« Entretien d’un père avec ses enfants » : différence entre les versions

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{{titre|Entretien d’un père avec ses enfants,<br>ou du danger de se mettre au-dessus des lois|[[Auteur:Denis Diderot|Denis Diderot]]|}}
 
<references />
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[[Catégorie:XVIIIe siècle]]
 
==__MATCH__:[[Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/291]]==
 
Mon père, homme d’un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut, plus d’une fois, choisi pour arbitre entre ses concitoyens ; et des étrangers qu’il ne connaissait pas lui confièrent souvent l’exécution de leurs dernières volontés. Les pauvres pleurèrent sa perte lorsqu’il mourut. Pendant sa maladie, les grands et les petits marquèrent l’intérêt qu’ils prenaient à sa conservation. Lorsqu’on sut qu’il approchait de sa fin, toute la ville fut attristée. Son image sera toujours présente à ma mémoire ; il me semble que je le vois dans son fauteuil à bras, avec son maintien tranquille et son visage serein ; il me semble que je l’entends encore. Voici l’histoire d’une de nos soirées, et un modèle de l’emploi des autres.
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— J’en frémis encore quand j’y pense… Le croiriez-vous, mes enfants ? une fois dans ma vie, j’ai été sur le point de vous ruiner ; oui, de vous ruiner de fond en comble.
 
<div align="center">'''L’ABBÉ{{sc|l'abbé}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et comment cela ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Comment ? Le voici. Avant que je commence, dit-il à sa fille, petite sœur, relève mon oreiller qui est descendu trop bas. (À moi) : Et toi, ferme les pans de ma robe de chambre, car le feu me brûle les jambes… Vous avez tous connu le curé de Thivet ?
 
<div align="center">'''MA{{sc|ma SŒURsœur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Ce bon vieux prêtre qui, à l’âge de cent ans, faisait ses quatre lieues dans la matinée ?
 
<div align="center">'''L’ABBÉ{{sc|l'abbé}}.<br>'''</centerdiv>
 
Qui s’éteignit à cent et un ans, en apprenant la mort d’un frère qui demeurait avec lui, et qui en avait quatre-vingt-dix-neuf ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Lui-même.
 
