« Confidences d’une âme libérale - Lettres inédites et journal intime de Sismondi » : différence entre les versions

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Parmi les recueils de lettres qui, répondant à ces deux conditions, nous donnent un commentaire de la vie des peuples ou de la vie de la conscience, nous ne cachons pas nos préférences pour ces derniers. Les plus belles correspondances, les plus nobles journaux intimes qu’ait vu publier notre siècle, sont ceux qui nous font assister aux ''élévations'' de quelque grande âme. Il est doux de trouver l’homme meilleur que ne le montraient ses écrits. Lorsque Goethe, dans ses lettres à Schiller ou dans ses entretiens avec Éckermann, nous donne tant de preuves de cette chaleur de cœur, de cette sympathie primesautière et ardente que certains critiques s’obstinent encore à lui refuser, parce qu’elles s’associaient, chez ce puissant génie, à la pleine possession de soi-même; lorsque les lettres intimes du grand théologien Schleiermacher nous font pénétrer plus avant dans cette âme si profonde et si subtilement complexe; lorsque les confidences heureusement retrouvées de Maine de Biran nous révèlent un travail si noblement religieux, un sentiment si vif de l’invisible et du surnaturel chez ce sévère enfant du XVIIIe siècle, de telles conquêtes valent mieux assurément que la découverte d’un million de petits faits puérilement consignés par le marquis de Dangeau, l’abbé Le Dieu ou l’avocat Barbier.
 
Ces exemples, et d’autres encore, nous sont venus à la pensée pendant que nous parcourions maintes lettres de Sismondi, les unes inédites pour la plupart, précieux dépôt que conserve la bibliothèque du Musée-Fabre à Montpellier, les autres recueillies déjà par des mains pieuses et publiées à Genève il y a quatre ans, mais qui semblent avoir passé inaperçues <ref> (1) ''J. C. L. de Sismondi. — Fragmens de son Journal et Correspondance'', 1 vol in-8°, Genève 1857.</ref>. En étudiant l’histoire de la comtesse d’Albany, nous avons eu occasion de faire quelques emprunts aux lettres inédites du Musée-Fabre, car c’est à la veuve de Charles-Edouard, à l’amie d’Alfieri, que ces lettres sont adressées, et c’est par M. Fabre que la ville de Montpellier les possède. Ces emprunts devaient être faits avec discrétion ; nous étions tenus de choisir ce qui se rapportait à notre histoire, sous peine de ralentir le récit et de substituer un sujet à un autre. Aujourd’hui nous n’avons plus à nous occuper de la comtesse d’Albany; ce n’est plus la ''reine de Florence'' que nous cherchons dans les lettres de Sismondi, c’est Sismondi lui-même. Or ces curieuses pages, si on les joint à celles qui ont été imprimées à Genève en 1857, nous révèlent, ce semble, un Sismondi tout nouveau, ou du moins un Sismondi que les esprits pénétrans ont pu soupçonner çà et là dans ses œuvres, mais que certainement personne ne connaissait. Grave, austère, dévoué au service de l’humanité, un des meilleurs disciples du XVIIIe siècle, un disciple souvent supérieur à son maître, puisqu’il n’en avait ni les petitesses d’esprit ni les irrévérences, tel nous apparaissait Sismondi dans ses savantes histoires comme dans ses traités d’économie sociale; savait-on qu’il y avait en lui une âme tendre, aimante, délicate, initiée à toutes les grâces de la charité, je veux dire à ses joies les plus exquises et à ses plus touchans scrupules? Savait-on que ce grave érudit goûtait avec délices l’instruction fine et suave que donne la société des femmes? Savait-on que ce républicain genevois était Français au fond de l’âme, que ce protestant grondeur avait parfois des tendresses subites, comme Alexandre Vinet, pour certaines choses du catholicisme, que ce disciple de Voltaire, ce continuateur de Rousseau, cet ami de Bonstetten, s’était élevé, en dehors de tout esprit de secte, à un christianisme aussi pur qu’efficace?
 
