« De l’accord de l’économie politique et de la religion » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|De l’accord de l’Economie politique et de la Religion|Léonce de Lavergne|Revue des Deux Mondes T.42, 1862}} : ''De la Ri...
 
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Ligne 52 :
L’exemple tiré des ordres religieux n’est pas moins frappant. Dans les siècles qui suivirent l’invasion des Barbares, les ordres religieux. ont sauvé le travail et la richesse, aussi bien que la foi et les lumières. Le nom de saint Benoît n’est pas moins grand pour l’économie politique que pour la religion. « Les moines de saint Benoit, a dit M. Guizot, ont été les défricheurs de l’Europe.» Ce que le polyptique d’Irminon nous a appris de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés sous Charlemagne montre quel était déjà à cette époque l’état agricole de leurs immenses possessions. Tous les historiens modernes ont rendu justice à cette colonisation monastique qui s’étendit progressivement sur l’Europe inculte et à « ces grandes républiques agricoles, industrielles et littéraires de l’ordre de saint Benoit,» comme les appelle M. Mignet. Mabillon a compté dans le cours du VIe siècle quatre-vingts nouveaux monastères établis dans les vallées de la Saône et du Rhône, quatre-vingt-quatorze des Pyrénées à la Loire, cinquante-quatre de la Loire aux Vosges, dix des Vosges au Rhin. Une seule abbaye allemande, celle de Fulde, avait fondé autour d’elle cinq mille métairies. Cette prospérité se maintint longtemps. Il fait bon de vivre ''sous la crosse'', disaient encore il y a cent ans les cultivateurs des domaines ecclésiastiques.
 
Le professeur de Louvain évoque avec raison ces souvenirs; mais il compromet un peu sa thèse par une double exagération. D’abord il ne dit pas un mot des abus qui avaient fini par se glisser dans les communautés religieuses, et qui ont amené, malgré leurs bienfaits passés, une réaction violente. Au travail et à la prière avaient trop souvent succédé les vices qui accompagnent l’opulence et l’oisiveté. Ensuite il veut confondre dans la même admiration les ordres travailleurs et les ordres mendians. On peut soutenir historiquement qu’à l’époque où ils ont paru, les ordres mendians ont eu leur utilité; mais c’est trop demander à l’économie politique que de prétendre les lui faire accepter comme institution permanente. Il serait imprudent d’unir leur cause à celle des autres ordres, car c’est contre eux que s’est surtout élevée la rumeur publique : ni excès de richesse, ni excès de pauvreté, voilà ce qui peut favoriser le rétablissement et la durée des institutions monastiques <ref> (1) Voltaire a fait parfaitement à sa manière cette distinction entre les premiers ordres fondés par saint Benoit et les ordres mendians fondés par saint François :<br />J’aime assez saint Benoit; il prétendit du moins <br />Que ses enfans tondus, chargés d’utiles soins, <br />Méritassent de vivre en traînant la charrue, <br />En creusant des canaux, en défrichant des bois ; <br />Mais je suis peu content du bonhomme François : <br />Il crut qu’un vrai chrétien doit gueuser dans la rue,<br />Et voulut que ses fils, robustes fainéans, <br />Fissent serment à Dieu de vivre à nos dépens :<br />Dieu veut que l’on travaille et que l’on s’évertue.<br/>Otez la légèreté moqueuse du ton, dont il faut toujours prendre son parti quand il s’agit de Voltaire, et vous aurez le jugement qu’il parait raisonnable de porter sur les ordres religieux. La condamnation des ordres mendians était prononcée par le clergé lui-même à la fin du règne de Louis XVI. Sans aucun doute, si la révolution n’était pas survenue, la réforme de ces ordres ne s’en serait pas moins faite : elle était déjà commencée avant 1789.</ref>.
 
