« Souvenirs de Voyage en Arménie et en Perse/01 » : différence entre les versions

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m Nouvelle page : L’Arménie <center>I</center> Nous avions dit adieu à Stamboul, et le dernier promontoire du Bosphore nous avait caché les pointes les plus élevées des minarets de la ville d...
 
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Du haut du Zingâna, nous descendîmes dans une contrée moins difficile, mais que la neige couvrait aussi en grande abondance. De ce moment, nous étions voués à des neiges continuelles et à un froid qui ne varia guère que de quinze à vingt-cinq degrés. Nous atteignîmes ainsi la petite ville de Gumuch-Khânèh, dont le nom signifie ''maison d'argent'', à cause des mines de ce métal qui se trouvent dans son voisinage. Cette ville est adossée à une montagne dont elle garnit la pente jusqu'au sommet d'une façon très pittoresque.
 
J'étais parti en avant avec un de nos camarades de voyage, pour aller préparer des logemens; arrivés à Gumuch-Khânèb, nous nous présentâmes aussitôt chez le ''mutselim''. Ce fonctionnaire avait été instruit de l'arrivée de l'ambassadeur de France (1)<ref> Le voyage que nous racontons ici a été fait de compagnie avec la légation française envoyée, il y a peu d'années, à Téhéran. </ref>; il avait dû aviser aux moyens de l'héberger, lui et toute sa suite. Trouvant les gens peu empressés et à moitié polis, nous montons sans hésiter chez leur maître. Nous voyons un petit homme court, mais très gros, à l'oeil rond et stupide, enfoui dans une pelisse d'où se dégageait à peine une tête coiffée d'un énorme turban, et qu'on ne devinait guère qu'à la direction d'une longue pipe trahie par les nuages d'une épaisse fumée. Le ''mutselim'' donnait audience quand nous vînmes lui demander d'une manière assez cavalière ce qu'il avait fait pour recevoir l’elchi'' (ambassadeur). Mécontent de ce que nous avions souillé ses tapis avec nos bottes couvertes de neige, ou bien peut-être ignorant ce qu'il devait à des voyageurs munis de firmans impériaux, le ''mutselim'' nous reçut fort mal; il grommelait entre ses dents et le bout d'ambre de son ''tchibouk'' des mots rapides dont nous ne comprenions pas le sens, mais qui nous parurent moins que bienveillans. Nous n'en réitérâmes pas moins notre demande, insistant sur la nécessité d'avoir tout de suite une maison pour l’''elchi'', qui nous suivait de près; mis au pied du mur et sans doute ému de notre aplomb, le ''mutselim'' se décida, tout en murmurant, à nous offrir une salle dans sa maison; mais nous la refusâmes en alléguant la malpropreté de ce réduit, d'ailleurs trop étroit, et en demandant un logis plus convenable et plus vaste pour nous contenir tous avec nos gens et nos chevaux. On nous en montra plusieurs dans des conditions qui les rendaient inacceptables : il était évident qu'il y avait mauvais vouloir, intention de ne pas nous loger ou de nous loger fort mal; nous en fîmes l'observation en termes sévères, et regagnâmes la route par laquelle nos compagnons devaient arriver. Nous fîmes part à l'ambassadeur de ce qui venait de se passer. De son côté, le ''caterdji-bachi'', ou muletier en chef, ne se souciant pas de faire gravir à ses mules le chemin un peu raide, et d'ailleurs hors de la route, qui conduisait à Gumuch-Khânèh, avait persuadé à l’''elchi'' de s'arrêter dans un hameau où se trouvaient, avec quelques masures en bois, trois petits cafés où il prétendait que nous serions aussi bien qu'en ville. On se rendit à ses raisons et l'on s'établit comme on put dans les maisons où le prudent ''caterdji'' avait déjà fait décharger ses bêtes.
 