<div align="center">'''L’ABBÉ{{sc|l'abbé}}.<br>'''</centerdiv>
 
Eh bien ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Eh bien ! ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises, où ils mendiaient leur vie, m’envoyèrent une procuration qui m’autorisait à me transporter sur les lieux, et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à ces indigents un service que j’avais rendu à plusieurs familles opulentes ? J’allai à Thivet ; j’appelai la justice du lieu ; je fis apposer les scellés, et j’attendis l’arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir ; ils étaient au nombre de dix à douze. C’étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés de leurs mauvais tabliers ; des vieillards couverts de haillons, qui s’étaient traînés jusque-là, portant sur leurs épaules, avec un bâton, une poignée de guenilles enveloppées dans une autre guenille : le spectacle de la misère la plus hideuse. Imaginez, d’après cela, la joie de ces héritiers à l’aspect d’une dizaine de mille francs qui revenait à chacun d’eux, car, à vue de pays, la succession du curé pouvait aller à une centaine de mille francs au moins. On lève les scellés. Je procède tout le jour à l’inventaire des effets. La nuit vient ; Ces malheureux se retirent ; je reste seul. J’étais pressé de les mettre en possession de leurs lots, de les congédier et de revenir à nies affaires. Il y avait sous un bureau un vieux coffre sans couvercle, et rempli de toutes sortes de paperasses ; c’étaient de vieilles lettres, des brouillons de réponses, des quittances surannées, des reçus de rebut, des comptes de dépenses et d’autres chiffons de cette nature ; mais,en pareil cas, on lit tout, on ne néglige rien. Je touchais à la fin de cette ennuyeuse révision, lorsqu’il me tomba sous les mains un écrit assez long, et cet écrit, savez-vous ce que c’était ? Un testament, un testament signé du curé ! un testament dont la date était si ancienne, que ceux qu’il en nommait exécuteurs n’existaient plus depuis vingt ans ! un testament où il rejetait les pauvres qui dormaient autour de moi, et instituait légataires universels les Frémyn, ces riches libraires de Paris, que tu dois connaître, toi. Je vous laisse à juger de ma surprise et de ma douleur ; car que faire de cette pièce ? La bruler ? Pourquoi non ? N’avait-elle pas tous les caractères de la réprobation ? Et l’endroit où je l’avais trouvée, et les papiers avec lesquels elle était confondue et assimilée, ne déposaient-ils pas assez fortement contre elle, sans parler de son injustice révoltante ? Voilà ce que je me disais en moi-même ; et, me représentant en même temps la désolation de ces pauvres malheureux héritiers spoliés, frustrés de leur espérance, j’approchai tout doucement le testament du l’eu ; puis d’autres idées croisaient les premières ; je ne sais quelle frayeur de me tromper dans la décision d’un cas aussi important, la méfiance de mes lumières, la crainte d’écouter plutôt la voix de la commisération, qui criait au fond do mon cœur, que celle de la justice, m’arrêtaient subitement, et je passai le reste de la nuit à délibérer sur cet acte inique que je tins plusieurs fois au-dessus de la flamme, incertain si je le brûlerai ou non. Ce dernier parti l’emporta ; une minute plus tôt ou plus tard, c’eût été le parti contraire. Dans ma perplexité, je crus qu’il était sage de prendre le conseil de quelque personne éclairée, Je monte à cheval dès la pointe du jour, je m’achemine à toutes jambes vers la ville, je passe devant la porte de ma maison sans y entrer, je descends au séminaire, qui était alors occupé par des oratoriens, entre lesquels il y en avait un distingué par la sûreté de ses lumières et la sainteté de ses mœurs ; c’était un P. Bouin, qui a laissé dans le diocèse la réputation du plus grand casuiste. Je lui expose le fait. Le P. Bouin me dit: « Rien n’est plus louable, monsieur, que le sentiment de commisération dont vous êtes touché pour ces malheureux héritiers. Supprimez le testament, secourez-les, j’y consens, mais c’est à la condition de restituer au légataire universel la somme précise dont vous l’aurez privé, ni plus ni moins… » Le P. Bouin ajouta : « Et qui est-ce qui vous a autorisé à ôter ou à donner de la sanction aux actes ? Qui est-ce qui vous a autorisé à interpréter les intentions des morts ? — Mais P. Bouin, et le coffre ? — Qui est-ce qui vous a autorisé à décider si ce testament a été rebuté de réflexion, ou s’il s’est égaré par méprise ? Ne vous est-il jamais arrivé d’en commettre de pareilles, et de retrouver au fond d’un seau un papier précieux que vous y aviez jeté d’inadvertance ? — Mais, P. Bouin, et la date et l’iniquité de ce papier ? — Qui est-ce qui vous a autorisé à prononcer sur la justice ou l’injustice de cet acte, et à regarder le legs universel comme un don illicite, plutôt que comme une restitution ou telle autre œuvre légitime qu’il vous plaira d’imaginer ? — Mais, P. Bouin, et ces héritiers immédiats et pauvres, et ce collatéral éloigné et riche ? — Qui est-ce qui vous a autorisé à peser ce que le défunt devait à ses proches, que vous ne connaissez pas davantage ? — Mais, P. Bouin, et ce tas de lettres du légataire que le défunt ne s’était pas seulement donné la peine d’ouvrir !… » Une circonstance que j’avais oublié de vous dire, ajouta mon père, c’est que, dans l’amas de paperasses entre lesquelles je trouvai ce fatal testament, il y avait vingt, trente, je ne sais combien des lettres de Frémyn, toutes cachetées « II n’y a, dit le P. Bouin, ni coffre, ni date, ni lettres, ni P. Bouin, ni si, ni mais qui tiennent ; il n’est permis à personne d’enfreindre les lois, d’entrer dans la pensée des morts et de disposer du bien d’autrui. Si la Providence a résolu de châtier ou l’héritier, ou le légataire, ou le défunt, car on ne sait lequel, par la conservation fortuite de ce testament, il faut qu’il reste. » Après une décision aussi nette, aussi précise de l’homme le plus éclairé de notre clergé, je demeurai stupéfait et tremblant, songeant en moi-même à ce que je devenais, à ce que vous deveniez, mes enfants, s’il me fût arrivé de brûler le testament, comme j’en avais été tenté dix fois ; d’être ensuite tourmenté de scrupules, et d’aller consulter le P. Bouin. J’aurais restitué ; oh ! j’aurais restitué ; rien n’est plus sûr, et vous étiez ruinés.
 
