« Le Socialisme dans l’Amérique du Sud » : différence entre les versions

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{{journal|Le socialisme dans l’Amérique du Sud|[[Auteur:Charles de Mazade|Charles de Mazade]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.14, 1852}}
 
:I. ''Cartas'' de Felix Frias ''al Mercurio'' de Valparaiso. - II. ''Sociabilidad chilena'', per Francisco Bilbao; Santiago de Chile, 1838. - III. ''Gaceta oficial de la Nueva-Granada'', 1851. - IV. ''Ojeada sobre la Administracion del siete de marzo''; Bogota, 1851. - V. ''El Misoforo'' de doctor Jalio Arboleda; Bogota, etc.
:I. ''Cartas'' de Felix Frias ''al Mercurio'' de Valparaiso.
:II. ''Sociabilidad chilena'', per Francisco Bilbao; Santiago de Chile, 1838.
:III. ''Gaceta oficial de la Nueva-Granada'', 1851.
:IV. ''Ojeada sobre la Administracion del siete de marzo''; Bogota, 1851.
:V. ''El Misoforo'' de doctor Jalio Arboleda; Bogota, etc.
 
C'est le magnifique et ruineux privilège de notre pays de remuer le monde de son souffle et de lui faire partager ses orageuses expériences. La France est le ministre universel des nations, la régulatrice solive raine de leurs mouvemens et de leurs pensées; elle jouit du merveilleux avantage de les défrayer de systèmes et de nouveautés. Privilège ruineux, disons-nous, puisque depuis qu'elle s'est accoutumée à être ainsi le laboratoire obligé de toutes les imaginations destinées à régénérer périodiquement l'espèce humaine, la France est elle-même la victime de son ardeur d'influence et de prosélytisme; elle sacrifie ce qui lui reste de sève intérieure, de rectitude, d'équilibre moral, à ce rôle enivrant de prédominance extérieure et d'initiation universelle qui est le piège de sa nature sympathique, et qui finit par l'entraîner, hélas! à ne plus s'inquiéter même du genre de son action, pourvu que cette action s'exerce et se manifeste. il est trop vrai, en effet, qu'elle s'est montrée également habile à manier la puissance du mai et la puissance du bien, et c'est le lendemain du jour où elle régnait par la langue de Bossuet et de Pascal qu'elle s'est plu à enseigner aux séides de tous les pays la langue et le symbole de la pédante démagogie de notre siècle. Les nations, au reste, reconnaissent et subissent cet empire dans ce qu'il a de plus sérieux comme dans ce qu'il a de plus frivole; elles s'y prêtent comme à une loi de la civilisation contemporaine. Nos caprices retentissent aux pôles, nos systèmes sont avidement recueillis et étourdiment popularisés par les déclamateurs des deux mondes, - et Dieu sait si caprices et systèmes prennent parfois au loin de singulières tournures ! Nos révolutions et nos modes sont calquées et répétées à quatre mille lieues; la reproduction de nos révolutions n'est-elle point encore elle-même une mode, « la mode française, » comme on l'a souvent nommée? « Le même empressement que nous déployons à nous approprier une danse en vogue à Paris, nous le mettons à singer en tout la France, » écrivait récemment un Hispano-Américain. Seulement il se peut bien, en vérité, - cela n'arrive-t-il même pas fréquemment? - que nos modes soient fort passées chez nous, quand elles continuent de régner chez nos naïfs imitateurs, comme aussi, pour n'assumer que la plus stricte part de responsabilité, il faudrait ajouter que ce n'est plus la France seule aujourd'hui qui a le privilège de ces tentatives de propagande universelle; elle y réussit toujours mieux que d'autres, et les regards du monde se tournent plus volontiers vers elle : voilà tout.
