qu'elle n'interroge scrupuleusement la conscience publique.
 
J'ignore si l'opinion doit un jour se modifier sur ce point; mais, en tout cas, ce n'était pas immédiatement après 1830 qu'on pouvait être admis à contester les avantages d'un mode dont les vicissitudes avaient provoqué les éclatans évènemens qui venaient de s'accomplir. En se bornant à stipuler que l'organisation des collèges électoraux serait réglée par des lois, la charte nouvelle permettait, il est vrai, d'ouvrir sur l'ensemble du système une controverse plus large et plus facile, puisqu'aucune condition n'était désormais constitutionnellement déterminée, et que le système électoral perdait son caractère organique pour passer dans le domaine moins immuable de la loi. Mais la pensée publique ne se préoccupait alors que d'un petit nombre de points, au premier rang desquels figuraient l'abaissement du cens, et la suppression du double vote, combinaison improvisée lors de la loi de 1820, et qui ne fut défendue par personne. Le débat s'étant concentré tout entier sur la quotité du cens électoral et d'éligibilité, dont l'abaissement était considéré comme un engagement de la constitution nouvelle, aucune autre question ne put être abordée d'une manière quelque peu sérieuse. La France ne comprenait la liberté électorale que dans les conditions où elle l'exerçait depuis 1817, et l'on doit même reconnaître qu'une idée dont l'initiative appartient au cabinet de cette époque, l'adjonction des catégories de capacités, ne saisit vivement ni le pays, ni la chambre, malgré les considérations développées par le ministre auteur du projet, considérations qu'il me paraît utile de rappeler dans un moment où l'idée avortée en 1831 ne peut tarder à reparaître dans nos débats parlementaires.
 
En proposant pour base de la loi le doublement du nombre des électeurs censitaires inscrits aux listes de 1830, le ministre déclarait qu'il avait cherché à étendre les capacités électorales en les demandant à tout ce qui fait la vie et la force des sociétés, au travail industriel et agricole, à la propriété et à l'intelligence.
 
« La propriété et les lumières sont les capacités que nous avons reconnues. La propriété d'une part, la seconde liste du jury de l'autre part, procuraient une application immédiate de la théorie adoptée.... Un gouvernement né des progrès de la civilisation devait à l'intelligence de l'appeler aux droits politiques sans lui demander d'autre garantie qu'elle-même. Il y avait, il faut en convenir, quelque chose de trop peu rationnel dans cette faculté donnée par la loi dut jury à tous les citoyens éclairés de pouvoir juger de la vie des hommes, et qui n'allait pas jusqu'à concourir à la nomination de ceux qui font les lois (15). »
 
De cet ensemble de dispositions relatives aux capacités et aux électeurs censitaires résultait, selon l'exposé des motifs, une masse de plus de deux cent mille électeurs.
 
Peut-être avez-vous suivi les débats auxquels ce projet donna lieu. Je le regretterais pour la dignité de mon pays et de sa représentation nationale, qui ne se montra jamais si fort au-dessous de ses devoirs et de son rôle. Ce fut, monsieur, un déplorable spectacle que celui de l'opposition repoussant de l'urne électorale une magistrature dont elle ne pouvait contester les lumières, et à laquelle elle n'avait à reprocher que de ne pas se faire la complaisante de ses passions, et refusant aux interprètes suprêmes de la loi le droit qu'elle proposait d'étendre à toutes les professions libérales ; ce fut en vertu de légitimes, mais tristes représailles, que succombèrent à leur tour dans des scrutins de jalousie et de récriminations les catégories diverses appelées à la franchise politique. Aucune idée générale ou généreuse ne domina cette discussion, et si de tels débats se reproduisaient jamais, ce serait à désespérer de tout esprit parlementaire, de tout avenir politique.
 
N'en concluez pas, monsieur, que j'attache à cette question elle même la haute importance qu'elle paraît offrir au premier aspect. En fait, l'adjonction des professions libérales évaluées par la commission de 1831 à un quinzième au plus du nombre des électeurs censitaires eût exercé une action fort peu sensible sur l'ensemble des résultats électoraux. En théorie, on peut parfaitement admettre le droit de l'intelligence sans être conduit à repousser la garantie du cens. La capacité présumée est sans nul doute la base de notre nouvelle hiérarchie sociale; mais cette capacité existe-t-elle, au moins dans des conditions patentes, lorsque, par ses efforts soutenus, elle n'a pu produire un capital de 20 à 30,000 francs, qui suffit pour établir le cens de 200 francs exigés par la loi? L'instruction professionnelle ou libérale est un instrument de production et de travail, ni plus ni moins que l'héritage immobilier, et la loi, qui ne peut opérer que sur des faits extérieurs et sensibles, n'est-elle pas fondée à mesurer cette instruction à l'intérêt qu'elle rapporte? Si cet intérêt est nul, la société n'a-t-elle pas quelque droit de se tenir en garde; et s'il faut quelques années pour accumuler le capital, signe légal de l'aptitude politique, ce temps d'épreuve n'est-il pas utile pour préparer l'homme par tous les devoirs du chef de famille à l'exercice de tous les droits du citoyen?
 
L'on pourrait ajouter que l'admission des professions libérales à la franchise électorale ne saurait inquiéter pas plus que servir les intérêts d'aucune opinion politique. J'ai, du moins pour ce qui me concerne, pleine confiance que ces professions, dont l'influence s'exerce déjà dans toute sa force en dehors des collèges électoraux, admises à ajouter quelques bulletins à ceux que le corps électoral dépose aujourd'hui dans l'urne, concorderaient, dans leurs choix comme dans leur esprit, avec sa majorité sage et conservatrice. On n'en doutera pas lorsqu'on voudra étudier avec soin les élémens de la seconde liste du jury, au lieu de s'arrêter à quelques, noms bruyans et à un petit nombre de jeunes têtes qui n'ont pas encore jeté leur gourme universitaire. La chambre de 1831 eût donc pu, sans nul inconvénient, correspondre sur ce point à la pensée du cabinet, et donner à l'intelligence cette satisfaction à coup sûr plus éclatante que dangereuse. Je regrette sincèrement, pour mon compte, qu'il n'en ait pas été ainsi, et que cette arme n'ait pas dès-lors été arrachée à la main des partis par celle du pouvoir, ce qui est la bonne et seule manière de faire sans danger de la politique libérale. Mais une mesure aussi insignifiante dans ses résultats définitifs, aussi mollement réclamée d'ailleurs par l'opinion, peut-elle légitimer en ce moment la révision et la refonte d'une législation qui date à peine de huit années?
 
Je ne le pense pas, monsieur, et, à mon sens, il importe que la France expérimente plus long-temps et d'une manière plus complète l'ensemble d'un système électoral hors duquel elle ne conçoit pas présentement la liberté politique, système qui me paraît devoir créer dans l'avenir des difficultés sérieuses à cette liberté elle-même aussi bien qu'à l'économie tout entière du gouvernement représentatif. De ces difficultés je ne veux ici toucher qu'une seule, celle qui est déjà, la mieux comprise.
 
La France de 1830 conserva de la législation antérieure ces collèges d'arrondissement qui avaient créé entre les citoyens des relations déjà vieilles de dix années, disposition qui donnait de grandes facilités matérielles pour l'exercice du droit, mais dont la conséquence était de créer entre les électeurs et leurs mandataires des relations d'une nature tellement étroite et personnelle, que la vérité du gouvernement représentatif pourra finir par s'en trouver gravement compromise. L'excitation de tous les intérêts privés se combinant avec l'affaiblissement de toutes les croyances politiques ne peut manquer en effet d'altérer de plus en plus la nature du mandat électoral; et si cette déplorable tendance n'était enfin arrêtée par la loi à défaut des moeurs, un jour viendrait, c'est à chacun de juger s'il est proche, où le député de la France ne serait que le procureur fondé d'un chef-lieu de sous-préfecture, le chargé d'affaires d'une centaine de commettans. On mesurerait alors sa valeur politique au nombre de ses conquêtes administratives, et son assiduité dans les antichambres lui serait plus comptée que sa puissance à la tribune. Les services rendus, le patronage acquis, l'intimité que des rapports aussi personnels établissent, tendent à constituer une sorte d'inféodation des petites circonscriptions électorales à leurs mandataires, en ôtant de plus en plus à ceux-ci toute signification politique. Le patriotisme d'arrondissement grandit sur les ruines du patriotisme national; on réclame un haras ou une école d'artillerie avec la chaleur qu'on mettait en d'autres temps à demander la Belgique et la frontière du Rhin. Si un député fait ouvrir une route royale, il se concilie des suffrages d'abord rebelles; s'il parvient à faire élargir un port ou creuser un canal, il devient inexpugnable.
 
Il peut dès-lors, au gré de ses antipathies ou de ses espérances excitées, passer des bancs ministériels à ceux de l'opposition, pour repasser bientôt sur les premiers. Puis, s'il a su choisir habilement sa place sur l'un de ces points stratégiques qui dominent les deux camps, rien ne l'empêchera, selon les circonstances, de changer ses amitiés, de répudier ses engagemens de la veille pour former les connexions les plus inattendues; enfin, s'il aspire à cumuler les profits du pouvoir avec les honneurs de la popularité, il pourra, Brutus à vingt mille francs de salaire, se représenter sans crainte devant ses cent cinquante électeurs : une effrayante majorité, formée par la gratitude et grossie par l'espérance, viendra sanctionner tous les actes d'une vie parlementaire aussi heureusement conduite, et saluer une fortune qui deviendra le marche-pied de tant d'autres.
 
