« Réponse de M. Alexandre Dumas au discours de M. Leconte de Lisle » : différence entre les versions

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RÉPONSE
 
DE
 
M. ALEXANDRE DUMAS
 
{{sc|Monsieur}},
 
Celui dont vous venez de faire l’éloge avec
tant d’éloquence, de conviction et d’autorité,
vous tenait en la plus haute estime, non seulement comme poète, mais comme traducteur.
 
Lui qui lisait dans leur langue maternelle ses
poètes favoris, depuis Homère jusqu’à Dante,
depuis Juvénal jusqu’à Shakespeare, il ne
reconnaissait qu’à vous le droit de les faire
parler dans cette langue française, dont il possédait tous les secrets et toutes les magies. Il avait confiance en vous sur ce point, comme
en lui-même, ce qui n’est pas peu dire, car il
était respectueux de la pensée des rares esprits
qu’il admirait,
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/36]]==
comme il entendait qu’on le fût
de la sienne. La vive admiration qu’il professait
si hautement, dont il a si souvent donné les
raisons, pour ces esprits, l’absorbait, l’isolait, il
faut bien le dire, à ce point qu’il vivait presque
complètement en dehors de tout ce que l’on
produisait autour de lui. Dans un livre qui le
contient, autant qu’un livre peut contenir un
pareil homme, dans William Shakespeare, il
nomme ces grands esprits à plusieurs reprises :
Homère, Eschyle, Job, Isaïe, Ezechiel, Lucrèce,
Juvénal, Phidias, Tacite, Jean de Pathmos, Paul
de Damas, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven.
 
Le grand Pelasge, dit-il, c’est Homère ; le grand
Hellène, c’est Eschyle ; le grand Hébreu, c’est
Isaïe ; le grand Romain c’est Juvénal ; le grand
Italien, c’est Dante ; le grand Anglais c’est
Shakespeare ; le grand Allemand, c’est Beethoven. Il n’y a pas, il n’y avait pas encore selon lui,
de grand Français, quand il faisait ce dénombrement. Il laissait à l’avenir le soin de le
trouver. Ces hommes constituaient pour Victor Hugo la cime de l’esprit humain. « Cette
cime est l’idéal, dit-il, Dieu y descend,
l’homme y monte. » Il ajoute :
 
Ces génies sont outrés, ceci tient à la quantité
d’infini qu’ils ont en eux.
 
En effet, ils ne sont pas circonscrits. Ils
contiennent de l’ignoré. Tous les reproches
qu’on leur adresse pourraient être faits
à des sphinx. On reproche à Homère les
carnages dont il remplit son antre, l’Iliade,
à Eschyle, la monstruosité ; à Job, à Isaïe,
à Ezéchiel, à Saint Paul, les doubles sens ;
à Rabelais, la nudité obscène et l’ambiguïté
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/37]]==
venimeuse ; à Cervantès, le rire perfide ;
à Shakespeare, la subtilité ; à Lucrèce,
à Juvénal, à Tacite, l’obscurité ; à Jean de
Pathmos et à Dante Alighieri, les ténèbres.
 
Aucun de ces reproches ne peut être fait à
d’autres esprits très grands, moins grands.
Hésiode, Esope, Sophocle, Euripide, Platon,
Thucydide, Anacréon, Théocrite, Tite-Live,
Salluste, Cicéron, Térence, Virgile, Horace,
Pétrarque, Tasse, Arioste, la Fontaine,
Beaumarchais, Voltaire n’ont ni exagération,
ni ténèbres, ni obscurité, ni monstruosité.
Que leur manque-t-il donc ? Cela. Cela c’est
l’inconnu.
 
Cela c’est l’infini. Si Corneille avait « cela » il serait l’égal d’Eschyle.
Si Milton avait « cela », il serait l’égal d’Homère.
Si Molière avait « cela » il serait l’égal de
Shakespeare.
 
Avoir, par obéissance aux règles, tronqué et
raccourci la vieille tragédie native, c’est le
malheur de Corneille. Avoir, par tristesse
puritaine, exclu de son œuvre la vaste nature,
le grand Pan, c’est là le malheur de Milton.
Avoir, par peur de Boileau, éteint bien vite
le lumineux style de l’Étourdi, avoir, par
crainte des prêtres, écrit trop peu de scènes
comme le Pauvre de Don Juan, c’est là la
lacune de Molière !
 
Dans le feu de l’argumentation, Victor Hugo
oublie le lumineux style d''’Amphitryon'', de
l''’École des femmes'', des ''Femmes savantes'' et du
''Misanthrope'' que personne n’a égalé, sur la
scène, et auquel personne n’applaudissait
plus que Boileau, et les cinq actes de Tartufe
où la crainte du prêtre ne se fait guère sentir.
Mais passons, il continue :
 
« Ne pas donner prise est une perfection négative.
Il est beau d’être attaquable. Creusez en effet
le sens de ces mots posés comme des masques sur
les mystérieuses qualités des génies. Sous obscurité,
subtilité et ténèbres, vous trouvez profondeur,
sous exagération, imagination, sous monstruosité,
grandeur... »
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/38]]==
 
Il me semble, tandis que je lis ces affirmations, entendre, du second rang où le place le
poète, Molière qui a ri de tant de choses consacrées et même sacrées, murmurer entre ses
dents : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! »
en ajoutant aussitôt : « Mais quel admirable
orfèvre vous êtes ! »
 
Lorsqu’un grand génie a pris, dès l’enfance,
l’habitude de s’entretenir avec un cercle de
génies antérieurs où Sophocle, Platon, Virgile,
La Fontaine, Corneille et Molière n’occupent
que le second plan, où Montaigne, Racine,
Pascal, Bossuet, La Bruyère ne pénètrent pas,
on comprend aisément que le jour où ce
grand génie distingue dans la foule qui s’agite
à ses pieds un poète et le marque au front du
signe auquel on reconnaîtra dans l’avenir ceux
de sa race et de sa famille, ce poète aura le
droit d’être fier. Ce poète c’est vous, monsieur.
Comment l’intimité intellectuelle, l’alliance
esthétique se sont-elles établies entre vous et
Victor Hugo ?
 
C’était sous l’empire, Victor Hugo était à
Guernesey. Il se promenait sur la terrasse qu’il
a immortalisée et qui était devenue un but de
pèlerinage pour tous les jeunes poètes. Pas un
nuage au ciel « formé d’un seul saphir »,
comme il aurait dit, pas une ride sur la mer
dans laquelle, selon votre belle expression,
que nous allons retrouver tout à l’heure, « le
soleil tombe en nappes d’argent ». Alors un
des jeunes hommes qui avaient l’honneur de
se mouvoir dans l’ombre de l’exilé, s’écria tout
à coup comme
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/39]]==
si les vers qu’il citait pouvaient
seuls traduire l’impression causée par cette
journée splendide :
 
<poem>
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine,
La terre est assoupie en sa robe de feu.</poem>
 
 
 
« Qu’est-ce que vous dites-là ? s’écria Victor
Hugo, en entendant ces beaux vers qu’il ne se
rappelait pas avoir faits.
 
— Ce sont des vers de Leconte de Lisle,
répondit le jeune homme. » Votre nom était
encore de ceux qui n’éveillaient pas de souvenir
dans l’esprit du Maître. Il demanda à votre
jeune confrère s’il savait le reste du morceau.
 
Le jeune homme le savait, comme bien
d’autres le savent, même parmi les simples
prosateurs, et, après avoir répété la première
strophe, il continua ainsi :
 
<poem>
L’étendue est immense et les champs n’ont point d’ombre ;
Et la source est tarie, où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort, là bas, immobile en un pesant repos.
 
Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.
 
Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.
 
Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.</poem>
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/40]]==
<poem>
 
Homme, si le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais, vers midi, dans les champs radieux,
Fuis ! La nature est vide et le soleil consume,
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux ;
 
Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,
 
Viens ! Le soleil te parle en paroles sublimes !
Dans sa flamme implacable, absorbe-toi sans fin,
Et retourne à pas lents vers les cités infimes
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin.</poem>
 
 
 
Quand on a écrit les ''Feuilles d’automne'', les
''Chants du crépuscule'', les ''Rayons et les
Ombres'', et qu’on entend tout à coup des vers
comme ceux-là, on tressaille dans toutes ses
fibres de poète, on reconnaît un frère, je ne dis
pas un fils, car vous n’êtes né de personne, et
l’on dit au passant qui vient de vous initier et
qui est certainement parmi ceux qui nous
écoutent aujourd’hui : « En savez-vous d’autres ? »
 
Le jeune homme en savait beaucoup d’autres ;
il laissa tomber goutte à goutte, comme des
perles, dans l’azur, l’or et les diamants de cette
éclatante journée, des fragments de ''Çunacépa'',
de la ''Vision de Brahma'', de la ''Robe du
Centaure'', d''’Hélène'', de ''Khiron'', d''’Hypathie et
Cyrille''. Victor Hugo demanda au jeune
homme comment et peut-être pourquoi il
avait appris tant de vers de vous. Le jeune
homme entra alors dans les détails de la vie de
ce poète nouveau, indépendant, sauvage, et
même un peu
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/41]]==
farouche, comme aurait dit
Racine, vivant dans la solitude et le travail,
absolu dans ses idées, tout à son œuvre,
aimant la poésie pour elle-même, pour elle
seule, pauvre, fier, honorable en tous points,
aussi peu soucieux de la fortune que de la
renommée, lesquelles, du reste, paraissaient
décidées à respecter longtemps encore son
incognito. Victor Hugo n’eut qu’à se rappeler
son petit logement de la rue du Dragon, en
1820, pour se figurer le vôtre au boulevard des
Invalides ; il n’eut qu’à se souvenir comment
s’était fondée l’école romantique, dont il
s’était bientôt fait proclamer le chef, pour comprendre qu’il se fondait dans ce Paris toujours
en travail, mais où il n’était plus, une école
nouvelle, avec un chef nouveau.
 