Sismondi, à l’âge de vingt-cinq ans, c’est-à-dire au début de cette période où nos deux recueils de lettres vont nous découvrir chez lui des transformations décisives, fit un jour un rêve singulier, qui le peint très exactement à cette date. Les circonstances de ce rêve l’avaient tellement frappé qu’il voulut les consigner sans retard; ce fut l’occasion et le commencement de ce journal récemment publié à Genève. Je transcris ses paroles : «9 octobre 1798. — J’ai eu cette nuit un songe qui m’a donné assez d’émotion : je voulais, en me levant, l’écrire tout de suite; à présent qu’il s’est passé quelques heures depuis mon lever, l’impression est affaiblie, et peut-être ne me le rappellerais-je pas bien. J’étais à Genève, je crois, en tiers avec ma sœur et Mme Ant... Je ne sais comment j’amenai celle-ci à dire avec franchise ce qu’elle pensait de moi; elle me trouvait, ce me semble, des vertus et de la rudesse, du caractère et des connaissances, mais peu d’esprit, des sentimens, mais point de grâces. Je rendis hautement justice à son discernement, lorsqu’elle ajouta : « J’ai encore un reproche impardonnable à vous faire! c’est d’avoir abandonné ma patrie et d’avoir voulu renoncer au caractère de citoyen genevois.» Je me défendais d’abord en représentant que la société n’était formée que pour l’utilité commune des citoyens, que dès qu’elle cessait d’avoir cette utilité pour but et qu’elle faisait succéder l’oppression et la tyrannie au règne de la justice, le lien social était brisé, et chaque homme avait droit de se choisir une nouvelle patrie; mais elle a répliqué avec tant de chaleur en faisant parler les droits sacrés de la patrie, le lien indissoluble qui lui attache ses enfans, la résignation, la constance et le courage avec lesquels ils doivent en partager les malheurs, lui en diminuer le poids, qu’elle m’a communiqué tout son enthousiasme. Je rougissais, comme si je reconnaissais ma faute; cependant j’alléguais ma sensibilité extrême pour elle. Je ne pouvais, disais-je, supporter de voir sa chute, son avilissement surpassait ce que pouvait souffrir ma constance ; mais qu’elle eût besoin de moi, et du bout du monde j’étais prêt à retourner à elle; qu’elle eût essayé de se défendre contre les Français, qu’elle tentât encore à présent de secouer leur joug, et j’aurais couru, j’aurais volé, je volerais encore... Je disais tout cela avec tant de chaleur, même d’enthousiasme et d’éloquence, que je me suis réveillé; mais l’impression profonde que m’a faite cette conversation s’est conservée toute la matinée.» Ainsi des vertus mêlées de rudesse, du savoir sans esprit, des sentimens et nulles grâces, avec cela un patriotisme généreux, mais farouche, le patriotisme d’un homme tout prêt à renier son pays plutôt qu’à souffrir de sa chute, voilà les principaux traits du caractère de Sismondi à l’heure de la jeunesse. Suivez-le maintenant dans les phases diverses que nous représentent ses lettres et son journal, ce sera, vous le verrez, toute une série de métamorphoses.
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J’ai parlé de l’amour ardent et farouche qu’il portait à sa république natale; il ne tardera pas à ressentir une affection aussi passionnée pour la France. Nous sommes en 1798; or, quand Sismondi écrivait la page qu’on vient de lire, il n’avait que trop de raisons pour redouter et maudire l’influence des idées françaises. La biographie de Sismondi a été tracée par le burin magistral de M. Mignet, et je n’aurai garde d’y toucher; je me garderai bien aussi d’ajouter aucun détail à l’espèce de mémoire de famille publié récemment par Mlle de Montgolfier : qu’on me permette seulement de résumer les faits en quelques lignes pour l’intelligence de ce qui va suivre.
 
