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Le système électoral de la Grande-Bretagne, dans sa constitution organique, remonte au XIIIe siècle. C’est à partir de cette époque qu’on peut suivre le mouvement continu et presque ininterrompu d’un peuple qui, sous la garde d’une royauté héréditaire, a pris à ses affaires une part de plus en plus active par le choix régulier de ses députés. Cette intervention du pays dans son gouvernement a été pour la nation comme un patrimoine transmis fidèlement d’âge en âge, et dont les aïeux ont du rendre compte à leurs descendans. Pour la liberté comme pour le pouvoir, c’est beaucoup de ne pas dater d’hier; les institutions ne se passent pas plus aisément, que les dynasties de traditions. La constitution de l’Angleterre a ce qui manquait à un souverain tout puissant quand il disait dans les jours de sa grande fortune : « Je voudrais être mon petit-fils. » Elle peut montrer ses parchemins, et sa force lui vient de sa durée.
Le pouvoir électoral, dès l’origine, a été constitué sur des fondemens qui ont dû être raffermis et restaurés, mais qui n’ont jamais été renversés; il a été mis à la disposition des différentes classes du pays, de la classe des propriétaires des campagnes et de la classe des habitans des villes, et avant d’être étendu aux deux universités d’Angleterre, il s’est établi, à la fois dans les comtés et dans les bourgs, qui représentaient deux sociétés différentes dont les intérêts ne pouvaient être confondus. Dans les comtés, qui étaient des circonscriptions territoriales de même nature, reconnues par la loi politique du pays, il a pris naissance et il s’est développé sous l’empire de principes communs, et il a été attribué d’abord sans aucune condition de revenu, ensuite sous certaines réserves, aux propriétaires qui avaient un titre féodal de pleine propriété, c’est-à-dire aux francs-tenanciers. Dans les bourgs, le droit électoral a dû son origine à des causes de toutes sortes, différentes de ville à ville : c’est tantôt leur importance, tantôt la faveur de chartes privilégiées, tantôt enfin le hasard des circonstances qui a fait reconnaître aux bourgs leurs droits de représentation, inégalement répartis entre eux, et dont l’exercice a toujours été soumis à la variété des statuts locaux. Toutefois, dans les bourgs comme dans les comtés, le pouvoir électoral n’a été qu’un pouvoir ajouté et rattaché à d’autres pouvoirs déjà existans; nulle part il ne s’est établi comme un pouvoir spécial, isolé, étranger aux habitudes de la vie politique du pays. Ainsi les francs-tenanciers se réunissaient dans les cours des comtés pour rendre la justice et traiter ensemble de leurs intérêts communs: ce sont les cours des comtés qui ont été chargées de nommer des députés. Dans les bourgs, les citoyens, quand ils avaient le droit de se gouverner eux-mêmes, choisissaient leurs magistrats, réglaient les affaires de la communauté, dont la gestion était souvent concentrée dans le conseil de la ville: le droit d’élection se confondit avec les droits municipaux, et il s’exerça aux mêmes conditions, sans être jamais ramené à un système d’unité. Partout les électeurs avaient été groupés suivant leurs relations habituelles; c’est à ce prix seulement, comme le disait M. Guizot dans ses belles leçons sur les ''Origines du gouvernement représentatif'', que des assemblées électorales peuvent faire ce qu’elles veulent et savoir ce qu’elles font. Comment ne pas reconnaître le parti qu’on aurait pu également tirer, dans l’ancienne France, des institutions représentatives, si le développement de la liberté politique, quelque insuffisant qu’il fût, avait été résolument poursuivi par les classes élevées du pays, au lieu d’être arrêté par le pouvoir absolu, qui faisait le vide autour du trône à son propre détriment et au détriment de la nation? La nation a fait fausse route parce que la bonne route lui a été fermée. Plus heureuse, l’Angleterre, à travers le moyen âge et les temps modernes, conserva avec sa constitution sa législation électorale, qui, il y a vingt-cinq ans, était encore restée à peu près intacte. Cette constitution avait soutenu l’épreuve des siècles, mais elle n’avait pu échapper aux altérations du temps, de ce temps qui, par les abus comme par les progrès qu’il engendre, est le grand novateur, comme le désignait énergiquement lord Bacon
Dans les bourgs, les abus étaient également devenus plus saillans à mesure que les vicissitudes de la population et de la richesse avaient métamorphosé toute l’économie d’un système devenu suranné. Ainsi dans un grand nombre des bourgs électoraux d’Angleterre le suffrage appartenait aux dernières classes de la population, souvent à l’exclusion de celles qui auraient eu le plus de titres pour l’obtenir. Il était ordinairement attribué aux habitans qui étaient admis au droit de bourgeoisie municipale (les ''freemen'') en dehors de toute condition de fortune, soit par naissance, soit par service ou apprentissage, soit par concession au gré des conseils des villes, qui faisaient souvent, dans l’intérêt de telle ou telle candidature, la distribution la plus abusive du titre d’électeur. Dans d’autres bourgs, surtout en Ecosse, le pouvoir électoral; au lieu d’être démesurément étendu, était démesurément restreint, et il était concentré dans les conseils des villes, qui se recrutaient eux-mêmes, ou bien étaient choisis par les chefs des différentes corporations; le député d’Edimbourg n’était ainsi nommé que par 33 électeurs.
