« Poètes et romanciers modernes de la Grande-Bretagne - M. Thackeray » : différence entre les versions
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Après Dickens, qui jouit d'une popularité plus étendue et d'un public plus sympathique, après Bulwer, dont le talent accuse des tendances plus sérieuses et une érudition plus variée, il faut, - quand on dresse la liste des romanciers anglais contemporains, - arriver à Thackeray. La plèbe des lecteurs nommerait peut-être avant lui ou M. James ou M. Harrison Ainsworth: quelques coteries politiques désigneraient M. Disraeli; quelques hommes d'un goût spécial, l’auteur pseudonyme de ''Jane Eyre'' et de ''Shirley''. Ce seraient là autant d'erreurs. Aux yeux de l’observateur attentif et désintéressé, celui qui « arrive troisième, » comme on dirait sur le ''turf'', c'est M. Thackeray.
Le spirituel romancier n'a pas gagné sans luttes et sans revers cette place honorable. Ses débuts ont été orageux et contestés longtemps. Lui-même, dans une préface curieuse, nous raconte que celui de ses romans pour lequel il se sent une préférence marquée (''the History of Samuel Titmarsh and the great Hoggarty Diamond'') fut refusé par un ''magazine'' avant de paraître dans le ''Fraser's''. Le même outrage était réservé à une œuvre encore plus digne d'attention, ''Vanity Fair'', dont, en ce recueil même, il a été donné une très complète analyse
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Au début du jeune homme dans la vie, à ses antécédens comme publiciste, venaient s'ajouter, pour entraver sa route, certaines vivacités de l’écrivain. Suspect comme radical (il y a une vingtaine d'années ce mot faisait grand'peur), Thackeray l’était encore, et devait l’être, en tant qu'esprit original, comme observateur perspicace, comme frondeur libre et hardi : ce sont là des qualités éminentes et rares, mais qui n'entrent pas de plain-pied dans notre carrière semée d'obstacles. Arrivez-y en homme bienveillant et poli, fermement décidé à n'éclipser ni ne blesser personne, le sourire sur les lèvres, le chapeau à la main, respectueux pour tous les amours-propres, complice de tous les sots préjugés, et vous aurez encore assez de peine à y conquérir le droit de cité; mais si, gardant aux abus grands et petits, aux prétentions ridicules, aux idées reçues parce qu'elles sont absurdes, une verte et ferme rancune, vous vous jetez dans la mêlée comme Jean-Bart dans la foule enrubannée et musquée qui lui barrait l’entrée de l’OEil-de-Bœuf, attendez-vous à voir les perruques froissées se hérisser de colère, les rabats déchirés s'ameuter, et les raides pourpoints, les vertugadins goudronnés dresser des barricades sur votre passage.
Puis Thackeray, s'abritant sous un pseudonyme (''Michaël-Angelo Titmarsch'') et ne prenant peut-être pas encore lui-même tout à fait au sérieux une profession dont il s'honore maintenant qu'il l’avoue, devait encore, par les ''gaietés'' qu'il se permettait, effaroucher son monde. En France même, où le badinage littéraire trouve les esprits plus ouverts et plus indulgens, que de peines cependant pour lui faire sa place au soleil! Combien on s'effraie facilement d'une plume encore inconnue qui prétend risquer la moindre petite escapade! Bref, et quelles que fussent les causes premières ou secondes qui retardèrent les succès de Thackeray, sa réputation demeura pendant quelques années une façon d'énigme. Il avait, en petit nombre, de sincères admirateurs; il avait, beaucoup plus nombreux, des ennemis qui le dédaignaient ou feignaient de le dédaigner. Oserons-nous rappeler que, dans ce recueil même
El puisque ce mot se rencontre sous notre plume, nous aimerions à parler ici des caricatures de Thackeray, qui ont été très certainement pour quelque chose dans ses succès d'écrivain. A cette heure où les Turcs sont de mode, il serait piquant, par exemple, d'opposer à quelques éloges peut-être excessifs le voyage de ''Cornhill au Caire''
