« Miss Nella, souvenirs des mers de l’Inde » : différence entre les versions

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Nouvelle page : {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|Miss Nella, souvenirs des mers de l’Inde|Théodore Pavie|Revue des Deux Mondes T.43, 1863}} <center> I. — Le Bungalow</ce...
 
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— Qui es-tu? que me veux-tu? demanda Nella.
 
— J’ai faim; donne-moi une poignée de riz pour remplir mon ventre <ref> (1), '' Pét’h bharrâna'' (remplir son ventre) est une phrase consacrée que les mendians hindous emploient toujours en demandant l’aumône.</ref> répondit la vieille femme.
 
— Il n’y a plus de riz à cette heure; va plus loin, pauvre vieille, va, tu me fais peur... Gaôrie! Gaôrie!...
 
Aux cris de sa jeune maîtresse, Gaôrie arriva, suivie de près par le palanquin. Quand elle aperçut, à la clarté des étoiles, la hideuse femme, hâve, décharnée, dont la peau noire était à demi décolorée par l’âge, Gaôrie fut frappée d’épouvante : — C’est une ''djâdougâr'' <ref> (2) Magicienne, sorcière, celle qui pratique des incantations; au Bengale, on nomme ces bohémiennes ''daïnas''.</ref>, dit-elle en tremblant; regarde, petite Nella, comme elle secoue sa chevelure dans l’allée que nous devons suivre. De chacun de ses cheveux blancs il sortira une sorcière comme elle... Oh! si nous traversons le cercle maudit, il nous arrivera malheur, petite Nella !... Restons, restons ici et tâchons de lui trouver une poignée de riz!
— Le temps presse, répliqua Nella; si nous tardons, le bateau qui attend mon père aura mis à la voile. — Puis, s’adressant aux porteurs de palanquin : — ''Djaldi, djaldi, daôro toum'' ! (vite, vite, courez, vous autres!)...
 
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Sir Edgar et le capitaine Mackinson allèrent se coucher sur les lits de repos disposés dans la cabine, et ils avaient fermé les yeux, lorsque les vibrations d’une mandoline indienne se firent entendre dans la petite chambre située derrière celle qu’ils occupaient eux-mêmes. Aux préludes un peu grêles de l’instrument se joignirent bientôt les accens d’une voix limpide et métallique. C’était Nella qui répétait cette chanson si connue dans l’Inde :
 
Are touti, kidar guya <ref>(3) « Hé! perroquet, où donc es-tu allé?... » </ref>?
 
Son chant ressemblait moins à de la musique vocale qu’au gazouillement du bengali. Mêlé au murmure des flots contre les flancs de la barque, il était mieux fait pour provoquer le sommeil que pour l’éloigner. Le capitaine Mackinson ne se crut donc point obligé d’interrompre l’innocente récréation de sa fille. D’ailleurs il s’endormit presque immédiatement. Quant à sir Edgar, il écoutait ces accens singuliers, ces notes fines, saccadées, qui semblaient rouler comme des gouttes de rosée sur les pétales d’une fleur, et il croyait entendre les refrains que chantent les péris des contes persans. Tout en s’abandonnant à sa rêverie, il se disait avec surprise : Ce charme indéfinissable répandu sur toutes les choses de l’Orient serait-il donc un reflet des âges primitifs dont les peuples occidentaux n’ont jamais goûté la sereine grandeur?
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Les serviteurs arrivèrent avec des lumières; à la vue de la vieille femme affaissée sur elle-même et comme pliée en deux, ils demeurèrent frappés de stupeur. — ''Mar jati haï'' (elle se meurt) ! dit le ''konsamah''... — Et toute la troupe des domestiques se retira à quelque distance, craignant de se souiller au contact d’un cadavre. Ils étaient là tous, faisant grand bruit, gesticulant et se démenant autour de la vieille ''djâdougârbqui expirait. La vie quittait sans effort ce corps usé par près d’un siècle d’existence, et qui, depuis vingt années, ne recevait des passans qu’une nourriture insuffisante.
 