Je ne saurais, monsieur, accepter un tel avenir ni pour le gouvernement représentatif ni pour mon pays. Je recevrais de tout cabinet, comme un immense bienfait, tout ensemble de mesures législatives ou réglementaires imposant des conditions fixes d'admission dans les diverses carrières administratives, et tendant à rendre à leurs chefs naturels aussi bien qu'à l'administration départementale l'influence qu'usurperait un autre pouvoir, au grand préjudice des moeurs nationales et de tous les services publics. Le pouvoir, pas plus que la liberté, ne peut puiser de force dans un principe de démoralisation, et lorsque j'entends quelques-uns de ses prétendus adeptes s'applaudir de ce que de telles tendances rendent les députés plus souples, lorsque je les vois se féliciter de ce que leur mandat peut perdre en vérité dans un système de corruption réciproque, s'exerçant de l'électeur sur le mandataire, et de celui-ci sur ses commettans, je f'ai pas assez de mépris pour une politique dont l'imprévoyance l'emporte encore sur l'immoralité.
 
Comment ne voit-on pas que c'est ainsi que s'introduit l'anarchie au sein d'une chambre, et que tout cabinet qui parviendrait à y décomposer complètement les partis, y vivrait sans aucun avenir en ce qu'il serait incessamment menacé par la coalition de toutes les ambitions et de toutes les haines personnelles? Se figure-t-on bien ce que serait le gouvernement de la France le jour où une chambre aurait une sorte de certitude morale d'être constamment réélue, à raison du patronage local de ses membres et indépendamment de leur attitude parlementaire? Après avoir annulé l'action constitutionnelle de la pairie et mis la royauté aux prises avec une assemblée unique, n'arriverait-on pas à rendre illusoire aussi pour elle le droit de dissolution? A quoi lui servira-t-il de l'exercer, et pourquoi le tenterait-elle, lorsque dans les circonstances les plus graves, en présence des plus hautes questions de l'ordre diplomatique ou gouvernemental, elle pourrait espérer à grand'peine de déplacer, de part et d'autre, un, nombre insignifiant de suffrages? Où en serait la liberté, lorsqu'on verrait à la fois l'intrigue rendre les majorités mobiles au sein de la chambre et la corruption les rendre fixes dans le pays?
 
La dernière dissolution, essayée au milieu des circonstances les plus graves, avec des résultats aussi peu prononcés, ne doit-elle pas faire redouter pour l'avenir un péril dont le fractionnement des collèges augmente évidemment l'imminence? Il est impossible sans doute de dégager complètement le député du caractère de mandataire local, cela ne serait, d'ailleurs, aucunement désirable dans ce qu'un tel mandat présente de légitime et d'élevé; mais ne peut-on pas croire que l'élection départementale lui imprimerait un sceau plus politique? Élu par une plus vaste circonscription, choisi au-delà des limites de la commune chef-lieu de sous-préfecture, le mandataire cesserait d'être en face de quatre ou cinq électeurs, ses voisins immédiats, qui tiennent en leurs mains la trame de sa vie parlementaire dans une dépendance étroite et continue. La pluralité des noms portés sur le bulletin départemental ne contribuerait pas peu à ôter à l'élection le caractère d'un service privé, et dans ses combinaisons plus larges, dans ses transactions plus variées, le scrutin exprimerait une pensée, au lieu de ne représenter qu'un nom propre.
 
Voilà, monsieur, l'idée la plus précise, la plus immédiatement applicable qui me soit suggérée par la réforme électorale. L'élection directe rend tout abaissement du cens impossible, elle exclut, dans l'esprit de tout homme sincère, jusqu'à l'ombre d'une hésitation à cet égard. Rappelez-vous quelles ont été, depuis quelques années, les principales questions soumises, en France, à l'appréciation des électeurs; veuillez vous interroger sur celles qu'un prochain avenir leur réserve. N'est-ce pas sur les plus difficiles problèmes de la politique extérieure que se sont élevés tous les conflits entre les diverses factions parlementaires, entre leurs chefs et la couronne? Et ce serait de telles matières qu'un corps électoral, plus nombreux et moins indépendant que le nôtre, serait appelé à trancher souverainement; ce serait ainsi qu'un peuple, fier de sa place dans l'échelle de la civilisation, livrerait ses plus chères destinées aux arrêts de l'ignorance et de la vénalité!
 
Nul ne se fait illusion sur le résultat qu'aura dans la chambre élective toute proposition pour l'abaissement du cens électoral; dès-lors la force des choses y renfermera cette discussion dans des proportions fort étroites. Ceci vous étonne, monsieur, et je crois déjà vous entendre me rappeler que l'Angleterre confie la formation directe de sa chambre des communes à tout ''locataire'' d'une maison payant dix livres sterling de loyer; que la Belgique, dans la combinaison de son cens proportionnel, appelle au scrutin électoral tous les paysans de ses campagnes, avec un cens de 30 florins et même au-dessous (16).
 
L'objection serait plus spécieuse que grave, et il sera facile de le faire comprendre à un esprit tel que le vôtre. Ne voyez-vous pas que l'esprit de la loi anglaise, aussi bien que celui de la loi, belge, est de favoriser, en les légalisant en quelque sorte, toutes les influences qui dominent ces deux pays, ici l'influence territoriale, là celle du clergé, et que, sous les formes de la démocratie, le législateur a su atteindre aux résultats les plus aristocratiques? Comment s'est développée chez vous la réaction tory? N'est-ce pas par l'effet même du bill de 1832 que le parti, brisé par la réforme, paraît en mesure de rentrer aux affaires? D'un autre côté, la loi votée par le congrès belge n'est-elle pas la plus solide garantie du parti catholique, auquel sont commises les destinées du nouveau royaume?
 
Si l'on pouvait douter de la fondamentale pensée de votre loi électorale, ne suffirait-il pas de voir quelle importance vous attachez à la conquête du scrutin secret, et avec quelle obstination vos adversaires politiques vous le refusent? N'est-il pas évident que le bill de lord Russell avait pour but de rendre à l'aristocratie, sous des formes plus régulières, l'action qu'elle était contrainte d'abdiquer? N'est-il pas manifeste que vos nombreux électeurs sont des chiffres destinés à emprunter toute leur valeur du chef derrière lequel ils sont groupés?
 
Or, monsieur, ce qui fait l'honneur de notre pays, comme de notre loi, c'est qu'elle repose sur un tout autre principe. La concession de la franchise électorale, dans l'esprit de notre législation comme dans nos moeurs, présuppose une aptitude suffisante aussi bien qu'un usage sérieux et pleinement libre du droit lui-même. Chez nous, l'électeur est appelé à se recueillir dans le silence de sa conscience, sous l'inviolable secret qui protège les actes religieux. La loi, dans ses combinaisons larges et loyales, n'a tenu compte d'aucune influence, n'a supposé aucune direction; elle n'a prétendu admettre au scrutin que les hommes présumés- capables de comprendre dans toute leur hauteur, et la dignité du citoyen, et les devoirs qu'elle impose.
 
C'est pour cela qu'un abaissement du cens n'est pas, en France, plus soutenable en théorie qu'admissible en pratique, car celui de 200 francs atteint à coup sûr l'extrême limite que la loi ne saurait franchir sans mentir à elle-même. C'est pour cela qu'aucune analogie n'est possible entre le droit électoral, tel qu'il est fondé parmi nous, et celui qu'a concédé le ''reform bill'' aux innombrables ''freeholders'' et locataires de votre aristocratie terrienne. En vous plaçant au point de vue français, il vous sera facile de voir, monsieur, que bien des années sont encore nécessaires pour que nos moeurs soient complètement dignes de nos lois.
 
A ceux qui réclament la suppression du cens électoral, en vertu d'un droit naturel, je n'ai rien à dire, sinon qu'ils vont à la barbarie. Je n'ai pas à discuter non plus, avec une autre école, les conséquences du vote universel; j'affirme seulement que ce vote ne serait d'aucun profit pour elle, et qu'il y a quelque aberration d'esprit à croire le contraire. Que cette école remue à plaisir toutes les combinaisons imaginables, qu'elle fasse des élections à un, deux, trois ou dix degrés, elle ne fera jamais prédominer des influences éteintes, elle ne mettra jamais les moeurs publiques en harmonie avec ses doctrines, elle ne reliera ni la chaîne des temps, ni celle des souvenirs.
 
Faut-il conclure de tout ceci, monsieur, que notre système électoral soit une institution invariable et définitive? C'est là un titre qu'il y aurait de l'imprudence à prodiguer dans des temps tels que les nôtres, et que je ne voudrais, en aucune manière, attribuer à notre loi de 1831. Je crois difficile, pour ne pas dire impossible, de la modifier aujourd'hui d'une manière quelque peu profonde; mais je crains qu'elle ne corresponde pas toujours à la confiance de la nation. Je redoute, dans ces oscillations successives que les intrigues parlementaires rendront désormais plus fréquentes que la lutte même des partis, de voir l'élection directe compromettre plus d'une fois les destinées du pays, et ce n'est pas sans émotion que je songe qu'une heure de fascination peut perdre à jamais l'oeuvre des années. Vous déciderez si l'étude du passé doit laisser à cet égard sans souci pour l'avenir.
 