Nous n'avions sans doute, en restant là, que peu de chose à regretter du comfort de la ville voisine; mais la mauvaise volonté manifeste du ''mutselim'' ne pouvait être passée sous silence, l'ambassadeur devait à son caractère officiel et au pays qu'il représentait de lui témoigner son mécontentement : il lui envoya un attaché de l'ambassade avec un drogman. Après l'avoir malmené et lui avoir, en termes amers, reproché les airs qu'il se donnait de ne point avoir égard au firman impérial sous la protection duquel voyageait l'ambassadeur, ces messieurs firent craindre au ''mutselim'' les suites de sa conduite. Ils allèrent même, pour l'humilier, jusqu'à repousser la pipe et le café que le gouverneur leur fit offrir. Cet affront est l'un des plus graves que l'on puisse faire subir à un Turc, et celui-ci en parut très décontenancé, d'autant plus que cette scène se passait en public, et que les deux envoyés de l'ambassadeur n'avaient, comme nous avant eux, épargné au ''mutselim'' aucune des humiliations qui devaient lui être les plus sensibles. Cependant le gouverneur chercha à se défendre, mais avec son apathie habituelle et sans paraître même comprendre de quel manque de procédés il s'était rendu coupable envers l'ambassadeur. Nous apprîmes plus tard que le ''mutselim'' avait été destitué.
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Peu de temps après nous être éloignés de Gumuch-Khânèh, nous passions d'un pachalik dans un autre. Nous avions traversé celui de Trébisonde et nous entrions dans celui d'Erzeroum, ou, pour rappeler ici des noms devenus classiques, nous quittions le royaume de Pont pour celui d'Arménie. Nous mettions le pied dans une des contrées d'Asie les moins explorées et les moins connues. Ce vaste pays, toujours mêlé aux grands faits de l'histoire des peuples asiatiques, est tombé victime des vicissitudes de toutes sortes qui les ont agités; le nom seul de l'Arménie subsiste aujourd'hui, et c'est peut-être encore trop dire, car, incorporée à la Turquie, à la Perse ou à la Russie, la patrie de Tigrane n'a plus même de nom sur les cartes. Quoi qu'il en soit, une réception gracieuse nous attendait sur le territoire de l'ancienne Arménie. A peine entrés dans le pachalik d'Erzeroum, nous vîmes venir à nous un groupe de cavaliers, parmi lesquels se faisaient remarquer des officiers supérieurs. C'était le ''mutselim'' de la petite ville de Baïbout qui venait à notre rencontre avec un colonel et un autre officier de la maison du pacha d'Erzeroum. Ces personnages étaient envoyés par celui-ci pour complimenter l'ambassadeur et l'escorter en veillant à ce que, sur son territoire, rien ne lui manquât, non plus qu'à sa suite. Le gouverneur de la province d'Erzeroum était Hafiz-Pacha, celui qui commandait l'armée turque à Nezib et perdit contre Ibrahim-Pacha cette bataille qui décida du sort de la Syrie, devenue dépendance de l'Égypte. Hafiz-Pacha nous traita grandement, avec une bienveillance et une considération toutes particulières. A Baïbout, d'excellens logemens avaient été préparés par ses ordres. Plus tard et jusqu'à Erzeroum, nous trouvâmes, grace aux instructions qu'il avait données, des toits aussi hospitaliers que le comportait le pays dans lequel nous étions engagés. Les officiers d'Hafiz-Pacha nous escortèrent jusqu'au pied des murs d'Erzeroum.
 
Nous apercevions depuis long-temps cette ville et nous n'en étions plus qu'à une demi-heure, quand nous rencontrâmes une compagnie d'infanterie rangée en bataille sur le bord de la route : elle présenta les armes quand nous passâmes devant ses rangs, et, faisant un mouvement de flanc, elle vint aussitôt se former de nouveau en avant de notre petite troupe, afin de nous précéder dans la ville. Nous entrâmes à Erzeroum en passant sous des voûtes épaisses fermées par des portes doublées de fer, dont les gonds étaient fixés à d'antiques murailles. Le pacha avait fait préparer pour nous des appartemens comme nous avions perdu l'habitude d'en voir depuis que nous avions quitté Trébisonde, j'allais dire même Constantinople. D'excellens tapis, des divans moelleux, de bonnes cheminées bien approvisionnées de bois sec allaient nous faire, pour quelques jours, oublier les tristes étapes faites dans la neige et les non moins tristes haltes de chaque soir dans les cahutes ou dans les étables des villages de l'Arménie. Le pacha, dans sa libéralité, avait recommandé qu'on n'oubliât rien de ce qu'il fallait pour notre cuisine (2)<ref> La liste des approvisionnemens qu'avait ordonnés pour nous Hafiz-Pacha est une pièce vraiment curieuse; on en jugera par les chiffres que nous allons citer: 6 bœufs, - 12 moutons, - 1,000 oeufs, - 60 poulets, - 100 livres de café moka, - 30 livres de miel, - 3 jarres de vin, - 200 livres de tabac, - 200 livres de beurre, du sucre, de la bougie en abondance, telles étaient les provisions réunies à Erzeroum pour les besoins de l'ambassade envoyée en Perse par le gouvernement français. Nous étions vingt-cinq pour consommer tout cela en cinq jours que nous devions passer dans la capitale de l'Arménie.</ref>.
 