En effet, à l’époque même où, du haut de
son rocher enveloppé d’éclairs, il jetait à travers
l’espace, les pages des Châtiments, des
Contemplations, de la première Légende des
siècles qui prenaient leur vol, aigles, corbeaux
et colombes, vers les quatre parties du monde,
le soir, l’étoile des mages d’Orient guidait
quelques bergers recueillis, dévots et convaincus vers l’autel mystérieux que vous aviez
élevé à la Muse et dont je ne crois pas qu’aucun poète avant vous ait aussi complètement
connu les ardeurs sacrées, enivrantes et pures.
C’est que, tout en étant né Français, c’est que
tout en vivant et en respirant au milieu de
nous, comme chacun peut le voir aujourd’hui,
par hasard, pour ainsi dire, ce n’était pas nous
qui étions, intellectuellement, vos compatriotes
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/42]]==
et vos contemporains ; c’étaient les
Grecs et les Indous, L’état civil et la présence
réelle ne prouvent rien dans les affaires de
l’esprit. Il y a l’influence des origines, des
hérédités, des lieux et des milieux. Or, vous
avez vu le jour en plein Océan indien, dans
cette île enchantée de la Réunion, Afrique
d’un côté, Asie de l’autre, qui doit apparaître à
ceux qui passent au large comme un immense
bouquet de fleurs, nées peut-être de celles
que cueillait Proserpine quand Pluton s’est
mis à la poursuivre et qu’elle a jetées dans les
flots pour alléger sa fuite inutile. Vous êtes né
le 22 octobre 1818, à Saint-Paul, d’un père
Breton et d’une mère Gasconne ; et, qui le
croirait ! quand on vous lit, petit neveu de
Parny, le Scarron de la guerre des Dieux et le
Tibulle d’Éléonore :
 
<poem>
Enfin ma chère Eléonore
Tu l’as connu ce péché...</poem>
 
 
 
Rassurez-vous, je m’en tiendrai là de ces
vers qui ont dû si souvent vous faire rougir
comme poète, même comme neveu, et qui
n’ont peut-être pas peu contribué à la sévérité
de vos jugements sur les poètes de l’amour.
Vous avez été élevé par un père, grand admirateur de Rousseau, qui a essayé sur vous les
théories d’Émile avec la persévérance d’un
Breton. la règle paternelle était quelquefois
dure, la soumission pénible. Heureusement,
la grande nature était là. Vous vous dédommagiez par de longues courses solitaires sous
votre soleil
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/43]]==
tropical. C’est pendant ces courses
que vous avez vu
 
<poem>
A travers les massifs des pâles oliviers,
L’archer resplendissant darder ses belles flèches,
Qui, par endroits, plongeant au fond des sources fraîches,
Brisent leurs pointes d’or contre les durs graviers.</poem>
 
 
 
Et vous gravissiez la montagne, jusqu’à ce
que vous eussiez atteint le point où se trouve
 
<poem>
Un lieu sauvage au rêve hospitalier
Qui, dès le premier Jour, n’a connu que peu d’hôtes ;
Le bruit n’y monte pas de la mer sur les côtes,
Ni la rumeur de l’homme ; on y peut oublier.
Parfois, hors des fourrés, les oreilles ouvertes,
L’œil au guet, le col droit et la rosée au flanc,
Un cabri voyageur, en quelques bonds alertes,
Vient boire pieds posés sur un caillou tremblant.</poem>
 
 
Vous n’étiez pas seulement un marcheur infatigable, vous étiez un nageur intrépide, et après avoir été contempler l’aigle
 
<poem>
Qui dort dans l’air glacé les ailes toutes grandes,</poem>
 
 
 
vous redescendiez défier dans l’immensité de
la mer le requin si fréquent dans vos parages :
 
<poem>
Il ne sait que la chair qu’on broie et qu’on dépèce,
Et, toujours absorbe dans son désir sanglant,
Au fond des masses d’eau lourdes d’une ombre épaisse,
Il laisse errer un œil terne, impassible et lent.</poem>
 
 
 
Ainsi se fortifiaient votre énergie et votre
volonté.
 
Puis l’ange à l’épée flamboyante, l’ange
injuste des nécessités matérielles vous a pour
jamais chassé
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/44]]==
du paradis de votre enfance et
de vos rêves. Mais si l’on n’emporte pas le sol
de la patrie à la semelle de ses souliers, on en
emporte l’âme dans le cœur de son âme,
quand on est un poète comme vous, et c’était
bien au soleil de l’extrême Orient que vos
jeunes disciples venaient se réchauffer et
s’éclairer.
 
N’est-ce pas Boudha qui reconnaissant,
après de longues méditations solitaires,
l’insuffisance de l’enseignement brahmanique,
même celui d’Aarata-Talama, le grand brahmane de Vaïçali, même celui de Roudraka, le
grand prêtre de Radjagripa, se sépara de la
tradition et s’éloigna en disant :
 
Là n’est point la voie qui conduit à
l’indifférence pour les objets du monde,
qui conduit à l’affranchissement de la passion, qui
conduit à la fin des vicissitudes de l’être,
qui conduit à l’état de [...], qui conduit
au Nirvana.
 
Vous avez fait comme le grand rénovateur
indou. Vous avez rompu avec bien des
traditions anciennes, avec bien des gloires
consacrées, et voici comment, dans la
préface de la première édition de vos
Poèmes antiques, vous avez posé les nouveaux dogmes :
 
Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui
représentent la poésie dans sa vitalité,
dans sa plénitude et dans son unité harmonique,
la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain.
En fait d’art original le monde romain est au
niveau des Daces et des Sarmates ; le cycle chrétien
tout entier est barbare. Dante, Shakespeare et
Milton n’ont que la force et la hauteur de leur génie
individuel ; leur langue et leurs conceptions sont
barbares. La Sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe ;
Michel-Ange n’a rien fécondé ; son œuvre, admirable
en elle-même, a ouvert une voie désastreuse. Que
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/45]]==
reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce ?
Quelques individualités puissantes, quelques
grandes œuvres sans lien et sans unité...
 
La poésie moderne, reflet confus de la personnalité
fougueuse de Byron, de la religiosité factice et
sensuelle de Chateaubriand, de la rêverie mystique
d’Outre-Rhin et du réalisme des Lakistes, se trouble et se dissipe. Rien de moins vivant et de
moins original en soi, sous l’appareil le plus
spécieux. Un art de seconde main, hybride et
incohérent, archaïsme de la veille, rien de plus.
La patience publique s’est lassée de cette comédie
bruyante jouée au profit d’une autolâtrie d’emprunt.
Les maîtres se sont tus ou vont se taire, fatigués
d’eux-mêmes, oubliés déjà, solitaires au milieu
de leurs œuvres Infructueuses.
 
Les poètes nouveaux enfantés dans la vieillesse
précoce d’une esthétique inféconde, doivent
sentir la nécessité de retremper aux sources
éternellement pures l’expression usée et
affaiblie des sentiments généraux.
 
Le thème personnel et ses variations trop répétées
ont épuisé l’attention ; l’indifférence s’en est
suivie à juste titre ; mais s’il est indispensable
d’abandonner au plus vite cette voie étroite
et banale, encore ne faut-il s’engager en un
chemin plus difficile et dangereux que fortifié
par l’étude et l’initiation. Ces épreuves expiatoires
une fois subies, la langue poétique une fois assainie,
les spéculations de l’esprit, les émotions de l’âme
perdront-elles de leur vérité et de leur énergie
quand elles disposeront de formes plus nettes et
plus précises ?
 
Rien certes n’aura été délaissé ni oublié ;
le fonds pensant et l’art auront recouvré la
sève et la vigueur, l’harmonie et l’unité perdues.
Et plus tard quand ces intelligences profondément
agitées se seront apaisées, quand la méditation
des principes négligés et la régénération des formes
auront purifié l’esprit et la lettre, dans un siècle
ou deux, si toutefois l’élaboration des temps nouveaux
n’implique pas une gestation plus haute, peut-être
la poésie redeviendra-t-elle le verbe inspiré et
immédiat de l’âme humaine ?
 
Tels sont les passages les plus saillants de
cette préface claire comme le cristal et tranchante comme l’acier.
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/46]]==
 