Souvent, lorsqu'il m'arrive de devancer cet avenir par ma pensée, dans ces quarts d'heure de prescience et de rêverie où l'on dispose en maître des temps et des choses, je me demande, monsieur, si cette instabilité générale est donc la loi et comme la condition de l'émancipation des peuples. J'aime à me représenter alors le mouvement électoral ne procédant plus par saccade, et se transformant en une fonction organique et régulière, du même ordre que l'administration civile ou celle de la justice criminelle, qui admettent aussi, l'une et l'autre, l'active et constante intervention du citoyen; j'aime à rechercher comment on pourrait classer cette société sans lien selon des principes empruntés à son propre symbole, et lorsque je viens à le poser, je suis loin de trouver le problème insoluble.
 
Il faut renoncer sans doute à la pensée de reformer jamais, au sein de notre France tout individualisée et toute mobile, quelque chose d'analogue à ces corporations groupées autour d'intérêts fixes et pour ainsi dire supérieurs à elles-mêmes. Mais ne s'élève-t-il donc pas déjà, dans la France de 89 et de 1830, des associations animées de l'esprit nouveau et constituées par l'élection, ce sacrement de la société nouvelle? Nos corps administratifs élus, depuis le conseil de la commune jusqu'à celui du département, ne pourraient-ils devenir les degrés naturels de cette hiérarchie élective? Au lieu de livrer la formation du pouvoir politique à tous les hasards d'une lutte où chacun reste sans responsabilité, parce que le corps électoral n'existe que pour un seul jour, ne se trouvera-t-on pas conduit dans l'avenir à leur confier cette formation dans une proportion analogue à celle où l'administration du pays leur est commise?
 
En ce moment, monsieur, chacun élabore ses théories électorales. Tel comité veut le suffrage universel ou à peu près, tel autre quatre cent mille électeurs, ni plus ni moins. Ceux-ci prennent pour base les contrôles de la garde nationale, ceux-là ajoutent aux catégories du projet de 1831 les sous-lieutenans de la garde nationale à l'exclusion des sergens-majors, les conseillers de chefs-lieux de canton en repoussant ceux des communes; les uns veulent l'élection directe avec toutes ses conséquences, et, si je puis le dire, dans toute sa brutalité; les autres, en admettant au droit électoral des citoyens déjà revêtus d'une fonction publique par des suffrages antérieurs, reviennent, sans s'en douter, à l'élection indirecte, contre laquelle ils s'élèvent avec violence. Contradiction dans les principes, arbitraire dans les résultats, tel est le caractère de ces combinaisons qui se démoliront l'une par l'autre, et dont le seul effet sera d'éveiller l'attention du pays sur une question qu'il croyait épuisée. Puisque chacun fait son système, il ne me sera pas interdit de vous donner le mien. Celui-ci se présente au même titre que les autres, et du moins a-t-il sur eux le double avantage d'être parfaitement rationnel en théorie et d'embrasser l'ensemble des réalités sociales.
 
Au premier degré de notre hiérarchie sociale, j'aperçois la commune, centre de tous les souvenirs de la religion et de la famille, siège de l'état civil et de l'instruction primaire, où l'école s'élève près de l'église, où le hameau touche à la sépulture des ancêtres; corporation puissante qui possède des biens communs, et à laquelle la loi de l'état affecte des ressources spéciales. Elle est régie par un conseil nommé par les principaux censitaires, dans une proportion libérale en même temps que prudente, proportion qu'on ne pourrait élever, sans ôter à l'administration ses racines populaires, qu'on n'abaisserait pas, sans transporter au cabaret le siége des élections municipales. L'immense majorité de ces trente-deux mille conseils est acquise déjà aux influences morales et conservatrices, et là où elles en sont exclues, elles n'auraient guère qu'à vouloir y prendre leur place, pour que celle-ci ne leur fût pas long-temps disputée.
 
Entre la commune et le département s'interpose l'arrondissement, siège de la sous-préfecture et de la justice civile, centre d'influences et d'intérêts distincts. Cette circonscription est représentée par un conseil dont les attributions pourraient être utilement augmentées, et qui n'est pas sans importance en le réduisant même à son rôle consultatif. Lui seul éclaire les délibérations de l'administration supérieure pour les questions d'instruction primaire, pour celles relatives à la voirie, pour les réclamations spéciales formées par les communes. Enfin, l'ensemble de l'administration tout entière aboutit à un conseil général qui répartit l'impôt entre les arrondissemens, vote des centimes facultatifs, règle l'emploi des centimes ordinaires et spéciaux, et concourt même à la législation générale par les vues d'utilité publique qu'il a mission d'exprimer.
 
Que tout homme connaissant la France s'interroge scrupuleusement, et que, sans s'arrêter aux circonstances transitoires qui ont pu déterminer certains choix au préjudice de certains autres, il se demande si à ces degrés divers de l'échelle administrative ne correspondent pas et les choix les plus naturels, et les influences relatives telles qu'elles résultent de la moralité, de la fortune, des lumières et du dévouement aux intérêts publics; qu'il dise si une telle base, admise pour l'électorat politique, donnerait autant au hasard et à l'intrigue que des noms réunis sur des listes sans cohésion et sans lien? Ne serait-il pas rationnel et moral de voir les corps électifs s'engendrer, pour: ainsi dire, l'un l'autre, se supporter comme des étages d'un même édifice, au lieu de rester dans leur isolement et leurs précipitations, appuyés sur des échafaudages d'emprunt? D'après notre loi départementale, il suffit de cinquante électeurs portés sur une liste cantonale, pour nommer les membres des conseils d'arrondissement et ceux des conseils généraux. Pensez-vous, monsieur, qu'il ne fût pas plus libéral, en même temps que plus rationnel, de les faire élire par les conseillers municipaux, déjà consacrés par l'élection populaire? Ces notables des communes, réunis en assemblée électorale, ne seraient-ils pas mieux placés que tous autres, pour discerner les capacités d'arrondissement et de département, et ne serait-ce pas là une attribution qu'on aurait la certitude de voir sagement exercée? y aurait-il enfin un corps plus en mesure de conférer, en pleine connaissance de cause et dans toute son indépendance, un haut mandat politique qu'un collège formé par les membres d'un conseil-général, unis à ceux des conseils d'arrondissement? Si l'on objectait le nombre trop restreint des électeurs, ne pourrait-on l'augmenter, en vertu du même principe, par l'adjonction de certaines catégories d'influences constatées, soit par une élection antérieure, soit par une position gouvernementale? Ne pensez-vous pas qu'ainsi se révéleraient les forces véritables du pays dans des corps au sein desquels l'intelligence et la pratique des affaires seraient éprouvées par une expérience presque quotidienne? croyez vous que la passion d'un jour prévalût facilement contre les intérêts permanens, là où le droit électoral deviendrait une attribution de plus ajoutée à tant d'autres attributions existantes?
 
Si l'on admet, selon la belle théorie représentative française, qu'en approchant de l'urne électorale, chacun doit être en mesure de se rendre pleinement compte de l'acte qu'il consomme, il semble que l'élection ne peut être que graduelle, et que le droit doit se fonder sur une série d'épreuves successives. Or, si jamais les évènemens nous rappelaient à la rigueur de ce principe, je n'hésite pas à dire que la superposition des corps électifs se produisant l'un l'autre, deviendrait pour cette société, où toute agglomération est dissoute, un germe fécond d'organisation et de durée.
 
Je ne sais trop, monsieur, s'il m'est permis de répondre à des objections qu'on ne prendra probablement pas la peine de me faire. Si l'on disait pourtant qu'on fausserait le génie des corps locaux en les investissant d'attributions générales, je demanderais s'il ne vaut pas mieux diviser le mouvement politique que de le concentrer, et s'il ne serait pas plus habile de le tempérer par l'intérêt administratif que de laisser ces deux élémens dans l'égale impuissance; de se contenir comme de se stimuler? Vaut-il donc mieux s'exposer à recevoir par le télégraphe l'annonce d'une révolution parlementairement consommée que de s'établir dans des conditions qui la rendraient impossible? Est-il interdit de croire que l'arme utile, en 1817, pour conquérir le pouvoir, sied moins lorsqu'il s'agit d'organiser sa victoire en fondant sur ses bases normales le gouvernement de l'intelligence et du travail?
 
Est-il nécessaire d'établir que des corps élus l'un par l'autre seraient doués d'une vitalité tout autrement énergique que des assemblées primaires chargées d'élire des assemblées électorales? faut-il prouver qu'il serait peu logique d'arguer contre le système dont j'essaie l'esquisse de l'impopularité attachée depuis l'an VIII à l'élection à deux degrés? L'électeur primaire, chargé de dresser une simple liste de candidatures, et dont le suffrage concourt d'une manière à peine appréciable au résultat définitif, néglige un droit constamment primé par un droit supérieur au sien. Rien de semblable dans une combinaison qui tendrait à constituer plus fortement tous les corps en dotant chacun d'eux d'une ''fonction'' nouvelle, en faisant entrer la puissance électorale dans l'essence même de leur organisme. Ainsi l'on parviendrait à inoculer à la nation le principe électif, et en sachant rendre la liberté plus sûre d'elle-même et dès-lors plus mesurée, l'on préserverait le corps social de ces crises pittoresquement qualifiées de fièvres électorales.
 