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Toutefois, avant de poursuivre résolument l’œuvre toujours périlleuse des réformes, même les plus nécessaires, l’Angleterre sut attendre, et on peut dire qu’elle pouvait attendre. La constitution défectueuse du pouvoir électoral n’avait pas empêché le libre jeu des institutions. Il avait suffi que ce pouvoir fût légalement disputé entre les deux grands partis constitutionnels, les conservateurs et les libéraux, pour que le parti appelé au gouvernement trouvât toujours en face de lui un parti prêt a le contrôler, qui le forçait, sinon à prendre l’initiative des plus importantes réformes, du moins à rendre sans cesse ses comptes au pays. A l’aide de la liberté de la presse, le parlement avait toujours donné comme une voix à l’opinion publique, et, malgré des éclipses passagères, il en avait prévenu les défaillances. Les abus mômes s’étaient transformés en garanties. Ainsi la représentation des petits bourgs qui avaient été flétris du nom de ''bourgs pourris'' avait servi à faire entrer dans le parlement les jeunes gens qui pouvaient se consacrer de bonne heure, avec le plus de succès, à la vie publique, grâce à la protection de telle ou telle grande famille intéressée à donner les meilleurs défenseurs à la cause du parti auquel elle appartenait. Telle est la voie qui s’est ouverte constamment aux plus grands orateurs, aux plus grands ministres, aux plus grands hommes d’état, et, pour n’en citer que quelques-uns, à Pitt, à Fox, à Burke, à Sheridan, à ces grands princes de la politique et de l’éloquence anglaise. « Les destinées de la Grande-Bretagne, disait avec quelque raison un des membres du parlement, dépendent beaucoup plus de ceux qui les dirigent que de telle ou telle amélioration des lois politiques. »
Cependant il ne faut pas juger des institutions par leurs accidens heureux, et, comme l’observait M. Villemain dans un de ses derniers écrits, il est dangereux de chercher toujours dans le caractère des hommes le correctif des mauvaises lois. « L’ancien système de la législation électorale de l’Angleterre était condamné par les exclusions injustes et les tolérances abusives qu’il perpétuait
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L’acte de réforme qui rajeunissait la vieille constitution avait été conquis par l’énergie de cet esprit à la fois tenace et conservateur qui est la principale qualité d’un grand peuple : n’ayant pas été précipité, il avait pu être mûrement préparé, et il n’était point exposé au sort, de ces coups d’essai improvisés sur lesquels il faut plus tard revenir. Le mouvement en avant avait été bien calculé, de façon à n’être pas suivi d’un mouvement en arrière : pour que les changemens restent dans les lois, et pour que les libertés n’y soient point passagères, il faut que les peuples sachent les obtenir avant de les recevoir. L’acte de réforme, avant d’être donné, fut obtenu; aussi s’est-il fait place dans les institutions du pays. Étendu dans la même année à l’Ecosse et à l’Irlande, complété plus tard par quelques lois de détail qui y ont été ajoutées, il est resté depuis vingt-cinq ans le code électoral de la Grande-Bretagne.
La nouvelle législation a conservé l’ancien nombre des membres de la chambre des communes, fixé, depuis l’acte d’union avec l’Irlande en 1800, à 658, et limité aujourd’hui à 654; mais elle en a changé la répartition soit entre les trois royaumes, soit entre les collèges électoraux de chaque royaume. Elle a ainsi donné, pour les comtés, les bourgs et les universités, à l’Irlande 105, à l’Ecosse 53, à l’Angleterre 500 députés, réduits aujourd’hui à 406, par suite de la déchéance du droit de représentation à laquelle deux bourgs, convaincus de s’être laissé corrompre, ont été condamnés
Le droit de représentation des bourgs a été en outre soumis à un nouveau partage, principalement en Angleterre; il a été retiré en tout ou en partie à certains bourgs qui n’avaient plus une population suffisante, et pour lesquels il n’était plus qu’un privilège abusif; il a été attribué en revanche à beaucoup d’autres qui avaient gagné l’importance nécessaire pour être associés par l’élection de députés au gouvernement du pays. La législation nouvelle a fait entre eux un choix, et elle a reconnu le pouvoir électoral à 201 bourgs, qui jouissent ainsi des mêmes droits que les comtés. Les changemens dans la répartition des collèges électoraux, complétés par une plus juste proportion introduite dans le nombre de députés qui leur a été attribué, ont été destinés à mettre fin aux abus de l’ancien système, qui était devenu peu à peu la contre-partie de l’état de la société; mais ce ne sont pas de nouveaux principes qu’ils ont fait prévaloir : ils ont empêché que les vieilles traditions d’inégalité dans la représentation du pays ne restassent trop choquantes, sans les sacrifier à une théorie préconçue d’égalité arithmétique qui aurait donné un représentant à un nombre déterminé de citoyens. Les collèges électoraux n’ont plus gardé un pouvoir fictif, mais ils ont conservé les uns à l’égard des autres un pouvoir inégal. Ils ont continué à être constitués pour représenter des intérêts collectifs, des besoins communs, et non pas un chiffre abstrait d’électeurs groupés d’après la statistique de la population. Pour prendre au hasard quelques exemples, qui ne sont pas des exceptions, mais qui rentrent tous dans la règle générale, comparons un comté à une ville : le comté de Chester, avec 158,000 habitans, nomme 2 membres de la chambre des communes, et la ville de Chester, avec 28,000 habitans, en nomme également 2. Comparons les comtés entre eux : voici le comté de Northumberland, qui, avec 8,000 électeurs, envoie au parlement 4 députés, comme le comté de Norfolk, qui en compte 16,000. De même voici en Angleterre 68 bourgs qui n’ont pas plus de 200 à 500 électeurs, et dont quelques-uns peuvent nommer 2 députés aussi bien que des villes comme Manchester et Liverpool, où le nombre des électeurs atteint au chiffre de 17 ou 18,000.
