« Les Anglais et l’Inde/02 » : différence entre les versions

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II. Les Écoles natives et l’Éducation des Hindous les Prisons et la répression contre les Khonds les Thugs et les Datturcas
 
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Ces préliminaires établis, examinons, le rapport de M. Adams à la main, les diverses conditions où se trouve l’enseignement public dans la société native pure de tout contact avec la civilisation Européenne, cet enseignement qui subsiste aujourd’hui tel qu’il existait Il y a deux mille ans. Et d’abord où l’école se réunit-elle? Dans les conditions les plus splendides et les plus comfortables, le local d’une école indienne 3e compose d’une cabane à toits de chaume, à murs de boue et de branchage, dont la valeur ne dépasse jamais une vingtaine de roupies; mais ce sont la les établissemens de luxe, l’exception. Le plus souvent il n’y a point de bâtimens affectés à l’école, elle se rassemble dans un temple, au coin d’une boutique, sous un arbre, quelquefois même en plein air. Quant au maître, aux termes des lois religieuses, il devrait appartenir à la caste des écrivains. la du moins la barrière des préjugés hindous a été en partie démolie, et l’on trouve à la fois parmi les maîtres des brahmes de l’ordre le plus élevé et des parias des castes les plus basses. Le salaire du maître d’école est payé soit en argent, soit en présens de riz, blé, tabac, en tenant compte de tous ces élémens de recette, on trouve que le salaire des maîtres d’école varie de 2 roupies 5 anas à 6 roupies par mois. Faut-il dire que ces faibles appointemens rétribuent et très largement le peu de manne scientifique que les mentors cuivrés sont capables de distribuer à leurs pupilles? Ce sont pour la plupart des hommes simples et ignorans, qui enseignent mécaniquement le peu de connaissances qu’ils ont mécaniquement apprises, sans tenter de sortir des limites de l’éducation la plus élémentaire, sans se douter même de l’importance de leur mission. C’est à l’âge de cinq ans que la loi hindoue ordonne de commencer l’éducation, et dans les familles aisées l’initiation première de l’enfant est célébrée par une sorte de fête religieuse, où, en lui guidant la main, on fait tracer sur le sable au débutant les lettres de l’alphabet. Immédiatement après cette cérémonie, le bambin est conduit à l’école voisine. Sa vie scolaire est alors commencée, elle durera de six à dix ans, et se divise en quatre périodes distinctes.
 
La première ne dépasse pas dix jours; l’élève apprend durant ces dix jours à tracer les lettres de l’alphabet sur la terre avec un petit bâton. Dans la seconde, qui varie de deux à quatre ans, il est initié aux mystères de l’art d’écrire; le maître lui trace un modèle qu’il s’essaie à reproduire sur une feuille de bananier à l’aide d’un char bon qui s’efface facilement. Une fois qu’il possède les élémens de la calligraphie indienne et peut écrire des lettres de formes et de proportions convenables, il apprend à prononcer et à écrire des noms de personnes, de castes, de rivières; sa jeune mémoire est exercée en même temps à retenir des tables de numération peu compliquées. Ces études conduisent à la troisième période, d’une durée moyenne de deux ou trois ans, qui comprend des études grammaticales et des notions de composition et d’arithmétique. Dans la quatrième période, dont le terme ne dépasse pas deux ans, les études mathématiques sont continuées, l’élève est de plus exercé à formuler des lettres de change, des baux, des contrats de toute espèce, des lettres et des pétitions (1)<ref> Ce programme d’enseignement est indifféremment suivi dans toutes les écoles natives, qu’elles soient affectées au langage bengali ou au langage indoustani. Dans ces dernières seulement, les commerçans, au lieu de tracer leurs essais sur des feuilles de bananier, exercent leurs petits doigts avec une pointe de fer sur une tablette d’airain ou de bois recouverte d’un léger enduit de chaux. </ref>.
 
Quelque rétrécies que soient les limites de cet enseignement, elles dépassent de beaucoup, il est bon de le remarquer, celles de l’instruction donnée dans la grande majorité des écoles natives de l’Inde. Le bagage scientifique du plus grand nombre des maîtres d’école comprend à peine l’écriture, la lecture et les premières règles de l’arithmétique, sans que les livres manuscrits ou imprimés mis à la disposition des pupilles viennent suppléer à l’insuffisance du pédagogue. L’usage des livres imprimés est inconnu dans les écoles natives des districts du Bengale, et quant aux livres manuscrits, ils ne sont en circulation que dans un petit nombre d’établissemens. Presque partout le système de l’enseignement est purement oral. On doit de plus faire remarquer que les textes rudimentaires qui servent en tous les cas à l’enseignement ne sortent pas des folles légendes de la mythologie hindoue, et qu’ils ne peuvent en un mot que servir à développer chez les enfans les superstitions les plus grossières et les plus stupides. Si l’usage des productions de la littérature hindoue doit exercer une action fâcheuse sur l’esprit des jeunes élèves, la moralité de l’éducation n’est guère mieux partagée lorsque l’enseignement est purement oral. Les spécimens d’exercices consacrés aux leçons premières d’écriture et de lecture dans les écoles où l’usage des manuscrits n’est pas adopté, et que nous allons reproduire, suffiront et au-delà pour faire apprécier tout ce qu’Il y a de vicieux dans l’enseignement des écoles natives :
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Les écoles d’arabe se divisent en deux catégories : les écoles d’a rabe vulgaire, dont l’enseignement, d’une puérilité exceptionnelle, consiste à apprendre aux élèves la forme, le nom, le son de certaines combinaisons de lettres, sans leur en donner le sens, et les écoles d’arabe lettré. Ces dernières ont de nombreux points de contact avec les écoles de persan, et sont souvent tenues dans le même local. L’on peut dire toutefois, et c’est là la seule distinction qu’il soit possible d’établir entre elles, qu’un professeur d’arabe lettré peut toujours enseigner le persan, mais qu’un professeur persan ne peut enseigner l’arabe. La durée de l’enseignement complet dans les écoles d’arabe lettré dure de douze à treize ans. Ces écoles sont au reste peu fréquentées, et comptent seulement 158 élèves dans le district de Burdwan : 149 musulmans et 9 hindous.
 
Par la nature comparativement élevée des études, les écoles de sanscrit tiennent le premier rang parmi les institutions d’enseigne ment des natifs. Elles ont aussi sur les autres établissemens la supériorité du nombre. Ces écoles, où toutes les branches de la science indienne sont enseignées par l’intermédiaire du sanscrit, ne sont pas exclusivement fréquentées par les brahmes, mais bien par toutes les castes respectables auxquelles la loi religieuse permet de frayer avec eux. Cependant les élèves des castes inférieures peuvent être initiés seulement aux branches séculières de la science : l’étude de la loi, de la philosophie, des poèmes sacrés, est le monopole exclusif de l’ordre brahmanique. Les écoles de sanscrit doivent pour la plu part leur origine à des efforts privés, et ne renferment invariablement qu’un seul maître ou ''pundit'' qui professe la branche de la science native qui lui est le plus familière. Les élèves passent d’une école à l’autre, suivant qu’ils veulent étudier l’astrologie, la médecine, la loi ou les poèmes sacrés; il résulte de cette organisation vicieuse que, dans toutes les écoles, les élèves se divisent en internes et en externes : or, l’éducation étant gratuite, le maître doit loger les in ternes et les nourrir à ses frais. La libéralité de ses amis, quelque fois des souscriptions faites dans la communauté native, l’aident à défrayer ces dépenses. Le ''pundit'' compte encore d’autres ressources, il est généralement attaché comme chapelain à quelque famille opulente et reçoit en cette qualité des honoraires; de plus, aux jours de solennités religieuses, il est d’usage que ses coreligionnaires lui offrent des présens, souvent assez considérables (2)<ref> Les chiffres suivans, extraits des documens officiels publiés par le gouvernement de l’Inde, permettent d’apprécier exactement la proportion dans laquelle les diverses castes de la hiérarchie indienne participent à l’étude du sanscrit. Le district de Burdwan compte 190 écoles, dirigées par 190 professeurs appartenant tous à l’ordre brahmanique. Ces établissemens renferment 1,358 élèves, dont 590 externes et 768 internes. 1,296 élèves appartiennent à la caste des brahmes, 45 à la caste des médecins, les 17 autres à des familles de brahmes dégradées. Les recettes annuelles accusées par les 190 professeurs forment un total de 11,960 roupies, soit en moyenne un traitement pour chaque maître de 68 roupies 4 anas; mais les sources de profits pour les ''pundits'' sont si diverses et si facilement dissimulées, qu’on ne peut accepter ce chiffre sans réserve.</ref>.
 