La double aptitude du dessinateur et du conteur satirique désignait Thackeray, lors de la fondation du ''Punch'', comme un des rédacteurs indispensables de ce journal. Aucun cadre ne pouvait d'ailleurs le mettre plus promptement en relief, et lui donner ainsi l’indépendance qui ne manque guère au succès. En effet, de sa collaboration au ''Punch'', bien qu'elle fût anonyme, date la véritable popularité du romancier. Le ''Punch'' publia, par chapitres, ''le Livre des Snobs'', et ''le Livre des Snobs'', qui établit la réputation du ''Punch'', mit le sceau à celle de Thackeray. Les ''snobs'', qu'est-ce que cela? vont nous demander ceux mêmes de nos lecteurs qui se piquent de savoir l’anglais, et nous les voyons d'ici recourant au dictionnaire, qui ne leur offrira pas même le secours précaire d'une racine ou d'un dérivé. Or, - et ceci n'est pas le moins piquant de l’affaire, - il serait possible (irrévérence à part) que pour voir un ''snob'', tel ou tel de ceux que ce mot intrigue ainsi n'eût qu'à se placer devant un miroir. Les diverses catégories de ''snobs'' embrassent en effet une très nombreuse portion du genre humain, et on va pouvoir en juger. Tout acte, toute pensée, toute parole qui n'émane pas d'une raison parfaitement libre de préjugés, et soumettant toute chose au vrai niveau d'une philosophie éclairée, constitue un acte de ''snobbisme''. Ce vice radical est compatible avec l’exercice habituel de toutes les vertus, excepté une seule, l’indépendance de l’esprit. Pour y échapper, il faut, outre une rare énergie, une surveillance continuelle sur soi-même. Enfin, et pour tout dire, l’auteur même du ''Livre des Snobs'', - il fait en plaisantant cet aveu, mais nous lui demanderons la permission de le prendre au mot, - tout accoutumé qu'il est à flairer et pourchasser les ''snobs'' qu'il fait lever à chaque pas, ne serait peut-être pas tous les jours à l’abri de sa propre critique.
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« Comment se soustraire au ''snobbisme'', lorsqu'une institution si prodigieuse a été érigée pour assurer son maintien ? etc. »
Ce passage, que nous n'avons point extrait pour son mérite intrinsèque, - ni pour la nouveauté des argumens qu'il apporte contre l’hérédité des distinctions sociales, - ce passage a le mérite de préciser les vues de l’écrivain. Encore cependant y faut-il ajouter un commentaire. La sotte vénération de l’homme bien né ou titré par l’homme sans nom ou sans titre n'est qu'une variété du ''snobbisme'', mais c'est la plus importante, c'est la tige de l’arbre, c'est l’espèce mère. Si on n'avait pas ployé l’intelligence nationale à ce premier culte, elle ne se fût jamais asservie à tant d'autres... De cette première dérogeance au noble dogme de l’égalité humaine sont dérivées toutes les plates adulations que la langue nouvelle flétrit du nom de ''toadyisms''
Observez un moment le ''snob'' ecclésiastique. Thackeray nous donne son nom, relevé sur les listes du célèbre Eisenberg, le ''chiropodist ''ou pédicure. C'est « sa grâce le très révérend évêque de Tapioca. » Il figure parmi ces prélats bien rentés dont la presse anglaise a déjà quelque peu rogné les énormes revenus, et qu'elle ramènera un jour, il faut l’espérer, au partage chrétien des biens terrestres. D'ici-là, il est protégé par la complicité des ''snobs'' aristocratiques et la vénération éblouie des ''snobs'' bourgeois. Vous entendrez rarement parler des vertus apostoliques de sa grâce; mais si vous jetez les yeux sur la ''Court-Circular'', vous y verrez son nom en première ligne, et vous y lirez avec étonnement (un étonnement mêlé d'indignation) que sa grâce vient d'administrer le sacrement de la confirmation à ''un certain nombre de jeunes nobles''. La cérémonie a eu lieu dans la chapelle royale. N'est-ce pas là le beau idéal de la hiérarchie? La chapelle royale devient, comme les salons d'Almack, un rendez-vous d'exclusifs. La confirmation ne se donne pas aux «jeunes nobles» comme à tout le monde. Voilà le ''snobbisme'' introduit dans le sanctuaire, et, pour un peu, voilà Dieu devenu ''snob''!
