« Études sur le roman anglais contemporains/Les romans de Wilkie Collins » : différence entre les versions

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:I. ''Memoirs of the Life of William Collins'', 2 vol. Longman 1848. – II. ''Antonia or the Famll of Rome'' 3 vol., Bentley 1850. — III. ''Basil, a story of Modern Life'', 3 vol., Bentley 1853. — IV. ''Hide and Seek'', 3 vol., Bentley 1854. — V. ''The Lighthouse, a play'', 1855 [''unpublisched'').
 
En si médiocre estime que certains juges, un peu dédaigneux selon nous, tiennent l’école de peinture anglaise, il est difficile de ne pas reconnaître qu’à partit du dernier siècle (de sa seconde moitié surtout), cette école a formé des artistes remarquables par le talent, et plus encore par la conscience, la bonne foi, la loyauté de leurs efforts. Il faudrait, pour contester ceci, n’avoir lu aucune des biographies que la piété nationale a consacrées aux principaux maîtres de cette école, à Constable par exemple, à Stothard, à Reynolds, à Lawrence, à Wilkie. Il y a peu d’années encore, de précieux documens sur la peinture anglaise, et sur Wilkie particulièrement, nous étaient offerts dans la ''Vie de William Collins'', écrite par son fils, le jeune romancier dont nous voulons nous occuper aujourd’hui. Collins et Wilkie, ces deux noms sont inséparables. Une étroite amitié, née sur les bancs de l’école, cimentée par une longue communauté de vues, d’ambition et de succès, unissait en effet ces deux peintres, également adoptés par l’aristocratie et le dilettantisme anglais. Cette amitié, si rare entre émules, nous en trouvons le touchant témoignage dans le nom même que nous voyons d’inscrire en tête de cette étude. En 1824, lorsque William Collins, marié depuis deux ans, vit naître son premier enfant, il pria Wilkie de le tenir sur les fonts baptismaux, et c’est ainsi que le nouveau-né d’alors peut mettre aujourd’hui sa candidature littéraire sous le double patronage de deux noms célèbres à titre égal. En effet, si Wilkie est plus populaire chez nous que Collins, il le doit principalement au genre familier de son talent, un peu parent de celui de Walter Scott, son compatriote. II le doit à cette tendance du goût français, naturellement plus porté à observer les mœurs que les sites, plus amoureux de la pensée et de l’action que du paysage, plus acquis à l’étude de l’homme qu’à celle de la nature inanimée. Wilkie est mieux compris par ce côté réaliste de son talent, que la gravure a pu traduire sans le trop fausser. Collins, plus poète, plus paysagiste, introduit sans doute aussi l’élément humain sur ses fraîches toiles ; mais le site y domine les personnages, ingénieusement épisodiques, et quand il nous mène avec lui sur les blanches falaises de la côte, le long des grèves humides, ou devant un riant ''cottage'' au toit étincelant parmi les vapeurs matinales, c’est la physionomie de la mer, c’est la splendeur du ciel, ce sont les capricieuses ondulations de la brunie, qui sollicitent avant tout ses pinceaux curieux et ''chercheurs''. Quant aux jeunes pêcheurs revenant pieds nus et pliés sous le poids de leurs filets, quant à la belle villageoise qui guette au loin sur les flots la voile bien connue de son père ou de son fiancé, quant aux enfans en haillons qui s’ébattent sur le seuil usé de la chaumière moussue, ils ne sont là que pour ajouter à l’harmonie du site une nuance de plus. Ils commentent, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un texte qui au besoin se passerait d’eux; ils expliquent le moment choisi par le peintre, indiquent le sens général du paysage, montrent à quelle heure de la journée et dans quelle région particulière de tel ou tel comté fut recueillie et transcrite cette page empruntée au grand livre de la création : rôle utile sans doute, mais secondaire, que n’ont jamais joué les personnages mis en scène par Wilkie. Ceux-ci tiennent le premier plan, et laissent au reste du tableau le rôle de simple décoration. Or il faut bien reconnaître que si le nombre des vrais amateurs, capables de goûter un simple paysage, d’en apprécier la vérité, d’en savourer la poésie, s’accroît chez nous de jour en jour, ce nombre était bien petit naguère (et surtout à l’époque où Collins et Wilkie rivalisaient de talent), comparé à celui des spectateurs qu’émeut et frappe une scène de la vie bourgeoise fidèlement et spirituellement reproduite, comme ''le Jour des loyers'' ou ''Colin-Maillard'', les