Une telle profession de foi n’était pas seulement le coup de clairon qui sonne l’assaut de
l’avenir, c’était le coup de cloche qui sonne le
glas du passé et surtout du présent. C’était une révolution radicale devant entraîner de bien
autres conséquences que celle de 1830. Il ne
s’agissait de rien moins en effet que de répudier toute l’esthétique moderne, de revenir
sur le mouvement classique et romantique, et
de restituer aux poètes la direction de l’âme
humaine. Après avoir eu connaissance de vos
vers, Victor Hugo a-t-il eu connaissance de
cette préface ?Je le crois. Aussi a-t-il voulu vous
connaître et vous séduire. Se faire un apôtre
d’un adversaire, c’est régal de Dieu. Sachant
que vous ne viendriez pas à lui le premier, il
est allé à vous. Il vous a envoyé un de ses livres,
avec ces deux seuls mots tout caressants d’égalité : Jungamus dextras, et sa grande signature
royale. N’était-il pas celui qui avait dit :
Maintenant je sais l’art d’apprivoiser les âmes.
Vous êtes venu ! vous avez vu ! vous avez été
vaincu ! A partir de ce moment, vous avez senti
que vous ne pouviez plus résister à cet
enchanteur, et vous êtes resté un des fidèles
de la maison, un des fervents du maître. Vous
avez bien fait. Pour quiconque est un peu
poète Victor Hugo est irrésistible. Je viens de
le relire, depuis les ''Odes et Ballades'' jusqu’à la
''Fin de Satan'' et jusqu’au ''Théâtre en liberté''. J’ai
retrouvé partout les éblouissements qu’il
m’avait
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/47]]==
causés dans ma jeunesse. Car ceux de
notre âge sont tous nourris de son lait, de son
miel, de sa chair. A la seule évocation de son
nom, les vers s’allument dans notre mémoire
et s’élancent jusqu’au ciel en gerbes de feu de
toutes les couleurs. Je comprends que
Chateaubriand l’ait appelé enfant sublime. On dit
maintenant que le mot n’est pas vrai. Tant pis
pour Chateaubriand. On dit aussi que le poète
ne descend pas, comme il l’a prétendu, des
Hugo, qui furent capitaines dans les troupes
de René II, duc de Lorraine. Tant pis pour les
capitaines du duc René II. Ce qui est certain,
c’est qu’il fait partie désormais de l’air que
nous respirons ; il a passé dans le sang de la
France. S’il n’appartient plus à la Lorraine par
ses aïeux, il tient, par son génie, au sol de la
patrie intellectuelle, de l’éternelle patrie française que nul ne peut envahir ni morceler.
Maintenant, si l’on rapproche votre préface
du discours que nous venons d’entendre, il
sera facile de constater que, tout en exceptant
Victor Hugo, vos idées générales ne sont pas
modifiées. Cette exception n’est pas une simple courtoisie académique, puisque, dans
l’oraison funèbre que vous avez prononcée, le
jour des funérailles, vous avez appelé le mort
« l’éternelle lumière qui nous guidera éternellement vers l’éternelle beauté, » qu’aujourd’hui vous déclarez son œuvre unique entre
toutes, en ce qui la caractérise. Par cette toute
petite restriction vous pouvez vous maintenir
dans vos théories premières et, dans votre
aspiration finale : la direction,
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/48]]==
plus ou moins
éloignée dans l’avenir, de l’âme humaine par
les poètes régénérés. Je crains que vous ne
fassiez là, Monsieur, un rêve irréalisable, qui
doit tenir à vos origines orientales et à vos
idées personnelles en matière religieuse.
Cette éducation par les poètes pouvait peut-être se justifier quand les rapports du ciel et de
la terre étaient dans d’autres conditions qu’aujourd’hui, quand les Dieux quittaient à chaque
instant l’Olympe pour avoir commerce avec
les hommes et quelquefois avec les femmes ;
quand Athéné, fille de Zeus tempétueux, saisissait
le Péleion, visible pour lui seul, et lui
parlait au milieu des batailles, quand Diane se
tenait à la disposition d’Endymion et que
Junon, Minerve et Vénus acceptaient, dans une
question purement plastique, d’ailleurs, l’arbitrage
d’un simple berger, qui en devenait
audacieux jusqu’à susciter les catastrophes
qu’Homère a si bien chantées et que vous avez
si bien traduites. La morale que les poètes
initiés à ces mystères divins pouvaient enseigner
aux hommes était assez faite d’imagination
et d’opportunité, pour que les poèmes
lyriques et dramatiques y fussent suffisants.
Mais depuis Valmiki et Homère, un fait
extraordinaire et imprévu, quoique prédit, a eu
lieu. Au milieu des poèmes orphiques et védiques,
tout à coup on a vu tomber, du ciel,
dit-on, un petit livre, un tout petit livre, dont le
contenu ne remplirait pas un chant de l''’Iliade''
ou du ''Rounal’ana'' ; et ce petit livre racontait
aux hommes la plus merveilleuse histoire
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/49]]==
qu’ils eussent jamais entendue, et leur proposait
la morale la plus pure, la plus intelligible,
la plus consolante et la plus profitable qui eût
jamais été proclamée sur la terre. L’humanité
se sentit tout à coup une âme nouvelle à la
voix de certains rapsodes venus du petit pays
de Judée, récitant et propageant, par le monde,
leur poème qu’ils déclaraient divin, avec tant
de conviction et d’enthousiasme, qu’ils se laissaient
mettre en croix ou livrer aux bêtes plutôt
que d’en désavouer un mot. Les poèmes
religieux de l’antiquité s’effacèrent alors sinon
de la mémoire, du moins de la conscience des
hommes, comme au premier rayon du soleil
s’éteignent les étoiles qui ne sont lumière que
pour la nuit.
 
Ce que la Cène vit et ce qu’elle entendit
Est écrit dans le livre où pas un mot ne change
Par les quatre hommes purs près de qui l’on voit l’ange
Le lion et le bœuf, et l’aigle et le ciel bleu.
Cette histoire par eux semble ajoutée à Dieu,
Comme s’ils écrivaient en marge de l’abîme ;
Tout leur livre ressemble au rayon d’une cime ;
Chaque page y frémit sous le frisson sacré ;
Et c’est pourquoi la terre a dit : Je le lirai.
Les peuples qui n’ont pas ce livre le mendient ;
Et vingt siècles penchés dans l’ombre l’étudient.
Voilà ce que Victor Hugo dit de ce petit livre
dans la ''Fin de Satan'', qui est la conclusion
philosophique de la ''Légende des Siècles''.
A partir de ce fait, l’humanité a passé de
l’idolâtrie du Beau à la religion du Bien. L’âme
a ses besoins comme le corps et l’esprit. L’art
qui, selon vous, doit être son propre but à
lui-même, n’en crut pas
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/50]]==
moins devoir se mettre pieusement au service de la révélation affirmée divine. Dieu eut, comme les Dieux, ses
Phidias et ses Lysippe, ses Apelle et ses Zeuxis
dans les Donatello et les Michel-Ange, dans les
Léonard et les Raphaël, et la musique naquit,
comme pour réunir en une seule toutes les
voix de la création à la louange du Créateur
récemment dévoilé ; enfin la poésie elle-même, abdiquant sa souveraineté directe sur
les esprits, se fit la vassale et mena le Chœur de
la bonne nouvelle.
 
 
Sous le souffle du Dieu de Moïse et de Jésus,
elle inspira la ''Divine Comédie'' à Dante, la ''Messiade'' à Klopstock, ''Polyeucte'' à Corneille, ''Athalie''
à Racine, le ''Paradis perdu'' à Milton, ''Faust'' à
Goethe, si bien que lorsque vous êtes venu en
France, tout pénétré des poésies orientale et
grecque, aux sources desquelles vous vouliez
nous ramener, vous vous êtes trouvé en face
de poètes chrétiens, dernier reflet de ce que
vous appelez la religiosité factice et sensuelle
de Chateaubriand.
 
Lamartine, Hugo, Musset étaient chez nous
les chantres de cette poésie spiritualiste.
Lamartine disait :
 
<poem>
O Père qu’adore mon père,
Toi qu’on ne nomme qu’à genoux ;
Toi dont le nom terrible et doux
Fait courber le front de ma mère ;
 
On dit que ce brillant soleil
N’est qu’un jouet de ta puissance,
Que sous tes pieds, il se balance
Comme une lampe de vermeil.
</poem>
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/51]]==
<poem>
 
On dit que c’est toi qui fait naître
Les petits oiseaux dans les champs
Et qui donne aux petits enfants
Une âme aussi pour te connaître.
 
Et pour obtenir chaque don
Que chaque jour tu fais éclore
A midi, le soir, à l’aurore,
Que faut-il ? Prononcer ton nom.
 
Mets dans mon âme la justice,
Sur mes lèvres la vérité ;
Qu’avec crainte et docilité
Ta parole en mon cœur mûrisse,
 
Et que ma voix s’élève à toi
Comme cette douce fumée
Que balance l’urne embaumée
Dans la main d’enfants, comme moi.</poem>
 
 
 
Victor Hugo disait à sa fille : « Ma fille va prier, » et, lorsque, quinze ans après, la mort lui prenait cette fille, il s’écriait :
 
<poem>
Maintenant ! Oh ! mon Dieu, que j’ai ce calme sombre
De pouvoir désormais
Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
Elle dort pour jamais,
 
Maintenant, qu’attendri par ces divins spectacles,
Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté ;
Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
Je reprends ma raison devant l’immensité ;
 
Je viens à vous, Seigneur, Père auquel il faut croire ;
Je vous porte apaisé
Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
Que vous avez brisé ;
 
Je viens à vous, Seigneur, confessant que vous êtes
Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
Je conviens que vous seul savez ce que vous faites
Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent.
</poem>
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/52]]==
<poem>
 
Je dis que le tombeau qui sur le corps se ferme
Ouvre le firmament,
Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
Est le commencement.
 
Je conviens à genoux que vous seul, Père Auguste,
Possédez l’Infini, le réel, l’absolu ;
Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
Que mon cœur ait saigné puisque Dieu l’a voulu.</poem>
 
 
 
Enfin Musset, à qui quelques-uns, qui ne
l’ont peut-être pas assez lu, reprochent de
n’avoir chanté toute sa vie que la chanson de
Chérubin à sa marraine, qu’il chantait fort bien
d’ailleurs, enfin Musset qui avait dit :
 
<poem>
Celui qui ne sait pas, quand la brise étouffée
Soupire au fond des bois son tendre et long chagrin,
Sortir seul, au hasard, chantant quelque refrain,
Plus fier qui Ophélia de romarin coiffée,
Plus étourdi qu’un page amoureux d’une fée,
Sur son chapeau cassé jouant du tambourin,
Celui qui ne sait pas, durant les nuits brûlantes,
Qui font pâlir d’amour l’étoile de Vénus,
Se lever en sursaut, sans raison, les pieds nus,
Marcher, prier, pleurer des larmes ruisselantes,
Le cœur plein de pitié pour des maux inconnus,
Que celui-là rature et barbouille à son aise ;
Il peut tant qu’il voudra rimer à tours de bras,
Ravauder l’oripeau qu’on appelle antithèse,
Et s’en aller ainsi jusqu’au Père Lachaise,
Traînant à ses talons tous les sots d’ici-bas ;
Grand homme si l’on veut, mais poète non pas.
</poem>
 
 
 
Celui qui, à vingt-deux ans, faisait cette belle
invocation a l’amour et à l’esthétique, six
ans après, quand l’amour l’avait blessé, cherchant
où se reprendre, s’écriait, après avoir
répondu, sans réplique
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/53]]==
possible, à toutes les
philosophies passées, présentes et futures :
 
