« Benvenuto Cellini (Delaborde) » : différence entre les versions

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Il est singulier que Cellini, si attentif d’ordinaire à mentionner jusqu’aux moindres de ses ouvrages, ait passé celui-là sous silence dans son ''Traité'' aussi bien que dans sa ''Vie''. A plusieurs reprises il parle de la médaille qu’il grava pour Clément VII; il ne dit pas un mot de la médaille de François Ier, médaille parfaitement authentique pourtant, signée de son nom comme la première, et le meilleur spécimen de son talent en ce genre. Une pareille omission est d’autant plus digne de remarque que tout ce qui se rattache au séjour de l’artiste en France, à ses travaux dans ce pays, et même à des faits en dehors de son art, est rapporté par lui avec une complaisance extrême, et plutôt amplifié qu’amoindri, témoin certaine description des voyages de la cour dans laquelle il représente le roi ne se rendant d’une résidence à une autre qu’escorté de dix-huit mille hommes, sans compter douze mille chevaux, dont l’unique office est de traîner ses bagages. Comment un homme si bien instruit des habitudes de François Ier a-t-il pu oublier qu’il avait fait le portrait de ce souverain magnifique? Comment a-t-il laissé échapper une occasion si belle de vanter son propre talent et de nous rappeler la haute faveur dont il était l’objet?
 
Quoi qu’il en soit, on sait que Benvenuto Cellini quitta le service de Paul III pour venir en France, et qu’il passa cinq années à peu près tant à Fontainebleau qu’à Paris. Les années précédentes avaient été marquées par bien des aventures. Meurtres, emprisonnemens, agitations de toute sorte, y compris de honteuses amours, rien ne manque à cette phase de la vie de l’artiste, et la période suivante sera digne en tous points de celle-ci. Les mœurs de l’époque étaient-elles donc telles qu’elles comportassent naturellement cet incroyable mélange de passion sauvage et d’intelligence raffinée, d’immoralité et de talent, d’élégance d’esprit et de bassesse d’âme? On l’a prétendu quelquefois, et l’on a voulu excuser ainsi la candeur effrontée avec laquelle Cellini se glorifie d’un assassinat aussi bien que d’une œuvre d’art, d’une nuit de débauche aussi bien que d’une heure d’inspiration. L’auteur d’une traduction, d’ailleurs très recommandable, de la ''Vie'' de Cellini, M. Léclanché, va même jusqu’à dire dans l’avant-propos de son ouvrage : Les passions de Cellini furent les passions de l’Italie tout entière, ses erreurs les erreurs de son temps, ses excentricités les excentricités de toute la renaissance. A Dieu ne plaise qu’il faille confondre tous les personnages ou seulement les artistes du XVIe siècle avec un excentrique de cette sorte, les faiblesses de Raphaël, que d’ailleurs il payait de sa vie, avec des erreurs qui ôtaient la vie aux autres, les nobles passions et la fierté d’un Michel-Ange avec cette vanité folle et ces passions de grand chemin! Non, l’homme qui frappe sans marchander, à Florence, à Rome, à Paris, quiconque offense son amour-propre ou gêne son ambition ; le ''bravo'' qui le plus souvent brandit son poignard en face de ceux dont il n’a rien à craindre, et qui le tire dans l’ombre lorsqu’il rencontre des adversaires redoutables ; le satrape de bas étage qui se venge des cœurs qui lui échappent en ensanglantant jusqu’à ses plaisirs (1)<ref> On trouvera un révoltant exemple de la cruauté de Cellini dans ce qu’il raconte, au second volume de sa ''Vie'', d’une de ces ''donne de’ suoi piaceri'' qui lui avait préféré certain garçon employé dans la maison en qualité de teneur de livres.</ref>, — un tel homme ne saurait personnifier toute une classe, encore moins toute une époque. Que par quelques côtés il représente les mœurs italiennes et les sensualités de la renaissance, je le veux bien; mais gardons-nous de voir en lui un caractère générique et un type. Une société composée de pareils hommes serait tout simplement un assemblage de bandits, et, pour associer des confrères dignes de lui à un artiste de cette trempe, il faudrait grouper, non les artistes contemporains, purs au moins de pareils crimes, mais ceux qui à diverses époques se sont signalés par quelque détestable forfait, — Andréa del Castagno par exemple, le meurtrier de Domenico Veneziano, et Belisario Gorenzio, qui empoisonna, dit-on, Dominiquin.