Parlerons-nous maintenant de l’éducation de la femme indienne? Le sujet prête peu au développement, car Il y a là une lacune complète dans les institutions natives, et l’on peut remarquer dès le début que les femmes qui ont reçu quelque instruction appartiennent toutes aux classes les plus dégradées de la population. On ne saurait mieux dépeindre l’ignorance profonde dans laquelle est plongée la population féminine de l’Inde qu’en disant, nous parlons ici seulement, on doit se le rappeler, des études de la communauté native, qu’il n’existe pas dans tout le Bengale une seule école publique consacrée à l’éducation des filles, et que parmi des populations de plusieurs centaines de mille âmes, on compte par unité les femmes ayant reçu les notions premières de la lecture et de l’écriture.
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Suivant les tables dressées par M. Adams dans les districts où l’éducation est le plus répandue, 16,05 enfans sur 100 vont à l’école, et dans les districts où elle l’est le moins 2,05, soit, comme moyenne proportionnelle de la population des écoles à la population totale, 7 ¾ pour 100. Le chiffre est encore inférieur pour les adultes ayant reçu des rudimens d’éducation, il s’élève seulement à 5 3/4 pour 100. Si, en s’appuyant sur ces données premières, que recommandent les travaux les plus sérieux, l’on évalue à 36 millions d’âmes la population du Bengale, dont la moitié, les femmes, ne possèdent que par exception infinitésimale les connaissances les plus élémentaires, on trouvera qu’au compte le plus favorable, 7 3/4 pour 100 sur 18 millions, soit environ un million et demi d’individus, reçoivent ou ont reçu des notions plus ou moins étendues d’éducation, et qu’ainsi dans le Bengale proprement dit près de 34 millions d’êtres à forme humaine vivent complètement étrangers aux premiers rudimens de la science. Les tableaux statistiques d’où l’on doit déduire ces effrayantes conclusions semblent toutefois contenir quelques indications d’un progrès lent et souterrain qui s’accomplit silencieusement au sein de la communauté native. Ainsi la société hindoue, telle que l’ont faite les traditions et les lois religieuses, se divise en trois classes distinctes : les brahmes, qui ne peuvent se livrer aux professions diverses auxquelles préparent surtout les cours des écoles de bengali et d’indoustani; les castes marchandes ; enfin les castes dégradées, vouées à des métiers qui ne réclament aucune sorte d’instruction. Or l’on remarque que dans les districts qui se trouvent le plus en contact avec la civilisation européenne, le nombre des jeunes brahmes qui suivent les études des écoles primaires, et accusent ainsi l’intention d’embrasser des professions industrielles que les préjugés religieux devraient leur interdire, est de beaucoup supérieur à celui des élèves des autres castes. Cette proportion n’existe plus dans les districts éloignés, où le monopole de l’éducation primaire appartient toujours aux castes marchandes, qui dirigent ainsi leurs enfans vers les industries héréditaires de leur ordre. On peut cependant tirer de ce fait, sans en exagérer la portée, la conséquence que la barrière des préjugés religieux a été partiellement renversée, et que, le temps, la libéralité intelligente du gouvernement aidant, le progrès se généralisera. Notons aussi que la population hindoue montre moins de répugnance pour l’instruction que la population mahométane, car les statistiques officielles établissent que les élèves appartenant à la croyance musulmane entrent seulement pour 1/18e dans la population totale des écoles.
 
Si l’on passe de l’enseignement donné par les natifs aux institutions placées sous le patronage de l’honorable compagnie des Indes, on rencontre trois catégories d’établissemens (3)<ref> Nous nous plaçons toujours dans le Bengale proprement dit, c’est-à-dire dans la division de l’empire indien qui a été soumise à l’enquête partielle dont nous essayons de résumer les résultats. </ref>, savoir: les col lèges destinés à la propagation des sciences orientales pures, tels que le collège sanscrit et le ''Madrissa'' de Calcutta, — les collèges et les écoles secondaires dont l’enseignement aborde les sciences européennes, — enfin les écoles primaires destinées à propager les notions élémentaires de la lecture, de l’écriture, de l’arithmétique et des langages vulgaires. Nous avons déjà parlé avec assez de détail de la première catégorie pour n’avoir pas à revenir sur ce sujet; quant à la troisième, les personnes les plus intéressées et les plus compétentes dans la matière s’accordent à reconnaître que les résultats obtenus jusqu’à ce jour dans le Bengale sont nuls ou à peu près; il n’y a donc lieu de s’occuper ici que des écoles qui ont pour but de propager parmi la population indigène la langue anglaise et la science moderne.
 
Pour encourager les parens à envoyer leurs enfans aux écoles autant que pour exciter l’émulation des élèves, le gouvernement anglo-indien a emprunté aux universités anglaises le système des ''senior'' et ''junior scholarship''. Ces distinctions, qu’on décerne à la suite d’examens, confèrent aux lauréats un salaire de 8 roupies par mois pour les ''junior scholarship'', et un salaire variable de 12 à 50 roupies pour les ''senior scholarship''. Le titre de'' junior scholarship'', qu’on n’obtient guère qu’après cinq ou six ans d’études, peut se conserver deux ans. Le titulaire d’une ''senior scholarship'' peut en jouir pendant une période de cinq années, mais à la condition de prouver par un examen annuel l’efficacité de ses travaux dans l’année expirée. A la fin de ses études, le titulaire d’une ''senior scholarship'' de première classe est recommandé officiellement à l’administration et appelé ordinairement à un emploi public. Il est distribué annuellement par le gouvernement du Bengale environ trois cents ''senior'' et ''junior scholarship''.
 
Le collège hindou de Calcutta, les collèges de Hoogly, Dacca, Kishnagur, sont soumis au programme combiné de la senior et de la ''junior scholarship''<ref> Pour donner une idée de ce programme, il suffit d’indiquer les conditions de l’examen des candidats au titre d’une ''senior'' ou d’une ''junior scholarship''. Pour une ''senior scholarship'' de l’ordre le plus élevé (4on en compte quatre classes), on est interrogé : en prose, sur Bacon; en poésie, sur Shakspeare et Milton; en histoire, sur Macaulay; en philosophie et en économie politique, sur les principes de Smith; il faut prouver en outre qu’on connaît le calcul différentiel et intégral, la trigonométrie, l’optique, etc. Pour une ''junior scholarship'', le candidat doit répondre : en prose, sur des morceaux choisis de Goldsmith; en poésie, sur des morceaux choisis de Pope et de Prior. Il est interrogé sur la géographie, sur l’histoire, sur la grammaire et le langage bengali, sur l’arithmétique et l’algèbre, etc. Parmi les établissemens d’éducation publique du Bengale, il faut encore compter le ''Médical Collège'' de Calcutta, qui, grâce à l’habile et énergique persévérance du savant docteur Mouat, a, en quelques années, popularisé dans ces contrées lointaines les bienfaits de la médecine et de la chirurgie modernes.</ref>; les études dans les écoles secondaires de Howrah, Midnapore, Baraset, Ghittagong, Commilah, Sylhet, Banco-rah, Bauléah, Burdwan, Jessore, etc., toutes subventionnées par le gouvernement, sont circonscrites aux matières de l’examen pour les ''junior schoiarship''. Si le lecteur tient, au reste, à se faire une juste idée d’un établissement d’instruction secondaire dans l’Inde, qu’il veuille bien nous suivre au ''collège hindou'' de Calcutta. Cet établissement, situé dans ''Wellesley street'', une des grandes rues de ceinture de la cité, ne se recommande pas par la distribution intérieure. Les salles, petites et étouffées, seraient beaucoup mieux appropriées à un climat sibérien qu’au sol brûlant du Bengale. Le bâtiment principal, orné d’un portique plus ou moins grec, ouvre sur une cour intérieure au milieu de laquelle s’élève une statue de marbre représentant David Hare, ancien horloger, l’un des premiers et plus ardens promoteurs de la cause de l’éducation dans l’Inde. Deux bâtimens, dont les dispositions intérieures sont beaucoup mieux entendues, ont été ajoutés de droite et de gauche au corps principal. Les salles de l’étage inférieur sont affectées à l’enseignement de l’école secondaire, et celles du premier aux classes du collège. L’école reçoit seulement des élèves appartenant aux hautes castes, tandis que toutes les croyances et toutes les castes sont admises à suivre les cours du collège. L’aspect des classes ne manque pas d’originalité. Les élèves, vêtus uniformément de mousseline, le cahier ou le livre d’études à la main, sont assis sur des bancs adossés à la mu raille. Au milieu de la salle, un pédagogue, généralement le nez armé de besicles, distribue à l’assistance les trésors de l’arithmétique ou de la grammaire anglaise; mais ce qui frappe le visiteur, ce sont les salles destinées au premier âge et peuplées de petits ''babons'' aux grands yeux, aux cheveux noirs, vêtus de costumes pleins de fantaisie, le nez et les oreilles ornés de pendans, quelques-uns d’un grand prix, qui labourent silencieusement sur leurs ardoises les premières lettres de l’alphabet. Ces petites figures calmes et graves pétillent d’intelligence. Il est loin d’en être ainsi dans les classes supérieures du collège, dont les rares élèves, à la contenance morne, à l’œil déjà éteint sous la funeste influence de l’opium, prennent des notes, avec une résignation endormie, sur l’économie politique ou les ''Essais'' de Bacon. Dans les quelques pieds carrés de jardin attenant aux bâtimens du collège, l’on a installé fort récemment une ''gymnastique''; mais la jeunesse hindoue est peu portée aux exercices corporels, et, l’heure de la récréation arrivée, les élèves se retirent dans de petits coins, en compagnie de bonbons, de sucreries, dont ils peuvent digérer, dit-on, des quantités incroyables, devant lesquelles recule rait cet oiseau favorisé de la nature, l’autruche. Ajoutons encore, à l’éloge de la population du collège hindou de Calcutta, que les punitions corporelles n’y sont point en usage, et que dans cet établissement il ne s’applique d’autre châtiment que l’exclusion.
 