Quittons pourtant ces hautes régions, où la vérité a je ne sais quelles apparences de dénigrement envieux, pour des travers plus rapprochés de notre humble sphère. Il y a des ''snobs'' partout. Dans les clubs par exemple, ils fourmillent, ils foisonnent, et Thackeray connaît la vie de club. Il va nous montrer le ''sno''b politiquant, celui qui raconte les conseils lumineux dont il a gratifié sir Robert Peel sur la question des céréales, ou bien encore celui qui possède tous les secrets des cours étrangères, sait par cœur le discours du président des États-Unis! - et pourrait vous nommer sans en omettre un, - prodige d'érudition et de mémoire! - tous les chefs de partis, soit en Espagne, soit en Portugal. Il a ses auditeurs, et qui l’admirent, et dont il n'excède jamais la crédulité toujours patiente, toujours résignée. Dans les clubs aussi se rencontre l’homme qui fait état de caresser, de flagorner un chacun, de serrer toutes les mains, de mendier tous les sourires : c'est évidemment un ''snob''. En voici deux d'une humeur bien différente : ils ne causent avec personne, et l’odeur de cigare qui empeste leur voisinage fait du reste le vide autour d'eux : ce sont deux ''sportsmen'', grands connaisseurs en chevaux, qui, de même que les bavards politiques datent chaque époque par le nom d'un ministère, comptent, eux, par naissances inscrites au ''Stud-Book'' ou par grands prix décernés à Epsom. En fait de littérature, ils n'ont jamais pu supporter que la ''Bell's Life''
Deux esquisses fort agréables se détachent de cette série de portraits et méritent qu'on leur réserve une place à part. Il s'agit du ''snob'' à la campagne et du ''snob'' millionnaire. N'allez pas croire en effet que Londres ait le monopole des ''snobs''; si vous tombiez dans cette grave erreur, Titmarsh vous en tirerait par le fidèle récit de son séjour dans la ''villa'' du major Ponto. Cette ''villa'', tout enjolivée d'architecture à caprices, tout entourée de gazons et de fleurs, apparaît d'abord au visiteur comme un Eden en miniature. Tout y respire la paix, le bien-être, la simplicité, l’abondance. L’accueil du major est hospitalier et cordial. La plus belle chambre du logis, - la chambre jaune,- réservée à l’hôte attendu, est toute parfumée de bouquets; les draps, du plus fin tissu, exhalent une douce odeur de lavande; le domestique est grave, empressé, poli : tout ceci, on en conviendra, est du meilleur augure. A grand' peine, et en y regardant de très près, pourrait-on s’effrayer de voir que ce domestique si zélé extrait de la malle du voyageur et place avec étalage sur son lit le costume ''habillé'' dont celui-ci s'est à tout hasard muni, le frac noir à la dernière mode et le gilet de salin à fleurs. Ces préparatifs semblent annoncer un dîner de cérémonie, et au débotté ces dîners-là n'ont rien d'agréable. Enfin passons. Après une demi-heure laissée à la toilette de l’arrivant, une grosse cloche sonne le repas. Quel repas, bon Dieu, s'il ressemble à ce carillon monstre! Mais point; on dîne en famille, et c'est pour mistress Ponto, ses deux filles à peine nubiles, et leur gouvernante, miss Wirt, que Titmarsh s'est mis sous les armes. La présentation est solennelle. Mistress Ponto, grande personne en grand appareil, la tête chargée de jais sonores, souhaite la bienvenue à Titmarsh du même ton qu'elle le complimenterait sur la mort de son père; puis, toujours aussi tristement, elle se réclame d'une parenté qui doit exister entre eux en vertu de leurs relations communes avec une famille appartenant à la pairie, et dont Titmarsh, pour sa part, n'a jamais entendu parler. Le ''Peerage'' maudit
Les jours suivans, la situation se complique encore. Il faut entendre les doléances de mistress Ponto sur le manque absolu de voisinage. «Le duc est absent, les Ringwood n'arriveront qu'à la Noël, on est à couteaux tirés avec les Carabas... » Ainsi que le fait remarquer humblement Titmarsh, on pourrait voir le médecin, qui est un homme réellement instruit, et de plus un excellent bomme... - En effet on pourrait l’inviter, ''lui'', mais sa famille,... une femme si commune, avec une horrible collection de marmots. - Et le propriétaire de cette belle maison en briques...? – Ah ! fi donc! M. Yardley, un ex-fabricant de cotonnades!... On a baptisé sa maison le ''château Calicot''. - Et le curé, le digne docteur Chrysostôme?...