Ils ont tort sans doute ceux qui repoussent pêle-mêle toutes les traditions et pour qui l’histoire nationale ne commence qu’en 1789; mais n’est-ce pas tomber dans un autre excès que de louer sans réserve une société morte et qui a mérité de mourir? Six siècles nous séparent de saint Louis, c’est chercher un peu loin nos modèles. Que s’est-il passé dans l’intervalle pour qu’on saute ainsi à pieds joints sur toute une moitié de notre histoire ? Si nous regardons à ces six cents ans, nous y trouverons que, tout compte fait, la somme du mal l’emporte beaucoup sur celle du bien. Le XIIIe siècle, qu’on nous vante avec raison, n’avait-il pas aussi ses côtés faibles? Pourquoi ces jours brillans ont-ils été suivis d’une si sombre nuit? Ce qui a fait défaut à la civilisation du moyen âge, c’est précisément l’économie politique : de là sa prompte décadence. Les pestes terribles qui répandaient partout la désolation montrent que l’hygiène des corps manquait absolument, et l’état des âmes ne valait pas toujours beaucoup mieux. Que de fraudes, de violences, de crimes impunis! Le frein religieux n’a pas suffi, à défaut de garanties plus positives, pour contenir les passions des hommes; l’esprit religieux lui-même a souvent disparu dans le désordre universel. Quel lugubre chaos que la fin du moyen âge, et dans des temps plus rapprochés de nous quel souvenir de haine, exagéré sans doute, mais toujours vivant, a laissé après lui l’ancien régime! Il faut savoir distinguer dans le passé, et, en lui empruntant ce qu’il a de bon, l’approprier aux idées modernes.
Ligne 70 :
M. Périn va plus loin, il invoque l’exemple du célibat religieux : «La grande institution du célibat religieux atteste, dit-il, mieux que toute autre la puissance du christianisme pour la régénération des âmes. C’est par elle que, sans poursuivre directement aucune fin relative à l’ordre matériel, ''l’église catholique met indirectement une limite à l’accroissement excessif de la population''.» Encore un coup, Malthus catholique ne parlerait pas autrement. Je suis donc fâché de le lui dire, puisque ce titre paraît lui déplaire, mais M. Périn est malthusien. Il a beau chercher à nous faire prendre le change en nous parlant à tout moment de vice et de sensualisme quand il s’agit de vertu et d’abstinence. Pour combattre un Malthus imaginaire, il prêche la thèse du véritable Malthus. Il est rare que l’économie politique fasse appel à la loi du renoncement chrétien, tant prêchée par le professeur de Louvain, et au moment où elle y a recours, on lui répond par les plus sanglans outrages. Avais-je tort de parler d’inconséquence?
 
Je m’étonne que M. Périn, qui aime tant à s’appuyer sur M. de Maistre, n’ait pas tenu compte de ce passage du ''Pape'' <ref>(2) Livre III, chapitre III. </ref> : «Cette force cachée qui se joue dans l’univers s’est servie d’une plume protestante pour nous présenter la démonstration d’une vérité contestée. Je veux parler de M. Malthus, dont le profond ouvrage sur le ''Principe de la population'' est un de ces livres rares après lesquels tout le monde est dispensé de traiter le même sujet. Personne avant lui n’avait clairement et complètement prouvé cette grande loi temporelle de la Providence, que non-seulement tout homme n’est pas né pour se marier, mais que, dans tout état bien ordonné, il faut qu’il y ait une loi, un principe, une force quelconque qui s’oppose à la multiplication des mariages.» Suivant son usage, M. de Maistre exagère la doctrine de Malthus et lui donne une rigueur qu’elle n’a pas; même sous cette forme outrée, il y adhère pleinement, parce qu’il y trouve l’apologie du célibat ecclésiastique, et ce passage n’est pas le seul de ses écrits où il exprime son adhésion.
 
