« La Pologne un siècle après le partage et l’agitation de Varsovie » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|La Pologne un siècle après le partage et l’agitation de Varsovie|Charles de Mazade|Revue des Deux Mondes T.33, 1861}} Le ...
 
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 58 :
Ce qui caractérise le comte Zamoyski dans tout ce qu’il a fait, c’est le sens pratique, la netteté des vues, la modération dans l’action se joignant à la fermeté et à une dignité naturelle. Le comte André se trouvait au reste dans une situation singulière : par sa modération, il excitait les méfiances des exaltés polonais, de ceux qui n’entrevoyaient d’autre issue que la révolution; par son activité, il était suspect aux Russes. Il avait à résoudre le difficile et curieux problème de vivre entre les uns et les autres, maître de lui-même, sans se laisser emporter à des témérités inutiles, sans abaisser aussi le nom et la dignité de Polonais. Son secret, il ne le disait à personne, il était dans ses actions; et, à vrai dire, avait-il un secret? Il mettait simplement en pratique le mot ancien: ''laboremus'' ! obligé sans cesse d’être en rapport avec le gouvernement, mais ne cédant pas le terrain et engageant même une lutte tenace avec la vénalité des fonctionnaires russes, à laquelle il ne voulait se soumettre à aucun prix. Il eut à passer par plus d’une épreuve épineuse dont il se tirait habilement. Le jour de la fondation de la Société agricole, un banquet eut lieu où assistait nécessairement le directeur de l’intérieur, M. Muchanof; au dernier moment, celui-ci portait le toast de tous les banquets polonais : «Aimons-nous! » Tous les regards se portèrent sur le comte Zamoyski, qui, simple et calme, répondit avec un imperceptible sourire : «Oui, chacun chez soi !» Il ne pouvait en dire plus. Le mot de cette politique, si c’est une politique, est de faire tout ce qu’il est possible de faire et d’aller jusqu’où on peut aller, mesurant son pas aux nécessités du jour. C'est, non pas une agitation, mais une action légale tirant parti de tout, se servant de tout, communiquant une vie inaperçue au pays; et voilà justement ce qui est apparu dans les derniers événemens, ce qui reste le caractère de cette crise nouvelle.
 
Sait-on ce qui donne à ce mouvement la valeur d’une vraie manifestation nationale? C’est qu’il n’a rien d’artificiel et de passager;. il est l’œuvre de quelques-uns et de tous, il est à la fois simple et complexe comme tous les mouvemens profonds, sincère comme la passion d’un peuple, et, bien loin de se résumer uniquement dans une suite d’efforts de l’ordre matériel aboutissant à l’improviste à une question politique, il a un côté tout moral qui s’accorde d’ailleurs merveilleusement avec ce caractère d’action légale et pratique que je signalais. Une chose frappante dans ces événemens de Varsovie entrecoupés de scènes sanglantes, c’est cette attitude passive d’une population qui se présente désarmée, qui ne résiste pas, qui persiste, qui est dispersée et qui revient sans cesse, s’offrant elle-même comme une victime sans défense, refusant les armes laissées à sa portée. Il y a dans cette attitude bien autre chose qu’un mot d’ordre ou un calcul; nul artisan de conspiration n’eût été assez habile pour le trouver : c’est le signe d’une révolution profonde dans les esprits et dans les âmes, révolution à laquelle n’a point été étrangère l’action d’un poète, de Krasinski, dont les œuvres ont parlé à toutes les imaginations polonaises et sont allées se graver dans les cœurs, pénétrant jusqu’aux masses. C’est ce poète ''anonyme'' dont on a vu autrefois ici quelques poèmes, d’un mysticisme ardent et sombre en même temps que d’un sens profond, ''le Rêve de Cesara, la Nuit de Noël, la Comédie infernale'' (1)<ref> Voyez la ''Revue'' du 1er août et du 1er octobre 1846. </ref>. Sigismond Krasinski est mort aujourd’hui. Il avait lui-même ressenti de poignantes souffrances intérieures comme fils et comme patriote. Il était né en 1812, et avait été tenu au baptême par Napoléon. Son père était le général Vincent Krasinski, qui descendait d’un des chefs de la confédération de Bar, qui remplaçait le prince Poniatowski dans le commandement de l’armée polonaise à la fin de l’empire, et qui depuis jouait un rôle dans les chambres du royaume de Pologne sous la restauration. Malheureusement le général Krasinski irrita le sentiment national par son vote au sénat dans une affaire de conspiration en 1828, et son fils Sigismond reçut de ses camarades d’école, sur la place publique, un outrage sanglant qu’il dévora avec amertume, et qui l’obligea à quitter le pays. Il voyagea, il alla à Rome. Lorsque la révolution du 29 novembre 1830 éclata, il partit aussitôt pour la Pologne; mais il dut s’arrêter à Berlin. Son père avait été pris à Varsovie par les insurgés; il s’était sauvé en promettant de se dévouer à la cause nationale; peu après, il était parti pour Saint-Pétersbourg. Ce fut un désespoir pour Sigismond Krasinski, qui ne put se décider désormais à rester dans son pays, et vécut presque toujours à l’étranger, se livrant uniquement à la poésie, publiant successivement ses poèmes sans avouer jamais en être l’auteur. Par lui, le patriotisme polonais avait trouvé une expression nouvelle.
 