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Ainsi des petits collèges ont été conservés à côté des grands collèges, au profit des comtés et surtout au profit des bourgs. Les petits collèges des bourgs ont gardé l’avantage de pouvoir assurer, comme autrefois, aux nouveaux ou aux anciens hommes d’état les plus éminens la scène sur laquelle ils ont pu commencer à débuter, comme l’ont fait tour à tour lord John Russell, sir J. Graham et M. Macaulay, ou bien le lieu de retraite où ils se cantonnent à l’abri du flux et du reflux de l’opinion, suivant l’exemple donné par sir Robert Peel et aujourd’hui encore par lord Palmerston. D’autre part, les collèges électoraux distincts réservés à chaque comté ont servi à perpétuer les traditions locales si favorables à la vie politique, et sur lesquelles la constitution d’Angleterre s’est toujours bien gardée de passer le niveau, comme l’ont fait tour à tour en France l’ancienne royauté au profit de la révolution, et la révolution au détriment de la liberté. « Qui de vous, disait à ses électeurs le député du comté de Buckingham, peut voir dans notre comté, ici le chemin ombragé que suivait Hampden en tenant à la main sa pétition des droits, là le temple dédié à l’éloquence de Chatham, plus loin le chêne sous lequel Burke méditait ses immortels discours, sans se sentir fier d’appartenir au comté natal illustré par de tels hommes? Quand chacun trouve à côté de soi, en exerçant ses droits de citoyen, les traces de ses pères fidèles à leur devoir, comment n’être pas encouragé à faire soi-même son devoir? »
La diversité inégale des collèges électoraux assure encore au pays un plus précieux avantage : elle garantit l’équilibre des forces politiques, et elle protège les droits de la minorité. Le système d’égalité des districts électoraux préparerait la facile prépondérance des grandes villes, où l’opinion est si mobile et si passionnée; il leur sacrifierait toutes les petites agrégations de citoyens dans lesquelles l’esprit d’ordre et de conservation est toujours assuré de trouver un refuge
Toutefois, avant d’entrer dans cette espèce de labyrinthe, il y a moyen de s’assurer comme un fil conducteur en s’attachant au principe commun auquel peuvent être ramenées les différentes conditions dont la loi électorale a fait dépendre le droit de suffrage. C’est en raison de la position acquise qu’elle l’a attribué. Dans la constitution de la Grande-Bretagne, le droit de suffrage n’est pas une propriété qui appartient à chaque homme en naissant, et pour que l’électeur puisse l’obtenir, il faut qu’il paraisse capable de l’exercer : ainsi est écartée la théorie du suffrage universel, qui, dans une société comme la société anglaise, ne donnerait aucune de ces garanties d’indépendance et d’aptitude intellectuelle ou morale dont la nécessité ne peut être nulle part impunément méconnue.
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Sans doute le moyen de détermination qui doit aider à faire reconnaître de telles garanties ne peut jamais être un signe infaillible; mais il faut qu’il soit approprié à l’état politique et économique de chaque société. Ainsi le paiement de l’impôt n’aurait guère pu servir à établir en Angleterre un principe de législation constitutionnelle, parce que le système des taxes, si différent du nôtre, ne s’y serait pas facilement prêté. La présomption qui pouvait être préférée comme la plus générale et la plus justifiable, c’était le revenu de la propriété mis en rapport avec la condition sociale des différentes classes de citoyens. Aucune autre ne pouvait attribuer le droit de suffrage à des électeurs qui parussent réunir plus de titres pour l’exercer, et qui fussent mieux associés aux intérêts de l’état : elle s’encadrait dans la constitution politique d’un pays où la propriété fait la force de toutes les institutions et les marque de son empreinte. En réservant le même privilège aux gradués qui appartiennent aux universités, et qui, au lieu de tenir au soi, se rattachent également à la société par leurs liens avec tels ou tels corps constitués, la loi n’a pas dérogé, même par exception, au principe qu’elle a proclamé; elle en a seulement étendu l’application, et elle a laissé ainsi une voie ouverte aux développemens légitimes qui peuvent la compléter, en conservant cette garantie de la position acquise, sans laquelle le pouvoir électoral n’est plus qu’un pouvoir sacrifié.
L’uniformité dans les dispositions qui sont également étendues aux électeurs du royaume-uni est restreinte à l’incapacité établie à raison, soit du sexe, soit de l’âge au-dessous de vingt et un ans, soit de telle ou telle position, comme celle de pair siégeant au parlement
Le droit de suffrage dans les comtés à été réservé, en Angleterre, aux propriétaires qui ont un droit originaire de pleine propriété, c’est-à-dire aux francs-tenanciers (''free-holders'') qui continuent à justifier, comme autrefois, d’un revenu de 40 shillings (50 francs). Il s’est étendu, sous la condition d’un revenu de 10 livres (250 fr.), aux autres classes de propriétaires fonciers dont les titres étaient, par exemple, des titres de propriété concédée (''copy-holders'')
Les mêmes dispositions ont été étendues à l’Ecosse; seulement en Ecosse les francs-tenanciers dont les anciens droits ont été réservés n’étaient autres que les francs-tenanciers qui justifiaient du titre d’anciens vassaux de la couronne : ils ont continué à être dispensés de toute condition de revenu, mais ils n’ont dû garder leur privilège qu’à titre viager. D’autre part, les francs-tenanciers qui ne rentraient pas dans cette classe, et auxquels la nouvelle législation a reconnu les droits qui leur étaient auparavant refusés, ont été soumis, comme tous les autres propriétaires, à la condition d’un revenu de 10 livres (250 fr.).