<div align="center">'''MA{{sc|ma SŒURsœur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mais, mon père, il fallut, après cela, s’en revenir au presbytère, et annoncer à cette troupe d’indigents qu’il n’y avait rien là qui leur appartînt, et qu’ils pouvaient s’en retourner comme ils étaient venus. Avec l’âme compatissante que vous avez, comment en eûtes-vous le courage ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Ma foi je n’en sais rien. Dans le premier moment, je pensai à me départir de ma procuration et à me faire remplacer par un homme de loi ; mais un homme de loi en eût usé dans toute la rigueur, pris et chassé par les épaules ces pauvres gens, dont je pouvais peut-être alléger l’infortune. Je retournai donc le même jour à Thivet. Mon absence subite, et les précautions que j’avais prises en partant, avaient inquiété ; l’air de tristesse avec lequel je reparus inquiéta bien davantage. Cependant, je me contraignis, je dissimulai de mon mieux.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
C’est-à-dire, assez mal.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je commençai par mettre à couvert tous les effets précieux. J’assemblai dans la maison un certain nombre d’habitants, qui me prêteraient main-forte en cas de besoin. J’ouvris la cave ri les greniers, que j’abandonnais à ces malheureux, les invitant à boire, à manger et à partager entre eux le vin, le blé, et toutes les autres provisions de bouche.
 
<div align="center">'''L’ABBÉ{{sc|l'abbé}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mais mon père…
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je le sais, cela ne leur appartenait pas plus que le reste.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Allons donc, l’abbé, tu nous interromps.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Ensuite, pâle comme la mort, tremblant sur mes jambes, ouvrant la bouche et ne trouvant aucune parole, m’asseyant, me relevant, commençant une phrase et ne pouvant l’achever, pleurant, tous ces gens effrayés m’environnant, s’écriant autour de moi : « Eh bien ! mon cher monsieur, qu’est-ce qu’il y a ? — Qu’est-ce qu’il y a, repris-je ?… Un testament, un testament qui vous déshérite. » Ce peu de mots me coûta tant à dire, que je me sentis presque défaillir.
 
<div align="center">'''MA{{sc|ma SŒURsœur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je conçois cela.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Quelle scène, quelle scène, mes enfants, que celle qui suivit ! Je frémis de la rappeler. Il me semble que j’entends encore les cris de la douleur, de la fureur, de la rage, le hurlement des imprécations… (Ici, mon père portait ses mains sur ses yeux, sur ses oreilles…) Ces femmes, disait-il, ces femmes, je les vois : les unes se roulaient à terre, s’arrachaient les cheveux, se déchiraient les joues et les mamelles ; les autres écumaient, tenaient leurs enfants par les pieds, prêtes à leur écraser la tête contre le pavé, si on les eût laissées faire ; les hommes saisissaient, renversaient, cassaient tout ce qui leur tombait sous les mains ; ils menaçaient de mettre le feu à la maison ; d’autres, en rugissant, grattaient la terre avec leurs ongles, comme s’ils y eussent cherché le cadavre du curé pour le déchirer : et tout au travers de ce tumulte, c’étaient les cris aigus des enfants qui partageaient, sans savoir pourquoi, le désespoir de leurs parents, qui s’attachaient à leurs vêtements, et qui en étaient inhumainement repoussés. Je ne crois pas avoir jamais autant souffert de ma vie. Cependant j’avais écrit au légataire de Paris, je l’instruisais de tout, et je le pressais de faire diligence, le seul moyen de prévenir quelque accident, qu’il ne serait pas en mon pouvoir d’empêcher. J’avais un peu calmé les malheureux par l’espérance dont je me flattais en effet d’obtenir du légataire une renonciation complète à ses droits, ou de l’amener à quelque traitement favorable, et je les avais dispersés dans les chaumières les plus éloignées du village. Le Frémyn de Paris arriva ; je le regardai fixement, et je lui trouvai une physionomie dure qui ne promettait rien de bon.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
De grands sourcils noirs et touffus, des yeux couverts et petits, une large bouche un peu de travers, un teint basané et criblé de petite vérole.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
C'est cela. Il n'avait pas mis plus de trente heures à faire ses soixante lieues. Je commençai par lui montrer les misérables dont j’avais à plaider la cause. Ils étaient tous debout devant lui, en silence ; les femmes pleuraient ; les hommes, appuyés sur leur bâton, la tête nue, avaient la main dans leurs bonnets. Le Frémyn, assis, les yeux fermés, la tête penchée et le mouton appuyé sur sa poitrine, ne les regardait pas. Je parlai en leur faveur de toute ma force ; je ne sais où l’on prend ce qu’on dit en pareil cas. Je lui fis toucher au doigt combien il était incertain que cette succession lui fût légitimement acquise ; je le conjurai par son opulence, par la misère qu’il avait sous les yeux ; je crois même que je me jetai à ses pieds : je n’en pu tirer une obole. Il me répondit qu’il n’entrait point dans toutes ces considérations ; qu’il y avait un testament ; que l’histoire de ce testament lui était indifférente, et qu’il aimait mieux s’en rapporter à ma conduite qu’à mes discours. D’indignation je lui jetai les clefs au nez ; il les ramassa, s’empara de tout, et je m’en revins si troublé, si peiné, si changé, que votre mère, qui vivait encore, crut qu’il m’était arrivé quelque grand malheur… Ah ! mes enfants, quel homme que ce Frémyn !
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— Mon enfant, dit le prieur au chapelier, je n’aime pas les scrupules, cela brouille la tête et ne sert à rien ; peut-être ne fallait-il pas prendre cet argent ; mais puisque tu l’as pris, mon avis est que tu le gardes.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mais, monsieur le prieur, ce n’est pas là votre dernier mot ?
 
