« Le Chevalier Sarti, histoire musicale/07 » : différence entre les versions

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m Nouvelle page : VII. Le dernier Carnaval de la république de Venise <center>I</center> L’armée française s’avançait à grands pas en Italie, et, par une suite de combats miraculeux, elle ...
 
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mAucun résumé des modifications
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::Sulla riva dei Schiavoni
::Là si mangia i bon bocconi (1)<ref> « Sur le quai des Esclavons, on mange de bons morceaux.» </ref>.
 
Absorbé dans ses réflexions, le chevalier avait à peine fait attention à cet incident, lorsqu’il fut poussé de nouveau par le même individu, qui était revenu sur ses pas. — ''Balordo'' ! lui dit alors le chevalier avec humeur, tu ne vois donc pas clair ?
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::Per mé si va nell’ eterno dolore!
 
Je vois que tu me connais, reprit le chevalier; parle, qu’as-tu à me dire?
 
Je n’ai rien à vous dire, ''eccellenza'', si ce n’est que la vie est courte, et qu’il vaut mieux la passer en liberté, ''passarsela in libertà'', qu’à l’ombre de ce vieux palais mauresque.
 
Crois-tu donc parler à ''una spia'', à un familier du conseil des dix, pour t’exprimer ainsi comme un oracle? répondit le chevalier avec impatience. Qui t’envoie vers moi, et quelle est ta mission ?
 
Ma mission est de vous avertir de prendre garde aux griffes du lion, qui est d’autant plus irritable qu’il se sent vieillir. Par le temps qui court, il fait bon avoir des amis.
 
Je ne suis pas plus avancé, répondit Lorenzo d’un air un peu soucieux, et tes énigmes sont toujours impénétrables.
 
Si vous êtes curieux d’en savoir davantage, ''signor cavalière'', répliqua le ''facchino'' d’un ton résolu, vous n’avez qu’à me suivre.
 
Étonné de l’invitation, Lorenzo ne sut d’abord que répondre. Il descendit le pont de la Paille, suivant machinalement les pas du ''facchino'', dont le langage réservé et la citation, faite si à propos, décelaient une éducation supérieure à celle d’un homme du peuple. Ce pouvait être un émissaire de l’inquisition chargé de lui tendre un piège, ou bien un partisan déguisé des ennemis de la république qui, connaissant la position difficile du chevalier, voulait l’engager dans quelque entreprise ténébreuse et coupable. Ces idées traversaient rapidement l’esprit de Lorenzo, lorsqu’il vit cet individu prendre une gondole au ''traghetto'' du pont de la Paille, et y entrer en lui faisant signe de prendre place à côté de lui. Le chevalier hésita, parut se consulter un peu, puis, réfléchissant aux deux vers de ''la Divine Comédie'' que l’inconnu ne lui avait cités évidemment que pour gagner sa confiance, il eut foi en sa bonne étoile et se glissa dans la gondole du ''facchino''.
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Lorenzo fit un mouvement de surprise mêlée d’indignation auquel Zorzi répondit immédiatement : — Vous êtes jeune, chevalier, et vous êtes amoureux, deux grands défauts qui empêchent l’esprit de bien voir ce qui se passe dans le cœur humain. Le temps vous corrigera de l’une de ces infirmités, mais je doute que vous puissiez jamais vous guérir de la noble folie qui caractérise toute une classe d’intelligences qu’on nomme les poètes. Votre père, à qui vous ressemblez beaucoup, est mort victime de ses propres illusions sur les prétendues vertus héréditaires qu’il prêtait aux aristocraties. Ce qui est plus certain, c’est que, loin d’avoir quelque indulgence pour le fils d’un homme qu’il a sacrifié à l’ambition de sa maison, le sénateur Zeno a résolu de vous faire arrêter, ou tout au moins de vous expulser de Venise. Voilà ce que j’ai appris par une voie sûre et ce dont je tenais à vous instruire. Il y a dix jours que mon domestique, tantôt sous un déguisement et tantôt sous un autre, cherche à vous rejoindre, car je n’ai pas voulu, par prudence, l’envoyer à votre domicile, où il aurait pu être remarqué par quelque émissaire de l’inquisition.
 
Que faire, monsieur, dans la position où je me trouve? répondit Lorenzo, à qui la perspective de quitter Venise était cent fois plus douloureuse que la crainte de la prison.
 
N’être ni la dupe ni la victime de vos ennemis.
 
Des ennemis! c’est beaucoup dire. Hors le sénateur Zeno, dont j’ai pu blesser les préjugés et alarmer la tendresse paternelle, à qui donc fais-je obstacle? Je ne possède rien qui soit de nature à exciter l’envie de personne.
 
