« Les Afghans chez eux - Souvenirs d’une mission politique anglaise » : différence entre les versions

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Les Anglais, maîtres de l’Inde, n’ont connu que bien tard le pays où un ancien proverbe national plaçait la clé de leur immense possession. En 1815 seulement, les intéressans récits de l’honorable Mountstuart Elphinstone leur révélèrent, sinon l’existence, au moins l’organisation sociale et politique du « royaume de Caboul, » comme on l’appelait alors. Résident accrédité à la cour de Poonah, M. Elphinstone était allé vérifier sur place en 1808 l’importance militaire de ce pays, qu’on regardait à cette époque comme une des étapes de l’armée d’invasion que la Russie et la France, au lendemain de Tilsitt, pensèrent un moment lancer contre l’empire anglo-indien. Il y trouva en effet, étudiant le terrain comme il l’étudiait lui-même, d’intelligens ingénieurs envoyés en Perse à la suite du général Gardanne, et put s’assurer que la route d’attaque par Constantinople, Téhéran, Hérat et Caboul était déjà tracée dans l’esprit aventureux des deux empereurs; mais leur étroite amitié, cimentée par l’espoir de spoliations grandioses, ne devait pas durer plus d’un jour, et de toutes ces appréhensions qu’elle avait causées à l’Angleterre, ainsi menacée dans la plus vaste de ses colonies, il ne resta que les souvenirs de la mission confiée à M. Elphinstone.
 
Ces souvenirs s’effacèrent bientôt, et une vingtaine d’années plus tard ce fut une nouvelle révélation pour la grande masse du peuple anglais que celle d’un pays appelé l’Afghanistan <ref> (1) On nous permettra peut-être, dans une note, de préciser le sens géographique du mot ''Afghanistan'', et de faire le dénombrement des peuples divers qui habitent cette contrée, encore assez imparfaitement connue.<br/> Le ''Wilayat'', le pays des Afghans, se compose de deux régions distinctes de nom et de caractère. La première est le Caboul ou Caboulistan, comprenant les districts montagneux au nord de Ghazni ou Ghuznee, et le Sufai-Koh jusqu’à la chaîne appelée l’Hindou-Koush. Le Caboulistan est limité à l’ouest par le pays des Hazarahs (le ''Paropamisus'' des anciens), à l’est par l’Abba-Sin ou Père des Fleuves (l’Indus). La seconde région du Wilayat est le Khorassan ou Zabulistan, alpestre vers sa frontière orientale, grand plateau désert sur toutes ses limites occidentales, qui, s’étendant au sud et à l’ouest à partir de la latitude de Ghazni, va rejoindre les confins de la Perse, dont il est séparé vers le sud par le désert de Sistan. Au sud encore, il est séparé du Belouchistan par la chaîne des monts Washati, les provinces de Sarawan et de Kach-Gandaba, au septentrion par les montagnes de Hazarah et de Ghor, à l’est par la rangée de montagnes qui portent le nom de Soulaïman et par les rameaux qui s’en détachent, ainsi que par le Daman, territoire situé à leur base et qui va rejoindre l’Indus. Il ne faudrait pas confondre le Khorassan dont nous parlons avec la vaste province du même nom qui se trouve à l’est de l’empire persan et se rattache aux limites nord-ouest du Khorassan des Afghans. Voici maintenant le chiffre approximatif des races qui habitent ces régions, assez imparfaitement limitées par suite des guerres et conquêtes qui en modifient à chaque instant les frontières : Afghans proprement dits, 3 millions; Tajiks, 500,000: Kazzilbashs, 200,000; Hazarahs, de 50 à 60,000; Hindki (Hindous) et Jauts, 600,000; montagnards du Caboul (Nimcha, Deggani, Luggani, etc.), 150,000. Des tribus. afghanes, les unes sont nomades, les autres sédentaires.</ref>, situé par-delà le pays des Radjpoutes et celui des Sikhs, et qui prenait tout à coup une véritable importance politique par suite des agressions imprévues de la Perse contre une ville nommée Hérat. Ces agressions, au dire des gens experts, étaient inspirées par la Russie. Le chah, une fois maître de Hérat, élèverait des prétentions sur Ghuznee, puis sur Kandahar, et son armée de quarante mille hommes, avant-garde d’une expédition russe, lui fraierait ainsi le chemin jusqu’au seuil de l’Inde anglaise. Il n’est pas très bien établi maintenant que la Russie eût des plans aussi arrêtés, et fût prête à une si périlleuse entreprise; mais en 1835 et dans les années suivantes ceci ne faisait pas doute aux yeux des agens anglais, qui communiquèrent aisément leurs craintes au gouvernement de Calcutta. On vit alors, par suite d’une panique inexplicable, lord Auckland, le gouverneur général, se précipiter au-devant du danger qu’il redoutait, et hâter par ses anxiétés à contre-sens une catastrophe qui était bien loin d’être imminente.
 