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A le considérer comme philosophie, le socialisme n'est guère autre chose que le fruit d'une civilisation extrême et corrompue; c'est le matérialisme savant et ardent propre à une société aux rangs pressés, altérée de bien-être et de jouissances, dévorée d'antagonismes redoutables et atteinte d'une sorte d'engorgement et de plénitude. Rien de semblable dans ces sociétés américaines, groupes informes et sans cohésion répandus sur un sol sans limites. La vie européenne se reflète sans doute dans les villes avec ses caractères principaux; mais cette influence n'est elle-même qu'un des élémens de cette sociabilité mal équilibrée et pleine de contrastes. Franchissez les murs de la cité, la scène change, les paroles n'ont plus le même sens; le mot de liberté n'a plus une signification politique et légale; il ne signifie que le développement spontané de l'énergie individuelle, de l'instinct individuel. Les antagonismes des classes n'ont point pour motif l'inégalité des rangs et des richesses, quelque réelle qu'elle soit pourtant; ils s'expliquent par la différence du sang, peut-être par un vieux ressentiment de vaincu à vainqueur, à coup sûr par l'absence de solidarité morale entre des races juxtaposées plutôt que fondues dans un ensemble social et politique compacte. La dissémination d'une population rare et stagnante, l'impossibilité de communications régulières, empêchent également le développement moral et le développement de la richesse. Le stimulant manque, l'exemple fait défaut. L'association fractionnée et morcelée se replace naturellement dans des conditions élémentaires, et devient, dit un écrivain, quelque chose comme la famille féodale isolée, repliée en elle-même, et, en l'absence de toute vie collective, quel gouvernement est possible? quelle peut être l'action de la justice? quelle organisation publique efficace peut se fonder? A côté de l'élément barbare qui se fait jour, sans cesse prêt à faire irruption dans la vie civile, et qui est la véritable nouveauté de ce monde, ce qui reste du passé dans l'ensemble de ces moeurs est immense. Le caractère espagnol s'y retrouve dans son essence, combiné seulement avec les influences excitantes des solitudes sauvages. L'amour de l'indépendance individuelle y devient un instinct passionné, hasardeux et malheureusement stérile d'indiscipline. Le sentiment religieux, inséparable de la nature espagnole, ne s'efface pas; mais il est enfoui sous l'amas des superstitions locales, et il retrouve par -momens dans son expression une sorte de couleur primitive. «Je me trouvais, dit un des écrivains américains qui ont le mieux réussi à communiquer l'impression de ce genre de scènes, M. Sarmiento, - je me trouvais dans la maison d'un ''estanciero'' dont les deux occupations favorites consistaient dans la prière et dans le jeu. Il avait élevé une chapelle où, le dimanche au soir, il récitait lui-même le rosaire, faute de prêtre et d'office divin habituel. C'était un tableau- homérique. Le soleil descendait vers le couchant; les troupeaux, qui revenaient dans leur parc, remplissaient l'air de bruits confus. Le maître de la maison, homme de soixante ans, d'une physionomie noble, où la race européenne se révélait par la blancheur de la peau, les yeux bleus, un front spacieux et dépouillé, alternait avec une douzaine de femmes et quelques jeunes campagnards dont les chevaux mal domptés encore étaient attachés autour de la porte de la chapelle. Le rosaire achevé, suivait une autre prière. Jamais on ne fut témoin de foi plus ferme et de prière mieux adaptée à tout ce qui nous environnait. L’''estanciero'' demandait à Dieu des pluies pour les champs, la fécondité pour les troupeaux, la paix pour la république, la sécurité pour les voyageurs... On se croyait aux temps d'Abraham, en présence de Dieu et de la nature qui le révèle... » Il est aisé de pressentir ce qu'il y a dans cet ensemble moral d'incompatible avec les métaphysiques socialistes.