<poem>
Ah ! Pauvres insensés, misérables cervelles,
Qui de tant de façons avez tout expliqué,
Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes,
Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.
Je vous plains ; votre orgueil part d’une âme blessée,
Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,
Et vous la connaissiez cette amère pensée
Qui fait frissonner l’homme en voyant l’infini.
Eh bien, prions ensemble, abjurons la misère
De vos calculs d’enfants, de tant de vains travaux ;
Maintenant que vos corps sont réduits en poussière,
J’irai m’agenouiller, pour vous, sur vos tombeaux.
Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science,
Chrétiens des temps passés et rêveurs d’aujourd’hui ;
Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !
Pour que Dieu nous réponde, adressons-nous à lui.
Il est juste, il est bon ! sans doute il vous pardonne.
Tous vous avez souffert ; le reste est oublié !
Si le ciel est désert nous n’offensons personne,
Si quelqu’un nous entend qu’il nous prenne en pitié.
</poem>
 
Vive Dieu ! c’est le cas de le dire, voilà de
beaux vers, Monsieur, et je n’en sais pas de
plus beaux dans notre langue, bien que j’en
sache beaucoup. Si vous mettez à côté des
trois pièces que je viens de citer le ''Lac'' de
Lamartine, la ''Tristesse d’Olympio'' de Victor
Hugo, le ''Souvenir'' ou une des ''Nuits'', celle que
vous voudrez de Musset, vous aurez avec les
chœurs d''’Athalie'', d''’Esther'' et de ''Polyeucte'',
avec l’admirable traduction en vers de l’Imitation
par Corneille, vous aurez à peu près le
dernier mot de notre poésie d’amour terrestre
et divin. C’est cela que vous venez combattre ;
c’est cela que vous voulez {{tiret|ren|verser}}
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/54]]==
{{tiret2|ren|verser}}. Tentative
comme une autre. Tout est permis quand la
sincérité fait le fond, d’autant plus que ce que
vous avez conseillé aux poètes nouveaux de
faire, vous l’avez commencé vous-même, résolûment,
patiemment. Vous avez immolé en vous l’émotion
personnelle, vaincu la passion, anéanti
la sensation, étouffé le sentiment.
 
Vous avez voulu, dans votre œuvre, que tout
ce qui est de l’humain vous restât étranger.
 
Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique
miroir d’argent poli, vous avez vu passer
et vous avez reflété tels quels, les mondes, les
faits, les âges, les choses extérieures. Les
tentations ne vous ont pas manqué cependant, si
j’en crois le cri que vous avez laissé échapper
dans la Vipère. C’est le seul. Vous ne voulez
pas que le poète nous entretienne des choses
de l’âme, trop intimes et trop vulgaires. Plus
d’émotion, plus d’idéal ; plus de sentiment,
plus de foi ; plus de battements de cœur, plus
de larmes. Vous faites le ciel désert et la terre
muette. Vous voulez rendre la vie à la poésie,
et vous lui retirez ce qui est la vie même de
l’Univers, l’amour, l’éternel amour. La nature
matérielle, la science, la philosophie vous
suffisent.
 
Certes le firmament, le soleil, la lune, les
étoiles, les océans, les forêts, les divinités, les
monstres, les animaux sont intéressants ; mais
moi aussi je suis intéressant, moi, l’homme.
Mon moi qui vit, qui aime, qui pense, qui
souffre, qui espère au point de croire à ce que
rien ne lui prouve, ce moi, guenille je veux
bien, mais guenille qui m’est
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/55]]==
chère, ce moi a
autant de droits que le reste de l’Univers à
l’expression de son amour, de sa douleur, de
son espérance, de sa foi, de son rêve. Si je
pardonne aux poètes, si je leur demande
même de me parler d’eux, c’est qu’en me
parlant d’eux, s’ils en parlent bien, ils me parlent
de moi. Discussions, raisonnements, théories,
esthétique, rien n’y fait ; rien n’y fera.
Nous ne sommes qu’à ce qui nous émeut.
L’âme humaine ressemble à l’Agnès de
Molière. A tous les arguments d’école, elle
répond ce que l’innocente pupille d’Arnolphe
répond à son vieux tuteur quand il veut se faire
aimer d’elle :
 
<poem>
Tenez, tous vos discours ne me troublent point l’âme ;
Horace, avec deux mots, en ferait plus que vous.
</poem>
 
Ces deux mots que l’humanité, comme
Agnès, veut toujours entendre, qui doivent
l’entraîner et la convaincre, sont justement
ceux que vous excluez de la poésie. Et quelle
compensation lui offrez-vous en échange ?
Après cinquante ans d’érudition, de méditation, d’initiation aux traditions de tous les
temps, quelle est la philosophie de votre trilogie colorée, puissante des Poèmes antiques,
des Poèmes barbares, des Poèmes tragiques ?
Ce sont ces deux grandes imprécations de
Caïn et de Baghavat dont la conclusion est le
néant du monde et dont l’idéal est la mort.
 
<poem>
J’ai goûté peu de joie et j’ai l’âme assouvie,
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens ;
Dans le sable stérile où dorment tous les miens,
Que ne puis-je finir le songe de ma vie.
</poem>
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/56]]==
<poem>
 
Ah ! dans vos lits profonds quand je pourrai descendre,
Comme un forçat vieilli qui voit tomber ses fers,
Que j’aimerai sentir, libre des maux soufferts,
Ce qui fut moi, rentrer dans la commune cendre ;
 
Et toi, divine mort, où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.
</poem>
 
 
 
Voilà ce que vous nous rapportez pour nous
régénérer après les trois mille ans de barbarie
intellectuelle que nous avons traversés, selon
vous, depuis Homère, Eschyle et Sophocle.
Voilà l’éducation que les adeptes de la poésie
telle que vous la concevez donneraient aux
générations nouvelles en reprenant la direction
des âmes : le vide de l’être, la soif de la
mort. C’est la conclusion de l’Ecclésiaste, il y a
plus de deux mille ans, et de Schopenhauer ces
jours-ci. Êtes-vous sûr de ne pas retomber,
sans vous en apercevoir, dans les révoltes et
les blasphèmes de [...], dans les tristesses de
René, dans les mélancolies d’Obermann ?
Heureusement, faut-il vous dire toute ma pensée ?
Je ne crois pas au véritable désir de
mourir chez ceux qui, l’ayant exprimé, surtout
en d’aussi beaux vers que ceux que je viens de
citer, continuent à vivre. Toute cette désespérance
ne me semble plus alors que littéraire.
De toutes les choses que l’homme peut souhaiter,
la richesse, la santé, l’amour, la renommée,
la mort, la mort est justement la seule
qu’il soit en son pouvoir de se procurer tout de
suite, sans l’appui des dieux, sans le secours
des hommes. Eh bien,
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/57]]==
c’est justement la seule
qu’il ne se procure presque jamais. 12 mort a
du bon ; mais l’homme lui préférera toujours
la vie, pour commencer. Ace point que l’espérance
que nous avons d’être éternels dans un
autre monde n’est peut-être faite, pour beaucoup,
que du désespoir de ne pas l’être dans
celui-ci. Toutes nos doléances, à ce sujet,
aboutissent finalement à la fable de la Mort et
du Bûcheron, du bonhomme la Fontaine, philosophe
pour enfants, qui a fait dire aux bêtes
tant de choses raisonnables, à qui nos mères
nous mènent de force quand nous sommes
petits, à qui nous revenons tout seuls quand
nous sommes vieux, dont la philosophie est
peut-être la seule qui soit à la mesure de
l’homme et à laquelle il me semble que vous
commencez vous-même à faire retour. Et la
preuve, c’est que nous vous voyons là, vivant,
bien vivant, grâce à Dieu, et même immortel,
immortel comme nous le sommes tous ici ; je
ne vous garantis pas davantage. Durant cette
immortalité mutuelle, nous nous efforcerons
de vous faire aimer la vie, pour que vous puissiez écrire longtemps encore de beaux vers
sur la mort. Et vous verrez que cette vie a
quelques bons moments, comme celui-ci par
exemple, où j’éprouve une véritable joie, je
vous assure, à honorer publiquement, tout en
le contredisant un peu, un homme d’un grand
talent et d’un beau caractère.
 
Quand j’ai su que je devais avoir l’honneur
de vous répondre, Monsieur, j’ai attendu avec
impatience, la communication de votre
discours. Il me semblait
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/58]]==
devoir être pour vous
l’occasion d’un manifeste définitif, d’une
étude qui ne pouvait manquer d’être intéressante,
quelles que fussent vos conclusions, sur
l’état de la poésie en France, depuis 1820.
Cette étude, vous n’avez pas cru devoir la faire.
Pas un mot de Lamartine ni de Musset. Moi
seul et tous ceux qui nous écoutent, nous
sommes souvenus d’eux. Du reste, je dois
vous prévenir tout de suite, pour vous éviter
tout malentendu inutile dans vos futurs entretiens avec vos nouveaux confrères, qu’à l’Académie,
nous continuons à admirer passionnément
l’un et à aimer follement l’autre.
 
Souvenirs, habitudes de jeunesse sans
doute ! Vous n’avez fait qu’une seule allusion
au Moise d’Alfred de Vigny et à une de ses
pensées. Voilà tout ce que vous accordez à
l’école romantique ; c’est peu. J’aurais voulu
aussi vous voir entrer dans quelques détails
sur les procédés de l’école nouvelle de versification dont Victor Hugo a été et reste le chef,
dont vous êtes le continuateur le plus autorisé,
encore plus sévère que lui, sur ces questions
de césure, de rejets, d’enjambements, de
rimes riches ou pauvres, avec ou sans
consonne d’appui, enfin sur toutes ces questions de technique et de prosodie qui font tant
de bruit sur le nouveau Parnasse. Vous auriez
pu nous dire où nous en sommes avec notre
vieux Boileau, s’il a toujours raison pour vous
comme pour moi, par exemple, qui, en
matière de versification, reste convaincu
qu’on peut tout dire dans la forme dont Malherbe,
Regnier, Corneille, Racine, Molière, se
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/59]]==
sont contentés. J’aime, je l’avoue, les vers qui
s’en vont deux à deux, comme les bœufs ou
les amoureux, et je m’imagine que les vers
appelés à se fixer dans la mémoire des
hommes, sont ceux qui sont construits de
cette sorte, et qui enferment une belle idée ou
une belle image dans une forme que Boileau
eût approuvée.
 