Il est vrai que M. Périn, comme tous les détracteurs de Malthus, affecte de le présenter comme un ennemi de la population. Cette accusation n’est pas plus fondée que la première. Malthus ne présente nulle part la contrainte morale comme une règle, mais comme une exception que peut seule imposer la nécessité ; loin de voir avec déplaisir les progrès de la population, il y applaudit au contraire, à cette seule condition que le progrès des subsistances marche au moins aussi vite. Il ne repousse que cette multiplicité désordonnée de naissances que suit fatalement une effroyable mortalité, quand les conditions d’existence ne suffisent plus. Sous ses auspices s’est formée toute une science qui a pour objet de suivre pas à pas le mouvement des naissances, des mariages et des décès, et qui jette les plus vives lumières sur l’état matériel et moral des nations. Nous savons tous les jours de plus en plus quelles causes agissent pour développer ou ralentir la population; nous apprenons à démêler les bonnes influences des mauvaises, les progrès apparens des progrès réels. Depuis la publication du livre de Malthus, la population a presque doublé dans plusieurs contrées de l’Europe, et en même temps la durée moyenne de la vie s’est fort accrue, résultat admirable dont il n’est pas l’unique auteur, mais qu’il a singulièrement favorisé en appelant l’attention sur ces problèmes <ref> (3) M. Périn rappelle à ce sujet ce que j’ai dit moi-même dans la Revue du dénombrement de 1856, qui a constaté un ralentissement marqué dans la marche de notre population. Il n’y a rien là de contradictoire. L’examen des faits montre que la prévoyance est entrée pour très peu dans cette décroissance; ce sont moins les naissances qui ont diminué que les décès qui se sont accrus. Trois fléaux, l’épidémie, la disette et la guerre, qui appartiennent tous les trois à ce que Malthus appelle les obstacles ''répressifs'', ont été les principales causes du mal, et je me suis permis d’en indiquer une quatrième, que Malthus appelle le ''vice'' et que j’ai appelée le ''luxe'' pour adoucir les termes. Tout cela est parfaitement étranger à la ''contrainte morale''. J’ajouterai en passant que si ces tristes phénomènes se sont un peu adoucis dans la dernière période quinquennale, de 1856 à 1861, les caractères généraux ont persisté.</ref>.
 
C’est surtout quand il s’agit de la misère et de la charité qu’apparaît l’étroite solidarité de l’économie politique et de la religion. Il n’est pas de sujet plus chrétien que celui-là. La misère a des causes matérielles, comme l’insuffisance et surtout l’intermittence de la production. Elle a encore plus des causes morales. M. Périn n’a pas de peine à montrer que la plupart des maux qui assaillent les classes pauvres viennent de leurs vices. Un des plus terribles est l’ivrognerie, qui entraîne après lui tous les autres. Prêtres, économistes, administrateurs, tout le monde est d’accord pour signaler cette plaie sociale. Pour la combattre efficacement, il n’y a pas trop de tous les moyens à la fois. Que l’économie politique montre à l’ouvrier le mal qu’il se fait à lui-même en dissipant ses épargnes et son temps, en usant sa santé, son intelligence et ses forces, en se préparant une vieillesse misérable et prématurée. Que l’administration exerce sur les cabarets une surveillance sévère, et que la loi punisse au besoin les excès qui s’y commettent. Que la religion vienne enfin donner une sanction à ces leçons pratiques en rappelant a l’ouvrier ses devoirs envers lui-même, envers sa famille et envers. Dieu.
A38REVUE DES DEUX MONDES.
et son temps, en usant sa santé, son intelligence et ses forces, en se préparant une vieillesse misérable et prématurée. Que l’administration exerce sur les cabarets une surveillance sévère, et que la loi punisse au besoin les excès qui s’y commettent. Que la religion vienne enfin donner une sanction à ces leçons pratiques en rappelant a l’ouvrier ses devoirs envers lui-même, envers sa famille et envers. Dieu.
 