Je n'insisterai pas davantage, monsieur, sur une pensée d'une réalisation à coup sûr problématique, mais à laquelle d'autres systèmes vainement essayés pourront finir un jour par préparer quelque avenir. J'ai pris, en commençant cette correspondance, l'engagement de faire suivre d'un peu de thérapeutique mon diagnostic social; je ne vous donne pas mes remèdes, vous le savez, comme d'infaillibles spécifiques, et mon seul désir est d'appeler les méditations d'une haute intelligence sur la possibilité d'introduire dans notre France contemporaine un principe de cohésion qui saisisse et rassemble enfin ses élémens épars. On se plaint que la France de la révolution résiste au pouvoir, que son sol soit mortel à tous les germes de durée. Mais a-t-on bien compris la manière de les y implanter? a-t-on pris son génie intime pour point d'appui de tant de combinaisons avortées?
 
Le régime républicain lui prêcha les lois de Lycurgue et le patriotisme des deux Brutus; Napoléon voulut l'organiser sur un type emprunté à l'empire romain et à la monarchie de Charlemagne; la restauration s'efforça tantôt de la ramener vers un passé qu'elle repousse, tantôt de revêtir la liberté française des formes aristocratiques que vous avez su lui donner : chimériques tentatives, plagiats impuissans, de quelque éclat qu'ils se revêtent! Pour dompter une société qui n'a pas encore trouvé ses lois, il faut deux choses, comprendre et oser. Bucéphale avait renversé tous les écuyers de Philippe lorsqu'Alexandre osa braver sa fougue. Celui-ci avait deviné que l'immortel coursier avait peur de son ombre en la voyant s'allonger devant lui; il lui mit la tête au soleil, et s'élança d'un bond sur sa croupe redoutable; puis, se précipitant dans le stade, son bras souple et ferme sut si bien régler les mouvemens de l'animal sans les contraindre, en employant tour à tour et le mors et l'aiguillon, que le cheval s'inclina bientôt sous cette main héroïque. Grace au ciel, monsieur, ce n'est pas d'un demi-dieu que la France a désormais besoin : ce qu'elle demande à son gouvernement, c'est un peu de prévoyance et d'initiative combiné avec du sens et du patriotisme; à ce prix elle pourra suffire à toutes ses destinées.
 
Dans ma prochaine lettre, nous embrasserons l'une des plus graves questions de ce temps, celle de la presse, et vous verrez qu'en cette matière le pouvoir a eu constamment le tort d'essayer des palliatifs sans valeur, au lieu de faire un usage loyal et public d'une arme qui ne serait en aucunes mains aussi puissante qu'entre les siennes.
 
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<small>(1) Article 9.</small><br />
<small>(2) Art. 12.</small><br />
<small>(3) Art. 20.</small><br />
<small>(4) Art. 26.</small><br />
<small>(5) Art. 30 et suiv.</small><br />
<small>(6) Constitution de 1791, tit. III, sect. II. </small><br />
<small>(7) Sect. III, VII.</small><br />
<small>(8) Hérault de Séchelles.</small><br />
<small>(9) Art. 30 et suiv.</small><br />
<small>(10) Constitution directoriale de l'an III, tit. IV, art. 35.</small><br />
<small>(11) Constitution de l'an VIII, tit. Ier, art. 6-7.</small><br />
<small>(12) Tit. II, art. 20.</small><br />
<small>(13) Art. 40.</small><br />
<small>(14 Selon le premier projet, présenté en 1820, 258 députés devaient être nommés par les collèges d'arrondissement, et 172 par les collèges de département, formés de 100 à 600 électeurs, payant 1,000 francs de contributions, et choisis eux-mêmes par les collèges d'arrondissement à la majorité des suffrages (art. 1 et 2). Ce projet, sur lequel la discussion parlementaire ne s'ouvrit pas, introduisait aussi le principe du vote public, emprunté à un tout autre ordre d'idées, ainsi que nous le montrerons bientôt, en statuant que chaque électeur devait signer son bulletin ou le faire certifier par un membre du bureau (art. 30). On sait que le second projet, modifié par l'amendement de M. Bouin et converti en loi le 29 juin 1820, établissait un collège départemental et des collèges d'arrondissement; 258 députés étaient attribués à ces derniers; 172 membres nouveaux étaient nommés par le collège de département, composé des électeurs les plus imposés, en nombre égal au quart de la totalité des électeurs du collège.</small><br />
<small>(15) Exposé des motifs par M. le comte de Montalivet, 31 décembre 1830.</small><br />
<small>(16) 20 florins pour les provinces de Luxembourg et de Namur, 25 pour le Limbourg, 30 pour les campagnes des autres gouvernemens. (Loi élect. Belge, art. 52.)</small><br />
 
===V - L'état et le clergé===
 
Vous avez déjà pressenti, monsieur, les conséquences qu'entraînerait l'application des idées sur lesquelles nous venons de nous arrêter ensemble. Le parti voué depuis 1830 à la défense de la forme constitutionnelle au dedans, et de la paix européenne au dehors, n'aurait pas à changer sa politique; il devrait seulement la vivifier par un élément nouveau, en rapport avec une situation nouvelle elle-même. Sans répudier un passé qui n'est pas sans gloire, puisqu'il ne fut pas sans péril, ce parti comprendrait que la répression matérielle ne suffit pas pour assurer l'avenir. Engagé dans une lutte corps à corps avec l'émeute, il ne s'est d'abord agi pour lui que de la vaincre, résultat irrévocablement acquis, et à la suite duquel les hommes associés pour l'obtenir se sont séparés, comme il arrive d'ordinaire après l'épuisement d'une pensée politique. De là cet isolement de toutes les forces et de toutes les individualités qu'on ne parviendrait à faire cesser qu'en les appliquant derechef à une oeuvre commune. Tant que l'ambulatoire volonté de l'homme n'est pas dominée par quelque chose de supérieur à elle-même, l'anarchie est imminente dans le monde politique aussi bien que dans celui de l'intelligence.
 
La tâche à entreprendre emprunterait au passé des traditions courageuses, en même temps qu'à l'avenir des données plus larges et plus fécondes. L'ancienne majorité resterait la base du parti gouvernemental qu'elle eut l'honneur de fonder aux mauvais jours; mais elle ouvrirait ses rangs sans hésiter à tous les hommes, instruits par l'expérience, désabusés d'inapplicables théories, à ceux, plus nombreux peut-être, disposés à s'incliner devant le succès, car la politique n'a pas, comme la religion, à sonder les reins et les coeurs; il lui suffit de constater les faits sans s'enquérir de la pureté des intentions. Au sein de cette grande opinion, on se classerait moins par ses antécédens que par sa valeur constatée, et la confiance irait surtout au-devant des hommes éminens qui, pour reconquérir une influence compromise, sauraient immoler des ressentimens personnels devant une oeuvre plus digne d'eux.
 
C'est là le seul gage réclamé par cette nombreuse fraction du parlement, qui, séparée de ceux qu'elle avait si long-temps vus à sa tête, a su se maintenir dans une union dont notre temps a quelque droit d'être fier. S'il est en effet toujours beau de voir des hommes se tenir serrés autour d'une idée, combien n'est-il pas plus admirable de voir cette idée résister à ceux qu'elle devait le moins s'attendre à rencontrer pour adversaires! La lutte des 221 contre tant et de si diverses passions sera l'un des épisodes les plus honorables de notre histoire constitutionnelle. Elle restera comme un enseignement qu'il importe de compléter en reprenant des relations que la seule conscience du devoir avait fait interrompre, du jour où le talent sera redevenu l'interprète et l'instrument d'une pensée sociale.
 
Il y aurait, du reste, de l'étroitesse d'esprit à espérer préparer le rapprochement des hommes si tristement divisés, par la simple invocation des communs souvenirs. Le maintien de certaines lois pénales ne peut pas plus que leur révocation devenir désormais le programme d'une combinaison ministérielle quelque peu durable. Il en est de même d'une provocation irréfléchie ou d'une résistance absolue à la réforme soit de notre système électoral, soit de quelques parties de nos institutions constitutionnelles. Il importe que les conservateurs ne se fassent pas d'illusions sur ce point : il est en France peu d'institutions secondaires qui n'appellent un remaniement prudent et discret dans le sens du principe de notre gouvernement nouveau et dans l'intérêt de ce gouvernement lui-même. Y préparer l'opinion sans se laisser dominer par elle, occuper la pensée publique pour éviter qu'elle ne vous échappe, telle est la double condition imposée à tout cabinet qui se croirait en mesure de se présenter autrement qu'à titre de pouvoir provisoire. Et pensez-vous, monsieur, qu'un gouvernement intelligent n'eût pas une assez vaste carrière ouverte devant lui? Faire sortir le droit de la capacité des lieux communs où la théorie le confine, organiser le régime du travail et de la paix dans toutes ses branches, ici par l'éducation professionnelle, là par l'application des l'armée aux grands travaux d'utilité publique; donner une base plus populaire à la pairie, préparer l'opinion à l'établissement d'un système électoral plus rationnel dans son principe et mieux réglé dans ses effets, user de la presse comme d'un levier au lieu de s'offrir pour point de mire à ses coups : une telle oeuvre n'absorberait-elle pas quelque peu, par son importance même, les préoccupations égoïstes dont la France est condamnée à subir les exigences et à contempler le duel?
 
