« La Fantaisie aux États-Unis » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|La fantaisie aux Etats-Unis|E.-D. Forgues|Revue des Deux Mondes T.28, 1860}} :I. ''The Potiphar Papers'', illustrated by A. H...
 
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 14 :
Cette brillante jeunesse qui croit se devoir à l’oisiveté la plus absolue se trouve bientôt, par le jeu naturel des choses, reléguée au second plan. La fortune due à l’ancêtre se divise, s’émiette et se fond; de là une triste et avilissante nécessité, celle d’un mariage d’argent. C’est comme «chasseurs de dot» que vous les voyez s’entasser dans les salons éclairés et dorés à outrance que leur ouvre la vanité de M. Potiphar. Ils y étalent leurs grands airs blasés, leur condescendance aristocratique. La plupart sont allés à l’étranger chercher le droit de mépriser leur pays ; ils ont passé un an ou deux à Paris, un mois ou deux dans le reste de l’Europe : c’en est assez pour qu’ils affectent de déprécier tout ce qui est américain. Les dames sont sujettes à se laisser éblouir par ces merveilleux qui les obsèdent; mais la jeune Amérique s’indigne et proteste.
 
« Ces élégans Pendennis (1)<ref> Allusion au roman bien connu de William Makepeace Thackeray.</ref>, nous dit l’auteur de ''Potiphar'', qui lui sert ici d’interprète, ont eu leurs jours de candeur juvénile, de généreux élan, de noble ambition. Ils avaient lu l’histoire des grands hommes, de leurs conceptions, de leurs luttes, de leurs victoires. Ils honoraient les femmes, ils croyaient en elles. Un sûr instinct les ralliait à ce qu’il faut aimer, et les éloignait de la séduisante apparence, du piège artificieusement tendu, de l’élégance qui ment, de la grâce qui trompe. L’antique croisade contre l’hypocrisie et le mal avait en eux de nouveaux chevaliers. Malheureusement le luxe de Corinthe les a perdus. Ils ne cherchent plus au-delà les rivages âpres et glorieux. Le sourire d’aujourd’hui leur paie les larmes de l’avenir. Ils ont renoncé au culte sévère du Dieu inconnu pour tomber aux pieds des divinités païennes. Le sceau définitif de leur honte est dans ce sourire avec lequel ils parlent de leurs rêves passés et des illusions de leur jeune âge, méfians de toute simplicité, sceptiques à l’endroit des hommes et des mobiles qui les font agir.
 
« Cette jeunesse, avide de gloire, qui voulait combattre et vaincre, et laisser un souvenir, une trace de son passage, se contente maintenant à moins de frais : boire, manger, dormir le mieux possible, voilà son rêve. Elle est assidue à l’opéra, elle ne manque pas un grand bal, elle se complaît à être qualifiée de «comme il faut, » élégante, aristocratique, dangereuse. — Elle savoure la somptueuse indolence qui l’énervé et les succès qu’elle doit à la réputation d’avoir « mené la bonne vie de Paris. »
Ligne 22 :
En face de ces types dénationalisés figure la jeune Amérique. Vous pouvez l’observer aussi dans les salons de M. Potiphar. Elle a d’autres défauts : elle est bruyante, familière ; elle se lance, avec toute l’impétuosité du ''go-ahead yankee'', dans le tournoyant labyrinthe des valses et des polkas. Le buffet, où elle a puisé une portion notable de cette ardeur parfois incommode, la voit plus fréquemment qu’il ne faudrait revenir à l’assaut. Et si l’auteur des ''Potiphar Papers'' n’a point calomnié la « meilleure société» de New-York, l’abus des rafraîchissemens met en relief, d’une bien singulière façon, les inconvéniens d’une hospitalité prodigue au-delà de toute prudence.
 
Quant à ces belles jeunes filles qui se confient avec une audace tranquille au tourbillon ardent où les entraînent des ''partners'' respectueux peut-être, mais à coup sûr très peu solides sur leurs jambes, elles étonnent le spectateur désintéressé par l’extrême confiance qu’elles ont dans leurs charmes et la générosité, tout innocente, il le faut croire, qu’elles mettent à les faire admirer. Elles l’étonnent aussi, quand il se hasarde auprès d’elles, par des naïvetés tout à fait imprévues. — « M’adressant à une de ces houris essoufflées qui s’était réfugiée dans une embrasure de croisée, je lui parlai (assez sottement, je l’avoue) de la galerie de Dusseldorf. — Oui, me répondit-elle, il y a de jolis tableaux; mais, grand Dieu! quelle patience il a fallu à M. Dusseldorf pour couvrir tant et tant de toiles (2)<ref>''Potiphar Papers. — Our best Society''.</ref> ! »
 