<div align="center">'''LE{{sc|le PRIEURprieur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Ma foi, si ; je n’en sais pas plus long.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Vous n’avez pas été loin. À vous, monsieur le magistrat.
 
<div align="center">'''LE{{sc|le MAGISTRATmagistrat}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mon ami, ta position est fâcheuse : un autre te conseillerait peut-être d’assurer le fonds aux collatéraux de ta femme, afin qu’en cas de mort ce fonds ne passât pas aux tiens, el de jouir, ta vie durant, de l’usufruit. Mais il y a des lois, et ces lois ne t’accordent ni l’usufruit ni la propriété du capital. Crois-moi, satisfais aux lois et sois honnête homme ; à l’hôpital, s’il le faut.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Il y a des lois ! Quelles lois !
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et vous, monsieur le mathématicien, comment résolvez-vous ce problème ?
 
<div align="center">'''LE{{sc|le GÉOMÈTREgéomètre}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mon ami, ne m’as-tu pas dit que tu avais pris environ 20.000 francs ?
 
<div align="center">'''LE{{sc|le CHAPELIERchapelier}}.<br>'''</centerdiv>
 
Oui, Monsieur.
 
<div align="center">'''LE{{sc|le GÉOMÈTREgéomètre}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et combien à peu près t’a couté la maladie de ta femme ?
 
<div align="center">'''LE{{sc|le CHAPELIERchapelier}}.<br>'''</centerdiv>
 
À peu près la même somme.
 
<div align="center">'''LE{{sc|le GÉOMÈTREgéomètre}}.<br>'''</centerdiv>
 
Eh bien ! qui de 20.000 francs paye 20.000 francs, reste zéro.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}''', ''<small>à moi</small>''.<br></centerdiv>
 
Et qu’en dit la philosophie ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
La philosophie se tait où la loi n’a pas le sens commun…
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— Non, parce qu’il n’y a point de bon conseil pour un sot. Quoi donc ! est-ce que cet homme n’est pas le plus proche parent de sa femme ? Est-ce que le bien qu’il a retenu ne lui a pas été donné en dot ? Est-ce qu’il ne lui appartient pas au titre le plus légitime ? Quel est le droit de ses collatéraux ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Tu ne vois que la loi, mais tu n’en vois pas l’esprit.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je vois comme vous, mon père, le peu de sureté des femmes, méprisées, haïes à tort à travers de leurs maris, si la mort saisissait ceux-ci de leurs biens. Mais qu’est-ce que cela me fait à moi, honnête homme, qui ai bien rempli mes devoirs avec la mienne ? Ne suis-je pas assez malheureux de l’avoir perdue ? Faut-il qu’on vienne encore m’enlever sa dépouille ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mais si tu reconnais la sagesse de la loi, il faut t’y conformer, ce me semble.
 