 
Il est présumable que Cellini arrivait à la cour de France précédé seulement de sa réputation d’habile orfèvre. Accueilli par le roi avec une singulière bienveillance, il se vit, dès les premiers jours, accablé de faveurs et de travaux. Aux commandes qu’il lui avait faites, François Ier ajouta bientôt des lettres de naturalisation, le titre de seigneur du Petit-Nesle, — château construit, on le sait, à peu près sur le terrain qu’occupent aujourd’hui les bâtimens de l’Institut, — enfin le don viager de cette demeure et le droit de l’habiter seul. Quant à la dernière clause, elle ne laissait pas, il est vrai, d’entraîner quelques difficultés d’exécution. Bien des gens installés de longue main dans le château ou dans ses dépendances refusèrent d’abord de céder la place. On jugera du nombre des familles et de la variété des industries réunies au Petit-Nesle, lorsque nous aurons dit qu’à l’époque où Cellini voulut prendre possession de son domaine, il s’y trouvait, entre autres établissemens, un jeu de paume, une distillerie, une imprimerie et une fabrique de salpêtre. Le nouveau seigneur du lieu n’était pas homme à réclamer ses droits dans la forme ordinaire : il arma ses élèves et ses ouvriers, livra un véritable assaut aux récalcitrans, bouleversa leurs habitations, et jeta leurs meubles par les fenêtres. Par malheur, quelques-uns de ceux qu’il venait d’évincer ainsi étaient les protégés de la duchesse d’Étampes, dont Cellini n’avait pas su, tant s’en faut, se concilier les bonnes grâces. Informée de l’affaire, la favorite en instruisit à son tour le roi, qui commença de reconnaître aux façons d’agir de l’artiste moins d’opportunité qu’à son talent. Les juges intervinrent ensuite, et le procès suivit son cours jusqu’au jour où les intéressés retirèrent eux-mêmes leur plainte après une entrevue avec l’accusé, entrevue dont celui-ci nous a transmis les détails. « Lorsque je me vis, dit-il, sous le coup des sentences que tous ces avocats avaient obtenues contre moi, et sans appui d’aucune sorte, j’appelai à mon aide une longue dague que je possédais, car j’ai toujours eu le goût des belles armes. L’homme à qui je m’adressai d’abord fut celui qui m’avait intenté cet injuste procès. Un soir, je lui portai avec ma dague tant de coups dans les jambes et dans les bras, en évitant de le tuer toutefois, que je le mis hors d’état de marcher dorénavant. J’allai ensuite trouver l’acheteur qui avait pris l’affaire à son compte (2)<ref> Cellini, dans un passage précédent de son livre, explique ce qu’il faut entendre par ces mots. Suivant lui, il était d’usage en France que l’on achetât une plainte portée devant les tribunaux comme on escompte aujourd’hui un papier de commerce. Moyennant une somme proportionnée à l’importance de l’affaire en litige, on se substituait dans tous les droits du premier plaignant, et celui-ci, désintéressé de fait, ne figurait plus au procès que pour la forme.</ref>, et je le tailladai si bien, lui aussi, que la fin du procès s’ensuivit. Rendant grâces à Dieu de cela comme de toutes choses, j’espérai alors pouvoir vivre quelque temps sans être molesté. »
 
Voilà donc Cellini, sa vengeance et ses dévotions une fois accomplies, libre de se remettre à l’œuvre et de poursuivre en paix les travaux que lui a confiés le roi. De ces travaux, qui occupaient, outre le maître lui-même, un nombre considérable d’apprentis et d’élèves, bien peu subsistent aujourd’hui. A l’exception de la ''Nymphe de Fontainebleau'', vaste et faible ouvrage dont nous parlerons plus loin, les morceaux que l’on possède en France n’ont qu’une importance médiocre, sinon même une authenticité douteuse. Les riches candélabres en argent faits pour le palais de Fontainebleau ont disparu comme l’aiguière et le bassin offerts à François Ier par le cardinal d’Este, et la seule pièce d’orfèvrerie appartenant à cette époque qui puisse nous donner une idée complète de la manière de Cellini, c’est à Vienne, au cabinet des antiques, qu’il faut aller la chercher : nous voulons parler de cette salière d’or destinée autrefois à orner la table royale, et qui passe pour le chef-d’œuvre de l’artiste (3)<ref> L’œuvre dont il s’agit a été transportée en Autriche vers la fin du XVIe siècle, à titre de cadeau fait par Charles IX à l’archiduc Ferdinand.