« Robert Leslie un artiste anglais au XIXe siècle » : différence entre les versions
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De retour en Amérique, la famille Leslie n’y prospéra guère. Le défunt associé avait laissé les affaires communes en mauvais état. Ses héritiers intentèrent un procès ruineux. Les dernières années de M. Leslie père se consumaient dans ces luttes et ces soucis. En 1804, il succomba sous le faix, laissant à son jeune fils la vague ressouvenance d’un homme excellent, d’humeur toujours égale, n’ayant jamais causé aux siens que le chagrin de le voir aux prises avec une constitution valétudinaire, minée par trop de chagrins. Il appartenait à la ''Philosophical Society'' de Philadelphie, et laissait à ses enfans de chaleureux protecteurs parmi les hommes d’élite dont il avait été le collaborateur et l’ami. Ses deux fils purent ainsi continuer les études qu’ils avaient commencées à l’université de Pensylvanie, et il n’eût tenu qu’à eux d’y devenir de grands mathématiciens: mais telle n’était pas leur vocation. Charles-Robert surtout, passionné de bonne heure pour l’art qui a fait sa renommée, ne voulait entendre parler d’aucun autre travail que la peinture. Sa mère, ne possédant point les ressources nécessaires pour défrayer les longues études que réclame l’éducation d’un artiste, songea un moment à le faire entrer dans un atelier de gravure ; puis, pressée de le voir en état de se suffire, elle le plaça en qualité de commis chez le principal éditeur-libraire de Philadelphie, M. Bradford. L’enfant y fut traité avec bonté; mais son patron, qui le voyait employer à barbouiller d’informes croquis les heures précieuses qu’il eût dû consacrer à la tenue des livres, semblait fort médiocrement satisfait de ces dispositions si précoces et si obstinées. Un incident, amené par le hasard, vint le faire changer d’avis.
Entre Garrick et Kean, dans l’histoire du théâtre anglais, on trouve une renommée passagère qui grandit vite et s’éclipsa brusquement : c’est celle de George Frederick Cooke, qui, dans certains rôles, égalait, de l’aveu de tous, et son prédécesseur et son successeur
L’apprenti libraire, dont nous avons raconté les débuts dans la vie, trouva moyen, grâce à quelques protections subalternes, de se glisser jusqu’aux frises du théâtre où jouait Cooke. Il le vit dans presque tous ses principaux rôles, et la vivacité des émotions que lui causait cette initiation dramatique donna sans doute un caractère spécial à une esquisse, tracée de mémoire, où il avait voulu reproduire les traits du tragédien à la mode. Son patron surprit ce dessin, qui le frappa. Un de ses amis, auquel il le montra, et qui s’intéressait déjà au jeune commis, partagea cette admiration. Il porta le portrait de Cooke au Café de la Bourse (''Exchange Coffee House''), où se réunissaient les principaux négocians de la ville. Ils déclarèrent à l’unanimité que l’auteur d’un pareil chef-d’œuvre ne devait pas rester attelé, malgré lui, au joug de la routine mercantile. Le patron de Charles-Robert ne manqua pas l’occasion, et, avec la sagacité d’un vrai commerçant, ouvrit immédiatement une souscription pour subvenir, au moins pendant quelque temps, à l’éducation du jeune peintre qui venait de se révéler tout à coup. Les fonds furent faits en un clin d’œil, et Leslie partit pour Londres en compagnie du beau-frère de M. Bradford.
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Il rentrait ainsi à dix-sept ans dans cette vaste métropole où il était né, où il devait mourir. Sa mémoire d’enfant avait conservé quelques vagues images des splendeurs de la capitale britannique, que les gravures d’Hogarth et les romans de miss Burney lui avaient rappelée bien des fois. Chez son patron d’ailleurs, les écrivains et les lettrés qu’il avait pu entendre ne parlaient guère que de Londres, de ses grands hommes et de ses merveilles. Le jeune Leslie savait par cœur les noms des acteurs et des peintres en renom. Son émotion était grande en songeant qu’il allait entendre Kemble, mistress Siddons, Liston, Matthews, Bannister, et porter à «M. West» une lettre de recommandation. West était alors le peintre national par excellence, gloire classique dont le temps a maltraité les rayons. Allez parler de West à nos intrépides ''préraphaélites''!
Ce grand artiste d’autrefois fit accueil au jeune protégé de la Pensylvanie, et celui-ci se mit aussitôt en devoir de bien employer les deux années que devait durer son séjour à Londres. Il forma d’abord des relations avec les jeunes Américains placés dans les mêmes conditions que lui. L’un d’eux, M. Morse, devint son compagnon de logement. Un autre, qui a été depuis le peintre le plus renommé des États-Unis, — M. Allston, — était, à titre de ''senior'', le directeur de leurs études à l’académie de peinture. Leslie avoue naïvement dans son autobiographie qu’il dut à ce dernier « le sentiment de la couleur, » qui jusqu’alors lui avait manqué ; « cependant, ajoute-t-il, après qu’il m’eut fait comprendre les merveilles de l’école vénitienne et apprécier dans les toiles de Paul Véronèse le charme exquis qu’elles recèlent, j’admirai longtemps encore sur parole le mérite des peintres de Venise... Je me souviens que lorsque Allston me montra ''les Ages'' de Titien comme un ouvrage de premier ordre, je crus de prime abord qu’il se moquait de moi. J’ai cependant cette justice à me rendre que je fus enchanté des Raphaël compris dans la même collection
Un des plus éminens écrivains de l’Angleterre moderne, Samuel Taylor Coleridge, était intimement lié avec Allston. Celui-ci étant tombé malade à l’improviste, Coleridge vint, dans l’auberge où il était retenu, partager avec Leslie le soin de veiller leur ami commun. Ce fut là qu’ils se lièrent. Dès ses premières conversations avec Coleridge, le jeune Robert se sentit fasciné. « Son éloquence, dit-il, jetait une lumière éclatante et nouvelle sur la plupart des sujets qu’il traitait, et quand il s’élançait à des hauteurs inaccessibles pour moi, la mélodie de sa voix, le caractère expressif de son geste, me forçaient encore à l’écouter avec plaisir. ''J’étais flatté d’être jugé capable de le comprendre''. »