 
La bizarrerie de cette naturalisation du socialisme dans le Nouveau-Monde n'est pas moindre au point de vue économique. Paupérisme, prolétariat, paroxysmes industriels, déplacemens ou perfectionnemens du travail laissant tout à coup une population affamée, antagonismes des intérêts, guerre du capital : quel rapport réel peuvent avoir ces questions, sur lesquelles les socialistes de l'Europe édifient leurs systèmes, avec un pays où les bras manquent au travail plus que le travail aux bras, où on produit peu, parce qu'on a peu de besoins, et où éclate sous mille formes la disproportion du capital avec les élémens à exploiter, de la population avec l'étendue du sol? La plaie secrète de ces contrées, c'est le vide, c'est le désert. Il y a des régions mystérieuses, comme le ''Chaco Boliviano'', dont on n'a point sondé les profondeurs. La Nouvelle-Grenade a plus de trente-cinq mille lieues carrées de surface, et moins de deux millions d'habitans; la zone des savanes, des ''llanos'' dans le Venezuela, embrasse neuf mille lieues carrées, et compte quarante mille ames; la zone des bois et des forêts vierges nourrirait quinze millions d'habitans et en a soixante mille. Le versant oriental des Andes péruviennes se prolonge en immensités inexplorées vers le Brésil. Le Chili se perd au nord et au sud dans le désert, sans compter les lacunes de l'intérieur. La Confédération Argentine comprend près de deux cent mille lieues carrées, et a une population inférieure à celle de Paris. C'est à peine faire acte de possession humaine. Le droit au travail! nous disait spirituellement un Américain éclairé, - c'est la terre seule, hélas! qui pourrait l'invoquer justement parmi nous, c'est la terre qui a droit aux sueurs de l'homme, à son industrie, à ses labeurs, et qui ne les a pas. Ce sont les champs sans culture; ce sont les fleuves qui n'ont été sillonnés jusqu'ici que par la ''balza'' du sauvage, et qui n'ont jamais prêté à une usine la force motrice de leurs eaux. Il est vrai qu'ainsi compris, ce genre singulier de ''droit au travail'', c'est pour l'homme le devoir et l'obligation du travail, et dans ces termes, rien n'est moins dans la nature des populations américaines, dont l'activité ne s'enflamme point au spectacle permanent de cette fécondité et de ces forces inutiles. Un des traits distinctifs de ces populations au contraire, c'est l'amour de l'oisiveté et l'incapacité industrielle, nourries et entretenues par une absence totale de besoins. C'est même une question pour les observateurs les plus impartiaux de ces contrées de savoir si la contrainte serait un moyen suffisant pour plier les races populaires américaines à un travail rude et suivi. Francia seul peut-être a poussé assez loin la solution du problème, et on sait par quels procédés. Aussi les branches d'industrie les plus florissantes en Amérique, les plus nationales, dirons-nous, ce sont celles qui n'entraînent ni énergie patiente ni assujettissement, - l'entretien d'immenses troupeaux par exemple. C'est à peine si un progrès commence à se faire jour dans quelques-unes de ces républiques les plus favorisées. On soit combien, à mesure qu'elles se dérouleraient, ces questions, qui touchent aux conditions morales et matérielles de l'Amérique du Sud, prendraient un tout autre caractère qu'en Europe. Déjà, dès 1823, ces questions se présentaient à l'esprit d'un des hommes les plus éminens du Pérou, - Monteagudo, - qui, banni au lendemain de l'indépendance, publiait à Quito un rare et curieux ''mémoire'' (1)<ref> ''Memoria sobre los principios politicos que segui en la administracion del Peru, y acontecimientos:posteriores a mi separacion. - Reimpreso en Santiago de Chile''. 1823.</ref>. Monteagudo avait à se défendre d'avoir peu favorisé, comme ministre péruvien, le progrès des idées démocratiques, et il se fondait sur l'incompatibilité de ces idées avec le degré de civilisation et l'état moral du pays aussi bien qu'avec sa situation économique. Le ministre disgracié du Pérou, dans ces pages peu connues et dignes de rester présentes aux intelligences politiques de l'Amérique du Sud, touchait à la racine même du problème des destinées du Nouveau-Monde. C'est le problème qui s'agite encore aujourd'hui dans des conditions aggravées par l'effervescence croissante des esprits et par le retentissement des récentes révolutions européennes.