deux pages qui, dans l’œuvre de Wilkie, ont le plus contribué à établir sa réputation, d’abord en France, et par contre-coup en Europe. En Angleterre, Collins, éminemment Anglais, a pris une des premières places, et, s’il est descendu de quelques degrés, il conserve encore, il conservera longtemps l’estime des connaisseurs. Son fils a pu citer avec orgueil, dans la biographie dont nous avons déjà parlé, les ventes de collections où les tableaux paternels ont obtenu des prix supérieurs à ceux qu’en avaient d’abord donnés les patrons de l’art national, les George Beaumont, les Thomas Heathcote, les Samuel Rogers, etc. A peine le nom de William Collins fut-il sorti de l’obscurité, et longtemps avant qu’il eût obtenu les honneurs académiques (février 1820), on paya ses toiles sans difficulté 100, 140, 150 guinées (2,500, 3,500, 3,750 francs). Plus tard, on les estima couramment 250, 300 et 400 livres sterling (6,250,7,500,10,000 francs), et la générosité de certains millionnaires, tels que Robert Peel, les porta quelquefois au-delà (1)<ref> En 1827, le tableau intitulé ''A Frost Scene'' fut payé 500 guinées. C’est le prix le plus élevé que nous rencontrions dans le curieux catalogue des tableaux de William Collins, dressé par les soins assidus de son fils.</ref>. Voir des travaux aussi honorablement rétribués croître encore de valeur quand, du cabinet du riche amateur, ils passent sous le marteau des enchères à la criée, n’est-ce pas une preuve assez éloquente des sympathies accordées à un artiste?
 
On nous pardonnera ces détails, en apparence étrangers à notre sujet, qui n’est pas la biographie du peintre Collins, si l’on songe qu’il va être question de son fils, et que l’un des premiers ouvrages de M. Wilkie Collins a été consacré à la mémoire de son père. Ce monument, élevé par sa piété filiale, n’inspire pas seulement une vive sympathie pour l’artiste dont il raconte la vie honnête et pure; il nous ouvre aussi quelques vues sur les origines du talent que nous voulons apprécier : double source d’intérêt pour nous et pour ceux qui voudront bien accorder quelque attention à cette étude.
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M. Wilkie Collins, né, on vient de le voir, en 1824, n’avait que douze ans lorsque son père, entraîné par l’exemple de Wilkie, voulut, lui aussi, retremper son talent par les voyages, et partit pour l’Italie. Sa famille l’accompagnait; elle le suivit à Gênes, à Pise, à Florence, à Rome, à Naples, et il est aisé de voir que ce voyage ne fut pas perdu pour l’aîné des deux enfans que Collins initiait ainsi à la vie nomade et charmante de l’artiste voyageur. Bien que le biographe s’efface autant qu’il le peut, et en toute occasion, devant le personnage vénéré dont il veut perpétuer la mémoire, la vivacité de ses souvenirs l’emporte quelquefois, et nous l’entrevoyons alors, derrière son père, jouissant de la beauté des sites, de la nouveauté des physionomies, de l’originalité des costumes, heureux de sa vie d’aventures, et suivi de l’œil avec intérêt par son affectionné parrain, qui l’oublie rarement dans ses lettres. «''Comment vont les jeunes gentlemen''?... Logez mistress Collins et ''la jeunesse'' dans la région fraîche de Castellamare... » A chaque instant reparaissent ces témoignages de bon souvenir donnés par Wilkie à son filleul, et qui trouvent leur place parmi les considérations les plus élevées sur les diverses écoles de peinture italiennes, sur les procédés habituels aux grands maîtres, sur la manière dont il faut savoir interpréter ces glorieux modèles. A un enfant bien doué peut-on souhaiter mieux qu’un pareil apprentissage de la vie et de l’art? Une course enchantée à travers les magnifiques paysages de la Toscane et de Naples, l’étude des temps classiques faite sur le théâtre même des grands événemens qu’ils virent s’accomplir, la peinture, la sculpture, interrogées tout d’abord à leurs plus éclatantes origines et sous la direction d’un artiste éminent, n’y a-t-il pas là de quoi développer une intelligence moyenne, et l’assimiler, par une culture tout exceptionnelle, aux intelligences d’un degré supérieur? Et que ne peut-on espérer d’un esprit naturellement vif, stimulé par de tels enseignemens ! M. Wilkie Collins les reçut peut-être un peu trop tôt pour en tirer tout ce qu’ils pouvaient donner à son avenir littéraire, mais on s’assure aisément, en lisant ses ouvrages, qu’ils n’ont pas été perdus pour lui.