Nature éminemment paisible, douce, déférente, Leslie suivait patiemment la route qu’on lui traçait; il écoutait sans sourciller les rudes remontrances des patrons qu’il avait choisis : West, sir William Beechey et les autres. Tous le poussaient à l’étude traditionnelle de « l’antique » et du « nu. » West lui faisait faire son portrait, qu’il lui payait six guinées, religieusement dépensées par le jeune peintre en portraits gravés d’après Van Dyck et sir Joshua Reynolds. On dirigeait aussi ses lectures, et il s’abreuvait aux plus hautes sources : Homère, Milton, Dante (en 1813, notons ceci); quant à Shakspeare, il le connaissait de longue date, et un de ses premiers tableaux admis à l’''exhibition'' de la ''Royal Academy'' fut un ''Macbecth''. En même temps il lisait beaucoup de romans, et ses prosateurs favoris étaient Swift et Smollett. L’inspiration poétique et les enseignemens d’un ordre plus positif se faisaient ainsi contre-poids. Il dut sans doute à ces derniers de reconnaître sa vocation réelle, et, destiné à la peinture de genre, à l’''illustration'' anecdotique, de ne pas se laisser duper, comme Haydon entre autres
« Avant mon départ d’Amérique, je professais déjà pour son double talent de peintre et d’écrivain le respect le plus sincère. ''Hamlet et le Fantôme'',gravés d’après lui, et que j’avais vus derrière les vitres d’un marchand d’estampes à Philadelphie, m’avaient laissé une impression d’effroi que je retrouve encore devant cette image sans pareille (''matchless''). J’espérais donc tirer grand profit de mes études sous un maître pareil ; mais à l’académie il ne disait presque rien. On ne le voyait guère apparaître qu’une fois par soirée dans la salle de dessin, où il apportait presque toujours un livre. Il prenait place au hasard parmi les élèves, et passait à lire la plus grande partie du temps. Je crois qu’il avait raison. Pour ceux des apprentis peintres en qui se trouvent les facultés qui les rendront plus tard éminens, il suffit de les mettre en face de belles œuvres d’art ; il n’est pas besoin qu’on les leur explique, et ceux qui en ont besoin ne valent pas la peine qu’on se donnerait à les leur faire comprendre. L’art peut ''s’apprendre'', il ne ''s’enseigne'' pas. C’est sous la direction sagement négligente de Fuseli que Wilkie, Mulready, Etty, Landseer et Haydon se sont distingués, et il est heureux qu’un enseignement plus rigide ne les ait pas plus fortement assimilés l’un à l’autre, si tant est que pareil résultat eût pu être obtenu. »
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Une partie de ses soirées se passaient aux théâtres, et il rend compte avec un ''gusto'' passionné des représentations remarquables auxquelles il assistait. Il risqua sa vie, nous dit-il, pour voir mistress Siddons dans le rôle de Catherine '' (Henry VIII''), qu’elle jouait au bénéfice de son frère Charles Kemble. Celui-ci jouait Cromwell, et l’autre Kemble, — le plus grand des deux, — le cardinal Wolsey. Le rôle d’Anne Boleyn était tenu par miss Forster, une des beautés les plus parfaites qu’ait mises en relief la scène anglaise. Leslie sort tout enfiévré de cette magnifique soirée. « Mistress Siddons a joué ''glorieusement''. J’ai grand espoir de lui être présenté et de pouvoir esquisser sa figure. Cependant la chose ne sera point aisée, car elle est aussi princesse hors de la scène que sur les planches... »
Coleridge en revanche, qui vient de publier ''Chrislabel'', un de ses chefs-d’œuvre, offre lui-même à Leslie la faveur que mistress Siddons doit lui octroyer à si grand’peine. De plus, l’académie de Philadelphie achète une des premières toiles du jeune peintre américain (''la Mort deRutland'')
Ainsi parle-t-il de Turner en 1816. Trente-cinq ans plus tard, en écrivant ses notes autobiographiques, éclairé par les œuvres de décadence que le célèbre paysagiste anglais avait laissées jaillir de son pinceau égaré, il le proclame encore « le plus grand peintre de l’époque. » — « Par bien des gens, dit-il, et par les meilleurs juges peut-être, Turner sera classé au nombre de ceux ''dont le génie est tel qu’on ne saurait ni le trop louer, ni le censurer trop''
:: That we never can praise it or blame it too much. »</ref>. Les artistes, ajoute-t-il, — à l’exception d’un seul, — lui avaient rendu justice dès le début de sa carrière; mais l’aristocratie et la royauté le méconnurent. Les honneurs officiels, dévolus à des gens bien au-dessous de lui, lui manquèrent toujours. Il ne fut point anobli, et la présidence de l’académie (à la mort de sir Martin Shee) n’échut pas à cet homme dont le génie l’eût honorée. Il est vrai qu’à d’autres égards il manquait de quelques-unes des qualités qui lui eussent permis d’occuper ce poste avec honneur pour lui, et profit pour l’institution même. Il s’exprimait avec peu de clarté, et bon nombre de ses opinions trop capricieuses, trop individuelles, lui eussent fait contester l’extrême déférence à laquelle il pensait avoir droit en raison de son âge et par l’éminence de son talent. » Tranchons le mot, Turner fut un excentrique. Si l’on en doutait, Leslie lui-même, malgré l’extrême modération de ses jugemens et la bienveillance naturelle dont ils sont empreints, nous en fournirait la preuve. Il raconte que Turner n’avait pas de domicile connu, que nul ne savait où passaient les sommes considérables qu’il obtenait en échange de ses toiles; on l’accusait d’avarice, et l’unique exemple de libéralité privée que cite Leslie
Sans entrer plus avant dans l’analyse de ce caractère singulier, nous citerons une des anecdotes dont les ''Recollections'' de Leslie conservent le souvenir, et qui nous paraît avoir pour l’art de peindre en général une valeur particulière. L’usage existait encore en 1832 que les peintres exposans vinssent donner ensemble les dernières touches aux tableaux qu’ils avaient fait admettre
M. Ruskin, dont, ici même, les doctrines en matière d’art ont été tout récemment analysées et discutées
Une circonstance bizarre, c’est qu’il n’existe pas de ce peintre si fameux un seul portrait authentique
« Turner était de petite taille et de forte corpulence. Sa démarche, prompte et sans gêne, était un peu celle d’un marin. Cet artiste si éminemment élégant n’avait rien dans son extérieur qui rappelât le charme de son pinceau. De prime abord, on l’eût pris pour le capitaine d’un de ces bateaux à vapeur qui desservent la navigation de la Tamise. Au second coup d’œil cependant, on découvrait sur son visage plus d’expression qu’une intelligence vulgaire n’aurait pu en communiquer à ses traits. Il avait ce regard perçant des hommes chez qui l’observation est un continuel travail, une habitude constante. Sa voix était grave et mélodieuse, mais je n’ai jamais entendu discourir d’une manière plus ''trouble'' et plus fatigante. Comme causeur au contraire, il avait parfois de très heureuses inspirations. Il aimait la plaisanterie, et personne n’animait mieux que lui un repas d’amis intimes. Au fond et par nature, il était sociable. Il y a tout à parier que la stricte réclusion où il a vécu tenait beaucoup au vif désir qu’il eut sans doute (tout artiste le doit éprouver) d’avoir tout son temps à sa disposition. »