— Je m’aperçois que vous êtes encore plus amoureux et plus poète que je ne le pensais, dit Zorzi en souriant. Vous vous imaginez donc que les hommes ont besoin de bonnes raisons pour se haïr cordialement? Que faisait Abel à son frère Caïn pour être si détesté? Il était plus beau, plus jeune et plus agréable au Seigneur. Le cœur humain est un foyer de passions, c’est-à-dire de forces qui s’attirent, se repoussent, s’équilibrent et se combinent de mille manières. Mettez seulement deux hommes en présence, et il se dégagera de leur contact, comme de celui de deux corps, une sorte d’attraction ou de répulsion qu’on nomme sympathie et antipathie, deux mots qui expriment admirablement cette action aveugle et fatale de la nature matérielle. L’éducation et les institutions sociales peuvent sans doute donner à ces forces une direction utile, comme on resserre entre deux rives un fleuve impétueux; mais il n’est heureusement dans le pouvoir de personne de les anéantir. Il n’y a que les imbéciles ou les hypocrites qui s’indignent contre les passions, qui sont à l’homme ce que les vents sont à la voile du vaisseau qui traverse l’océan. Dans tous les temps, un jeune homme intelligent qui, comme vous, chevalier, a su se frayer un passage dans une société gouvernée par le destin, je veux dire par le privilège de la naissance, aurait excité l’envie des heureux de ce monde; mais à l’heure où nous sommes, en face des événemens qui se préparent, vous devez être considéré comme un ennemi de l’ordre public, parce que les idées que vous professez et les sentimens qui vous animent troublent le repos de ceux qui occupent les meilleures places au banquet de la vie. Il en est de l’ordre comme de Dieu, chacun le définit et le conçoit dans les limites de son égoïsme intellectuel et moral. Mais revenons à l’objet qui vous touche, continua Zorzi après un instant de silence. Vous savez ce qui se passe en Italie, et sûrement vous avez entendu parler des affaires de Montenotte, de Millesimo et de Lodi. Ce sont là les premiers épisodes d’une iliade qui ne durera pas dix ans, et qui pourrait bien se terminer, comme celle des poèmes homériques, par la prise de Troie. Ce qui n’est pas douteux, mon cher chevalier, c’est que la lutte est engagée entre le vieux monde et le nouveau, et si Venise, la ville de Neptune, la citadelle du patriciat, comme l’ont heureusement qualifiée vos condisciples de Padoue, ne se soumet pas à la loi du temps en modifiant sa politique et ses institutions, elle succombera, comme Ilion, sous la colère d’un nouvel Achille, qui vaut bien, je crois, le fils de Pelée. Voulez-vous épouser la belle Hélène et l’enlever au blond Ménélas que lui destine son père? ajouta Zorzi en laissant errer sur ses lèvres un léger sourire. Joignez-vous à nous. Nous formons un parti déjà puissant qui a des ramifications dans le grand conseil et dans le sénat, et qui compte sur le concours de la jeunesse éclairée et de tous ceux qui souffrent. Nous voulons l’indépendance et la grandeur de notre pays, nous voulons que la vieille république de Saint-Marc s’allie à la jeune république française, qui lui offre l’appui de ses armes victorieuses pour s’enrichir de la moitié de la péninsule. Joignez-vous à nous qui sommes les précurseurs de l’avenir, et nous vous protégerons contre la haine du sénateur Zeno, l’un des partisans les plus obstinés des erremens du passé.
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Venise en effet se trouvait alors dans un de ces momens solennels où les opinions politiques ont la gravité et l’importance des sentimens religieux, car elles impliquent une affirmation de l’ordre moral tout entier, comme le disait très bien Zorzi au chevalier Sarti. Il en est toujours ainsi dans les grandes crises de l’histoire, telles que l’avènement du christianisme, la réforme et la révolution française. On ne peut toucher à l’économie des pouvoirs politiques d’une manière aussi profonde que l’a fait la révolution de 89 sans s’appuyer sur une nouvelle notion du droit, qui ne peut être lui-même qu’une manifestation de la pensée religieuse. Au fond des principes qui ont fait la révolution française, et qui la caractérisent éminemment, se trouvent les élémens d’une véritable théodicée. L’église ne s’y est pas plus trompée que les philosophes du XVIIIe siècle, qui, pour accomplir l’œuvre de notre régénération politique et morale, ont dû frapper l’arbre à sa racine, et ce qui prouve qu’ils ont eu raison d’agir comme ils l’ont fait, c’est que toutes les réactions qui ont essayé depuis cinquante ans d’anéantir la liberté politique en Europe ont trouvé dans le pouvoir religieux, et principalement dans le catholicisme, de zélés coopérateurs. Il est en effet aussi impossible aux religions de ne point s’immiscer dans l’ordre matériel des sociétés humaines qu’aux philosophes politiques de se passer d’un idéal divin, source du droit dont ils poursuivent la réalisation. Tout ce qui a été dit depuis Descartes, Leibnitz et Montesquieu jusqu’à nos jours sur les prétendues limites de la raison et de la foi, de la religion et de la société, civile, sont de vaines et subtiles paroles qui n’ont convaincu ni le prêtre, ni le libre penseur, ni les suppôts du despotisme, ni les amans de la liberté.
 