Pendant le séjour que nous fîmes dans sa résidence, nous vîmes souvent Hafiz-Pacha; nous allions chez lui, il venait chez l'ambassadeur, et s'y invita même une fois à dîner. Nous trouvâmes en lui un homme excellent, aussi simple qu'affable : sa physionomie ouverte et intelligente n'accusait en rien le type turc, elle nous étonna au premier abord; mais le pacha prit bien vite le soin de faire cesser cet étonnement en disant qu'il était Circassien. Amené, dans son enfance, de Circassie à la cour du sultan Mahmoud, Hafiz-Pacha monta successivement tous les échelons que la fortune lui rendit faciles jusqu'au jour où elle le trahit à Nezib. Voué et fidèle au service de l'empereur de Constantinople, son ame n'en était pas moins restée sensible aux malheurs comme aux victoires de ses compatriotes. Dans les entretiens que nous eûmes avec lui, sa nature franche et disposée à la sympathie se laissait aller à l'abandon des causeries intimes; il parlait volontiers de la Circassie et du patriotisme de ses nobles enfans. Les voeux secrets de son coeur pour le succès de leur cause se trahissaient cependant plutôt qu'il ne les avouait hautement. Hafiz-Pacha expliquait ses réticences en disant : « Je suis allé en Russie, j'y ai été comblé de faveurs et de bontés par le czar, je ne peux lui souhaiter du mal; je me borne à attendre ce qui résultera des décrets de Dieu. » Ces paroles étaient trop dignes pour laisser prise au blâme. Le plus sincère ami des Tchirkess n'eût d'ailleurs pu se méprendre sur les sentimens secrets de Hafiz, en l'entendant parler de ce qu'ils avaient déjà fait et de ce qu'ils étaient capables de faire encore. Entre autres phrases qui le trahissaient, je citerai celle-ci : « Ce qui fait la force des Russes, c'est le dénûment des Tchirkess, qui manquent de soufre pour fabriquer de la poudre. Tous les ports, tous les rivages sont gardés... on ne peut leur en faire passer... mais, par un miracle de la volonté providentielle, une montagne s'est ouverte, et dans ses entrailles les Tchirkess ont trouvé cette matière indispensable. Désormais ils pourront mieux résister aux Russes, peut-être les repousser... ''Inchâllah''! » Tout le patriotisme du pacha, tous ses voeux pour les Circassiens se révélaient dans cet ''inchâllah''; cette invocation à l'Être suprême, cette espérance en Dieu est l'expression la mieux sentie de la confiance d'un musulman dans la protection du Tout-Puissant. Hafiz-Pacha disait donc noblement qu'il ne voulait pas de mal à l'empereur de Russie dont il avait été l'hôte; mais son coeur gardait l'espoir que le ciel interviendrait dans cette guerre et protégerait les héros du Caucase. A propos du caractère aventureux et batailleur des Circassiens, le pacha d'Erzeroum nous dit quelques mots que tout le monde ne prendra peut-être pas en bonne part, mais qui, dans sa pensée, était un compliment à notre adresse : « Je ne connais, disait-il avec courtoisie, que deux peuples qui soient véritablement braves, les Français et les Tchirkess. Les autres peuples se battent bien, mais toujours mus par un sentiment réfléchi, l'obéissance, le devoir ou le fanatisme : les Français et les Tchirkess se battent par goût et pour le plaisir de se battre. »
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Pendant la durée de notre halte à Erzeroum, l'ambassadeur avait reçu la visite de tous les Européens, agens politiques ou autres, qui habitaient cette ville. Parmi les premiers, les seuls qui .fussent accrédités officiellement étaient le consul d'Angleterre et celui de Russie ces deux puissances sont les seules qui, à partir de ce point, aient des représentans en Asie. La France n'en a aucun; Trébisonde est la limite extrême du rayonnement de son influence dans le nord du continent oriental. Dans une autre direction, l'influence française s'étend sur quelques points du littoral de la Méditerranée, puis, franchissant les déserts du sud, elle déployait encore naguère son pavillon à Mossou et à Bagdad; mais il ne flotte plus aujourd'hui dans ces deux villes, et dans tout l'intérieur de l'Asie-Mineure, en Arménie, en Kurdistan, en Perse et au-delà, jusqu'en Chine, il ne se rencontre aucun agent français. Aussi le terrain politique, c'est-à-dire celui des intrigues, celui où se joue le sort de ces vastes pays, est-il exclusivement abandonné à l'ambition envahissante de la Russie et de l'Angleterre. Cet. abandon porte ses fruits depuis long-temps: ces deux nations sont toutes-puissantes sur ce vaste théâtre du monde asiatique où la France est à peine connue de nom, et où son indifférence lui méritera un jour, devant l'humanité, le reproche de n'être pas intervenue.
 