Un des « mots heureux» que Leslie répète d’après Turner est la remarque qu’il fit quand on proposa de confier à des peintres la décoration des nouvelles salles du parlement. « La peinture, disait-il, ne peut montrer nulle part son nez à côté de l’architecture sans recevoir dessus une bonne chiquenaude. » Leslie, à ce sujet, est complètement de l’avis de Turner. Il va plus loin, trop loin peut-être, quand il refuse à l’architecte le concours du sculpteur, quand il prétend que « l’art le plus vulgaire aurait aussi bien décoré le Parthénon, » et que « pour orner la chapelle Sixtine ou les chambres du Vatican, il eût mieux valu employer Luca Giordano que Michel-Ange ou Raphaël
La carrière de Leslie se dessinait peu à peu, et ses relations se formaient. Il était lié avec Haydon, talent incomplet, orgueil démesuré, ambition sans frein, que son suicide seul a tiré de l’obscurité où ses tableaux (non dénués de valeur) l’avaient toujours laissé, le type de l’emprunteur irrésistible, du désordre indulgent à lui-même, de l’espérance toujours déçue et toujours vivante. Il était lié aussi avec le doux ''Elia'', l’aimable Charles Lamb, un des écrivains chez lesquels la pureté morale a été le plus à l’abri de toute influence délétère
Toutefois ses relations avec ce dernier n’existaient point encore, lorsqu’en 1817, de compagnie avec Allston et William Collins, il vint passer quelques semaines à Paris. Le Louvre les y attirait. Ils virent aussi quelques-uns des peintres en renom. Gérard les accueillit très poliment, mais ne leur montra aucune de ses toiles. Les tableaux de Guérin furent ceux qui frappèrent le plus notre jeune voyageur. Or Guérin en était alors à descendre la « pente fatale. » Il venait de terminer cette ''Didon écoulant Enée'' dont Gérard disait, par allusion aux tons de porcelaine que le peintre a donnés à ses couleurs : « Si j’entrais là, je casserais tout! » Quant à David, Leslie lui reprochait de n’être pas ''naturel'', et il ne fut nullement tenté de changer d’avis, lorsqu’ une belle Parisienne, en réponse à cette opinion franchement exprimée, l’eut assuré de la meilleure foi du monde qu’il devait se tromper, David n’ayant jamais rien peint que ''d’après nature''. Les trois amis constatèrent ainsi, non peut-être sans quelque surprise, que Wilkie était de tous les peintres anglais le seul dont le nom fût alors connu en France.
A cette époque, Washington Irving était à Liverpool, se débattant contre les difficultés d’une liquidation commerciale qui, ruinant la maison à laquelle il appartenait, ne lui laissait que sa plume pour toute ressource pécuniaire. Il préparait une nouvelle édition de son ''Sketch Book'' et de sa ''Knickerbocker’s History of New-York''; Allston et Leslie étaient, paraît-il, chargés d’illustrer ces ouvrages de leur jeune compatriote. De là les premières lettres échangées entre Leslie et Washington Irving. Peu à peu, leur amitié se resserrant avec les années, le peintre devint pour l’écrivain apprenti diplomate un porte-paroles très zélé, un ambassadeur très avisé, très prudent, qu’il envoyait volontiers discuter ses intérêts dans le cabinet toujours encombré du grand éditeur Murray. Les lettres du romancier sont en général affectueuses et gaies. Il y perce pourtant d’assez constantes préoccupations personnelles, et le désir, très légitime d’ailleurs, de mettre à profit autant que possible la vogue qu’il commençait à conquérir. Il y parle avec un profond dédain, — mais sans perdre une seule occasion d’en entretenir son correspondant, — des ''puffîngs'', des éloges de charlatan, que la presse américaine décerne à ses ouvrages
Avec la généreuse abnégation des belles âmes, Leslie semble avoir méconnu cette nuance. Le souvenir de sa liaison avec Washington Irving garda pour lui, sans qu’aucun nuage importun en ternît jamais l’éclat, tout le charme du « matin de la vie. » C’est avec une émotion vraie qu’il se rappelle leurs parties à Richmond, à Greenwich, «sur l’impériale de quelque ''stage coach'', » et surtout un voyage à Oxford, où ils passèrent ensemble à l’auberge tout un dimanche pluvieux. A cette journée se rattache une anecdote littéraire qui mérite d’être citée.
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Parmi les noms inscrits, à Stratford, sur un grand album que Washington Irving lui-même avait donné, dans une tournée antérieure, à la gardienne de la maison de Shakspeare (afin d’obvier à l’étrange manie qui poussait chaque pèlerin à barbouiller de son nom les murailles de cette espèce de sanctuaire), nos deux amis trouvèrent celui de sir Walter Scott. Le slieconnaissait déjà le célèbre romancier, à qui Washington Irving avait voulu le présenter lui-même (en juin 1820), et leurs rapports avaient commencé sous les plus favorables auspices. Walter Scott comprit qu’il avait dans ce jeune Américain, d’origine écossaise, un admirateur intelligent et sincère. Il déploya pour lui ce charme de causerie facile et gaie qui le caractérisait. Après avoir été son hôte à Londres, Leslie devait, quatre années plus tard, le retrouver dans son manoir princier d’Abbotsford. A ce moment, le jeune peintre avait franchi les premiers obstacles de sa carrière : il ne songeait plus à retourner en Amérique. Lié avec Constable, — qu’il ne comprenait pas encore, il l’avoue, mais dont il a été depuis le panégyriste intelligent et le biographe zélé, — avec Wilkie, avec Collins, avec Flaxman, avec Chantrey, avec Lawrence, Turner, Smirke et les Chalon, il avait été élu (novembre 1821) membre associé de l’Académie royale. C’étaient en quelque sorte ses lettres de grande naturalisation, et il redevenait Anglais de par ce nouveau baptême. Enfin il avait trouvé, dans les rangs de l’aristocratie, un de ces généreux patronages qui sont en Angleterre la condition presque indispensable d’une grande existence d’artiste.