Le sénateur Zeno était, on le sait, avec François Pesaro, un des hommes les plus importans du parti de la guerre. Éclairé par une longue expérience du pouvoir, par une connaissance profonde des annales de son pays et des gouvernemens de l’Europe, qu’il avait vus fonctionner de près, il ne s’était pas fait d’illusion sur la gravité de la lutte que les novateurs avaient engagée contre l’ordre des sociétés existantes. Plusieurs années avant que la révolution de 1789 ne vînt dessiller les yeux des plus aveugles, le sénateur Zeno, dans une longue conversation avec l’abbé Zamaria (2)<ref> Voyez la première partie de cette histoire, livraison du 1er janvier 1854.</ref>, avait apprécié avec une grande sûreté de jugement le caractère de la crise politique qu’il voyait approcher. Depuis surtout que la monarchie française avait succombé, autant par les fautes de ses défenseurs que par l’audace de ses ennemis, le sénateur Zeno avait prévu que l’Italie ne tarderait pas à devenir le théâtre d’une guerre pour laquelle il fallait se tenir prêt. Homme des vieux jours, imbu des idées du patriciat, qui avait fait la force de Venise, et dont il possédait plus que personne les grandes traditions et les sentimens élevés, le sénateur Zeno aurait voulu qu’en résistant avec vigueur au tumulte des passions contemporaines, l’aristocratie se montrât plus digne de l’autorité dont elle était investie pour le bien de la nation. Il n’était point éloigné de consentir à quelques réformes partielles de la constitution de l’état, à faire la paix des nécessités du temps en corrigeant les abus reconnus par l’expérience, et en laissant introduire dans l’administration tous les changemens qui seraient compatibles avec la nature de la souveraineté. Depuis que l’armée française avait franchi les Alpes, le sénateur avait compris, au langage impérieux du chef qui la commandait, que la destinée de Venise se trouverait inévitablement engagée dans la lutte qui commençait dans des circonstances si extraordinaires ! Il avait donc conseillé au gouvernement de son pays de s’allier à l’Autriche et de courir les chances de la guerre, qui ne pouvaient pas être plus désastreuses, disait-il, que celles d’une lâche neutralité, qu’on n’était pas sûr d’ailleurs de faire accepter par les deux puissances belligérantes. Il s’était efforcé de convaincre la seigneurie que jamais la république de Saint-Marc ne s’était trouvée en face de plus grandes difficultés, et qu’il fallait bien se garder de confondre la guerre actuelle avec celles dont l’Italie avait été le théâtre depuis la fin du XIVe siècle. — Vous êtes dans une erreur profonde, dit-il un jour en plein sénat après avoir longuement plaidé en faveur de l’alliance avec l’Autriche, si vous pensez que l’armée de bandits qui est à vos portes, et qui traîne après elle le souffle empesté d’une révolution perverse, ressemble à aucune de celles qui ont envahi la péninsule depuis Charles VIII, Louis XII, François Ier, jusqu’à Louis XIV ! Vous n’avez plus à traiter avec une vieille monarchie dont les traditions ambitieuses étaient contenues par un droit public qui obligeait tous les peuples de l’Europe. Que vous soyez les amis de la république française ou ses adversaires déclarés, le danger n’est pas moins grand pour la stabilité de cet état et des institutions qui le régissent. Menacés de périr par la conquête ou de voir cette ville glorieuse devenir la proie d’idées subversives de toute autorité, ne vaut-il pas mieux courir les hasards de la guerre en défendant l’œuvre de nos pères et la civilisation qui l’a consacrée? Le sénat étant resté insensible à ces sages et patriotiques paroles, le père de Beata s’était écrié en s’appropriant avec bonheur un passage de l’Iliade : « La divine Pallas les prive de la raison. Ils approuvent qui les conseille mal; ''aucun n’applaudit à Polydamas, qui leur donnait un avis salutaire'' (3)<ref> L’Iliade, chant XVIII.</ref>. »
 
Le père de Beata était certainement une des plus nobles personnifications de l’ordre social contre lequel s’était élevée la révolution française. Ses idées, ses sentimens, ses vertus aussi bien que ses erreurs tenaient par les racines les plus profondes à l’état de choses qui allait subir une si grande transformation. Son âme forte et vraiment patricienne, qui s’était identifiée avec le sort de son pays, dont il avait fait la préoccupation constante de sa vie, n’aurait pu concevoir que cette Venise qui lui était si chère trouvât le bonheur et l’indépendance sous une autre forme de gouvernement que celle que depuis six cents ans elle possédait. Toucher à ce gouvernement de minorités choisies qui avait élevé le genre humain et fait la gloire de sa patrie, admettre la plèbe dans les conseils de l’état, étendre à la société civile et politique cette égalité mystique proclamée par l’Évangile comme une vision de la vie future, c’était pour le sénateur Zeno plus que le renversement de vérités éprouvées par l’expérience des siècles, c’était une impiété dans le sens rigoureux de ce mot. Enfermée dans la période historique où elle avait pris son essor, la haute intelligence du sénateur Zeno ne pouvait comprendre l’évolution de l’esprit humain qui avait amené la révolution française, et qui allait détruire ce culte des dieux lares qui, pour l’aristocratie vénitienne comme pour le patriciat romain, était le gage de la grandeur héroïque de la cité terrestre. L’ordre politique et la société civile étaient donc inséparables, pour le sénateur Zeno comme pour les novateurs, de ce fonds d’idées, de notions et de sentimens qui constituent la vie morale d’un peuple, c’est-à-dire sa religion. Il ne peut pas en être autrement dans les grandes périodes de l’histoire, et ceux qui, après cinquante ans d’essais infructueux de conciliation, en sont encore à s’imaginer que les principes qui ont amené la révolution de 89 ne dépassent pas l’ordre politique et la société civile n’ont jamais compris le sens profond de cette révolution, et n’étaient pas dignes de la conduire à ses, fins dernières (4)<ref> Il y a là une erreur à relever dans le livre, d’ailleurs si remarquable, de M. de Tocqueville, ''l’Ancien Régime et la Révolution''. Voyez chapitre XIV, p. 227.</ref>.
 