— Allez chercher le ''mater'' <ref>(4) Le ''mater'', ou plutôt le ''metor'', comme on l’appelle au Bengale, est le serviteur chargé des plus vils détails de la maison. </ref>, dit le capitaine Mackinson, ennuyé de voir tous ses gens s’agiter bruyamment autour de la vieille femme, qui avait cessé de vivre.
 
Ils coururent tous vers le hangar où le ''mater'' se tenait blotti avec sa femme, loin des regards du maître, à l’extrémité du jardin. C’était un petit homme au teint noir, aux cheveux épais, aux formes grêles, mais élégantes; ses moustaches relevées en crocs et son bonnet de mousseline blanche posé sur l’oreille lui donnaient un certain air de crânerie. Il se leva avec la dignité d’un homme qui va accomplir une action dont il a le privilège exclusif. Le cercle des serviteurs s’étant élargi pour lui faire place, le ''mater'' saisit à deux bras le corps inanimé de la vieille femme et l’emporta sur son dos avec autant d’indifférence que s’il eût été chargé de jeter sur la grève celui du chien favori de son maître. Le cadavre de la mendiante fut placé sur le bord de la mer, de manière que le flot l’enlevât à la marée montante. Après avoir rempli sa mission, le ''mater'' revint s’asseoir auprès de sa femme dans sa demeure solitaire et se mit à fumer tranquillement le reste d’un ''cheerout'' qu’il avait trouvé sous ses pieds dans l’allée du jardin.
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Le ''steamer'', après bien des efforts, put enfin recevoir le câble que; lui lança l’équipage de l’''Euphrate''. Pendant quelque temps, on vit le navire désemparé suivre le sillon d’écume tracé par la quille du ''steamer'', malgré les secousses violentes que lui imprimaient les vagues profondément creusées. En approchant de la pointe de l’île de Colabah, le courant, rendu plus rapide par le rétrécissement de la passe, commença à rejeter le ''steamer'' et sa remorque plus près du rivage. Vainement, celui des deux navires qui conduisait l’autre essaya de reprendre le milieu du passage; l’''Euphrate'', dont le gouvernail démonté ne redressait plus la marche, se traînait comme une masse inerte sur laquelle le courant avait trop de prise. Le câble qui l’attachait à son remorqueur se rompit dans un coup de tangage, et le gros navire, après avoir dérivé l’espace de cent mètres, vint s’échouer en plein sur les brisans. La secousse avait été si forte qu’il se pencha sur le côté et se remplit en un instant.
 
Tout ce qu’il y avait sur le pont de créatures humaines fut précipité par-dessus le bord. Une partie des ''lascars'' <ref>(5) Nom que l’on donne dans l’Inde aux matelots indigènes. </ref> de l’équipage gagna à la nage les chaloupes de secours qui s’étaient maintenues dans les eaux du navire ; l’autre s’efforça de gagner la terre en s’appuyant sur des baquets et sur des avirons. On voyait ces derniers lutter contre les grandes lames, pêle-mêle avec les officiers et les passagers qui n’avaient pu être recueillis dans les chaloupes trop chargées. Il fallut que le capitaine Mackinson mît la main sur l’épaule de sa fille pour l’empêcher de se plonger dans l’écume des flots.
 
— Nella, Nella, disait-il, reste ici; c’est à moi de me risquer pour lui.
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TH. PAVIE.
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<small> (1) '' Pét’h bharrâna'' (remplir son ventre) est une phrase consacrée que les mendians hindous emploient toujours en demandant l’aumône.</small><br />
<small> (2) Magicienne, sorcière, celle qui pratique des incantations; au Bengale, on nomme ces bohémiennes ''daïnas''.</small><br />
<small>(3) « Hé! perroquet, où donc es-tu allé?... » </small><br />
<small>(4) Le ''mater'', ou plutôt le ''metor'', comme on l’appelle au Bengale, est le serviteur chargé des plus vils détails de la maison. </small><br />
<small(5) Nom que l’on donne dans l’Inde aux matelots indigènes.> </small><br />
 
<references/>
 
TH. PAVIE.