George, comte d’Egremont, représentait alors la noble race des Percy (Northumberland). C’est le même qu’Horace Walpole, dans ses lettres à sir Horace Mann, désigne comme «un jeune mauvais sujet » (''a most worthless young fellow''). Il est donc clair qu’il n’était plus jeune en 1823
«Lord Egremont, dit-il, ayant demandé à Phillips d’aller, à cinquante milles de Londres, prendre l’esquisse d’une des petites-filles du noble lord, laquelle était sur le point de mourir, Phillips, hors d’état de remplir cette mission, qui n’admettait aucun délai, proposa de m’y envoyer à sa place. C’est cette circonstance qui me fit connaître de lord Egremont. Au moment où j’arrivai chez le colonel Wyndham, le père de l’enfant en question, elle venait de mourir. Je passai toute la nuit à dessiner des croquis d’après son beau petit visage, et quelques semaines plus tard je fis pour sa famille un portrait d’elle, plus petit que nature. Quand lord Egremont me pria de fixer le prix de ce travail, je demandai 20 guinées (un peu plus de 500 francs). — Mais, me dit-il, vos frais de voyage doivent être payés à part. — Je les évaluai à 5 livres (125 francs), parce qu’en effet j’avais en allant pris la poste. Il écrivit sur-le-champ un bon sur son banquier pour la somme de 50 livres (1,250 francs).
« Bientôt après, il me commanda un tableau, dont il me laissait à choisir les dimensions et le sujet. Je peignis pour lui ''Sancho Pança dans le salon de la duchesse''. Peu de jours avant que cette toile partît pour l’''exhibition'', Wilkie vint me voir, et après quelques éloges qui, de sa part, me ravirent : — Je crois, me dit-il, que vous pouvez beaucoup améliorer votre peinture en lui donnant plus de profondeur et des tons plus riches. Ne craignez pas les glacis. Le métier de nos artistes dégénère par trop en un style transparent et nuageux (''light and vapid'') qui, à la fin, sera la ruine de notre peinture. Je tâche, pour mon compte, d’éviter ce défaut, et je voudrais, à force de sermons, vous en détourner. J’ai d’Isaac Ostade un tableau qui possède exactement les qualités dont l’absence me choque en celui-ci. Voulez-vous, cette après-midi, venir me voir et le voir à Kensington? Il n’y pas de temps à perdre. — Je lui dis que j’irais très volontiers, et que, s’il le permettait, j’emmènerais avec moi Newton
« Pendant que mon tableau de ''Sancho et la Duchesse'' était encore exposé, lord Egremont me fit l’honneur de visiter mon atelier, et me demanda si j’avais déjà reçu quelque commande pour un ouvrage du même genre. Je répondis que non. — Alors, me dit-il, faites-moi un « pendant, » et si quelqu’un venait à en avoir envie, vendez-le sans scrupule. Vous m’en feriez un autre. Je voudrais vous voir employé à des tableaux de cet ordre plutôt qu’à des portraits. — Peu de temps après, je reçus, pour des tableaux de genre, plusieurs demandes de lord Essex, du duc de Bedford, et de quelques autres encore. Lord Egremont me prescrivit de les exécuter immédiatement, et de réserver celui qu’il m’avait commandé pour le temps où les demandes un peu ralenties viendraient à me laisser quelque loisir. »
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La suite de cette liaison si bien commencée répondit à tout ce que le jeune peintre pouvait en attendre. Lorsqu’en 1826, définitivement établi en Angleterre, il eut épousé miss Harriet Stone, lord Egremont invita les nouveaux mariés à venir passer une partie de l’automne, dans sa magnifique résidence de Petworth. Depuis lors, tant que vécut le propriétaire de ce magnifique séjour, cette invitation annuelle ne leur manqua jamais; elle comprenait toute la famille. Quelques pages des ''Souvenirs'' de Leslie font bien ressortir l’aimable et originale figure de lord Egremont.
« Outre le ''Sancho'', nous dit Leslie, j’ai peint pour lord Egremont trois autres tableaux du même ordre
« Il a été le plus magnifique et en même temps le moins fastueux ''nobleman'' de toute l’Angleterre. Franc de parole jusqu’à la limite de la brusquerie, jamais il ne perdait son temps, et jamais il ne souffrait qu’on lui fît perdre le sien en vains discours. Après vous avoir annoncé quelque grand et généreux procédé, il vous quittait soudain, sans vous permettre de le remercier. Lorsqu’il prit garde à moi, il s’était presque entièrement retiré de Londres et vivait à Petworth, faisant autour de lui tout le bien possible. Rien de plus simple que sa manière de vivre habituelle. Une grande timidité, une grande réserve semblaient être le fond de sa nature. Ceux qui ne faisaient que l’entrevoir pouvaient aisément le croire orgueilleux : mais, comme sir William Beechey le disait de lui, il avait plus de « supportabilité» (''put-up-abilily'') qu’on n’en trouve chez la plupart des hommes. Il fallait lasser bien des fois sa patience avant qu’il prît la peine de se mettre en colère. Seulement, s’il venait à se fâcher, c’était pour tout de bon, et je l’ai vu plus d’une fois ordonner tout net qu’on mît à la porte certains personnages qui, trop familiarisés par ses bontés et par le laisser-aller qu’il tolérait à Petworth, avaient perdu de vue l’endroit où ils se trouvaient, et se conduisaient dans ce château (''mansion'') comme s’ils eussent été à l’auberge.