</ref>. Lui-même semble avoir pensé qu’on devait en juger ainsi, ou que du moins un tel morceau importait singulièrement à sa gloire, car il en a décrit la composition et les détails avec un soin minutieux. « La salière du roi, dit-il, était de forme ovale, de la grandeur de deux tiers de brasse environ, tout entière d’or, et travaillée au ciselet (4)<ref> Notons en passant, — car c’est là un des caractères distinctifs de la manière de Cellini, — que tous les ouvrages de sa main en ce genre, tous les objets de menue orfèvrerie et de bijouterie qu’il a laissés, sont exécutés en vertu du même procédé. Rien n’y est fondu ni estampé : le ciselet seul a fait les frais du travail. </ref>. Comme je l’ai dit à propos du modèle, j’avais représenté la Mer et la Terre sous la forme de deux figures assises... La Mer portait un trident dans la main droite, et dans la gauche une barque délicatement ciselée, destinée à contenir le sel. Au-dessous de cette figure se groupaient quatre animaux marins, ayant chacun le poitrail, les jambes de devant et les sabots d’un cheval, et le reste du corps d’un poisson. Leurs queues, armées de nageoires, s’entrelaçaient les unes dans les autres le plus agréablement du monde. La Mer, assise au-dessus du groupe, dans une attitude tout a fait noble, était environnée d’une multitude d’animaux marins et de poissons se jouant dans les flots, dont j’avais reproduit au naturel la forme et la couleur, grâce à un excellent travail d’émaillure. J’avais donné à la Terre l’apparence d’une femme parfaitement belle, entièrement nue comme la figure d’homme qui représentait la Mer, et tenant dans une main la corne d’abondance. Sa main gauche supportait un petit temple d’ordre ionique travaillé avec une finesse extrême et disposé de manière à recevoir le poivre. Aux pieds de cette femme, j’avais réuni les plus beaux des animaux qui habitent la terre, et imité les terrains, les rochers, soit en employant l’émail, soit en laissant paraître le champ même de l’or. L’ensemble de mon travail reposait sur un socle d’ébène le long duquel j’avais distribué quatre figures d’or, un peu plus saillantes qu’en demi-relief, et représentant la Nuit, le Jour, le Crépuscule et l’Aurore. Enfin quatre autres figures de même grandeur, personnifiant les quatre vents, étaient travaillées et émaillées en partie avec toute la grâce et l’adresse que l’on pourra s’imaginer. Lorsque je présentai cette salière au roi, il poussa un cri de surprise, et la contempla longtemps sans pouvoir rassasier ses yeux. Il m’enjoignit ensuite de la reprendre et de la garder chez moi jusqu’à nouvel ordre. Je la remportai donc au logis, et j’invitai aussitôt à s’y rendre quelques-uns de mes plus chers amis; puis je dînai joyeusement avec eux, après avoir placé au milieu de la table cette salière, dont nous fûmes ainsi les premiers à faire usage. »
 
Sauf quelque inexactitude dans la description de certains détails, — inexactitude qu’expliquent d’ailleurs les vingt années écoulées entre la date du travail et l’époque où l’auteur en rendait compte de mémoire, — les renseignemens que Cellini nous donne sur son ouvrage permettent d’en apprécier assez bien l’intention générale. On peut, sans courir le risque de se tromper, pressentir d’après le texte une composition suffisamment ingénieuse, des élémens pittoresques choisis avec à propos; mais on serait mal venu à croire Cellini sur parole, quand il s’applaudit de l’art avec lequel ces élémens sont mis en œuvre, ces principes de composition développés. Il y a dans l’aspect de l’ensemble quelque chose de grêle et de lourd en même temps, dans les lignes un certain trouble qui fait hésiter le regard, et l’empêche de saisir une silhouette générale, un galbe bien défini. L’angle ouvert que forment les deux figures de la Mer et de la Terre, assises chacune de son côté et se penchant un peu en