Après la république, sa fille était l’objet le plus cher des affections du sénateur. Il l’aimait d’une tendresse profonde, mais calme et pleine de sécurité. Jamais il n’intervenait dans les actes de sa vie intérieure, et Beata était libre d’y ordonner toutes choses selon ses goûts et ses convenances. Excepté dans les grandes solennités qui rappelaient le souvenir d’un événement national ou celui d’un épisode glorieux des annales domestiques, le sénateur Zeno n’avait de volontés que celles de sa fille, qui gouvernait d’une manière absolue son palais et ses nombreux serviteurs. Lorsqu’il vit Beata prendre intérêt à l’avenir d’un jeune enfant qui tenait déjà à sa famille par les liens d’un antique patronage, il fut heureux de cet incident, qui venait jeter un peu de variété dans l’isolement moral où l’avait laissée la mort de sa mère. Quelques années plus tard, Lorenzo s’étant montré digne des soins qu’on lui avait prodigués, le sénateur crut devoir achever l’œuvre de sa fille en adoptant le chevalier Sarti. La révolte des étudians de Padoue, où le chevalier se trouva si malheureusement impliqué, vint rompre l’enchantement du vénérable sénateur. Il n’apprit pas sans un étonnement mêlé de tristesse qu’un jeune homme qui avait été élevé dans sa maison, et qu’il avait comblé de ses bienfaits, avait pu s’oublier jusqu’à tremper dans une manifestation contre le gouvernement de Venise. Les circonstances étaient trop graves pour que le sénateur ne jugeât pas sévèrement un acte qui blessait ses croyances les plus vives. Il ordonna d’éloigner immédiatement de son palais le jeune téméraire qui avait donné un si funeste exemple d’insubordination morale, et défendit à sa fille ainsi qu’à l’abbé Zamaria et à toute sa maison d’avoir désormais aucun rapport avec le chevalier Sarti. On ne sait précisément à quelle cause attribuer la visite tout à fait imprévue que fit le sénateur à sa fille dans la nuit où Lorenzo s’était introduit dans la chambre de Beata. La tristesse et la langueur de la noble ''signora'' qui frappaient tout le monde, la résistance passive qu’elle opposait à la conclusion de son mariage avec le chevalier Grimani avaient-elles enfin éveillé des soupçons dans l’esprit de son père, ou bien fut-il averti par quelque subalterne de la présence de Lorenzo? On l’ignore. Ce qui est certain, c’est qu’après la scène nocturne dont nous avons raconté les détails, le vieux sénateur, qui venait de s’écrier : « Ma fille, vous voulez donc me faire mourir de douleur? » releva Beata, qui s’était précipitée à ses pieds, en essuyant ses larmes, et lui dit d’un ton sévère, mais paternel : « Je suis bien sûr, ma fille, que vous serez toujours digne de ma tendresse, et que vous n’oublierez jamais le nom que vous portez! » Ils se séparèrent silencieusement sans autres explications.
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::Omnia sunt déserta, ostentant omnia letum.
 
«Point de salut, point d’espoir! Partout le silence, le désert, la mort (5)<ref> Catulle. </ref>. »
 
Cependant une douceur secrète lui restait au fond du cœur, celle de se savoir aimée ! Lorenzo avait tout bravé pour la voir, il avait tout risqué pour lui sauver l’honneur! Rassurée, dès le lendemain, sur le sort de son amant, qu’elle savait hors de danger, Beata trouvait dans le souvenir de cette entrevue suprême un charme qu’elle ne pouvait définir. Elle pardonnait au chevalier Sarti jusqu’à ses propositions téméraires, jusqu’au baiser qu’il avait imprimé insolemment sur ses lèvres endormies, tant la femme est indulgente pour tout ce qui lui révèle le désir de la posséder ! Son âme naïve et vierge de tout grossier désir avait conservé comme un frémissement plein de volupté de l’étreinte où l’avait tenue, pour la première fois, celui qui avait grandi à ses côtés comme un frère adoré. Accoudée sur le balcon et la tête entre ses mains, il lui semblait entendre encore la voix de Lorenzo lui racontant l’épopée divine de l’amour, évoquant de son imagination, nourrie de la lecture des poètes et des philosophes, les rêves d’or du genre humain et lui apprenant à lire dans le grand livre des cieux, où les âmes bienheureuses chantent les louanges du souverain maître de la vie et de la mort. — Ces fictions de la fantaisie inspirée, ces imagés de béatitude venant illuminer , les ténèbres d’une nature imparfaite et misérable, ne seraient-elles pas en effet des pressentimens d’un monde mystérieux promis à nos désirs infinis, et se dévoilant chaque jour davantage à nos faibles regards? Telle était la question que s’adressait Beata, se souvenant des paroles de Lorenzo. C’est ainsi qu’avec son sens si droit, plus apte à bien juger les choses et les rapports de la vie qu’à s’élever dans les régions des poétiques chimères, Beata était pourtant conduite, par le sentiment, jusqu’au seuil de problèmes redoutables; puis, retombant de ces visions célestes, mais éphémères, dans la triste réalité de sa position, elle rapportait de son ravissement le besoin d’un aliment plus solide pour son cœur affligé. Elle se prit alors d’un goût plus prononcé pour les cérémonies de l’église et les pratiques de la religion, qui n’avaient été pour elle jusqu’ici que des objets d’une pieuse et noble distraction, et lisant les livres saints, non plus à ''la lumière sèche de l’esprit'', selon la belle expression d’un saint personnage, mais ''à la clarté de l’âme'', Beata se sentit pénétrée peu à peu d’une force et d’une onction dont les effets lui étaient inconnus. Elle priait, chantait des hymnes, mêlait ces soupirs à la grande douleur de tous, et, remontant la chaîne des promesses sanctionnées par le divin sacrifice, elle fut étonnée de retrouver au bout de ses aspirations un monde idéal aussi beau, mieux défini et plus consolant que celui qu’elle avait entrevu dans le mirage de l’amour.
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::O voi ch’avete gl’intelletti sani,
::Mirate la dottrina che s’asconde
::Sotto’l velaroe delli versi strani (6)<ref> ''Enfer'', chant IX, ''terzina'' 21. </ref>.
 