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« - Eh bien! vrai, j'en suis fâché, repris-je. J’ai vu rarement meilleure tournure et physionomie plus distinguée, rarement une école mieux tenue, rarement aussi ai-je entendu un meilleur sermon...
« - Ces sermons, il les prononçait naguère, ''en surplis'', murmura aigrement mistress Ponto. Le docteur Chrysostôme, monsieur, est un ''puseyiste''
« Sur ce mot, et tandis que j'admirais le zèle épuré de mes quatre théologiennes, le domestique apporta le thé : - thé sans force et qui doit peu déranger le sommeil du maître de céans. »
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Un beau matin surviennent à grand bruit chez Ponto le fils de la maison, cornette au 120e de hussards, et un de ses camarades de corps, le jeune lord Gules, petit-fils et héritier de lord Saltires. Ce futur pair d'Angleterre n'est, en attendant, qu'un officier du plus mince mérite, chétif de corps et d'esprit, illettré jusqu'au ridicule. N'importe, voici la maison en révolution. Pour bien peu de chose, on sommerait Titmarsh d'évacuer la chambre jaune, que son âge et son droit d'ancienneté devraient cependant lui garantir. Il s'agit de lord Gules, et mistress Ponto ne sait plus où elle en est. Or quel est le motif qui a fait accepter à cet intéressant ''nobleman'' l’invitation émanée d'un pauvre plébéien comme le major? Le régiment a changé d'uniforme. Le cornette Ponto a fait des frais formidables en dolmans, pelisses, sabretaches, etc. Il s'agit de faire accepter cette fabuleuse note au malheureux père, et c'est mistress Ponto qui, dans son premier éblouissement, sera chargée de cette mission. Elle y consent, car le major est un époux des plus débonnaires et des mieux domptés; mais n'y a-t-il pas quelque chose de navrant dans la résignation avec laquelle il montre à Titmarsh le total effrayant des sommes réclamées par Knopf et Stecknadel, les tailleurs favoris de la gent militaire : 347 livres sterling et 9 shillings (environ 8,700 fr.) !
« - Regardez un peu, nie dit-il, regardez, mon ami, et, par le ciel, dites-moi comment peut s'y prendre avec cela un pauvre hère dont le revenu n'excède pas neuf cents livres
« Il poussait en même temps une sorte de sanglot, tout en me passant par-dessus la table la note en question. Et sa vieille figure, ses vieux brodequins et sa vieille jaquette de chasse, râpés et déchus, et ses longues jambes maigres, avaient l’aspect le plus désastreux, le plus ruiné, le plus failli qui se puisse imaginer...
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« - Quelle est cette cruelle plaisanterie, mon ami? Vous savez que notre salle à manger ne pourra jamais contenir mistress Goldmore.
« - Tranquillisez-vous, ma femme, mistress Goldmore est pour le moment à Paris. C'est Crésus lui seul que nous aurons pour convive; je le mène ensuite au spectacle,... à Sadler's Wells
« - Grand Dieu!... mais qu'allons-nous lui donner? Vous savez qu'il a deux cuisiniers de France; vous savez tout ce qu'en rabâche mistress Goldmore;... vous savez qu'il dîne presque tous les jours avec des ''aldermen''
« - Silence, ''Frau'', interrompit Gray d'une voix creuse et tragique. C'est moi qui me charge du festin. Bornez-vous à exécuter strictement les ordres de votre époux...
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« - A la sortie du spectacle, c'est tout ce qu'il faut, s'écrie Gray;... nous sommes à deux pas des Wells, et nous irons bien à pied. J'ai des places gardées pour tous. Soyez à onze heures devant Sadler's Wells.
« - C'est cela même,... onze heures, bégaie Goldmore, qui se précipite tête baissée, en homme qui ne se rend plus bien compte de rien, dans la maison où il est attendu. On dirait un criminel marchant au supplice, - et supplice est bien le mot, car Gray, le scélérat, va se transformer en ''Jack Ketch''
« - Entrez là-dedans, et tirez-vous d'affaire avec Titmarsh, continue Gray, ouvrant la porte du petit salon... Je vous appellerai dès que les côtelettes seront à point... Fanny est en bas, qui prépare le ''pudding''.