Né à Genève en 1773, Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi avait assisté dès l’âge de vingt ans à l’invasion de la terreur révolutionnaire dans la cité de Calvin. Il avait vu confisquer, ou à peu près, le patrimoine de sa famille; maisons, terres, argenterie, bijoux, tout avait été pillé par les nouveaux maîtres ou frappé d’impôts destructeurs. Lui-même, jeté en prison avec son père dès le commencement de la révolution, il avait failli périr un peu plus tard sous la baïonnette d’un sans-culotte en voulant sauver un proscrit. Aux premiers jours de calme, M. et Mme de Sismondi vendent leur domaine mutilé et vont chercher un asile en Toscane, dans le pays d’où leurs ancêtres étaient sortis au moyen âge; c’est Charles, bien jeune encore, qui les a décidés a se diriger vers l’Italie; c’est lui qui cherche un domaine, qui l’achète, qui en surveille l’exploitation, préludant ainsi par la pratique à ses curieuses études sur l’agriculture toscane. Il était là depuis quelques mois, dans ce joli domaine de Valchiusa, quand il entendit en songe une de ses compatriotes lui reprocher amèrement d’avoir abandonné son pays. C’était sa conscience qui se tourmentait elle-même. Il retourna bientôt dans la ville qu’il devait illustrer, sauf à se partager plus tard entre ses deux patries, la Toscane et la Suisse. Voici donc le colon de Valchiusa redevenu citoyen de Genève. Bientôt, présenté à Mme de Staël, engagé d’un pas sûr dans les hautes sphères de l’étude, célèbre dès le premier jour par sa belle ''Histoire des Républiques italiennes'', il va entrer décidément en rapport avec cette France dont il n’a vu d’abord que les accès de délire. Notons ici les différentes phases. Le premier appel vint de Paris; la critique littéraire de 1810 reconnut un des siens dans le peintre savant et habile de l’Italie du moyen âge. On sait que le gouvernement impérial avait institué des prix décennaux pour les meilleures productions dans toutes les branches des sciences et des lettres : l’''Histoire des Républiques italiennes'' n’obtint pas le prix, qui fut décerné à l’''Histoire de l’anarchie de Pologne''; Sismondi, honoré seulement de lamention, avait pourtant la première place parmi les vivans, puisque Rulhières était mort. Nos lettres inédites contiennent quelques détails à ce sujet. Je cite ce passage, parce que nous avons là le point de départ des relations de Sismondi avec la société française; je le cite aussi à cause des jugemens littéraires qu’il renferme. Ajoutons que ce premier succès de Sismondi semble avoir passé inaperçu : Marie-Joseph Chénier n’en dit rien dans son ''Tableau de la Littérature'', quoiqu’il accorde une attention très sérieuse à l’''Histoire des Républiques italiennes'' <ref>(2) A vrai dire, il n’en pouvait parler que dans un appendice, ce ''Tableau de la littérature'' étant un rapport composé par Chénier à l’occasion du concours. Les débats assez compliqués qui précédèrent le vote peuvent se lire tout au long dans le volume des ''Mémoires de l’Institut'' publié sous ce titre particulier : ''Rapports et discussions de toutes les classes de l’Institut de France sur les ouvrages admis au concours pour les prix décennaux''. Paris, novembre 1810. </ref>. Les biographes les mieux informés ont gardé le même silence : ni M. Mignet dans sa belle notice, ni Mlle de Montgolfier dans ses touchans mémoires, n’ont rappelé ce premier triomphe dont Sismondi, on va le voir, paraît si naïvement heureux.
 
:«Florence, 14 août 1810.
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«J’ai gardé bien longtemps, madame, le petit roman que vous avez eu la bonté de me prêter. Quinze jours auraient pu suffire pour en lire quinze fois autant mais je savais que j’allais avoir une occasion sûre pour vous le renvoyer, celle des dames Allen qui vous le remettront, et que vous accueillîtes avec votre bonté ordinaire à leur premier passage à Florence, lorsqu’elles vous furent présentées par Mme de Staël. J’ai profité de ce retard pour lire deux fois ''Adolphe''. Vous trouverez que c’est beaucoup pour un ouvrage dont vous faites assez peu de cas, et dans lequel, à la vérité, on ne prend d’intérêt bien vif à personne ; mais l’analyse de tous les sentimens du cœur humain est si admirable, il y a tant de vérité dans la faiblesse du héros, tant d’esprit dans les observations, de pureté et de vigueur dans le style, que le livre se fait lire avec un plaisir infini. Je crois bien que j’en ressens plus encore parce que je reconnais l’auteur à chaque page, et que jamais confession n’offrit à mes yeux un portrait plus ressemblant. Il fait comprendre tous ses défauts, mais il ne les excuse, pas, et il ne semble point avoir la pensée de les faire aimer. Il est très possible qu’autrefois il ait été plus réellement amoureux qu’il ne se peint dans son livre; mais quand je l’ai connu, il était tel qu’''Adolphe'' et, avec tout aussi peu d’amour, non moins orageux, non moins amer, non moins occupé de flatter ensuite et de tromper de nouveau par un sentiment de bonté celle qu’il avait déchirée. Il a évidemment voulu éloigner le portrait d’Ellénore de toute ressemblance; il a tout changé pour elle, patrie, condition, figure, esprit. Ni les circonstances de la vie, ni celles de la personne n’ont aucune identité, Il en résulte qu’à quelques égards elle se montre dans le cours du roman tout autre qu’il ne l’a annoncée; mais à l’impétuosité et à l’exigence dans les relations d’amour on ne peut la méconnaître. Cette apparente intimité, cette domination passionnée pendant laquelle ils se déchiraient par tout ce que la colère et la haine peuvent dicter de plus injurieux, est leur histoire à l’un et à l’autre. Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisemens.
 