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Dans un autre chapitre de son ''Autobiographie'', Leslie raconte une visite qu’il fit, bien des années plus tard, à son vieux protecteur. C’était dans l’été de 1834 :
« Lord Egremont était alors dans sa quatre-vingt-deuxième année. Quelques jours auparavant, il avait donné à dîner, dans le parc de Petworth, à ''quatre mille'' femmes et enfans pauvres, et sur les pelouses les marques existaient encore, laissées par les tables, qui devaient être pour le moins au nombre de cent, rangées en triple demi-cercle en face du château. A cette époque, l’entrée directe de la résidence se trouvait condamnée par suite de la maladie du concierge et de sa femme, qui, tous les deux, se mouraient de vieillesse. Comme ils habitaient la ''lodge'', lord Egremont ne voulait pas que leur repos fût troublé; il voulait encore moins leur faire subir les fatigues d’une translation. Si le conducteur de la voiture qui m’amenait ne m’eût prévenu d’avance de tout ceci, j’aurais été fort stupéfait de trouver la grille de l’avenue surmontée d’un grand écriteau avec la formule prohibitive : ''No admittance''
Constable et Wilkie comptaient aussi parmi les « patronés » de lord Egremont. Ses magnifiques collections étaient à leur entière disposition, et l’argenterie massive aux formes antiques, les meubles d’autrefois, les somptueuses tapisseries de la résidence seigneuriale leur servirent de modèles autant qu’ils le voulurent. Haydon, qui avait joui pareillement de cette splendide hospitalité, a consacré dans son ''Journal'' quelques lignes éloquentes au souvenir qu’il en avait conservé. Il décrit avec une satisfaction enfantine la « belle chambre à coucher » où il a été installé, les chefs-d’œuvre qui la décorent, les dessins en velours des rideaux de satin blanc, le damas vert des meubles, et la belle vue du parc encadrée dans les hautes fenêtres. Le contraste de tout ce luxe princier avec certains épisodes encore récens de sa « vie de bohème » donne un attrait de plus aux splendeurs et au bien-être qu’il savoure ainsi :
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« Couché, nous dit-il, dans ce lit splendide, entouré de ces portraits aristocratiques qui semblent revivre et vaciller sous mon regard, j’ai cru parfois que je les entendais respirer, et je m’attendais à les voir sortir de leurs cadres pour venir agiter mes rideaux. Étrange destinée que la mienne ! Une année, dans la prison des débiteurs insolvables, en compagnie de joueurs et d’escrocs, — dormant sur une misérable et sordide couchette, où une noire vermine me venait assiéger; l’année d’après, noyé dans Pédredon et le velours, habitant les splendides appartemens d’un palais splendide, recevant l’hospitalité des plus nobles, des plus riches, des plus belles... Lord Egremont, littéralement, c’est le soleil. Les mouches elles-mêmes, à Petworth, semblent savoir qu’on y fait place à leur existence et que les fenêtres leur appartiennent. Chiens, chevaux, bétail, daims, pourceaux, et les paysans et les valets, et les hôtes, et la famille, et les enfans et les parens, tous ont leur part de cette prodigalité, de cette bonté, de cette opulence. Au milieu de ses hôtes, après le déjeuner, apparaît lord Egremont, donnant la main à quelques-uns de ses petits-enfans. En dehors de la fenêtre aboient et gémissent une douzaine de noirs épagneuls auxquels il distribue des gâteaux et des bonbons, prenant bien soin d’égaliser les parts. Pendant qu’il devise avec quelques convives et propose à tous quelque passe-temps qui leur est destiné, un valet boutonne ses guêtres de cuir, et le voilà dehors, laissant chacun tirer parti, à sa guise et en toute liberté, de toutes les ressources de plaisir si libéralement placées à sa disposition. Tous le retrouvent à dîner, et les hauts faits du jour y ont leur chronique. Notre hôte distribue lui-même plusieurs plats, sans regretter la peine qu’il prend à découper. Il sert d’une main libérale et mange de bon cœur. Il y a grande abondance, mais nulle profusion ; de bons vins, mais sans dépense absurde. Tout est solide, ample, riche, anglais. A soixante et quatorze ans, lord Egremont chasse encore tous les jours et rentre souvent trempé jusqu’aux os. Il a l’activité, la bonne mine d’un homme de cinquante ans... Je n’ai jamais vu pareil caractère ni pareil homme, et je doute qu’on en trouve beaucoup ici-bas. »
Chez sir Walter Scott, — sans être naturellement aussi grandiose, — l’hospitalité semble avoir eu quelque chose de plus attrayant. Ceci tenait sans doute à ce qu’on s’y sentait plus « de plain-pied.» Les lettres de Leslie, datées d’Abbotsford (septembre 1824), où il est allé peindre le grand romancier, nous font vivre dans cet intérieur si harmonieux, au sein de cette famille si digne de respect, et il semble qu’on y respire plus à l’aise qu’à Petworth. Pour Leslie, ce voyage fut un enchantement, on le voit bien. Sa fibre nationale, ses instincts d’artiste, son innocent orgueil, tout était à la fois en jeu, et il faut ajouter à ceci qu’il rendait compte de ses impressions, non plus à une sœur, mais à une jeune fille adorée, celle qui, deux ans plus tard, allait lui appartenir. Aussi tout est-il comme doré par le prisme prestigieux de l’amour : les flots de la Tweed (le ''baronial stream'') roulant à grand bruit sur leur lit de cailloux; les cimes de cette rangée de montagnes si poétiquement décrites dans le ''Lai du dernier Ménestrel''
Les hôtes de Walter Scott étaient toujours nombreux. Leslie vit chez lui, entre autres personnages, le grand libraire d’Edimbourg, Archibald Constable, la femme du plus riche banquier des trois royaumes, mistress Burdett Coutts, plusieurs nobles ladies (lady Alvanley, la comtesse de Compton etc.); mais de tous ces invités le plus intéressant à coup sûr était M. Stewart Rose. Le maître d’Abbotsford avait chez lui, comme à demeure, cet érudit écrivain, que d’assez graves infirmités (il était paralytique) eussent rendu incommode à tout autre châtelain. Il lui avait fait arranger au rez-de-chaussée une chambre donnant sur le jardin, et dont les fenêtres treillissées étaient garnies de fleurs. Rose y achevait tranquillement une vie laborieuse, occupé à quelque traduction de l’Arioste et libre de tous les soucis qui eussent pesé sur lui sans cette généreuse amitié. C’était un homme d’esprit que ce savant. Il exprimait son opinion sur la ''Henriade'' de Voltaire en disant que personne ici-bas ne l’avait pu lire d’un bout à l’autre sans mourir d’ennui. — Pardon, lui répondit Walter Scott, je l’ai lue aussi, moi qui vous parle,... et je vis encore... Il est vrai, ajouta-t-il, que dans ma jeunesse je lisais toute chose, sans exception.