 
Si les idées démocratiques et le socialisme sont absolument sans rapport avec le fonds réel des sociétés américaines, comment donc expliquer ce redoublement d'intensité avec lequel ces idées sévissent aujourd'hui dans le Nouveau-Monde? Il s'explique par un phénomène propre aux populations éclairées de ce pays. Ce n'est point par le développement moral, par l'effort de l'activité humaine appliquée au travail que ces populations cherchent la civilisation, c'est par une impulsion purement intellectuelle. Si peu qu'on ait eu l'occasion d'observer quelques-uns des représentans de cette race hispano-américaine, on n'aura pu s'empêcher de remarquer en eux une singulière vivacité d'esprit, une promptitude extrême à tout saisir et à tout comprendre, une rare intelligence en un mot, - et, comme chez toutes les races méridionales, qui procèdent souvent par l'imagination plutôt que par une expérimentation propre, cette intelligence devient facilement imitative. Les Hispano-Américains n'imitent pas seulement par circonstance, par une sorte de nécessité résultant d'une émancipation prématurée; ils imitent par instinct, par nature. Un invincible penchant les pousse à reproduire tout ce qui se fait dans le vieux monde, et ce qui apparaît parmi nous de plus extrême, de plus excentrique, est aussi ce qui a le plus de chances d'enflammer ces imaginations sans défense. L'esprit d'imitation gouverne la vie publique de ces contrées; il fait des diplomates très instruits sur les principes de l'équilibre européen, des hommes d'état merveilleusement versés dans les secrets de nos organisations politiques, des publicistes qui n'ignorent aucun des artifices de nos systèmes et de nos discussions, qui ont tout l'extérieur du talent sans en avoir l'originalité; il constitue l'essence d'une civilisation intellectuelle plus superficielle que profonde, et qui n'a réussi à se manifester jusqu'ici que par une littérature de brochures et de journaux où tourbillonnent sans choix, sans mesure, sans discernement toutes les influences, toutes les réminiscences de l'Europe. M. Frias ne cache point ces tendances dominantes dans les républiques du sud. L'auteur néo-grenadin d'un opuscule récent sur le régime en vigueur à Bogota, - ''Ojeada sobre la administracion del siete de marzo'', - n'en défend point son pays. « Les Grenadins, dit-il, comme les autres Hispano-Américains, reçoivent toutes leurs opinions et leurs idées des livres français. Ces états réfléchissent, pour ainsi dire, comme autant de fragmens d'un miroir brisé, les lumières bienfaisantes qui brillent en France et la flamme sinistre des torches incendiaires qui consternent ce pays» Le premier fruit de l'esprit d'imitation en Amérique a été le règne de cette génération libérale et démocratique du lendemain de l'indépendance dont les ''unitaires'' argentins sont restés le type le plus achevé : race merveilleuse par son aptitude intellectuelle et son incapacité pratique, qui rédigeait des symboles constitutionnels, mêlait dans ses adorations Montesquieu et Rousseau, appliquait les théories d'Adam Smith, traduisait en lois et en décrets toutes les idées du XVIIIe siècle, sans paraître soupçonner que ces spéculations n'étaient autre chose que la chimère d'esprits fascinés par l'exemple du vieux monde et ne servaient qu'à construire un édifice en l'air. Le progrès, le prétendu progrès suit son cours; les idées démocratiques deviennent le socialisme en Europe : - c'est le socialisme, à son tour, qui a son jour et son heure dans le Nouveau-Monde. Les projets de constitutions se modèlent sur les plans des sectaires de France; les clubs vont se naturaliser dans les bourgades américaines. Il y a des Christophe Colomb de la liberté illimitée et des pontifes de la fraternité universelle. Fictions politiques, fictions littéraires exercent là-bas leur despotique empire et passent dans la circulation avec une désastreuse facilité. C'est toujours le même puéril effort d'imitation. De là le caractère artificiel qui se fait remarquer dans l'ensemble de la vie américaine, dans les chocs des partis, dans le jeu des institutions. De là un contraste permanent entre le mouvement intellectuel d'où émane exclusivement tout ce qui est tentative de transformation politique ou sociale et la réalité pratique. On proclame théoriquement le droit, la souveraineté des multitudes, et, au premier coup de tocsin de la guerre civile, chacun, retournant à ses coutumes, va faire la ''presse'' des Indiens et les marque au besoin pour qu'ils ne désertent pas. On songe à donner une couronne au ''souverain'', suivant une piquante expression, avant de lui donner une chemise. Le docteur Francia, grand socialiste en son genre, mais original du moins, se bornait à donner un chapeau aux enfans nus du Paraguay, à cette seule fin de pouvoir saluer l'autorité. « C'est un mensonge, dit M. Félix Frias dans la plus remarquable de ses lettres sur ''l'influence des idées démagogiques de la France dans les républiques espagnoles'', - c'est un mensonge que le peuple en Amérique réclame la liberté illimitée de la presse, puisqu'il est vrai qu'il ne sait pas lire; c'est un mensonge qu'il réclame la liberté illimitée des clubs, puisqu'il est vrai qu'il ne sait pas parler, - et, ce qui est mieux, c'est qu'il ne sait pas comprendre qui lui parle. Le peuple ne sait rien de tout cela et ne connaît pas même son ignorance... C'est un mensonge que nous puissions réaliser complètement la république, puisqu'il est vrai au contraire que nous avons des institutions supérieures à nos meurs, à nos forces, à notre milieu social.... » Tel est le désaccord intime et profond qui travaille ces sociétés, - germe incessant d'anarchie, perpétuel malentendu entre la réalité, qui a son caractère, ses conditions propres, et l'intelligence attendant ses idées, ses impressions, ses fascinations du premier paquebot venu de l'Europe.