Victor Hugo ne s’est que bien rarement
écarté des règles traditionnelles, même dans
la pièce intitulée Réponse à un acte d’accusation
et où il prétend avoir bouleversé la langue.
Il connaissait très bien sa langue ; il savait
mieux que personne qu’on ne la bouleverse
que comme on bouleverse la vieille terre du
nouveau monde, pour y chercher de l’or. Il a
été et il restera un classique si l’on entend ce
mot comme nous l’entendons ici : auteur de
premier rang devenu modèle dans une langue
quelconque. Ce que la langue poétique lui
doit, au point de vue de la facture, disons le
mot, du métier, c’est la règle nouvelle qu’il a
imposée à la rime, et dont non seulement
aucun poète ne peut plus s’écarter, mais que
quelques-uns exagèrent jusqu’au tour de force
et au calembour. Ce qu’il a fait éclater au bout
de ses vers de rimes inusitées jusque-là,
sonores, étincelantes, c’est inouï. Comme il
devait, il faut bien le dire, procéder plus par
images que par idées, il avait besoin de rimes
faisant image elles-mêmes. On peut être forcé
de parler en prose ; on n’est jamais forcé de
parler en vers. Si la rime ne nous apporte pas à
la fin du vers, un étonnement délicat, une
surprise
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/60]]==
ingénieuse, si elle ne nous emporte
pas sur son aile, si elle ne nous éblouit pas de
son rayon, ce n’est pas la peine de s’exprimer
en lignes plus courtes que les autres. Ce n’est
donc qu’en obéissant à de certaines lois
rigides, dont le vulgaire ignore le secret tout
en en subissant le charme, qu’on pourra se
croire en droit de placer la poésie au-dessus
de la prose, comme on accorde à la femme,
dans les relations sociales, le droit de
préséance sur l’homme, à cause de certains
avantages extérieurs qui ne s’adressent pas
toujours à la seule intelligence. Il y a, en
présence d’une belle personne, une émotion de
l’œil, un frisson particulier qui ne sont pas
arguments irréfutables et qui ressemblent un
peu à la sensation que la forme poétique cause
tout d’abord par elle même. Les juges qui
condamnent Socrate peuvent acquitter et
même glorifier Phryné ; moins de dix ou
quinze ans après, ce sera Socrate qui aura
raison jusqu’à la fin des siècles. Ainsi souvent
de la prose et de la poésie. Quand Pascal dit :
 
« Le cœur a des raisons que la raison ne
connaît point »,
 
quand La Rochefoucauld dit :
 
« L’hypocrisie est un hommage que le vice
rend à la vertu. »
 
Quand Saint-Augustin dit :
 
« Tout ce qui finit est court ; » je ne vois pas ce
que la cadence du rythme et l’éclat de la rime
pourraient ajouter à ces belles pensées, si
concises, si claires, si vraies, qui se fixent à
jamais dans ma mémoire comme les plus
beaux vers, mais en fortifiant mon expérience
et en satisfaisant ma raison. Ici la précision et la
probité de la prose valent toutes les
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/61]]==
splendeurs
du nombre. La vérité est que l’on a la
mauvaise habitude de demander à la poésie
plus d’éclat que de profondeur, plus de
charme et de grâce que de solidité. On ne tient
pas généralement à l’entière logique de ce
que les poètes disent, pourvu que ce qu’ils
disent soit touchant ou simplement musical.
On suit ces esprits ailés partant tous les jours
pour les nuages, quitte à en revenir seul,
quand ils y restent trop longtemps.
 
C’est contre cette poésie purement vaporeuse
que Victor Hugo est venu protester
d’abord, avec Lamartine et Musset, ceux-ci
moins soucieux de la forme peut-être parce
qu’ils sont plus soucieux du fond. Enfin, vous
venez, Monsieur, déclarant que la régénération
de la poésie ne peut être opérée que par
sa fusion avec la science. Avec une pareille
esthétique, la forme devait être modifiée, pour
ainsi dire, de fond en comble. Il fallait
nécessairement que votre langue poétique eût avec
l’harmonie, la couleur, et la souplesse de la
langue de sentiment, la sûreté, la fermeté des
termes scientifiques. C’était là le problème à
résoudre ; vous l’avez résolu. Vous avez
enfermé, quant au métier, les poètes à venir
dans des lois rigoureuses dont ils ne pourront
plus sortir sans s’évaporer dans le bleu ou se
noyer dans le gris, et les élèves de Victor Hugo,
après s’être égarés dans les mille chemins que
le maître s’est frayés et que, seul, il pouvait
parcourir jusqu’au bout, ne parviendront à
faire œuvre qui dure que s’ils reviennent
maintenant à votre école. C’est vous qui
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/62]]==
leur apprendrez à la fois l’habile et sage construction
du vers, la mesure, la proportion et tous
les scrupules d’un goût raffiné, le discernement
dans le rejet et la césure irrégulière qui,
selon moi, est toujours signe d’impuissance
ou de prétention. Vous vous êtes permis quelquefois cette césure irrégulière ; prenez garde ;
on vous en abusera. N’ayez pas ce reproche à
vous faire, car nul ne possède, à un plus haut
degré que vous, le sens de la beauté du mot
par lui-même, sans l’assistance de la comparaison ;
votre vers est plein, sans être jamais
lourd, et le choix toujours heureux du rythme
lui donne en même temps que la majesté, la
grâce et la souplesse de ces belles filles
grecques, nées, sans le savoir, pour
inspirer des statues.
 
Pardonnez-moi, Monsieur, si je me permets
de traiter une matière où vous êtes passé maître ; mais c’est votre faute. Vous m’avez laissé à
dire trop de choses que vous auriez dites
beaucoup mieux que moi, et mon discours va
paraître, parait déjà trop long de tout ce que
vous avez écarté du vôtre. Je ne compte, pour
me faire absoudre, que sur mon incompétence. S’il faut tout dire, ce doit être cette
incompétence même qui m’a valu, de la part
de l’Académie, l’honneur de vous recevoir en
son nom et de prendre ma part de ce que vous
appelez si justement la redoutable tâche de
parler de Victor Hugo. Elle y aura vu comme
une garantie de plus de la bonne foi et de
l’exactitude qu’elle exige. Et puis, elle s’est
souvenue que, si je ne suis pas de la
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/63]]==
famille
naturelle du grand écrivain, je suis un peu de
sa famille volontaire, acquise. Il y a entre lui et
moi quelque chose qui n’existe pour aucun de
nos confrères. J’étais tout enfant quand je l’ai
connu ; ses fils, plus jeunes que moi, l’un de
deux ans, l’autre de quatre, étaient mes camarades ;
ils venaient quelquefois passer leur
dimanche chez moi, non sans que leur mère
s’en inquiétât. Elle craignait pour eux la
grande liberté dont j’ai joui, de trop bonne
heure peut-être, mais qui m’a appris beaucoup
de choses, bonnes à savoir, que je n’aurais
peut-être pas sues sans cela, et qui ne sont pas
toutes dans les livres. Ceux qui lisent savent
beaucoup ; ceux qui regardent savent quelquefois davantage. Tel que vous me voyez,
Monsieur, à vingt ans, je donnais déjà de bons
conseils aux fils de Victor Hugo. J’ai toujours
été sermonneur ; je commence seulement à
l’être un peu moins ; je m’aperçois que cela ne
sert à rien. De plus, l’auteur d’Hernani et
l’auteur d’Henri III étaient restés amis, quoique confrères, et l’on retrouverait dans la
biographie de l’un par un témoin oculaire de sa
vie, et dans les mémoires de l’autre, des témoignages
de cette bonne confraternité et de cette
amitié sincère. Ils sont nés la même année ; ils
ont connu les mêmes misères, ils ont arboré le
même drapeau ; ils ont soutenu les mêmes
luttes ; ils ont tenté la même révolution dramatique,
l’auteur d’Henri III un peu plus tôt que
l’auteur d’Hernani. Parmi mes livres précieux,
j’ai un exemplaire de
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/64]]==
''Marion de Lorme'' avec
cette dédicace autographe : « A mon bon, loyal
et vaillant ami Alexandre Dumas. » Ce sont les
seuls titres de mon père que je veuille rappeler
ici.
 
Ils lui suffiront pour le moment. Le
talent, c’est bien ; le caractère, c’est mieux.
Pendant l’exil, celui qui était resté en France
dédiait à l’exilé un de ses drames qui venait
d’avoir un grand succès et l’exilé lui répondait
par une pièce des Contemplations. Un jour
que j’avais à annoncer au maître un événement
heureux de ma vie, je lui écrivis et je mis
sur l’enveloppe ces seuls mots : Victor Hugo,
Océan. La lettre lui arriva tout droit, et il fut
touché de cet hommage, de cette image en
deux mots. Quand je me suis présenté aux
suffrages de l’Académie, Victor Hugo, qui
n’était pas revenu ici depuis son retour en
France, y est revenu voter pour moi, pour le fils
de son ancien ami, et ensuite obstinément
pour vous, car il votait toujours pour vous,
quel que fût le candidat. Enfin, d’autres,
beaucoup d’autres, dans notre compagnie, auraient
parlé de lui avec plus d’éloquence que moi,
aucun ne l’aurait fait avec plus de respectueuse
et tendre sincérité. C’était, je crois, ce
que tout le monde voulait. Voilà, Monsieur,
comment je me trouve en face de vous. Nous
sommes réunis par l’admiration et par
la reconnaissance.
 