<div align="center">'''MA{{sc|ma SŒURsœur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Sans la loi, il n’y a plus de vol.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Vous vous trompez, ma sœur.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon FRÈREfrère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Sans la loi, tout est à tous, et il n’y a plus de propriété.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Vous vous trompez, mon frère.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon FRÈREfrère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et qu’est-ce qui fonde donc la propriété ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Primitivement, c’est la prise de possession par lé travail. La nature a fait les bonnes lois de toute éternité ; c’est une force légitime qui en assure l’exécution, et cette force, qui peut tout contre le méchant, ne peut rien contre l’homme de bien. Je suis cet homme de bien, et dans des circonstances et beaucoup d’autres que je vous détaillerais, je la cite au tribunal de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, au tribunal de l’équité naturelle ; je l’interroge, je m’y soumets, ou je l’annule.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Prêche ces principes-là sur les toits, je te promets qu’ils feront fortune, et tu verras les belles choses qui en résulteront.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je ne les prêcherai pas ; .il y a des vérités qui ne sont pas faites pour les fous ; mais je les garderai pour moi.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Pour toi, tu es un sage ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Assurément.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
D’après cela, je pense bien que tu n’approuveras pas autrement la conduite que j’ai tenue dans l’affaire du curé de Thivet. Mais toi, l’abbé, qu’en penses-tu ?
 
<div align="center">'''L’ABBÉ{{sc|l'abbé}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je pense, mon père, que vous avez agi prudemment de consulter et d’en croire le P. Bouin, et que si vous eussiez suivi votre premier mouvement, nous étions en effet ruinés.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et toi, grand philosophe, tu n’es pas de cet avis ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Non.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Cela est bien court. Va ton chemin.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Vous me l’ordonnez ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Sans doute.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Sans ménagement ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Sans doute.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Non certes, lui répondis-je avec chaleur, je ne suis pas de cet avis. Je pense, moi, que si vous avez jamais fait une mauvaise action dans votre vie, c’est celle-là ; et que si vous vous fussiez cru obligé à restitution envers le légataire après avoir déchiré le testament, vous l’êtes bien davantage envers les héritiers pour y avoir manqué.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Il faut que je l’avoue, cette action m’est toujours restée sur le cœur ; mais le P. Bouin !…
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Votre P. Bouin, avec toute sa réputation de science et de sainteté, n’était qu’un mauvais raisonneur, un bigot à tête rétrécie.
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Est-ce que ton projet est de nous ruiner ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Paix ! paix ! laisse là le P. Bouin, et dis-nous tes raisons, sans injurier personne.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mes raisons ? Elles sont simples, et les voici : ou le testateur a voulu supprimer l’acte qu’il avait fait dans la dureté de son cœur, comme tout concourait à la démontrer, et vous avez ‘annulé sa résipiscence ; ou il a voulu que cet acte atroce eût son effet, et vous vous êtes associé à son injustice.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
À son injustice ? C’est bientôt dit.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Oui, oui, à son injustice : car tout ce que le P. Bouin vous a débité ne sont que de vaines subtilités, de pauvres conjectures, des peut-être sans aucune valeur, sans aucun poids, auprès des circonstances qui étaient tout caractère de validité à l’acte injuste que vous avez tiré de la poussière, produit et réhabilité. Un coffre à paperasse ; parmi ces paperasses une vieille paperasse prescrite par sa date, par son injustice, par son mélange avec d’autres paperasses, par l’a mort des exécuteurs, par le mépris des lettres du légataire, par la richesse de ce légataire et par la pauvreté des véritables héritiers ! Qu’oppose-t-on à cela ? Une restitution présumée ! Vous verrez que ce pauvre diable de prêtre, qui n’avait pas un sou lorsqu’il arriva dans sa cure, et qui avait passé quatre-vingts ans de sa vie à amasser environ 100.000 francs en entassant sou par sou, avait fait autrefois aux Frémyn, chez qui il n’avait point demeuré, et qu’il n’avait peut-être jamais connus que de nom, un vol de 100.000 francs. Et quand ce prétendu vol eût été réel, le grand malheur que…! J’aurais brulé cet acte d’iniquité. Il fallait le bruler, vous dis-je ; il fallait écouter votre cœur, qui n’a cessé de réclamer depuis, et qui en savait plus que votre imbécile Bouin, dont la décision ne prouve que l’autorité redoutable des opinions religieuses sur les têtes les mieux organisées, et l’influence pernicieuse des lois injustes, des faux principes sur le bon sens et l’équité naturel le. Si vous eussiez été à côté du curé lorsqu’il écrivit cet inique testament, ne l’eussiez-vous pas mis en pièces ? Le sort le jette entre vos mains, et vous le conservez !
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et si le curé t’avait institué son légataire universel ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
L’acte odieux n’en aurait été que plus promptement cassé.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je n’en doute nullement ; mais n’y a-t-il aucune différence entre le donataire d’un autre et le tien ?…
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Aucune. Ils sont tous les deux justes ou injustes, honnêtes ou malhonnêtes…
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Lorsque la loi ordonne, après le décès, l’inventaire et la lecture de tous les papiers sans exception, elle a son motif, sans doute ; et ce motif, quel est-il ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Si j’étais caustique, je vous répondrais : De dévorer les héritiers, en multipliant ce qu’on appelle des vacations. Mais songez que vous n’étiez point l’homme de la loi, et qu’affranchi de toute forme juridique, vous n’aviez de fonctions à remplir que celles de la bienfaisance et de l’équité naturelle.
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— Et puis encore une petite injure au P. Bouin. Tu crois du moins que ma religion m’absout ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je le crois ; mais tant pis pour elle.
 