 
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<small>(1) Le voyage que nous racontons ici a été fait de compagnie avec la légation française envoyée, il y a peu d'années, à Téhéran. </small><br />
<small> (2) La liste des approvisionnemens qu'avait ordonnés pour nous Hafiz-Pacha est une pièce vraiment curieuse; on en jugera par les chiffres que nous allons citer: 6 bœufs, - 12 moutons, - 1,000 oeufs, - 60 poulets, - 100 livres de café moka, - 30 livres de miel, - 3 jarres de vin, - 200 livres de tabac, - 200 livres de beurre, du sucre, de la bougie en abondance, telles étaient les provisions réunies à Erzeroum pour les besoins de l'ambassade envoyée en Perse par le gouvernement français. Nous étions vingt-cinq pour consommer tout cela en cinq jours que nous devions passer dans la capitale de l'Arménie.</small><br />
 
 
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Une fois en sûreté, nous voulûmes, comme un général après la bataille, connaître l'état de nos pertes : il manquait quatre chevaux restés engloutis dans la neige. Daar était un si misérable trou, que nous eûmes beaucoup de peine à nous y loger. Pour moi, ne trouvant pas supportables les antres infects qu'on avait mis à ma disposition, je cherchai si, parmi les maisons qu'on ne nous montrait pas, je n'en trouverais point quelqu'une plus commode et où je pusse me réconforter un peu après la pénible course que nous venions de faire. Ces cahutes, assez chaudes à cause de leur construction souterraine, étaient de très bonnes étables pour des bestiaux; mais elles avaient le désagrément de mettre les bêtes et les gens dans une communauté qui offrait peu de charmes. Nous n'étions point difficiles nous avions appris à nous faire aux cabanes sales et enfumées, seuls gîtes que nous avions rencontrés sur notre route; mais c'était trop d'être pêle-mêle avec des boeufs, des buffles ou des chèvres, et, sans être sybarites, il nous était permis de chercher à éviter cette compagnie aussi puante qu'incommode. J'avisai donc une tanière dont la porte en bon bois, assez proprement et élégamment travaillée, me semblait clore la demeure d'un des habitans les plus aisés de l'endroit. J'avais l'espoir d'y trouver un logement meilleur, et je poussai la porte. Au-delà d'un espace obscur qui était encore une de ces maudites étables où j'entendais ruminer des buffles, un demi-jour me laissa entrevoir une sorte de petite chambre séparée de l'écurie par une balustrade en bois. J'avançai hardiment : là, autour d'un excellent feu, dont la vue seule me faisait envie, étaient rangés quelques Turcs, qui me parurent être des courriers ou des soldats. La pièce assez propre, les tapis étendus par terre, et surtout cette cheminée auprès de laquelle ces hommes aspiraient la fumée de leurs pipes, me tentèrent au point que je résolus de m'approprier le tout. Le maître du logis était là. Sans autre forme de procès, je lui dis de mettre dehors les Turcs, parce que je voulais leur place. Ceux-ci, bien étonnés d'un pareil langage, firent des objections très naturelles, et je dirai même bien justes; mais le froid m'avait rendu inexorable. On dit que ''ventre affamé n'a pas d'oreilles''; ceux qui ont voyagé à cheval, dans la neige, avec 20 degrés de froid, doivent savoir si un homme gelé et morfondu n'est pas à peu près sourd : je le fus complètement, je l'avoue, aux représentations des Turcs que je dépossédais. Quand j'y pense aujourd'hui, je me repens; je vois encore la mine piteuse de ces braves gens qui, comme moi, avaient sans doute souffert aussi du vent, de la neige; mais ils m'épargnèrent, par leur résignation, une lutte dans le cours de laquelle j'eusse peut-être fini par reconnaître mes torts. Au reste, j'appuyai mes raisons d'argumens victorieux, nous étions tous les hôtes du sultan, ils étaient ses esclaves, ils devaient céder : je ne dis pas que ce fût sans beaucoup maugréer et m'accabler, entre leurs dents, d'injures et de malédictions; mais peu m'importait, pourvu que le lieu, le tapis et le feu fussent à moi. J'en pris possession, et, en bon camarade, comme la chambre était grande, j'invitai quelques-uns de mes compagnons, plus discrets ou plus patiens que moi, à venir partager ma conquête. Je dois dire que, s'ils désapprouvèrent le moyen par lequel je me l'étais appropriée, ils en jouirent comme des gens qui savaient l'apprécier, et chez qui les scrupules n'allaient pas jusqu'à repousser le partage d'un bien mal acquis.
 
