« Brutus d’après les lettres de Cicéron » : différence entre les versions

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Sans les lettres de Cicéron, nous ne connaîtrions pas Brutus. Comme on n’a jamais parlé de lui de sang-froid, et que les partis politiques se sont habitués à placer sous son nom leurs haines ou leurs espérances, les traits véritables de sa physionomie se sont effacés de bonne heure. Au milieu des débats passionnés que son nom seul soulève, tandis que les uns, comme Lucain, le mettent presque dans le ciel, et que les autres, comme Dante, le placent résolument dans l’enfer, il n’a pas tardé à devenir une sorte de personnage légendaire. La lecture de Cicéron nous ramène à la réalité. Grâce à lui, cette figure saisissante, mais confuse, que l’admiration ou la terreur avait grandie outre mesure, se précise et prend des proportions humaines. Si elle perd de sa grandeur à être vue de si près, au moins y gagne-t-elle de devenir vraie et vivante.
 
La liaison de Cicéron et de Brutus dura dix ans. Le recueil des lettres qu’ils s’écrivirent dans cet intervalle devait être volumineux, puisqu’un grammairien en cite le neuvième livre. Elles sont toutes perdues, à l’exception de vingt-cinq, qui ont été écrites après la mort de César <ref> (1) L’authenticité de ces lettres a été souvent contestée depuis le siècle dernier. Tout récemment encore la question a été débattue en Allemagne avec beaucoup de vivacité, et un illustre critique, F. Hermann de Gœttingue, a publié des mémoires très remarquables, et auxquels il me semble difficile de répondre, pour établir qu’elles sont bien de Brutus et de Cicéron. Je les tiens donc pour authentiques, et je me servirai d’elles sans scrupule.</ref>. Malgré la perte des autres, Brutus tient encore une si grande place dans les ouvrages qui nous restent de Cicéron, surtout dans sa correspondance, qu’on y trouve tous les élémens nécessaires pour le bien connaître. Je vais les réunir, et refaire non pas le récit de la vie entière de Brutus, ce qui m’obligerait à insister sur des événemens trop connus, mais seulement l’histoire de ses relations avec Cicéron.
 
 
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En le respectant, on l’aimait. Ce sont des sentimens qui ne marchent pas toujours ensemble. Aristote défend qu’on emploie dans le drame des héros parfaits de tout point, de peur qu’ils n’intéressent pas le public. Il en est un peu dans la vie comme au théâtre : une sorte d’effroi instinctif nous éloigne des personnages irréprochables, et, comme c’est d’ordinaire par nos faiblesses communes que nous nous rapprochons, on ne se sent guère attiré vers ce qui n’a pas de faiblesses, et l’on se contente de respecter la perfection à distance. Cependant il n’en était pas ainsi pour Brutus, et Cicéron a pu dire de lui avec vérité dans un des ouvrages qu’il lui adresse : « Qui fut jamais plus respecté que vous et plus chéri?» C’est qu’en effet cet homme sans faiblesses était faible pour ceux qu’il aimait. Sa mère et ses sœurs avaient sur lui beaucoup d’influence et lui ont fait commettre plus d’une faute. Il avait beaucoup d’amis, dont Cicéron lui reprochait de trop écouter les conseils : c’étaient d’honnêtes gens qui n’entendaient rien aux affaires; mais Brutus leur était si tendrement attaché qu’il ne savait pas se défendre d’eux. Sa dernière douleur à Philippes fut d’apprendre la mort de Flavius, son préfet des ouvriers, et celle de Labéon, son lieutenant; il s’oublia lui-même pour pleurer sur eux. Sa dernière parole avant de mourir fut de se féliciter de ce qu’aucun de ses amis ne l’avait trahi : cette fidélité, qui était si rare alors, a consolé ses derniers momens. Ses légions aussi, quoiqu’elles fussent composées en partie d’anciens soldats de César, et qu’il les tînt sévèrement, punissant les pillards et les maraudeurs, ses légions l’aimaient, et lui restèrent fidèles. Enfin le peuple de Rome lui-même, qui en général était ennemi de la cause qu’il défendait, lui a témoigné plus d’une fois sa sympathie. Quand Octave fit proclamer ennemis publics les assassins de César, en entendant prononcer le nom de Brutus à la tribune, tout le monde baissa tristement la tête, et du milieu de ce sénat épouvanté, qui pressentait les proscriptions, une voix, libre osa déclarer que jamais elle ne condamnerait Brutus.