Quand l’écrivain à qui nous empruntons ce bel échantillon de causerie résume les impressions que laisse un bal de New-York, sa plaisanterie tourne à l’amertume. Il a compté les regards d’envie jetés par les invités sur ce luxe absurde et sans goût; il a écouté les réflexions que provoque une dépense appelée à faire règle; il s’est rendu compte des effets désastreux qu’entraîne la lutte, toujours plus ardente, des vanités rivales : le mariage devenant par degrés un luxe de moins en moins abordable, la jeunesse conviée à d’ignobles calculs, les bons partis poursuivis par de chastes demoiselles comme le sont par les notabilités du « demi-monde » certaines protections opulentes, la richesse prisée avant tout et par-dessus tout, l’isolement des vieillards dans une société ainsi matérialisée, qui les foule aux pieds comme autant de « non-valeurs » gênantes. Une triste vision s’offre alors à lui : le bal étincelant de mistress Potiphar lui rappelle le tableau où l’un de nos peintres a représenté, non sans quelque arrière-pensée d’allusion, les Romains de la décadence; il croit lire sur les murs tapissés de soie la terrible inscription du festin de Balthasar; il se rappelle les somptuosités au milieu desquelles Venise s’éteignit lentement, et se demande si la jeune république en est déjà, moins d’un siècle après sa fondation, à sentir la gangrène mortelle gagner peu à peu ses parties nobles.
Ligne 28 :
Boston se vante d’être l’Athènes des États-Unis; c’est la ville intelligente, la ville littéraire par excellence. On n’y voit pas les choses aussi en noir. Le dandysme y compte au moins un avocat : c’est cet écrivain dont les essays, publiés dans Y Atlantic-Montkly, viennent d’être réunis et forment l’un des trois ouvrages que nous avons voulu consulter. A ses yeux, plus ou moins prévenus, le dandy, s’il n’est pas bon à grand’chose, n’est pas cependant bon à rien.
 
« Premièrement il met en circulation certaines expressions qui, vaguement significatives, et d’une élasticité presque sans bornes, deviennent pour ainsi dire « les signatures en blanc » distribuées à ses créanciers par l’intelligence en état de banqueroute. Vous leur attribuez telle valeur qui peut vous convenir, et cela n’importe guère, puisque la caisse est vide sur laquelle ces effets sont tirés : excellente affaire pour certains idiots, dont ces locutions si commodes arrivent petit à petit à défrayer tous les entretiens! Pour eux, les choses d’ici-bas se divisent en deux grandes catégories : ce qui n’est pas ''fast'' est ''slow'', ce qui n’est pas ''slow'' est ''fast'' (3)<ref> ''Fast'', rapide; ''slow'', lent : le premier, synonyme de ''qui va bien''; le second, synonyme de ''qui va mal''.</ref>. Un ami dans le malheur est invariablement ''a good deal cut up''. Les incidens ordinaires de la vie sont neuf fois sur dix rangés dans la classe des ''bores'' (4)<ref> ''Cut up'', entamé; — ''bore'', ennui, assommoir.</ref>. Et ces formules algébriques d’un usage si général, si commode pour les esprits paresseux, qui les a inventées, qui en a doté la langue? Un ''dandy'' très certainement. En second lieu, le ''dandy'' conserve les traditions de la toilette, et maintient au degré voulu l’importance de l’art des tailleurs. Le dandysme d’ailleurs suppose une certaine énergie, un certain ''pluck'', qui fait front à la raillerie, et se bat au besoin pour des bagatelles. Lord Wellington regardait les dandies de son état-major comme ses meilleurs officiers. Alcibiade, « le fils bouclé de Clinias,» était un dandy. Aristote en fut un autre. Marc-Antoine aussi, celui de tous qui joua le plus gros jeu; Pétrarque, sir Humphry Davy, lord Palmerston, purs ''dandies''! Les méprisez-vous par hasard? Ne les imitez cependant pas, si la nature vous a créé pour un autre rôle. On naît ''dandy'' comme on naît poète. Certaines têtes se refusent à porter chapeau, certains cous ne vont à aucune cravate, certaines mâchoires se refusent à toute espèce de faux-cols. »
 