Je viens d'étudier des détails nombreux, et je n'ai pas encore abordé la seule pensée qui pût leur servir de centre; j'ai compté pièce à pièce les ressorts de la machine, et je ne suis pas remonté jusqu'au principe de son mouvement, omission que vous me reprocheriez à bon droit et à laquelle je dois essayer de suppléer par quelques indications rapides.
 
Déjà votre pensée a devancé la mienne, et vous avez compris que cette excitation incessante de toutes les facultés humaines réclamait dans la conscience publique un contre-poids indispensable; déjà vous vous êtes dit que la France entreprend une oeuvre insensée autant que périlleuse, si elle ne se donne des moeurs qui lui permettent de supporter ses lois, et que la tâche du gouvernement des classes moyennes devra se résumer en quelque sorte dans un seul grand fait, la moralisation du pays.
 
Vous ne verrez pas dans cette énonciation une injure à mon pays; une flétrissure jetée sur lui aux yeux du monde. Nul n'est moins disposé à concéder aux ennemis de notre régénération politique le droit de calomnier la France. Non, monsieur, ma patrie n'est pas maudite du ciel pour avoir voulu être libre; elle peut, avec quelque orgueil, comparer la gravité de ses habitudes aux légèretés d'une époque où un vaste foyer de corruption était ouvert et entretenu au centre même de l'état. Si le chiffre des crimes et délits s'élève, cette augmentation peut s'expliquer par des rapports plus multipliés, sans qu'on en tire des inductions défavorables à l'ensemble des moeurs publiques. Mais il y a, vous le savez, monsieur, bien des pensées désordonnées, bien des espérances dangereuses, bien des convoitises ardentes qui ne tombent pas sous le coup des lois pénales, et qui menacent l'ordre social en restant, par leur nature même, en dehors de ses atteintes. Les déchiremens de la jalousie, les soulèvemens de l'orgueil, les irritantes piqûres de la vanité, ces misères qui consument dans le calme apparent de la vie, jamais époque ne les a ressenties à l'égal de la nôtre. Ce siècle porte en son sein le vautour qui le ronge; il le nourrit de ses larmes et de son sang; il le berce en quelque sorte au vent continu des révolutions. L'esprit humain a espéré se servir à lui-même de principe et de fin, et s'alimenter de sa propre substance, et voici qu'il succombe, comme le voyageur au désert, les yeux éblouis par le mirage et les pieds brûlés par les sables, sans qu'une goutte d'eau ou un peu d'ombre descende à sa voix dans ses solitudes désolées.
 
L'intelligence ne fut jamais plus hardie et jamais plus authentiquement impuissante. Elle ne peut s'asseoir en paix au sein des ruines qu'elle a faites, et ses vacillantes lumières semblent rendre ses défaillances plus éclatantes et ses ténèbres même plus visibles. A ces tourmens de l'ame privée de la foi, son aliment nécessaire, ajoutez, pour notre société française, les excitations de toute nature sorties de ces bouleversemens, les plus prodigieux qu'ait vus le monde; mesurez tout ce que doit engendrer de scepticisme la vue de si éclatantes catastrophes, celle de si rapides fortunes, les unes maintenues et consolidées par l'oubli de tous les engagemens, les autres s'abîmant en un jour, et ne laissant pour morale après elles que la nécessité de jouir vite et de profiter des chances heureuses; comprenez les vicissitudes d'une société où chacun est contraint de se faire sa place, sous peine de n'en pas trouver, et soyez surpris de cette agitation universelle qui ôte à l'honneur ses susceptibilités, à l'ambition sa patience, au talent sa maturité, au foyer domestique la sainteté de son repos!
 
Vous êtes défendus, monsieur, contre cette activité dévorante par une puissante organisation politique et des moeurs en harmonie avec elle; vous avez à lui jeter en pâture le commerce du monde, un gigantesque empire aux Indes et une colonisation organisée jusqu'aux extrémités de la terre; ressources que nous n'avons pas, et dont nous userions, d'ailleurs, moins bien que vous. Nation d'agriculteurs et de soldats, la France vit dans ses frontières sans exposer sa fortune aux quatre vents du ciel, et rien ne la détourne de ces crises intérieures qui chez elle n'ont d'issue que la voie terrible des révolutions.
 
Si un élément d'universelle tempérance ne s'introduit dans nos moeurs pour les modérer, je ne saurais comprendre que la société pût résister long-temps à la pression exercée sur elle par les efforts continus de toutes les individualités. Or, ce principe, quel peut-il être, sinon la religion, qui seule règle les mouvemens du coeur de l'homme, et domine les inspirations de sa volonté?
 
Est-il une autre pensée que celle-là pour faire estimer les choses du monde leur juste prix, pour attiédir par des espérances infinies l'ardeur avec laquelle l'homme se prend à ce qui passe? N'est-ce pas en portant plus haut ses regards, en ne les fixant pas à la terre comme le boeuf au sillon qu'il laboure, qu'il peut pardonner à la société comme à la fortune, si pour lui elles se sont montrées marâtres? Connaissez-vous une autre source de résignation, comprenez-vous surtout une autre source d'humilité?
 
De toutes les doctrines prêchées sur la terre, le christianisme seul lutte contre la personnalité humaine sans l'anéantir, et l'épure sans la briser; seul il révèle à l'homme et sa grandeur et son néant, sans exalter son orgueil au spectacle de l'une, sans dépraver son ame à la vue de l'autre. C'est pour cela que le christianisme est la religion de la sociabilité par essence, et que le premier devoir autant que la meilleure politique d'un gouvernement libre est de travailler à la diffusion des idées chrétiennes, auxquelles est réservé l'exclusif et sublime privilège d'entretenir en même temps les ardeurs de la charité et la quiétude de l'ame.
 
Ce sont là pour vous, monsieur, de véritables lieux communs, et vous n'auriez pas moins de mépris que moi-même pour ces puissans cerveaux qui, ne comprenant l'ordre public que dans sa partie extérieure et brutale, estiment avoir fondé un monument plus durable que l'airain dès qu'ils se sont donné un gouvernement et une administration, des gendarmes et des sergens de ville, bons estomacs et fortes têtes auxquels il suffit d'émarger une feuille d'appointemens pour se croire à l'abri des révolutions.
 
Lorsque je dis que le pouvoir doit s'attacher à développer de plus en plus l'influence religieuse, et que je félicite le gouvernement de 1830 d'avoir, sous ce rapport, compris ses véritables intérêts, vous comprenez, de reste, que je ne le convie pas à se faire missionnaire, et à mettre en entreprise administrative la conversion de la France. Le pouvoir actuel sortirait en même temps des limites de ses devoirs et de celles de la prudence, s'il établissait entre le clergé et le gouvernement une association aussi dangereuse, pour l'un que pour l'autre. L'entière liberté des cultes, l'incompétence absolue de l'état en matière dogmatique, la concentration du clergé dans ses attributions purement spirituelles, ce sont là autant de faits capitaux sans lesquels il serait impossible de concevoir la société française telle que les temps l'ont faite. Lorsqu'on a vu le gouvernement précédent succomber en partie sous les résultats d'une alliance dont la religion paya si tristement les frais, il n'est aucun homme, même entre les plus aveugles, qui ose conseiller à la monarchie de 1830 ce qui fut si funeste à celle de 1815. C'est dans des termes très différens qu'on doit comprendre la situation respective de l'état et du clergé, et cette oeuvre de moralisation religieuse à laquelle ils doivent concourir par une action simultanée, mais indépendante.
 
Un tel sujet est trop grave, il touche de trop près aux applications journalières de la politique pour ne pas exiger quelques développemens. Quoique nous appartenions à deux communions différentes de la grande société chrétienne, je puis vous les soumettre avec pleine confiance, car, je ne prétends pas ici faire de la théologie, et je m'adresse bien moins à la foi religieuse qu'au sens de tous les hommes politiques.
 
