« Épisodes militaires de la vie anglo-indienne/II/02 » : différence entre les versions

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La fuite et les aventures du juge Edwards
 
: ''Personal Adventures during the Indian Rebellion in Rohilcund, Futtekghur and Oude'', by William Edwards, judge of Benares; fourth edition, 1 vol. London, Smith, Elder and C°, 1859.
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<center>I</center>
 
Sur une bonne carte de l’Inde, cherchez à cent cinquante-deux milles de Delhi, dans la direction de l’est, la ville importante de Bareilly. De ce point, abaissez vers le raidi une ligne qui incline légèrement à l’ouest, et vous trouverez la station de Budaon ou Budaouan, un des centres politiques du Rohilcund. Le Rohilcund lui-même est un district oriental du royaume de Delhi qu’envahit à la fin du XVIIe siècle une belliqueuse tribu des Afghans du Kaboul, les Rouillas, et qui est compris dans le territoire borné par le Gange et la Gogra. C’est à Budaon qu’un juge de Benarès dont le caractère ne semble pas moins fortement trempé que celui du major Hodson (1)<ref>Voyez, sur le major Hodson, la ''Revue'' du 1er mai. </ref>, M. William Edwards, exerçait paisiblement depuis dix-huit mois les fonctions, à la fois judiciaires et fiscales, de ''magistrale'' et de ''collectors'' lorsque la nouvelle y parvint de la révolte de Meerut. Huit jours s’étaient à peine écoulés, qu’une sourde agitation se manifestait dans tout le district. M. Edwards, justement inquiet pour sa femme et ses enfans, les dirigea sans retard vers un de ces établissemens qui, profondément abrités dans les gorges de l’Himalaya, devaient rester jusqu’à la dernière heure préservés des contre-coups du mouvement insurrectionnel. Cette précaution, justifiée par l’événement, ne fut pas prise un jour trop tôt, car, pour arriver à Nynee-Tal (2)<ref>La station de Nynee-Tal est à quatre-vingt-dix milles au nord de Bareilly.</ref>, le but de leur voyage, mistress Edwards et ses enfans avaient à traverser Bareilly, qu’ils trouvèrent déjà évacuée par toutes les familles européennes. Huit jours après leur passage éclatait l’insurrection militaire de cette ville, insurrection marquée au coin de la préméditation la plus cruelle et la mieux dissimulée. Les officiers anglais, trompés jusqu’à la dernière minute par des protestations de fidélité cent fois réitérées, ne doutèrent point de leurs soldats jusqu’au moment où commença le massacre. A huit heures du matin, le 31 mai 1857, le major Pearson, commandant le 18e indigène, attestait encore l’inébranlable loyauté de ses hommes; à onze heures, un coup de canon avertissait les cipayes restés dans leurs lignes que le moment d’agir était venu pour eux. Les sentinelles tiraient sur ces mêmes officiers auxquels cinq minutes plus tôt elles avaient présenté l’arme avec tout le respect imaginable. Les canons étaient braqués sur les divers points de réunion de l’état-major, anglais, et ce fut à grand’peine que, sous l’escorte du 8e de cavalerie, encore indécis, ceux des officiers que les balles n’avaient pas atteints purent sortir de Bareilly dans la direction de Nynee-Tal. Une petite colonne de cipayes, munie d’un canon, les suivait de loin. Les cavaliers du 8°, à quelques milles de la cité, demandèrent eux-mêmes un retour offensif qui leur fournît l’occasion de sabrer cet audacieux détachement. On applaudit à leur zèle inespéré, le capitaine Mackensie les conduisit au feu; mais à peine furent-ils en face de leurs camarades et eurent-ils vu déployer l’étendard vert, symbole de leur foi commune, qu’ils hésitèrent et finirent par passer du côté des rebelles. Le canon amené par ceux-ci fut tourné à l’instant même sur le capitaine anglais et le petit nombre de ''sowars'' encore groupés autour de lui : on leur enjoignit de s’éloigner sous peine de mort, et ils partirent en effet au grand galop. Quant au major Pearson, il avait péri des premiers.
 
Ainsi se trouvait accomplie en quelques heures la révolte du Ro-hilcund, dont Bareilly était le centre militaire <ref>Il y avait à Bareilly le 31 mai, outre le 8e de cavalerie irrégulière, deux régimens d’infanterie indigène, une compagnie d’artillerie à pied, également indigène, et une batterie d’artillerie à cheval; — à Mooradabad, un régiment d’infanterie indigène et quelques artilleurs à pied; — à Shahjehanpore, mêmes forces ; — à Almorah, un régiment de Ghoorkas (3soldats du Népaul ) et une compagnie d’artillerie : — six mille hommes en tout pour le Rohilcund. Les Ghoorkas seuls ne s’insurgèrent point.</ref>. Un capitaine d’artillerie indigène devenait chef militaire du pays, et on choisissait pour rajah un juge retraité de la compagnie, Khan-Bahadour. Ce magistrat, devenu prince, entrait aussitôt en fonctions par un bel et bon procès, intenté selon toutes les formes aux deux juges de Bareilly, MM. Raikes et Robertson, qui furent jugés, condamnés et pendus pour crimes dûment qualifiés, sinon prouvés. Avec eux périt le collecteur, M. Wyatt, auteur d’un livre assez curieux, le ''Gil Blas hindou''. A Shahjehanpore, le même jour qu’à Bareilly, l’insurrection se déclarait, et, surpris pendant le service divin, —-c’était un dimanche, — presque tous les résidens européens furent égorgés. A Mooradabad, bien que fort déconcertés de ne trouver que 2,5001, st. Dans la caisse du gouvernement, les cipayes, qui d’abord avaient voulu attacher à la bouche d’un canon le trésorier si mal en fonds, se laissèrent rappeler qu’ils avaient juré « par les eaux du Gange» de ne pas faire tomber un cheveu de la tête des Européens. Liés par leur redoutable serment, ils se retirèrent avec leur butin, et accordèrent aux résidens deux heures pour quitter la ville. Ceux-ci en profitèrent pour se retirer à Nynee-Tal, où les accompagnèrent quelques poignées de cipayes demeurés « fidèles à leur sel. » Ce dernier épisode se passait le 3 juin 1857.
 
Rétrogradons de quelques jours et revenons à Budaon, où nous avons laissé M. Edwards aux prises avec les difficultés croissantes d’une administration de moins en moins obéie. Le premier acte des insurgés de Mooradabad avait été, selon la coutume généralement adoptée, de donner la clé des champs aux prisonniers. Or parmi ceux-ci se trouvait un gentilhomme-bandit, nommé Nujjoo-Khan, sous le coup d’un arrêt de déportation perpétuelle pour une tentative de meurtre suivie d’effet sur la personne d’un magistrat adjoint. Après avoir échappé deux années entières aux conséquences de cette condamnation rendue par contumace, ce notable personnage avait pu être appréhendé, grâce à l’active surveillance de M. Edwards, et, à peine libre, il avait juré de se venger. En toute circonstance, les menaces d’un pareil homme pouvaient être comptées pour quelque chose. Au moment où M. Edwards apprit que sa mort était décrétée par un de ces désespérés qui naturellement devaient jouer un des premiers rôles dans la rébellion (4)<ref>Nujjoo-Khan est en effet devenu un des meneurs de la révolte. Il n’a été pris que vers le mois d’avril 1858, par le brigadier Jones, après la réoccupation de Mooradabad.</ref>, il put se considérer à son tour comme condamné sans appel, et, seul agent du gouvernement en face de onze cent mille administrés plus ou moins hostiles, il lui fut certainement permis de croire que la sentence sortirait, comme on dit, son plein et entier effet.
 
Déjà le 25 mai 1857 il avait eu comme un avant-goût des angoisses et des périls qui allaient l’assaillir. Informé que les mahométans de Budaon voulaient profiter de la solennité religieuse de ce jour-là pour exciter des troubles que l’agitation générale du pays pouvait rendre décisifs, il avait convoqué les principaux d’entre eux à une conférence où ils arrivèrent fort excités, fort arrogans, presque intraitables. Tandis que, profitant de leurs animosités privées, il travaillait à les désunir par d’adroites insinuations, il vit entrer, le débat s’échauffant, un de ses ''péons'', Sikh de naissance, mais déjà chrétien de religion, bien que non encore baptisé, et qu’il avait attaché à son service personnel. Wuzeer-Sing, — c’était le nom de ce fidèle acolyte, — entra sans prononcer un mot, et vint se placer presque inaperçu derrière le fauteuil de son maître. Il avait un ''revolver'' à la ceinture, et à la main le fusil de chasse de M. Edwards. « Pour la première fois alors, nous dit celui-ci, j’eus pleine assurance que je pouvais compter sur cet homme, en quelque danger, en quelque difficulté que nous fussions placés lui et moi. »
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M. Phillips, dix minutes après que ces nouvelles lui eurent été communiquées par son cousin, sautait en selle et partait au galop, escorté par une douzaine de cavaliers, dans la direction du Gange. Sa meilleure, son unique chance de salut était de devancer les rebelles, qui déjà inévitablement marchaient sur les passages guéables de ce fleuve, — les ''ghants'', comme on dit dans l’Inde, — et allaient travailler à les rendre infranchissables, soit aux troupes envoyées du dehors, soit aux fugitifs cherchant à quitter le district. M. Edwards pouvait accompagner son cousin, et la prudence la plus vulgaire lui conseillait hautement de s’éloigner de Budaon avec M. Phillips. Le sentiment rigoureux du devoir lui enjoignait au contraire de demeurer à son poste. « Aussi longtemps que le navire était à flot, je m’estimais obligé d’y rester cloué, » dit-il lui-même, et cette métaphore de marin exprime mieux que toute autre les idées d’abnégation puisées par la race anglaise à la rude école de l’Océan. Quelle espérance pourtant pouvait-il raisonnablement concevoir? « J’étais encore à même, répond-il, de préserver la ville du pillage en empêchant les ''convicts'' fugitifs d’y pénétrer avant l’arrivée des cipayes mutinés. » C’était là effectivement tout ce qu’il avait à se promettre, et pour le maintien de cette sécurité provisoire il n’hésita point à risquer sa vie.
 