 
Son début dans le roman porte l’empreinte de ce précoce voyage en Italie. On devine que, dans le choix de son sujet, le jeune écrivain a été tout naturellement influencé par les réminiscences lointaines de «la terre où fleurit l’olivier. » Ces réminiscences ont coloré pour lui les pages de l’historien Gibbon, et il s’est senti le désir de repeupler par la pensée, telles qu’on les vit au Ve siècle, ces contrées magnifiques traversées par lui quatorze siècles plus tard. Nous ne croyons pas nous tromper en assignant cette origine au récit intitulé ''Antonina, ou la Chute de Rome'', qui porte pour épigraphe (détail assez curieux) deux vers de la tragédie d’''Alarique'', par notre Scudéri (2)<ref>La ville cesse d’être :<br/>
Le Romain est esclave, et le Goth est son maître.</ref>. Ce récit, qui d’une part fait songer aux ''Martyrs'' de Chateaubriand, et rappelle de l’autre un roman de Bulwer beaucoup plus en faveur chez nos voisins que chez nous (''the Last Days of Pompeï''), débute d’une manière saisissante, et, s’il tenait toutes les promesses de ce début, laisserait fort loin derrière lui le second des deux ouvrages que nous venons de mentionner.
 
Au sommet de la chaîne des Alpes qui confine aux plaines lombardes, parmi des rochers entourés de précipices, sur le bord d’un de ces petits lacs que les montagnes gardent quelquefois à leur cime, par un jour nuageux d’automne, une femme est debout sur le seuil d’une caverne. De cet endroit élevé, que la nature a disposé comme une tour de guet, elle domine les forêts d’oliviers qui ceignent la base des monts, et voit s’étendre à l’horizon les provinces italiennes que menace le flot de l’invasion. A quelques pas d’elle, abrité contre la pluie, étendu sur une épaisse couche de feuillage, et près d’un tas de menu bois, dont la flamme consume péniblement les rameaux humides, repose un enfant horriblement mutilé, mais qui vit encore. La mère et le fils, — leurs traits et leurs costumes l’indiquent, — sont d’origine germanique. Tous deux comptaient naguère encore parmi les otages de haute naissance que les Goths avaient confiés à la foi romaine, et qui, enfermés dans Aquilée, répondaient de l’exécution des traités conclus entre Alaric et Honorius. De plus, le mari de l’une, le père de l’autre, servait comme légionnaire sous l’aigle romaine; mais à un jour donné, la guerre éclatant, l’empereur a fait mettre à mort les Barbares incorporés dans ses cohortes, et les otages d’Aquilée, livrés à la fureur des soldats romains, ont été passés au fil de l’épée. Goisvintha seule, par un hasard merveilleux, a pu s’échapper, emportant son fils, frappé déjà et couvert de sang. L’énergie de sa race, les inépuisables ressources de l’amour maternel l’ont soustraite aux périls de la fuite. Elle a pu venir s’abriter dans cette grotte solitaire, et maintenant elle y attend, ou la mort qui ne saurait tarder, ou, chance unique de salut, l’arrivée des Goths sur le passage desquels elle s’est placée. Dans leurs rangs et parmi leurs chefs combat son frère Hermainic, le seul appui qui reste maintenant à la veuve désolée, à l’orphelin dont les forces s’épuisent. Si l’année d’Alaric tarde d’un jour, tous deux auront succombé, succombé sans avoir pu dénoncer leurs meurtriers et demander vengeance. La vengeance, en effet, est le dernier vœu, la suprême ambition qui, dans le cœur ulcéré de Goisvintha, remplace tout sentiment, toute passion, toute pensée d’avenir. La haine de Rome domine cette femme altière, et ses regards ardens couvent les riches plaines de la Lombardie comme une proie qu’ils voudraient dévorer avant de se fermer pour jamais.