Le catholicisme a des lois découlant de son essence même, et ne peut s'établir dans de bons rapports avec la société que sous les conditions particulières qui résultent de sa nature. Sa situation varie sans doute selon les temps, le génie des institutions et des peuples; mais il n'en saurait accepter une qui fût de nature à compromettre ou l'intégrité du dogme ou l'indépendance d'une hiérarchie qui ne serait plus, du jour où elle cesserait de relever d'une autorité réputée infaillible aux yeux de la foi catholique. C'est pour cela que l'église romaine, à laquelle adhère l'immense majorité des Français, ne saurait s'encadrer dans aucune des formes affectées au sein de l'Europe moderne par les sectes diverses séparées du centre de l'unité catholique. L'église à laquelle vous appartenez, par exemple, a uni, par des noeuds tellement indissolubles, ses intérêts politiques à ceux de l'aristocratie territoriale, qu'un changement organique dans la constitution de l'un de ces pouvoirs entraînerait pour l'autre des conséquences immédiates autant que graves. Je n'ai rien à apprendre sur ce point à l'homme qui réclame avec tant de persévérance et d'énergie des changemens fondamentaux dans l'organisation de l'établissement épiscopal, comme une conséquence directe et nécessaire du principe de réforme posé en 1832. Vous savez mieux que moi quelle solidarité lie vos barons et vos évêques, et vous n'ignorez pas que votre docteur Philpott, par exemple, est un peu plus préoccupé des bills soumis à la chambre que du salut des brebis d'Exeter commises à sa houlette pastorale. Vos révérends prélats sont des hommes très savans, d'excellens pères de famille très respectables à tous égards; mais il y aurait plus que de la bonhomie à voir en eux les chefs d'une hiérarchie ecclésiastique, dans le sens spirituel de ce mot. La religion anglicane ne saurait, d'ailleurs, se comprendre en dehors des domaines de sa Majesté Britannique qui en est le chef suprême; comme la plupart des établissemens protestans en Europe, elle fut conçue par le pouvoir dans le sens de ses convenances; ce fut un puissant élément pour la nationalité anglaise plutôt qu'un lien pour la conscience des peuples. Un établissement qui lutte avec une telle énergie contre les passions du siècle en même temps que contre les conséquences logiques du droit d'examen proclamé par lui, ne manque assurément pas de grandeur; mais on doit bien plus la chercher dans les intérêts qu'il consacre, que dans les doctrines qu'il professe.
 
Tel est le sort de toutes les institutions religieuses dont le pouvoir politique s'est constitué le chef en s'interposant entre le ciel et la conscience humaine. L'église grecque nous est, en dehors du protestantisme, un éclatant exemple de ce que seraient devenues la foi chrétienne et la dignité de l'homme, si, dans la lutte du moyen âge, l'élément intellectuel, s'appuyant au centre de l'unité catholique, n'avait triomphé de la puissance militaire. C'est parce qu'elle a matérialisé l'idée religieuse, en substituant le sabre des autocrates à la tiare des pontifes, que la religion grecque est devenue la religion du despotisme; c'est parce que nulle pensée de liberté ne saurait fleurir à son ombre, qu'on aspire à l'introduire comme un germe de mort au sein d'un peuple généreux, sur l'avenir duquel on ne sera pas sans souci, tant qu'il élèvera les mains vers une autre puissance que celle de ses maîtres, dût cette puissance n'être représentée que par un vieillard assis sur des ruines.
 
Singulière destinée de cette église catholique qui, depuis tant de siècles, a vu passer tant d'ennemis! On l'accuse d'abaisser l'intelligence et de dégrader les ames, d'opposer d'invincibles obstacles à la liberté; et, seule aujourd'hui dans le monde, elle résiste au pouvoir et ose entrer en lutte avec lui! Elle a émancipé l'Irlande, constitué la Belgique, béni l'héroïque martyre de la Pologne; ses évêques secouent d'un mot le sommeil séculaire de l'Allemagne, pendant que ses missionnaires vont mourir en Chine sur les chevalets des mandarins. Mais, en même temps qu'elle résiste aux pouvoirs lorsqu'ils empiètent sur le domaine des consciences, elle les accepte et les consacre sans hésiter sous toutes les formes, du jour où ils sont assez forts pour lui garantir la liberté de sa prière et de sa foi, et passe insouciante au milieu des révolutions, tant que la violence n'a pas rompu la chaîne qui, par elle, unit la terre au ciel. Le catholicisme voit tomber les royautés et les empires, sans prendre souci de ces jeux de la fortune, et à peine un pouvoir en a-t-il remplacé un autre, qu'il s'en arrange aux mêmes conditions et au même prix. Si, pendant des siècles, en Europe, il s'est assis sur le trône des rois, l'Amérique républicaine le voit parcourir joyeusement ses déserts avec le bâton du pèlerin. Il célèbre les rites sacrés, ici dans des temples éclatans d'or, là dans des huttes de bambou; citoyen de toute la terre, et contemporain de tous les âges, il est partout à sa place, dès que sa voix peut descendre sans intermédiaire de l'oreille de l'homme jusqu'à son coeur.
 
Il a fallu que l'opinion s'abusât étrangement en France pour penser qu'une telle croyance s'y associerait aux vicissitudes d'une dynastie; au point de s'estimer atteinte par le coup qui l'aurait frappée. La religion peut respecter de grandes infortunes; mais son premier intérêt, comme son premier devoir, est de ne s'inféoder jamais aux causes vaincues, et de marcher toujours avec le présent qui doit si promptement devenir le passé pour elle. A ses yeux, le fait engendre seul le droit, et tout pouvoir est légitime dès qu'il exerce une mission d'ordre qu'on peut à bon droit nommer divine. ''Cujus est imago hoec et superscriptio'' (1); voilà, en fait de légitimité, le seul ''criterium'' du catholicisme.
 
Une longue persécution parut, il est trop vrai, établir entre des causes fort distinctes en elles-mêmes une union scellée, pour ainsi dire, par la hache révolutionnaire, et, dans des intentions souvent plus politiques que pieuses, on exploita ces souvenirs de l'échafaud, si puissans sur l'imagination des peuples. Un dévouement exalté prétendit imprimer au front d'une royauté rappelée de l'exil une sorte de consécration surhumaine; ainsi le clergé se trouva compromis dans une oeuvre qui, sans être la sienne, paraissait provoquer des sympathies communes. Un poids immense d'impopularité pesait sur lui, lorsque le jugement de Dieu décida, pour la troisième fois, du sort des fils aînés de saint Louis, et l'on put trembler un instant en voyant la tempête battre à la fois les portes de Notre-Dame et celles du Louvre.
 
Mais lorsque le gouvernement nouveau eut dessiné son caractère, et qu'il eut rétabli la croix au faîte des temples ravagés par la barbarie; lorsqu'investi du pouvoir redoutable de donner des successeurs à leurs évêques, il eut rassuré les catholiques par des choix qu'ils auraient faits eux-mêmes, il se prépara une réaction dont ce gouvernement recueille tous les jours et des témoignages nouveaux et des fruits plus abondans. Il peut rester de mode dans quelques cabarets de province de déclarer le catholicisme incompatible avec l'établissement de 1830; mais, entre les hommes ayant traversé les affaires, il n'en est pas un qui ne sache que la monarchie nouvelle a trouvé à Rome des facilités qui ne lui étaient pas départies ailleurs; aucun, d'eux n'a jugé les dispositions intimes du clergé français sur les boutades de quelques hommes de cour, et tous ont compris qu'un corps; recruté dans les classes moyennes et dans le peuple n'avait besoin, que d'être rassuré sur le grand intérêt qu'il représente, pour engager au pouvoir, en échange de son concours, une soumission respectueuse et sincère.
 
C'est un fait d'une haute importance que ces dispositions du clergé, dispositions dont une polémique récemment soutenue par l'un de ses organes est venue fournir des preuves surabondantes. Le gouvernement de 1830 fût resté pouvoir révolutionnaire aux yeux du peuple, si une scission s'était établie entre l'antique foi et le trône nouveau, et de bons rapports avec le clergé n'étaient pas moins nécessaires pour lui imprimer son caractère véritable que des rapports pacifiques avec l'Europe. En enlevant le monopole des idées religieuses au parti qui le revendiquait, il a plus avancé sa chute qu'en gagnant contre lui dix batailles de Culloden. Pour peu qu'on ait étudié les dispositions de ce grand corps, et qu'on veuille bien n'en pas parler avec l'ignorance de certains hommes auxquels il n'est guère moins inconnu que le mandarinat du céleste empire, on peut affirmer aujourd'hui que, de ce côté, les résistances sont désormais vaincues, et que si quelques préventions subsistent encore dans les souvenirs, elles n'existent nulle part dans les consciences. Mais l'adhésion de l'église garantie au pouvoir, il reste à déterminer le pied sur lequel ils doivent, dans leur intérêt mutuel, se tenir vis-à-vis l'un de l'autre; il y a surtout à bien comprendre dans quelle mesure on peut réclamer du clergé une participation utile.
 
Le catholicisme a traversé les phases les plus diverses, tantôt exerçant la puissance suprême que lui déféraient les peuples unanimes alors dans leurs croyances, tantôt ne réclamant que sa place au soleil. Il a supporté les périls des persécutions sanglantes et ceux non moins redoutables des triomphes corrupteurs; et ce qu'il y a d'universel dans son essence lui permet de tout accepter, hors un régime où sa discipline ne relèverait pas de la seule autorité qu'elle reconnaisse dans l'ordre de la conscience, autorité interprétative du dogme aussi bien que gardienne de la hiérarchie, et qui n'est pas moins dans son droit lorsqu'elle règle, selon la différence des temps, les relations du sacerdoce avec les puissances, que lorsqu'elle définit la doctrine selon des bases invariables. Toute transaction à cet égard serait, à ses yeux, l'abdication même de la pensée qu'elle exprime. A la politique, le siècle et ses révolutions; à la religion, l'ame humaine, en tout ce qui touche au mystère de ses destinées éternelles; c'est ce partage qu'il faut savoir accepter pour être pleinement en droit d'interdire au clergé toute excursion en dehors de son domaine, toute immixtion dans les questions de souveraineté extérieure. Pour l'avoir méconnu, Joseph II et Guillaume de Nassau ont vu le même trône se dérober sous eux ; un prince respecté de l'Europe compromet une réputation de prudence long-temps méritée, et un souverain qui promène sa superbe pensée de Varsovie à Constantinople, se prépare des obstacles dont le moment viendra de mesurer toute la gravité.
 