 
Cicéron subit le charme comme les autres, mais ce ne fut pas sans résister. Son amitié avec Brutus a été pleine de troubles et d’orages, et, malgré la communauté de leurs opinions, il s’est élevé plus d’une fois entre eux des discussions violentes. Leurs dissentimens s’expliquent par la diversité de leurs caractères. Jamais deux amis ne se ressemblèrent moins. Il n’y avait pas d’homme qui semblât plus fait pour la société que Cicéron ; il y apportait toutes les qualités qui sont nécessaires pour y réussir, une grande flexibilité d’opinion, beaucoup de tolérance pour les autres, assez de facilité pour lui-même, le talent de manœuvrer avec aisance entre tous les partis, et une certaine indulgence naturelle qui lui faisait tout comprendre et presque tout accepter. Quoiqu’il ait fait de bien mauvais vers, il avait un tempérament de poète, une étrange mobilité d’impressions, une sensibilité irritable, un esprit souple, étendu, rapide, qui concevait promptement, mais abandonnait vite ses idées, et d’un bond passait d’un extrême à l’autre. Il n’a pas pris une seule résolution grave dont il ne se soit repenti le lendemain. Toutes les fois qu’il embrassait un parti, il n’était vif et décidé qu’au début, et allait toujours en s’attiédissant. Brutus au contraire n’avait pas un esprit rapide ; d’ordinaire il hésitait au début d’une entreprise et ne se décidait pas du premier coup. Sérieux et lent, il s’avançait en toutes choses par degrés; mais une fois qu’il était résolu, il s’enfermait dans son idée sans que rien pût l’en distraire : il s’isolait et se concentrait en elle, il s’animait, il s’enflammait pour elle par la réflexion, et finissait par n’écouter plus que cette logique inflexible qui le poussait à la réaliser. Il était de ces esprits dont Saint-Simon dit qu’ils ont une suite enragée. Son obstination faisait sa force, et César l’avait bien compris quand il disait de lui : « Tout ce qu’il veut, il le veut bien <ref> (2) On peut voir au musée Campana une statue très curieuse de Brutus. L’artiste qui l’a faite n’a point cherché à idéaliser son modèle, et il semble n’avoir aspiré qu’à une réalité vulgaire; mais on y reconnaît bien Brutus. A ce front bas, à ces os de la face accusés avec tant de lourdeur, on devine un esprit étroit et une âme entêtée. La figure a un air fiévreux et malade; elle est à la fois jeune et vieille, comme il arrive à ceux qui n’ont pas eu de jeunesse. On y sent surtout une tristesse étrange, celle d’un homme accablé sous le poids d’une destinée grande et fatale. Dans le beau buste de Brutus conservé au musée du Capitole, et dont a parlé M. Ampère (''Revue'' du 15 juillet 1855), la figure est plus pleine et plus belle. La douceur et la tristesse sont restées; l’air maladif a disparu. Les traits y ressemblent tout à fait à ceux qu’on trouve sur la fameuse médaille qui fut frappée pendant les dernières années de Brutus et qui porte a son revers un bonnet phrygien entre deux poignards, avec cette légende menaçante : ''Idus martiœ''. Michel-Ange avait commencé un buste de Brutus dont on peut voir l’admirable ébauche aux Offices de Florence. Ce n’était pas une étude de fantaisie, et l’on voit qu’il s’était servi des portraits antiques en les idéalisant.</ref>. »
 
Deux amis qui se ressemblaient si peu devaient naturellement se heurter dans toutes les occasions. Leurs premiers différends furent littéraires. C’était l’habitude alors au barreau de partager une cause importante entre plusieurs orateurs ; chacun prenait la partie qui convenait le mieux à son talent. Cicéron, contraint de paraître souvent devant les juges, y venait avec ses amis et ses disciples, et leur distribuait une part de sa tâche, afin de pouvoir y suffire. Souvent il se contentait de garder pour lui la péroraison, où son éloquence abondante et passionnée se mettait à l’aise, et leur abandonnait le reste. C’est ainsi qu’au début de leur amitié Brutus plaida à ses côtés et sous sa direction. Cependant Brutus n’était pas de son école : admirateur fanatique de Démosthène, dont il avait fait placer la statue parmi celles de ses aïeux, nourri de l’étude des Attiques, il cherchait à reproduire leur sobriété élégante et leur fermeté nerveuse. Tacite dit que ses efforts n’étaient pas toujours