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Sur ces données premières, qui forment ce qu’on peut appeler l’exposition du roman, un lecteur quelque peu au courant des formules littéraires anglaises devinera sans peine que l’intérêt du récit, ses complications, ses péripéties naîtront d’un amalgame facile à prévoir entre les deux séries de faits dont nous avons indiqué le début. Les tentatives séductrices de Vetranio, secondées par la complicité d’un ancien prêtre des faux dieux, qui s’est introduit à titre de coreligionnaire chez le crédule Numérien, amènent le départ d’Antonina, devenue suspecte à son père et honteusement chassée par lui dans un moment d’injuste méfiance. Sans asile et poursuivie par les agens du riche sénateur, il ne lui est pas permis de rester dans Rome, et elle en sort justement à l’heure où l’armée des Goths vient d’investir la ville. Un heureux hasard la sauve du déshonneur et du meurtre qui l’attendent aux avant-postes de l’ennemi; elle tombe dans les mains d’Hermanric, dont la vengeance généreuse respecte sa jeunesse et sa beauté. Après quelques heures passées sous la tente du jeune chef, ils se séparent épris l’un de l’autre. Désormais Hermanric ne songera plus qu’à dérober cette victime aux sanguinaires ressentimens de la terrible Goisvintha, laquelle a extorqué de lui le serment de n’épargner, pour aucun motif, le premier captif romain que lui livrerait la fortune des armes. Le frère devient donc parjure envers la sœur, et la violation de sa promesse lui coûtera cher. Goisvintha découvrira bientôt la retraite isolée où le jeune capitaine a caché l’innocente enfant dont il veut sauver les jours. Elle les y surprend, par une nuit d’orage, livrés à l’enivrement de leur chaste amour, et, transportée de fureur, elle frappe Hermanric, qui, mutilé par elle, tombe ensuite sous les coups de quelques soldats huns envoyés par Alaric pour l’arrêter mort ou vif.
 
Du secret asile où elle a vu périr son vaillant protecteur, Antonina est ramenée dans Rome par une suite de hasards auxquels, si dramatiques qu’on les veuille reconnaître, il faut bien reprocher quelque invraisemblance. Là, rendue à son père, qui maintenant la sait innocente, elle partage l’horrible sort de la population romaine, affamée par le blocus des Goths. Les angoisses du besoin, la vue de son père près de mourir, la font un jour sortir de sa retraite. Une seule porte s’ouvre devant elle, c’est celle du palais de Vetranio, qui, réunissant autour de lui quelques convives, a résolu de finir sa vie, comme Sardanapale, au milieu d’une orgie funèbre. La vue inopinée d’Antonina, survenue au moment même où il allait incendier la salle du festin, le fait renoncer à ses projets insensés. Celle qui l’a ainsi sauvé de lui-même reste en butte à mille périls. Goisvintha s’est promis de ne pas épargner une vie qui lui a déjà coûté celle d’Hermanric. Elle entre dans Rome, déguisée, à la suite de l’ambassade qui est allée négocier la paix avec Alaric, et poursuit sa victime jusque dans un temple païen, où Numérien s’est réfugié avec la tremblante Antonina, sans savoir au juste quelle est cette femme mystérieuse sans cesse attachée à leurs pas. Or ce temple est justement celui où a pris refuge le prêtre des faux dieux dont nous avons déjà parlé, misérable nécroman dont le fanatisme, exalté par des misères, des revers de tout ordre, a pris définitivement le caractère d’une folie furieuse. La dernière catastrophe du roman s’accomplit entre ces quatre personnages. Nous n’en dirons pas toutes les péripéties, qui remplissent un demi-volume : il suffira au lecteur de savoir que l’enthousiaste chrétien retrouve un frère longtemps perdu dans le sacrificateur délirant qui veut immoler Antonina sur les autels des anciennes divinités, qu’Antonina, frappée par sa terrible ennemie, survit à sa blessure, et que Goisvintha au contraire meurt sous les mortelles étreintes du ''dragon de bronze'', idole hideuse, infernale machine, cachée dans les profondeurs souterraines du temple païen (3)<ref> On peut voir, sur ce personnage ''muet'' du roman de M. Wilkie Collins, un passage curieux, cite par lui, de l’''Histoire des Empereurs'', par Lenain de Tillemont, t. V, p. 518-519, édition de 1720.</ref>.