«L’auteur n’avait point les mêmes raisons pour dissimuler les personnages secondaires. Aussi peut-on leur mettre des noms en passant. Le père de Benjamin était exactement tel qu’il l’a dépeint. La femme âgée avec laquelle il a vécu dans sa jeunesse, qu’il a beaucoup aimée et qu’il a vue mourir, est une Mme de Charrière, auteur de quelques jolis romans <ref> (3) Est-il nécessaire, à propos de ces romans, de rappeler aux lecteurs de la ''Revue'' quelques-unes des plus fines études de M. Sainte-Beuve : ''Madame de Charrière'' (livraison du 15 mars 1839), ''Benjamin Constant et Madame de Charrière, ou la Jeunesse de Benjamin Constant racontée par lui-même'' (15 ami 1844); ''Un dernier Mot sur Benjamin Constant'' (1er novembre 1845)?</ref>. L’amie officieuse qui, prétendant le réconcilier avec Ellénore, les brouille davantage, est Mme Récamier. Le comte de P... est de pure invention, et en effet, quoiqu’il semble d’abord un personnage important, l’auteur s’est dispensé de lui donner aucune physionomie et ne lui fait non plus jouer aucun rôle.»
 
Ainsi pour l’hôte de Coppet, pour le témoin qui a assisté malgré lui à tant d’explications douloureuses, et qui, malgré son respect pour Mme de Staël, lui reproche si souvent dans ses lettres des imprudences de conduite et de langage, l’incertitude n’est pas possible. Cette Ellénore, il la connaît bien; que de fois il l’a vue s’agiter dans sa souffrance, que de fois il l’a entendue crier! L’auteur a beau déguiser toutes les circonstances sociales ainsi que toutes les qualités de la personne, il laisse au modèle un trait principal, celui qu’il a voulu expressément mettre en lumière, celui sans lequel le roman n’existerait pas, l’impétuosité des sentimens, et ce seul trait suffit pour rétablir la ressemblance. Voilà bien la lutte de la passion elle-même avec le cœur devenu incapable d’aimer. Ce témoignage de Sismondi est grave; n’oublions pas cependant que des juges placés à distance ont pu démêler plus finement les mille complications du récit. Même après la lettre qu’on vient de lire, les paroles de M. Sainte-Beuve restent vraies : «On peut dire de l’Ellénore de Benjamin Constant comme de cette Vénus de l’antiquité, qu’elle est encore moins un portrait particulier qu’un composé de bien des traits, un abrégé de bien des portraits dont chacun a contribué pour sa part. Mme de Charrière fut peut-être la première à lui faire entendre, même en l’étouffant, ce genre de reproche et de plainte, à lui faire comprendre cette souffrance qui tient à l’inégalité d’un nœud.»
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«C’est une lecture singulière; quelquefois je me sens rebuté par la monotonie de la passion, souvent je suis blessé du manque de délicatesse d’une femme qui, au moment où M. de Mora meurt pour elle, partage son cœur entre lui et M. de Guibert, et qui fait ensuite toutes les avances à un homme qui ne l’aime pas. Souvent ce reproche d’indélicatesse s’étend sur toute la société, et M. de Guibert, qui garde copie de lettres qu’on lui redemande et qu’il vend, et sa veuve, qui publie ensuite ces copies... Mais malgré mille défauts c’est une lecture attachante et une singulière étude du cœur humain. ''J’ai vu de près, j’ai suivi dans toutes ses crises une passion presque semblable, non moins emportée, non moins malheureuse''; l’amante, de la même manière, s’obstinait à se tromper après avoir été mille fois détrompée : elle parlait sans cesse de mourir et ne mourait point, elle menaçait chaque jour de se tuer, et elle vit encore. Un rapprochement que je faisais à chaque page augmentait pour moi l’intérêt de cette correspondance, mais c’est en m’inspirant une grande aversion pour les passions lorsqu’elles arrivent à un certain degré d’impétuosité, et une grande pitié pour ceux qui se croient des héros d’amour parce qu’ils exaltent sans cesse leurs sentimens, au lieu de chercher à les dominer.»
 