Cependant quelques Européens, — rares épaves de la grande tempête indienne, — venaient d’instinct se grouper autour de l’unique représentant de l’autorité officielle : deux planteurs d’indigo, MM. Donald père et fils; un employé des douanes, M. Gibson; un commis d’administration avec sa famille, M. Stewart, chaque nouveau-venu apportant son contingent de terreur, son contingent d’embarras, et le danger devenant plus terrible à mesure que grossissait la petite famille européenne, poursuivie de plus de haines, offrant plus de prises à la cupidité. Ces haines dont nous parlons, M. Edwards les signale lui-même. « Seul, dit-il, j’aurais trouvé dans le district bon nombre d’amis et de protecteurs; mais ils ne voulaient pas se compromettre pour d’autres que moi, et d’autant moins que quelques-uns des compatriotes ainsi réunis étaient en hostilité réglée avec les gens du pays pour s’être rendus acquéreurs de propriétés vendues, dans des circonstances rigoureuses, par ordonnance de nos tribunaux civils <ref>Cet aveu significatif est suivi de phrases encore plus explicites. « C’est au grand nombre de ces ventes pendant les dix ou douze dernières années, c’est aux conséquences de notre système d’impôt qui a ruiné l’aristocratie (5''gentry'') du pays et dissous les communautés villageoises, que j’attribue ''uniquement'' la désorganisation de ce district (Budaon) et do ceux qui l’avoisinent, etc. » ''Personal Adventures'', p. 12 et suiv. </ref>. »
 
A midi, après une prière en commun, M. Edwards crut devoir remontrer à ses compagnons de péril que plus tôt ils fuiraient, plus de chances leur seraient acquises. Son devoir le retenait, lui, mais rien ne s’opposait à leur départ; ils n’avaient à consulter que l’intérêt de leur sûreté personnelle. Argumens, instances, tout fut vain. Profondément terrifiés et comme paralysés par l’effroi, ils refusèrent tous de quitter cette maison protectrice sur laquelle ils appelaient la foudre. La journée s’avançait, toujours plus sombre. Les avis du dehors devenaient de plus en plus sinistres : soulèvemens partiels dans tel ou tel quartier, défection de tel ou tel agent, et les cipayes de Bareilly plus rapprochés d’heure en heure. Vers quatre heures du soir, l’officier indigène commandant la garde du trésor, — une centaine d’hommes, — vient, comme de coutume, faire son rapport. Comme de coutume, il déclare que «tout va bien.» Cette fois M. Edwards le prend à part et le presse de questions. Toujours avec l’accent de la franchise la plus entière, toujours avec les formes du respect le plus vrai, l’officier indigène proteste que la prétendue insurrection de Bareilly lui est, ainsi qu’à ses hommes, tout à fait inconnue. Ils n’ont reçu, ni lui ni eux, aucune communication de ce côté. Il ne croit pas, quant à lui, à ce mouvement insurrectionnel. S’il a quelques craintes, — et telle est aussi l’appréhension de ses soldats, — c’est que la canaille, les ''budmashes'' de la ville ne viennent fondre sur eux en tel nombre que toute résistance soit inutile. Pour rendre un peu de cœur aux cipayes, la présence du magistrat serait du meilleur effet... Tout ceci, dit sur le ton de la conviction la plus sincère, déroutait complètement les soupçons de M. Edwards, qui finit par se rendre aux bons avis de son interlocuteur; en effet, après l’avoir envoyé en avant, il allait monter dans son boghey pour se rendre à la trésorerie, lorsque Wuzeer-Singh, l’honnête et loyal péon, vint dévoiler à temps le piège tendu à la confiance de son maître. Le fait est que les cipayes attendaient bien le magistrat, déjà rangés en bon ordre devant la ''kutcherry'', comme pour une revue; mais ils s’apprêtaient à le tuer aussitôt qu’il se serait remis en leurs mains. C’était chose convenue depuis le matin avec un messager des révoltés de Bareilly. Après une heure et demie d’inutile attente, ne voyant pas arriver leur victime, ils perdirent patience, et se mirent en révolte ouverte. Il leur eût encore été facile de se saisir du collecteur, qui n’avait pas quitté sa maison ; mais aucun d’eux ne voulait, sans autre intérêt que celui du meurtre, s’éloigner de la trésorerie, promise au pillage. A six heures, d’horribles cris s’élevèrent de ce côté. Les cipayes venaient de briser les portes de la prison, située à une centaine de ''yards'' de leur corps de garde, et de mettre en liberté trois cents malfaiteurs qu’elle renfermait. Au même moment, on annonça l’arrivée des insurgés de Bareilly. Tout était décidé, irrévocablement et irrésistiblement fini. Le vaisseau ne « flottait » plus. M. Edwards, quitte envers ses fonctions, ne se devait plus qu’à sa famille et à lui-même. Monté sur un petit poney gris du Kaboul, dont, en des jours plus heureux, il avait fait cadeau à sa femme, et dont les précieuses qualités lui étaient connues, il quitta sans trop de hâte sa résidence, vers laquelle les « libérés » de l’heure précédente accouraient déjà en vociférant. Les deux planteurs d’indigo, MM. Donald, et l’employé des douanes, M. Gibson, s’étaient attachés à sa fortune et le suivaient pas à pas. On ne nous demandera pas si Wuzeer-Singh fut du voyage.
 
 
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<small>(1) Voyez, sur le major Hodson, la ''Revue'' du 1er mai. </small><br />
<small> (2) La station de Nynee-Tal est à quatre-vingt-dix milles au nord de Bareilly.</small><br />
<small> (3) Il y avait à Bareilly le 31 mai, outre le 8e de cavalerie irrégulière, deux régimens d’infanterie indigène, une compagnie d’artillerie à pied, également indigène, et une batterie d’artillerie à cheval; — à Mooradabad, un régiment d’infanterie indigène et quelques artilleurs à pied; — à Shahjehanpore, mêmes forces ; — à Almorah, un régiment de Ghoorkas (soldats du Népaul ) et une compagnie d’artillerie : — six mille hommes en tout pour le Rohilcund. Les Ghoorkas seuls ne s’insurgèrent point.</small><br />
<small> (4) Nujjoo-Khan est en effet devenu un des meneurs de la révolte. Il n’a été pris que vers le mois d’avril 1858, par le brigadier Jones, après la réoccupation de Mooradabad.</small><br />
<small>(5) Cet aveu significatif est suivi de phrases encore plus explicites. « C’est au grand nombre de ces ventes pendant les dix ou douze dernières années, c’est aux conséquences de notre système d’impôt qui a ruiné l’aristocratie (''gentry'') du pays et dissous les communautés villageoises, que j’attribue ''uniquement'' la désorganisation de ce district (Budaon) et do ceux qui l’avoisinent, etc. » ''Personal Adventures'', p. 12 et suiv. </small><br />
 
 
<center>II</center>
 
On a déjà vu que le 31 mai Mooradabad n’était pas encore soulevée. Par cette ville, située au nord de Budaon, M. Edwards pouvait arriver aux montagnes et rejoindre sa famille. Malheureusement, pour gagner la route de Mooradabad, il fallait traverser Budaon dans toute sa longueur, ou tourner la ville par un long circuit : c’est à ce dernier parti que s’était arrêté notre magistrat fugitif, lorsqu’à cent mètres de sa maison il rencontra un des principaux mahométans du pays, — un riche propriétaire terrien, quelque chose comme un baron féodal, — le cheik ou seigneur de Shikooporah, avec lequel il s’était trouvé en relations assez suivies. Ce puissant personnage, qui parut s’intéresser immédiatement au sort de M. Edwards, le dissuada fortement de s’engager sur des routes peuplées de cipayes insurgés et de criminels arrachés à leurs prisons. Il lui offrit en même temps de le recevoir chez lui, à trois milles de la cité. Cette proposition fut acceptée avec reconnaissance, quoiqu’elle modifiât du tout au tout le plan de voyage d’abord adopté, M. Edwards espérant qu’il pourrait se tenir caché dans le voisinage de la ville, où il rentrerait aussitôt que les rebelles en seraient sortis, pour y reprendre l’exercice de son autorité. Le cheik disposé à lui donner asile déclara, il est vrai, ne vouloir étendre sa protection à aucun des autres fugitifs. Cette première objection ne découragea point les compagnons de M. Edwards; ils avaient lieu de croire que le cheik se laisserait ramener à des sentimens plus humains. Il fallut donc revenir sur ses pas, et en longeant les murs de la maison qu’il venait d’abandonner, M. Edwards eut la douleur de la voir au pillage. Ses gens eux-mêmes s’étaient jetés tout des premiers sur le butin offert à leur convoitise, et un des cipayes d’ordonnance du collecteur, — celui qu’il regardait comme un des plus dévoués, — était déjà paré de la brillante épée que son maître portait les jours de cérémonie. Quant à celui-ci, les seuls objets qu’il avait pu emporter dans sa fuite précipitée étaient, avec 150 roupies (1)<ref>375 francs environ. </ref> cachées dans la ceinture de ses deux serviteurs indigènes, un habit de rechange (qui lui fut volé quelques heures après par le ''groom'' auquel il l’avait donné en garde), une bible petit format, et une bourse particulièrement chère qu’on venait de lui envoyer d’Angleterre pour l’anniversaire de sa naissance (''a darling may’s purse'', dit-il avec une sorte de tendresse), plus l’inévitable montre et le non moins inévitable ''revolver''.
 