heureux : à force de fuir les ornemens et le pathétique, il était terne et froid; en recherchant trop la précision et la force, il devenait sec et tendu. C’étaient des défauts antipathiques à Cicéron, qui, voyant d’ailleurs dans cette éloquence, qui fit école, une critique de la sienne, essaya par tous les moyens de convertir Brutus; mais il n’y réussit pas, et sur ce point ils ne parvinrent jamais à s’entendre. Après la mort de César, et quand il s’agissait de bien autre chose que de débats littéraires, Brutus envoya à son ami le discours qu’il venait de prononcer au Capitole, et le pria de le corriger. Cicéron se garda bien d’en rien faire : il connaissait trop par expérience l’amour-propre des écrivains pour courir le risque de blesser Brutus en essayant de mieux faire que lui. Le discours du reste lui semblait fort beau, et il écrivait à Atticus qu’on ne pouvait rien voir de plus élégant ni de mieux écrit. « Pourtant, ajoutait-il, si j’avais eu à le faire, j’y aurais mis plus de passion. » Assurément Brutus ne manquait pas de passion, mais c’était comme un feu secret et contenu qui ne se communiquait qu’aux plus proches, et il répugnait à employer ces grands mouvemens et ce pathétique enflammé sans lesquels on n’entraîne pas la foule.
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C’est surtout l’étude de la philosophie qui les réunit. Tous deux l’aimaient et la cultivaient depuis leur jeunesse, tous deux semblèrent l’aimer davantage et la cultiver avec plus d’ardeur quand le gouvernement d’un seul les eut éloignés des affaires publiques; Cicéron, qui ne pouvait se faire au repos, tourna toute son activité vers elle. « La Grèce vieillit, disait-il à ses amis et à ses élèves, allons lui arracher sa gloire philosophique, » et il se mit le premier à l’œuvre, il tâtonna d’abord quelque temps et ne trouva pas du premier coup la philosophie qui convenait à ses compatriotes. Un moment il fut tenté de les diriger vers ces questions de métaphysique subtile qui répugnaient au bon sens pratique des Romains. Il traduisit le ''Timée'', c’est-à-dire ce qu’il y a de plus obscur dans la philosophie de Platon; mais il s’aperçut vite qu’il se trompait, et il s’empressa de quitter cette route où il aurait marché tout seul. Dans les ''Tusculanes'', il revint aux questions de morale appliquée et n’en sortit plus. Les caractères divers des passions, la nature propre de la vertu, la hiérarchie des devoirs, tous les problèmes qu’un honnête homme se pose pendant sa vie, surtout celui devant lequel il recule souvent, mais qui revient toujours avec une obstination terrible, et trouble à certains momens les âmes même les plus matérielles et les plus terrestres, l’avenir après la mort, voilà ce qu’il étudie sans tour de force de dialectique, sans préjugé d’école, sans parti-pris de système, et avec moins de souci d’inventer des idées nouvelles que de prendre un peu partout des principes pratiques et sensés. Tel est le caractère de la philosophie romaine, dont il faut bien se garder de médire, car son rôle a été grand dans le monde, et c’est par elle que la sagesse des Grecs, rendue plus solide à la fois et plus transparente, est arrivée jusqu’aux peuples de l’Occident. Cette philosophie date de Pharsale, comme l’empire, et elle doit beaucoup à la victoire de César, qui, en supprimant la vie politique, força les esprits curieux à chercher d’autres alimens à leur activité. Accueillie d’abord avec enthousiasme par toutes les âmes souffrantes et désœuvrées, elle devint de plus en plus populaire à mesure que l’autorité des empereurs se faisait plus lourde. A cette domination absolue que le pouvoir exerçait sur les actions extérieures, on était heureux d’opposer la pleine possession de soi que donne la philosophie; s’étudier, s’enfermer en soi-même, c’était échapper par un côté à la tyrannie du maître, et, en cherchant à se bien connaître, on semblait agrandir le terrain où sa puissance n’avait pas d’accès. Les empereurs le comprirent bien, ils furent les mortels ennemis d’une science qui se permettait de limiter leur autorité. Avec l’histoire, qui rappelait des souvenirs fâcheux, elle leur fut bientôt suspecte; c’étaient, dit Tacite, deux noms déplaisans aux princes, ''ingrata principibus nomina''.