arrière, est accidenté par la saillie des jambes, qui se replient, sans qu’il résulte de cette combinaison de formes rien de plus qu’une agitation inutile. L’enchevêtrement massif des animaux accumulés entre la base et les figures fait ressortir d’autant plus les lignes à la fois lâches et tourmentées de celles-ci. Ajoutons que le dessin du groupe principal offre le même mélange de recherche excessive et de mollesse. La figure de la Mer et celle de la Terre n’ont pas moins chacune de vingt ou vingt-cinq centimètres : leurs dimensions, si restreintes qu’elles soient, ne pouvaient faire obstacle à une expression plus large de la forme, et les statuettes que nous a léguées l’antiquité montrent assez que l’ampleur du modelé ne dépend pas de la grandeur du champ où l’on opère. Si donc Cellini n’a pas mieux rempli sur ce point les conditions de sa tâche, la faute ne peut être imputée qu’à lui. Quant aux travaux d’un ordre plus directement matériel, quant aux opérations qui exigent l’infaillibilité de la main et une expérience profonde des procédés, la salière de François Ier prouve que Cellini excellait à les accomplir. Nul ne sut mieux que lui associer l’émail à l’or, exprimer curieusement un détail avec l’outil le plus rebelle, en un mot résoudre, sinon les difficultés de l’art, au moins toutes les difficultés du métier. C’est en cela, il faut le redire, que consiste sa vraie supériorité; c’est là le genre de mérite que mettent en relief, aussi bien que les ouvrages dont nous avons parlé, les coupes conservées aujourd’hui dans le cabinet des ''Gemme'' à Florence, le médaillon en or ciselé et émaillé que l’on voit dans la collection de Vienne, et qui représente les amours de Jupiter et de Léda, d’autres pièces encore qu’il faudrait citer à côté de celles-ci, si l’on ne craignait de multiplier les exemples outre mesure. Le tout, remarquable au point de vue de la fabrication, n’a, au point de vue de l’art, qu’un intérêt bien moindre, une valeur très souvent contestable, et le plus sûr est de chercher ailleurs des modèles d’imagination, de goût pur et de style.
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Le rôle de Benvenuto Cellini en tant qu’orfèvre relève donc du métier plus immédiatement que de l’art. Son talent de sculpteur et les préceptes qu’il donne sur la statuaire tendent-ils à démentir l’opinion que nous venons d’exprimer? En interrogeant les travaux qui ont rempli la seconde moitié de sa carrière, il sera facile de reconnaître ce qu’il y a au fond d’impuissance sous ces nouveaux dehors d’autorité, et quelle insuffisance d’imagination, de sentiment, de science même, cachent ces faux chefs-d’œuvre, admirés en général un peu trop sur la foi de l’auteur.
 
 
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<small> (1) On trouvera un révoltant exemple de la cruauté de Cellini dans ce qu’il raconte, au second volume de sa ''Vie'', d’une de ces ''donne de’ suoi piaceri'' qui lui avait préféré certain garçon employé dans la maison en qualité de teneur de livres.</small><br />
<small> (2) Cellini, dans un passage précédent de son livre, explique ce qu’il faut entendre par ces mots. Suivant lui, il était d’usage en France que l’on achetât une plainte portée devant les tribunaux comme on escompte aujourd’hui un papier de commerce. Moyennant une somme proportionnée à l’importance de l’affaire en litige, on se substituait dans tous les droits du premier plaignant, et celui-ci, désintéressé de fait, ne figurait plus au procès que pour la forme.</small><br />
<small> (3) L’œuvre dont il s’agit a été transportée en Autriche vers la fin du XVIe siècle, à titre de cadeau fait par Charles IX à l’archiduc Ferdinand.</small><br />
<small>(4) Notons en passant, — car c’est là un des caractères distinctifs de la manière de Cellini, — que tous les ouvrages de sa main en ce genre, tous les objets de menue orfèvrerie et de bijouterie qu’il a laissés, sont exécutés en vertu du même procédé. Rien n’y est fondu ni estampé : le ciselet seul a fait les frais du travail. </small><br />
 
 