« O vous qui avez l’esprit sain, admirez la doctrine qui se cache sous le voile de ces vers étranges !»
 
Surprise d’abord par le sens mystérieux qui se dérobe en effet sous l’image transparente de la poésie, Beata se sentit bientôt comme éblouie par une clarté subite. Il lui semblait qu’un voile était tombé de ses yeux, et que pour la première fois elle comprenait le sens attaché aux belles créations de l’esprit humain. Beata aurait pu s’écrier alors avec un philosophe non moins sublime que le poète catholique : « Où a passé l’amour, l’intelligence n’a que faire (7)<ref> Plotin. </ref> ! » Ce travail intérieur de la conscience, cette condensation, dirons-nous, des aspirations du sentiment en une croyance plus ferme et plus pratique se fit avec le calme et la mesure qui étaient les traits distinctes du caractère de Beata; mais elle sortit de cette épreuve lente et laborieuse avec une résolution dont on verra bientôt les suites.
 
 
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<small>(1) « Sur le quai des Esclavons, on mange de bons morceaux.» </small><br />
<small> (2) Voyez la première partie de cette histoire, livraison du 1er janvier 1854.</small><br />
<small> (3) L’Iliade, chant XVIII.</small><br />
<small> (4) Il y a là une erreur à relever dans le livre, d’ailleurs si remarquable, de M. de Tocqueville, ''l’Ancien Régime et la Révolution''. Voyez chapitre XIV, p. 227.</small><br />
<small>[5) Catulle. </small><br />
<small>(6) ''Enfer'', chant IX, ''terzina'' 21. </small><br />
<small> (7) Plotin. </small><br />
 
 
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Venise se remplissait de plus en plus de bruit, de trouble et de terreur. Cerné par les armées ennemies, voyant son territoire envahi, ses provinces de terre ferme agitées par les novateurs et quelques-unes prêtes à s’insurger contre la cité souveraine et la domination du patriciat, le gouvernement de la sérénissime seigneurie était acculé dans le labyrinthe de ses ruses diplomatiques. Il croyait toujours pouvoir échapper à la nécessité de faire la guerre, dont il subissait déjà tous les inconvéniens, par un coup du sort ou quelque stratagème de politique ténébreuse. Quand il aurait pu avoir de l’or, des soldats et un général digne de ce nom pour se défendre, il laissait tomber de ses mains débiles ces précieux instrumens de l’indépendance nationale pour se livrer à des intrigues de cabinet. La bataille de Castiglione, livrée le 5 août 1796 aux portes de la république, vint accroître les perplexités de la seigneurie et encourager l’audace des partisans de la France. Le nom de Bonaparte commençait à circuler dans les classes populaires et à exciter la haine des uns, l’enthousiasme des autres, la curiosité de tous. Le chevalier Sarti se prit d’une grande admiration pour le héros de la démocratie française, sur lequel Villetard lui avait donné des renseignemens encore peu connus à une époque où la figure épique du général républicain ne faisait que se dégager du fond merveilleux des événemens contemporains.
 
— C’est l’homme des temps nouveaux, s’écria un jour le chevalier au milieu d’un groupe de jeunes gens qui l’écoutaient avec déférence, c’est l’incarnation puissante de la révolution française, qui, selon de saintes prophéties, doit faire le tour du monde. Comme Achille dans l’âge héroïque et comme Alexandre au sein de la Grèce florissante, Bonaparte est fils de la chair et de l’idée divine du progrès, dont il est le bras séculier. Il vient aussi de l’Occident au pays de l’aurore propager avec son épée les germes d’une civilisation plus humaine. Tandis que nos vieillards, « assis au-dessus des portes Scées, babillent comme des cigales sur la cime d’un arbre (8)<ref>Homère, ''Iliade''.</ref>, » les Grecs envahissent la plaine lumineuse qui touche à nos rivages et menacent de pénétrer jusqu’à nos lagunes, dernier refuge de la race de Priam. Eussent-ils d’ailleurs un Hector pour les défendre, nos illustres patriciens devront livrer la beauté suprême qui est le sujet de la lutte, et qui s’appelle aujourd’hui la liberté de l’esprit humain, car
 
::Vuolsi cosi colà ove si puote
::Ciò che si vuole (9)<ref> Dante, ''Inferno'', chant III.</ref>...
 