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Cet acte, que tu brules de ton autorité privée, tu crois qu’il aurait été déclaré valide au tribunal de la loi ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Gela se peut ; mais tant pis pour la loi.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Tu crois qu’elle aurait négligé toutes ces circonstances, que tu fais valoir avec tant de force ?
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je n’en sais rien ; mais j’en aurais voulu avoir le cœur net. J’y aurais sacrifié une cinquantaine de louis, c’aurait été une charité bien faite, et j’aurais attaqué le testament au nom de ces pauvres héritiers.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Oh ! pour cela, si tu avais été avec moi et que tu m’en eusses donné le conseil, quoique dans les commencements d’un établissement cinquante louis ce soit une somme, il y a tout à parier que je l’aurais suivi.
 
<div align="center">'''L’ABBÉ{{sc|l'abbé}}.<br>'''</centerdiv>
 
Pour moi, j’aurais autant aimé donner cet argent aux pauvres héritiers qu’aux gens de justice.
 
<div align="center">'''MOI{{sc|moi}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et vous croyez, mon frère, qu’on aurait perdu ce procès ?
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon FRÈREfrère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Je n’en doute pas. Les juges s’en tiennent strictement à la loi, comme mon père et le P. Bouin, et font bien. Les juges ferment, en pareil cas, les yeux sur les circonstances, comme mon père et le P. Bouin, par l’effroi des inconvénients qui s’en suivraient, et font bien. Ils sacrifient quelquefois, comme le témoignage même de leur conscience, comme mon père et le P. Bouin, l’intérêt du malheureux et de l’innocent, qu’ils ne pourraient sauver sans lâcher la bride à une infinité de fripons, et font bien. Ils redoutent, comme mon père et le P. Bouin, de prononcer un arrêt équitable dans un cas déterminé, mais funeste dans mille autres par la multitude de désordres auxquels ils ouvriraient la porte, et font bien. Et dans le cas du testament dont il s’agit…
 
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Tes raisons, comme particulières, étaient peut-être bonnes ; mais comme publiques, elles seraient mauvaises. Il y a tel avocat peu scrupuleux qui m’aurait dit, tête à tête : « Brulez ce testament » ; ce qu’il n’aurait osé écrire dans sa consultation.
 
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J’entends ; c’était une affaire à n’être pas portée devant les juges. Aussi, parbleu, n’y aurait-elle pas été portée si j’avais été à votre place.
 
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Tu aurais préféré ta raison à la raison publique, la décision de l’homme à celle de l’homme de loi ?
 
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Assurément. Est-ce que l’homme n’est pas antérieur à l’homme de loi ? Est-ce que la raison de l’espèce humaine n’est pas tout autrement sacrée que la raison d’un législateur ? Nous nous appelons civilisés, et nous sommes pires que des sauvages. Il semble qu’il nous faille encore tournoyer pendant des siècles, d’extravagances en extravagances et d’erreurs en erreurs, pour arriver où la première étincelle de jugement, l’instinct seul, nous eût menés tout droit. Aussi, nous nous sommes si bien fourvoyés…
 
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Mon fils, mon fils, c’est un bon oreiller que celui de la raison ; mais je trouve que ma tête repose plus doucement encore sur celui de la religion et des lois. Et point de réplique là-dessus, car je n’ai pas besoin d’insomnie. Mais il me semble que tu prends de l’humeur. Dis-moi donc, si j’avais brulé le testament, est-ce que tu m’aurais empêché de restituer ?
 
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Non, mon père ; votre repos m’est un peu plus cher que tous les biens du monde.
 
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Ta réponse me plaît, et pour cause.
 
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Et cette cause, vous allez nous la dire ?
 