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A l’époque où Cellini vint s’installer à Paris. (1540), plusieurs de ces excellens artistes n’avaient pas, il est vrai, produit encore leurs plus importans ouvrages ; mais le nombre de ceux qui avaient fait leurs preuves était assez considérable déjà pour que le nouveau venu dût au moins tenir quelque compte d’une école à laquelle ne manquaient ni les précédens, ni l’activité. Et cependant il semble qu’en se mettant ici à la besogne, il ait eu pour mission d’initier à l’art un peuple qui jusque-là n’en avait rien pu savoir! Entreprend-il, sur l’ordre du roi, de composer et d’exécuter l’ensemble d’une décoration pour la porte du palais de Fontainebleau : on dirait presque qu’il y va de l’avenir de la sculpture en France, et qu’une pareille tâche aux mains d’un pareil homme servira d’immortel exemple à quiconque essaiera de manier un ébauchoir. Il n’est pas inutile d’ailleurs de faire remarquer que celui qui s’érigeait ainsi en initiateur souverain en était lui-même à commencer son apprentissage de sculpteur. En Italie, Cellini n’avait produit encore que des ouvrages d’orfèvrerie et de joaillerie, ce qui ne l’avait pas empêché, à son arrivée en France, d’exiger un traitement annuel égal au traitement alloué autrefois à Léonard de Vinci. C’était bien le moins que, pour consoler le roi de la mort d’un grand peintre, il lui promît tout d’abord un grand sculpteur, et qu’il songeât à doter notre pays d’un équivalent en bronze ou en marbre de la ''Joconde'', dût ce chef-d’œuvre être son coup d’essai. Or ce morceau destiné à nous révéler les conditions du beau et du grand style, ce modèle qui devait populariser parmi nous toutes les perfections de la statuaire, on sait la mine qu’il fait aujourd’hui au Louvre à côté des spécimens de la sculpture française, Expiation bien méritée des vantardises de Cellini : sa ''Nymphe de Fontainebleau'', placée en regard des œuvres de Jean Cousin et de ses successeurs, ne réussit qu’à rendre sensibles la vanité de ce talent qui prétendait régénérer l’art de notre pays et l’autorité de l’école que Cellini dédaignait si cavalièrement.
 
De toute la décoration imaginée par l’artiste florentin, il n’est resté que le vaste bas-relief de bronze où il a représenté cette ''Nymphe''. Les ornemens qui l’accompagnaient n’existent plus; quelques-uns même n’ont jamais été terminés. Il n’est donc pas possible d’apprécier la partie architecturale du travail, et l’on a pour tous documens sur ce point les détails que Cellini a pris soin d’enregistrer lui-même, — détails auxquels se mêlent, comme de coutume, force particularités biographiques et des souvenirs recueillis par l’écrivain avec un cynisme naïf : témoin l’effort de mémoire qu’il lui faut faire pour constater les droits d’aînesse d’une fille née de ses amours avec une pauvre créature nommée Jeanne qu’il avait séduite à Paris. « Jeanne me donna une fille, dit-il. De tous les enfans que j’eus, celui-là, autant qu’il m’en souvient, fut le premier (1)<ref> Le nouvel éditeur des ''Traités'' a placé en tête de l’ouvrage un tableau de la descendance de Cellini. Il résulte de ce tableau que Cellini eut deux enfans légitimes, six enfans naturels, et que, non content de cette postérité directe, il y ajouta le surcroît d’un fils d’adoption. Les devoirs de la paternité ne lui semblaient pas, il est vrai, si rigoureux, qu’il hésitât beaucoup à s’en affranchir quand ces devoirs menaçaient de compromettre sa liberté ou son repos. Cellini adopte un fils en 1560 : on le voit bien peu après revenir sur le fait de cette adoption et l’annuler par acte authentique. Quelques années auparavant, il était devenu père, — non par voie d’adoption cette fois : « Costanza, dit-il, — l’enfant se nommait ainsi, — fut remise par moi avec une certaine somme à une sœur de sa mère. Depuis lors je n’ai jamais entendu parler d’elle. »</ref>. » Mais revenons à l’œuvre qui préoccupait bien autrement sa sollicitude paternelle, à cette ''Nymphe de Fontainebleau'' dont il parle du moins sans nulle crainte de méprise, sans incertitude d’aucune sorte.