— ''Bravo, caro maestrino mio'', s’écria tout à coup une jeune femme qui passait sur la place Saint-Marc, tout près du groupe au milieu duquel se trouvait Lorenzo. Tu parles vraiment comme un ange, et, bien que je ne comprenne guère mieux ton beau langage métaphysique que la doctrine de saint Augustin dont nous entretenait le vieux Pachiarotti, notre maître, j’applaudis à tes idées, que je partage avec toute la brillante jeunesse dont tu es, ce me semble, de venu l’oracle. ''Viva la Francia, viva la liberta''! dit-elle d’une voix argentine en se perdant dans la foule, suivie d’un cortège d’adorateurs.
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— Déjà la trompette sonne, les escadrons s’ébranlent, les panaches et les aigrettes d’or se balancent dans les airs, et je vois poindre à l’horizon d’azur l’armée française conduite par le génie de la victoire, s’écria un jeune écrivain qui visait à la poésie dramatique, où il avait eu des succès. Venise renaîtra plus charmante et plus belle sous le dogat de M. le chevalier Sarti, qui sera élevé à la dignité suprême par la jeunesse et la démocratie triomphantes. Que dites-vous, ''signori'', de ma prophétie ?
 
Qu’elle est plus vraisemblable que ton dernier drame historique, répliqua un critique de la presse vénitienne, qui commençait alors à s’émanciper; mais il faut la compléter en nous faisant tous membres du sénat, à la place des vieillards impuissans qui ont usurpé les droits du peuple souverain.
 
Il s’agit bien de Venise et de sa constitution décrépite, dit un élégant citadin d’un esprit hardi et très cultivé, il s’agit de l’Italie tout entière, dont il faut relever la nationalité au milieu de cette grande régénération des peuples qui se prépare. On ne redonne pas la vie à un corps épuisé. La destinée particulière de Venise est accomplie, elle ne peut plus être désormais qu’un fleuron historique de la patrie commune, ''alma parens''.
 
Mais que deviendront les princes qui, au nom du droit public, règnent aujourd’hui dans les différentes parties de la péninsule? répondit un avocat qui se préoccupait beaucoup plus de la lettre que de l’esprit de la révolution.
 
Ce qu’est devenu le duc de Modène, qui s’est enfui de ses états avec d’immenses trésors qu’il est venu cacher au fond de nos lagunes, répondit le premier interlocuteur.
 
Et le pape, qu’en ferez-vous?
 
Le grand aumônier de la république universelle, ou bien nous l’enverrons à Constantinople convertir le Grand-Turc et le consoler de n’avoir pu épouser la reine de l’Adriatique, répliqua le citadin avec une froide ironie. Aussi bien son règne n’est plus de ce monde. Qu’en pensez-vous, chevalier?
 
''Le secret de l’avenir repose sur les genoux de Jupiter'', a dit ''il poeta sovrano'' que j’invoquais il y a quelques instans, répliqua Lorenzo. Sans prétendre donner mon avis sur des questions aussi graves, il est certain qu’un nouvel idéal de la vie morale s’élève dans l’humanité, et que la destinée de l’Italie est dans les mains de l’homme providentiel qui est aux portes de Venise. Si son âme est à la hauteur de son génie, il peut relever cette nation glorieuse, ''ove il bel si risuona'', dont il parle la langue, dont il porte le sang dans ses veines.
 
Ainsi allait devisant cette brillante jeunesse, sur laquelle le chevalier Sarti avait acquis un très grand ascendant. Excité par Zorzi et Villetard, et plus encore par le sentiment qui remplissait son cœur, Lorenzo avait secoué cette sorte de rêverie tendre et contemplative qui était sa disposition habituelle et pour ainsi dire la grâce de son esprit. Son caractère ouvert et généreux, son enthousiasme pour les belles choses, ses connaissances variées, la tournure romanesque et un peu métaphysique de son imagination, toutes ces qualités diverses, jointes à l’ardeur de ses convictions et à une volonté impérieuse, lui avaient donné une prépondérance marquée sur cette portion de la population vénitienne qui formait le parti de la France. Le chevalier avait été signalé à la police de l’inquisition, son arrestation avait été ordonnée et allait s’effectuer, lorsqu’on apprit la nouvelle de la bataille d’Arcole, puis de la victoire de Rivoli, remportée le 13 janvier 1797. Ces événemens prodigieux, qui achevaient la déroute de l’Autriche, excitèrent à Venise une émotion profonde. Le gouvernement fut atterré, et les novateurs, au comble de la joie et de l’enivrement, levèrent la tête, menaçant hautement l’aristocratie d’une prochaine déchéance.
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Quelques jours après ce glorieux épisode de la campagne d’Italie, qui amena la reddition de Mantoue, Zorzi arriva un matin de bonne heure chez le chevalier Sarti, ''alla Giudecca. — Vittoria, vitloria''! s’écria-t-il à peine introduit dans la chambre à coucher de Lorenzo. Nous serons bientôt les maîtres de Venise, et il vous sera fait une bonne part, chevalier, dans le triomphe des amis de la liberté; mais en attendant que ce fait inévitable s’accomplisse, je viens vous apprendre une nouvelle qui vous intéresse particulièrement. La fille du sénateur Zeno épouse dans trois jours le chevalier Grimani. Il s’agit d’empêcher cet odieux sacrifice, et je viens vous en offrir les moyens. Il y a demain une grande fête au casino du ''Salvadego'', où doivent se trouver les Grimani, le sénateur Zeno avec sa fille Beata, et leurs amis les Badoer et les Dolfin. Vous irez aussi, chevalier, et entouré de vos amis, qui vous accompagneront sous un déguisement qu’autorise le carnaval, vous enlèverez la belle Hélène et vous partirez à l’instant pour la terre ferme. Villetard vous donnera pour le général en chef de l’armée française une lettre qui vous mettra à l’abri de toutes recherches.
 
Etes-vous bien certain, monsieur, répondit Lorenzo abattu, que la signora Beata ait donné son consentement au mariage dont vous m’apportez la triste nouvelle?
 