Certes, en s’exprimant de la sorte, Sismondi montre assez qu’il ne s’aveugle pas sur le compte de ses brillans amis; il est loin cependant de parler en 1812 comme il le fera vingt ans plus tard, et l’on voit que les habitudes de l’esprit de Mme de Staël et de sa société, — je répète ses paroles, — exerçaient alors sur lui un bien autre empire. Que s’est-il donc passé dans cette période? Une transformation religieuse s’est accomplie insensiblement chez ce noble esprit. Son stoïcisme moral et ses études si profondément humaines le préparaient dès longtemps à des méditations plus hautes. Est-il possible de travailler sérieusement à l’œuvre du progrès sans être bientôt saisi de ces problèmes qui sont l’âme de toute religion? Il aurait la vue bien courte, celui qui aimerait l’humanité sans se préoccuper de la destinée de l’homme, et qui, songeant au lendemain d’ici-bas, oublierait de penser à l’immortel avenir. C’est ainsi que Sismondi avait été ramené au sentiment le plus vif des choses religieuses par ses études d’histoire et de philosophie sociale. Protestant philosophe, il ne se piquait pas d’orthodoxie; je crois pourtant que sa religion, au milieu même des révoltes de son esprit, était tout autrement vivante que celle de Mme de Staël et de Benjamin Constant <ref>(4) En retraçant ces transformations d’une âme qui sont aussi les transformations d’une époque, loin de nous la pensée de méconnaître ce que l’élite du XIXe siècle, en religion comme en politique, doit à Mme de Stael! Le XIXe siècle peut répéter les paroles que Sismondi adressait à sa mère en 1817, après l’enterrement de son amie : «C’en est donc fait de ce séjour où j’ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi! c’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde que j’ai vu s’éclairer là pour la première fois, et où j’ai tant appris de choses ! Ma vie est douloureusement changée. Personne peut-être à qui je dusse plus qu’à ''elle''.... Que j’ai souffert le jour de l’enterrement ! Un discours du ministre de Coppet sur la bière, en présence d’Albertine (Mme de Broglie) et de Mlle Randall, à genoux toutes deux devant le cercueil, avait commencé à m’amollir le cœur, à me faire mesurer toute l’étendue de ma perte, et je n’ai pu retenir mes larmes. » </ref>. Ce n’étaient pas seulement les aspirations d’une belle intelligence; le cœur, sans lequel il n’est point de vie chrétienne, y avait sa large part et le disposait à comprendre peu à peu bien des choses que repoussait d’abord le premier mouvement de sa pensée. Marié en 1819 à la belle-sœur du célèbre légiste et orateur sir James Mackintosh, il avait trouvé dans sa compagne l’âme la plus tendre et la plus pieuse. Un rayon de cette bonté, une flamme de ce mysticisme naturel qui féconde en nous le sentiment du divin finit par pénétrer, sous cette douce influence, dans le sévère esprit du penseur. Miss Jessie Allen, sans nulle prétention, à son insu peut-être, avait conduit le philosophe en des chemins enchantés qu’il ne soupçonnait pas ; rien de plus curieux à suivre que les émotions diverses de ce rare esprit, son étonnement d’abord, ses résistances secrètes, ses éclairs de joie par momens, enfin tout un travail intérieur qui, en ouvrant le cœur à l’amour, laisse subsister intacts les devoirs et les droits de la raison.
 