Après cette profession de foi plus ou moins sincère, M. Wendell Holmes, « l’autocrate du déjeuner, » explique et justifie la formation d’une aristocratie au sein de la grande république.
Ligne 44 :
Il nous semble que, dans tout ce que nous venons d’emprunter à ces deux témoignages contradictoires, il est aisé de démêler deux penchans très raisonnables tous deux et nullement inconciliables : l’un, d’une moralité plus rigoureuse et plus exclusive, qui proscrit comme tout à fait chimériques les privilèges de la naissance, et déplore vivement qu’un orgueil déplacé maintienne hors du cadre d’activité sociale une jeunesse digne à tous égards d’y figurer; l’autre, plus indulgent, plus dominé par la curiosité des choses passées, plus acquis aux raffinemens d’une civilisation déjà mûrie, qui avoue naïvement ses préférences élégantes, ses fantaisies aristocratiques, mais sans leur accorder « droit de cité, » sans permettre qu’elles interviennent, autrement qu’à égalité de mérite, dans la répartition des charges et des bénéfices publics.
 
Il en est de la religion comme de la politique. Nos ''essayists'' en parlent avec une liberté qui n’exclut pas le respect. C’est une excellente figure que celle du docteur ''puseyite'' dans les ''Potiphar Papers'', et les consultations qu’il donne à mistress Potiphar nous ont remis en mémoire plus d’une scène qui ne se jouait pas à New-York. Ce docteur est jeune, bien mis, recherché, accommodant, bénin, mielleux, parfumé. Mistress Potiphar ne peut s’empêcher de mentionner la perfection avec laquelle « il fait sa raie » et la fine batiste dans laquelle sont taillés ses mouchoirs ourlés à jour. Elle ne fait pas sans quelque arrière-pensée l’éloge de l’élégant ministre à miss Caroline Pettitoes, sa correspondante. Un mariage qui unirait ces deux êtres chers à son cœur n’est pas absolument impossible; mais l’empressement passionné avec lequel mistress Potiphar s’en occupe pourrait donner à penser à M. Potiphar, si l’honnête négociant était plus tourmenté par la jalousie. Ce n’est point là ce qui le préoccupe, et l’orthodoxie du révérend Cream-Cheese lui est plus suspecte que ses fréquentes visites. Il le croit secrètement voué à « la femme vêtue de rouge (5)<ref>''The scarlet woman'', expression consacrée pour désigner la religion catholique, la papauté. </ref>. » Il se méfie de son goût pour le décor religieux, les pompes inusitées, l’appel fait à l’âme par les sens. Mistress Potiphar bien naturellement ne tient aucun compte des scrupules de son mari; elle en a qu’elle veut soumettre au charmant Cream-Cheese. Il s’agit de savoir quelle sera la couleur du velours qui doit recouvrir son ''prayer-book''. Le docteur prend la balle au bond, et par une longue série de raisonnemens obscurs que sa voix caressante, ses regards langoureux, ses tendres ''dear mistress Potiphar'' rendent tout à fait victorieux, il arrive à cette conclusion que le ''prayer-book'' ne saurait être d’une autre couleur que «bleu pâle. »
 