A peine entrés, après une heure de route accomplie sans encombre, dans la cour murée de Shikooporah, et comme ils venaient de mettre pied à terre, les fugitifs virent venir à eux le frère du cheik, chargé de leur notifier respectueusement, mais en termes absolus, qu’il fallait ou se séparer ou pousser plus loin. On n’avait promis abri qu’à M. Edwards : s’il faisait décidément cause commune avec ses compatriotes, trop nombreux pour qu’on pût les recevoir sans danger si près de la ville en révolte, on les cacherait, eux et lui, mais dans un des villages du cheik, situé à dix-huit milles plus loin, et sur la rive gauche du Gange. Résolus à ne se point séparer, les quatre Anglais (2)<ref>M. Stewart et sa famille n’avaient pu suivre M. Edwards dans sa fuite. Ils ne disposaient que d’une voiture légère, une espèce de tilbury qui ne pouvait servir que sur les routes régulières. Réduits en conséquence à se cacher près de Budaon, ils parvinrent à y demeurer impunément, ce qui s’explique par cette circonstance, que c’étaient des ''eurasians'', et que leur teint, aussi brun que celui des indigènes, ne les désignait pas à la vengeance ou aux trahisons populaires.</ref> n’avaient plus qu’à obéir. Ils repartirent incontinent, et bien leur en prit. Une heure ou deux après leur départ, quelques cavaliers cipayes, arrivés de Bareilly avec le détachement de l’infanterie insurgée, ventaient, à la recherche du collecteur, faire une descente chez le bienfaisant propriétaire qu’on leur avait signalé comme l’ayant pris sous sa protection.
 
Nos Anglais cependant, guidés par un des cheiks, traversaient par les routes les moins frayées le pays déjà soulevé. Dans tous les villages où ils passaient, les paysans étaient sur pied, armés de sabres et de piques. Avertis d’avance par précaution, ces fidèles tenanciers accueillaient sans aucunes manifestations hostiles, et dans un silence de mort, la petite caravane, à la tête de laquelle marchait un de leurs seigneurs. Ce fut ainsi que vers minuit elle atteignit une misérable bourgade nommée Kukorah. Une maison moins délabrée que les chaumières groupées autour d’elle y servait de pied-à-terre au cheik en tournée dans ses domaines. Elle fut assignée aux voyageurs, qui passèrent le reste de la nuit en plein air, sur la terrasse de cette humble ''villa''. Vers quatre heures, M. Edwards, qui, malgré son excessive fatigue, n’avait pu fermer l’oeil, fut averti que s’il voulait ne pas tomber aux mains des cavaliers lancés à sa poursuite, il fallait quitter immédiatement le district de Budaon, et, traversant le Gange, passer dans celui d’Etah. Il y consentit d’autant plus volontiers qu’il espérait, à Puttialee, retrouver son cousin, M. Phillips, en état de lui fournir quelques secours militaires qui le mettraient à même de rentrer à Budaon. A cinq heures donc, prenant congé du cheik, les voyageurs repartirent dans la direction du Gange, qu’ils traversèrent dans une barque préparée à cet effet par les soins de leur hôte. En face d’eux, au moment même où ils quittaient le rivage, se rassemblaient des groupes nombreux, préparant une de ces expéditions de maraude appelées ''pukars''. Ce sont des espèces de ''razzias'' que plusieurs petits villages organisent à frais communs pour le pillage et la mise à sac de quelque gros bourg dont la richesse les tente. La barque fut signalée à ces pillards, qui lui envoyèrent quelques coups de fusil, mais sans essayer de la poursuivre. Aussi put-elle aborder un mille environ au-dessous de l’endroit occupé par les maraudeurs; et les Anglais arrivèrent sans accident à Kadir-Chouk, vieux fort en ruines, situé à deux milles du Gange, où les attendait un nouveau protecteur, un ''zemindar'' plein de bon vouloir pour la cause anglaise. Ce beau zèle venait d’ailleurs d’être réchauffé par la nouvelle qu’un gros corps de cavalerie était en ce moment à Puttialee sous les ordres d’un officier anglais, M. Bramley. M. Edwards, qui connaissait cet officier, se mit tout aussitôt en communication avec lui; mais la réponse qu’il reçut au bout de quelques heures, — Puttialee n’étant qu’à huit milles de Kadir-Chouk, — ne confirma pas les espérances qu’il avait pu concevoir. MM. Phillips et Bramley lui faisaient savoir qu’ils avaient à peine quelques ''sowars'', avec lesquels ils comptaient essayer de se frayer un chemin vers Agra. Ils l’invitaient naturellement à partager leurs chances de salut et à les venir rejoindre aussitôt, ce qu’il fit dans la soirée même du 2 juin. Le 3 et le 4 furent employés à voir clair dans la situation qui leur était faite et à préparer leur périlleux voyage. Le 5, avertis par quelques symptômes significatifs, ils éloignèrent de Puttialee la majeure partie du petit détachement qui les avait protégés jusqu’alors. Cette mesure dé sûreté personnelle fut prise sous le prétexte d’une caisse publique à préserver du pillage. Les cavaliers désignés partirent en effet pour la ''tchseeldaree'' au secours de laquelle on les envoyait; mais une fois là, c’est-à-dire à vingt milles de Puttialee, ils pillèrent eux-mêmes le trésor et se dispersèrent aussitôt. Cet incident n’avait rien de fort imprévu.
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En partant de Puttialee, — ce qu’ils firent sans plus de retard, — les trois agens anglais n’étaient pas tellement sûrs des soldats de leur escorte qu’ils n’eussent jugé prudent d’y joindre quelques officiers municipaux indigènes [''thakoors''), dont la présence pouvait à certains égards paralyser les mauvaises dispositions des ''sowars''. Ceux-ci marchaient en avant, les Européens formaient au contraire l’arrière-garde. Les ''thakoors'', placés au centre de la petite colonne, étaient comme interposés, et devaient, sinon défendre les magistrats anglais attaqués par les cavaliers de leur escorte, au moins les prémunir contre un premier choc, une charge à l’improviste. En de telles circonstances, le moindre incident peut prendre des proportions singulièrement exagérées; il y eut un moment où nos voyageurs se crurent perdus. Une halte soudaine de la colonne, des cris aux premiers rangs leur parurent le signal de l’attaque prévue et redoutée. Somme toute, il ne s’agissait que d’un cheval vicieux, qui, après avoir jeté bas son cavalier, rebroussait chemin au grand galop, renversant bêtes et gens sur son passage. Un coup de lance mit fin à ses périlleuses fantaisies.
 
Après avoir marché toute la nuit dans la direction de Mynpoorie, les voyageurs se trouvèrent au petit jour près d’un fortin situé à quelques milles de la grande voie centrale (''great Trunk road''). Le ''zemindar'' entre les mains duquel était ce poste, création du régime anglais, allait faire tirer sur le cortège suspect, lorsque M. Bramley, dont il était connu, put montrer à temps son visage et prévenir ainsi un malentendu fatal. Une fois leur identité reconnue, les Anglais furent admis avec leur escorte, et tandis qu’ils prenaient quelques heures de repos, on faisait explorer par quelques batteurs d’estrade la route qu’ils devaient suivre. Cette précaution ne fut point inutile. Un corps d’insurgés, infanterie et cavalerie, en route pour Delhi, avait justement fait halte dans le voisinage presque immédiat du petit fort où ils étaient réfugiés. Le ''zemindar'', fort inquiet, les pressa de partir aussitôt, leur présence le mettant sous le coup d’une attaque à laquelle il n’était pas en mesure de résister. Ils quittèrent effectivement leur asile et se décidèrent, après mûre délibération, à regagner un village qu’ils avaient traversé quelques heures auparavant, et où ils comptaient demeurer jusqu’au soir, décidés, la nuit venue, à pousser en avant, nonobstant la présence des insurgés. A l’approche du village cependant, l’idée leur vint de le faire explorer par un des leurs, dont ils attendirent le retour, cachés dans un petit bois des environs. Cet homme leur rapporta bientôt la nouvelle que deux cents cipayes, — les mêmes qu’on leur avait signalés comme se dirigeant sur Puttialee, — changeant tout à coup de dessein, étaient justement venus camper en cet endroit. La route se trouvait donc fermée derrière comme devant eux. Il ne restait qu’une ressource, c’était de se rabattre sur Puttialee par des sentiers de traverse et, s’il le fallait, à travers les jungles; mais, cette résolution prise, il devenait à peu près indispensable de se débarrasser des ''sowars'', dont l’attitude et les propos, de plus en plus insolens, indiquaient, à ne s’y pas méprendre, les dispositions menaçantes. M. Bramley leur notifia donc, par l’intermédiaire du ''ressaldar'', que leurs services n’étant plus requis, ils pouvaient se retirer soit à Furruckabad, soit, à leur choix, dans toute autre direction. Il y eut après cette déclaration un instant de terrible anxiété. Les cavaliers, évidemment animés de sentimens fort peu pacifiques, hésitaient sur le parti qu’ils avaient à prendre. Obéiraient-ils purement et simplement? Tomberaient-ils au contraire sur ce petit nombre d’Européens que le sort leur livrait ainsi? Décidés tout à coup, ils firent volte-face et s’éloignèrent. Les Anglais partirent aussi à l’instant même, mais non dans la direction qu’ils avaient résolu de prendre. Ils attendirent que leurs ''sowars'' fussent hors de vue, et seulement alors marchèrent vers Puttialee. Dans l’après-midi, le hasard les dirigea vers un petit hameau, où ils arrivèrent épuisés par la chaleur et mourant de soif. Un vieillard auquel ils demandèrent un peu d’eau, prenant en pitié leur état misérable, leur apporta du lait et des ''chupatties'' (3)<ref>Gâteaux indiens qui remplacent le pain. </ref>. C’était un ancien soldat de la compagnie, pensionné pour ses services dans l’Afghanistan. Jamais on ne put lui faire accepter le prix des modestes provisions qu’il avait mises à la disposition des voyageurs anglais. « Non, disait-il, vous êtes plus misérables que moi. Si jamais votre ''raj'' (empire) est rétabli, eh bien ! alors vous vous souviendrez du petit service que je vous rends aujourd’hui. »
 