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Reste, il est vrai, la Nouvelle-Grenade; mais là, en compensation, fleurit merveilleusement la démocratie nouvelle selon le rêve de M. Bilbao. Le socialisme règne et gouverne; il fait des lois et des décrets; il a sa personnification inattendue et son pontife dans le chef même du pouvoir, - le général Hilario Lopez. Ce n'est pas que le général Lopez soit bien fixé sur le dogme régénérateur du progrès humanitaire; c'est un peu un socialiste sans le savoir. Soldat de l'indépendance, employé dans diverses missions intérieures et extérieures où sa capacité a peu brillé, assure-t-on, c'est un de ces types de libéralisme creux éclos tout exprès pour servir de décoration aux partis révolutionnaires. Le général Lopez est l'instrument des clubs de Bogota et de quelques familiers dont le ministre des finances, M. Manuel Murillo, paraît être aujourd'hui le plus habile. L'origine de ce singulier pouvoir est des plus caractéristiques. La Nouvelle-Grenade, on le sait, est une des trois républiques issues de l'ancienne Colombie, qui comprenait en même temps le Venezuela et l'Équateur. La guerre civile a été assez souvent son état normal après sa séparation; en 1839, 1840 et 1841 notamment, elle plongeait le pays dans la dévastation et dans le sang. Le promoteur et le chef de cette guerre civile était le général Obando, l'un des personnages accrédités aujourd'hui et l'un des candidats à la prochaine élection présidentielle. Cette insurrection vaincue, trois administrations conservatrices se sont succédé, - celle du docteur Marquez, celle du général Pedro Alcantara Herran, et la présidence du général Mosquera, qui expirait en 1849. Qu'on se reporte à cette année 1849: les esprits s'enflammaient chaque jour au récit de la révolution de France; le parti insurgé de 1840, successivement amnistié dans ses chefs et dans ses soldats, se relevait de sa défaite, servi par l'invisible courant des influences européennes; il choisissait habilement pour candidat un homme qui n'avait point trempé dans la guerre civile, le général Lopez. Le jour où le congrès, - chambre des députés et sénat réunis, - devait ouvrir le scrutin et proclamer l'élu, des bandes armées envahissaient la salle; les séides révolutionnaires agitaient le poignard contre les sénateurs et les députés conservateurs; une scène de meurtre devenait imminente; le général Hilario Lopez était ainsi nommé président de la Nouvelle-Grenade le 7 mars 1849! Voilà la source épurée d'où est sorti ce pouvoir qui a entrepris de réaliser la ''vraie république'', la ''vraie démocratie'', et de fonder la cité humanitaire des utopistes du vieux monde. Principes, procédés de gouvernement, langage, tout est identique. « La Nouvelle-Grenade s'est sentie agitée par le galvanisme politique et social de l'époque... La liberté avance, la vieille citadelle des restrictions tombe en ruines. Les escadrons mis en pièces, qui défendaient la cause ultramontaine, comprennent leur déroute et désertent le champ de bataille. Il est impossible d'arrêter le mouvement pacifiquement révolutionnaire qui a surgi des profondes commotions de l'esprit humain au XIXe siècle... Le 7 mars 1849 a été le ''Te Deum'' entonné par la démocratie devant le Dieu de la civilisation... » Qui parle ainsi? Ce n'est rien moins que la ''Gazette officielle'' de la Nouvelle-Grenade, le Moniteur de Bogota. Chose d'un prix rare assurément que de voir ainsi prendre corps sur ce sol vierge et devenir des gouvernemens les rêves, les cauchemars, les ombres de systèmes et les fantômes dont nos intelligences byzantines se plaisent parfois à se faire un amusement qui les corrompt et un tourment qui les dégrade!