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« La nappe était un peu mûre et reprisée en maint endroit; la moutarde figurait dans une tasse à thé; la fourchette de Goldmore était en argent, les nôtres en fer.
« - Je ne suis pas né, dit très sérieusement notre malheureux amphitryon, avec une cuiller d'argent dans la bouche
« - Raymond!...s'écria mistress Cray d'un air suppliant.
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Ici s'arrête, sans qu'il soit possible de fixer une date à une métamorphose graduellement opérée, la première phase de la vie littéraire que nous esquissons, celle des audaces légères, des combats de ferrailleurs, des agressions moqueuses, des personnalités satiriques, campagnes à la Cosaque, entreprises la visière baissée et à l’abri du pseudonyme. Nous entrons maintenant, laissant Titmarsh derrière nous et n'ayant plus affaire qu'à Thackeray, dans une période nouvelle où l’écrivain se dessine et prime le caricaturiste. La responsabilité, plus complète, est acceptée avec toutes ses conséquences; les œuvres sont signées du vrai nom qu'elles doivent porter : elles deviennent et plus étendues et plus cohérentes; elles portent la trace d'efforts plus soutenus, d'études plus mûries. De là, pour ce travail, une division toute naturelle.
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Dans ce passage, on nous permettra de remarquer un des traits principaux du talent de Thackeray, une de ses tendances systématiques, qu'il possède en commun avec presque tous les esprits originaux, avec tous les observateurs sérieux de la vie et du jeu des passions. Il ne soumet pas à une logique absolue les linéamens des portraits qu'il trace : il laisse une large part à l’incohérence, à l’inconsistance de nos caractères. Il n'a vu nulle part des êtres complets, homogènes, tout d'une pièce, et ne les ayant jamais rencontrés, il se garde bien de leur donner droit de cité dans son œuvre, qui, avant tout, doit être l’exacte reproduction d'un état social et des natures diverses que cet état développe selon certaines conditions de mélange et d'amalgame. Thackeray et les esprits de son ordre ne nient rien de ce qui est, pas plus l’enthousiasme réel que les brusques retours (très réels aussi) qui souvent en effacent jusqu'au moindre vestige, - pas plus le dévouement que l’égoïsme, pas plus la vertu que le vice. Ils estiment seulement que la médaille la mieux frappée a son envers, beaucoup moins bien réussi; que les meilleurs cœurs ont leurs ''coins'' de sécheresse, et les plus généreux, leurs calculs mesquins. De même les êtres les plus flétris ont leurs bons mouvemens, les intelligences les plus obtuses, leurs inspirations soudaines et leurs éclairs inattendus. Le mal est dans le bien, le bien est dans le mal : tout passe tour à tour au sein de nos esprits mobiles et dans le secret de nos âmes ténébreusement agitées, d'est là l’inconstance, la fragilité dont parlent avec amertume les moralistes et les prédicateurs de tous les cultes et de tous les temps; c'est là le secret de ce « branle pérenne » qui étonne les philosophes et dont ils accusent le hasard, comme si le hasard pouvait expliquer quelque chose qu'on ignore. Quoi qu'il en soit, ainsi que Fielding, ainsi que Smollett, ses vrais ancêtres littéraires, Thackeray a tenté de reproduire dans ses romans, - et c'est là une tentative dont aucun médiocre esprit ne s'est jamais avisé, - le mouvement varié des organisations humaines, le miroitement, si l’on peut ainsi parler, qui montre tour à tour le même type, si accusé qu'il paraisse d'abord, sous les aspects les plus imprévus et les plus divers.