Puisque tout ’estest préparé pour la cérémonie nuptiale, jusqu’à l’appartement que doivent habiter les deux époux ! répliqua Zorzi avec impatience. Voulez-vous attendre que le fruit d’or ait été cueilli au jardin des Hespérides pour vous décider à prendre un parti?
 
— Eh bien ! répondit Lorenzo tout à coup, je me rends à vos conseils et j’accepte l’offre de mes amis.
 
 
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<small> (1) Homère, ''Iliade''.</small><br />
<small> (2) Dante, ''Inferno'', chant III.</small><br />
 
 
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::Nos delubra deùm miseri, quibus ultimus esset
::Ille dies, festa velamus fronde per urbem (1)<ref> Virgine, ''Znéide'', livre II..</ref>.
 
« Et nous, nous, malheureux, dont c’était le dernier jour, nous parons de guirlandes, comme un jour de fête, les temples de Troie. »
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::Has evertit opes, sternitque a culmine Trojam.
 
« C’est le courroux, l’impitoyable courroux des dieux qui renverse cet empire, et qui précipite du faite Ilion (2)<ref> ''Enéide'', livre II.</ref>. »
 
Beata traversait avec peine cette cohue bruyante, l’âme remplie d’une tristesse inconsolable. Enveloppée dans un domino noir qui laissait apercevoir l’élégance et la souplesse de sa taille divine, ses beaux yeux abrités sous un masque de velours qui lui permettait de tout voir sans trahir sa propre émotion, elle s’appuyait légèrement sur le bras du chevalier Grimani, prêtant l’oreille aux ''lazzi'' de la foule, aux ''à parte'' des couples heureux. Au détour du ''campanile'', au moment d’entrer dans la grande place, Beata fut assez rudement poussée par un flot de masques venant dans le sens contraire, et se trouva tout à coup séparée du chevalier Grimani. Elle voulut ressaisir immédiatement le bras de son fiancé; mais, heurtée par les divers courans de cette foule innombrable, elle fut comme enfermée dans un cercle qu’elle ne put franchir. Ce cercle, allant toujours se rétrécissant autour d’elle, la poussait vers la ''Piazzetta'' et le Grand-Canal malgré les efforts qu’elle faisait pour résister à cette impulsion. La liberté dont on jouissait à Venise pendant le carnaval était si grande, le masque était si respecté et le déguisement autorisait tant d’intrigues et d’espiègleries innocentes, que Beata ne fut pas trop alarmée d’un incident qui n’avait rien de bien extraordinaire, au milieu d’une multitude qui se soulevait et s’apaisait comme les vagues de l’Adriatique. Cependant son inquiétude devint un peu plus vive lorsqu’elle se sentit prendre le bras par un des masques qui l’approchaient et qu’il lui dit à l’oreille :
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Beata entraîna le chevalier dans la salle de danse, contiguë à celle qu’on venait de quitter. C’était la plus grande et la plus magnifique du casino. Un orchestre nombreux était placé dans une galerie élevée, où il planait au-dessus de la foule qu’il enivrait de ses rhythmes agaçans. Les ''suonatori'' étaient masqués et déguisés comme tout le monde, et le costume dont chacun était revêtu formait un contraste plus ou moins comique avec l’instrument qu’il jouait. Celui qui donnait du cor représentait un ours, les violons des singes, les contrebasses des arlequins, le hautbois était un berger des Abruzzes, la flûte un polichinelle, la clarinette le docteur Pandolfo de la comédie italienne, le basson un loup, et le trompette un soldat de l’armée vénitienne. De beaux lustres chargés de bougies, qui étaient contenues dans des globes de couleurs joyeuses, jetaient une lumière adoucie que de nombreuses glaces de Murano réfléchissaient à perte de vue. Le coup d’oeil était d’un effet magique, et un étranger qui serait entré dans cette salle splendide sans posséder aucune notion du pays qu’il aurait visité pour la première fois aurait eu de la peine à distinguer s’il assistait à une scène de la vie réelle, ou si son esprit était le jouet d’une fascination étrange. L’homme éprouve un si grand besoin d’échapper à sa condition ordinaire, quelque élevée qu’elle puisse être, de franchir les limites du monde connu où il s’agite sous le regard de tous, que le masque et le déguisement sous lesquels il peut se dérober un instant à son esclavage sont pour lui une transformation de son être, une métamorphose qui semble lui prêter des facultés nouvelles et le faire participer aux jouissances de l’infini, où il aspire par le sentiment et la connaissance. Le sommeil qui nous arrache aux soucis de la réalité, le rêve qui nous transporte sur ses ailes divines, l’ivresse qui multiplie nos illusions, le jeu qui déchaîne dans notre âme les passions terribles de la convoitise, l’ambition, la gloire, la religion, la poésie et l’amour qui nous transfigurent, ne sont-ils pas des modes différens par lesquels un être borné dans sa substance, mais grand par ses désirs, essaie de trouver une issue au fini qui l’étouffé, comme l’oiseau vient frapper de la tête aux barreaux de la cage où il pleure sa liberté native ? Un bal comme celui qui avait lieu au ''Salvadego'' à l’heure suprême où était arrivée Venise, ces tourbillons d’esprits frivoles et sérieux que soulevait une musique enchanteresse, ces masques et ces costumes de toutes les formes, ces carrés de danseurs éperdus où le patricien coudoyait le gondolier, où le pauvre était aussi libre que le riche, et le prince souverain soumis à la même loi de sociabilité polie que le dernier ''facchino'' de ses états, où l’amour, le caprice et la curiosité trouvaient un aliment qui se renouvelait toujours sans s’épuiser jamais, c’était comme une vision de ce monde d’enchantemens et d’éternels loisirs que les contes de fées, qui ne sont pas ce qu’un vain peuple de philosophes pense, nous ont fait entrevoir dès le berceau.
 