A quelque distance du collège hindou se trouve une école auxiliaire ouverte à toutes les castes et d’un prix moins élevé, 2 roupies par mois. Cet établissement compte 400 élèves et semble appelé à un grand avenir, quoiqu’il faille reconnaître que jusqu’à présent l’on n’ait point fait les plus grands sacrifices en sa faveur. L’établissement entier se compose d’une salle de moyenne dimension où les 400 élèves sont groupés tant bien que mal, et dont la température doit donner au visiteur, en mai et en juin, une assez juste idée des souffrances des victimes du ''Black-Hole'', sinon de l’enfer.
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Faut-il accepter aveuglément ce dernier chiffre? est-il moins gros d’illusions que ceux donnés par la correspondance des jésuites de la mission de Madura? Le témoignage des hommes les plus au courant des choses de l’Inde ne saurait malheureusement laisser aucun doute. A l’exception d’un petit nombre d’esprits d’élite qui ont accepté avec enthousiasme la révélation chrétienne, il ne se rencontre guère parmi les natifs convertis que des individus des plus basses castes, chrétiens du lendemain, si l’on peut emprunter cette expression à la langue révolutionnaire, généralement les plus corrompus d’entre les indigènes, que l’appât des secours que les missionnaires prodiguent autour d’eux, ou de pires motifs encore, attirent au banquet de la communion évangélique. C’est avec regret que nous constatons ici cette opinion, unanime parmi les hommes qui ont acquis une connaissance sérieuse du caractère hindou, que les prédications des missionnaires protestans n’ont fait aucune impression durable sur ces races endurcies dans l’idolâtrie, et que si quelque accident imprévu enlevait subitement à l’Inde les missionnaires évangélistes, de la communauté, de cent mille âmes qu’ils disent avoir amenée aux vérités chrétiennes un bien petit nombre seul ne retomberait pas dans les erreurs grossières des religions natives. Si l’on veut examiner à leur point de vue véritablement utile et sérieux les travaux des sociétés bibliques dans l’Inde, c’est dans les écoles des grands centres, de Calcutta surtout, qu’il faut aller les étudier. Qu’on visite par exemple l’école établie dans la capitale du Bengale par les missionnaires appartenant à la société du ''Free ckurck of Scotland''. Chaque samedi, à midi, les étrangers sont admis dans l’établissement et peuvent assister à un examen oral. Les élèves les plus avancés sont rangés sur les bancs d’un amphithéâtre situé au milieu d’une grande salle, aux murailles tapissées de maximes empruntées aux Écritures. Ils sont là au moins cent cinquante jeunes babous pressés sur des gradins qui montent jusqu’au plafond, et l’aspect de ces têtes noires, de ces yeux brillans, uniformément superposés sur des robes de mousseline d’une éclatante blancheur, est tout à fait original. Assis au milieu de ses visiteurs, faisant face à l’amphithéâtre, le chef de l’institution, homme de haute taille et de la plus bienveillante physionomie, passe en revue les divers sujets d’études, les deux trigonométries, l’histoire, la géographie, la grammaire, les livres saints, et l’auditoire répond en chœur à ses questions; à moins qu’il n’ait spécialement désigné quelque élève. Cette sorte de conversation bienveillante entre le maître et les disciples nous a beaucoup frappé, non-seulement par la sagacité des réponses faites à des questions assez compliquées, mais par la tenue parfaite de l’auditoire. Quoique l’examen se fût prolongé au-delà du temps ordinaire des études et eût ainsi empiété sur la récréation, nous ne pûmes surprendre un seul élève en flagrant délit de tenue inconvenante ou de babillage indiscret. Il est vrai de dire que sur ces cent cinquante noirs personnages, âgés en moyenne de quinze ans environ, la bonne moitié portait d’imposantes moustaches, et était déjà passée, le professeur nous l’assura du moins, à l’état d’homme marié et de chef de famille. Deux mots pour terminer ce croquis de la salle des commençans, où se trouvent réunis une centaine de petits drôles qui chantent en chœur, avec de petites voix fêlées, ''a, b, c, d, et ba, be, bi, bo, bu'', les yeux tournés vers un tableau qu’un vénérable brahme couvre de gros caractères. Plus de 4,000 enfans à Calcutta, dans les seuls établissemens des missions protestantes, reçoivent une éducation solide et pratique, et tout esprit libéral, en applaudissant à des succès réels, doit désirer qu’un plus grand développement soit donné à des institutions pleines d’avenir.
 
A quel prix l’éducation se développe dans l’Inde, c’est ce qu’on connaît maintenant : il ne reste plus qu’à comparer au chiffre du budget actuel de l’instruction publique le chiffre du budget d’Il y a quarante ans. En 1813, les sommes allouées à l’éducation européenne par la compagnie s’élevaient à 8,129 liv. sterl. La subvention de l’éducation dans l’Inde s’élève aujourd’hui à 9 lacs de roupies (2,500,000 fr.). On ne saurait donc nier le progrès. Ce chiffre toutefois, si l’on se rappelle qu’il s’agit d’une population de 140 mil lions d’individus et d’un budget de 600 millions de francs, a une assez triste éloquence pour qu’il ne soit point nécessaire de démontrer en de longs commentaires que le gouvernement de l’Inde est loin d’avoir satisfait à la charge civilisatrice qui lui est échue en partage. Non pas que l’on puisse se dissimuler les difficultés de la question de l’éducation publique dans l’Inde, les obstacles que les préjugés des natifs, la violence enthousiaste des sectes religieuses, les intérêts de la politique opposent aux efforts civilisateurs les plus énergiques et les mieux entendus; mais tout en avouant qu’un progrès rapide est impossible, il est permis de reprocher au gouvernement de la compagnie d’avoir compliqué sa tâche par une excessive parcimonie, et surtout par une absence totale d’organisation et de système. Peut-on s’expliquer avec quelque apparence de raison que, dans une administration montée comme l’est celle de l’Inde, il ne se soit trouvé jusqu’à ces dernières années qu’un fonctionnaire, un seul, que ses devoirs attachassent exclusivement à la question de l’éducation. Il y a en effet quelques mois à peine que la sous-présidence des provinces nord-ouest était la seule division de l’empire indien où un inspecteur général fût chargé de la surveillance et de la direction en chef des établissemens d’éducation. Dans les autres présidences, ce département était administré par un ''board'' ou comité composé d’hommes éminens et bien disposés sans doute, mais qui, choisis selon le hasard de leur position, n’avaient ni les connaissances spéciales indispensables, ni même le temps nécessaire pour examiner et résoudre les détails multiples inséparables de la question d’éducation (5)<ref> Des dispositions récentes ont mis fin à cet état de choses. Les comités ont été abolis, et aujourd’hui un fonctionnaire spécial est appelé dans chaque présidence à diriger le département de l’éducation.</ref>. La part du lion, dans les allocations du trésor public, est employée, et c’est là un tort grave, à subventionner des établissemens dont l’enseignement est d’un ordre trop élevé. Le calcul différentiel, Shakspeare, Byron, l’économie politique, nourrissent avec raison, et nourriront longtemps encore de leur manne fortifiante les jeunes esprits qui fréquentent les universités européennes; mais cette nourriture spirituelle raffinée est-elle bien celle qui convient à de jeunes sauvages, chez lesquels les traditions de la maison paternelle n’ont tendu qu’à développer les habitudes et les instincts immuables de l’Inde, tels aujourd’hui qu’ils étaient aux jours du Christ, à la conquête de Bacchus, aux temps du déluge? Il existe, on n’en saurait douter, entre l’éducation de la famille et celle de l’école des affinités certaines que l’on ne viole pas sans danger. Voyez ce jeune babou qui étudie un des problèmes les plus modernes et les plus compliqués de l’économie politique : pour vêtement, il n’a qu’un simple pagne; une cabane de bambou lui sert d’abri; près de lui, sur une table fume une lampe, dont la jumelle pouvait éclairer la tente de Seth ou de Japhet. Doit-on s’étonner que tous ces élémens discordans n’arrivent à produire dans l’ordre moral rien autre chose que ce phénomène d’apparente civilisation dont on trouve tant d’exemples chez les riches natifs? Pour la plupart, en effet, les heureux de l’Inde, possesseurs de magnifiques palais, de somptueux ameublemens, d’une riche argenterie, vivent dans leur vie intime comme vivaient leurs pères, sans soupçonner même l’usage de toutes ces belles choses.
 