En Irlande, le droit des francs-tenanciers, élevé, en 1829, de 40 shillings (50 fr.) à 10 livres (250 fr.), à raison du trop grand morcellement des terres, a été abaissé, en 1850, de 10 livres à 5 livres. La condition des fermiers a été un peu différemment réglée, et la loi, sans se départir du même système, s’est montrée en général plus facile dans la fixation du revenu qu’elle exige
Ainsi c’est dans des classes différentes que se recrutent les électeurs des comtés; mais, en mettant à part la nouvelle classe, un peu mélangée, des électeurs d’Irlande, il est facile de reconnaître qu’elles sont destinées à être rapprochées par les mêmes intérêts, les intérêts de la propriété et du fermage. C’est de son unité que le corps des électeurs de comté tire sa force, et c’est grâce à cette unité qu’il peut garder le rôle que la prévoyance de la constitution lui a assigné en le destinant à représenter les principes du parti conservateur. Cette garantie serait fort compromise, si les conditions du droit de suffrage devaient être abaissées dans les comtés jusqu’au niveau de celles dont il dépend dans les bourgs. Un tel changement, demandé depuis quelques années par un membre du parlement, M. Locke-King, en appelant les petits locataires de toutes les bourgades du comté qui ne sont pas constituées en bourgs électoraux à voter avec les propriétaires et les grands fermiers, empêcherait ceux-ci de garder leur part de pouvoir, et les disperserait au milieu d’une population le plus souvent étrangère à leurs intérêts, à leurs vues, à leurs habitudes. Sans doute la même exclusion tourne au détriment des petits fermiers et des cultivateurs des campagnes; mais quels titres la loi pouvait-elle reconnaître soit aux petits fermiers, auxquels manque toute indépendance de position, soit aux cultivateurs des campagnes, qui n’ont jamais fait encore, même par l’exercice des droits municipaux, aucun apprentissage de l’éducation politique? De tels électeurs n’auraient été que des soldats dociles aux ordres de leurs chefs. D’ailleurs la loi ne rend pas le droit de suffrage inaccessible, et en l’attribuant, sinon en Ecosse, au moins en Angleterre, à la propriété d’un bien de franche-tenure produisant seulement un revenu de 40 shillings (50 fr.), ne le met-elle pas à la portée d’un grand nombre? Ce serait une erreur de croire que la concentration de la terre ne laisse pas la liberté d’acquérir de petites propriétés, et il n’est pas inutile de rappeler que le nombre des propriétaires est évalué en Angleterre à 350,000. Aussi n’est-il pas rare de voir l’homme qui a consacré sa vie à un travail manuel finir par acheter un petit bien auquel le droit de suffrage est attaché, et lord John Russell, encourageant cet emploi des économies ouvrières, avait soin de dire que personne, dans la chambre des communes, ne pouvait refuser son estime à ces nouveau-venus qui avaient fait la laborieuse et pacifique conquête de leurs titres de citoyen. Dans le vieux palais de Westminster, on les nomme avec honneur des nouveau-venus; chez d’autres peuples, n’auraient-ils pas été appelés avec mépris des parvenus? Ainsi le corps électoral des comtés n’est pas condamné à vivre sur lui-même, et peut toujours se recruter; il se compose en moyenne, dans chacun des comtés ou des subdivisions de comtés d’Angleterre, de 5 ou 6,000 électeurs
C’est dans les mêmes vues que la loi a réglé l’extension du droit de suffrage aux nouveaux électeurs des bourgs. Dans les comtés, elle avait trouvé son point d’appui dans la propriété foncière; dans les bourgs, elle le chercha dans la propriété bâtie, d’après un système d’uniformité qui a également prévalu dans les trois royaumes. Elle y a conféré le pouvoir électoral à tout habitant qui occupe, comme propriétaire ou locataire, une maison ou une partie de maison d’un revenu annuel de 10 livres sterling (250 fr.), et qui semble ainsi associé aux intérêts du commerce, de l’industrie, de la fortune mobilière, ou des professions libérales : elle a créé de la sorte un cadre élastique destiné à se prêter aisément à l’admission de tous ceux qui, dans telle ou telle condition, appartiennent aux classes moyennes ou bien s’y font leur place. C’est grâce à cette disposition légale que le corps des électeurs, sans être dispersé dans la nation, n’en a pas été isolé.
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Les droits qui étaient réservés à titre viager se sont étendus à tous les privilèges qui dépendaient de la variété des statuts locaux, et qui, dans quatre-vingt-trois bourgs d’Angleterre, faisaient participer au pouvoir électoral, ici tous les habitans sans distinction, là les habitans logés, — tantôt ceux qui contribuaient aux impositions paroissiales, tantôt ceux qui ne recevaient pas de secours, ou même qui justifiaient seulement, suivant le vieil usage, des moyens de mettre le pot-au-feu. Toutefois, depuis vingt-cinq ans, de tels droits s’éteignent successivement, et tombent en outre chaque jour sous le coup de la prescription par le non-usage auquel la loi les a soumis. Aussi la réserve qu’elle en a faite n’a plus guère aujourd’hui qu’une importance historique; mais elle permet au moins de reconnaître quels sont les tempéramens avec lesquels en Angleterre il est fait justice même des abus, quand ils paraissent tenir à des droits acquis.
L’importance des anciens droits qui ont passé dans la constitution électorale du pays doit donc se mesurer à ceux qui ont été réservés à perpétuité. La classe la plus considérable
Dans les bourgs, la condition de la position acquise, qui aujourd’hui dépend de l’habitation et qui bientôt peut-être pourra se prêter à un système moins exclusif, assure un facile accès à toutes les classes moyennes, sans opposer un obstacle insurmontable à l’entrée de quelques-uns des travailleurs dans la classe gouvernante du pays. D’ailleurs la réserve des anciens droits, malgré les abus qui l’accompagnent, empêche que les classes ouvrières ne soient exclues, et si d’autres combinaisons peuvent donner en leur faveur les garanties d’un meilleur choix, plus régulier et moins dépendant du hasard, sans jeter pourtant la confusion dans les rangs du corps électoral des bourgs, tous les avantages qui pourront justifier l’équité et la prévoyance du législateur seront heureusement réunis.