 
Je n’ai pas à faire voir pourquoi tous les ouvrages de philosophie composés à la fin de la république ou sous l’empire ont une importance beaucoup plus grande que les livres que nous écrivons aujourd’hui sur les mêmes sujets : on l’a trop bien dit ici même <ref>(3) Voyez l’étude de M. C. Martha sur les ''Satires de Perse, Revue des Deux Mondes'' 15 septembre 1863. </ref> pour que j’aie à y revenir. Il est certain qu’en ce temps où la religion se bornait au culte, où ses livres ne contenaient que des recueils de formules et le détail minutieux des pratiques, et où elle ne se piquait d’apprendre à ses adeptes que la science de sacrifier selon les rites, la philosophie seule pouvait donner à toutes les âmes honnêtes et troublées, flottant sans direction et avides d’en trouver une, l’enseignement dont elles avaient besoin. Il faut donc ne pas oublier, quand on lit un livre de morale de cette époque, qu’il n’était pas seulement écrit pour les lettrés oisifs que charment les beaux discours, mais pour ceux que Lucrèce représente cherchant au hasard le chemin de la vie; il faut se dire qu’on a pratiqué ces préceptes, que ces théories sont devenues des règles de conduite, et que, pour ainsi parler, toute cette morale a vécu. Qu’on prenne par exemple la première ''Tusculane'' : Cicéron veut y prouver que la mort n’est pas un mal. Quel lieu-commun en apparence, et qu’il nous est difficile de ne pas regarder tous ces beaux développemens comme un exercice oratoire et une amplification d’école ! Il n’en est rien cependant, et la génération pour laquelle ils étaient écrits y trouvait autre chose. Elle les lisait à la veille des proscriptions pour retremper ses forces, et sortait de cette lecture plus ferme, plus résolue, mieux préparée à soutenir les grands malheurs qu’on prévoyait. Atticus lui-même, l’égoïste Atticus, si éloigné de risquer sa vie pour personne, y prenait une énergie inconnue. « Vous me dites, lui écrit Cicéron, que mes ''Tusculanes'' vous donnent du cœur : tant mieux. Il n’y a pas de ressource plus prompte et plus sûre contre les événemens que celle que j’indique. » Cette ressource, c’était la mort. Aussi que de gens en ont profité! Jamais on n’a vu un plus incroyable mépris de la vie, jamais la mort n’a moins fait de peur. Depuis Caton, le suicide devient une contagion, une frénésie. Les vaincus, Juba, Pétréius, Scipion, ne connaissent pas d’autre manière de se sauver du vainqueur. Latérensis se tue de regret, quand il voit son ami Lépide trahir la république; Scapula, qui ne peut plus résister dans Cordoue, fait construire un bûcher et se brûle vivant; lorsque Décimus Brutus, fugitif, hésite à choisir ce remède héroïque, Blasius, son ami, se tue devant lui, pour lui donner l’exemple. A Philippes, c’est un véritable délire. Ceux même qui pouvaient se sauver ne cherchent pas à survivre à leur défaite! Quintilius Varus se revêt des ornemens de sa dignité et se fait tuer par un esclave; Labéon creuse lui-même sa fosse et se tue sur le bord; le jeune Caton, de peur d’être épargné, jette son casque et crie son nom; Cassius est impatient et se tue trop tôt; Brutus clôt la liste par un suicide étonnant de calme et de dignité. Quel étrange et effrayant commentaire des ''Tusculanes'', et comme cette vérité générale, ainsi pratiquée par tant de gens de cœur, cesse d’être un lieu-commun!