« Quelle jolie religion que la sienne! s’écrie à ce sujet son ouaille enthousiasmée. Il a des mains et des pieds tout à fait patriciens, et non-seulement dans mon salon, mais en chaire, vous ne trouveriez pas un plus parfait ''gentleman''. Jamais il n’élève la voix au-dessus du diapason convenable, et ses gestes sont d’un onduleux!... M. Potiphar est obligé de le reconnaître, mais il lui reproche un goût secret pour les flambeaux d’autel et les fleurs artificielles. D’après cela, j’ai commandé chez ma fleuriste le plus beau faisceau d’immortelles qu’on ait pu se procurer, et le jour de saint Valentin je l’ai adressé «au révérend Cream-Cheese de la part de sa reconnaissante ''Bleu-pâle'', » ces derniers mots soulignés. Ne pensez-vous pas qu’il devinera l’auteur du cadeau? »
Ligne 54 :
Les humoristes américains, on le voit déjà, n’ont rien de trop profond. Leur plaisanterie, très ménagée en ces matières délicates, est plutôt dirigée contre l’imperfection et l’insuffisance des convictions que contre les convictions elles-mêmes. Ils raillent un chrétien ignorant, mondain, léger, qui se contente de pratiques extérieures et se satisfait de momeries; mais la religion même est toujours respectée par eux. Ils ne sont acceptés qu’à cette condition par les gens qui se piquent de bonne éducation et de savoir-vivre. Une critique de cet ordre ne se fait admettre qu’avec des ménagemens infinis, lorsqu’elle porte sur les ministres du culte, et les remarques de l’''autocrate'' à propos des « prédicateurs qui n’entendent jamais de sermons » sont sous ce rapport tout à fait caractéristiques. « Toute profession, dit-il, demande une longue étude... Les gens comme il faut chez nous entendent, bon an, mal an, une centaine de sermons ou de discours sur le dogme. Ils lisent en outre bon nombre d’ouvrages théologiques. Le prêtre, en revanche, entend rarement d’autres sermons que ceux qu’il prêche lui-même, et on s’explique fort bien que tel prédicateur routinier et sans génie tombe peu à peu dans un état de quasi-paganisme, simplement parce qu’il manque d’instruction religieuse. D’un autre côté, tel auditeur doué d’une intelligence active et attentif aux enseignemens successifs d’une série de commentateurs éloquens pourrait à la longue devenir un meilleur théologien que pas un d’eux. » — « Nous sommes tous étudians en théologie, ajoute M. Wendell Holmes, et souvent plus dignes du titre de docteur que ceux qui l’ont reçu après examen dans nos universités... » Et quelle conclusion tire de là ce fier revendicateur de l’érudition laïque? On ne le devinerait jamais. C’est qu’un sermon, même mauvais, profite encore à l’auditeur intelligent, et dès lors forcément inattentif. Ce discours, en lui-même insignifiant, ''agit par induction'', pour nous servir d’une expression empruntée au vocabulaire de la science électrique, et en déterminant au sein de l’intelligence des courans qui n’étaient point en jeu. Le prédicateur fournit le thème sur lequel l’esprit de l’auditeur brode des fioritures sans nombre; il provoque un appétit qu’il ne saurait satisfaire, et auquel fournit pâture la faculté créatrice cachée au dedans de nous.
 
Cette foi des Américains en même temps si fière et si humble, si libre et si docile, qui voit si bien toute lacune et la comble avec tant de zèle, est peut-être le lien qui retient en faisceau les forces exubérantes de cette vaste communauté, si laborieuse, si aventureuse, si téméraire. Elle est honnêtement, sincèrement religieuse, et dans le respect qu’elle accorde, non pas à tel ou tel culte, mais à l’idée générale d’un pouvoir suprême, elle trouve le contre-poids de ses instincts matériels si développés et de sa hardiesse spéculative poussée si loin. Cette idée se résume admirablement dans un des récits authentiques qu’a donnés de sa vie un de ces missionnaires méthodistes qui vont de tous côtés, portant librement la parole de vie aux congrégations de leur secte disséminées sur le vaste territoire de l’Union. Le révérend M. Milburn nous raconte (6)<ref> ''Ten Years on Preacher Life, chapters of an autobiography''. Ce volume, d’abord publié en Amérique, a été réimprimé à Edimbourg par la maison Ballantyne.</ref> qu’après avoir ''exhorté'' pendant quelques années, sa santé profondément altérée et une cécité presque complète le réduisirent au rôle de collecteur de quêtes. C’est en cette qualité que, vers l’année 1845, il se trouvait, à peu près sans le sou, à bord d’un bateau à vapeur qui de Cincinnati devait le conduire à Wheeling. Parmi les passagers embarqués avec lui se trouvaient bon nombre de membres du congrès, soit du sénat, soit de la seconde chambre, qui se rendaient à Washington. Ces messieurs causaient, riaient, jouaient sur le pont en fumant leurs ''cheroots'' et leurs panatellas'', sans trop s’inquiéter du pauvre jeune ''quêteur'' qui les guettait d’un œil curieux, attentif à leurs moindres propos, à leurs moindres gestes, espérant s’instruire et s’édifier, mais cruellement désappointé en définitive par la légèreté mondaine de leurs propos, et fort scandalisé d’entendre « jurer et blasphémer » ces « représentant du peuple souverain. »
 