 
La figure destinée à couronner la porte principale du palais de Fontainebleau était primitivement une allusion à l’origine de la résidence royale construite par François Ier. Elle devait personnifier une source, la fontaine de Belle-Eau, découverte un jour à la chasse par les chiens de la meute royale. Sous le règne de Henri II, elle changea de sens comme de destination : on l’envoya, au château de Diane de Poitiers, à Anet, grossir le nombre des, images de la déesse que la maîtresse du logis reconnaissait pour sa patronne. Diane ou nymphe, qu’importe le nom au surplus? Les intentions allégoriques ont dans le travail de Cellini un caractère si incomplètement défini, que le champ reste libre aux interprétations. Il ne s’agit ici en effet ni d’une Diane se manifestant, comme la Diane de Jean Goujon, dans sa beauté radieuse et dans sa gloire, ni d’une chaste naïade, d’une ''Source'' comme celle dont le pinceau d’un grand maître nous révélait naguère la mystérieuse demeure. Cellini nous montre simplement une femme fort dévêtue, se reposant au bord de l’eau en compagnie d’un cerf que ne paraissent pas émouvoir plus qu’elle les aboiemens de la meute qui survient. L’exécution rachète-t-elle la nullité de la composition? Il suffit de se rappeler les ouvrages des maîtres antérieurs, — les figures en demi-relief de Donatello et de Desiderio da Settignano par exemple, — pour sentir ce que le dessin et le modelé ont ici de faux ou d’insuffisant, et quelle large part de complicité revient à Cellini dans les erreurs de l’école qui succéda en Italie à l’école de la renaissance. Les sculpteurs italiens du XVe siècle avaient pu quelquefois manquer de puissance, s’il faut entendre par ce mot l’ampleur du faire et cette énergie de style qu’il n’appartint ensuite qu’à Michel-Ange de concilier avec la finesse; mais quelle délicatesse dans leur manière de rendre la nature, quelle correction savante sans ostentation, rigoureuse sans sécheresse ! La manière de Cellini au contraire est à la fois grêle et emphatique. Quoi de plus inerte que la silhouette de cette longue figure où la raideur linéaire parodie la majesté? Quoi de plus vide que le modelé de la poitrine, de plus pauvre que le dessin des jambes? Des prétentions à la grandeur compliquées de préoccupations mesquines, une main habituée à exprimer des formes exiguës dépaysée dans un travail gigantesque et s’évertuant à jouer l’aisance, — voilà ce qu’accuse fort clairement l’œuvre dont l’orfèvre florentin entendait se faire un titre pour prendre rang parmi les statuaires. Faut-il s’étonner après tout du résultat de sa tentative? Un artiste familiarisé avec les vastes entreprises peut bien, sans apprentissage préalable, mener à bonne fin des tâches de dimension et de portée plus modestes, exceller même dans cet ordre de travaux qu’il aborde pour la première fois. Qui peut le plus peut le moins; les sculpteurs italiens l’ont prouvé de reste quand ils se sont occupés de quelque ouvrage d’orfèvrerie, et l’on expliquerait par des raisons semblables la supériorité des peintres d’histoire qui ont traité accidentellement le paysage sur les paysagistes de profession; mais, est-il besoin de le dire? qui peut le moins ne peut pas toujours ni aussi bien le plus. On n’aborde pas tout d’un coup sans péril les plus hautes conditions de l’art, on ne devient pas d’un jour à l’autre capable de modeler à souhait une composition monumentale quand on n’a fait toute sa vie que monter des bijoux, ciseler des salières ou graver des médailles. La ''Nymphe de Fontainebleau'' atteste, au moins chez Benvenuto Cellini, l’impossibilité d’une transformation aussi radicale.
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Nous avons essayé de démontrer l’insuffisance de Cellini dans la statuaire, en prenant pour spécimen de sa manière une de ses œuvres les plus importantes, la ''Nymphe de Fontainebleau''. Après avoir mentionné le buste en bronze de ''Côme Ier'', que possède la galerie de Florence, et un grand ''crucifix'' en marbre placé aujourd’hui dans le monastère Saint-Laurent, à l’Escurial, il nous reste à examiner une œuvre beaucoup plus célèbre, — cette statue de ''Persée'' qui depuis trois siècles figure sur la place du Palais-Vieux, à Florence, et que l’on regarde en général non-seulement comme le chef-d’œuvre de l’artiste, mais aussi comme l’un des plus beaux produits de l’art italien au XVIe siècle. Ici encore l’opinion s’est montrée trop favorable à Cellini; mais, hâtons-nous de le dire, si imparfait à plus d’un égard que soit le ''Persée'', il atteste du moins un zèle de l’art et des études dont on ne trouverait dans les travaux précédens ni des traces aussi profondes, ni des témoignages aussi sérieux. En outre, parmi les ouvrages de l’artiste, celui-ci est le seul peut-être qui se relie à des souvenirs honorables pour l’homme, le seul dont l’exécution ait si bien absorbé toutes les forces de sa volonté, que les mauvaises passions se soient comme d’elles-mêmes imposé silence et refoulées en quelque sorte sous la pression du devoir. On se rappelle ce qu’il a fallu à Cellini d’obstination et d’énergie pour mener à bonne fin ce travail. On sait avec quelle infatigable constance il lutta pendant plusieurs années contre le mauvais vouloir de ses confrères et souvent du duc lui-même, contre les défiances de la foule, et, au dernier moment, contre de terribles difficultés matérielles, alors que, pendant la douteuse opération de la fonte, le fruit de ses peines, sa réputation, sa fortune, tout se jouait comme sur un coup de dé. Lui-même a raconté avec une verve et une vigueur d’accent saisissantes la longue histoire de ces péripéties, et l’on ne peut, tant que dure son récit, ne pas s’associer à ces anxiétés, refuser un intérêt légitime à ces efforts et un hommage à tant de persévérance. Nous verrons tout à l’heure si, l’ouvrage achevé, les applaudissemens qui en saluèrent l’apparition ne continuèrent pas dans un autre sens quelque chose des injustices passées, et s’il convient d’accepter sans restriction l’espèce d’admiration classique dont le ''Persée'' est resté l’objet.