Une fois rentrés à Puttialee, — ils étaient restés en selle vingt heures consécutives, — la nécessité de donner quelque repos à leurs montures y retint nos voyageurs une journée entière. Ils la passèrent à concerter leur départ. Maintenant qu’ils n’avaient plus d’escorte, chacun sentait qu’il fallait disperser un groupe trop nombreux pour marcher de conserve, et sur lequel son importance même devait attirer des poursuites plus acharnées. La séparation fut résolue. MM. Phillips et Bramley se décidèrent à repartir pour Agra. M. Edwards, ne pouvant ni quitter les compatriotes qui s’étaient placés sous sa protection, ni les imposer à celle d’autrui, prit au contraire le parti de revenir à Budaon, d’où il espérait pouvoir gagner les montagnes. Ce fut avec ce projet qu’il partit, dans la matinée du 7 juin, en compagnie de MM. Donald et de M. Gibson, se dirigeant vers ce même fort de Kadir-Chouk, qui avait été, après la traversée du Gange, leur première station dans le district d’Etah. Les routes étaient encombrées de paysans en armes qui, profitant de la licence des temps, avaient exécuté la nuit précédente un de ces ''pukars'' dont on a déjà parlé. Ils rentraient chargés de butin, et semblaient à peine prendre garde aux voyageurs européens. Quant aux villageois que ceux-ci trouvaient groupés à l’entrée de chaque bourgade, ils étaient encore moins hostiles. — « Quand, votre ''raj'' sera-t-il rétabli? quand donc, dites? demandaient-ils en toute révérence aux Européens fugitifs. Sera-ce dans dix jours? dans quinze, voyons? Nous sommes ennuyés, nous sommes las d’avoir à veiller, à nous garder sans cesse, toujours en alerte, toujours sous le coup du pillage. Ce n’est pas vivre. Il nous tarde que la paix et le bon ordre nous soient rendus. »
 
En revanche, les favorables dispositions du zemindar de Kadir-Chouk s’étaient modifiées depuis quarante-huit heures. Il était encore assez poli, mais infiniment moins zélé que l’avant-veille. Cependant il promit une barque, et les fugitifs attendaient le moment où ils pourraient de nouveau traverser le Gange, lorsque, de la salle intérieure où ils étaient assis, ils entendirent un voyageur qui, sans se douter de leur présence, dépeignait sous les couleurs les plus sombres l’état où il venait de laisser le district de Budaon. Les villages étaient livrés au pillage. Plusieurs avaient subi les horreurs de l’incendie. Un corps de cavalerie parcourait le pays, cherchant partout le collecteur fugitif. La veille, ce détachement était à Kukorah (l’endroit même où M. Edwards et ses compagnons avaient passé la nuit du 1er au 2 juin). En ce moment, il campait dans un village de la rive opposée, justement en face de Kadir-Chouk. Ces renseignemens, fournis par le hasard, déterminèrent les voyageurs à prolonger quelque peu leur halte; mais leur hôte, que contrariait évidemment cette détermination, limitait de plus en plus l’hospitalité qu’il leur donnait à contre-cœur. Les vivres étaient dispensés d’une main avare, et le soir même, la barque se trouvant prête, il fut déclaré aux voyageurs qu’il fallait se décider à passer le Gange. L’avis était donné sous forme trop péremptoire pour laisser place à la moindre alternative. Ils partirent donc à l’instant même. Malheureusement le bateau qui les attendait se trouva de dimensions insuffisantes pour les recevoir, eux et leurs chevaux. Après de vains efforts pour se procurer une autre embarcation, il fallut revenir à Kadir-Chouk et subir la mauvaise humeur du zemindar, qui voyait fort à regret rentrer sous son toit ces malencontreux personnages. Il finit pourtant par s’apaiser, et leur conseilla de renoncer au passage du fleuve. Mieux valait, selon lui, rester dans le district d’Etah et descendre jusqu’à Furruckabad (4)<ref>Furruckabad est à soixante milles de Budaon, dans la direction du sud-est; — plus bas, dans la même direction, se trouve Cawnpore.</ref>. De ce côté, les routes étaient libres, et l’insurrection n’avait pas encore bouleversé cette importante station. On devait du moins le croire, au dire du zemindar, puisque plusieurs de ses tenanciers, enfermés dans les prisons de Furruckabad, n’avaient pas encore recouvré leur liberté. « Si les drôles étaient libres, ajoutait-il, nous les aurions déjà revus par ici. »
 
Ces conseils, plus ou moins éclairés, équivalaient à des ordres. Du reste, ils sauvèrent la vie de M. Edwards, qui, rentré dans Budaon, y eût été infailliblement massacré. Les cipayes lui en voulaient tout particulièrement de ce qu’en vue des événemens sinistres qui s’annonçaient, l’intelligent collecteur avait refusé de recevoir les taxes et revenus que les zemindars du pays lui apportaient à jour fixe. Par suite de cette mesure si bien justifiée, au lieu de 7 à 8 ''lakhs'' de roupies sur lesquels les révoltés avaient compté, la caisse de Budaon en renfermait à peine un et demi le jour où ils purent s’en approprier le contenu, et cette déception, pour eux, criait vengeance.
 
 
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<small>(1) 375 francs environ. </small><br />
<small> (2) M. Stewart et sa famille n’avaient pu suivre M. Edwards dans sa fuite. Ils ne disposaient que d’une voiture légère, une espèce de tilbury qui ne pouvait servir que sur les routes régulières. Réduits en conséquence à se cacher près de Budaon, ils parvinrent à y demeurer impunément, ce qui s’explique par cette circonstance, que c’étaient des ''eurasians'', et que leur teint, aussi brun que celui des indigènes, ne les désignait pas à la vengeance ou aux trahisons populaires.</small><br />
<small>(3) Gâteaux indiens qui remplacent le pain. </small><br />
<small> (4) Furruckabad est à soixante milles de Budaon, dans la direction du sud-est; — plus bas, dans la même direction, se trouve Cawnpore.</small><br />
 
 
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<center>IV</center>
 
Les vingt-quatre milles qui séparent Kaïm-Gunge de Futtehghur furent franchis en quelques heures de nuit, mais non sans incidens. Dans des fuites pareilles, tout est danger. Ici c’est une branche d’arbre qui enlève le turban si savamment arrangé sur le front de M. Edwards, et le met ainsi en passe d’être découvert; plus loin, c’est la jument rétive de son guide qui, par ses caprices indomptables, menace de les arrêter net. A mi-chemin environ, il faut passer entre deux villages, dont l’un est livré aux flammes par les maraudeurs qui sont venus le piller. A la lueur de l’incendie, ils aperçoivent les voyageurs, et, poussant des cris furieux, se précipitent vers la route de manière à les y devancer. De leur côté, les fugitifs lancent leurs chevaux à toute vitesse. La vie est pour eux l’enjeu de la course. Deux cents mètres d’avance les tirent d’affaire, et ils laissent derrière eux, désappointée et rugissante, la canaille altérée de sang et de butin. Vers huit heures du matin (le 9 juin), ils arrivaient enfin à Futtehghur, où la révolte s’était déjà propagée, mais sans succès. Six jours auparavant, le 10e d’infanterie (cipayes) avait donné de graves craintes à ses chefs en refusant de s’enfermer dans la forteresse avec le trésor de la station, qu’on y voulait transporter à l’approche d’une colonne rebelle. On avait dû, faute de moyens coercitifs, subir leurs exigences et laisser impunie leur indiscipline <ref>On alla même jusqu’à promettre aux soldats du 10e une avance de paye, à laquelle assez naturellement ils devaient préférer le pillage de la station et du trésor, où se trouvaient alors deux lakhs et demi de roupies (1625,000 francs environ).</ref>; mais les résidens civils européens, qui depuis le 1er juin s’étaient munis de bateaux où beaucoup se retiraient chaque nuit, justement effarouchés par cette conduite de la garnison, s’étaient embarqués pour descendre à Cawnpore. Cette fuite et la disparition de quatre officiers anglais, qui, aux premières menaces de sédition, avaient ignominieusement déserté leur poste, laissaient depuis lors l’esprit des soldats du 10e dans des dispositions assez incertaines. Ils semblaient honteux de leur conduite, mais en même temps, l’œil ouvert sur toutes les démarches de leurs officiers, « ils les guettaient, dit un témoin oculaire (2)<ref>Lettre adressée le 6 juin au ''Moffussilite''. Elle est citée tout au long dans l’ouvrage de M. Mead, ''The Sepoy Revolt'', pages 146 et suivantes.</ref>, comme le chat guette la souris. » Le 6, néanmoins, ils prêtèrent serment par Gunga-Panee (3)<ref>L’eau du Gange.</ref> et sur le Koran de demeurer « fidèles à leur sel, » et de défendre, fût-ce au péril de leur vie, les officiers restés à leur tête. Le 8, les malfaiteurs détenus dans la prison de Futtehghur se mirent en insurrection. Quelques-uns s’étaient débarrassés de leurs fers; ils refusaient de se laisser enfermer la nuit. Le capitaine anglais, qui vint avec un détachement de cipayes pour les contraindre à rentrer dans leurs dortoirs, fut assailli à coups de briques et blessé assez grièvement. Ses soldats pourtant ouvrirent aussitôt le feu sur les prisonniers insurgés, les réduisirent à l’obéissance, et fusillèrent séance tenante les promoteurs de la révolte. Tel était l’état des choses au moment où M. Edwards et ses deux compagnons arrivèrent, le lendemain même de cette échauffourée, chez M. Probyn, le collecteur du district. Ce magistrat ne se fiait qu’à demi aux bonnes dispositions des cipayes du 10e, nonobstant les sanglans témoignages de fidélité qu’ils venaient de donner si récemment. Sa femme, partie dès le 3, s’était réfugiée chez un zemindar de l’Oude, dont les domaines étaient situés de l’autre côté du Gange, et qui avait spontanément offert sa protection aux Européens menacés. Selon M. Probyn, c’était chez ce riche et puissant propriétaire, nommé Hurdeo-Buksh, que son collègue et les deux Donald devaient se rendre sans retard en sa compagnie. Les fugitifs de Budaon voulaient au contraire aller à Cawnpore, — c’était se livrer infailliblement à Nana-Sahib, — et il fallut pour les détourner de cette résolution l’arrivée providentielle des premiers bruits de l’insurrection qui venait d’éclater, le 5 juin, parmi les troupes du général Wheeler. Ils voulurent alors partir pour Agra; mais les routes, dans cette direction, étaient obstruées par les colonnes rebelles, qui, de vingt points différens, convergeaient vers Delhi. Dès lors il ne restait d’autre alternative que de se rendre aux conseils de M. Probyn. Le 10 juin, dans l’après-midi, M. Edwards et les Donald quittèrent Futtehghur, où ils avaient pris quarante-huit heures de repos, et le même soir, traversant le Gange, ils arrivaient à Dhurumpore, la forteresse de Hurdeo-Buksh, déjà encombrée d’Européens fugitifs. Ceux-ci, établis là depuis plusieurs jours, commençaient à s’y trouver assez mal et assez peu en sûreté. Aussi, en apprenant les marques de dévouement données par la garnison de Futtehghur, projetaient-ils déjà de rentrer en masse dans cette ville, et de s’aller mettre sous la protection du brave et fidèle 10e, nonobstant les avis réitérés de M. Probyn, qui, mieux instruit qu’eux, ne se fiait que de bonne sorte aux belles protestations et aux sermens de ces inconstans et perfides soldats. Ni les sages conseils, ni l’exemple même du collecteur, qui était venu se placer sous la sauvegarde du bienveillant zemindar Hurdeo-Buksh, ne réussirent à les convaincre. Les Européens de Dhurumpore partirent en masse dès le lendemain pour rentrer à Futtehghur, et les Donald se laissèrent entraîner par eux. Quant à M. Edwards, une inspiration soudaine, le retint au moment même du départ. Il fit demander à Hurdeo-Buksh, par l’agent de ce dernier, s’il voudrait bien le comprendre dans les promesses de protection sur lesquelles comptait M. Probyn, et, cordialement invité par le zemindar à ne pas quitter Dhurumpore, il tint bon, malgré les lettres qui arrivaient de Futtehghur, et qui l’engageaient toutes à y rentrer.
 