Que le gouvernement de 1830 s'attache à se concilier le clergé catholique, moins par un système de faveurs et de déférence que par le respect constant de son indépendance spirituelle; qu'il sache comprendre surtout quelle haute importance une telle attitude habilement prise lui donnerait, en certains cas, dans ses relations diplomatiques, et qu'en un temps où le droit des consciences est si imprudemment, menacé, il se montre à l'Europe comme le représentant de la liberté religieuse en même temps que de la liberté politique.
 
C'est en étant à la fois loyal et ferme dans ses rapports avec un corps auquel le droit commun sied aujourd'hui mieux que la puissance, qu'il poussera des racines dans le coeur des peuples. En osant être juste, ne fût-ce que dans l'intérêt de sa politique et de son influence au dehors, il pourra sans doute, contrarier certains hommes, moins odieux pour n'avoir pas de croyances que pour vouloir attenter à celles des autres, et peut-être aura-t-il à lutter jusque dans les rangs de ses amis contre des repoussemens dissimulés sous des souvenirs de légalité parlementaire; mais, s'il sait comprendre sa mission, il résistera à des traditions hypocrites et bâtardes, et, se posant devant l'Europe comme l'observateur scrupuleux de tous les principes proclamés par lui, il laissera se développer dans toute sa hauteur une pensée assez féconde, pour que les peuples de la terre viennent encore se reposer à son ombre.
 
Napoléon avait embrassé de son oeil d'aigle tout ce que la religion imprime d'autorité aux pouvoirs sortis des révolutions; mais il abusa de la religion comme de la fortune, et les lassa l'une et l'autre par les gigantesques exigences de son égoïsme. N'employant jamais les forces morales que comme des machines subordonnées à l'ensemble de ses desseins, et ne comprenant pas plus la liberté que la foi, il prétendit faire de ses évêques des fonctionnaires publics du même ordre que ses sénateurs, désirant que les uns mentissent à la conscience religieuse, comme les autres à la conscience politique. Dans les ''idées napoléoniennes'', les prêtres n'étaient guère que des magistrats chargés de prêcher au fond du dernier hameau l'obéissance à l'empereur et la docilité à la conscription; les prélats devaient rivaliser avec les préfets en mandemens adulateurs et en ''Te Deum'' magnifiques, et le pape, cette personnification de l'idée la plus universelle qui soit au monde, n'était compris que comme un primat des Gaules, lequel, au prix de quelques millions de traitement, devait apporter ses hommages au pied du trône du maître du monde et au berceau du roi de Rome.
 
La restauration vit à son tour, dans le clergé, un instrument de propagande monarchique. On eût voulu ajouter le dogme de la légitimité au symbole de la foi catholique, et le placer en quelque sorte entre l'unité de Dieu et la trinité de ses personnes; on chantait en choeur les Bourbons et la foi, et pour donner de la consistance à l'église, pour attirer vers cette carrière les gens de qualité, on permettait rarement qu'un prêtre sans naissance ceignît la mitre épiscopale. Tout cela se faisait, du reste, dans les meilleures intentions du monde, et l'on était si parfaitement convaincu de l'identité des deux principes, qu'il semblait naturel autant qu'habile de les unir pour marcher sous le même drapeau contre l'ennemi commun; on eût dit la croisade de vos révérends et de vos tories associés contre la réforme parlementaire dans le double intérêt de leurs bénéfices et de leurs bourgs pourris.
 
Le gouvernement actuel saura, on doit le croire, répudier des traditions également dangereuses. A l'exemple de l'empire, il ne verra pas dans le prêtre un simple commissaire de police pour les consciences; et comme le régime auquel il succède, il n'aspirera pas à transformer le clergé en un instrument dynastique. Ce gouvernement ne demandera pas à l'évêque de déserter la demeure du pauvre pour devenir l'habitué du palais des rois, et se bornant à réclamer des chefs de la hiérarchie religieuse ces hommages publics qui constatent aux yeux des peuples une respectueuse déférence envers les pouvoirs de l'état, il ne recommencera pas une tentative imprudente autant que vaine. C'est en renonçant à faire des membres du clergé des courtisans ou des esclaves, qu'il peut donner à la religion toute la mesure de sa force, et en assurer le bénéfice à la société comme à lui-même.
 
Mais il est une autre sphère où le clergé pourra seconder l'activité du pouvoir sans inconvéniens comme sans réserve. Placé en dehors des partis, et vivant par une pensée supérieure à leurs espérances comme à leurs craintes, il sera le plus puissant instrument de cette oeuvre de moralisation populaire, qui seule peut assurer de l'avenir au gouvernement de 1830. Dans l'asile, il instruira l'enfance à balbutier la prière et à s'incliner sous le nom de Dieu; à l'école, il raffermira les jeunes ames contre les épreuves de la vie qui s'ouvre devant elles ; au pénitencier, il relèvera la dignité du coupable en lui révélant le haut mystère de l'expiation par la souffrance. N'est-ce pas, en effet, une amère dérision, monsieur, pour ne prendre qu'un exemple entre mille, que de présenter le confinement solitaire comme une recette qui, par elle-même, guérit du vol, à peu près comme la diète de la gastrite. J'ai vu fonctionner ce système dans les contrées de l'Europe où son mécanisme peut être considéré comme ayant atteint le plus haut degré de perfection, et d'après les statistiques de récidive, aussi bien que selon les aveux de tous les administrateurs, il ne m'a pas été difficile de découvrir que nulle part il n'était, par ses résultats, en rapport avec l'immensité des charges qu'il impose. A quoi l'attribuer, si ce n'est à l'insuffisance de l'enseignement religieux et des moyens établis pour le procurer? Il est une classe d'hommes que la société ne peut atteindre malheureusement qu'acculée aux dernières extrémités de la misère ou du crime, sur les lits de douleur des hospices, ou dans les fers de ses prisons. Hors de là, ils lui échappent, et trop souvent ils la maudissent, engagés qu'ils sont dans une lutte constante contre elle. A ces hommes que nous livre la souffrance ou le vice, une voix seule peut parler pour les réconcilier à la fois avec Dieu et avec les hommes; cette voix est celle de la religion, qui soigne avec amour les plaies de l'ame comme celles du corps.
 
Il n'est pas de jour, monsieur, où dans vos magnifiques hospices de Londres, si abondans en ressources, si bien chauffés et si éclatans de blancheur, vous ne nous enviiez ces héroïnes de la chasteté catholique, dont l’oeil est si doux, la main si souple, le sourire si plein de consolation. Un temps pourra venir où nos prisons auront aussi leurs ''frères de la Charité'', où de fortes ames trouveront peut-être un soulagement inexprimable dans ces abaissemens de l'humilité et ces ardeurs d'un dévouement surhumain. Que sans rien provoquer à cet égard, l'état ne contrarie pas les épanouissemens nouveaux de la pensée religieuse, s'ils viennent jamais à se produire, et qu'il n'aille pas surtout déterrer dans le ''Bulletin des Lois'' quelques décrets persécuteurs rendus entre le 10 août et les massacres de septembre; qu'il déclare, dans la pleine conscience de sa force, que la sûreté de la France et de la liberté ne dépend pas à ses yeux de la forme d'un capuchon et de la couleur d'une robe de bure.
 
C'est une admirable épopée que l'histoire de cette église, produisant à chaque siècle des institutions en rapport avec les périls qui la pressent : ordres militaires, pour défendre par le fer la chrétienté menacée; ordres mendians pour y développer les premiers germes de la fraternité évangélique; ordres savans, pour défricher le champ de l'intelligence, à l'aide de cette charrue où s'attelèrent tant de générations de travailleurs inconnus. D'autres nécessités se révèlent aujourd'hui, et le catholicisme, sous peine d'accepter la condamnation dont tant de voix le menacent, doit enfanter des ordres moralisateurs. Que personne n'entrave ses destinées, et que le scepticisme du siècle accorde du moins une loyale épreuve à cette religion qu'il dit morte, sans comprendre que l'arrêt porté contre elle serait un arrêt porté contre la société française elle-même.
 
Une question actuellement pendante se lie d'une façon intime à celle qui vient de nous occuper, et ne peut manquer de s'établir bientôt au premier plan de nos débats parlementaires. L'état exerce aujourd'hui en France un monopole intellectuel analogue à celui que vos amis politiques s'efforcent d'arracher aux mains de l'église établie. L'enseignement des collèges royaux est chez nous une condition obligée pour l'admission aux grades académiques, comme celui des universités anglicanes impitoyablement fermées jusqu'ici à vos innombrables dissidens. Vous trouvez absurde que dans votre patrie, ouverte à toutes les croyances, sur un sol où les sectes pullulent en quelque sorte avec une fécondité sans égale, on ne puisse devenir docteur en droit ou en médecine, sans signer un formulaire théologique. Vous avez grandement raison, monsieur, et les excellens motifs que vous en donnez pourront servir utilement en France, lorsqu'un débat semblable s'élèvera devant le pays. La liberté de l'enseignement est, en effet, la conséquence immédiate de la liberté de la pensée; j'ajoute qu'elle sera une grande et légitime satisfaction donnée à la conscience religieuse.
 