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Parmi les traits de caractère que cite Leslie, et où se peint la belle âme du grand écrivain, il en est que nous ne voulons pas oublier : Walter Scott posait; un orage vient à éclater; il se lève aussitôt, et s’excusant envers le peintre dont il retarde ainsi la besogne : — Je vous quitte, lui dit-il, ''lady Scott a peur du tonnerre''. — Un vieux domestique qui le servait depuis seize ans (Tom Purdey) était alors dans un état de santé qui faisait prévoir sa fin comme très prochaine. Walter Scott pria instamment Leslie de dessiner pour lui la figure de ce brave homme, qu’il entourait des soins les plus affectueux. — Un des résidens d’Abbotsford était un jeune ecclésiastique qu’une surdité irrémédiable semblait condamner à n’avoir jamais d’emploi. On ne pouvait se faire entendre de lui qu’au moyen d’un cornet. Walter Scott ne manquait jamais de le placer à table immédiatement auprès de lui, et si quelque passage de la conversation lui semblait devoir l’intéresser, il le lui transmettait à l’aide de cette espèce de porte-voix. Le peintre Newton, qui, voyageant alors en Ecosse, était venu rejoindre à Abbotsford son ami Leslie, lui faisant un jour remarquer cette manœuvre : — Tenez, lui dit-il, voyez Scott qui glisse son aumône dans le ''tronc'' de M...!
Ce n’est pas le seul ''mot'' que nous ait conservé le zèle attentif et respectueux du bon Leslie. On voit qu’il les notait avec un soin, une déférence exemplaires. Il y en a de Samuel Rogers, il y en a de Chantrey, il y en a de Sydney Smith, l’un des maîtres du genre. Il faut, pour bien goûter ceux-ci, se rappeler tout ce qu’on sait de ce prêtre bien nourri, bon vivant, gros et gras, qui traitait si lestement non pas sa profession, mais ses collègues
On s’étonnera peut-être de la place que nous accordons aux contemporains de Leslie dans un récit dont il est le sujet principal. Notre excuse est dans la sobriété modeste avec laquelle Leslie a raconté son existence d’artiste. Donner la liste de ses tableaux et la date à laquelle chacun d’eux fut composé, rien de plus simple ; nous n’aurions qu’à copier quatre ou cinq pages du livre que nous avons sous les yeux
Le pinceau de Leslie avait la grâce et l’esprit requis pour le genre d’œuvres auquel il l’avait voué. M. Tom Taylor, son biographe et son admirateur, n’a aucune peine à mettre en relief ces qualités incontestables. En revanche, et nous ne saurions trop l’en louer, — car il faut du courage pour atténuer de propos délibéré l’homme dont on raconte la vie, — M. Taylor ne dissimule aucun des défauts saillans qui retinrent Leslie au second rang. Nous avons entendu les aveux sincères de Leslie lui-même, confessant qu’il ne possédait pas les instincts du coloriste, don de nature que l’art ne remplace jamais. Il y suppléa, — c’est toujours ce qu’on remarque dans les talens incomplets, — par sa docilité à écouter les conseils des hommes chez qui lui semblaient abonder ces aptitudes naturelles dont il se sentait privé. Newton et Constable exercèrent sur lui une influence décisive. C’est pour ainsi dire sous la dictée du premier qu’il peignit son ''Sancho chez la duchesse''
En somme, Leslie eut les qualités par lesquelles l’art anglais s’est particularisé : il sut donner de l’intérêt à ses compositions, de l’expression à ses personnages, de la vérité à leurs costumes, de l’accent à leur physionomie. Il fut conteur, il fut romancier à sa manière, ou, pour mieux dire, il fut l’interprète intelligent de l’observation telle que la pratiquent les romanciers, les conteurs, les auteurs d’essais satiriques ou de comédies. Gai sans trivialité, gracieux sans afféterie, parfois pathétique sans ombre de sensiblerie et sans viser aux « effets de larmes, » il ne lui eût rien manqué s’il eût possédé les hautes qualités qui remplacent chez un petit nombre de peintres seulement toutes celles que nous venons d’énumérer. En le comparant à Washington Irving, en le classant parmi les peintres anglais au même rang que ce dernier occupe parmi les écrivains de la Grande-Bretagne, M. Tom Taylor nous paraît avoir donné de Robert Leslie, à ceux qui ne peuvent le juger directement et par eux-mêmes, la mesure la plus exacte et l’idée la plus juste.
Dans cette existence si simple, si unie, si honorable, que Leslie s’était créée par un travail assidu, persévérant, consciencieux, il y eut cependant une heure de crise, une aventure, une déception. C’était vers 1833. Le peintre apprit tout à coup qu’il était nommé professeur de dessin à l’école militaire de West-Point (États-Unis d’Amérique). Son frère, le capitaine Leslie, qui, sans le prévenir, avait sollicité et obtenu pour lui cet emploi, ses sœurs, avec lesquelles il n’avait cessé d’entretenir une correspondance très suivie, enfin les nombreux amis qu’il comptait en Amérique, le suppliaient d’accepter. On lui promettait une annuité viagère, beaucoup de loisirs, une installation complète et commode dans un pays parfaitement sain, de grandes facilités pour l’éducation de ses enfans, etc. Il hésitait néanmoins, et l’on voit qu’il consulta ses amis les plus intimes, entré autres lord Egremont et Washington Irving. Le premier lui exprima, en termes très nobles et très touchans, le regret qu’il éprouvait de le voir partir. « Mon âge, lui disait-il, ne me laisse aucun espoir de me retrouver ici quand vous y reviendrez... D’autre part, la situation, que vous acceptez, et qui vous éloigne de la société de la métropole, en plaçant sous votre direction deux ou trois cents turbulens écoliers, ne me semble pas des plus agréables. » Washington Irving, toujours diplomate, ne voulut ni l’engager ni le dissuader. Il lui énumérait les avantages de la position offerte et lui disait simplement
Leslie se décida enfin à partir, et voulut même, avant de s’éloigner, — à jamais, croyait-il, — de sa patrie d’adoption, résigner les honneurs qu’il lui devait; mais sir Martin Shee, président de l’Académie royale, le détourna de renvoyer son diplôme. Le 21 septembre, Leslie, accompagné de toute sa famille, mit à la voile pour New-York, et après quelques semaines passées à Philadelphie au milieu des amis de son enfance, il alla s’établir dans sa nouvelle résidence, située sur les bords de l’Hudson.