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A côté des électeurs de comtés et des électeurs de bourgs, les électeurs des deux universités d’Angleterre et de l’université de Dublin sont restés soumis aux anciennes conditions du grade universitaire qui leur étaient demandées, et auxquelles l’acte de réforme de 1832 ni aucune loi postérieure n’a rien changé ni rien ajouté. Les électeurs des universités d’Oxford, de Cambridge et de Dublin sont tous les gradués, et les élèves pensionnés (''fellows'' et ''scholars'') des collèges de l’université de Dublin partagent avec eux les mêmes droits. C’est là un corps choisi de 9,300 électeurs qui, s’il était confondu dans les autres collèges électoraux, y serait comme noyé sans pouvoir y surnager. Il fallait que tous les élémens de sa force fussent rapprochés et étroitement unis : la part que la constitution a faite aux intérêts qu’il représente est peut-être insuffisante, mais elle est la reconnaissance d’un principe légitime auquel ont été rattachés de salutaires avantages, et qui peut gagner à être développé.
Les conditions du droit électoral ont été complétées par les prescriptions qui en ont réglé l’exercice, et qui exigent au moins une durée de jouissance semestrielle ou annale de la propriété, du fermage et de la location, à laquelle doit s’ajouter une occupation ou un domicile de six mois, tant pour les fermiers à volonté que pour les électeurs des bourgs
Telle est la législation qui règle, par les dispositions les plus prévoyantes et les plus complètes, les droits des électeurs de la Grande-Bretagne. Elle a été à la fois l’œuvre de la tradition et l’œuvre de l’innovation. En faisant au progrès la part qui ne pouvait pas lui être refusée sans injustice et sans danger, elle a raffermi la constitution du pays, et c’est sans détruire le vieil édifice qu’elle y a remis les unes après les autres toutes les pierres qui y manquaient. ''Blessed the amending hand'', bénie soit la main réparatrice! — telle est la devise dont elle peut se parer, et qu’elle a justifiée.
Le corps électoral qu’elle a constitué comprend aujourd’hui, sur une population de 3 ou Il millions de citoyens majeurs, 1,237,000 électeurs
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Pour mesurer le progrès; c’est le point de départ qu’il faut connaître, et c’est en regardant en arrière qu’on peut se rendre compte du chemin parcouru. Aussi n’est-il pas inopportun de remonter à l’origine du mal, afin de faire comprendre la longue résistance qui a été opposée à la convalescence et à la guérison. Les traditions de la corruption peuvent se suivre depuis le règne d’Elisabeth, et elles se sont promptement enracinées dans les mœurs politiques du pays: elles sont nées de l’ardeur des luttes légales et des rivalités pacifiques qui mettaient aux prises les partis et les candidats; elles ont été favorisées par l’état d’une société aristocratique dans laquelle les classes moyennes se sont lentement formées et sont restées longtemps exclues de toute participation au pouvoir politique. Enfin elles se sont développées par suite, de la condition inférieure de classes d’électeurs dépendans et indifférens. L’éducation politique d’un peuple ne peut d’ailleurs être que l’oeuvre lente du temps : la liberté seule la prépare et l’achève ; mais la liberté n’a pas le privilège de l’improviser. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner si l’Angleterre était habituée, il n’y a guère plus de trente ans, à ces scènes d’oppression et de corruption qui semblaient être devenues l’accompagnement nécessaire des journées d’élection, et les terminaient souvent par des mêlées sanglantes, surtout en Irlande. Les amis d’un candidat ne se bornaient pas à obséder sans répit ceux qui avaient engagé leurs voix, envoyant au besoin chercher de force les malades jusque dans leur lit et les obligeant à se laisser mettre sur une civière, mais encore il n’était pas rare de les voir sans scrupule faire main basse sur les électeurs qui étaient enrôlés par leurs adversaires. Les uns étaient endormis avec des boissons soporifiques, les autres étaient mis sous clef et gardés à vue. Comme les votes n’étaient reçus, antérieurement à l’acte de réforme, qu’en une seule place, les électeurs étaient obligés, dans les élections des comtés, de se faire transporter souvent à de grandes distances, et la nécessité du transport les exposait à être victimes de nouvelles manœuvres. Tantôt tous les chevaux et toutes les voitures étaient retenus à l’avance, et il n’y avait pas alors de convoi de chemin de fer pour les remplacer; quelquefois les roues des diligences étaient démontées, afin que les électeurs restassent en route, ou bien, comme dans une guerre de partisans, les chemins étaient coupés par des fossés qui ne pouvaient être franchis que par des piétons. On assure même qu’un jour des électeurs qui, pour venir voter, avaient pris leurs places sur un bâtiment dont le capitaine était gagné par un candidat, au lieu d’être déposés à terre, furent emmenés dans un voyage au long cours pour n’être débarqués qu’à Amsterdam. La corruption s’ajoutait à l’oppression, et elle se multipliait sous les formes les plus différentes.