«Nous avons parlé ce soir de l’efficacité de la prière : ma femme Jessie est persuadée qu’on ne peut prendre l’habitude de prier tous les jours sans devenir meilleur. Je lui opposais des faits et la dureté de cœur des dévots dans les religions autres que la sienne; mais Jessie fait ce que font toutes les femmes et bien des hommes aussi : elle commence par mettre dans sa religion tout ce qu’il y a de mieux dans une belle âme comme la sienne; puis elle croit que c’est le caractère de la religion en général, et que toutes les religions y participent. Elle oublie qu’en prenant le genre humain entier, ceux qui font entrer des vérités bienfaisantes dans leur religion ne sont pas un contre cent, tandis que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont sanctifié par leur religion des doctrines exécrables, qu’ils n’auraient jamais pu admettre, s’ils n’avaient pas soumis leur raison à la raison, ou plutôt à la folie d’autres hommes.»
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Disons-le pourtant : malgré la tristesse des derniers mois de sa vie, Sismondi n’a jamais désespéré. On sait qu’il mourut le 25 juin 1842; d’après les rapports les plus dignes de foi, il garda sa ferme et bienveillante sérénité jusqu’à l’heure où il remit son âme à Dieu. Les lettres que nous venons de citer, et dont la plus grande partie n’avait pas encore vu le jour, expliquent assez cette mâle confiance. Dans une espèce de testament littéraire où il signale sans fausse humilité les imperfections de son œuvre, il se rend ce témoignage : «On aime ceux au service desquels on se consacre, et je n’ai pas travaillé vingt-quatre ans à étudier la France de siècle en siècle sans me lier plus intimement à elle, sans faire des vœux pour sa gloire et pour son bonheur... Je suis protestant, mais j’espère qu’on ne me trouvera étranger à aucun sentiment religieux d’amour, de foi, d’espérance ou de charité, sous quelque étendard qu’il se manifeste,. Je suis républicain, mais en conservant dans mon cœur l’amour ardent de la liberté que m’ont transmis mes pères, dont le sort a été lié à celui de deux républiques, et l’aversion pour toute tyrannie, j’espère ne m’être jamais montré insensible ni à ce culte pour d’antiques et illustres souvenirs qui conserve la vertu dans de nobles races, ni à ce dévouement sublime aux chefs des nations qui a souvent illustré les sujets...» Si les documens inconnus que nous venons de rassembler justifient ces paroles, ils font surtout connaître l’homme, bien supérieur à l’écrivain, et nous révèlent l’ensemble des principes qui mirent ses espérances à l’abri des coups de la fortune. Ame vraiment libérale, cœur profondément humain, esprit avide de réformes, aussi opposé au servilisme qu’à la démagogie, enfin homme de moralité idéale bien plutôt qu’homme d’action, il a dit de lui-même, — c’est la dernière citation que j’emprunte à ses confidences, — il a dit un jour avec fierté ce qu’auraient pu dire aussi les Channing, les Tocqueville, tous ces penseurs désintéressés qui ont vécu en dehors et au-dessus des partis : «Je n’ai pas été vaincu, car le drapeau sous lequel je marche ne s’est pas encore déployé dans la bataille.»
 
 
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<small> (1) ''J. C. L. de Sismondi. — Fragmens de son Journal et Correspondance'', 1 vol in-8°, Genève 1857.</small><br />
<small>(2) A vrai dire, il n’en pouvait parler que dans un appendice, ce ''Tableau de la littérature'' étant un rapport composé par Chénier à l’occasion du concours. Les débats assez compliqués qui précédèrent le vote peuvent se lire tout au long dans le volume des ''Mémoires de l’Institut'' publié sous ce titre particulier : ''Rapports et discussions de toutes les classes de l’Institut de France sur les ouvrages admis au concours pour les prix décennaux''. Paris, novembre 1810. </small><br />
<small> (3) Est-il nécessaire, à propos de ces romans, de rappeler aux lecteurs de la ''Revue'' quelques-unes des plus fines études de M. Sainte-Beuve : ''Madame de Charrière'' (livraison du 15 mars 1839), ''Benjamin Constant et Madame de Charrière, ou la Jeunesse de Benjamin Constant racontée par lui-même'' (15 ami 1844); ''Un dernier Mot sur Benjamin Constant'' (1er novembre 1845)?</small><br />
<small>(4) En retraçant ces transformations d’une âme qui sont aussi les transformations d’une époque, loin de nous la pensée de méconnaître ce que l’élite du XIXe siècle, en religion comme en politique, doit à Mme de Stael! Le XIXe siècle peut répéter les paroles que Sismondi adressait à sa mère en 1817, après l’enterrement de son amie : «C’en est donc fait de ce séjour où j’ai tant vécu, où je me croyais si bien chez moi! c’en est fait de cette société vivifiante, de cette lanterne magique du monde que j’ai vu s’éclairer là pour la première fois, et où j’ai tant appris de choses ! Ma vie est douloureusement changée. Personne peut-être à qui je dusse plus qu’à ''elle''.... Que j’ai souffert le jour de l’enterrement ! Un discours du ministre de Coppet sur la bière, en présence d’Albertine (Mme de Broglie) et de Mlle Randall, à genoux toutes deux devant le cercueil, avait commencé à m’amollir le cœur, à me faire mesurer toute l’étendue de ma perte, et je n’ai pu retenir mes larmes. » </small><br />
 
 
SAINT-RENE TAILLANDIER.
 
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