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C’est en effet à Petworth, — M. Tom Taylor nous le fait remarquer, — que Leslie put le mieux étudier et peindre les riches ''accessoires'' de plusieurs de ses tableaux, les meubles du ''rococo'' le plus choisi, les tapisseries d’un autre âge, les cuirs de Cordoue, les jarres et les monstres de Chine, les miroirs de Venise, les tentures de brocart, l’argenterie antique, aux formes massives, — buires aux longs cols, hanaps, flacons et coupes aux flancs rebondis. Il avait là sous la main les plus splendides décors, sans parler des Titien, des Van Dyck, dont il pouvait étudier les procédés en même temps qu’il nourrissait pour ainsi dire ses regards de magnificences au moins égales à celles de leurs somptueux ateliers. Puis çà et là, parmi ce luxe qui l’amusait sans l’éblouir, il croquait à la plume, dans son journal, des figures étranges pour les placer peut-être plus tard dans quelqu’une de ses compositions les plus gaies. En voici une, justement à cette date de 1834, qui ne manque vraiment pas de charme :
«''Dimanche, 1er juin 1834''. Nous avons dîné, ma femme et moi, chez miss Rogers. Étaient du repas Samuel Rogers, lady Cork, les ladies Jane et Fanny Harley, et M. Wilkinson
Un autre jour, chez Constable, Bannister, l’acteur comique, l’amusa, lui, Wilkie et Rogers, en se donnant tout à coup l’aspect d’un vieux Juif dont il imita le baragouin allemand. Puis Rogers se mit à raconter la dernière séance de sir Joshua Reynolds comme professeur. Burke et Boswell y assistaient. La reine Caroline et, son procès furent mis ensuite sur le tapis, et l’on cita cette réponse d’un quaker à quelqu’un qui désirait connaître l’opinion des « frères et amis» sur le scandale donné par la famille de Brunswick à l’Angleterre émue : « Nous pensons, disait-il, que Caroline n’est pas assez, bonne pour notre reine, mais qu’elle est trop bonne pour notre roi
En lisant ces extraits du ''journal'' de Leslie, on comprend de reste que l’Amérique ne pouvait guère lui offrir des compensations à son gré, en échange de cette vie de Londres qu’il aimait, de cet esprit courant dont il goûtait la finesse. Le soin même avec lequel Leslie enregistre les saillies dont il a été frappé montre combien son éducation littéraire lui avait donné le goût de la causerie animée et subtile. Il aimait aussi le théâtre, et recueillait précieusement les traditions orales relatives aux grands comédiens. Il a noté quelque part, à propos de l’un d’eux, un mot remarquable. Après avoir joué successivement avec Garrick et avec Barry, son élève, la fameuse scène de ''Roméo et Juliette'', une actrice émérite disait, pour différencier et caractériser leur talent : « Barry me donnait envie de me jeter du balcon dans ses bras. Avec Garrick, je restais convaincue qu’il allait sauter sur le balcon pour tomber dans les miens. » Sur cette définition charmante, demandez à une femme lequel des deux tragédiens elle aurait préféré.
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Encore un extrait du ''journal'' de Leslie. Celui-ci est curieux à plus d’un titre.
«''1er décembre'' (1836). — Dîné chez Constable. Il me racontait que Wilkie et lui étudiaient ensemble à l’académie. Wilkie avait travaillé d’abord à l’académie écossaise, où Graham, qui la dirigeait, répétait souvent à ses élèves cet adage de Reynolds : « Si vous avez du génie, le zèle ne saurait manquer de le développer; si vous n’en avez pas, le zèle vous en tiendra lieu. » Aussi, ajoutait Wilkie, sachant bien que le génie me manquait, je résolus d’être très zélé. — Wilkie disait encore à Constable dans le même temps : — Quand Linnell et Burnett
Au mois d’avril suivant (1837), Leslie, à sa fenêtre, vit arriver le messager par lequel son ami Constable lui faisait passer de temps en temps quelque billet du matin, causerie amicale et badine. Cet homme arrivait porteur d’une triste nouvelle : Constable était mort dans la nuit, sans que rien, les jours précédens, eût fait prévoir une fin si prompte. « Ma femme et moi, dit Leslie, nous courûmes dans Charlotte-street aussitôt que cela nous fut possible. Je montai dans la chambre à coucher de mon pauvre ami, où il était étendu dans l’attitude du sommeil le plus paisible. Sa montre, obéissant encore à l’impulsion que ses mains lui avaient imprimée récemment, ''tiquetait'' à ses côtés sur une table. Sur cette table était aussi le livre qu’il lisait une heure avant d’expirer. C’était un volume de la ''Vie de Cowper'', par Southey. Constable était, à cette heure suprême, comme dans tout le reste de sa vie, entouré d’objets qui lui rappelaient son art chéri, car les murs du petit entre-sol étaient tapissés de gravures, et ses pieds touchaient presque une reproduction du beau ''Clair de lune'' de Rubens, qui faisait partie de la collection Rogers. »
Leslie appréciait chez Constable et l’homme et l’artiste. Ce fut donc une œuvre à la fois d’amour et de devoir que cette ''biographie'' dont il voulut se charger, et à laquelle il consacra presque tous ses loisirs durant les cinq années suivantes
Ce ne fut point là le seul travail littéraire de Leslie. Appelé à professer la peinture aux élèves de l’Académie royale, il refondit ultérieurement ses ''Lectures'', publiées alors sous le titre modeste de ''Manuel à l’usage des jeunes peintres''. M. Taylor, analysant cet ouvrage, y loue principalement l’absence de tout esprit de système et de toute prétention à épuiser le sujet traité. «C’est, plutôt qu’un traité, ajoute-t-il, un recueil d’observations bien faites, sous divers titres de chapitres qui traitent successivement de l’imitation de la nature, du style, — de l’imitation des œuvres d’art, — de la distinction à faire entre les ''lois'' et les ''règles'', — de la classification, — de l’enseignement spontané, — du génie, de l’imagination et du goût, — de l’idéal et de la beauté dans la forme, — du dessin, — de l’invention et de l’expression, — de la composition, — de la couleur et du clair-obscur, — des cartons de Raphaël, — des peintres flamands et hollandais au XVIIe siècle, — du paysage et des portraits. »
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Le tableau en question, exécuté en 1839, ne fut exposé que quatre ans plus tard, et, la ''correspondance'' du peintre nous initie aux nombreux ennuis, aux mille pertes de temps que lui occasionna cette toile sur laquelle il avait à reproduire une foule de visages historiques : lord Melbourne, les ducs de Wellington et de Sutherland, le grand-chambellan (lord Willoughby d’Eresby), le comte-maréchal (duc de Norfolk), les princesses de la famille royale (Augusta de Cambridge, princesse de Hohenlohe, duchesse de Kent, etc.), les ducs de Nemours, de Sussex, de Cambridge, de Cobourg, d’Argyle, le prince Ernest de Phillipstahl, — sans compter le brillant essaim de jeunes ''ladies'', au nombre de huit, qui portaient la queue du ''manteau-dalmatique'' (ainsi s’appelle la robe du couronnement). Il nous a été donné d’étudier, à l’''exhibition'' de 1843, cette toile vraiment curieuse; l’impression qui nous en est restée n’est pas précisément très favorable. Le peintre, se préoccupant d’un grand effet de soleil, qui sans doute s’était produit à un moment donné de la cérémonie, avait comme noyé dans la lumière ces figures-portraits qui constituent le grand intérêt de sa toile. On était ébloui par les reflets de la soie, des brocarts, des robes blanches, des uniformes chamarrés. Au surplus, ce n’est là qu’une impression générale qui, après dix-sept ans écoulés, perd beaucoup de sa valeur. Ce qui est plus significatif, c’est le silence gardé par M. Tom Taylor sur la ''coronation-picture'' de Leslie.