Il était depuis trois jours seulement dans son nouvel asile, quand Wuzeer-Singh, son fidèle péon, dont il n’avait plus entendu parler depuis le tragique épisode de Shumshabad, vint l’y rejoindre bien à l’improviste. Outre l’argent confié à sa probité et qui était resté intact dans sa ceinture, outre le fusil de son maître, dépôt plus précieux encore, Wuzeer-Singh lui apportait le récit de tout ce qui s’était passé à Shumshabad après leur séparation forcée. Témoin de l’assassinat de M. Gibson, il avait vu son cadavre mutilé rester, après le départ des meurtriers, comme une vile charogne à la porte même de la demeure du nawab. De tous les villages environnans, les paysans accouraient en foule pour en repaître leurs yeux. Cette vue leur arrachait des cris de joie, et ils se réjouissaient là, disait Wuzeer-Singh, « comme à une cérémonie nuptiale. » A la nuit, deux balayeurs, de la caste immonde par excellence, étaient venus prendre le cadavre, qu’ils avaient traîné avec des crocs jusque sur un tas de fumier, où il avait été presque immédiatement dévoré par les chiens. Tout cela s’était fait avec le plein assentiment du nawab Doollah, auquel avait été conduit en offrande triomphale le chameau de M. Gibson. Wuzeer-Singh lui-même, caché dans les bosquets du jardin, y était resté vingt-quatre heures de suite sans alimens, et, découvert en fin de compte, n’avait dû son salut qu’à la pitié d’un subalterne, qui, après l’avoir fait manger, lui indiqua la direction dans laquelle M. Edwards avait dû s’éloigner.
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Les fugitifs partirent à pied, n’emportant avec eux que quelques objets de literie et des vêtemens de rechange pour les ''quatre'' enfans de mistress Probyn. Cette courageuse mère avait l’un d’eux dans ses bras; M. Edwards s’était chargé du plus jeune, Wuzeer-Singh et le domestique de M. Probyn, des deux autres. M. Probyn enfin portait trois fusils sur quatre, et les munitions nécessaires à ce petit arsenal. Arrivés ainsi, après un mille de marche, sur les bords de la Ramgunga, ils y attendirent longtemps un bateau, et ne traversèrent cette rivière que vers minuit. Deux milles plus loin, ils atteignirent le petit village de Kussowrah, où ils étaient attendus par les ''thakoors'' de l’endroit, propres oncles de Hurdeo-Buksh, mais d’un rang inférieur à cause de leur naissance illégitime. Ces nouveaux hôtes, les guidant à travers plusieurs enceintes successives, les conduisirent dans un enclos intérieur où parquaient, parmi quelques chèvres, une jument et son poulain. C’étaient là les quartiers assignés, pour plus de sûreté, aux malheureux fugitifs. Une partie du bétail fut éloignée pour leur faire place, et on leur promit que dès le lendemain cette espèce d’étable à ciel ouvert leur serait livrée sans partage. En attendant, il fallut essayer de camper et de dormir sur ce fumier, au sein d’une atmosphère viciée, et dans un état d’agitation morale qui ne permettait guère de se livrer au sommeil.
 
 
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<small> (1) On alla même jusqu’à promettre aux soldats du 10e une avance de paye, à laquelle assez naturellement ils devaient préférer le pillage de la station et du trésor, où se trouvaient alors deux lakhs et demi de roupies (625,000 francs environ).</small><br />
<small> (2) Lettre adressée le 6 juin au ''Moffussilite''. Elle est citée tout au long dans l’ouvrage de M. Mead, ''The Sepoy Revolt'', pages 146 et suivantes.</small><br />
<small> (3) L’eau du Gange.</small><br />
 
 
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Pendant toutes ces opérations, les heures s’écoulaient, et les cipayes mettaient le temps à profit pour amener sur le bord du fleuve, en face du banc d’échouage, quatre gros canons qui tirèrent sans relâche sur les malheureux équipages. C’était cette horrible canonnade qui tenait en suspens les résidens de Kussowrah. Par bonheur, cette batterie improvisée et mal pointée ne produisit à peu près aucun mal. Le transbordement s’effectua sans accident grave, et les deux barques continuèrent à descendre le Gange; mais quelques milles plus bas, vis-à-vis le village de Singheerampore, l’une d’elles toucha le fond et s’y incrusta solidement. Les cipayes, manœuvrant au bord du fleuve de manière à ne point perdre de vue la proie qui venait d’échapper à leur sanglante convoitise, amenèrent aussitôt deux pièces d’artillerie, et la canonnade du matin reprit de plus belle. En outre, deux grandes barques arrivaient de Futtehghur, chargées de soldats, et sous le double feu du rivage et de ces redoutes flottantes, quelques-uns des plus hardis en vinrent à l’abordage. Un des témoins, un des acteurs de ces horribles scènes les racontait quelques semaines plus tard à M. Edwards. C’était M. Jones, autre protégé de Hurdeo-Buksh :
 
« J’étais au départ, lui disait-il, dans la troisième des embarcations, et je passai dans la seconde après le premier échouage. A Singheerampore, les paysans, nous voyant ensablés, ouvrirent sur nous un terrible feu de mousquets à mèche. Puis deux canons furent braqués sur nous, et nous mitraillèrent à loisir. J’étais dans l’eau, poussant, soulevant la maudite barque toujours immobile, quand j’aperçus les deux bateaux armés qui descendaient en droite ligne sur nous. Je remontai aussitôt pour prendre ma carabine, restée fort heureusement sous le pavillon de poupe. Au moment où je mettais la main dessus, je vis un cipaye qui lentement soulevait le ''chappur'' (la tenture) de la barque, et regardait à l’intérieur. Celui-là ne vécut pas longtemps, je le tuai raide ; mais aussitôt, décharge générale de mon côté. Un de nos négocians, M. Churcher l’aîné, fut blessé à mort. L’abordage eut lieu ensuite, et ''gentlemen, ladies'', nous nous jetâmes tous dans le Gange. Ce que je vis en dernier lieu sur notre bateau, ce fut le pauvre M. Churcher se débattant au milieu d’une mare de sang dans les convulsions de l’agonie, et le capitaine Fitz-Gerald, qui soutenait d’une main sa femme assise sur son genou, tandis que de l’autre, restée libre, il tenait un fusil braqué sur l’ennemi. Nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture, et le courant était très fort. Le fond se trouvant d’ailleurs un sable très fondant, très mobile, il était excessivement difficile d’y garder pied. Aussi plusieurs d’entre nous furent-ils bientôt entraînés et noyés. A peine dans l’eau, j’avais pour ma part attrapé une balle qui m’avait entamé l’épaule droite, mais sans briser l’os. Le major Robertson, à quelques pas de moi, résistait au courant, soutenant sa femme d’une main, portant de l’autre leur petit enfant, et, lui aussi, blessé à la cuisse. Mistress Robertson échappa bientôt à l’étreinte de son mari, et disparut sous l’eau. Robertson alors, plaçant l’enfant sur ses épaules, se mit à nager dans le courant (1)<ref>Hâtons-nous de dire que le major Robertson fut du très petit nombre des sauvés ; il dut la vie à la protection de Hurdeo-Buksh, ainsi que M. Churcher le cadet.</ref>. Je n’étais plus bon à rien : je songeai donc à me tirer d’affaire en nageant, soit que je pusse aborder plus bas, ou rejoindre la première barque...»
 