Ce sont les liens les plus forts et les
plus doux pour des cœurs un peu élevés.
Il y a, dans Victor Hugo, trois hommes : le
poète, le philosophe, le politique.
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/65]]==
 
Le politique, je le laisserai tout de suite de
côté. Hugo, mort, n’a plus rien à faire avec la
politique, chez nous du moins. Nous le reprenons
au nom des lettres, nous le gardons et
nous ne le rendons pas. Cependant, il me faut
répondre à une assertion de vous que je crois
erronée. Vous dites quelque part, pour l’excuser
sans doute : « Il s’est cru royaliste et
catholique. » Il ne s’est pas cru royaliste et
catholique ; il l’a bel et bien été ; et très
sincèrement, comme il a bel et bien cessé
d’être l’un et l’autre. Il l’a dit et répété maintes
fois, en vers et en prose ; il n’y a donc pas à en
douter. Du reste, nul n’a été, dans ses actes
comme dans ses œuvres, plus sincère et plus
convaincu que lui, toujours. Nous avons tous
le droit de modifier les idées politiques et
religieuses que la famille et la société ont
imposées à notre enfance ignorante et soumise ;
c’est affaire entre notre conscience et
nous. Si le coup de tonnerre du chemin de
Damas a raison pour Saint Paul, si la parole de
Saint Ambroise a raison pour Saint Augustin,
qui prouvera tout de suite, quand nos idées se
modifient, que ce n’est pas Saint Ambroise que
nous écoutons ou le ciel lui-même qui nous
parle ? Ce que nous pouvons rechercher, parce
que ce sera une étude psychologique de Victor
Hugo propre à faire comprendre une partie
de son œuvre littéraire, c’est pourquoi il a
cessé d’être royaliste et catholique. A cet effet,
il faut se placer à un certain point de vue ; il
faut se demander pourquoi la nature avait créé
cet homme à
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/66]]==
part ? Elle l’avait créé pour chanter,
partout, sans entrave, quand même, tout ce
qui peut être chanté. Il n’a pas été seulement
un poète, il a été le poète, celui qu’un invisible
Dieu possède, domine et torture ; il a été
l’instrument sinon le plus mélodieux, du
moins le plus sonore qui ait jamais vibré aux
quatre vents de l’esprit. Quand on pense que,
de seize à dix-huit ans, ce collégien faisait,
entre deux devoirs, ces odes admirables de
Moise sur le des Vierges de Verdun, de la
Vendée, de la Statue de Henri IV, de la mort du
duc de Berry, et qu’il a continué ainsi pendant
près de soixante-dix ans, amoncelant poèmes
sur poèmes, drames sur drames, romans sur
romans, que tout ce qui est du passé, du présent,
de I’avenir, de l’invisible, de l’infini et
même de l’inconnu a traversé, en images
incessantes, ce cerveau énorme, toujours en
mouvement, toujours en ébullition, qu’il nous
envoie encore sa pensée du fond de sa tombe
lumineuse, quel droit aurions-nous de lui
demander autre chose que ce qu’il avait reçu
de Dieu mission de faire ici-bas ?
Cette mission l’a-t-il accomplie ?Voilà toute
la question. Il l’a accomplie, évidemment.
Quand il nous dit :
 
« Mon sillon le voici, ma gerbe la voilà,
qu’avons-nous donc à répondre si ce n’est de
le remercier d’avoir tracé ce sillon et de nous
avoir donné cette gerbe ? Fait pour recevoir
des impressions et pour
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/67]]==
rendre des chants, il a
obéi à sa destinée, comme le fleuve qui coule,
comme le vent qui souffle, comme le nuage
qui passe, comme l’éclair qui luit, comme la
mer qui gronde. Il est une force indomptable,
un élément irréductible, une sorte d’Attila du
monde intellectuel, allant dans tous les sens, à
la conquête de ce qu’il voit et de ce qu’il veut,
s’emparant de tout ce qui peut lui servir,
brisant ou rejetant tout ce qui ne lui sert plus. »
 
C’est l’implacable génie qui n’a instinctivement
souci que de soi-même. Il y a là une de
ces fatalités originelles, par moment
monstrueuses, dont quelques physiologistes se sont
autorisés pour soutenir que le génie n’est
qu’une forme resplendissante de la folie. Or,
Victor Hugo a le caractère essentiel, inéluctable
de cette folie sublime que la science n’arrivera
cependant pas à faire rentrer dans la
pathologie : il a l’idée fixe. Cette idée fixe,
c’est tout simplement, dès qu’il arrive à l’âge de
raison, de devenir le plus grand poète de son
pays et de son temps, et, à mesure qu’il avance
dans la vie, d’être le plus grand homme de
tous les pays et de tous les temps. C’est de ce
point de vue qu’il faut le considérer, à mon
avis, si l’on veut s’expliquer ce qui ne paraît
pas tout de suite explicable. A quinze ans, il
monte dans sa tête, et il n’en redescend plus
jusqu’à sa mort. C’est pour cela qu’il verra
toujours les choses de si haut. L’unité qui ne
sera pas dans ses actes ni dans son œuvre, sera
dans sa volonté qui est de fer, et qu’il tendra
vers le but où il marche. Ce but il ne le quittera
pas des yeux
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/68]]==
une seconde. Il écarte tout ce qui
pourrait retarder sa marche, même ce qui est
le plus naturel, le plus séduisant, ce qui passe
pour être le premier idéal de tous les hommes
et la première inspiration de tous les poètes :
l’amour.
 
Dans les deux volumes des ''Odes et ballades'',
on ne le surprend pas une seule fois
ni avec la Camille de Chénier, ni avec la Mimi
Pinson de Musset, ni avec la Lisette de Béranger,
ni même avec l’Elvire, peut-être imaginaire, de Lamartine. Il a le respect de son cœur
et la domination de ses sens. Il se réserve pour
l’épithalame, car celle qu’il épouse, celle pour
laquelle il dira plus tard : « Manibus date lilia
plenis » est non seulement la première qu’il
aime, mais la seule qu’il ait regardée. Plus tard,
quand il chantera l’amour comme il chantera
tout ce qui est de la nature, on ne pourra pas
citer, dans toute son œuvre lyrique et dramatique,
un vers, un seul qui soit une véritable
extase ou un véritable cri. Il ne se livre jamais.
 
Le féminin qui remplira la vie de Musset et qui
l’inspirera si magnifiquement, laisse Victor
Hugo indifférent, du moins du côté de l’âme.
Nombre de pièces où l’absence de date peut
passer pour une confidence au lecteur, ne
sonnent dans leur forme éclatante, que
comme des pièces d’or jetées par une main
qui ne compte pas dans l’aumônière d’une
belle quêteuse. Le cœur n’y est pour rien.
 
Ce Jupiter a fait quelquefois aux amours terrestres
la concession de se changer en cygne ou en
taureau, pour se rendre visible et compréhensible
à des
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/69]]==
créatures mortelles, pour prouver
sa grâce et sa force, pour se reposer au
moment de ses travaux et de sa grandeur, mais
il n’a aimé vraiment qu’une femme, la seule
qui pût satisfaire ce mâle prodigieux : la
Gloire ! A quinze ans il écrit sur son cahier de
classe : Je serai Chateaubriand ou rien. A dix-neuf ans, dans la première ode de son premier
recueil, le Poète dans les révolutions, il écrit :
 
<poem>
Qu’un autre au céleste martyre
Préfère un repos sans honneur !
La gloire est le but où j’aspire.
</poem>
 
 
 
Il a aimé la gloire jusqu’à croire que la
popularité, cette gloire en gros sous, comme il
dit dans ''Ruy Blas'' pouvait y ajouter quelque
chose, jusqu’à ne jamais pardonner à quiconque ne reconnaissait pas la sienne et se
permettait de la discuter. Plus tard, il a aimé la
Liberté, ardemment, pour lui, et pour les
autres, ce qui est rare, parce qu’il a compris
que la Liberté seule pouvait lui donner la
gloire telle qu’il la voulait, et qu’un simple
poète ne pouvait aspirer à être au-dessus de
tous, que dans une société démocratique où
les hiérarchies conventionnelles et les suprématies
de naissance et de tradition n’existent
plus. Comment voulez-vous qu’une pareille
imagination et un pareil tempérament, faits de
toutes les forces de la nature, se laissent éternellement emprisonner dans des combinaisons
humaines et des conventions sociales qui
font, qui sont là pour faire obstacle à l’expression de leur
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/70]]==
pensée et à la réalisation de leur
rêve ? Il n’admettait donc pas qu’il pût être
enfermé dans des formes de gouvernement et
de culte où il n’eût pas le droit de tout dire et
chance d’être ainsi le premier et même le seul.
Il a répudié la Monarchie et le Catholicisme,
parce que, dans ces deux formes sociale et
religieuse de l’État, il aurait toujours eu inévitablement quelqu’un au-dessus de lui. Il eût
accepté la monarchie s’il avait pu arriver à être
roi : il eût persévéré dans le catholicisme, s’il
avait pu arriver à être Pape, à réunir en lui le
Pape et l’Empereur, ces deux moitiés de Dieu,
comme il dit dans ''Hernani''.
 
Suivons-le dans le développement logique
de son idéal terrestre. A la fin de la préface de
Marion de Lorme, il dit : « Pourquoi ne
viendrait-il pas un poète qui serait à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne. » Il
n’en est déjà plus à Chateaubriand dont la
gloire commence à lui paraître bien pâle ; et le
voilà qui tente l’ascension vers Shakespeare,
en même temps qu’il établit un rapprochement
entre ce Charlemagne qu’il vient de
glorifier sur la scène et ce Napoléon qu’il a
commencé par appeler Buonaparte et dont il
avait dit, en des vers admirables :
 
<poem>
Il fallut presque un Dieu pour consacrer cet homme ;
Le Prêtre monarque de Rome
Vint bénir son front menaçant ;
Car, sans doute, en secret, effrayé de lui-même,
Il voulait recevoir son sanglant diadème
Des mains d’où le pardon descend.
 