 
Le roman d’''Antonina'', vrai début de jeune homme, empreint de cette audace qui manque souvent le but en le dépassant, semé de ces précieuses naïvetés que les gens du métier écartent au courant de la plume, n’en fut pas moins un des ouvrages remarqués de la saison où il parut. Avec tous ses défauts, il n’avait rien de ce qui trahit une routine vulgaire. L’ensemble satisfaisait peu, mais l’incohérence de la composition laissait place à des détails traités avec talent. Le prêtre des faux dieux, qui, chez nous, aurait eu le tort immense de trop rappeler la figure bien comme de Quasimodo, le terrible sonneur de cloches de ''Notre-Dame de Paris'', eut sans doute, pour beaucoup de lecteurs anglais, un certain mérite de nouveauté. Les goûts classiques de beaucoup d’autres furent flattés par l’exactitude avec laquelle était traitée la portion historique du roman. La réserve des plus prudes lectrices dut trouver son compte à l’immaculée pureté de l’héroïne, si merveilleusement sauvée des embûches de Vetranio et de l’amour plus dangereux d’Hermanric. Enfin le bon effet de sa première publication protégeait M. Wilkie Collins contre les rigueurs de la critique. Cette faveur, cette indulgence générale pouvaient perdre l’écrivain qui en était l’heureux objet. Il suffisait que, mal préservé des illusions de l’amour-propre, il se crût appelé à ressusciter le roman historique pour qu’il fit fausse route et se préparât de rudes échecs. En admettant cette forme de roman comme compatible avec les exigences du goût contemporain, on doit reconnaître que, pour s’y essayer avec des chances de succès, il faut unir plus de maturité que n’en a montré jusqu’ici M. Wilkie Collins à une moins grande préoccupation de l’intérêt purement dramatique. Destinée avant tout à compléter chez le lecteur l’intelligence de l’époque où elle le reporte, cette espèce de fiction doit tenir son plus grand intérêt, non du conflit engagé entre telles ou telles passions individuelles, mais d’une vive lumière jetée sur les rapports variables des diverses classes sociales. Qu’un drame plus ou moins attachant encadre le travail de l’analyse historique et fasse valoir les documens curieux qu’elle a rassemblés, rien de mieux sans doute; mais si cette condition secondaire devient le but principal de l’écrivain, s’il se passionne démesurément pour les rêves de son imagination excitée outre mesure, il se trouve par là même détourné de son vrai but. Une irréparable confusion s’introduit dans les élémens de son récit, où ce qui reste du dessein primitif ne sert plus qu’à traverser la donnée nouvelle, et le roman, partagé ainsi entre deux ordres de pensées contraires, subit le sort de ces édifices dont l’exécution vient contredire le plan primitif et attester tristement l’inconstance des volontés humaines.