M. Jones rejoignit en effet la barque, après avoir alternativement nagé ou ''fait la planche'' pendant un espace de cinq ou six milles, et il ne fut pas le seul à exécuter ce qui semble, dans les circonstances données, un tour de force presque miraculeux. Le lendemain, au point du jour, un autre échappé de Futtehghur, M. Fisher, blessé très grièvement à la jambe, regagna, lui aussi, la barque d’avant-garde, tantôt en se soutenant sur l’eau, tantôt en se traînant sur le rivage, «Il fut hissé à bord plus mort que vivant, raconte M. Jones, et tenant les discours les plus incohérens sur sa femme et son fils, tous deux noyés sous ses yeux. » Le destin de ces deux hommes si singulièrement arrachés à la mort devait être bien différent. M. Jones se trouva si à l’étroit sur la barque, où se pressaient près de quatre-vingts fugitifs, qu’il saisit avec empressement l’occasion de la première halte pour descendre dans un village de l’Oude, en face duquel on avait fait escale afin de se procurer quelques vivres, et dont les habitans se montraient favorablement disposés. Une fois à terre et couché sur un lit de camp (''charpoy'') qu’un des paysans avait mis gracieusement à sa disposition, le pauvre blessé se sentit si à l’aise d’une part, si épuisé de l’autre, que lorsqu’on vint le réveiller de la part du colonel Smith pour lui enjoindre de rentrer à bord, il n’hésita point à refuser net. Se regardant déjà comme à peu près mort, il demandait qu’on l’abandonnât à son destin, et il résista si bien qu’en fin de compte la barque partit sans lui. Or, quelques heures plus tard, elle longeait le territoire de Bithoor, le domaine du terrible Nana-Sahib, dont les échappés de Futtehghur ignoraient encore les abominables trahisons. Les promesses les plus formelles de sauvegarde et de protection, transmises de sa part au colonel Smith, trouvèrent malheureusement créance chez cet honorable officier. Une fois à terre, le massacre commença immédiatement sous les yeux du sanguinaire rajah. « Les femmes et les enfans, a dit M. Mead, furent expédiés à coups de sabre et de lance. Les hommes étaient rangés sur une seule ligne, les bras attachés derrière le dos, et maintenus ensemble par de longs bambous passés sous leurs aisselles. Les cavaliers couraient à cheval tout autour de cette longue file de suppliciés, les accablant des plus grossières injures, et savourant par avance les tortures qu’ils allaient leur infliger. Quand ils étaient las d’insulter, l’un d’eux déchargeait son pistolet à la figure d’un des fugitifs, dont la tête brisée s’inclinait alors, sans que le corps pût s’affaisser, soutenu qu’il était à droite et à gauche par ceux des condamnés qui restaient debout, et qu’il éclaboussait de son sang ou de sa cervelle. L’assassinat suivant se consommait à sept ou huit pas plus loin, afin de laisser subsister cette hideuse chaîne, et de prolonger l’horrible contact des vivans et des morts (2)<ref>''The Sepoy Revolt'', chap. X, p. 138. M. Mead porte à cent vingt-sept le nombre des fugitifs de Futtehghur ainsi massacrés. D’après le récit de M. Jones, leur nombre serait exagéré d’un bon tiers.</ref>. »
 
Détournons les yeux de ces scènes atroces; elles ne doivent pas nous faire oublier plus longtemps les tristes résidens de Kussowrah, dont la position se trouva fort aggravée par la prise de Futtehghur. Leur présence sur les domaines de Hurdeo-Buksh avait été révélée aux chefs de l’insurrection par deux misérables trafiquans venus en personne de Furruckabad à Kussowrah, sous prétexte de charitable intérêt, mais en réalité pour y constater l’existence de quelques fugitifs à dénoncer. Le nawab de Furruckabad, même avant la fin du siège, avait sommé le zemindar de Dhurumpore de lui livrer les deux collecteurs, ou plus simplement de lui envoyer leurs têtes, en échange desquelles il lui ferait remise d’un ''lakh'' de roupies (250,000 fr.) qu’il le déclarait tenu de verser pour sa part contributive aux impôts du nouveau ''raj''. Hurdeo-Buksh, fidèle à sa parole, n’entendait pas livrer ses protégés; mais en face des dangers immédiats qu’un refus positif pouvait attirer sur lui, il ne se souciait pas non plus de résister ouvertement au nawab. Celui-ci, d’autre part, hésitait devant une expédition contre Dhurumpore, pour laquelle il fallait traverser le Gange, et qui ne pouvait se faire sans artillerie de campagne. Entre les deux Hindous s’établit alors une sorte de duel diplomatique, ou le plus faible, en cédant toujours, travaillait à gagner du temps. « Laissez-moi, faisait-il dire à ses deux protégés, tenus soigneusement à distance de sa personne, — laissez-moi, sans inquiétude, amuser le rajah par mes excuses dilatoires. Je lui ai mandé que j’entrais dans ses vues, mais que je n’osais agir ouvertement comme son subordonné sans en avoir l’autorisation du gouvernement rétabli à Lucknow par les insurgés, puisqu’avant l’annexion de l’Oude c’était de ce gouvernement que ressortissait mon autorité féodale. Il s’est payé provisoirement de ces bonnes paroles, et les jours passent, et la saison des pluies arrive. Quand elle sera venue, nous aurons devant nous plusieurs semaines. Le Gange grossi, la Ramgunga débordée, inonderont tout ce plat pays qui s’étend sous vos yeux. Dhurumpore deviendra une île, Kussowrah de même, et les gens de Futtehghur ne songeront plus à nous amener leurs canons. Or, s’ils venaient sans artillerie, nous n’avons pas à les craindre. »
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Si on ajoute à tout ceci l’incommode familiarité, la curiosité importune de ces grossiers paysans, si on tient compte des misères que les pluies torrentielles allaient apporter par surcroît à la déplorable situation des fugitifs, si l’on veut bien réfléchir que les plus cruelles anxiétés morales aggravaient pour eux le dénûment, la gêne, le malaise matériel, poussés à ce degré inouï que M. et mistress Probyn voyaient dépérir et s’étioler leurs pauvres enfans, privés de mouvement, d’air et d’alimens substantiels, et que M. Edwards, séparé des siens, pouvait et devait les croire emportés dans la vaste tourmente indienne, morts peut-être, ou captifs, ou fuyant, comme lui-même fuyait quelques jours auparavant; si l’on songe, disons-nous à cette complication de tortures morales et physiques, on aura lieu de s’étonner qu’elles ne se soient pas trouvées au-dessus des forces humaines et du courage humain.
 
 
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<small> (1) Hâtons-nous de dire que le major Robertson fut du très petit nombre des sauvés ; il dut la vie à la protection de Hurdeo-Buksh, ainsi que M. Churcher le cadet.</small><br />
<small> (2) ''The Sepoy Revolt'', chap. X, p. 138. M. Mead porte à cent vingt-sept le nombre des fugitifs de Futtehghur ainsi massacrés. D’après le récit de M. Jones, leur nombre serait exagéré d’un bon tiers.</small><br />
 
 
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Les pluies dont nous venons de parler, et, qui aggravaient à certains égards la condition des malheureux proscrits, ils les avaient longtemps attendues, espérées, appelées de leurs vœux. Maintenant encore ils avaient à les bénir. En effet, les prédictions de Hurdeo-Buksh se réalisaient : tous les cours d’eau déversant à la fois leur trop-plein sur le pays inondé, le district de Dhurumpore était devenu un vaste lac, semé çà et là de rares îlots formés par la cime de quelques monticules, sur lesquels, de longue date, existaient les centres de population réfugiés là chaque année, à la même époque. Le pauvre hameau qui abritait M. Edwards et ses compagnons, — il portait un nom singulièrement approprié à leurs idées, ''Rungepoorah'', c’est-à-dire ''le lieu désolé'',— ce pauvre hameau était, lui aussi, comme un navire à l’ancre sur les flots, navire d’une centaine de mètres carrés. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, au midi, à l’est, à l’ouest, on ne voyait plus que de l’eau, et cette eau, fort profonde à certains endroits, atteignait, là où elle l’était le moins, une hauteur de quatre ou cinq pieds (anglais). Dans la direction du nord, à trois milles, on apercevait un plateau couvert de hautes herbes : c’était la lisière du jungle et l’unique pâturage où l’on pût conduire les bestiaux. Bergers et troupeaux s’y rendaient chaque matin et en revenaient chaque soir littéralement à la nage. C’était une des rares distractions accordées à nos proscrits que de voir les troupeaux reprendre d’instinct chacun la direction de son étable, les pasteurs les suivant au lieu de les diriger, et parfois, pour se soustraire aux fatigues de la traversée, se plaçant à califourchon sur les plus robustes de ces buffles amphibies. Mistress Probyn, accablée de soins, avait loué les services d’une vieille femme de Kussowrah (inondé aussi, comme de raison), et c’était en nageant que, chaque matin, cette aide-ménagère se rendait à son poste. M. Edwards remarque à ce sujet qu’à part ces services mercenaires, la malheureuse Anglaise n’obtint aucun secours, aucune marque de sympathie des personnes de son sexe. Ceci en dit long, ce nous semble, sur l’état de dégradation morale auquel les religions de l’Orient ont réduit la femme.
 
Le dernier des enfans de M. Probyn, encore au maillot, commençait à dépérir. Le lait de buffle, sa seule nourriture, ne lui passait plus, et jamais ses parens ne purent obtenir qu’on leur envoyât de Kussowrah les chèvres laitières qu’ils y avaient achetées et laissées. En général, leur situation empirait. On ne répondait plus aux sollicitations pressantes qu’ils adressaient chaque jour aux ''thakoors'', afin d’être réintégrés dans leur première résidence. Bientôt leurs serviteurs reçurent ordre de ne quitter Rungepoorah sous aucun prétexte. Un charitable brahmine, qui, une ou deux fois, avait consenti gratuitement à faire pour eux le voyage de Futtehghur, fut sévèrement réprimandé par les ''thakoors''. Ce fut néanmoins ce brahmine, nommé Seetah-Ram, qui, un beau jour (le 22 juillet), leur apporta la bonne nouvelle de la marche d’Havelock sur Cawnpore et des premières défaites de Nana-Sahib. Une partie des troupes battues à Pandoo-Nuddee avait fui, dans un complet désarroi, jusqu’à Furruckabad. Le lendemain 24, une forte canonnade retentit du côté de Futtehghur. On juge de l’émotion qu’elle causa dans le petit groupe des proscrits. Nul doute que ce ne fût là un signal de rescousse; les Anglais vainqueurs poursuivaient leurs avantages. Hélas! Seetah-Ram vint, quelques heures après, remplacer ces beaux rêves par une sinistre réalité. Ces détonations, saluées comme gages de délivrance, étaient celles des canons qui venaient de servir au massacre de tous les Européens restés au pouvoir du nawab, et entre autres de trois ou quatre dames faites prisonnières après l’échouage de Singheerampore. Les victimes de cette triste journée furent au nombre de soixante-cinq, mitraillées de sang-froid ou attachées à la bouche des canons (1)<ref>«..... Seetah-Ram nous raconte, dit M. Edwards, que la petite-fille de M. Jones, âgée de neuf ans seulement, ayant comme par miracle échappé sans blessure à plusieurs mitraillades, un cipaye s’élança sur elle et la mit en morceaux à coups de sabre.</ref>. Dix-huit mois seulement après ces atrocités, le monstre qui en avait assumé la responsabilité devait rendre ses comptes à la justice anglaise : l’exécution du nawab de Furruckabad était mentionnée dans un des derniers bulletins envoyés de l’Inde.
 