 
C’est avec le même esprit qu’il faut étudier les trop courts fragmens qui restent des ouvrages philosophiques de Brutus. Toutes les pensées générales qu’on y trouve ne paraîtront plus insignifiantes et vagues quand on songera que celui qui les a formulées a prétendu aussi les mettre en pratique dans sa vie. Le plus célèbre de tous ces écrits de Brutus, le traité de ''la Vertu'', était adressé à Cicéron et digne de tous les deux. « C’est un bel ouvrage, dit Quintilien, où l’écrivain se montre à la hauteur du sujet qu’il traite. On sent qu’il est bien convaincu de tout ce qu’il dit. » Il nous en reste un passage important conservé par Sénèque. Dans ce passage, Brutus raconte qu’il vient de voir à Mitylène M. Marcellus, celui auquel César pardonna plus tard à la prière de Cicéron. Il l’a trouvé tout occupé d’études sérieuses, oubliant sans peine Rome et ses plaisirs, et goûtant dans ce silence et ce repos un bonheur qu’il n’avait jamais connu. « Quand il fallut le quitter, dit-il, et que je vis que je m’en allais sans lui, il me sembla que c’était moi qui partais pour l’exil, et non pas Marcellus qui y restait. » De cet exemple il conclut qu’il ne faut pas se plaindre d’être exilé, puisqu’on peut emporter avec soi toute sa vertu. La morale du livre était que pour vivre heureux on n’a besoin que de soi. C’est encore un lieu-commun, si l’on veut; mais, en essayant de conformer sa vie entière à cette maxime, Brutus en avait fait une vérité vivante. Ce n’était pas une thèse de philosophie qu’il développait, mais une règle de conduite qu’il proposait aux autres et qu’il avait prise pour lui. Il s’était accoutumé de bonne heure à se renfermer en lui-même et à y placer ses plaisirs et ses peines. De là vint cette liberté d’esprit qu’il gardait dans les affaires les plus graves, ce dédain des choses extérieures que tous les contemporains ont remarqué, et la facilité qu’il avait à s’en détacher. La veillé de Pharsale, tandis que tout le monde était inquiet et soucieux, il lisait tranquillement Polybe et prenait des notes en attendant le moment du combat. Après les ides de mars, au milieu des émotions et des frayeurs de ses amis, lui seul conservait une sérénité éternelle qui impatientait un peu Cicéron. Chassé de Rome, menacé par les vétérans de César, il se consolait de tout en disant : « Il n’y a rien de mieux que de s’enfermer dans le souvenir de ses bonnes actions et de ne pas s’occuper des événemens ni des hommes. » Cette facilité à s’abstraire des choses extérieures et à vivre en soi-même est certainement une qualité précieuse pour un homme de réflexion et d’étude : c’est l’idéal que se propose un philosophe; mais n’est-elle pas un danger, une faute chez un homme d’action et un politique? Convient-il de se détacher de l’opinion des autres, quand le succès des choses qu’on entreprend dépend de l’opinion? Sous prétexte d’écouter sa conscience et de la suivre résolument, doit-on ne tenir aucun compte des circonstances et s’engager au hasard dans des aventures sans résultat? Enfin, en voulant se tenir en dehors de la foule et se préserver absolument de ses passions, ne risque-t-on pas de perdre le lien qui attache à elle et de devenir incapable de la conduire? Appien, dans le récit qu’il fait de la dernière campagne de l’armée républicaine, raconte que Brutus était toujours maître de lui, et qu’il se tenait presque en dehors des graves affaires qui se débattaient. Il aimait à causer et à lire ; il visitait en curieux les lieux qu’on traversait et faisait parler les gens du pays : c’était un philosophe au milieu des camps. Cassius au contraire, uniquement occupé de la guerre, ne se laissant jamais détourner ailleurs, et pour ainsi dire tendu tout entier vers ce but, ressemblait à un gladiateur qui combat. Je soupçonne que Brutus devait un peu dédaigner cette fiévreuse activité toute renfermée dans des soins vulgaires, et que ce rôle de gladiateur le faisait sourire. Il avait tort : c’est aux gladiateurs qu’appartient le succès dans les choses humaines, et l’on n’y réussit qu’en y mettant son âme tout entière. Quant à ces spéculatifs renfermés en eux-mêmes, qui veulent se tenir en dehors et au-dessus des passions du jour, ils étonnent la foule et ne l’entraînent pas; ils peuvent être des sages, ils font de mauvais chefs de parti.