 
La souveraineté du nombre, la ''prédominance des masses'', tel est le principe avoué de la politique néo-grenadine actuelle. C'est je thème des messages et des manifestes du général Lopez, le mot d'ordre de ses sectateurs, et c'est un exemple de plus de la disproportion qui éclate souvent entre les mots et les choses dans le Nouveau-Monde. Nous ne savons si cette puissance anonyme des masses est nulle part réalisable. En définitive, comme principe de gouvernement, c'est la prépondérance attribuée à cette portion de barbarie qui couve au sein des sociétés, même les plus civilisées et les plus raffinées, et les jette dans de si inexprimables convulsions quand elle s'agite. Mais ce phénomène devient bien plus saisissant encore au-delà de l'Atlantique. Le nombre, dans les républiques hispano-américaines, c'est l'élément inculte et sauvage; c'est cette multitude qui change de nom suivant les pays sans changer de nature et qui s'appelle le ''gaucho'', le ''guasso'', le ''llanero'', le ''roto'', l'Indien. Qu'on mette en action cet élément, ce ne sera guère autre chose que ce mouvement plus national que démocratique que nous dépeignions autrefois sous le nom d’''américanisme'' (2)<ref> Voyez la ''Revue des Deux Mondes'' du 15 novembre 1846, sur ''l'Américanisme et les républiques du sud''.</ref> et qui est un des caractères extraordinaires de la vie publique de ces contrées : lutte permanente et vivace des moeurs et des passions locales contre la civilisation. Rosas a été dans la République Argentine le chef de ce mouvement tout en le dominant. Au Mexique, Santa-Anna, ce perpétuel factieux, n'est qu'un ''guajiro'' supérieur qui a tous les instincts, les goûts, les habitudes propres à ce type populaire; il a les indolences et les ardeurs orageuses du ''guajiro'', ses superstitions, ses fanatismes, son humeur insoumise, son amour du plaisir et des combats de coqs qui le consolent encore dans l'exil, entre deux révolutions. A Guatemala, l'un des récens dictateurs, Carrera, a joué le même rôle d'une manière plus sensible encore peut-être. Carrera est un métis, un ''ladino'' à qui on a oublié d'apprendre à lire dans sa jeunesse et qui a ses antécédens au désert. Il a été pendant long-temps dans l'Amérique centrale l'ame de plus d'un ''pronunciamiento'', et, après chaque défaite, il disparaissait dans les montagnes, prenant parfois l'habit d'un garçon de ferme ou se faisant ''estanciero''. Son prestige, parmi les classes populaires et les Indiens, était immense. Une des scènes les plus bizarres de sa vie fut son entrée à Guatemala, il y a quelques années, à la tête d'une bande sauvage qui pillait la ville pendant que son général, peu vêtu et monté sur un cheval magnifique, allait à la cathédrale remercier la Vierge pour sa victoire. Carrera a été, lui aussi, candidat démocratique; il s'est fait depuis quelque peu conservateur et aristocrate; il s'est façonné une tenue de général, et il ne lui déplaît pas d'être comparé à Napoléon, ce qui est le faible de beaucoup de ces dictateurs du Nouveau-Monde. - Au fond, avec des nuances diverses, c'est toujours la barbarie américaine faisant irruption dans la société civile avec sa vierge énergie et aussi avec ses passions rebelles, ses inaptitudes, ses ignorances, ses répulsions pour la vie organisée et pour la civilisation, dont le premier et irrémissible tort, à ses yeux, est d'être une étrangère. C'est ce qui fait que les partis prétendus démocratiques, contraints par leur rôle même de s'appuyer sur les classes populaires, font de si étranges amalgames : ils mêlent la liberté illimitée et les dictatures militaires; ils vont puiser au dehors leurs inspirations et leurs idées, et ils flattent les haines locales contre les étrangers. Il y a quelque temps, un des journaux les plus extrêmes du Chili, le ''Progresso'', traitait les négocians étrangers de Valparaiso de ''voleurs'', de ''monopoleurs'', d’''usurpateurs'', de ''Carthaginois'', pour tout dire. La barbarie nationale parlait naïvement par la bouche du démocrate chilien. Qu'il surgisse quelque homme de vigoureuse trempe pour dominer ce mouvement en le personnifiant, ou qu'il se trouve des déclamateurs oiseux pour le déguiser sous des noms européens, - qu'importe? n'est-ce point toujours la même chose? C'est là le fonds réel, redoutable et inaperçu que recouvrent les démocratiques effusions du gouvernement néo-grenadin sur la souveraineté du nombre et la prédominance des masses. Le socialisme se fait l'auxiliaire de l'américanisme et lui sert de masque.