En appelant de jeunes sauvages, tout frais émoulus de la sauvagerie, à faire les hautes études qui conviennent aux enfans de l’Europe civilisée, l’on a violé les lois de la logique et de l’équilibre; on a commencé par le faîte l’édifice de l’éducation en ces contrées lointaines, et il ne faut pas s’étonner s’il chancelle de toutes parts sur ses bases. L’expérience a prouvé, et cela presque sans exception, que les lauréats des collèges indiens, de jeunes lettrés qui prendraient rang avec honneur dans les universités de l’Europe, retombent, au sortir du collège, dans les pratiques dégradantes de religions dont leur esprit éclairé fait intérieurement justice. Les collèges de l’Inde reçoivent de fanatiques idolâtres, ils rendent des hypocrites. Est-ce la ce que l’on peut appeler civilisation, progrès? L’a venir de la civilisation dans l’Inde n’est pas dans ce haut enseigne ment factice; il est dans les écoles primaires natives, sur lesquelles peut seul s’étayer un système d’éducation à larges bases, capable de régénérer le pays. C’est en purifiant l’atmosphère impure qu’exhalent les écoles indigènes, c’est en encourageant les maîtres par des secours libéraux, en répandant à profusion des livres empreints d’une saine morale, en organisant même une hiérarchie parmi ces pédagogues barbares et ignorans, que l’on servira utilement dans l’Inde la cause du progrès. Ce qui étonnera quiconque ne sait pas à quel degré tout système empreint d’organisation militaire est antipathique au génie de la nation anglaise, c’est que, dans la question de l’éducation, on n’a su tirer aucun parti de l’armée anglo-indienne, une force de 300,000 hommes que, pendant neuf mois de l’année, les ardeurs du climat réduisent à la plus complète oisiveté. En organisant dans l’Inde des écoles régimentaires, ne serait-il pas possible de couvrir le pays, en peu de temps et à peu de frais, d’un ré seau d’écoles primaires dirigées par d’anciens soldats qui auraient puisé au régiment non-seulement quelques connaissances, mais encore des principes d’honneur et de dignité personnelle que la vie des camps et l’habitude de la discipline militaire doivent donner même à un Indien?
 
Nous terminerons ici ce tableau de l’enseignement public dans l’Inde anglaise. Il ne s’agissait point pour nous, on l’aura compris, de formuler un système d’éducation à l’usage des domaines de l’honorable compagnie; nous avons seulement voulu rapidement indiquer un des plus curieux aspects de cette société bizarre, qui, par la force des habitudes et des préjugés, a résisté opiniâtrement et victorieusement jusqu’à ce jour à toutes les tentatives faites pour propager parmi elle les lumières de la foi chrétienne et de la science moderne.
 
 
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<small>(1) Ce programme d’enseignement est indifféremment suivi dans toutes les écoles natives, qu’elles soient affectées au langage bengali ou au langage indoustani. Dans ces dernières seulement, les commerçans, au lieu de tracer leurs essais sur des feuilles de bananier, exercent leurs petits doigts avec une pointe de fer sur une tablette d’airain ou de bois recouverte d’un léger enduit de chaux. </small><br />
<small> (2) Les chiffres suivans, extraits des documens officiels publiés par le gouvernement de l’Inde, permettent d’apprécier exactement la proportion dans laquelle les diverses castes de la hiérarchie indienne participent à l’étude du sanscrit. Le district de Burdwan compte 190 écoles, dirigées par 190 professeurs appartenant tous à l’ordre brahmanique. Ces établissemens renferment 1,358 élèves, dont 590 externes et 768 internes. 1,296 élèves appartiennent à la caste des brahmes, 45 à la caste des médecins, les 17 autres à des familles de brahmes dégradées. Les recettes annuelles accusées par les 190 professeurs forment un total de 11,960 roupies, soit en moyenne un traitement pour chaque maître de 68 roupies 4 anas; mais les sources de profits pour les ''pundits'' sont si diverses et si facilement dissimulées, qu’on ne peut accepter ce chiffre sans réserve.</small><br />
<small>(3) Nous nous plaçons toujours dans le Bengale proprement dit, c’est-à-dire dans la division de l’empire indien qui a été soumise à l’enquête partielle dont nous essayons de résumer les résultats. </small><br />
<small> (4) Pour donner une idée de ce programme, il suffit d’indiquer les conditions de l’examen des candidats au titre d’une ''senior'' ou d’une ''junior scholarship''. Pour une ''senior scholarship'' de l’ordre le plus élevé (on en compte quatre classes), on est interrogé : en prose, sur Bacon; en poésie, sur Shakspeare et Milton; en histoire, sur Macaulay; en philosophie et en économie politique, sur les principes de Smith; il faut prouver en outre qu’on connaît le calcul différentiel et intégral, la trigonométrie, l’optique, etc. Pour une ''junior scholarship'', le candidat doit répondre : en prose, sur des morceaux choisis de Goldsmith; en poésie, sur des morceaux choisis de Pope et de Prior. Il est interrogé sur la géographie, sur l’histoire, sur la grammaire et le langage bengali, sur l’arithmétique et l’algèbre, etc. Parmi les établissemens d’éducation publique du Bengale, il faut encore compter le ''Médical Collège'' de Calcutta, qui, grâce à l’habile et énergique persévérance du savant docteur Mouat, a, en quelques années, popularisé dans ces contrées lointaines les bienfaits de la médecine et de la chirurgie modernes.</small><br />
<small> (5) Des dispositions récentes ont mis fin à cet état de choses. Les comités ont été abolis, et aujourd’hui un fonctionnaire spécial est appelé dans chaque présidence à diriger le département de l’éducation.</small><br />
 
 
<center>II</center>
 
De l’éducation, qui prévient les crimes, passons à la justice, qui est appelée à les réprimer. Ici encore, l’Angleterre rencontre, dans l’accomplissement de sa mission civilisatrice, de graves obstacles qu’elle s’applique courageusement à surmonter. Le gouvernement de la compagnie des Indes s’est trouvé en présence de crimes extraordinaires que la civilisation a effacés en Europe, depuis des siècles, des tristes annales de la perversité humaine. Pour procéder avec ordre dans cette étude, où l’horrible le dispute au bizarre, il faut parler d’abord d’un crime particulier aux âges primitifs, les sacrifices humains (1)<ref>Les sacrifices humains, l’offrande la plus agréable, suivant le dogme hindou, que l’homme puisse offrir à la Divinité, et qui lui donnent des droits à sa bienveillance spéciale, étaient universellement pratiqués dans l’Inde avant la conquête musulmane. Les noms de Hurdwar et du temple de Jaggernauth seront toujours écrits en sanglans caractères dans l’histoire du fanatisme humain, on peut même dire que ces abominables cérémonies résistèrent la l’influence des mahométans, car vers les premières années du siècle, sous la loi des Mahrattes, des sacrifices humains étaient annuellement offerts dans la ville de Saugor. L’administration anglaise, malgré ses efforts, n’a pas triomphé complètement de ces coutumes sanguinaires. Ainsi, dans ces derniers temps, les tribunaux de l’Inde eurent à juger, entre autres criminels égarés par le fanatisme religieux, un brahme qui, après avoir immolé une chèvre à la déesse Kali, égorgea sans aucun motif, avec le couteau fumant encore du sang de l’animal, deux hommes qui l’avaient assisté dans ce sacrifice. Un natif de basse caste, du district de Rungpore, fut aussi condamné à mort, il l’a, peu de temps, pour avoir assassiné un enfant en bas âge, et reconnut avoir été poussé à ce crime par le désir d’obtenir de la Divinité la guérison de son fils, alors dangereusement malade. C’est surtout néanmoins parmi les tribus sauvages dont les territoires se trouvent enclavés dans le domaine anglo-indien que l’abominable pratique des sacrifices humains conserve toute sa puissance. </ref>.
 