 
Lorsque, après avoir quitté le service de François Ier, Cellini revint se fixer à Florence, il fut accueilli d’abord par le duc Côme avec un empressement presque égal à la bienveillance qu’il avait rencontrée à la cour de Fontainebleau cinq ans auparavant. Côme Ier n’avait pas, il est vrai, ce vif amour des arts, encore moins ces habitudes de munificence qui avaient illustré ses aïeux et qui distinguaient alors le roi de France; mais il trouvait plus près de lui, dans les exemples d’Alexandre de Médicis et de Clément VII, des souvenirs moins imposans et un rôle mieux à sa portée. En se déclarant à son tour le patron de Cellini, il ne faisait que suivre une tradition de famille, et il hésita si peu sur ce point, que dès sa première entrevue avec l’artiste il lui commanda une statue ayant pour sujet ''Persée au moment pu il vient de trancher la tête de Méduse'', Quelques semaines après, le modèle en petit de cette statue était déjà terminé et soumis au duc, qui s’écria, dit-on, avec un peu plus d’enthousiasme que de raison, puisque le ''Persée'' devait être placé à côté du ''David'' de Michel-Ange et de la ''Judith'' de Donatello : « Benvenuto, si tu réussis en grand comme tu as réussi dans cette statuette, l’œuvre sortie de tes mains sera plus belle qu’aucune des statues qui ornent la place (2)<ref> Ce modèle, que l’on voit aujourd’hui dans la galerie des Offices à Florence, se recommande d’ailleurs par la verve de l’exécution et par l’unité du style : qualités qu’on ne retrouve pas, à beaucoup près, au même degré dans la statue exécutée ensuite par Cellini.</ref>. » Jusque-là tout allait au mieux. Malheureusement les bonnes dispositions de Côme se changèrent assez vite en indifférence, sinon même en hostilité secrète. Des atermoiemens sans fin, de vagues promesses ou fort souvent le silence, — voilà ce que le duc opposait aux suppliques de Cellini, lorsque celui-ci, à bout de ressources, se hasardait à solliciter quelques secours qui lui permissent de continuer son travail. On a bon nombre de ces suppliques, dans lesquelles, tout en qualifiant son souverain du titre d’excellemment divin protecteur (''molto divinissimo patrone''), l’artiste lui donne clairement à entendre qu’il n’a aucune foi dans sa parole et qu’il se lasse d’en attendre les effets. Spectacle fort imprévu à coup sûr : le beau rôle appartient ici tout entier à Cellini. Il est curieux de le voir, lui le type de la forfanterie, lui si peu désintéressé d’ordinaire, agissant avec une dignité véritable et travaillant presque sans salaire pour tenir ses engagement personnels envers un homme qui faisait si bon marché des siens.