 
Rien de plus curieux, au reste, que l'œuvre législative de la Nouvelle-Grenade dans ces dernières années, depuis le ''glorieux'' 7 mars 1849 : oeuvre sans réalité et sans durée, mais où se reflète avec une ingénuité singulière d'imitation tout ce que l'Europe a procréé de mieux en fait de caprices démagogiques. La première pensée des partis arrivant au gouvernement, c'est de bouleverser la législation du pays; chacun a sa panacée et sa constitution. Aussi la Nouvelle-Grenade a-t-elle vu fleurir en 1851 son code politique nouveau, « le plus libéral du monde civilisé, » assurent les consciencieux auteurs qui se sont employés à ce fouillis démocratique. L'élection universelle, directe et souveraine est la source de tous les pouvoirs, depuis celui du président jusqu'à celui du juge. Au Chili, pour être électeur, il faut savoir lire et écrire et être quelque peu propriétaire; dans d'autres républiques américaines, il faut être chef de famille, - et c'est un côté dont on ne se préoccupe pas assez en Europe dans la fabrication périodique des lois électorales. Dans la Nouvelle-Grenade, nulle condition n'est plus nécessaire aujourd'hui, si ce n'est celle d'être citoyen, et on est citoyen grenadin à peu de frais. Le droit absolu de réunion et d'association, la liberté illimitée de la pensée, comptent parmi les singuliers bienfaits dont la constitution de 1851 dote le pays. Une autre conquête, c'est le droit à l'assistance. Cherchez bien ce qui peut se cacher sous cette rare et précieuse découverte : - c'est le droit au travail ''américanisé'', le droit à l'oisiveté et au vagabondage, justement proclamé en même temps que l'affranchissement subit et instantané des noirs. Est-ce donc qu'il y eût beaucoup d'esclaves dans la Nouvelle-Grenade? Non, il en restait à peine dix mille, et le nombre diminuait chaque jour par l'effet lent et bienfaisant d'une loi de 1821, dite de ''manumission'', qui déclarait libres les enfans à naître, sauf à ne jouir de leur liberté qu'après dix-huit ans, - et affectait un fonds spécial prélevé sur les successions à l'affranchissement progressif des autres esclaves. Au lieu de cette émancipation sage et mesurée, voici donc dix mille citoyens libres qui, à dater du 1er janvier 1852, travaillent au triomphe de la vraie démocratie par la maraude et l'exercice du droit à l'assistance! Un signe certain par où se manifeste l'apparition du socialisme, c'est le relâchement des peines, lesquelles sont fort nuisibles, on en conviendra, à la liberté. La peine de mort a été solennellement abolie dans la Nouvelle-Grenade, et il a été même promulgué une loi de procédure qui, combinée avec l'absence de détention préventive, atteint à de merveilleux effets. D'après cette loi, toute instruction sur un crime ou un délit serait ajournée, dans le cas où le prévenu commettrait un nouveau méfait, jusqu'à parfaite instruction de la dernière affaire : d'où il suit que celui qui s'est rendu coupable d'un premier crime, pour éviter un jugement, n'a qu'à en commettre un deuxième, puis un troisième, et ainsi successivement. Ces étranges législateurs ont réussi à faire de la persévérance dans le crime la garantie de l'impunité et le bouclier de la liberté individuelle : miracle de cette « épopée de la civilisation » décrite avec l'orgueil d'un enthousiasme quelque peu burlesque par le rédacteur-poète de la ''Gazette officielle'' de Bogota.