Comment celle-ci n'aurait-elle pas, en effet, quelque peine à admettre qu'un gouvernement auquel la loi fondamentale et la force des choses, plus puissante encore que la loi, prescrivent une sorte de neutralité entre toutes les croyances légalement reconnues, qu'un gouvernement incompétent en matière de foi pût enseigner avec cette autorité par laquelle la foi s'impose? Au père seul, ce prêtre de la famille, et au prêtre, ce père de l'humanité, il appartient de préparer le coeur de l'homme à de telles communications, et de susciter en lui ce sens intérieur que nulle autre parole n'aurait puissance d'éveiller. L'état voudra sans aucun doute que l'enseignement donné en son nom soit moral et religieux, il prescrira l'observance rigoureuse et de toutes les convenances et des principaux devoirs, mais cela ne suffira point à rassurer toutes les familles; et n'y en eût-il qu'une seule hésitant de bonne foi à confier son avenir aux soins de l'université, cette exception imposerait l'obligation d'organiser l'éducation libre en face de l'éducation officielle.
 
Qu'un établissement savant et fort reste comme le modèle et le but éternel de toutes les rivalités, que l'état n'abdique pas sa mission civilisatrice et qu'il réclame pour l'ordre public des garanties que nul moins que moi ne voudrait lui voir ravir; qu'il impose pour ce grave ministère de l'enseignement des conditions rigoureuses d'aptitude et d'épreuve en ne faisant d'exception pour personne, qu'il apprenne au clergé à ne réclamer jamais que le bénéfice du droit commun et à s'incliner sous toutes les prescriptions de la loi; mais que la lutte soit franche et que la concurrence soit sérieuse; que l'argent, dont, selon le proverbe, il y a toujours un peu au fond des affaires humaines, que la haine, qui n'est pas moins subtile, ne viennent pas frapper de stérilité une pensée dont le pouvoir est surtout appelé à recueillir les fruits.
 
Ce n'est pas sérieusement qu'on affecte de croire, sachez-le bien, que le clergé, admis en concurrence avec l'état, et aux conditions prescrites par lui, à conférer l'enseignement à la portion de la jeunesse qui lui serait commise par la volonté des familles, l'élèverait dans une hostilité secrète contre la dynastie et les institutions nationales. Je comprends à merveille qu'il y ait encore des carlistes; mais il y a quelque niaiserie à croire qu'on puisse en élever en quelque sorte à la brochette. Le temps emporte chaque jour les regrets avec les souvenirs, et si la jeunesse aspire quelquefois à devancer l'avenir, on n'a pas à craindre qu'elle se cramponne à un passé qui ne représente rien pour elle. Les traditions d'un dévouement qui s'éteint seront moins long-temps conservées dans des institutions religieuses que dans le sanctuaire de la famille; aussi n'est-ce point par d'es motifs politiques qu'on redoute la concurrence du clergé dans l'enseignement : ces motifs, on hésite à les confesser, mais personne., à coup sûr, ne les ignore, et le gouvernement se gardera de mettre la sécurité de l'avenir en balance avec quelques antipathies ou quelques spéculations contemporaines; en portant la main sur le coeur de la France, il peut s'assurer que la religion est, après tout, le seul sentiment qui le fasse battre encore d'une pulsation forte et réglée.
 
J'ai dû insister sur une idée dans laquelle tant d'autres viennent se résumer et se confondre. Personne ne l'ignore, même parmi ceux qui se refusent le plus obstinément aux conséquences de ce fait lui-même : ce pays souffre moins des vices de son organisation constitutionnelle, que de l'affaiblissement de toutes les croyances qui constituent la moralité politique d'un peuple. Des lois ne suffisent pas pour rendre du ressort aux institutions lorsque le scepticisme a flétri les ames; elles ne rouvrent ni les sources du dévouement, ni celles du patriotisme. D'ailleurs, parmi les mesures dont la théorie conduit à constater la nécessité, il en est quelques-unes d'actuellement inapplicables, et quelques autres qu'un pouvoir sans lendemain regarderait comme une témérité d'essayer. La faiblesse du malade est souvent, en effet, le plus grand obstacle à l'efficacité des remèdes, et il règne en certains temps une impuissance tellement absolue pour toute chose, qu'en remuant sérieusement quelques pensées sérieuses, on est tout près du fantastique, pour ne pas dire du ridicule.
 
Mais aux époques même les plus visiblement empreintes d'un caractère de transition, un pouvoir éclairé pourrait, ce semble, préparer l'avenir par l'esprit et la tendance générale de ses actes. Alors les embarras croissans, dont le présent abonde, deviendraient de puissans auxiliaires pour des combinaisons réputées d'abord chimériques. C'est beaucoup que d'embrasser la société d'un point de vue d'ensemble, dût-on être souvent contraint à s'en écarter à raison des difficultés des temps. Les faits ne se soumettent jamais qu'à une idée, et manquerait-elle de fécondité, monsieur, l'idée qui se résumerait en cette double formule : organiser le gouvernement de la bourgeoisie dans le sens de son principe et moraliser le pays pour le mettre en mesure de supporter ses lois?
 
A ce travail intérieur, opéré sur elle-même, la France doit en joindre un autre : elle a reçu de sa position en Europe, non moins que de ses traditions historiques, l'héritage de grands devoirs envers l'humanité tout entière. C'est pour cela que nous devons l'un et l'autre être fiers de notre patrie, car ni la terre des Anglo-Normands, ni celle des Gallo-Francs, ne sont sorties des mains du Créateur sans exprimer quelque chose dans l'ordre infini de ses desseins. Les races qui les habitent sont marquées au front, entre tous les enfans des hommes, d'un signe de puissance et de force. L'Angleterre dompte la barbarie et l'attaque corps à corps jusqu'aux extrémités du monde; elle la traque dans ses forêts, la poursuit sur ses rochers réputés inaccessibles; chaque jour, à force de persévérance et d'audace, elle écarte les obstacles accumulés par la nature et par les siècles, par l'Océan et par le désert. Mère du grand peuple sous le génie duquel s'incline le Nouveau-Monde, maîtresse de l'Océanie et des Indes, elle remonte des côtes de l'Asie vers les plateaux qui la dominent, et lorsque son oeuvre semble prête à finir au Canada, elle commence à la Nouvelle-Zélande et jusque dans la Chine. Qu'ils passent, ces nobles pionniers de la civilisation européenne. La France ne leur disputera pas les lointains rivages fécondés par leurs labeurs, elle ne leur demandera pas un compte rigoureux de ces investitures prises au nom de la Providence; mais que l'Angleterre le comprenne à son tour, la France est appelée à autre chose ici-bas qu'à cultiver ses champs et ses vignobles, et qu'à fournir toutes les capitales de cuisiniers et de danseuses. Ce qu'on suppute en profit commercial aux bords de la Tamise, on le réclame en influence morale et politique sur ceux de la Seine; il faut à l'action de la France une part d'autant plus large, qu'il y a chez elle moins de préoccupations égoïstes; placée dans le monde à la tête de ce qui s'élève, elle ne saurait accepter comme siennes des oeuvres sans avenir; elle ne prête pas son appui aux ruines qu'on voudrait proclamer éternelles, et par la loi de sa nature, autant que sous l'inspiration de son intérêt même, elle voit d'un oeil favorable les réactions d'une politique naturelle contre des combinaisons artificielles ou oppressives, et ne se croit point obligée de soutenir des arrangemens pris trop souvent par antipathie pour elle.
 
Puisse ceci être compris par votre gouvernement aussi bien que vous le comprenez vous-même, monsieur; car votre intelligence élevée apprécie dans toute leur étendue les devoirs imposés à la France par sa position en Europe, devoirs impérieux qu'elle ne saurait immoler aux convenances de personne. Il n'y a d'alliance sincère et durable que dans des conditions avantageuses et vraies, et en politique, aussi bien que dans les transactions privées, ce sont, passez-moi le proverbe, les bons comptes qui font les bons amis. Puisse s'asseoir et se consolider sur de telles bases cette alliance des deux grandes nations constitutionnelles, dont la rupture serait une épreuve de plus ajoutée à celles qui menacent le système représentatif dans le présent et dans l'avenir! Mais ce n'est pas incidemment qu'un tel sujet se peut débattre.
 
Pendant que vous allez célébrer joyeusement vos fêtes de Noël en famille, je quitte ma vie d'études et de repos pour m'acheminer vers ce monde parlementaire, destiné, on peut le craindre, à étaler une fois de plus devant l'Europe le spectacle d'une agitation stérile et d'une universelle impuissance. Cependant j'ai foi dans la fortune de mon pays; je crois que la monarchie de 1830 représente dans le monde une idée assez vivace pour résister aux embarras qui l'assaillent à la seconde période de son établissement, et je persiste à penser qu'un jour venant, la France saura organiser la liberté, comme elle a su la conquérir. Je vous quitte, monsieur, sur cette espérance, à laquelle je sais que vous vous associez du fond du coeur.
 
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<small>(1) Matth. XXII, 20.</small><br />
 
 
 
 
LOUIS DE CARNÉ.