« Le dimanche matin, poursuit notre missionnaire, quelques passagers, sachant ce que j’étais, vinrent me demander un sermon. Je saisis avec empressement cette occasion de confesser publiquement ce que j’avais sur le cœur. A dix heures, j’avais devant moi trois cents auditeurs attentifs. Jamais je ne m’étais vu à pareille fête, mais je me sentais au cœur une résolution invincible, et, arrivé à la fin de ma harangue, cédant à l’impulsion qui me dominait : « Je vois ici, m’écriai-je, des hommes appelés à représenter le peuple américain, non-seulement comme professant certains principes politiques, mais aussi comme pouvant donner une idée de sa condition morale, intellectuelle et religieuse. Je les ai observés avec soin, et s’il me fallait juger de la nation dont ils sont les délégués par ce que j’ai vu sur ce bateau, je devrais conclure que cette nation se compose de blasphémateurs, de joueurs et de débauchés. Un étranger s’en serait fait cette idée. Il penserait que notre république est à cette heure en pleine décomposition, en pleine décrépitude. Songez de plus à ce que votre exemple a de périlleux pour la jeunesse. Craignons que la contagion de nos vices n’arrive, de proche en proche, jusqu’à ceux qui sont l’espoir de la patrie. Comme citoyen, vous m’avez révolté ; comme ministre du Christ et prédicateur de son saint évangile, je me dois de vous dire que si vous ne luttez contre vos mauvais penchans, et faute d’un repentir sincère, vous serez infailliblement damnés. »
Ligne 64 :
Revenons à nos ''essayists'' et surtout à miss Fanny Fern, dont nous avons peu parlé. Sous ce pseudonyme, et prenant le rôle d’une vieille fille désabusée, miss Willis, — nous ne lui connaissons pas d’autre nom authentique, — s’est fait remarquer dans la presse américaine par l’extrême vivacité de ses petits tableaux de mœurs et de ses boutades satiriques. Elle outre à plaisir la rude franchise qui appartient à son rôle fictif, et frappe à tour de bras sur les ridicules, les travers, les vices de ses compatriotes. Il faut voir de quel ton acariâtre et chagrin elle sermonne les hommes, célibataires ou mariés, leur égoïsme, leur vanité, leur gaucherie, leur avarice. N’allez pas croire cependant qu’elle ait pour son sexe une indulgence à toute épreuve. Elle sait aussi bien que personne combien les belles Américaines abusent de la condescendance, de la courtoisie qu’on leur témoigne : enfans gâtés et capricieux auxquels en définitive on laisse trop d’empire, et dont les fantaisies coûteuses, le luxe absurde, trop peu réprimés, ruinent plus de familles que d’activité de leurs maris n’en saurait enrichir. En tous ces intérieurs rapidement esquissés par Fanny Fern, soit qu’elle donne tort à l’homme, raison à la femme, ou ''vice versâ'', la même situation se reproduit sans cesse. La dépense et la recette y sont aux prises. Le mari défend ses dollars comme il peut. Sa femme tourne autour du coffre-fort, qui ne s’ouvre jamais assez. L’économie de l’un est en lutte avec la vanité de l’autre. La force est d’un côté, mais l’adresse vient à bout de la force. Ce n’est peut-être pas là l’idéal d’un ménage modèle; mais l’idéal n’habite pas plus New-York que Paris, et la réalité se retrouve en Amérique comme en France.
 
Donc, et pour ne citer qu’un exemple, voici comment les choses se passent (7)<ref> Voyez le chapitre intitulé ''A house in a fashionable square. — Fern-Leaws'', seconde série.</ref>. M. John Smith al débuté dans la vie comme marchand de comestibles. Il portait alors le tablier blanc et servait la pratique. Levé tôt, couché tard, vivant de peu, gagnant gros, il faisait « sa petite pelote. » Dans la même rue, miss Mary Wood avait un atelier de modes. Assidue à son travail, ses jolies boucles blondes effleuraient sans cesse les belles étoffes qu’elle taillait, plissait, fronçait, ourlait au gré de ses capricieuses clientes. A peine si de temps en temps, les soirs d’été, elle venait s’accouder à sa fenêtre. Si rarement qu’elle y vînt pourtant, John Smith avait remarqué ses joues blanches et rondes, ornées de fossettes, et s’était dit qu’il serait bien temps de procurer quelque repos à ces longs doigts effilés et laborieux dont il admirait de loin les ongles roses taillés en amande. Certain jour, un panier mystérieux alla du magasin de John Smith à l’atelier de Mary Wood. En écartant les feuilles vertes qui recouvraient le contenu, les joues de la jolie modiste prirent tout à coup la teinte rouge des belles fraises qui lui arrivaient ainsi. Un petit billet se dissimulait sous les fruits parfumés. A partir de ce jour, le marchand de lait (qui est aussi à New-York le marchand de fleurs) s’étonna du nombre de bouquets commandés par John Smith, qui, dans chacun de ces bouquets, voulait absolument voir figurer un bouton de rose emblématique. De leur côté, les clientes de miss Mary s’étonnaient de ses fréquentes distractions, et ses ouvrières, la voyant se sourire à elle-même, casser mainte et mainte aiguille, se tromper à tout bout de champ dans le règlement de leurs petits comptes, commençaient à craindre pour sa raison; mais un beau jour elles apprirent qu’un beau costume de mariée qu’elles venaient de parachever serait porté le dimanche suivant par leur maîtresse elle-même, transformée en mistress Smith.
 