La distribution de l’argent était, il est vrai, prohibée; mais la prohibition était facilement éludée, et, même quand elle était respectée, elle n’empêchait pas la distribution des présens : les électeurs recevaient des bestiaux, des meubles; d’après le récit fait à l’un des comités de la chambre des communes, il y eut même un jour, au moment d’une élection, une pluie abondante de chapeaux neufs, d’habits neufs, de souliers neufs qui n’auraient pu aller à tous les électeurs, mais qui semblaient faits exprès pour les têtes, pour les dos, pour les pieds des électeurs dont les votes étaient donnés à certains candidats. Les cadeaux étaient quelquefois d’un autre genre, et on raconte que la belle duchesse de Devonshire acheta en public, pour le candidat de son choix (c’était Fox), le vote d’un marchand de chandelles, en lui laissant prendre un baiser sur ses lèvres. Les ''régals d’électeurs (treating'') complétaient les pratiques de corruption, et en multipliaient les abus. Telle était la source intarissable de dépenses qui contribuaient à faire monter le prix de certaines élections à des sommes ruineuses qui se comptaient par 100,000 fr. et atteignaient quelquefois jusqu’à des millions
Toutes ces pratiques se liaient d’ailleurs au système de l’intervention active des comités, au rapprochement permanent entre le candidat et les électeurs, à ce mouvement de vie surabondante qui faisait du lieu de l’élection un champ de bataille, et donnait à chaque candidat comme un corps d’armée qu’il fallait grossir de soldats mercenaires. Enfin cette contrainte et ce trafic des votes, qui déshonoraient et pervertissaient la liberté, ne la mettaient pas en péril. C’étaient là des moyens peu avouables sans doute, mais qui ne favorisaient pas les uns au détriment des autres; ils n’étaient pas destinés à assurer la prépondérance d’un gouvernement tout-puissant sur une opposition désarmée. Ils restaient hors de la portée du pouvoir, qui n’avait pas la liberté de s’en servir dans un pays où la moindre manœuvre électorale met tout fonctionnaire sous le coup d’une accusation criminelle que chaque citoyen a le droit de poursuivre; ils étaient seulement à la libre disposition des deux grands partis constitutionnels, qui se disputaient toujours l’avantage dans les mômes conditions d’influence, de richesse, de crédit, et pouvaient ainsi se combattre avec de mauvaises armes sans doute, mais avec des armes égales. « Nous avons accordé trente-six heures à nos adversaires, disaient devant un des comités de la chambre des communes les agens d’un candidat, et nous ne nous sommes mis à acheter les votes que parce qu’ils avaient commencé par s’en faire vendre. » C’était là l’exemple qui se renouvelait le plus fréquemment : il fait comprendre comment la corruption ou la violence, tout en déshonorant les mœurs politiques de la nation, ne contrariait pas cependant le jeu de la liberté et ne tournait à l’oppression d’aucun parti.
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Les mesures répressives, tour à tour renouvelées par les lois, étaient restées impuissantes. Ce fut seulement l’acte de réforme qui, en réduisant la durée du vote et en répartissant les électeurs pour la même élection en plusieurs districts, commença à prévenir les tentatives de corruption et de violence, que la réunion prolongée des électeurs et leur lointain déplacement rendaient inévitables. En même temps, par l’appel des nouvelles classes auxquelles le pouvoir politique était étendu, l’acte de réforme vint donner au pays la garantie sans laquelle toutes les autres précautions étaient illusoires, la garantie d’un corps d’électeurs à la fois moins incomplet et moins vénal, moins insuffisant pour le nombre et mieux choisi pour la qualité.
Toutefois l’acte de réforme n’était pas une de ces panacées qui peuvent tenir lieu d’un long traitement : il ne détruisait pas tous les maux anciens, et il en créait de nouveaux. Ainsi, en faisant entrer dans les rangs des électeurs les classes moyennes, il n’en faisait pas sortir les classes inférieures, dans lesquelles se recrutaient les électeurs les plus corrompus, ceux qui n’avaient d’autre droit que la franchise municipale, les ''freemen'', véritables bandes de ''condottieri'' qui, étrangers à toute éducation politique, mettaient souvent leurs votes aux enchères, comme une propriété, et se vendaient au plus offrant. De plus, l’acte de réforme, malgré les salutaires précautions qu’il avait prises contre les violences brutales auxquelles les électeurs étaient exposés, favorisait et encourageait un nouveau genre d’oppression, l’intimidation. En appelant dans le corps électoral les marchands des villes et les fermiers des campagnes, surtout en étendant le droit de suffrage aux fermiers sans bail
C’était au progrès des lois qu’il fallait demander le progrès des mœurs. Contre l’intimidation, dont les victimes ne pouvaient être les complices, les lois n’avaient guère qu’à seconder le mouvement des mœurs; mais contre la corruption, qui avait la faveur des corrompus, il fallait qu’elles leur fissent en quelque sorte violence. Il appartenait donc aux législateurs de se mettre résolument à l’œuvre, non pas en cachant le mal dans l’ombre et en l’enveloppant de ténèbres, mais en le regardant en face et au grand jour, afin de pouvoir plus sûrement le combattre et le vaincre. C’est l’honneur de la législation de la Grande-Bretagne d’être entrée dans cette voie et de l’avoir suivie jusqu’au bout sans découragement, ne reculant jamais et avançant toujours dans cette grande lutte entreprise pour l’épuration des élections, qui a été le siège de Troie, mais aussi la conquête de Troie.
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Telle fut la lacune que les lois nouvelles cherchèrent à combler, et si elles y réussirent, c’est que le succès fut l’œuvre bien conduite de la persévérance, qui ne se ralentit pas, et de la prévoyance, qui ne se laisse pas déjouer.
Pour atteindre le mal à sa source, c’était l’auteur de la corruption, le candidat, dont il fallait avoir raison. La peine que la loi prononçait contre lui était suffisante, il n’était pas nécessaire de la modifier; il ne s’agissait pas non plus de l’enlever à la juridiction des comités de la chambre des communes, qui seuls sont compétens pour statuer sur la validité des élections, et dont le choix donne aujourd’hui toutes les garanties d’une impartiale justice <ref> Il peut n’être pas indifférent de connaître les dispositions d’un dernier acte de 1848 qui règle aujourd’hui l’organisation de ces comités. Ainsi à l’ouverture de chaque parlement le président de la chambre choisit, de l’aveu de l’assemblée, six membres qui sont toujours pris parmi les députés reconnus les plus capables. Ces six membres composent le comité appelé le ''comité général des élections''. Le comité général dresse à son tour une liste appelée la liste des présidens (
Les collèges électoraux dans lesquels la corruption menaçait de se perpétuer n’ont pas été plus ménagés que les candidats, et le droit de représentation peut leur être enlevé plus facilement qu’autrefois. Jusqu’ici l’instruction, ne se poursuivant que dans les comités de la chambre des communes, leur laissait, à raison de l’éloignement, des garanties d’impunité; aujourd’hui, par un acte de 1852, l’enquête peut être faite sur place, et elle est confiée à des commissaires nommés par la reine sur la demande des deux chambres.