Lorsque Mickiewicz parlait à la jeunesse de la Pologne révolutionnaire et militante, il lui disait : «Forts par l’union, sages par la démence, en avant, jeunes amis!...» Krasinski dit, dans un chant aussi populaire aujourd’hui que le fut autrefois le refrain de Mickiewicz : «On n’édifie pas avec de la boue, et la plus haute sagesse, c’est la vertu!» Ce sont les mots d’ordre de deux époques. L’inspiration essentielle et dominante de toute la poésie de Krasinski, c’est l’abjuration de la haine et de la vengeance, c’est qu’on ne lutte pas victorieusement contre la force par la force, mais par une puissance supérieure de l’âme; que, pour vaincre son ennemi, le bon droit lui-même ne suffit pas, s’il ne s’appuie sur un énergique et pur sentiment moral; que le levier souverain est dans l’amour, dans la vertu du sacrifice, dans la patience héroïque. Un des héros de la ''Comédie infernale'', Pancrace, est un type de la force brutale qui chancelle et s’affaisse dans son impuissance devant un pouvoir supérieur. Cette inspiration règne dans le poème grec de l’''Iridion'', où le martyre chrétien, le martyre passif et ayant horreur de la vengeance, triomphe de Rome, confondant le patriotisme hellénique d’Iridion, qui ne songe qu’à se venger, et échoue malgré la justice de ses griefs et de sa cause. C’est aussi la pensée de l’''Aurore'', des ''Psaumes de l’Avenir'', de tous ces chants où l’âme polonaise vibre avec ses ardeurs mystiques, ses exaltations et son inépuisable jeunesse. «Seigneur, dit Krasinski dans un ''psaume'', ce que nous te demandons, ce n’est pas l’espérance, parce qu’elle tombe sur nous comme une pluie de fleurs; ce n’est pas la mort de nos ennemis, cette mort est écrite sur le nuage de demain; ce n’est pas de franchir le seuil de la mort, il est déjà franchi; ce ne sont pas des armes, car tu en as mis dans nos âmes, ni des secours, tu as ouvert une carrière libre ; mais nous te demandons de nous donner l’intention pure au fond de nos cœurs. Oui, Saint-Esprit, toi qui nous enseignes que la plus grande puissance, c’est la force du sacrifice, que la plus grande raison c’est la vertu, fais que nous puissions par l’amour entraîner les peuples vers le but que nous poursuivons !» Ce rôle de l’héroïsme expiatoire, Krasinski l’a décrit bien mieux encore dans un fragment de ''l’Aurore''.
Ligne 81 :
 
 
CHARLES DE MAZADE.
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Voyez la ''Revue'' du 1er août et du 1er octobre 1846. </small><br />
 
<references/>
 
CHARLES DE MAZADE.