Les mers auront sa tombe, et l’oubli la devance
En vain à Saint-Denis il fit poser d’avance
</poem>
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/71]]==
<poem>
Un sépulcre de marbre et d’or étincelant.
Le sort n’a pas voulu que de royales ombres
Vissent, en revenant pleurer sous ces murs sombres,
Dormir dans leur tombeau son cadavre insolent.
</poem>
 
Six ans après avoir écrit ces beaux vers, il
écrira ceux-ci non moins beaux, bien qu’ils
disent tout le contraire :
 
<poem>
Dors, nous t’irons chercher ; ce jour viendra peut-être,
Car nous t’avons pour Dieu, sans t’avoir eu pour maître ;
Car notre œil s’est mouillé de ton destin fatal ;
Et, sous les trois couleurs, comme sous l’oriflamme,
Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme
Qui t’arrache à ton piédestal.
 
Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !
Peut-être quelque jour nous aurons nos batailles !
Nous en ombragerons ton cercueil respecté ;
Nous y convierons tout : Europe, Afrique, Mie,
Et nous t’amènerons la jeune Poésie
Chantant la jeune Liberté.
</poem>
 
 
 
Qu’est devenu le cadavre insolent ? A partir
de ce moment, la figure de Napoléon le hante,
le trouble et l’inspire de plus en plus. Pourquoi ?
Parce que Napoléon est l’incarnation de
la plus grande gloire à laquelle un homme
puisse prétendre. Il faut au poète une gloire
pareille à celle de cet homme,
 
<poem>
Qui, plus grand que César, plus grand mémé que Rome,
Absorbe dans son sort le sort du genre humain.
</poem>
 
Il lui faut une gloire équivalente à celle-là, y
compris le martyre si le martyre est nécessaire
à la réalisation de cette gloire. Il a d’abord
essayé d’effacer cette grande figure de Napoléon
du souvenir de la France, mais, puisque
ni lui ni personne ne saurait
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/72]]==
y parvenir, il
chantera celui qu’il ne pourrait pas faire
oublier. Ce sera son moyen de l’égaler, de le
dépasser peut-être. Homère n’est-il pas
maintenant plus grand qu’Achille ?
 
Alors les odes, à la glorification de Napoléon,
se succèdent : odes à la colonne, à Napoléon II,
où se trouve ce vers déjà trop oublié : "Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !" Odes à l’Arc de triomphe, au retour des
cendres de l’Empereur, et tant d’autres. Lui,
toujours lui.
 
Enfin, quand il est exilé à son tour, qu’il
choisit Guernesey qui sera son île d’Elbe d’où
l’on revient ou son île de Sainte-Hélène où
l’on meurt, mais oit, quoi qu’il arrive, il aura
été à part, seul, plus grand dans l’horizon,
comme il veut toujours l’être, que tous ses
compagnons d’exil, quand il sera dans cette île
où, si l’on ne vient pas exprès pour le voir, on
ne pourra plus jamais venir sans penser à lui, il
écrit ce livre sur Shakespeare, où il fait le
dénombrement des éternels grands hommes,
et il dit.
 
La diminution des hommes de guerre, de force et
de proie, le grandissement indéfini et superbe
des hommes de pensée et de paix ; la rentrée en
scène des vrais colosses : c’est là un des plus
grands faits de notre grande époque. Il n’y a pas
de plus pathétique et de plus sublime spectacle ;
l’humanité délivrée d’en haut, les puissants
mis en fuite par les songeurs, le prophète
anéantissant le héros, le balayage de la force par
l’idée, le ciel nettoyé, une expulsion majestueuse.
 
Les traqueurs des peuples, les traîneurs d’armées,
Nemrod, Sennachérib, Cyrus, Rhamsès, Alexandre,
César, Bonaparte, tous ces immenses hommes
farouches s’effacent.
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/73]]==
 
Napoléon n’est plus, pour lui, que Bonaparte ;
il n’aura été décidément qu’un sujet de
poème. Voilà le poète, tout seul, entre la mer
et le ciel, le voilà qui s’enivre d’ambition solitaire,
qui se grise d’immortalité préventive, qui
se croit le grand justicier du monde, le seul
arbitre de la conscience humaine. Il n’est plus
à Sainte-Hélène comme Napoléon ; il se voit,
sur le Sinaï comme Moïse, sur la montagne,
comme Jésus, à Pathmos, comme Saint Jean ;
il sait le mot de l’infini, il croit le savoir,
il nous le dit :
 
Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu.
Dieu est l’invisible évident. Le monde dense
c’est Dieu. Dieu dilaté c’est le monde.
 
Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien
hors de Dieu. Dieu se manifeste à nous au premier
degré à travers la vie de l’univers, et au
deuxième degré à travers la pensée de l’homme.
La deuxième manifestation n’est pas moins sacrée
que la première.
 
La première s’appelle la nature, la deuxième
s’appelle l’art. De là cette réalité : le
poète est prêtre. Il y a ici-bas un pontife :
c’est le génie.
 
Il ne lui reste plus qu’à ajouter : « Le génie
c’est moi. » Il ne le dit pas ; mais il commence
fermement à croire que le monde le dira pour
lui. Et le monde va commencer à le dire.
1870 arrive. Ses dernières convictions triomphent ;
il a donc eu raison de les avoir ; il a
donc été le Mates antique. Le trône croule,
l’autel s’ébranle, la papauté chancelle, le vieux
monde social tremble. Le poète qui a fulminé
comme Juvénal, qui a prophétisé comme
Isaïe, rentre dans sa patrie avec ce chant héroïque :
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/74]]==
<poem>
Puisqu’en ce jour le sang ruisselle, les toits brûlent,
Jour sacré,
Puisque c’est le moment, où les lâches reculent
J’accourrai.
 
France, être sur ta claie à l’heure où l’on te traîne
Aux cheveux,
O ma mère, et porter un anneau de ta chaîne,
Je le yeux.
 
J’accours, puisque sur toi la bombe et la mitraille
Ont craché,
Tu me regarderas debout sur la muraille,
Ou couché.
 
Et peut-être, en la terre où brille l’espérance,
Pur flambeau,
Pour prix de mon exil, tu m’accorderas, France,
Un tombeau.
</poem>
 
 
 
La guerre finie, la paix faite, le poète devient
l’idole de la foule. Il est écouté comme un
oracle, acclamé comme un roi, fêté comme un
saint. On l’appelle le Maître ; on l’appelle le
Père. L’anniversaire de sa première pièce est
célébré au théâtre, l’anniversaire de sa naissance est célébré dans la ville. On donne
congé dans les collèges ; on accorde des
grâces dans les prisons. Ceux qui admirent cet
homme s’agenouillent ; ceux qui ne l’admirent
pas se taisent. Il semble convenu qu’on ne
le discutera plus, tant qu’il vivra. C’est notre
gloire nationale ; il vit dans une acclamation
incessante. Quand la mort le menace, la foule
inquiète emplit sa rue. Des centaines, des milliers d’hommes et de femmes de ce peuple
qu’il a exalté jusque dans ses erreurs passent la
nuit devant sa porte ; le monde entier
demande des nouvelles. Sa mort est un deuil
public. On interrompt les affaires ; on suspend
les études ;
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/75]]==
on jette un voile noir sur l’Arc de
triomphe, ne pouvant le jeter sur toute la cité.
Les « dragons chevelus » torches en mains,
font la veillée du corps. L’immense murmure
d’une population qui ne se couche pas remplace la prière de l’humble prêtre et berce
l’âme du poète comme l’Océan a si souvent
bercé son esprit et rythmé sa pensée. On
écarte César pour lui dresser un autel ; on
congédie une sainte pour lui élever un tombeau. Plus d’un millions d’hommes font cortège ou font la haie au petit char des pauvres,
dernière antithèse du poète, suivi d’énormes
chariots chargés de couronnes dont le nombre
et le poids useront les marches du Panthéon.
Et, pendant ce temps, je me rappelle que
sept personnes seulement, dont j’étais, sont
parties de Paris pour accompagner jusqu’au
cimetière de Saint-Point l’auteur de Jocelyn,
des Méditations et de la Chute d’un Ange, et
que trente-trois fidèles seulement, dont j’étais
encore, ont suivi jusqu’au Père Lachaise l’auteur de ''Rolla'', des ''Nuits'' et de l''’Espoir en Dieu''.
Victor Hugo était revenu de l’exil demander
un tombeau à la France. La Patrie reconnaissante
le lui a donné au Panthéon, cette fosse
commune de la gloire, au milieu des ombres
de Voltaire, de Jean Jacques, de Mirabeau et de
Marat, car leurs ombres seules habitent maintenant
ces voûtes auxquelles les temps, qui
ont leurs variations, eux aussi, ont repris leurs
cendres. J’aimerais mieux voir l’auteur des
''Voix intérieures'' et des ''{{tiret|Contempla|tions}}''
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/76]]==
''{{tiret2|Contempla|tions}}'' dormir
son dernier sommeil là où les hommes ne
viennent pas le troubler de leurs querelles ou
le souiller de leur ingratitude : sur un rocher
comme Chateaubriand, sous un saule comme
Musset, ou mieux encore près de sa fille
comme Lamartine ; mais l’auteur de l''’Art d’être
grand-père'' qui mettait quelquefois de l’art où
il n’en fallait plus, a oublié de dire, dans ce
beau livre, qu’il voulait reposer auprès de ceux
qui l’avaient aimé.
 
Jamais empereur romain n’a eu pareil
triomphe pendant sa vie, jamais destructeur de
peuples ou bienfaiteur des hommes n’a eu
pareille apothéose après sa mort. Celui qui, a
quinze ans, s’était juré d’être le plus grand
poète de son temps et de son pays, a pu se dire
qu’il l’a été ; celui qui, plus tard, a conçu
l’espérance secrète d’être le plus grand
homme de tous les pays et de tous les temps, a
pu vivre ses dernières années et sa dernière
nuit en croyant qu’il l’était. Tout a concouru,
contribué, conspiré à le convaincre qu’il avait
réalisé son espérance superbe. C’était l’important
pour lui. Quand un dévot meurt convaincu
qu’il aura la béatitude éternelle,
c’est comme s’il l’avait véritablement. Il y a là
une minute qui équivaut à l’éternité, qui la
contient peut-être.
 