Une fois la répression de la loi politique rendue efficace, la répression de la loi pénale et même de la loi civile pouvait plus librement suivre son cours, soit contre le candidat lui-même, soit contre tout électeur. Elle a été sagement mesurée et réglée en même temps avec la minutie la plus scrupuleuse par un acte de 1854, qui, dans tous les cas de corruption et d’abus d’influences jusqu’alors impunis, a réservé aux parties intéressées la poursuite criminelle
Pour lever tous les voiles derrière lesquels la corruption pourrait encore se cacher, et pour en percer à jour les manœuvres secrètes, la loi de 1854 a établi pour chaque élection un agent comptable [''election auditor''), désigné par l’officier public qui y est préposé. Cet agent doit recevoir l’argent nécessaire aux dépenses et faite lui-même tous les paiemens
Le procès en réhabilitation des élections de la Grande-Bretagne est maintenant instruit, sans qu’il y manque aucune pièce. Le grand enseignement qui doit en ressortir, c’est la preuve de ce travail ininterrompu de progrès qui n’a pas sans doute supprimé le mal sur-le-champ, par un de ces changemens à vue que ne comportent pas les tristes conditions de la nature humaine, mais qui a enfin permis de le combattre avec succès, et de s’en rendre maître en le frappant de coups redoublés. En effet, l’arme de répression, une lois mise en état de servir, n’est pas restée une arme d’arsenal et de musée; elle a été une arme de guerre qui n’a pas été laissée inactive, et le remaniement progressif de la législation en a étendu la portée. Ainsi, depuis l’acte de réforme, deux bourgs d’Angleterre ont été privés et comme dégradés du droit de représentation, qui a été suspendu pour plusieurs autres; des classes d’électeurs convaincues de vénalité ont été, dans certains collèges, exclues du corps électoral. Chaque année, les poursuites contre les candidats ont été suivies de plus nombreuses condamnations, qui en vingt ans, de 1832 à 1852, ont enlevé à 82 membres leurs sièges au parlement. Aux avant-dernières élections de 1852, sur 76 membres dont l’élection a été attaquée, 36 ont pu être convaincus et condamnés.
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Ce n’est pas sur l’emploi plus ou moins rare des moyens de répression, c’est sur la part plus grande qui a pu être faite aux garanties de la répression qu’il faut parfois mesurer le progrès. Avant de juger de l’état moral d’un peuple par le nombre des crimes et des délits, il faut savoir si tous les crimes et si tous les délits sont punis et atteints. Autrement l’avantage appartiendrait aux sociétés où la justice dans ses moyens d’action est la plus défectueuse, et le prix de vertu devrait être donné aux nations chez lesquelles il y a non pas le moins de coupables, mais le plus de coupables impunis. Voici deux grands pays qui, pour la forme de leurs institutions, peut-être également appropriées à leurs traditions, sont aux deux pôles opposés, l’Angleterre et la Russie. En Angleterre, ce sont des citoyens qui, en se choisissant librement des députés, prennent part aux affaires du pays; en Russie, ce sont des fonctionnaires qui gouvernent et administrent l’état. Eh bien! que l’on compare un moment, avec toutes les données de la statistique pénale, les députés et les électeurs de l’Angleterre aux fonctionnaires de la Russie, et parce qu’il y aura encore aujourd’hui plus de plaintes et de jugemens pour faits de corruption contre les uns que contre les autres, faudrait-il conclure qu’il y a plus d’abus dans les élections de la Grande-Bretagne que dans l’administration de la Russie? C’est une maxime de la morale chrétienne que plus l’homme est parfait, plus il découvre en lui d’imperfections, et il y a souvent lieu de faire sur les peuples la même expérience. L’Angleterre peut hardiment la supporter : les poursuites et les enquêtes auxquelles les dernières élections donnent lieu peuvent faire découvrir et condamner un certain nombre de coupables; mais elles serviront aussi à montrer que les coupables d’aujourd’hui sont pris dans la classe de ceux qui étaient les innocens d’autrefois.
Les changemens de l’état social du pays sont venus en aide aux heureux efforts de la législation, et ont contribué à élever le niveau de l’honnêteté et de l’indépendance des électeurs. Les bienfaits de l’éducation, la diffusion des lumières, l’accroissement du bien-être, joints à la diminution progressive du nombre d’électeurs appartenant aux classes les plus vénales
Sans doute, en dépit de tous les progrès, il ne faut pas s’imaginer que le vote des électeurs ne sera jamais déterminé que par des motifs irréprochables. A moins que l’Angleterre ne soit mise un jour à un régime de liberté silencieuse incompatible avec les seules conditions qui empêchent l’élection d’être illusoire, les conditions de la lutte, l’exercice du droit électoral ne pourra jamais être également désintéressé, ni également spontané pour tous les électeurs. Il faudrait rompre tous les liens qui rattachent le député à ses commettans et refaire à neuf la nature humaine pour mettre obstacle aux moyens d’action destinés à servir l’intérêt d’une candidature. Pour atteindre la corruption, même indirectement préparée, et l’intimidation, même adoucie, une importante réforme est depuis longtemps demandée, et après avoir été débattue dans les assemblées électorales, elle va être de nouveau discutée dans le parlement : c’est la substitution du scrutin secret au vote public.