La reine, — et c’était l’essentiel, — goûta fort l’œuvre du protégé de lady Holland, et lui commanda quelques années après (1842) une nouvelle toile : ''le Baptême de la Princesse royale''. En 1843, nous le retrouvons décorant ''à fresque'' les murs d’un petit pavillon du palais de Buckingham. Le prince-époux l’avait associé, pour ce travail, à sept autres artistes bien connus : Maclise, Landseer, sir Charles Ross, Stanfield, Uwins, Etty, Eastlake. Les sujets à traiter étaient tous pris dans le même poème (le ''Comus'' de Milton). Leslie répéta probablement sur toile le sujet qu’il venait de traiter ainsi, car nous voyons figurer au nombre de ses tableaux de 1844 une ''scene from Comus'', la même qu’il avait peinte pour Buckingham-Palace
À part un voyage entrepris en 1844 par Leslie, et qui le conduisit aux bords du Rhin, parmi les riches musées de la Belgique et de la Hollande, nous ne rencontrons guère aucun incident notable dans cette vie simple et patriarcale. Un des enfans de Leslie, son fils Robert, semblait devoir, sinon ajouter à la renommée paternelle, du moins la continuer, la prolonger. Il annonçait du goût pour la peinture, et avait manifesté un talent spécial pour la reproduction des scènes de la vie maritime. C’était pour son père un sujet de préoccupations joyeuses que l’événement a démenties, Robert ayant renoncé plus tard à sa profession.
Un autre homme que Leslie eût ambitionné l’anoblissement : il l’avait mérité par son talent et gagné par ses travaux de cour; mais il était décidé à ne le point accepter, s’il lui était offert. Il l’annonce à sa sœur (1839), et ajoute aussitôt: «N’allez pas croire que, pareil au renard de la fable, je trouve trop verts les raisins auxquels je ne saurais atteindre; au contraire, j’estime que les titres ont leur valeur, mais à la condition qu’ils soient accompagnés d’une richesse proportionnée à l’importance sociale. Avec notre humble manière de vivre, ''sir Charles'' et ''milady'' formeraient un contraste ridicule. Jusqu’à ce que les choses soient autrement arrangées et que je puisse avoir voiture (ce qui est, selon moi, indispensable à des gens titrés), je me contenterai fort bien de ce qui suffit à des hommes tels que Turner, Mulready et Chalon, les initiales R. A.
En 1847, Leslie écrivait à Washington Irving, resté son ami, pour lui annoncer qu’il allait traiter un sujet tiré de la ''Vie de Colomb''
En 1854 (13 mai), écrivant à Washington Irving, il passe la revue de leurs anciens amis de jeunesse, et n’en trouve plus que trois de vivans : ce sont deux comédiens (Peter Powell et J. Russel), puis l’''éternel'' Samuel Rogers, alors arrivé à sa quatre-vingt-onzième année. « Sa mémoire faiblit un peu, mais il est encore aimable, et reçoit toujours beaucoup de monde... Quant à moi, continue Leslie, je suis mieux portant que je n’ai jamais été, grâce à mon médecin et aux soins qu’il me fait prendre de moi-même. » Cette année-là, il peignait une scène tirée de Pope (''the Rape of the Lock'') ; l’année suivante, une scène de ''Don Quichotte [Sancho Panza and don Pedro Rezio''). Les génies inspirateurs qui avaient fait sa fortune de peintre n’eurent pas à se plaindre de sa fidélité reconnaissante.
Sa vieillesse, entourée d’estime et d’affection, en était comme radieuse. On l’entrevoit, dans sa ''correspondance'', aux derniers jours de sa vie (1857), étudiant les vertes avenues de Hampton-Court pour les reproduire sur une toile où il veut représenter, d’après Walter Scott, l’''Entrevue de Jeanie Deans et de la reine Caroline''. Les daims familiers viennent prendre leur nourriture dans ses mains amies. Sa famille l’entoure. Il vient de marier une fille chérie
En 1859, un grand chagrin le frappe. Sa fille Caroline, dont la santé délicate le préoccupait sans cesse, meurt à la fleur de l’âge et presqu’au lendemain de son heureux hyménée. Le pauvre peintre se réfugie d’instinct à Petworth, tout peuplé de ses meilleurs souvenirs, et où il lui semble que l’image du bonheur passé le gardera contre les atteintes de la tristesse présente. Il y porte la flèche empoisonnée. Deux mois plus tard, elle l’avait couché dans le tombeau.
« Le lendemain du jour où l’Académie ouvrit les portes de l’''exhibition'', tandis que le public se groupait devant les deux dernières toiles de Leslie
Ce fut en effet le 5 mai 1859 que Leslie rendit à Dieu son âme affectueuse, aimante, pure de toute malveillance et de toute jalousie. Quelques jours auparavant, il trouvait aux souffrances qui le minaient rapidement une compensation bénie : c’est que ses yeux appréciaient encore le charme du coloris, et jouissaient pleinement de ces beautés dont ils s’étaient toujours nourris sans jamais s’en lasser. Son dernier enthousiasme, et non le moins vif, fut celui qu’il éprouva quand un ami déposa sur son lit de mort d’admirables photographies exécutées d’après les cartons de Raphaël.
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E.-D. FORGUES.▼
▲::<small> Hence, with thy brew’d enchantments, foul deceiver.</small><br />
▲<small> « Hors d’ici, avec tes philtres, méchant trompeur! » — « Ce tableau, ajoute la ''Notice'', est maintenant dans la collection de John Naylor, esq., Leighton-Hall.» </small><br />
<references>
▲E.-D. FORGUES.
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