Voilà John et Mary installés dans une petite maison bâtie en briques, simple d’architecture, mais comfortable et commode. Un bon mobilier, accru petit à petit, la décore. Au bout de quelques années, John tout à fait à son aise, ne veut plus habiter sous un toit qui ne lui appartient point. Il achète la maison dont il était locataire, et, une fois qu’elle est à lui, l’agence, l’aménage de son mieux. On y installe le gaz, on y ajoute une salle de bains. Mary est encore jolie; John est encore amoureux et galant. Ils ont deux beaux enfans, fille et garçon, qui grandissent et prospèrent. Et quand John Smith, par un beau dimanche de juin bien ''ensoleillé'', mène au temple sa petite femme aux tresses d’or, fraîche et riante sous sa capote bleue, suivi de Katy et de Georgy, brillans de santé dans leurs vêtemens de fête, ne vous semble-t-il pas que voilà un homme parfaitement heureux et bien partagé?
Ligne 78 :
Tourmenté de cette idée, Smith fit taire ses scrupules bourgeois. La maison de briques fut vendue, et l’heureuse mistress Mary alla s’installer, avec miss Katy, dans le noble ''square'' dédié à saint Jean. Les tapissiers firent merveille pour le nouveau logement, un peu moins vaste et un peu moins commode que l’ancien. Sofas de velours, fauteuils ''antiques, vis-à-vis'', rideaux de damas, glaces, tentures, tapis, que n’entassèrent-ils pas en cette demeure encombrée! Le soleil, cet ennemi dévorant des couleurs, n’y pénétrait plus; on lui en interdisait l’accès par égard pour le flamboyant mobilier dont on s’était entouré. Se mettre à la fenêtre de temps en temps pour respirer l’air pur et admirer la verdure du ''square'' eût semblé bon à la mère et à la fille ; mais mistress Hunter y avait mis ordre en déclarant ''snobbish'', — c’est le superlatif du mot ''vulgar'', — cette habitude de venir se mettre en étalage aux croisées donnant sur la rue. On dînait dans une salle à manger obscure, où le gaz était allumé dès midi, et Mary ne vivait plus, inquiète de ses tableaux et de ses statues, que la maladresse d’un domestique pouvait si aisément endommager. Aussi, — lorsqu’elle n’avait pas à craindre une visite de mistress Hunter, — se donnait-elle le soin de les passer elle-même au plumeau, et comme c’était là une tâche assez assujettissante, on entrait le moins possible dans les pièces d’apparat où tout ce luxe était amoncelé; elles ne servaient plus que les dimanches et pour les jours de réception. La plupart du temps en conséquence, la famille se reléguait dans les appartemens du sous-sol, de niveau avec les cuisines.
 