Maintenant, que va-t-il advenir de cette
œuvre immense, touffue, troublante, disparate,
splendide, faite des matériaux les plus
durs, les plus brillants, les plus précieux, les
plus fragiles ? Il en adviendra ce qu’il advient
de toutes les œuvres de l’esprit
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/77]]==
humain. Le
temps ne fera pas plus d’exception pour celle-là que pour les autres ; il respectera et affermira
ce qui sera solide ; il réduira en poussière
ce qui ne le sera pas. Tout ce qui est beau
restera aussi beau que quoique ce soit ; tout ce
qui est de pure sonorité s’évanouira dans l’air.
Ce qui est fait par le bruit est fait pour le vent.
Mais il ne m’appartient pas de préparer ici le
travail de la postérité. Il n’y a d’ailleurs à
l’influencer ni pour ni contre ; elle sait son métier
de postérité ; elle a le sens mystérieux et
implacable des conclusions infaillibles et
définitives. J’entends dire que beaucoup de
pierres tomberont de cet édifice énorme que
quelques-unes tremblent déjà parmi celles
qu’on croyait le mieux fixées. C’est possible ;
c’est vrai. Mais cet édifice qui tient du temple
grec, de la pagode, de la mosquée, du château
féodal ; de la cathédrale gothique, du bazar
d’Orient, du palais de la Renaissance, autour
duquel sont venues se grouper des chaumières
de paysans, des maisons d’ouvriers,
des masures de pauvres, cet édifice est si grandiose, si pittoresque, si bizarre, il se découpe
sur le ciel de l’art en masse si puissante ; il a
des cryptes si vastes où le vent fait des bruits si
étranges ; il a des murailles si hautes, flanquées de tours si imposantes, des colonnes
d’un marbre si pur, des arcades si nombreuses,
d’un entrecroisement si imprévu, des frises
d’une ciselure si fine, des flèches si légères, si
dentelées où tant d’oiseaux font leurs nids ; le
bourdon de son énorme beffroi qui sonne
l’Angelus ou le tocsin, le glas de la mort ou le
carillon de la fête, est fait d’un métal si noble,
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/78]]==
emplit les airs de palpitations si majestueuses,
éveille des échos si puissants et si prolongés
dans les vastes plaines et les immenses forêts
qui l’entourent et qu’il domine des hauteurs
où il s’élève, qu’on se dit, par moments,
comme dans les contes du moyen âge, qu’il
faut que Dieu ou le Diable ait mis la main à la
besogne.
 
Attendons. C’est le poète lui-même qui l’a
dit.
 
<poem>
Voulez-vous qu’une tour, voulez-vous qu’une église
Soient de ces monuments dont l’âme idéalise
La forme et la hauteur ?
 
Attendez que de mousse elles soient revêtues,
Et laissez travailler à toutes les statues
Le Temps, ce grand sculpteur !</poem>
 
 
 
Si l’on me demandait ensuite, le Temps
ayant fait ce qu’il a à faire, comment l’avenir
appellera Victor Hugo, je répondrais qu’il l’appellera, selon moi, l’auteur de la ''Légende des
Siècles'', comme nous appelons Dante l’auteur
de la ''Divine Comédie'', comme nous appelons
Balzac l’auteur de la ''Comédie humaine''. Non
pas que je réduise l’œuvre de Victor Hugo aux
seuls poèmes qui portent cette dénomination
particulière de ''Légende des Siècles'', mais tout
au contraire, parce que, dans ce titre générique, je rassemblerais et ferais rentrer toutes les
œuvres du poète, poésie lyrique et épique,
roman, théâtre, histoire, philosophie, vers et
prose. A mon avis, à mon avis seulement, quoi
qu’il fît, même à son insu, Victor Hugo ne
sortait jamais de la légende. Ses personnages
ne sont ni dans la réalité de la vie,
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/79]]==
ni dans la
proportion de l’homme ; ils sont toujours au-dessus ou au delà de l’humanité, quelquefois
au rebours, pour ne pas dire à l’envers. Cela
tient sans doute à ce que la nature a pour lui
des aspects qu’elle n’a pour aucun autre. Son
œil grossit tout ; il voit les herbes hautes
comme des arbres ; il voit des insectes grands
comme des aigles. L’inanimé a une bouche,
l’invisible, des yeux. Nous sommes pris entre
les voix de l’un et les regards de l’autre. C’est
une évocation continuelle, c’est une vibration
incessante, c’est un orchestre sans fin de
harpes, de clairons, de flûtes que le Maestro
dirige du haut du Thabor, et auquel on dirait
qu’il donne le la avec la trompette du jugement dernier. Il a nécessairement vu l’humanité dans les proportions de ce décor, dans le
ton de cette symphonie, et il nous laisse des
titans, des fantômes, des monstres, des
ombres qui s’agitent, en silhouettes colossales, dans un monde à part, entre les contes
de fées de Perrault et les visions d’Ézéchiel.
Quant à sa philosophie, elle est bien simple.
A force de demander aux manifestations extérieures, aux rumeurs de l’océan, aux bruissements des forêts, aux ombres des cavernes, au
rayonnement des astres, aux chansons des
nids, au silence des pierres, l’explication du
mystère divin que sa religion traditionnelle ne
pouvait plus lui donner, il a entamé avec la
nature entière un colloque qui n’a plus cessé.
A qui va-t-elle parler et qui va nous parler
d’elle maintenant qu’elle a perdu son grand
interlocuteur ?
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/80]]==
Mais il s’est ainsi tellement
identifié avec elle qu’il a fini par s’assimiler
mentalement à son propre principe et par
croire qu’il faisait partie de son éternité
tangible.
 
Il ne se contente pas de la conception vague
et abstraite de l’immortalité de l’âme ; il veut,
après la mort, toutes les formes possibles à
cette âme dégagée de la matière qui l’a contenue
ici-bas, et il déclare devoir être encore
dans ce qui est toujours, avec les sensations
successives et progressives de l’être jusqu’à sa
fusion totale en Dieu. Allez donc faire croire à
un cerveau par lequel le ciel, la terre, les
mondes, ont passé pendant soixante-dix ans,
qu’il n’est pas contenu dans l’éternité des
choses et que toutes choses ne sont pas contenues en lui ! Et, comme si l’antithèse devait
suivre Victor Hugo jusque dans la mort, il
trouve en vous, Monsieur, qui lui succédez, le
système absolument contraire au sien ; et voilà
que vous avez hâte de disparaître dans le
grand Rien, tandis qu’il se trouvait si bien dans
la vie où il attendait glorieusement le moment
de s’en aller dans le grand Tout. Qui de vous
deux a raison ? Il y aura longtemps que nous
n’affirmerons plus rien ni les uns ni les autres
que l’on en discutera encore en ce monde.
Lui, sait déjà peut-être à quoi s’en tenir ?
Pourquoi ne peut-il pas nous le dire dans sa langue
merveilleuse, parfois un peu obscure quand
elle n’était qu’humaine et qu’il voulait tout
expliquer, mais qui resplendirait aujourd’hui
de la lumière éternelle dans laquelle, selon
ses
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/81]]==
convictions, il devait aller se fondre sans s’y
dissoudre.
 
Au lieu de croire dans l’univers, comme
vous, Monsieur, à une simple série de formes
qui s’engendrent les unes les autres et s’évanouissent aussitôt que formées, disparaissant
dans une sorte d’éternel tonneau des
Danaïdes que l’éternelle Nature renouvelle
éternellement pour l’éternelle mort, il croit
que rien ne se perd, que tout s’accumule et se
combine lentement, invisiblement, mais sûrement pour l’entente universelle, pour l’alliance finale du ciel et de la terre. A mesure
qu’il avançait dans la vie, il se regardait comme
ne faisant plus partie ni moralement, ni intellectuellement, ni physiquement même, de
notre humanité courante ; il ne reconnaissait
même plus la supériorité des éléments sur
l’homme. Il se croyait de même source, de
même essence, de même action. Ni les
années, ni les saisons, ni le chaud, ni le froid,
n’existaient pour lui, si bien que Zéphyre,
jaloux, l’a traîtreusement frappé un soir de
printemps, pendant qu’il se promenait dans
son jardin, en compagnie d’un autre géant qui
n’est pas loin de vous, Monsieur, à votre droite,
et que le poète eût certainement chanté un
jour comme il a chanté Eviradnus et Booz.
 
Quant à moi, après avoir passé, malgré
d’autres travaux, plus de six mois dans l’intimité
de cet esprit, qui n’a son pareil, en ce qui
le caractérise, comme vous dites, dans aucun
temps, dans aucun pays, dans aucune littérature,
je me suis souvent demandé quelle place
pourrait lui être faite dans la mémoire des
{{tiret|hom|mes}}
==[[Page:Leconte de Lisle - Discours, 1887.djvu/82]]==
{{tiret2|hom|mes}}, qui répondît à peu près à ce qu’il
représente sur la terre comme à ce qu’il a rêvé
au-dessus, ambitionné au-delà, qui symbolisât
pour ainsi dire, sur les hauteurs qu’il a
atteintes, le rayonnement qu’il jette dans les
nuées qui le voilent. Tout le temps que je le
lisais, ou plutôt que je le relisais, que j’assistais
à l’accroissement rapide et ininterrompu de ce
génie étrange, mené, surmené quelquefois
par une volonté sans repos et sans borne, il
m’était impossible de perdre de vue la lumière
de la petite lampe qu’on voyait briller, toutes
les nuits, dans la mansarde de la rue du Dragon,
à la fenêtre de l’enfant poète, pauvre,
solitaire, infatigable, épris d’idéal, affamé de
gloire, de cette petite lampe qui a été la confidente
silencieuse et amicale de ses premiers
travaux, et de ses premières espérances si
miraculeusement réalisées. Et je me disais : La
postérité devrait rallumer et fixer éternellement
dans la nuit cette petite lumière éclairant
cette vitre. Pourquoi le premier de nos savants
français qui découvrira une étoile nouvelle, ne
donnerait-il pas le nom d’Hugo à cette étoile ?