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Volontiers. Le chanoine Vigneron, ton oncle, était un homme dur, mal avec ses confrères, dont il faisait la satire continuelle par sa conduite ou par ses discours. Tu étais destiné à lui succéder ; mais, au moment de sa mort, on pensa dans la famille qu’il valait mieux envoyer en cour de Rome que de faire entre les mains du chapitre une résignation qui ne serait point agréée. Le courrier part. Ton oncle meurt une heure ou deux avant l’arrivée présumée du courrier, et voilà le canonicat et dix-huit cents francs perdus. Ta mère, tes tantes, nos parents, nos amis, étaient tous d’avis de celer la mort du chanoine. Je rejetai ce conseil, et je fis sonner les cloches sur-le-champ.
 
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Et vous fîtes bien.
 
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Si j’avais écouta les bonnes femmes et que j’en eusse eu du remords, je vois que tu n’aurais pas balancé à me sacrifier ton aumusse.
 
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Sans cela. J’aurais mieux aimé être un bon philosophe, ou rien, que d’être un mauvais chanoine.
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Mon père haussa les épaules et se retira pour quelques devoirs pieux qui lui restaient à remplir. Le prieur dit : — J’ai un peu scandalisé le papa.
 
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Cela se pourrait.
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— Il faut, ajouta-t-il, que je vous lise quelques pages d’une description de la Sicile, par le P. Labat.
 
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Je les connais. C’est l’histoire du calzolaio de Messine.
 
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Précisément.
 
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Et ce calzolaio, que faisait-il ?
 
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L’historien raconte que, né vertueux, ami de l’ordre et de la justice, il avait beaucoup à souffrir dans un pays où les lois n’étaient pas seulement sans vigueur, mais sans exercice ; chaque jour était marqué par quelque crime ; des assassins connus marchaient tête levée et bravaient l’indignation publique ; des parents se désolaient sur leurs filles séduites et jetées du déshonneur dans la misère par la cruauté des ravisseurs ; le monopole enlevait à l’homme laborieux sa subsistance et celle de ses enfants ; des concussions de toute espèce arrachaient des larmes amères aux citoyens opprimés ; les coupables échappaient au châtiment ou par leur crédit, ou par leur argent, ou par le subterfuge des formes. Le calzolaio voyait tout cela ; il en avait le cœur percé, et il rêvait sans cesse, sur sa selle, aux moyens d’arrêter ces désordres.
 
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Que pouvait un pauvre diable comme lui ?
 
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Vous allez le savoir. Un jour il établit une cour de justice dans sa boutique.
 
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Comment cela ?
 
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Le prieur voudrait qu’on lui expédiât un récit comme il expédie ses matines.
 
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Pourquoi non ? L’art oratoire veut que le récit soit bref, et l’Évangile que la prière soit courte.
 
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Au bruit de quelque délit atroce, il en informait ; il en poursuivait chez lui une instruction rigoureuse et secrète. Sa double fonction de rapporteur et de juge remplie, le procès criminel parachevé, et la sentence prononcée, il sortait avec une arquebuse sous son manteau, et le jour, s’il rencontrait les malfaiteurs dans quelques lieux écartés, ou la nuit dans leur tournées, il vous leur déchargeait équitablement cinq ou six balles à travers le corps.
 
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Je crains bien que ce brave homme-là n’ait été rompu vif. J’en suis fâché.
 
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Après l’exécution, il laissait le cadavre sur la place sans en approcher, et regagnait sa demeure, content comme quelqu’un qui aurait tué un chien enragé.
 
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En tua-t-il beaucoup, de ces chiens-là ?
 
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On en comptait plus de cinquante, et tous de haute condition, lorsque le vice-roi proposa deux mille écus de récompense au délateur, et jura, en face des autels, de pardonner au coupable s’il se déférait lui-même.
 
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Quelque sot !
 
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Dans la crainte que le soupçon et le châtiment ne tombassent sur un innocent…
 
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Il se présenta au vice-roi ?
 
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Il lui tint ce discours : « J’ai fait votre devoir. C’est moi qui ai condamné et mis à mort les scélérats que vous deviez punir. Voilà les procès-verbaux qui constatent leurs forfaits. Vous y verrez la marche de la procédure judiciaire que j’ai suivie. J’ai été tenté de commencer par vous ; mais j’ai respecté dans votre personne le maitre auguste que vous représentez. Ma vie est entre vos mains, et vous en pouvez disposer. »
 
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Ce qui fut fait ?
 