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Tout parti commence par se chercher un chef. Si l’on avait voulu continuer les traditions de la guerre précédente, ce chef était tout trouvé : il restait un fils de Pompée, Sextus, échappé par miracle de Pharsale et de Munda, et qui avait survécu à tous les siens. Vaincu, mais non découragé, il errait dans les montagnes ou le long des rivages, tour à tour partisan habile, pirate audacieux, et les pompéiens obstinés se réunissaient autour de lui; mais on ne voulait plus être pompéien. On souhaitait avoir pour chef quelqu’un qui ne fût pas seulement un nom, mais un principe, qui représentât la république et la liberté sans arrière-pensée personnelle. Il fallait que, par sa vie, ses mœurs, son caractère, il fût en opposition complète avec le gouvernement qu’on allait attaquer. On le voulait honnête parce que le pouvoir était corrompu, désintéressé pour protester contre ces convoitises insatiables qui entouraient César, déjà illustre, afin que les élémens divers dont se composait le parti fléchissent sous lui, jeune pourtant, car on avait besoin d’un coup de main. Or il n’y avait qu’un seul homme qui réunît toutes ces qualités : c’était Brutus. Aussi tout le monde avait-il les yeux sur lui. La voix publique le désignait comme le chef du parti républicain alors même qu’il était encore l’ami de César. Quand les premiers conjurés allaient de tous côtés cherchant des complices, on leur faisait toujours la même réponse : « Nous en serons, si Brutus nous conduit, » César lui-même, malgré sa confiance et son amitié, semblait quelquefois pressentir d’où lui viendrait le danger. Un jour qu’on lui faisait peur du mécontentement et des menaces d’Antoine et de Dolabella : « Non, répondit-il, ce ne sont pas ces débauchés qui sont à craindre; ce sont les maigres et les pâles. » Il voulait surtout désigner Brutus.
 
A cette pression de l’opinion publique, qui disposait de Brutus et l’engageait sans son aveu, il fallait bien ajouter des excitations plus précises pour le décider; elles lui vinrent de tous les côtés. Je n’ai pas besoin de rappeler ces billets qu’il trouvait sur son tribunal, ces inscriptions qu’on plaçait au bas de la statue de son aïeul <ref> (4) Ceux qui employaient ces manœuvres savaient bien qu’ils prenaient Brutus par son endroit le plus sensible. Sa descendance de celui qui chassa les rois était très contestée. Plus on la regardait comme douteuse, plus il tenait à l’établir. Lui dire : « Non, tu n’es pas Brutus, » c’était le mettre en demeure ou en tentation de prouver son origine par ses actions.</ref>, et toutes ces manœuvres habiles que Plutarque a si bien racontées; mais personne n’a mieux servi les desseins de ceux qui voulaient faire de Brutus un conspirateur que Cicéron, qui pourtant ne les connaissait pas. Ses lettres nous montrent dans quelle disposition d’esprit il était alors. Le dépit, la colère, le regret de la liberté perdue y éclatent avec une singulière vivacité. « J’ai honte d’être esclave, » écrit-il un jour à Cassius sans se douter qu’à ce moment même Cassius cherchait dans l’ombre les moyens de ne plus l’être. Il était impossible que ces sentimens ne se fissent pas jour dans les livres qu’il publiait alors. Nous les y retrouvons aujourd’hui que nous les lisons de sang-froid; à plus forte raison les devait-on voir quand ces livres étaient commentés par la haine et lus avec des yeux que la passion rendait pénétrans. Que d’épigrammes y étaient saisies qui nous échappent! Que de mots piquans et amers, inaperçus aujourd’hui, étaient alors applaudis au passage et répétés malignement dans ces entretiens où l’on déchirait le maître et ses amis ! C’était là ce que Cicéron appelle spirituellement « les morsures de la liberté, qui ne déchire jamais mieux que lorsqu’on l’a quelque temps muselée. » Avec un peu de complaisance, on trouvait partout des allusions. Si l’auteur parlait avec tant d’admiration de l’antique éloquence, c’est qu’il voulait faire honte de ce forum désert et de ce sénat muet; les souvenirs du régime ancien n’étaient rappelés que pour attaquer le nouveau, et l’éloge des morts devenait la satire des vivans. Cicéron comprenait bien toute la portée de ses livres quand il en disait plus tard : «Ils furent pour moi comme un sénat, comme une tribune d’où je pouvais parler. » Rien n’a plus servi à irriter l’opinion publique, à jeter dans les âmes le regret du passé et le dégoût du présent, à préparer enfin les événemens qui allaient suivre.