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De tous les spectacles contemporains, un des plus saisissans peut-être, c'est ce travail d'envahissement de la race anglo-américaine à l'égard du monde espagnol d'outre-mer; elle le presse et l'enveloppe de toutes parts; elle menace Cuba, dévore des provinces comme le Texas et la Californie, enfonce son coin au coeur du Mexique, qu'elle met chaque jour à la veille de la dissolution. Aujourd'hui c'est à Panama, dans la Nouvelle-Grenade même, qu'elle met le pied. Ses procédés de conquête ne sont point ceux des puissances européennes, qui envoient leurs escadres et plantent leur pavillon sur un territoire; elle s'empare d'un pays par l'industrie de ses émigrans, qui s'y fixent, s'y enrichissent et arrivent à y faire prédominer leur influence. Panama appartient ainsi déjà aux Anglo-Américains; ils sont les maîtres de tous les intérêts et de toutes les industries. Le chemin de fer qui est sur le point de joindre les deux océans est leur oeuvre et leur propriété. Ils ont créé un journal sous le titre significatif d’''Étoile de Panama (Panama-Star''); ils changent les noms des lieux; la baie de Limon s'appelle ''Navy-Bay''. Une portion du district de Chagres, Furnia, devient ''American-Town''; là ils ont une administration, une justice à eux, indépendantes des autorités grenadines. Les ''isihmeños'' eux-mêmes entrevoient le jour où ils formeront un des états de l'Union. Cela est tout simple : il y a quelques années à peine, l'isthme, avec de prodigieux élémens de fécondité, était un lieu désert, abandonné et plein de misère; aujourd'hui d'innombrables émigrans le sillonnent chaque jour; l'or circule de toutes parts; de nouveaux centres de population se forment, l'industrie se développe. Si un événement imprévu, la découverte des mines de la Californie, a déterminé l'essor de cette prospérité nouvelle, les Anglo-Américains en sont les principaux auteurs et l'entretiennent. Les ''isthmeños'' ont ce spectacle sous les yeux, et il est curieux de voir cette population sans ressort plier sous l'ascendant du travail et de l'intelligence que déploie le ''Yankee'' dans ses conquêtes, et se préparer à se laisser absorber. « L'isthme de Panama sera un état de la confédération américaine, c'est indubitable, écrit un journal grenadin. Il est destiné à occuper une des premières places dans le monde commercial; il est le point de mire de l'ambition des citoyens de l'Union; il sera à eux infailliblement. » Déjà même on discute ostensiblement une cession de territoire à prix d'argent. Or Panama est la clé du continent sud-américain. C'est ainsi que marche à pas de géant cette infatigable race, prête à prendre au sérieux cette étrange prophétie qui s'est fait entendre, il y a quelques années, dans le sénat de Washington, et qui n'assignait à sa puissance d'autres limites que la Patagonie et le cap Horn. Stériles ou corruptrices au point de vue de la civilisation intérieure, pensez-vous que les formules socialistes de la Nouvelle-Grenade conjurent cet autre danger venu du dehors? Mais ici s'élève une question plus grave encore : le sang sera-t-il assez refroidi dans les veines de l'Europe pour que nous laissions s'accomplir cette lente et progressive prise de possession d'un continent par une race ambitieuse? Observez de près et d'un coup d'oeil l'ensemble de ces mouvemens lointains : un monde tout entier à civiliser, une tentative gigantesque d'absorption préméditée et, poursuivie par un peuple audacieux, une question d'influence générale pour l'Europe, - voilà ce que dissimule et défigure à nos yeux ce nuage rouge et fantasque qui est allé s'abattre sur quelques-unes des contrées les plus tristement privilégiées de l'Amérique du Sud.
 
 
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<small> (1) ''Memoria sobre los principios politicos que segui en la administracion del Peru, y acontecimientos:posteriores a mi separacion. - Reimpreso en Santiago de Chile''. 1823.</small><br />
<small> (2) Voyez la ''Revue des Deux Mondes'' du 15 novembre 1846, sur ''l'Américanisme et les républiques du sud''.</small><br />
 
 
CHARLES DE MAZADE.
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