Une fiente de cheval ou de buffle bien sèche et bien pétrie en mottes était jetée incessamment dans l'âtre par le maître de la maison, qui déployait toutes les ressources dé son hospitalité avec empressement. Il pensait sans doute qu'il ne devait rien épargner pour des personnages qui se faisaient place avec un si merveilleux sans-façon. Nous avions chaud, nous étions à couvert et mollement étendus sur les tapis; nous entendions les rafales passer sur le toit de notre tanière sans en être émus. Les heures d'angoisse étaient oubliées; nous laissâmes s'écouler sans inquiétude celles du repos et du ''kief'' (1)<ref> ''Kief'' en turc veut dire bien-être; c'est le ''dolce far niente'' des Italiens.</ref>.
 
Nous devions cependant quitter Daar le lendemain. Nous n'avions gravi qu'une partie de la montagne; il nous restait à en franchir la plus longue et la plus difficile. Dans la nuit, la tempête redoubla : le vent, qui avait soufflé avec violence, avait précipité, des sommets élevés, des avalanches de neige qui avaient prodigieusement augmenté celle qui couvrait déjà le village. Le matin, quand nous voulûmes sortir de notre écurie, nous trouvâmes la porte comme barricadée. Les énormes flocons qui tombaient étaient si rapprochés les uns des autres, que l'on ne distinguait rien. On ne se voyait pas d'une hutte à l'autre. Comment penser à se mettre en route par un temps pareil? Des éclaireurs partirent néanmoins pour voir ce qu'il y avait à tenter; mais, au bout d'une heure, ils revinrent : toutes les passes étaient fermées, il était impossible de songer à partir. Il n'y avait pas de raison pour que le temps s'améliorât; nous étions en plein hiver, au 3 janvier, nous avions donc la triste perspective de rester cernés dans cet endroit indéfiniment, sans pouvoir ni avancer ni reculer. Tapis comme des renards dans les sombres tanières de nos hôtes farouches, nous n'avions que de tristes réflexions à faire sur les suites que pouvait avoir notre imprudente précipitation. Nous passions des heures sans fin à consulter le temps, à écouter les rafales et à en apprécier la force. Il n'y avait pas de distraction possible dans nos logemens : l'air et la lumière ne nous y arrivaient qu'à grand'peine par une étroite ouverture pratiquée au toit, où ils se trouvaient refoulés par une épaisse fumée dont les tourbillons s'échappaient difficilement. Parfois nous causions avec nos hôtes; mais quelle conversation pouvions-nous avoir avec ces hommes sauvages, qui nous avouaient, avec la naïveté d'un fanatisme stupide, qu'ils ne pouvaient ressentir pour nous, Européens et chrétiens, que de la haine? Cependant, nous disaient-ils, en jetant de côté un regard fauve sur leur longue lance accrochée au mur : ''Nous vous donnons pour le moment l'hospitalité, et vous êtes sacrés à nos yeux''; ce qui pouvait se traduire, pour qui connaît les kurdes, par ces mots : ''Si vous n'étiez pas si nombreux et si bien armés, nous vous dépouillerions et vous assassinerions''.
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La frontière persane n'était qu'à trois lieues de Bayazid. Après avoir fait nos adieux aux officiers d'Hafiz-Pacha, nous nous hâtâmes de la gagner. Nous quittions l'Arménie sans regret. Ce pays ne nous avait partout offert qu'un aspect sauvage et triste, des montagnes rudes et difficiles, couvertes de neige, inabordables, une nature désolée, grande seulement de solitude, et des huttes inhospitalières peuplées d'habitans farouches. Quel contraste entre l'Arménie telle que nous l'avions vue et l'Arménie telle que nous la rêvions, telle que nous la montre l'histoire, telle même qu'encore aujourd'hui elle se révèle à l'Europe par les savans collèges que l'élite de sa population y a fondés ! C'était sous ce dernier aspect que nous nous plaisions encore à contempler l'Arménie, même après avoir franchi les frontières de la Perse.
 