Si nous nous étions astreints à une nomenclature rigoureusement chronologique des ouvrages de Thackeray, il aurait fallu, nous le croyons, mentionner le ''Diamant des Hoggarty'' avant ''Vanity Fair'' et ''Pendennis''. Ce petit récit, pour lequel l’auteur professe une prédilection marquée, est en effet, de tous ceux qu'il a écrits, un des plus sympathiques au lecteur; il y a moins d'amertume secrète, il y a plus de bonhomie enjouée que dans les autres. Je ne sais pourquoi j'imagine qu'il a dû être écrit en France, par quelque belle matinée de printemps, dans les combles d'un hôtel des Champs-Elysées, où Thackeray avait placé, il y a quelques années, son cabinet de travail, et d'où il dominait toute une série de verdoyans horizons. Ce n'est pas, - entendons-nous bien, - que le livre ne soit anglais de fond en comble, anglais ''intùst et in cute''; mais il y rayonne je ne sais quelle douce lumière, il s'y épanche un bien-être moral, une satisfaction intime qui ne sentent ni les brumes de Londres, ni le ''spleen'' proverbial qu'elles engendrent. Du reste, en réunissant ''le Livre des Snobs'' et ''le Diamant des Hoggarty'' dans le même volume, les éditeurs allemands des œuvres de Thackeray ont montré un vrai sentiment des analogies
Quelque délicate que soit toujours une hypothèse en pareille matière, nous croyons pouvoir en risquer une à propos du ''Diamant des Hoggarty'' : c'est qu'il a inspiré à Charles Dickens, - et plus peut-être que celui-ci n'en voudrait convenir, - son roman autobiographique de ''Davy Copperfield'', postérieurement publié. On doit bien comprendre qu'il s'agit simplement ici d'une filiation d'idées, et peut-être d'un secret défi porté à un rival qu'on admire. Ce qui est certain, c'est que le ton général des deux ouvrages est identiquement le même. Les deux héros du récit ont le même caractère candide et inoffensif; ils se trouvent aux prises avec des difficultés qui se ressemblent fort, et enfin chacun d'eux a une tante qui figure dans l'action comme un des principaux personnages. De tout cela résulte une ressemblance générale dont il est impossible de n'être pas frappé. Maintenant, Dickens a beaucoup élargi le cadre de ce roman: il y a mis ses souvenirs de jeunesse, et, avec ses souvenirs, beaucoup de ses rêves. Thackeray, lui, s'était plus strictement tenu à une étude de mœurs, plus sobre de développemens poétiques et se privant absolument de ces épisodes mélodramatiques dont ne s'accommode pas son tempérament, plus positif, plus terre-à-terre, plus timide aussi et plus méfiant que celui de Dickens. Le ''pathos'' de ce dernier, - ce mot figure ici dans le sens que les Anglais lui donnent, et qui n'a rien de désobligeant, - ce ''pathos'', parfois puissant, n'est pas à la disposition de Thackeray, qui d'ailleurs n'oserait s'y livrer. Il sait si bien comment on s'en moque!
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Nous sommes, de proche en proche, arrivés à l’année 1851, et à une époque où Thackeray, devenu tout de bon une célébrité, put mettre à l’épreuve le renom que ses écrits lui avaient fait. C'était, on s'en souvient, le moment de la grande ''exhibition''. Les têtes étaient montées à un diapason inaccoutumé : celle de Thackeray partit comme les autres. Nous n'oserions pas affirmer qu'il ne publia pas, - et dans le ''Times'' encore, - une espèce d'hymne ou de cantate en l’honneur du grand ''festival'' européen, hymne ou cantate à laquelle, par bonheur, personne ne prit garde, car Thackeray à cheval sur Pégase n'est pas tout à fait à son aise, et les régions éthérées ne sont pas celles ou il voyage avec le plus de sécurité pour lui, d'agrément pour ses lecteurs. Presque aussitôt cependant (au mois de mai 1851), on annonça des ''Lectures'' qu'il allait faire dans les ''Willis Rooms'', et dont le sujet devait piquer la curiosité : ''les Humoristes anglais au XVIIIe siècle'', Swift, Steele, Addison, Smollett, Fielding, Gray, Sterne, Hogarth, commentés par... Titmarsh! l’esprit se déridait à cette seule pensée. Encore fallait-il compter néanmoins sur une complète absence de rancune chez l’aristocratie, dont le patronage seul pouvait mettre à la mode des séances qui, si on y était admis à bas prix, perdraient tout leur prestige et deviendraient d'ailleurs une assez piètre spéculation; car si jamais il y eut un plus cruel railleur à punir, - ce dont nous doutons, - en revanche il n'y eut jamais de vengeance plus aisée. Les ''snobs'' n'avaient qu'à rester chez eux, et le ''lecturer'', - il n'en disconviendra pas, - le ''lecturer'' était perdu. Heureusement Thackeray n'avait pas trop présumé de la clémence des ''snobs'' et de la longanimité un peu dédaigneuse que l’aristocratie anglaise déploie volontiers en face de la presse. Il y a quelque chose de Spartiate dans le sang-froid avec lequel cette oligarchie hautaine se laisse attaquer, - attaquer et peu à peu détruire, prenez-y garde. Elle aspire après le rôle de la l’une dont l'acier fatiguait les dents de l’ignoble reptile. En réalité, on pourrait la mieux comparer (si la comparaison n'avait son côté fâcheux) à l’enfant de Lacédémone qui, pour ne pas encourir la honte du châtiment, se laissait stoïquement dévorer les entrailles par son vivant larcin.