 
La préface du second roman de M. Wilkie Collins nous apprend qu’il hésita, au moment de livrer sa seconde bataille (bien autrement périlleuse que la première), entre un sujet tiré de l’histoire, mais cette fois de l’histoire moderne, et un récit emprunté à la vie contemporaine (4)<ref> ''Basil, Letter of dedication to Charles James Ward''. </ref>. Sans pénétrer le secret du plan qu’il laisse ainsi entrevoir, et sans vouloir pronostiquer d’une manière absolue ce qui fût advenu si le jeune romancier s’en était tenu à son premier projet, nous présumons qu’il n’a eu qu’à se louer du parti définitivement adopté : sa seconde œuvre est jusqu’à ce jour celle qui a conquis le plus de suffrages.
 
''Basil'' est une histoire très simple et très émouvante : nous n’en voudrions retrancher que quelques détails oiseux et quelques complications surabondantes pour en faire, sinon une œuvre de premier ordre, du moins une des études de mœurs les mieux réussies qu’on ait vu se produire depuis assez longtemps, quelque chose d’approchant ''Jane Eyre'' et ''Mary Barton'', avec une touche un peu plus virile, l’empreinte d’une éducation mieux faite et plus compréhensive, un ensemble d’idées plus en harmonie avec la tendance générale de notre pays et de notre siècle. Nous insistons quelque peu sur ce dernier point, afin d’être mieux compris. Les deux femmes, fort richement douées d’ailleurs, aux romans desquelles nous venons de faire allusion, — miss Bronte et mistress Gaskell, — ont un peu plus qu’il ne convient le cachet de leur origine et de leur éducation. Sans prétendre leur en faire un reproche, — chacun devant rester libre en ses opinions et ses croyances, — nous constatons simplement que leurs romans se trouvent, par leur caractère prononcé d’homélies protestantes et d’appel aux réformes sociales, en dehors de cette impartialité placide et sereine, — trop sereine parfois et trop placide, hélas! — qui caractérise la philosophie observatrice du temps présent. M. Wilkie Collins, artiste avant tout, est d’un autre tempérament. Ses opinions, en tant que manifestées çà et là sans qu’il prenne plaisir à les étaler emphatiquement, ses opinions sont vraiment libérales, hostiles à l’hypocrisie, aux préjugés orgueilleux, aux tendances mercenaires qui sont les vices caractéristiques de l’Angleterre actuelle. Il hait, on le voit, le ''cant'' nasillard et les prescriptions minutieuses du faux puritanisme; il mesure et toise d’assez haut la vanité nobiliaire, l’acceptant lorsqu’elle est le mobile d’actions généreuses, la raillant impitoyablement dès qu’elle se complaît en de vaines prétentions. Enfin il n’a qu’ironie et dédain pour l’aristocratie de comptoir, son égoïsme calculateur, ses allures tour à tour absolues et serviles, son éloignement naturel pour tout ce qui fait la grandeur de l’intelligence et la poésie de l’existence humaine. Toutefois ces antipathies n’ont pas chez lui le caractère de passions, et ne font pas de lui un prédicateur. Il les exprime telles que les ressent en général l’homme de nos jours, assez convaincu de la vérité qu’il possède pour ne pas croire nécessaire de faire du prosélytisme, assez sûr du cours des choses pour croire inutile de le précipiter. A sa bonne humeur inaltérable, à son sourire indulgent, à ses hostilités sans colère, à ses sarcasmes sans venin, on devinerait au besoin, si d’ailleurs on ne le savait pas, que c’est là une heureuse nature, développée en un milieu excellent, un homme qui a vu le monde autrement que par la fenêtre, pratiqué ses contemporains sans trop avoir à démêler avec eux, et qui, de tous les hochets dont se joue notre pauvre humanité, n’en veut admettre que deux comme dignes d’elle : l’amour du beau et l’amour du bien, — à supposer encore que ce ne soit pas là une seule et même passion.