En juillet 1835, le gouvernement de Madras ayant envoyé des troupes pour forcer le ''rajah'' de Rumsur à acquitter les arrérages de son tribut, les nécessités des opérations militaires conduisirent l’expédition dans une contrée sauvage habitée par des peuplades à l’état complet de barbarie, et où l’Européen n’avait jamais pénétré. Les Khonds, race antérieure à la conquête de l’Inde par les Hindous, occupent, près de la côte nord-ouest du golfe du Bengale, un territoire d’environ 200 milles de long sur 170 milles de large. Vêtus d’une pièce d’étoffe retombant jusqu’au genou, la tête ceinte d’un ban deau de toile rouge, armés de flèches et de javelots, les Khonds ressemblent aux habitans des forêts de la Gaule et de la Germanie avant l’ère chrétienne, et l’on découvrit bientôt que la ressemblance ne s’arrêtait pas au costume, que la pratique des sacrifices humains était en vigueur parmi eux.
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Les moyens de répression les plus divers ont été tentés sous l’inspiration du gouvernement de l’Inde; malheureusement il faut constater que l’étendue du mal a défié jusqu’à ce jour les efforts les plus énergiques. Les Rajpoots, comme d’autres tribus de l’Inde centrale et orientale, ne sont pas directement sujets de l’Angleterre. Les traités dans lesquels les chefs de ces états féodaux reconnaissent le protectorat de leur puissant voisin européen leur assurent en compensation la libre administration des affaires intérieures de leurs domaines. Entrer dans une voie de répression active, chercher à extirper la pratique de l’infanticide par la force des armes, c’était rompre avec les traditions de cette diplomatie heureuse et habile, qui a, sans coup férir, assuré la suprématie de l’Angleterre dans cette partie de l’empire indien, c’était s’engager dans une série de guerres interminables. L’intérêt bien compris de la chose publique ne permettait donc au gouvernement d’intervenir que par des négociations diplomatiques, qui ont été de longue date entamées sans interruption, malheureusement aussi sans résultats sérieux. Dès les premières années du siècle, les agens diplomatiques de la compagnie en mission dans ces contrées avaient reçu l’ordre de ne rien négliger pour obtenir des chefs indépendans qu’ils proscrivissent l’infanticide parmi les sujets de leurs domaines, et on peut dire que la question a été victorieusement et depuis longtemps résolue au point de vue des proclamations et des protocoles. Vieux déjà sont les traités dans lesquels presque tous les princes de l’Inde centrale et orientale sans exception se sont engagés à défendre dans leurs états le massacre des enfans nouveau-nés. Par malheur, les documens diplomatiques ne tranchent pas la question, et des difficultés insurmontables se sont opposées et s’opposent encore à l’exécution de la loi nouvelle. Dans bien des cas, les rajahs, intimidés, s’étaient rendus sans conviction aux instances des agens anglais, et, avec ce mépris de la foi jurée qui caractérise les Orientaux, pratiquaient dans le mystère du harem la coutume homicide qu’ils avaient proscrite par leurs ordonnances, ou bien encore des princes de bonne foi se trouvaient impuissans à contraindre des sujets indisciplinés à respecter leurs volontés et leurs lois. A ces obstacles il faut en joindre d’autres encore : la fragilité de la vie chez l’enfant nouveau-né, qui permet d’accomplir le crime sans résistance, sans complices, sans témoins. Disons de plus que, dans ces contrées, il est presque impossible d’obtenir des documens, statistiques sérieux, car la constitution de la famille en Orient, le mystère impénétrable dont la vie conjugale est entourée, rendent impossible de constater régulièrement les naissances et les grossesses. Il est, au reste, à remarquer que les relevés officiels de population, quelque incomplets qu’ils soient, accusent hautement et unanimement l’étendue du mal, et que tous les chiffres recueillis dans cette partie du domaine indien donnent une proportion d’enfans du sexe féminin de beaucoup inférieure à celle des enfans mâles : ici un tiers, là un quart; dans certaines tribus, un quinzième et quelquefois moins.
 
Jusqu’ici nous avons eu à constater la résistance invincible que des pratiques inhumaines, héritage des superstitions des premiers âges, ont opposée aux tentatives civilisatrices du gouvernement Anglais. Des conquêtes glorieuses faites par la civilisation sur la barbarie ne manquent pas cependant à l’histoire de la domination Anglaise dans l’Inde, et en première ligne il faut citer l’abolition de la coutume du ''suttee'' ou suicide des veuves (2)<ref> L’origine de cette terrible pratique se perd dans la nuit des temps, et un voyageur qui parcourut l’Inde à la fin du dernier siècle rapporte que les brahmes qui formulèrent la loi du ''suttee'' y furent poussés pour mettre un terme aux crimes des femmes indiennes qui, sur le plus futile motif, empoisonnaient leurs maris. « La loi du ''suttee'' fit cesser cette habitude fâcheuse, » remarque candidement le voyageur; mais d’un excès l’on tomba dans l’autre, « car, ajoute-t-il, le suicide des veuves entra si avant dans les mœurs, que celles qui se refusaient a l’accomplir étaient réservées à une vie de misère et d’abjection. »</ref>. C’est à l’administration de lord William Bentinck que se rattache cette mesure, une des plus décisives prises par le gouvernement de la compagnie, la seule presque où il ait osé défier ouvertement les préjugés et les coutumes de ses sujets indiens. La loi qui défend le suicide des veuves et punit comme complice d’un meurtre quiconque a, par ses actes ou ses conseils, contribué au sacrifice homicide, a été couronnée d’un plein succès. Si quelques ''suttees'' s’accomplissent encore aujourd’hui, ces sacrifices sont excessivement rares, et l’on peut regarder cette pratique inhumaine comme complètement extirpée des mœurs de la race indienne.
 
Avec l’association des ''thugs'', le gouvernement anglais n’a pas eu à prendre des mesures moins énergiques que vis-à-vis des veuves indiennes qui s’imposaient le ''suttee'', et il n’a guère été moins heureux. L’origine des ''thugs'', l’association de malfaiteurs la plus puissante, la plus fortement organisée qu’il ait jamais été donné à un gouvernement de combattre et de détruire, remonte à la plus haute antiquité, et ils l’expliquent eux-mêmes par des légendes mythologiques que l’on peut résumer ainsi. Aux premiers jours du monde, le principe du mal, la déesse Kali ou Bowhanee, pour soutenir la lutte avec le principe créateur, institua l’ordre des ''thugs'', auxquels elle révéla l’art de la strangulation. Ses bontés ne s’arrêtèrent pas là, et elle continua de donner à ses sectaires des preuves incessantes de protection en faisant disparaître les traces de leurs crimes; mais un jour des ''thugs'', succombant à une ardente curiosité, épièrent les mouvemens de la déesse, qu’ils surprirent sur terre au moment où elle faisait disparaître les cadavres de leurs victimes. Cette indiscrétion reçut son châtiment. Depuis ce jour, les ''thugs'' ont dû enfouir eux-mêmes dans les entrailles de la terre les preuves matérielles de leurs forfaits, sans que toutefois la déesse Kali, retirant à l’ordre entier son patronage, ait cessé de veiller au succès de ses entreprises. Cette tradition, admise sans controverse parmi les ''thugs'', tend à prouver que si l’élément mahométan est entré dans l’association, il y est entré bien après la fondation de cet ordre d’assassins, qui se rattache aux temps héroïques de l’histoire de l’Inde. Les pratiques superstitieuses dont les ''thugs'' environnent tous les actes de leur sanguinaire métier ont le plus grand rapport avec les puériles cérémonies de la religion des brahmes. S’agit-il d’admettre un nouveau-venu parmi les sectaires de Bowhanee? Après avoir accompli la cérémonie du bain, le récipiendaire, vêtu d’habits neufs, est présenté aux membres de la secte réunis dans une chambre. On passe ensuite de la chambre de réunion à un endroit consacré peu distant. Là, à la face du ciel, le ''gooroo'', le chef spirituel de la bande, invoque la déesse Bowhanee, et lui demande de révéler par quelque signe certain qu’elle accepte le nouveau-venu et lui accorde sa protection. Le pré sage est attendu en silence, et lorsque la déesse a manifesté sa volonté par l’aboiement d’un chacal, le braiement d’un âne, le vol d’un canard, ou toute autre manifestation aussi irréfutable, la bande rentre dans la maison. Là on met l’axe de fer, symbole de l’association, entre les mains du récipiendaire, qui répète un serment solennel et terrible que le ''gooroo'' a prononcé avant lui. Il reçoit ensuite des mains du prêtre un morceau de sucre consacré par des prières, et les cérémonies de l’initiation sont achevées; le nouveau-venu appartient désormais à l’association des thugs, et sa vie est vouée au service de la sanguinaire Bowhanee. Le soin de se rendre favorable leur farouche protectrice est l’une des principales occupations de la vie des ''thugs''.
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Dans les cellules, les détenus sont astreints à moudre par jour une certaine quantité de grain, ou à imprimer un nombre donné de rotations à la roue d’un régulateur dont le cadran, placé à l’extérieur de la cellule, fait connaître à chaque instant au gardien à quel point de cette tâche d’écureuil laborieux en est arrivé le prisonnier. Pendant deux heures chaque jour, les détenus des cellules sont conduits dans des loges à ciel ouvert où ils peuvent prendre quelque exercice et faire leurs ablutions. Un des hôtes de ces cages est un jeune garçon de douze ans au plus, qui cherche, par des cris lamentables, à éveiller la pitié de l’officier qui veut bien me faire les honneurs de l’établissement. Il existe dans la geôle d’Agra un assez grand nombre d’enfans qui sont tous réunis dans un atelier séparé, et auxquels tout contact avec les détenus est sévèrement interdit. Ce n’est pas sans étonnement que j’appris que de ces petits drôles, à peine au sortir de l’enfance, plusieurs étaient frappés de condamnations à vie. Parmi ces derniers était un précoce scélérat de quatorze ans au plus, hôte déjà ancien de la prison, et condamné pour avoir assassiné une petite fille dont il avait volé les bracelets et les boucles d’oreilles; c’était du reste le plus intelligent de la bande, et, sur l’ordre de mon compagnon, il me donna sans difficulté des preuves de son savoir, en me récitant avec une volubilité d’écolier, d’une voix argentine, ce qu’on me dit être une table de multiplication. Près de l’atelier des jeunes détenus se trouvent les bâtimens de la prison consacrés aux femmes, où jamais homme ne pénètre qu’en présence du directeur. Vêtues de robes sombres et accroupies sur deux rangs au milieu de la cour, les détenues défilent en silence sous le regard sévère d’une femme d’un aspect vraiment imposant, et qui exerce parmi elles une autorité toute despotique. La majorité des détenues est condamnée, m’assure-t-on, pour crime d’infanticide.
 