En entrant précipitamment dans la salle du bal, Beata regardait de tous côtés avec anxiété, craignant d’être suivie. La rencontre qu’elle avait faite sur la place Saint-Marc, le nouvel incident qui venait de se passer à la table de jeu où elle était certaine d’avoir reconnu Lorenzo, lui faisaient redouter quelque catastrophe dont elle et son jeune amant pourraient être les victimes. Si elle eût osé communiquer au chevalier Grimani ses appréhensions sans mettre à jour la source de ses peines, elle se serait retirée du milieu de cette foule, dont la gaieté turbulente et le contact la faisaient tressaillir jusqu’au fond de l’âme. Cependant, ne pouvant résister plus longtemps au trouble qui s’était emparé de son esprit, Beata feignit d’être inquiète de l’absence de son père, qui était resté à causer avec le sénateur Grimani dans le salon où devait avoir lieu le souper, et manifesta le désir d’aller le rejoindre. Elle allait revenir sur ses pas, lorsqu’elle fut abordée par trois masques, représentant les trois rois mages de l’Évangile avec l’encens, l’or et la myrrhe. L’un des mages, ayant une guitare suspendue à son cou, en fit jaillir quelques accords, et tous trois se mirent à chanter la complainte naïve dont on a pu lire le texte dans la première partie de cette histoire (3)<ref> Voyez la livraison du 1er janvier 1854.</ref>. C’était la reproduction exacte de la scène charmante qui s’était passée à la villa Gadolce, pendant la nuit de Noël où le jeune Lorenzo fut accueilli avec tant de grâce par la fille du sénateur Zeno. Aux sons de la guitare et de ces trois voix harmonieuses qui s’élevèrent tout à coup au-dessus du bruit général, le bal fut comme suspendu, et tout le monde s’approcha du groupe qui entourait les mages. Beata, de plus en plus troublée par cette scène dont elle ne pouvait méconnaître la signification, voulut faire un effort pour échapper à ce spectacle douloureux, et tomba évanouie dans les bras du chevalier Grimani. On s’empressa d’ôter le masque à la ''gentildonna'', mais, pendant que le chevalier Grimani était allé chercher du secours, les trois mages enlevèrent Beata dans leurs bras comme pour la transporter dans une pièce plus convenable à sa situation. Quand ils furent parvenus à la porte du casino qui ouvrait sur le petit canal, il y eut un effroyable tumulte et des cris douloureux dont les personnes qui étaient restées dans la salle du bal ne pouvaient s’expliquer la cause. C’est que les mages venaient d’être arrêtés et l’un d’eux presque tué sur place d’un coup de stylet. Beata, toujours évanouie, fut transportée dans le cabinet de repos qui touchait au salon du banquet. Là, étendue sur un canapé, entourée de son père, de son fiancé et de ses amis, elle reprit lentement ses sens. Fatiguée de l’horrible secousse qu’elle venait d’éprouver, Beata, ayant auprès d’elle sa camériste Teresa, qu’on avait envoyé chercher, pria qu’on la laissât seule un instant, et tout le monde se retira.
 
Que s’était-il donc passé dans la salle du bal depuis l’apparition des trois mages? Beata, l’ignorait complètement. Elle interrogea Teresa pour savoir si elle avait entendu parler de Lorenzo, et la camériste ne put rien lui apprendre de précis. Un bruit vague s’était seulement répandu dans le casino qu’on avait fait des arrestations et qu’un nommé Zorzi avait été tué d’un coup de stylet par un sbire. Le nom de Zorzi était bien connu de la ''signora'', mais elle ne soupçonnait pas les relations qui s’étaient établies entre ce’ personnage politique et le chevalier Sarti. Cependant l’épisode de la place Saint-Marc, celui de la table de jeu, la scène du bal et les pressentimens de son propre cœur lui faisaient craindre que Lorenzo ne se trouvât impliqué dans quelque complot sinistre dont elle ne s’expliquait pas la nature. Aurait-il voulu l’enlever pour empêcher l’odieux mariage qui allait briser toutes ses espérances? Cela était d’autant plus probable, qu’à la dernière entrevue qu’il avait eue avec Beata sur le balcon de son palais, Lorenzo avait osé lui conseiller de quitter son père et sa patrie et de s’enfuir avec lui sur la terre étrangère. Cette idée avilissante, qu’elle n’aurait pas pardonnée à tout autre, émanée de la bouche du chevalier Sarti, lui devenait presque un titre de plus à l’affection profonde de cette admirable créature. Pour apaiser l’inquiétude de sa maîtresse autant que pour satisfaire sa propre curiosité, Teresa demanda la permission d’aller se mêler à la foule, qui emplissait plus que jamais les salles du casino, afin d’y recueillir quelques détails sur les événemens de la soirée.
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<references>
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<small> (1) Virgine, ''Znéide'', livre II..</small><br />
<small> (2) ''Enéide'', livre II.</small><br />
<small> (3) Voyez la livraison du 1er janvier 1854.</small><br />