Justement en face de mistress Smith logeait mistress Vivian Grey, une des reines de l’''uppertendom'' (8)<ref> Ce mot, tout à fait américain, veut être décomposé pour être compris. Il signifie littéralement: ''le royaume des dix-d’en-haut''. C’est ce qu’à Vienne, dans la langue des salons, on appellerait ''la crème de la crème''.</ref>. Être ou n’être pas invitée chez mistress Grey était le ''to be or not to be'' de la bourgeoise dépaysée. Mistress Hunter n’y voyait rien de tout à fait impossible. Elle promettait de ''patroner'' jusque dans cette haute sphère son humble et reconnaissante amie, à une condition cependant : c’est qu’elle aurait un ''vrai'' cachemire, un cachemire de mille dollars pour le moins, et un valet de pied, Irlandais à la rigueur. Un nègre pourtant vaudrait mieux. Le cachemire acheté, le nègre ajouté au ménage, il semblait que tout fut aplani. Pour se préparer à sa ''présentation'', Katy ne jouait plus, ne sautait plus, et marchait à tout petits pas dans un corset bien serré. A plus forte raison n’osait-elle plus manger autrement qu’en cachette, avec sa mère, qui lui ménageait, loin de tous les regards, un ''private lunch'' substantiel. John Smith cependant, voyant sa maison montée sur un si grand pied et les dépenses augmenter de jour en jour, s’absorbait de plus en plus dans son commerce, dont il fallait, vaille que vaille, grossir les profits, et sur le front blanc et poli de sa gentille petite femme, deux plis commençaient à se fixer, qui, d’un jour à l’autre, si tant d’inquiétudes ne prenaient fin, pourraient bien devenir des rides. Or les soucis au contraire ne faisaient qu’augmenter chaque jour. Le cuisinier français gaspillait les provisions comme s’il eût été chargé d’alimenter toute une colonie de compatriotes émigrans. Le valet de pied nègre déclarait que c’était un déshonneur pour lui de vivre dans une famille où l’usage des rince-bouches n’était pas encore introduit, et la femme de chambre (elle avait servi chez mistress Grey) se plaignait hautement que ses nouveaux maîtres n’eussent pas voiture. De plus l’invitation de mistress Grey n’arrivait pas. On en désespéra tout à fait le jour où le petit Julius Grey, précoce ''gentleman'' de dix à douze ans, notifia froidement au petit George Smith que « sa maman lui avait défendu de jouer aux billes avec le fils d’un ex-fruitier. »
 
Pour les débuts de miss Katy dans le monde, — pour son ''coming out'', c’est le terme sacramentel, — fut donnée la première grande soirée de mistress Smith. On en parla beaucoup, on en parla trop; les mauvaises langues brodèrent si bien sur ce texte que la petite presse, toujours aux aguets de ces médisances privées, se crut autorisée à publier un récit burlesque de ce qui s’était passé ce soir-là dans Saint-John-Square. Entre autres allusions délicates aux antécédens de M. Smith, il était dit par le malicieux journaliste que les appartemens étaient « enguirlandés de saucisses. » Ce fut là comme le coup de grâce. Personne ne voulut plus prendre au sérieux ces déserteurs d’une caste infime, et la chaleureuse amitié de mistress Hunter, cette amitié si souvent éprouvée, ne tint pas contre le ridicule qui débordait ainsi sur ses protégés. La famille Smith se constitua immédiatement en conseil de guerre. Mistress Mary, repentante et jetant ses bras potelés autour du cou de son mari, le supplia d’acheter une maison de campagne. John Smith fut charmé de fuir les lieux témoins de son désastre plébéien. Peu à peu, — et à mesure que les fruits, les fleurs, le bon air, l’absence de tout souci rongeur leur rendaient la bonne humeur d’autrefois, — père, mère et fille, se rassérénant, en vinrent à pouvoir rire de grand cœur chaque fois que dans leurs causeries intimes revenaient les noms de mistress Hunter et de Saint-John-Square.
Ligne 108 :
« — Il y a bien des choses à remarquer là-dessus, repris-je incontinent. ''Primo'', il s’agit souvent dans ces ''récurrences'' d’un état mental qui n’a rien d’extraordinaire et qui a dû se reproduire fréquemment. ''Secundo'', l’impression produite est des plus fugitives, et, du moins après quelque laps de temps, aucun effort de volonté ne peut nous la rendre. ''Tertio'', nous n’aimons pas à nous rappeler ce phénomène, et nous nous sentons incapables de rendre par des paroles ce que nous avons alors ressenti. ''Quarto'', j’ai cru m’apercevoir que cette condition par ''duplicata'' n’était jamais la reproduction d’une seule condition antécédente, mais de plusieurs autres; qu’elle m’était familière et pour ainsi dire, habituelle; ''quintò'',:et finalement, que, dans mes rêves, j’avais perçu les mêmes impressions et acquis des convictions identiques.
 
« Comment s’expliquer ceci? — Beaucoup d’hypothèses à choisir. La première, à laquelle mademoiselle faisait allusion tout à l’heure, c’est que ces éclairs de mémoire sont de soudaines ressouvenances qui nous rappellent une vie antérieure. A vrai dire, je n’en crois rien, car je me rappelle un pauvre étudiant qui avait, m’assurait-il, observé ce fait en cirant ses bottes. Or je ne puis penser qu’il eût antérieurement vécu dans un autre monde où l’on fît usage du précieux liquide fabriqué chez Day et Martin (9)<ref> Les plus célèbres marchands de cirage et de vernis.</ref>.
 