Les détenus prennent leurs repas en commun dans une salle à manger à ciel ouvert, d’un aspect trop pittoresque pour que je n’en dise pas quelques mots. Dans la cour attenante à chaque atelier, des cases de deux pieds carrés, séparées entre elles par des relèvemens de deux ou trois pouces, sont disposées en échiquier sur le sol. A l’heure du repas, le détenu vient s’accroupir dans la case qui lui a été assignée, et reçoit la sa ration, que des cuisiniers ont fait bouillir à des fourneaux placés sous des arcades peu distantes. (3)<ref> Le personnel administratif de la geôle d’Agra se compose de 14 officiers, 4 geôliers, 114 gardiens et 214 soldats. Quant au nombre des prisonniers, il s’élevait à 2,168, que l’on classait ainsi : 97 ''thuys'', 342 ''dacoïts'', 166 voleurs de grand chemin, 92 condamnés pour violence, 622 assassins, 532 voleurs; le reste avait été condamné pour contrebande, parjure, viol, enlèvement d’enfans, etc. Dans ce total, 442 hommes et 83 femmes étaient frappés d’emprisonnement à vie. </ref>.
 
Ce n’est pas toutefois sans difficultés que l’on est parvenu à établir le système de la nourriture prise en commun dans les geôles du pays, et cette réforme, lorsqu’elle fut mise pour la première fois en pratique, prit les proportions d’une question politique de la plus haute importance. Autrefois le gouvernement allouait à chaque prisonnier une somme de 1 ''ana'' (0 f. 137) par jour, sans se préoccuper autrement des détails de sa nourriture et de l’emploi de son temps. Lorsque l’exemple de la métropole conduisit le gouvernement de l’Inde à s’enquérir de l’organisation intérieure de ses établissemens pénitentiaires, et que l’on voulut soumettre les détenus à un travail régulier, l’on ne tarda pas à découvrir les inconvéniens d’un système d’alimentation destructeur de toute discipline, qui non-seulement permettait à certains détenus de faire des économies, mais encore leur assurait à tous la distraction, si agréable à l’homme de l’Inde, de préparer son repas de ses mains. Acheter lui-même ses alimens, édifier avec mille précautions son petit feu, surveiller d’un œil amoureux les péripéties de la cuisson de son riz ou de son gruau, voilà quels soins remplissaient, à sa plus grande satisfaction, la journée du prisonnier, dont l’existence, comme celle du bouffon de l’opéra italien, se résumait ''à manger, boire et puis dormir''! Les premières réformes opérées dans les établissemens pénitentiaires de la compagnie eurent donc pour but d’y introduire un système de travail réglé et de les pourvoir de cuisines publiques et de cuisiniers. Cette dernière réforme ne s’accomplit pas sans résistance, et plus d’un vieux serviteur du gouvernement de l’Inde, imbu des vieilles traditions de déférence aux préjugés religieux des populations, annonça, en maudissant l’innovation culinaire, que la dernière heure de la puissance anglaise dans l’Inde allait sonner à l’horloge du destin. L’expérience n’a point vérifié, comme de raison, ces lugubres pronostics, quoi qu’il ait fallu recourir dans la plupart des prisons de l’Inde à l’emploi de la force ouverte pour établir la coutume des cuisines communes (4).<ref> Nous compléterons ces détails en reproduisant un tableau de statistique criminelle relatif à la présidence du Bengale, qui comprend un territoire de 174,854 milles carrés et une population de 38,817,874 habitans, soit une moyenne de 222 individus au mille carré : <br/>
 
En comparant les tableaux de statistique criminelle de l’Inde aux documens de cette nature publiés en Angleterre, en Ecosse et en France, on trouverait que la moralité de la population du Bengale diffère peu de celle des nations les plus civilisées de l’Europe. Hâtons-nous toutefois de rendre justice aux populations européennes, il est loin d’en être ainsi. Tandis qu’en Europe l’exception infinitésimale des crimes et attentats reste seule inconnue de l’autorité et que la statistique judiciaire donne exactement le degré du thermomètre moral des populations, les documens publiés par le gouvernement du Bengale ne sont en réalité que des approximations grossières dans lesquelles une bonne partie des outrages faits aux lois ne sont pas inscrits.
 
Comment en effet expliquer d’une manière plausible que les crimes et délits aient augmenté de près d’un tiers dans la période de temps comprise de 1838 à 1844, sinon en disant qu’une police plus vigilante, mieux au courant des habitudes des populations, a pu mettre on lumière plus d’attentats que l’on ne pouvait le faire précédemment avec les moyens insuffisans de surveillance administrative que l’on avait eus jusqu’alors? De plus, n’est-il pas de notoriété publique, comme il a été dit plus haut, que l’administration anglaise gouvernait depuis cinquante ans le pays, lorsque les ravages des ''thungs'' lui furent révélés pour la première fois ? N’est-ce pas d’hier ou à peu près (1842) qu’il a été découvert que la caste nombreuse des ''kechuks'' est vouée au ''dacoït''? Il y a comme une muraille indienne pétrie de mystère, de ruse, de mensonge, d’indifférence au bien et au mal, qui entoure tous les détails de la vie intérieure de la communauté native, et devant laquelle viennent se briser les efforts des magistrats les plus actifs et les plus intelligens. La corruption de la police et la crainte de ses exactions, crainte qui arrête dans bien des cas la plainte des parties lésées, sont encore d’autres argumens péremptoires à l’appui des doutes que nous avons émis sur la valeur des documens de statistique criminelle publiés par le gouvernement de la compagnie. Aussi peut-on conclure que la majeure partie peut-être des crimes et délits commis dans l’Inde échappe à la répression des lois. Nous n’essaierons point de dégager l’inconnue du problème en entrant dans le champ des hypothèses, et nous ne tirerons qu’une conclusion de ces faits divers : c’est que la moralité des populations indiennes est de beaucoup inférieure à celle des nations de l’Europe civilisée.
 
En peut-il être autrement dans cette communauté enchevêtrée de puis des siècles dans les superstitions les plus odieuses et les plus absurdes, dans cette communauté en tête de laquelle s’élève le brahme, le brahme sorti de la bouche du dieu Brahmah, le brahme infaillible et tout-puissant? Qu’attendre de cette omnipotence terrestre que le brahme tient de la religion, sinon d’une part une tyrannie sans limites, de l’autre la plus dégradante abjection?
 