Fidèle à sa tolérance, je le répète, un peu méprisante, l’aristocratie vint donc, le sourire aux lèvres, s'asseoir en face de Thackeray, et poser fièrement devant ses lunettes vertes, narguant du même coup la pointe de son crayon, le bec acéré de sa plume. C'était fier, c'était hardi,... surtout c'était adroit et bien entendu. Il arriva en effet ceci, - pouvait-il arriver autre chose? - c'est que le nouveau professeur, ravi de se trouver si bien entouré, désarma, - mieux que toutes les persécutions, tous les anathèmes du monde n'eussent pu le faire, - le satirique émérite. Celui-ci eut des remords de conscience, des faiblesses visibles dès le début : il rentra ses griffes sous les gants jaunes qu'exigeait la tenue officielle d'un homme qui reçoit chez lui les plus grandes dames de son pays. Il voulut rendre égards pour égards, empressement pour empressement, courtoisie pour courtoisie. C'était de rigueur, car c'était de bon goût; la mesure exacte pouvait cependant se retrouver là comme ailleurs; il y avait entre les ''précédens'', comme on dit à la chambre des communes, et la situation actuelle de l’ingénieux écrivain une disparité, - pour ne pas dire une contradiction, - qui méritait d'être soigneusement appréciée, et commandait peut-être certaines réserves. Ces réserves furent-elles toujours très strictement observées? Quelques esprits, probablement étroits, à coup sûr diffcultueux, - et pour lesquels cependant nous sommes contraint d'avouer nos sympathies, - se permirent de penser que non. Ils osèrent insinuer, et ceci s'est répété quelquefois depuis lors, que la reconnaissance la plus légitime peut conduire à des entraînemens irréfléchis; en effet, tant d'effusions après tant d'impitoyables railleries formaient un contraste dont on pouvait s'effaroucher sans tomber dans les excès d'un puritanisme ridicule
Notez bien que le sujet traité par Thackeray était, à ce point de vue précisément, on ne peut pas plus ardu. Les rapports du monde aristocratique et de la gent lettrée furent au XVIIIe siècle tout ce qu'il y a de plus chatouilleux. Le grand seigneur protégeait l’homme de lettres, mais il lui jetait d'un peu haut les guinées que celui-ci, à vrai dire, lui quémandait trop souvent de très bas. Nous ne mettons tous les torts ni d'un côté ni de l’autre. Qui signe une dédicace ridiculement flatteuse, afin d'obtenir une poignée d'or, s'expose à être traité lestement par le patron qu'il s'est donné, si ce patron d'ailleurs a été choisi assez sot pour prendre la dédicace au sérieux, assez insolent pour croire qu'en la payant il acquiert un valet de plus. La pavane du courtisan qui fait la roue s'explique par la révérence dégradée du poète affamé qui vient s'asseoir au bas bout de sa table (ou dîner à l’office, ainsi qu'on y voulut envoyer Jean-Jacques). Les familiarités cruelles qui chez nous coûtèrent la vie au poète Santeuil par exemple ont pour circonstances atténuantes le mépris tout naturel qu'inspire le parasite à l’amphitryon dont il supporte, dont il encourage les humiliantes plaisanteries.
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E.-D. FORGUES.▼
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▲E.-D. FORGUES.
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