« Nous pouvons encore emprunter une explication à la théorie du docteur Wigan, à savoir que « le cerveau étant un organe double, ses hémisphères travaillent d’accord, comme les deux yeux. » Nous supposerons alors qu’un des hémisphères fait long feu; le petit intervalle entre les perceptions de la moitié la plus active et celles de la moitié la plus lente prend, dans nos calculs imparfaits, des proportions indéfinies, et la perception seconde nous semble la reproduction d’une autre, dont la date exacte nous échappe. Je n’adopte pas non plus cette explication, fondée sur trop de suppositions arbitraires. Il me semble plus à propos d’admettre que la coïncidence des circonstances ou leur récurrence, n’a lieu qu’en partie, et que nous confondons ici leur ressemblance avec leur identité. Le rapport de l’état présent avec un des états antérieurs qui nous le fait accepter pour exactement pareil est précisément celui qui existe entre la figure de l’étranger que nous accostons en lui serrant la main et celle de l’ami pour lequel nous l’avons pris.
Ligne 138 :
« — Je me demandais, reprit-il, qui pouvait bien être roi d’Angleterre à l’époque où cet antique pâté fut mis au four,... et je m’attristais en songeant que ce pauvre monarque était mort depuis bien longtemps.
 
« Notre ''landlady'' est une personne convenable ; elle est pauvre, elle est veuve naturellement, ''cela va sans dire'' (10)<ref> En français dans l’original.</ref>. Elle m’a jadis conté son histoire. C’était comme si un pauvre grain de blé, broyé avec des millions d’autres, eût voulu me signaler son individualité en me faisant part de ses souffrances particulières. Il y avait l’amourette obligée, et la noce après l’amourette, — le début dans la vie, — les déceptions, — les enfans qu’elle avait mis au monde, puis enterrés après les avoir nourris; — la lutte acharnée contre le sort, — le dépouillement graduel; — la vie perdant peu à peu d’abord les joies d’un luxe bien modeste, puis les comforts presque nécessaires; — le découragement, — le changement survenu dans le caractère de celui qui était son appui naturel; — puis la mort arrivant, qui, entre elle et toutes ses espérances ici-bas, tirait comme un grand rideau noir.
 
« Depuis le jour où elle m’a fait ce récit, je n’ai plus ri de notre hôtesse; en revanche, il m’est arrivé souvent de pleurer sur elle, non pas de ces grosses larmes que nos gouttières déversent à grand bruit sur le terrain du it voisin, le ''stillicidium'' d’un sentiment qui s’affirme et se connaît, mais de ces pleurs qui se glissent muets, par des conduits ignorés, jusqu’à ce qu’ils arrivent aux citernes voisines du cœur, de ces pleurs que nous versons en dedans, sans qu’un seul muscle de notre face ait bougé. — Voilà ceux que m’a souvent arrachés, sans le savoir, notre ''landlady'', lorsque les diablotins de notre infernale table d’hôte fouillaient son âme avec leurs pincettes rougies. »
Ligne 149 :
 
 
E.-D. FORGUES.
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Allusion au roman bien connu de William Makepeace Thackeray.</small><br />
<small> (2) ''Potiphar Papers. — Our best Society''.</small><br />
<small> (3) ''Fast'', rapide; ''slow'', lent : le premier, synonyme de ''qui va bien''; le second, synonyme de ''qui va mal''.</small><br />
<small> (4) ''Cut up'', entamé; — ''bore'', ennui, assommoir.</small><br />
<small>(5) ''The scarlet woman'', expression consacrée pour désigner la religion catholique, la papauté. </small><br />
<small> (6) ''Ten Years on Preacher Life, chapters of an autobiography''. Ce volume, d’abord publié en Amérique, a été réimprimé à Edimbourg par la maison Ballantyne.</small><br />
<small> (7) Voyez le chapitre intitulé ''A house in a fashionable square. — Fern-Leaws'', seconde série.</small><br />
<small> (8) Ce mot, tout à fait américain, veut être décomposé pour être compris. Il signifie littéralement: ''le royaume des dix-d’en-haut''. C’est ce qu’à Vienne, dans la langue des salons, on appellerait ''la crème de la crème''.</small><br />
<small> (9) Les plus célèbres marchands de cirage et de vernis.</small><br />
<small> (10) En français dans l’original.</small><br />
 
<references>
 
E.-D. FORGUES.