La panique, au reste, était déjà parmi les rebelles. Le jour même de cette sanglante exécution, sur le simple cri de quelques poltrons: « Voici les Européens qui arrivent! » la ville s’était trouvée vide en quelques minutes tant de ses habitans que des cipayes réunis autour du nawab. Eu revanche, les proscrits s’aperçurent immédiatement d’un changement de dispositions très notable, et tout en leur faveur. Les ''thakoors'' vinrent les féliciter. Un des anciens de Kussowrah, monté sur un éléphant, leur apporta des friandises. Enfin Hurdeo-Buksh envoya son propre beau-frère pour constater leurs besoins et veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien. « Il n’était pourtant pas bien clair, malgré ce revirement, remarque finement M. Edwards, que la défaite du ''nana'' fût absolument de leur goût. » Profitant néanmoins de ces dispositions, les deux collecteurs obtinrent de revenir à Kussowrah, ce séjour d’abord tant dédaigné, puis tant regretté. Le beau-frère de Hurdeo-Buksh leur accorda d’autant plus volontiers cette requête, que, disait-il, « les cipayes de Futtehghur, frappés de terreur, n’étaient plus à craindre. » Ce retour s’effectua le 26 juillet, en bateau, car l’inondation durait encore, et de nuit, car on n’en était pas à négliger toute précaution. Un triste incident vint jeter un voile de deuil sur cette nuit de délivrance.
 
« Le pauvre petit ''baby'', dit M. Edwards, était depuis quelques heures tout à fait épuisé. Sa respiration devenait de plus en plus pénible. Sa mère, dont les soins incessans et l’ingénieuse sollicitude avaient seuls prolongé jusqu’alors sa frêle vie, se procura, non sans difficulté, de l’eau chaude pour un bain qu’elle lui administra, et qui parut le rétablir ; ensuite elle le coucha sur un ''charpoy'' et s’étendit auprès de lui. Elle était à bout de forces, n’ayant pas dormi depuis plusieurs nuits qu’elle avait passées à le tenir dans ses bras; aussi s’endormit-elle immédiatement. J’étais couché moi-même non loin de là, et tout à coup, n’entendant plus cette forte respiration du petit dormeur, je m’approchai du lit pour voir ce qui en était. Pas un mouvement : l’âme innocente s’était envolée. J’éveillai les pauvres parens, qui, dans leur désespoir, trouvèrent encore à se féliciter que l’enfant fût mort selon les lois de nature, et n’eût pas péri de la main des assassins. Nous nous agenouillâmes tous, et auprès du petit cadavre nous priâmes. Ensuite, vers deux heures du matin, j’allai avec Wuzeer-Singh chercher un endroit sec où la fosse pût être creusée. Nous eûmes quelque peine à découvrir un pli de terrain, ombragé de quelques arbres, qui n’était pas inondé, et, selon toute apparence, ne devait jamais l’être. Quand tout fut prêt, le pauvre père prit dans ses bras le petit corps enveloppé d’un linceul, et mistress Probyn suivit, s’appuyant à moi. Il fallut se presser de lire quelques fragmens du service funèbre, car le jour allait naître, et il eût été téméraire à nous de nous montrer en plein soleil hors du village. Aussi nous hâtâmes-nous de coucher l’enfant dans son petit abri, confiant « la poussière à la poussière, les cendres aux cendres, avec un sûr et certain espoir (2)<ref>''Dust to dust, ashes to ashes, in sure and certain hope''..., paroles textuelles du service liturgique anglican.</ref>. » Pour moi, je lui enviais presque son immuable repos. »
 
Ce fut quelques jours après, le 2 août, que les fugitifs virent arriver à l’improviste devant eux, pâle comme un spectre et sans autre vêtement qu’un morceau de drap roulé de sa ceinture à ses genoux, ce même M. Jones dont on a lu plus haut les étranges aventures. Il avait été recueilli, lui aussi, par Hurdeo-Buksh et caché dans un des villages environnans; mais il avait fallu l’éclatant retour de fortune qui rendait la victoire aux Anglais pour qu’on lui permît de communiquer avec ses compatriotes. Ils n’apprirent qu’alors et par lui que MM. Robertson et Churcher cadet survivaient également, cachés comme eux dans de pauvres villages aheers.
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Les dernières pages du journal de M. Edwards ne comportent pas une longue analyse. Quelques extraits suffiront pour noter ce qu’elles ont de plus saillant.
 
« Mardi 4 août. — Je me promenais aujourd’hui de long en large dans le petit espace laissé libre devant notre unique chambre, lorsque le retour de Rohna, le messager que j’avais fait partir pour Nynee-Tal, est venu réjouir mon cœur. Il me rapportait une lettre de ma femme, datée du 27 juillet, la première que j’aie eue d’elle depuis le 26 mai. Rohna les a vues, elle et Gracey (3)<ref>La fille de M. Edward. </ref>, parfaitement bien portantes. Il me raconte qu’à son arrivée, il l’a trouvée vêtue de noir, et qu’immédiatement agrès avoir lu ma lettre elle a couru mettre une robe blanche... Nynee-Tal est sauvé, Agra aussi. Delhi d’est pas pris, mais le sera infailliblement. Le Punjaub et tout le pays inférieur jusqu’à Meerut n’ont vu se produire aucun mouvement sérieux. Depuis le 18 juin, voici les premiers renseignemens positifs qui m’arrivent sur l’état du nord-ouest... J’envoie Wuzeer-Singh dire à Hurdeo-Buksh que j’ai reçu d’excellentes nouvelles de ma femme. Il me répond par des félicitations et des nouvelles encore meilleures. La barque de Futtehghur est arrivée saine et sauve à Allahabad (4)<ref>Fait controuvé, comme on l’a déjà vu.</ref>. Agra est renforcé de trois régimens européens et de deux régimens sikhs. Si tout cela est vrai, il faut que Delhi ait succombé, car de tels renforts ne pouvaient venir d’ailleurs.
 
«5 août. — Hier soir, on nous a permis une promenade ; c’est la première depuis notre arrivée à Kussowrah... Aujourd’hui j’ai fait partir une autre lettre pour ma femme. Le messager n’a voulu s’en charger qu’après bien des objections, et lorsqu’il a vu que ce document compromettant, roulé avec soin, tiendrait dans un tuyau de plume bien scellé aux deux bouts, qu’il pourrait placer dans sa bouche et avaler au moindre péril... J’ai appris par cet homme que les mahométans persécutent déjà les Hindous dans le Rohilcund, tuent des vaches dans l’enceinte de leurs temples, et les empêchent de sonner leurs ''sonks'' (5)<ref>Cornets à bouquin.</ref>. Les ''thakoors'' ont en conséquence provoqué le peuple à s’armer et à tomber sur leurs persécuteurs. Si cet appelest entendu, les Hindous, fort supérieurs en nombre, expulseront peut-être l’autre secte, et, cela étant, les Européens ont chance de rentrer dans le Rohilcund.
 
« Que de consolations dans la Bible! Depuis notre retour, mistress Probyn a reçu une malle d’effets que Burdeo-Buksh gardait en dépôt à Dhurumpore; sa Bible s’y trouvait. Qu’il nous a été doux de relire ensemble les psaumes ! Il n’est pas de jour où je n’y trouve quelque passage qu’on dirait écrit tout spécialement pour des gens placés dans une situation comme la nôtre, et qui répond à nos sentimens, à nos besoins intellectuels. Ce matin par exemple, j’ai tiré une consolation indicible des 15e et 20e versets du 25e psaume, et ce soir des versets 5, 6, 7, 12, 13, 14 du 27e <ref>Parmi ces versets-talismans, que nous avons, eu la curiosité de relire, on remarque ceux-ci comme plus directement applicables, à la situation du juge proscrit : « Ne me livre point au désir de mes adversaires, car de faux témoins et ceux qui ne soufflent que violence se sont élevés contre moi... N’eût-ce été que j’ai cru que je verrais les biens de l’Éternel en la terre des vivans, ''c’était fait de moi''... Attends-toi à l’Éternel, et demeure ferme, et il fortifiera ton cœur; attends-toi, dis-je, à l’Éternel. » — ''Psaumes de David'' (6versets 12, 13 et 14 du 27e psaume), édit. de David Martin, Paris 1820.</ref>.
 