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Au second acte, l’orage qui soulevait les flots s’est apaisé, mais celui des cœurs gronde encore. La froideur inaccoutumée de Martin a fini par éveiller l’attention du père de Phœbé; il s’en étonne et s’en indigne, lorsque, pressant de questions son futur gendre, il le trouve obstinément résolu à lui refuser toute explication satisfaisante. Martin peut-il en effet révéler le crime et la honte de son père? Mais voici bien une autre péripétie. Aaron, qui se repent de ses aveux ''in articula mortis'' en voyant le mal imprévu qu’ils ont produit, vient déclarer à son fils que, dans le récit qu’il lui a fait, rien n’est conforme à la vérité. L’esprit troublé par la frayeur et la faim, il lui a donné, dit-il, comme réalités, les rêves fiévreux d’une imagination travaillée par le délire. Le jeune homme, habitué à respecter la parole paternelle, ne sait plus, après ceci, que penser ni à quoi se résoudre. Au comble de la perplexité, il adjure solennellement son père de lui dire, d’un seul mot, si le récit de la veille, le récit du meurtre de lady Grâce, était un mensonge ou une vérité. « J’ai menti! s’écrie le vieillard. —Tu as dit vrai ! » lui répond une voix qui semble être celle de sa conscience. Ce terrible démenti lui est donné par une femme voilée, passagère à bord du brick sauvé la veille. Aaron épouvanté tombe à ses pieds. Il a reconnu la taille, la démarche, la voix de celle dont il s’est toujours reproché le perfide assassinat. C’est bien là lady Grâce; ce doit être son fantôme vengeur... Mais non, c’est lady Grâce en personne, échappée au meurtre par un de ces miracles du hasard qu’admet volontiers tout dénouement dramatique. C’est elle, sortie vivante de la fosse où son assassin, aidé d’Aaron, l’avait ensevelie. Le pardon généreux de lady Grâce suit de près cette réapparition foudroyante. Aaron n’est plus que le complice involontaire d’un crime avorté : il vivra désormais, non sans remords, mais sans ces inquiétudes mortelles qui le harcelaient sans cesse, et Martin, qui ne risque plus de voir rejaillir sur lui la flétrissure dont le nom paternel était menacé, — Martin épousera Phœbé Dale en tout repos de conscience.
 
Ce petit drame (''the Lighthouse''), joué avec succès chez Charles Dickens, et qui a eu depuis une seconde représentation, donnée par les mêmes acteurs (5)<ref> A Campden-House, chez le colonel Waugh, en juillet dernier. </ref> au bénéfice d’un hôpital nouvellement fondé, est la dernière production du jeune talent que nous avons voulu étudier et signaler dès ses premières manifestations (6)<ref> M. Wilkie Collins vient de commencer dans le ''Fraser’s Magazine'' un nouveau roman intitulé ''les Monktons de Wingscot-Abbey''. Le début de ce récit fait présager un de ces contes fantastiques comme Edgar Poe les savait si bien imaginer.</ref>. Nous croyons à son avenir, nous y croirons surtout si, dans le bonheur constant dont il a été accompagné jusqu’ici, dans l’attention bienveillante et sympathique dont les gages flatteurs lui ont été prodigués, M. Wilkie Collins ne puise pas une confiance toujours périlleuse, alors même qu’elle peut sembler le mieux justifiée. Nous lui reconnaissons de grand cœur les principales qualités du romancier, et, par-dessus toutes, celle de raconter avec art, celle aussi d’observer avec finesse; mais s’il a les mérites de son âge, il en a aussi trop souvent les défauts. L’optimisme confiant dont est empreint son talent, encore en voie de formation, semble s’étendre à sa manière d’écrire. Une conception ingénieuse le séduit et lui suffit trop vite. Un ''à-peu-près'' de caractère spirituellement indiqué, mais qu’il néglige d’accentuer, de particulariser assez; — une esquisse heureuse, effleurée du crayon, — un groupe artistement disposé, mais qui tient dans la composition générale ou trop ou trop peu de place, — il n’en faut pas davantage pour satisfaire son facile enthousiasme. Et cependant de nos jours le roman, qui a singulièrement étendu ses limites, ne se construit pas à si peu de frais. Il veut des études plus patientes, des types plus curieusement analysés, des combinaisons plus raffinées et plus complexes. On n’y suffit plus, comme au temps de Marmontel, avec les courts essors d’une imagination ça et là voletant, les gais caprices d’une intelligence sûre, prompte, docile à l’éperon, rebelle au frein. Il y faut ajouter « les longs efforts » et « les vastes pensées, » si l’on veut prendre son rang parmi les maîtres du genre, qui tous, de jour en jour plus laborieux, fouillent plus avant ce sol tant remué, pour en arracher, sinon de nouveaux fruits, au moins de nouvelles espèces.