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Le scrutin secret serait plus dangereux qu’utile : il préparerait la désunion des partis en couvrant de son ombre des infidélités intéressées qui n’osent s’avouer au grand jour. Il y a deux beaux mots qui, dans la bouche d’un Anglais, ont je ne sais quelle fière et mâle énergie : c’est ''oui'' et ''non''; il faut qu’ils continuent à être dits tout haut. En outre, l’abandon du vote public contribuerait à rompre peu à peu les liens qui rattachent les élus à leurs électeurs; il faudrait dès-lors s’attendre tôt ou tard à la dissolution de ce petit corps d’armée groupé derrière chaque député de la chambre des communes, bien uni et bien discipliné, dans lequel tous les soldats, se connaissant, connaissant leur chef et en étant connus, lui donnent comme une garde civile qui ferait sa force dans les jours de péril. D’un autre côte, le scrutin secret dérangerait tout ce système de responsabilité qui est en quelque sorte le mécanisme de la constitution, et qui a passé dans toutes les institutions politiques et judiciaires d’un pays où les honnêtes gens n’ont pas été habitués à craindre pour leur opinion tantôt la persécution ou la défaveur du pouvoir, tantôt les vengeances sinistres d’un parti révolutionnaire. Enfin l’établissement du scrutin secret élèverait un mur de séparation infranchissable entre les classes de citoyens qui font partie du corps électoral et celles qui n’y sont pas admises : il retirerait à celles-ci le droit de vue sur l’élection que leur donne la publicité du vote, et, en préparant des élections à huis-clos, il les déshériterait de toute intervention dans la vie publique. Il rendrait ainsi nécessaire l’extension démesurée des droits politiques que d’autre part il semblerait justifier, en mettant le vote de chacun sous la protection d’une indépendance bien illusoire sans doute, mais néanmoins apparente. Telle est la fin à laquelle il serait destiné, et ainsi peuvent s’expliquer à la fois les sympathies qu’il éveille et les résistances qu’il rencontre dans le parlement. Le vote public n’est pas une de ces formes qui peuvent être sacrifiées à la légère; il fait corps avec la constitution électorale du pays, ou du moins il en garde et en défend les approches.
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Le développement, et non le changement de la constitution électorale du pays, tel est en effet le seul plan qui puisse maintenant être suivi avec succès : tout autre échouerait, sinon devant la résistance de la chambre des communes, au moins devant la résistance de la chambre des lords, qui serait aujourd’hui toute-puissante, parce qu’elle n’aurait plus à craindre, comme en 1832, le mouvement de l’opinion du pays. Il faut donc mettre de côté, sans examen, les réformes qui bouleverseraient l’œuvre du passé, pour se borner à tenir compte de celles qui doivent seulement la compléter.
C’est surtout aux collèges électoraux des bourgs que le projet de réforme devra être appliqué : le droit de suffrage pourra y être avantageusement étendu à de nouvelles classes d’électeurs. Les électeurs des bourgs doivent aujourd’hui justifier de l’occupation, à titre de propriétaires ou de locataires, d’une maison d’un revenu de 10 livres (250 francs), à moins qu’ils n’appartiennent aux catégories privilégiées d’anciens électeurs, dont les droits ont été réservés sans condition de revenu, soit à vie, soit à perpétuité, et dont les rangs se sont peu à peu bien éclaircis. L’acte de 1832 a fait ainsi, entrer dans le corps électoral des bourgs des citoyens qui devaient représenter les intérêts des classes commerçantes et industrielles; mais en faisant dépendre la qualité d’électeur de l’habitation produisant un certain revenu, il a peut-être été trop exclusif, et il pourrait gagner à être élargi. Les nouveaux moyens d’emploi du capital, qui, il y a vingt-cinq ans, n’étaient pas connus, ou dont il n’était fait qu’un insuffisant usage, devraient aujourd’hui servir à déterminer les présomptions de la loi : pour que la loi garde son point d’appui, il faut qu’elle soit en permanent accord avec l’état de la société. C’est dans cette vue qu’il conviendrait d’étendre, sous la condition d’un revenu plus ou moins élevé, à certains placemens, dont l’intérêt donnerait toute garantie de fixité, le privilège dont l’habitation seule a joui jusqu’ici. Le droit de suffrage serait ainsi attribué à un grand nombre d’électeurs nouveaux appartenant aux professions libérales, ou même aux professions manuelles, et qui donneraient autant de garanties que les électeurs d’aujourd’hui. Cette adjonction pourrait même se concilier avec l’exclusion des électeurs qui font partie des classes inférieures, et dont l’acte de réforme a réservé les droits au détriment plutôt qu’à l’avantage des élections. La condition d’un placement d’argent serait demandée dans la mesure de leurs moyens, et quand ils n’y pourraient pas satisfaire, il serait reconnu qu’ils n’ont aucun des titres nécessaires à l’exercice du pouvoir politique. Une telle réforme donnerait au corps électoral des bourgs une nouvelle force par les électeurs qu’elle y ferait entrer et par les électeurs qu’elle en ferait sortir. Le droit de suffrage ne serait pas un cadeau. attribué aux premiers venus, il resterait au contraire comme une récompense accordée à ceux qui paraîtraient l’avoir méritée. Les nouveau-venus auxquels on ouvrirait les rangs des électeurs ne seraient pas destinés à y jeter le désordre et la confusion; placés dans la même condition sociale que les électeurs d’aujourd’hui, ils ne feraient que partager la même communauté d’intérêts. L’unité du corps électoral des bourgs ne serait pas atteinte, mais seulement complétée
La part plus étendue faite à la propriété sous ses différentes formes, telle est la condition nécessaire de la forte constitution du pouvoir électoral dans les comtés et dans les bourgs; mais elle pourrait encore ne pas assurer pour une part suffisante la représentation de toutes les forces de la nation. Aussi dans le projet de remaniement de l’acte de 1832 y aura-t-il lieu de réserver à d’autres intérêts qu’à ceux de la propriété une place qui n’est peut-être pas assez large, ou qui même fait défaut.
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ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.▼
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▲ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.
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