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Je l’ignore ; mais je sais qu’avec tout ce beau zèle pour la justice, cet homme n’était qu’un meurtrier.
 
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Un meurtrier ! le mot est dur : quel autre nom pourrait-on lui donner s’il avait assassiné des gens de bien ?
 
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Le beau délire !
 
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Il serait à souhaiter…
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Vous êtes le souverain ; cette affaire est soumise à votre décision : quelle sera-t-elle ?
 
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L’abbé, vous me tendez un piège, et je veux bien y donner. Je condamnerai le vice-roi à prendre la place du savetier, et le savetier à prendre la place du vice-roi.
 
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Fort bien, mon frère.
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On servit, on disputa encore un peu contre moi, on plaisanta beaucoup le prieur sur sa décision du chapelier, et le peu de cas qu’il faisait des prieurs et des chanoines. On lui proposa le cas du testament ; au lieu de le résoudre, il nous raconta un fait qui lui était personnel.
 
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Vous vous rappelez l’énorme faillite du changeur Bourmont ?
 
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Si je me la rappelle ! j’y étais pour quelque chose.
 
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Tant mieux.
 
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Pourquoi tant mieux ?
 
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C’est que si j’ai mal fait, ma conscience en sera soulagée d’autant. Je fus nommé syndic des créanciers. Il y avait parmi les effets actifs de Bourmont un billet de cent livres sur un pauvre marchand grainetier, son voisin. Ce billet, partagé au prorata de la multitude des créanciers, n’allait pas à douze sous pour chacun d’eux, et exigé du grainetier, c’était sa ruine. Je supposai…
 
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Que chaque créancier n’aurait pas refusé douze sous à ce malheureux. Vous déchirâtes le billet, et vous fîtes l’aumône de ma bourse.
 
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Il est vrai ; en êtes-vous fâché ?
 
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Non.
 
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Ayez la bonté de croire que les autres n’en seraient pas plus fâchés que vous, et tout sera dit.
 
<div align="center">'''MON{{sc|mon PÈREpère}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mais, monsieur le prieur, si vous lacérez de votre autorité privée un billet, pourquoi n’en lacérez-vous pas deux, trois, quatre, tout autant qu’il se trouvera d’indigents à secourir aux dépens d’autrui ? Ce principe de commisération peut nous mener loin, monsieur le prieur ; la justice, la justice…
 
<div align="center">'''LE{{sc|le PRIEURprieur}}.<br>'''</centerdiv>
 
On l’a dit, est souvent une grande injustice. Une jeune femme qui occupait le premier descendit ; c’était la gaieté et la folie en personne. Mon père lui demanda des nouvelles de son mari ; ce mari était un libertin qui avait donné à sa femme l’exemple des mauvaises mœurs, qu’elle avait, je crois, un peu suivi, et qui, pour échapper à la poursuite de ses créanciers, s’en était allé à la Martinique. Mme d’Isigny (c’était le nom de notre locataire) répondit à mon père :
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— M. d’Isigny ? Dieu merci ! je n’en ai plus entendu parler ; il est peut-être noyé.
 
<div align="center">'''LE{{sc|le PRIEURprieur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Noyé ! je vous en félicite.
 
<div align="center">'''MADAME{{sc|madame D’ISIGNYd’isigny}}.<br>'''</centerdiv>
 
Qu’est-ce que cela vous fait, monsieur '''L’ABBÉ ?
 
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Rien ; mais à vous ?
 
<div align="center">'''MADAME{{sc|madame D’ISIGNYd’isigny}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et qu’est-ce que cela me fait, à moi ?
 
<div align="center">'''LE{{sc|le PRIEURprieur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Mais on dit…
 
<div align="center">'''MADAME{{sc|madame D’ISIGNYd’isigny}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et qu’est-ce qu’on dit ?
 
<div align="center">'''LE{{sc|le PRIEURprieur}}.<br>'''</centerdiv>
 
Puisque vous le voulez savoir, on dit qu’il avait surpris quelques-unes de vos lettres.
 
<div align="center">'''MADAME{{sc|madame D’ISIGNYd’isigny}}.<br>'''</centerdiv>
 
Et n’avais-je pas un beau recueil des siennes ?…
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— Je ne serais pas trop fâché, me répondit-il, qu’il y eût dans la ville un ou deux citoyens comme toi ; mais je n’y habiterais pas s’ils pensaient tous de même.
 
<references />
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[[Catégorie:XVIIIe siècle]]
[[Catégorie:Philosophie]]