 
Nous ne reculerions pas ainsi le but devant le jeune écrivain, si nous le jugions incapable de l’atteindre. M. Wilkie Collins, parvenu à ce degré de renommée qui affranchit la plume et permet les tentatives les plus hardies, peut, avec les ressources abondantes que lui fournit une éducation tout exceptionnelle, aborder comme il le voudra les problèmes posés devant lui. Qui serait mieux placé que lui, par exemple, pour nous peindre la vie d’artiste en Angleterre et de notre temps? Qui pourrait mieux nous indiquer, dans ce qu’elles ont de plus délicat, les influences tantôt favorables, tantôt contraires, de ce patronage aristocratique, à l’ombre duquel tant de talens ont éclos et tant d’autres ont péri? Et la situation si ''excentrique'', — c’est bien le cas d’appliquer le mot, — faite à l’homme de lettres dans une société trop mal agencée pour qu’il y trouve naturellement sa place, ne peut-il l’étudier à fond? On l’a déjà pu entrevoir, le fils de Collins a sur une foule de sujets, tous du plus sérieux intérêt, des lumières, une expérience qui ne sont point échues au premier venu, des lumières, il nous les doit; cette expérience, il faut lui faire porter ses fruits. Il a toute chance d’arriver haut, s’il veut voir, telles qu’elles sont en réalité, les difficultés de son art, vrais récifs à fleur d’eau, qui ne se montrent pas tous, et que les bons pilotes apprennent à discerner sous le flot mystérieux. L’une des plus grandes est, tout en calculant ses forces, de ne leur pas chercher trop d’étais au dehors, de rester soi-même, de ne pas demander le succès à obtenir à la reproduction servile des œuvres que recommande le succès obtenu. L’originalité dans la conception première, voilà ce que doit rechercher avant tout M. Wilkie Collins, s’il veut passer définitivement au rang qu’il s’est montré capable d’atteindre. Pour y arriver, ce n’est pas tout que d’avoir fait lire ''Antonina, Basil'' et ''Hide and Seek''; au même public qui a goûté ''les Caxton, David Copperfield'' et ''Vanity Fair'' : un pas de plus reste à franchir, et nous aimons à espérer que, replié sur lui-même, mûri par l’exercice de son art, concentrant ses énergies diverses et leur donnant un but mieux défini, M. Wilkie Collins fera ce pas décisif: il justifiera ainsi les affectueuses sympathies qui déjà l’entourent, et auxquelles nous avons tenu à joindre nos suffrages.
 
 
E.-D. FORGUES.
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<small> (1) En 1827, le tableau intitulé ''A Frost Scene'' fut payé 500 guinées. C’est le prix le plus élevé que nous rencontrions dans le curieux catalogue des tableaux de William Collins, dressé par les soins assidus de son fils.</small><br />
::<small> (2)La ville cesse d’être :</small><br />
::<small> Le Romain est esclave, et le Goth est son maître.</small><br />
<small> (3) On peut voir, sur ce personnage ''muet'' du roman de M. Wilkie Collins, un passage curieux, cite par lui, de l’''Histoire des Empereurs'', par Lenain de Tillemont, t. V, p. 518-519, édition de 1720.</small><br />
<small>(4) ''Basil, Letter of dedication to Charles James Ward''. </small><br />
<small>(5) A Campden-House, chez le colonel Waugh, en juillet dernier. </small><br />
<small> (6) M. Wilkie Collins vient de commencer dans le ''Fraser’s Magazine'' un nouveau roman intitulé ''les Monktons de Wingscot-Abbey''. Le début de ce récit fait présager un de ces contes fantastiques comme Edgar Poe les savait si bien imaginer.</small><br />
 
<references>
 
E.-D. FORGUES.
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