Les riches, ou ceux qu’on appelle ainsi, peuvent bien peu matériellement pour l’amélioration du sort des classes ouvrières. En admettant que les classes un peu aisées forment le dixième de la population, ceux qu’on peut appeler riches eh forment à peine le centième, et comme ils dépensent déjà tous leurs revenus en salaires, ils ne peuvent que changer la nature de leurs dépenses. Remplacer par des travaux utiles, qui augmentent le capital national, les prodigalités de tout genre qui le diminuent, voilà le moyen le plus efficace dont ils disposent. Moralement ils peuvent beaucoup plus. C’est à eux de donner aux autres classes le plus grand des enseignemens, celui de l’exemple. Là où les riches donnent l’exemple de mœurs régulières et honnêtes, les vices repoussés au sommet pénètrent difficilement dans les couches inférieures. Là au contraire où règnent le luxe et la corruption des grands, les petits imitent ce qu’ils voient, et la société tout entière se démoralise. Ici encore, s’il appartient à l’économie politique de montrer les funestes effets du luxe sur la richesse publique et privée, il appartient à la religion d’élever la voix pour rappeler aux riches qu’ils ont charge d’âmes.
Ligne 124 ⟶ 122 :
Quand les entrepreneurs du télégraphe transatlantique crurent avoir déposé dans les profondeurs de l’Océan le câble qui devait servir de lien électrique entre les deux mondes, la première dépêche qu’ils confièrent au nouveau messager fut celle-ci : ''Gloire à Dieu dans les hauteurs du ciel, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté''! De même les voûtes de cet immense palais qui abrite en ce moment à Londres les produits de l’industrie universelle sont toutes couvertes d’inscriptions pieuses qui rappellent que la main de l’homme ne fait qu’accomplir l’œuvre de Dieu. Tel est en effet le véritable sens de cette forme nouvelle et décisive de l’antique croisade. Ce que n’ont pu faire des siècles d’efforts, soit par les armes, soit par la parole, l’industrie l’accomplit plus sûrement sous nos yeux. Par elle, les dernières chaînes tombent, les âmes s’affranchissent avec les corps, la pauvreté cède avec l’ignorance, l’égalité se fait. Par elle, la barbarie la plus lointaine se laisse vaincre, les déserts se peuplent, la foi se répand, le monde sauvage apprend à jouir des dons de la Providence et à bénir son nom. Hommes de peu de foi, qui croyez voir la mort où est la vie, reconnaissez le doigt tout-puissant, et à l’aspect de ces conquêtes pacifiques qui préparent le règne de la fraternité universelle annoncée par l’Évangile, répétez le cri de triomphe du chrétien : ''Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Voltaire a fait parfaitement à sa manière cette distinction entre les premiers ordres fondés par saint Benoit et les ordres mendians fondés par saint François :</small><br />
::<small> J’aime assez saint Benoit; il prétendit du moins </small><br />
::<small> Que ses enfans tondus, chargés d’utiles soins, </small><br />
::<small> Méritassent de vivre en traînant la charrue, </small><br />
::<small> En creusant des canaux, en défrichant des bois ; </small><br />
::<small> Mais je suis peu content du bonhomme François : </small><br />
::<small> Il crut qu’un vrai chrétien doit gueuser dans la rue, </small><br />
::<small> Et voulut que ses fils, robustes fainéans, </small><br />
::<small> Fissent serment à Dieu de vivre à nos dépens :</small><br />
::<small> Dieu veut que l’on travaille et que l’on s’évertue.</small><br />
<small> Otez la légèreté moqueuse du ton, dont il faut toujours prendre son parti quand il s’agit de Voltaire, et vous aurez le jugement qu’il parait raisonnable de porter sur les ordres religieux. La condamnation des ordres mendians était prononcée par le clergé lui-même à la fin du règne de Louis XVI. Sans aucun doute, si la révolution n’était pas survenue, la réforme de ces ordres ne s’en serait pas moins faite : elle était déjà commencée avant 1789.</small><br />
<small>(2) Livre III, chapitre III. </small><br />
<small> (3) M. Périn rappelle à ce sujet ce que j’ai dit moi-même dans la Revue du dénombrement de 1856, qui a constaté un ralentissement marqué dans la marche de notre population. Il n’y a rien là de contradictoire. L’examen des faits montre que la prévoyance est entrée pour très peu dans cette décroissance; ce sont moins les naissances qui ont diminué que les décès qui se sont accrus. Trois fléaux, l’épidémie, la disette et la guerre, qui appartiennent tous les trois à ce que Malthus appelle les obstacles ''répressifs'', ont été les principales causes du mal, et je me suis permis d’en indiquer une quatrième, que Malthus appelle le ''vice'' et que j’ai appelée le ''luxe'' pour adoucir les termes. Tout cela est parfaitement étranger à la ''contrainte morale''. J’ajouterai en passant que si ces tristes phénomènes se sont un peu adoucis dans la dernière période quinquennale, de 1856 à 1861, les caractères généraux ont persisté.</small><br />
 
 
LÉONCE DE LAVERGNE.
 
<references/>