Fondé de pouvoirs de la Divinité sur la terre, le brahme s’érige en dispensateur de ses bienfaits et de ses châtimens. Ici surtout ses pouvoirs sont sans bornes. La perte d’un procès, les calamités domestiques, les mille fléaux, épidémie, famine, ravages de bêtes fauves, qui peuvent fondre sur une population, sont autant d’accidens que le brahme sait exploiter avec adresse pour grandir le prestige de sa puissance aux yeux de son entourage. Il est vrai de dire que, dans les grands centres, où les natifs se trouvent en contact incessant avec les Européens, la barrière des castes a été en partie démolie. A Calcutta, par exemple, on trouve par centaines des brahmes qui, poussés par l’appât du gain, ont embrassé des professions que les dogmes de leur religion leur interdisaient; mais, en dehors des grandes villes et des districts voisins, l’influence du brahme demeure toute-puissante sur des esprits imbéciles, façonnés dès leur enfance au joug des plus folles superstitions. En traitant de l’éducation, nous avons dit tout ce qu’il l’avait de défectueux et de puéril dans le système des écoles de la communauté native; mais, outre l’éducation de l’école, il est encore pour l’homme une éducation de tous les jours, de tous les instans, l’éducation du foyer domestique. Quelle est-elle pour l’homme de l’Inde? Dès son enfance, son esprit est rétréci dans un cercle de formes mécaniques, de rites frivoles, qui constituent les pratiques de la religion hindoue. Jeunes et vieux offrent aux idoles des mets que jeunes et vieux mangent ensuite sous prétexte que les idoles sont rassasiées. Les citrouilles, les chouettes, les chacals, les plus humbles ustensiles du ménage sont érigés en divinités et adorés sérieusement comme telles à des jours consacrés. Autour de l’enfant résonnent sans cesse des chants obscènes, où l’on célèbre les exploits de dieux pervers qui ne diffèrent des hommes que par la brutalité et la perversité de leurs excès; pour premières paroles, sa bouche innocente apprend à balbutier des formules d’anathèmes destinées à attirer la malédiction d’en haut sur un ennemi. Ajoutez à ces élémens dissolvans de tout sens moral l’influence de certaines coutumes impies, telles que l’abandon des malades et l’exposition des morts au bord des fleuves. Ajoutez que dans la famille indienne la mère est réduite au rôle le plus dégradé, vouée aux fonctions les plus abjectes, moins considérée que le plus jeune de ses fils, et vous devrez logiquement et tristement conclure que l’éducation intime de la famille est exclusivement faite dans l’Inde pour dépraver le jugement, pervertir la raison, atrophier les sentimens de bonté et de justice innés au cœur de l’homme. Aussi ne doit-on pas s’étonner que le mensonge, le hideux mensonge soit à l’ordre du jour dans cette société bâtie sur l’imposture, et qu’un terrain semé comme à plaisir de tous les germes impurs qui peuvent flétrir et égarer les instincts de l’humanité ne produise qu’une impure et déplorable récolte d’êtres dépravés et criminels?
 
Une femme de beaucoup de tact, devant laquelle je venais de flétrir avec la plus vertueuse colère l’immoralité des populations indiennes, me posa successivement un jour les questions suivantes : « Malade, vous l’avez été sans doute, n’avez-vous pas rencontré dans ces domestiques menteurs et coquins que vous venez d’anathématiser avec tant d’éloquence un dévouement profond, les soins les plus attentifs et les plus délicats? Si vous admettiez dans votre maison en Europe un personnel de domestiques aussi nombreux que celui qui nous entoure dans l’Inde, et cela comme nous le faisons tous sans recommandations valables, sans garanties d’aucune sorte, croyez-vous que les vols dont vous seriez victime ne seraient pas autrement graves que les quelques paires de bas et la demi-douzaine de chaussettes qui manquent annuellement à votre garderobe? N’est-ce pas un fait de tous les jours qu’une jeune fille fraîchement arrivée d’Europe accomplisse, pour rejoindre sa famille, les voyages les plus lointains, seule, sans appui, incapable de dire un seul mot des langues du pays? Une, deux pu trois fois par jour, dans un voyage qui dure sou vent des mois, elle voit se renouveler la douzaine de sauvages qui portent sur leurs épaules son palanquin et son bagage, et il est cependant sans exemple qu’une femme blanche ait été insultée d’un mot, d’un geste ! »
 
Ces questions, pour fendre hommage à la vérité, je fus obligé de les résoudre toutes à l’honneur des hommes de l’Inde et de convenir que j’avais poussé un peu loin la fougue de mes invectives. Et en effet comment, avec les idées et les habitudes de l’Europe, ces idées et ces habitudes qui malgré nous exercent une influence toute puissante sur nos jugemens, parler d’une manière impartiale et vraie de cette société où les siècles ont amoncelé tant d’élémens absurdes et bizarres, de ces hommes dont les mœurs et les instincts diffèrent autant des nôtres que leur peau cuivrée diffère de notre peau blanche? De plus, entre l’Européen et l’homme de l’Inde les relations sont sans intimité, toutes superficielles; toujours et partout le natif échappe à l’observation, à l’analyse; de l’homme, vous ne voyez que l’écorce! Vous ignorez même si des domestiques blanchis à votre service sont bons pères, bons époux, accessibles aux devoirs de la famille, aux joies de l’amitié, car la vie intime de la race asiatique est ainsi faite, qu’un voile impénétrable la protège contre la curiosité de l’étranger, et si par aventure il en saisit quelques détails, ses observations tombent sur quelque crime plus ou moins horrible que la vindicte des lois a mis en lumière. En de pareilles conditions d’incompétence, prononcer un jugement absolu sur la moralité des populations indiennes serait se mettre dans la position d’un voyageur qui, formulant, d’après la ''Gazette des Tribunaux'', son opinion sur la société française, conclurait hardiment que l’homme y naît voleur et assassin, la femme empoisonneuse et adultère!
 
Loin donc de terminer cette étude par des paroles de malédiction et de colère contre les pauvres populations de l’Inde, nous ferons la part du déplorable héritage de misère, de tyrannie, de corruption que les siècles ont transmis aux races indiennes. Nous appellerons de tous nos vœux le jour où les lumières du christianisme, l’action bienfaisante d’un gouvernement fort et éclairé, auront élevé le bien-être et la moralité de l’Hindou au niveau du bien-être et de la moralité de l’Européen.
 
 
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<small>(1) Les sacrifices humains, l’offrande la plus agréable, suivant le dogme hindou, que l’homme puisse offrir à la Divinité, et qui lui donnent des droits à sa bienveillance spéciale, étaient universellement pratiqués dans l’Inde avant la conquête musulmane. Les noms de Hurdwar et du temple de Jaggernauth seront toujours écrits en sanglans caractères dans l’histoire du fanatisme humain, on peut même dire que ces abominables cérémonies résistèrent la l’influence des mahométans, car vers les premières années du siècle, sous la loi des Mahrattes, des sacrifices humains étaient annuellement offerts dans la ville de Saugor. L’administration anglaise, malgré ses efforts, n’a pas triomphé complètement de ces coutumes sanguinaires. Ainsi, dans ces derniers temps, les tribunaux de l’Inde eurent à juger, entre autres criminels égarés par le fanatisme religieux, un brahme qui, après avoir immolé une chèvre à la déesse Kali, égorgea sans aucun motif, avec le couteau fumant encore du sang de l’animal, deux hommes qui l’avaient assisté dans ce sacrifice. Un natif de basse caste, du district de Rungpore, fut aussi condamné à mort, il l’a, peu de temps, pour avoir assassiné un enfant en bas âge, et reconnut avoir été poussé à ce crime par le désir d’obtenir de la Divinité la guérison de son fils, alors dangereusement malade. C’est surtout néanmoins parmi les tribus sauvages dont les territoires se trouvent enclavés dans le domaine anglo-indien que l’abominable pratique des sacrifices humains conserve toute sa puissance. </small><br />
<small> (2) L’origine de cette terrible pratique se perd dans la nuit des temps, et un voyageur qui parcourut l’Inde à la fin du dernier siècle rapporte que les brahmes qui formulèrent la loi du ''suttee'' y furent poussés pour mettre un terme aux crimes des femmes indiennes qui, sur le plus futile motif, empoisonnaient leurs maris. « La loi du ''suttee'' fit cesser cette habitude fâcheuse, » remarque candidement le voyageur; mais d’un excès l’on tomba dans l’autre, « car, ajoute-t-il, le suicide des veuves entra si avant dans les mœurs, que celles qui se refusaient a l’accomplir étaient réservées à une vie de misère et d’abjection. »</small><br />
<small>(3) Le personnel administratif de la geôle d’Agra se compose de 14 officiers, 4 geôliers, 114 gardiens et 214 soldats. Quant au nombre des prisonniers, il s’élevait à 2,168, que l’on classait ainsi : 97 ''thuys'', 342 ''dacoïts'', 166 voleurs de grand chemin, 92 condamnés pour violence, 622 assassins, 532 voleurs; le reste avait été condamné pour contrebande, parjure, viol, enlèvement d’enfans, etc. Dans ce total, 442 hommes et 83 femmes étaient frappés d’emprisonnement à vie. </small><br />
<small>(4) Nous compléterons ces détails en reproduisant un tableau de statistique criminelle relatif à la présidence du Bengale, qui comprend un territoire de 174,854 milles carrés et une population de 38,817,874 habitons, soit une moyenne de 222 individus au mille carré : </small><br />
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En comparant les tableaux de statistique criminelle de l’Inde aux documens de cette nature publiés en Angleterre, en Ecosse et en France, on trouverait que la moralité de la population du Bengale diffère peu de celle des nations les plus civilisées de l’Europe. Hâtons-nous toutefois de rendre justice aux populations européennes, il est loin d’en être ainsi. Tandis qu’en Europe l’exception infinitésimale des crimes et attentats reste seule inconnue de l’autorité et que la statistique judiciaire donne exactement le degré du thermomètre moral des populations, les documens publiés par le gouvernement du Bengale ne sont en réalité que des approximations grossières dans lesquelles une bonne partie des outrages faits aux lois ne sont pas inscrits.
 