 
Tout le mal d’ailleurs ne venait pas de Côme. Les officiers du palais qui avaient reçu l’ordre de seconder l’entreprise faisaient de leur mieux pour en entraver l’exécution. De leur côté, les sculpteurs s’indignaient des premières préférences du duc comme d’une injure à leur propre talent, et le plus écouté d’entre eux, Baccio Bandinelli, ne parlait qu’avec mépris de ce rival de contrebande qui s’était chargé d’une tâche bien au-dessus de ses forces : pour plus de sûreté toutefois et pour augmenter d’autant les difficultés de cette tâche, il empêchait les aides dont Cellini avait besoin d’aller travailler chez lui. Il va sans dire qu’en face des obstacles de tout genre qu’on lui suscitait, Cellini songea d’abord à recourir aux moyens qu’il employait d’ordinaire en pareil cas; mais, soit qu’il craignît pour lui-même les suites de nouveaux méfaits, soit que l’âge commençât à modérer sa soif de vengeance, il s’en tint cette fois aux injures et se contenta de la terreur qu’il sut inspirer à Baccio Bandinelli un jour où il se trouva face à face avec lui sur la route de Fiesole. « Bandinelli, dit-il, avait coutume de se rendre le soir à une ferme qu’il possédait au-delà de l’église Saint-Dominique. Dans mon désespoir, je m’étais promis, si je le rencontrais, de me précipiter sur lui, et tandis que, cheminant dans la direction de Florence, j’atteignais la place Saint-Dominique, il apparaissait précisément à l’autre extrémité de cette place, juché sur un méchant mulet qu’on aurait pu prendre pour un âne. Décidé aussitôt à faire œuvre de sang, je marchai droit à mon ennemi; mais, en levant les yeux, je reconnus qu’il était sans armes et qu’il avait avec lui un petit garçon d’une dizaine d’années. A peine m’eut-il aperçu, qu’il devint de la couleur d’un cadavre et qu’il se mit à trembler de la tête aux pieds. Son abjecte lâcheté me fit pitié. — N’aie pas peur, vil poltron, lui criai-je; je ne te juge pas digne de mes coups. Alors il se rassura et me regarda sans souffler mot. De mon côté, je repris possession de moi-même, et je remerciai Dieu, qui n’avait pas voulu que cet acte de fureur s’accomplît. Ainsi délivré des pensées que m’avait inspirées le démon, je sentis mon courage s’accroître et je me dis : Si, par la grâce de Dieu, je puis terminer mon travail, j’écraserai de la sorte, je l’espère, les coquins qui se sont acharnés contre moi, et ma vengeance sera bien plus sûre, bien plus glorieuse, que si je m’étais débarrassé violemment de l’un d’entre eux. Le cœur plein de ces bonnes pensées, je regagnai ma maison. » Voilà certes des sentimens assez nouveaux chez un homme dont la conscience était chargée d’une demi-douzaine de meurtres, et qui, bien peu auparavant, au temps de ses altercations avec le Primatice, avertissait nettement celui-ci qu’il eût à opter entre l’abandon d’un travail sur lequel, lui, Benvenuto, avait compté et la perspective « d’être tué comme un chien ». Qu’on n’attribue pourtant pas à cette modération relative la valeur d’une conversion absolue. Cellini n’est pas si bien guéri qu’en plus d’une occasion il ne revienne encore à ses habitudes passées, — certain jour entre autres où il malmène étrangement ce même Bandinelli en présence du duc et de la cour; — mais il ne s’agit plus maintenant que d’emportemens de parole, et là est le progrès.
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HENRI DELABORDE.
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<small> (1) Le nouvel éditeur des ''Traités'' a placé en tête de l’ouvrage un tableau de la descendance de Cellini. Il résulte de ce tableau que Cellini eut deux enfans légitimes, six enfans naturels, et que, non content de cette postérité directe, il y ajouta le surcroît d’un fils d’adoption. Les devoirs de la paternité ne lui semblaient pas, il est vrai, si rigoureux, qu’il hésitât beaucoup à s’en affranchir quand ces devoirs menaçaient de compromettre sa liberté ou son repos. Cellini adopte un fils en 1560 : on le voit bien peu après revenir sur le fait de cette adoption et l’annuler par acte authentique. Quelques années auparavant, il était devenu père, — non par voie d’adoption cette fois : « Costanza, dit-il, — l’enfant se nommait ainsi, — fut remise par moi avec une certaine somme à une sœur de sa mère. Depuis lors je n’ai jamais entendu parler d’elle. »</small><br />
<small> (2) Ce modèle, que l’on voit aujourd’hui dans la galerie des Offices à Florence, se recommande d’ailleurs par la verve de l’exécution et par l’unité du style : qualités qu’on ne retrouve pas, à beaucoup près, au même degré dans la statue exécutée ensuite par Cellini.</small><br />
 
 
<references>
HENRI DE LA BORDE.