«Jeudi 6 août. — Si telle est la volonté de Dieu, et si ce petit journal arrive jamais à ma chère femme, à mes enfans bien-aimés, à tous ceux de la maison, peut-être seront-ils bien aises de savoir comment ma journée sa passe. Je m’éveille au point du jour, ordinairement vers quatre heures, et après la prière je vais me promener dans la cour; où les bestiaux sont parqués, aussitôt du moins que le départ des animaux l’a laissée disponible. C’est un espace à ciel ouvert, long de trente à quarante ''yards'', et où il nous est loisible de nous promener le matin et le soir. Je prends ainsi un peu d’exercice, à moins que, assis sur un bloc de bois, je ne lise les psaumes du matin jusqu’à l’heure où le soleil devient gênant. Je me réfugie alors dans ma petite tanière, où Wuzeer-Singh, dès que je suis levé, a soin de transporter mon ''charpoy''. Le temps se passe de la sorte jusqu’à ce que l’aspect du ciel me semble indiquer qu’il est dix heures. Nous nous rassemblons alors pour prier en commun et lire les Écritures. Vient ensuite le déjeuner, composé de ''chupatties'' et de thé, dont, par bonheur pour nous, il nous est échu bonne provision. La caisse qui le renferme appartenait au malheureux Robert Thornhill ; il l’avait laissée à Dhurumpore quand1 il eut la désastreuse idée de rentrer à Futtehghur.
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La nécessité de concilier ces renseignemens et avis contradictoires força Hurdeo-Buksh à différer encore le renvoi de ses protégés. Le 20 août, Havelock écrivait aux deux collecteurs « de rester où ils étaient,... que tous les chemins étaient infestés de rebelles et le passage à peu près impossible. » Nonobstant cette lettre, Hurdeo-Buksh, suffisamment rassuré, déclara qu’il les ferait partir dès le lendemain, et de fait le 30 au matin, par une matinée pluvieuse, un bateau couvert emportait les proscrits, bien dissimulés sous l’habitacle, avec une escorte de onze ''matchlockmen'' (paysans armés de fusils à mèche). Hurdeo-Buksh avait voulu les mettre lui-même à bord, et c’était un beau-frère à lui qui avait charge de la petite expédition. Pour plus de sûreté, le digne zemindar avait mis l’embargo sur toutes les barques qui, le long des deux fleuves (le Gange et la Ramgunga), se trouvaient amarrées au territoire sur lequel il avait juridiction. Par ce moyen, il paralysait les poursuites qu’on voudrait diriger de Furruckabad contre les Européens fugitifs. Ceux-ci n’en coururent pas moins d’assez graves dangers pendant les vingt-sept mortelles heures que dura la traversée mystérieuse. A plusieurs reprises, hélés du rivage, ils purent se croire dénoncés ou découverts; mais leur guide, le ''thakoor'' Perthee-Pal, avait la riposte toujours prête et le mensonge facile. « Où allez-vous? lui criait-on d’un village riverain. — Aux bains de Tirhowah-Pulleah, où je mène la famille de Hurdeo-Buksh.— Arrêtez-vous!— Je n’ai pas le temps. — Vous avez des Feringis à bord. Abordez sur l’heure ! — Je voudrais bien que vous dissiez vrai. Nous les aurions promptement expédiés, et vous donnerions part au butin... » Pendant ce dialogue, la barque avait franchi l’endroit périlleux. Devant Bithoor, devant ce lieu sinistre dont le nom est irrévocablement associé à celui de Nana-Sahib, la situation devint plus critique.
 
«Nous commencions à nous féliciter d’être enfin hors de tout danger. Dhunna-Singh lui-même, notre providence (7)<ref>Dhunna-Singh, de Tirowah Pulleah, était un ''zemindar'' de l’Oude étroitement lié avec Hurdeo-Buksh, et que les fugitifs avaient pris à bord en passant devant sa forteresse. </ref>, écartant le rideau qui nous masquait par devant : « Vous voilà, disait-il, sur vos terres. Venez regarder et respirer un peu. Il n’y a plus besoin de mystère. » Jones allait profiter de la permission, et quitter l’étroit abri où nous avions passé la nuit dans toute la gêne imaginables lorsqu’au moment où il enjambait par-dessus moi, poussé par un singulier instinct, je lui saisis le pied en le priant d’attendre encore un peu... Ces mots venaient à peine de franchir mes lèvres, que le rideau antérieur fut brusquement replacé. Un homme nous hélait du rivage. Dhunna-Singh lui ayant demandé qui il était : « Je suis, répliqua l’autre, un des cipayes de Jussah-Singh. On m’a donné mission de venir avec quelques-uns des hommes du ''nana'' chercher par ici quelques-uns de ses effets, qu’il a laissés derrière lui quand il a dû s’éloigner après la prise du fort. » Dhunna-Singh, par ses adroites réponses, réussit à tromper complètement son interlocuteur, et à lui persuader qu’il était le partisan zélé tant de Nana-Sahib que de Jussah-Singh, son fidèle coopérateur. Au moment où nous reprenions notre voyage le long de quelques bâtimens élevés, plusieurs coups de fusil partirent successivement, et nous vîmes quelques centaines d’hommes éparpillés à l’entour de ces bâtimens. Comme au reste nous n’entendîmes siffler aucune balle, il est à croire que ces décharges de mousqueterie avaient lieu en l’honneur de la grande fête mahométane du Mohurrum. Il est vraiment singulier que nous ayons réussi à passer complètement inaperçus de ces nombreux soldats, au service de nos plus mortels ennemis. »
 
Au moment même d’arriver, et lorsque déjà ils entrevoyaient les remparts de Cawnpore, un simple accident faillit encore les perdre. Poussée par un coup de vent contraire et nonobstant les efforts des rameurs complètement épuisés, la barque dévia du côté de l’Oude. Or il se trouvait là, — et ils ne s’en aperçurent qu’alors, — un: avant-poste ennemi chargé d’observer les troupes campées à Cawnpore. Ses tentes étaient visibles, et quand les soldats aperçurent une embarcation qui se rapprochait du rivage sans qu’ils pussent s’expliquer cette manœuvre suspecte, leurs tambours, leurs clairons sonnèrent l’alarme; on put croire un instant qu’ils allaient faire feu sur le bateau dont la présence les inquiétait; mais il n’en fut rien. A grand renfort de bras, les fugitifs regagnèrent le milieu du Gange, et bien peu d’instans après ils voyaient accourir d’autres soldats amorçant déjà leurs fusils pour tirer sur eux... Heureusement ceux-ci étaient les Sikhs du général Havelock.
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Deux heures plus tard, débarquant en face du camp anglais, les proscrits étaient salués de hourrahs enthousiastes. Les soldats de garde se disputaient le bonheur de soutenir mistress Probyn, de porter ses enfans, ses bagages, et les heureux fugitifs apparaissaient comme ressuscités devant leurs amis, qui ne pouvaient encore les croire vivans.
 
Le touchant récit qu’on a voulu suivre ici pas à pas est une œuvre sincère et, comme disent nos voisins, véritablement ''genuine''. L’auteur s’est évidemment refusé toute espèce d’artifice, même le plus permis, le plus innocent. Aussi sa relation a-t-elle produit une impression profonde. Quatre éditions, tour à tour épuisées dans le cours d’un an, nous fournissent à cet égard un témoignage irrécusable. Nous comprenons ce succès, et nous en félicitons le public anglais tout au moins autant que nous en félicitons M. Edwards lui-même. Ce public, qu’on a vainement essayé de blaser, est demeuré fidèle à la vérité sérieuse, au bon sens pratique; il a conservé une droiture de jugement, une naïveté d’appréciation que rien n’égare et ne trompe. Comme ces experts lapidaires dont on parlait dernièrement dans la ''Revue'' (8)<ref>Voyez la livraison du 15 mai 1859.</ref>, il distingue au premier coup d’œil, sans qu’il soit aisé de tromper son instinct, de la pierre vraiment précieuse celle qui en reproduit à peu près le poids, la dureté, les nuances éblouissantes. Il aime d’ailleurs et il honore le vrai jusque dans la fiction. Le mensonge ne l’amuse que lorsqu’il ''joue'' à s’y méprendre la réalité. Pour lui faire prendre le change, il lui faut des chefs-d’œuvre comme ceux de Fielding et de Defoë. En revanche, l’authentique le passionne vite, et, quel qu’en soit l’assaisonnement, il se repaît avec un insatiable et robuste appétit de cette nourriture qui profite par-dessus toutes : — la ''matter of fact''. Or, comme à ceux qui cherchent avant tout « le royaume de Dieu et sa justice, » il lui arrive que « le reste lui est donné comme surcroît. » En dressant une enquête, en rédigeant un procès-verbal, en dépouillant un dossier, — et aussi en écrivant, comme M. Edwards, un journal de famille, — il trouve la vérité romanesque, la vérité dramatique. C’est justice.
 
 
<references>
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<small> (1) «..... Seetah-Ram nous raconte, dit M. Edwards, que la petite-fille de M. Jones, âgée de neuf ans seulement, ayant comme par miracle échappé sans blessure à plusieurs mitraillades, un cipaye s’élança sur elle et la mit en morceaux à coups de sabre.</small><br />
<small> (2) ''Dust to dust, ashes to ashes, in sure and certain hope''..., paroles textuelles du service liturgique anglican.</small><br />
<small>(3) La fille de M. Edward. </small><br />
<small> (4) Fait controuvé, comme on l’a déjà vu.</small><br />
<small> (5) Cornets à bouquin.</small><br />
<small> (6) Parmi ces versets-talismans, que nous avons, eu la curiosité de relire, on remarque ceux-ci comme plus directement applicables, à la situation du juge proscrit : « Ne me livre point au désir de mes adversaires, car de faux témoins et ceux qui ne soufflent que violence se sont élevés contre moi... N’eût-ce été que j’ai cru que je verrais les biens de l’Éternel en la terre des vivans, ''c’était fait de moi''... Attends-toi à l’Éternel, et demeure ferme, et il fortifiera ton cœur; attends-toi, dis-je, à l’Éternel. » — ''Psaumes de David'' (versets 12, 13 et 14 du 27e psaume), édit. de David Martin, Paris 1820.</small><br />
<small>(7) Dhunna-Singh, de Tirowah Pulleah, était un ''zemindar'' de l’Oude étroitement lié avec Hurdeo-Buksh, et que les fugitifs avaient pris à bord en passant devant sa forteresse. </small><br />
<small> (8) Voyez la livraison du 15 mai 1859.</small><br />