Comment en effet expliquer d’une manière plausible que les crimes et délits aient augmenté de près d’un tiers dans la période de temps comprise de 1838 à 1844, sinon en disant qu’une police plus vigilante, mieux au courant des habitudes des populations, a pu mettre on lumière plus d’attentats que l’on ne pouvait le faire précédemment avec les moyens insuffisans de surveillance administrative que l’on avait eus jusqu’alors? De plus, n’est-il pas de notoriété publique, comme il a été dit plus haut, que l’administration anglaise gouvernait depuis cinquante ans le pays, lorsque les ravages des ''thungs'' lui furent révélés pour la première fois ? N’est-ce pas d’hier ou à peu près (1842) qu’il a été découvert que la caste nombreuse des ''kechuks'' est vouée au ''dacoït''? Il y a comme une muraille indienne pétrie de mystère, de ruse, de mensonge, d’indifférence au bien et au mal, qui entoure tous les détails de la vie intérieure de la communauté native, et devant laquelle viennent se briser les efforts des magistrats les plus actifs et les plus intelligens. La corruption de la police et la crainte de ses exactions, crainte qui arrête dans bien des cas la plainte des parties lésées, sont encore d’autres argumens péremptoires à l’appui des doutes que nous avons émis sur la valeur des documens de statistique criminelle publiés par le gouvernement de la compagnie. Aussi peut-on conclure que la majeure partie peut-être des crimes et délits commis dans l’Inde échappe à la répression des lois. Nous n’essaierons point de dégager l’inconnue du problème en entrant dans le champ des hypothèses, et nous ne tirerons qu’une conclusion de ces faits divers : c’est que la moralité des populations indiennes est de beaucoup inférieure à celle des nations de l’Europe civilisée.
 
En peut-il être autrement dans cette communauté enchevêtrée de puis des siècles dans les superstitions les plus odieuses et les plus absurdes, dans cette communauté en tête de laquelle s’élève le brahme, le brahme sorti de la bouche du dieu Brahmah, le brahme infaillible et tout-puissant? Qu’attendre de cette omnipotence terrestre que le brahme tient de la religion, sinon d’une part une tyrannie sans limites, de l’autre la plus dégradante abjection?
 
Fondé de pouvoirs de la Divinité sur la terre, le brahme s’érige en dispensateur de ses bienfaits et de ses châtimens. Ici surtout ses pouvoirs sont sans bornes. La perte d’un procès, les calamités domestiques, les mille fléaux, épidémie, famine, ravages de bêtes fauves, qui peuvent fondre sur une population, sont autant d’accidens que le brahme sait exploiter avec adresse pour grandir le prestige de sa puissance aux yeux de son entourage. Il est vrai de dire que, dans les grands centres, où les natifs se trouvent en contact incessant avec les Européens, la barrière des castes a été en partie démolie. A Calcutta, par exemple, on trouve par centaines des brahmes qui, poussés par l’appât du gain, ont embrassé des professions que les dogmes de leur religion leur interdisaient; mais, en dehors des grandes villes et des districts voisins, l’influence du brahme demeure toute-puissante sur des esprits imbéciles, façonnés dès leur enfance au joug des plus folles superstitions. En traitant de l’éducation, nous avons dit tout ce qu’il l’avait de défectueux et de puéril dans le système des écoles de la communauté native; mais, outre l’éducation de l’école, il est encore pour l’homme une éducation de tous les jours, de tous les instans, l’éducation du foyer domestique. Quelle est-elle pour l’homme de l’Inde? Dès son enfance, son esprit est rétréci dans un cercle de formes mécaniques, de rites frivoles, qui constituent les pratiques de la religion hindoue. Jeunes et vieux offrent aux idoles des mets que jeunes et vieux mangent ensuite sous prétexte que les idoles sont rassasiées. Les citrouilles, les chouettes, les chacals, les plus humbles ustensiles du ménage sont érigés en divinités et adorés sérieusement comme telles à des jours consacrés. Autour de l’enfant résonnent sans cesse des chants obscènes, où l’on célèbre les exploits de dieux pervers qui ne diffèrent des hommes que par la brutalité et la perversité de leurs excès; pour premières paroles, sa bouche innocente apprend à balbutier des formules d’anathèmes destinées à attirer la malédiction d’en haut sur un ennemi. Ajoutez à ces élémens dissolvans de tout sens moral l’influence de certaines coutumes impies, telles que l’abandon des malades et l’exposition des morts au bord des fleuves. Ajoutez que dans la famille indienne la mère est réduite au rôle le plus dégradé, vouée aux fonctions les plus abjectes, moins considérée que le plus jeune de ses fils, et vous devrez logiquement et tristement conclure que l’éducation intime de la famille est exclusivement faite dans l’Inde pour dépraver le jugement, pervertir la raison, atrophier les sentimens de bonté et de justice innés au cœur de l’homme. Aussi ne doit-on pas s’étonner que le mensonge, le hideux mensonge soit à l’ordre du jour dans cette société bâtie sur l’imposture, et qu’un terrain semé comme à plaisir de tous les germes impurs qui peuvent flétrir et égarer les instincts de l’humanité ne produise qu’une impure et déplorable récolte d’êtres dépravés et criminels?
 
Une femme de beaucoup de tact, devant laquelle je venais de flétrir avec la plus vertueuse colère l’immoralité des populations indiennes, me posa successivement un jour les questions suivantes : « Malade, vous l’avez été sans doute, n’avez-vous pas rencontré dans ces domestiques menteurs et coquins que vous venez d’anathématiser avec tant d’éloquence un dévouement profond, les soins les plus attentifs et les plus délicats? Si vous admettiez dans votre maison en Europe un personnel de domestiques aussi nombreux que celui qui nous entoure dans l’Inde, et cela comme nous le faisons tous sans recommandations valables, sans garanties d’aucune sorte, croyez-vous que les vols dont vous seriez victime ne seraient pas autrement graves que les quelques paires de bas et la demi-douzaine de chaussettes qui manquent annuellement à votre garderobe? N’est-ce pas un fait de tous les jours qu’une jeune fille fraîchement arrivée d’Europe accomplisse, pour rejoindre sa famille, les voyages les plus lointains, seule, sans appui, incapable de dire un seul mot des langues du pays? Une, deux pu trois fois par jour, dans un voyage qui dure sou vent des mois, elle voit se renouveler la douzaine de sauvages qui portent sur leurs épaules son palanquin et son bagage, et il est cependant sans exemple qu’une femme blanche ait été insultée d’un mot, d’un geste ! »
 
Ces questions, pour fendre hommage à la vérité, je fus obligé de les résoudre toutes à l’honneur des hommes de l’Inde et de convenir que j’avais poussé un peu loin la fougue de mes invectives. Et en effet comment, avec les idées et les habitudes de l’Europe, ces idées et ces habitudes qui malgré nous exercent une influence toute puissante sur nos jugemens, parler d’une manière impartiale et vraie de cette société où les siècles ont amoncelé tant d’élémens absurdes et bizarres, de ces hommes dont les mœurs et les instincts diffèrent autant des nôtres que leur peau cuivrée diffère de notre peau blanche? De plus, entre l’Européen et l’homme de l’Inde les relations sont sans intimité, toutes superficielles; toujours et partout le natif échappe à l’observation, à l’analyse; de l’homme, vous ne voyez que l’écorce! Vous ignorez même si des domestiques blanchis à votre service sont bons pères, bons époux, accessibles aux devoirs de la famille, aux joies de l’amitié, car la vie intime de la race asiatique est ainsi faite, qu’un voile impénétrable la protège contre la curiosité de l’étranger, et si par aventure il en saisit quelques détails, ses observations tombent sur quelque crime plus ou moins horrible que la vindicte des lois a mis en lumière. En de pareilles conditions d’incompétence, prononcer un jugement absolu sur la moralité des populations indiennes serait se mettre dans la position d’un voyageur qui, formulant, d’après la ''Gazette des Tribunaux'', son opinion sur la société française, conclurait hardiment que l’homme y naît voleur et assassin, la femme empoisonneuse et adultère!
 
Loin donc de terminer cette étude par des paroles de malédiction et de colère contre les pauvres populations de l’Inde, nous ferons la part du déplorable héritage de misère, de tyrannie, de corruption que les siècles ont transmis aux races indiennes. Nous appellerons de tous nos vœux le jour où les lumières du christianisme, l’action bienfaisante d’un gouvernement fort et éclairé, auront élevé le bien-être et la moralité de l’Hindou au niveau du bien-être et de la moralité de l’Européen.
 
 
Major FRIDOLIN.
 
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