 
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<small> (1) ''Kief'' en turc veut dire bien-être; c'est le ''dolce far niente'' des Italiens.</small><br />
 
 
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Le grand-seigneur n'est pas seul à se trouver bien de l'emploi des Arméniens : le pacha d'Égypte, Méhémet-Ali, avait su les utiliser également. Par leur concours, le vice-roi a ravivé ce pays mort, il lui a restitué le mouvement; prenant, en dépit du fanatisme turc, des Arméniens pour chefs de grands établissemens et même pour ministres, il n'a pas craint de leur confier la direction de son pays. Il semble que de tout temps il ait été dans la destinée du peuple arménien de servir d'instrument à la gloire et à la prospérité de ses voisins, car au XVIe siècle nous voyons Châh-Abbas, le plus grand des princes sophis, transporter, des bords de l'Araxe sur ceux du Zenderoud, une population tout entière, l'établir sous les murs d'Ispahan, et lui demander de contribuer par son intelligence, son activité et son industrie, à la splendeur de l'un des plus beaux règnes dont se puisse glorifier la Perse. Les Arméniens de Djoulfa ont pleinement répondu aux vues du monarque persan, et, faisant fructifier les trésors qu'il mit à leur disposition comme instrumens de travail, ils les rendirent au centuple à leur royal commanditaire ainsi qu'à leur nouvelle patrie. Aujourd'hui, si les Arméniens ne forment plus une nationalité, ils restent encore une des populations les plus intelligentes de l'Orient : ce sera un précieux point d'appui pour toute puissance qui voudra faire pénétrer en Turquie et en Perse l'influence occidentale, non dans des vues exclusives d'agrandissement politique, mais dans l'intérêt même des populations de ces deux pays et de la civilisation européenne, qui seule peut les régénérer. L'idée de ce rôle utile auquel les Arméniens pourraient encore prétendre en Orient apportait seule quelque adoucissement à l'impression de tristesse que nous avions ressentie en traversant l'Arménie turque. Dans ces populations asservies et misérables, nous avions peine à reconnaître les débris d'une grande nation chrétienne. En Perse, malheureusement, où les Arméniens, d'abord émancipés et privilégiés, ont été, depuis le règne de Châh-Abbas, en butte à des persécutions de tout genre, nous allions retrouver les mêmes spectacles qui nous avaient affligés en Turquie; mais nous comprenions aussi que la patrie de l'Arménien n'est pas seulement dans ces solitudes désolées. Ce qui reste à l'Arménie de vie nationale, c'est peut-être plus près de nous qu'il faut le chercher; c'est dans les établissemens fondés en Europe par l'élite de sa population; c'est là que se conservent encore intactes les nobles traditions de culture morale et intellectuelle qui firent la grandeur des Arméniens dans le passé, qui peuvent encore perpétuer leur gloire dans l'avenir.
 
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