 
Brutus, en lisant les écrits de Cicéron, devait être plus ému qu’aucun autre; c’est à lui qu’ils étaient dédiés, c’est pour lui qu’ils étaient faits. Quoique destinés à agir sur le public entier, ils contenaient des parties qui s’adressaient plus directement à lui. Cicéron ne cherchait pas seulement à réveiller ses sentimens patriotiques, il lui rappelait les souvenirs et les espérances de sa jeunesse. Avec une habileté perfide, il intéressait même sa vanité à la restauration de l’ancien gouvernement en montrant quelle place il aurait pu s’y faire. « Brutus, lui disait-il, je sens ma douleur se ranimer en jetant les yeux sur vous et en pensant que, lorsque votre jeunesse s’élançait avec impétuosité vers la gloire, vous avez été arrêté tout à coup par la malheureuse destinée de la république. Voilà le sujet de ma douleur, voilà la cause de mes soucis et de ceux d’Atticus, qui partage mon estime et mon affection pour vous. Vous êtes l’objet de tout notre intérêt, nous désirons que vous recueilliez les fruits de votre vertu; nous faisons des vœux pour que l’état de la république vous permette un jour de faire revivre et d’augmenter encore la gloire des deux illustres maisons que vous représentez. Vous deviez être le maître au Forum, y régner sans rival; aussi sommes-nous doublement affligés que la république soit perdue pour vous; et vous pour la république. » De semblables regrets exprimés de cette façon, et dans lesquels l’intérêt privé se mêlait à l’intérêt public, étaient bien faits pour troubler Brutus. Antoine n’avait pas tout à fait tort quand il accusait Cicéron d’avoir été complice de la mort de César. S’il n’a pas frappé lui-même, il a armé les bras qui frappèrent, et les conjurés n’étaient que justes lorsqu’au sortir du sénat après les ides de mars, ils appelaient Cicéron en agitant leurs épées sanglantes.
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GASTON BOISSIER.
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<small> (1) L’authenticité de ces lettres a été souvent contestée depuis le siècle dernier. Tout récemment encore la question a été débattue en Allemagne avec beaucoup de vivacité, et un illustre critique, F. Hermann de Gœttingue, a publié des mémoires très remarquables, et auxquels il me semble difficile de répondre, pour établir qu’elles sont bien de Brutus et de Cicéron. Je les tiens donc pour authentiques, et je me servirai d’elles sans scrupule.</small><br />
<small> (2) On peut voir au musée Campana une statue très curieuse de Brutus. L’artiste qui l’a faite n’a point cherché à idéaliser son modèle, et il semble n’avoir aspiré qu’à une réalité vulgaire; mais on y reconnaît bien Brutus. A ce front bas, à ces os de la face accusés avec tant de lourdeur, on devine un esprit étroit et une âme entêtée. La figure a un air fiévreux et malade; elle est à la fois jeune et vieille, comme il arrive à ceux qui n’ont pas eu de jeunesse. On y sent surtout une tristesse étrange, celle d’un homme accablé sous le poids d’une destinée grande et fatale. Dans le beau buste de Brutus conservé au musée du Capitole, et dont a parlé M. Ampère (''Revue'' du 15 juillet 1855), la figure est plus pleine et plus belle. La douceur et la tristesse sont restées; l’air maladif a disparu. Les traits y ressemblent tout à fait à ceux qu’on trouve sur la fameuse médaille qui fut frappée pendant les dernières années de Brutus et qui porte a son revers un bonnet phrygien entre deux poignards, avec cette légende menaçante : ''Idus martiœ''. Michel-Ange avait commencé un buste de Brutus dont on peut voir l’admirable ébauche aux Offices de Florence. Ce n’était pas une étude de fantaisie, et l’on voit qu’il s’était servi des portraits antiques en les idéalisant.</small><br />
<small>(3) Voyez l’étude de M. C. Martha sur les ''Satires de Perse, Revue des Deux Mondes'' 15 septembre 1863. </small><br />
<small> (4) Ceux qui employaient ces manœuvres savaient bien qu’ils prenaient Brutus par son endroit le plus sensible. Sa descendance de celui qui chassa les rois était très contestée. Plus on la regardait comme douteuse, plus il tenait à l’établir. Lui dire : « Non, tu n’es pas Brutus, » c’était le mettre en demeure ou en tentation de prouver son origine par ses actions.</small><br />
 
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GASTON BOISSIER.