La compagnie des Indes, dès lors en décadence, fut entraînée, malgré qu’elle en eût (1838), à cette guerre étrange où, prenant part tout à coup aux guerres intestines de l’Afghanistan, les Anglais, de concert avec leur douteux allié Runjet-Sing, allèrent détrôner Dost-Mohammed, le « roi de Caboul, » afin d’installer à sa place un prince, jadis déchu, qu’ils regardaient comme leur créature à jamais dévouée. Cette restauration ridicule et vaine fut accomplie au prix des plus grands dangers et des plus grands sacrifices. Le 7 août 1839, Dost-Mohammed cédait son sceptre au protégé des Anglais et se retirait à Calcutta, sous la protection même de ceux qui venaient de le détrôner; puis, après trois années d’éphémère domination, l’armée anglaise, très imprudemment réduite et placée sous les ordres d’un vieux général inhabile, se vit tout à coup en face d’une insurrection presque générale, qui éclata sur la nouvelle du remplacement de lord Auckland par lord Ellenborough (novembre 1841, janvier 1842). Les principaux représentans de la politique anglaise, Burnes et M’Naghten, furent immolés, comme le lieutenant Wyburd gavait été à Khiva, comme l’avaient été à Bokhara le colonel Stoddart et le capitaine Conolly; puis, dans une journée de néfaste mémoire, l’Angleterre apprit avec stupeur que, de toute l’armée laissée par elle dans l’Afghanistan, quelques hommes à peine avaient pu rentrer sur le territoire anglo-indien. Invités à quitter Caboul au cœur même de l’hiver, le 6 janvier 1842, quatre mille cinq cents soldats de la compagnie, suivis de douze mille indigènes, serviteurs indispensables de toute armée en campagne, plus un nombre considérable de femmes et d’enfans qu’avait attirés l’ombre protectrice du drapeau britannique, se virent décimés, dès le premier jour de marche, par la faim, le froid, les attaques de l’ennemi. Ce fut, sur une moindre échelle, une retraite de Russie. Le sang ruisselait sur la neige étincelante des montagnes, les cadavres, durcis par la gelée, bordaient les sentiers ardus, encombraient les défilés étroits. De ses bras énervés par le manque de nourriture, engourdis par la bise glaciale, plus d’une mère se vit arracher l’enfant qu’elle emportait dans sa fuite, et mourut, le laissant esclave aux mains d’un soldat féroce. Tel fut le sort de l’un des deux écrivains dont nous invoquerons aujourd’hui le témoignage sur ce peuple étrange, qui se révélait ainsi à l’Europe étonnée par une victoire complète remportée au détriment de la toute-puissante Angleterre.
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Assuré désormais de vivre en paix avec ses redoutables voisins, Dost-Mohammed reprit par degrés une attitude indépendante et aborda peu à peu la politique d’agrandissement qui est celle de tout despote oriental. En 1850, il conquit Balkh et son territoire ; en 1854, il annexa la principauté de Kandahar au royaume de Caboul. Hérat, restée sous un chef indépendant, changea plusieurs fois de maîtres de 1852 à 1856, époque où Isa-Khan, qui s’y était emparé du pouvoir, menacé par les Afghans, invoqua la protection du chah de Perse, et l’obtint immédiatement en dépit des traités passés entre ce prince et le gouvernement anglais. On sait que la conséquence de cette infraction fut la guerre de 1857 entre l’Angleterre et la Perse, guerre à peine terminée lorsque la révolte des cipayes, éclatant à l’improviste, vint compliquer les affaires anglo-indiennes.
 
C’est au début de la guerre de Perse, au mois de janvier 1857, que se renouèrent les rapports politiques de l’Angleterre et des Afghans. L’émir Dost-Mohammed, pendant son séjour à Calcutta, s’était mis au courant des tendances et des traditions de la politique anglaise. Les progrès continuels de ces perpétuels envahisseurs qui de, proche en proche, et moyennant l’annexion du Pendjab, étaient arrivés jusqu’à la limite de ses états, ne l’avaient pas laissé sans de graves méfiances; mais il avait appris à les estimer autant qu’il pouvait les craindre, et lorsqu’il se vit menacé par l’occupation d’Hérat livrée aux Persans, lorsque sa frontière occidentale lui parut compromise, il n’hésita pas à solliciter les secours du gouvernement britannique. Ses ouvertures ne pouvaient être repoussées, puisqu’elles offraient l’occasion d’effacer de fâcheux souvenirs, de renouer avec les Afghans les bons rapports si gratuitement détruits par les imprudences de lord Auckland, et de créer ainsi une barrière de plus sur cette route des Indes que l’ambition moscovite (à ce qu’on croit du moins) fait explorer par la Perse en attendant le jour où elle pourra s’y lancer elle-même. L’émir, invité à Peshawur <ref>(2) On suit ici l’orthographe anglaise pour les noms propres; on prononce ''Pichaour''. </ref>, s’y rendit auprès de sir John Lawrence, lieutenant-gouverneur du Pendjab et pays adjacens; là fut conclu entre ces deux personnages un véritable traité d’alliance offensive et défensive contre la Perse, ennemie commune des deux états. Pour mettre l’émir à même de lever et d’entretenir une armée qui pût chasser les forces persanes jetées dans Hérat, un subside mensuel d’un ''lack'' de roupies (250,000 francs environ) lui fut libéralement alloué, mesure excellente lorsqu’elle fut prise, mais qui devint bien plus essentielle encore au moment de la grande révolte qui allait la suivre de si près. Alors en effet Dost-Mohammed, sollicité, pressé, assiégé de mille provocations, put se croire un instant l’arbitre des destinées de l’Inde. Quelle importance redoutable n’aurait pas prise le rôle de l’émir, s’il avait mené ses hordes belliqueuses au secours du grand-mogol assiégé dans Delhi par des forces manifestement insuffisantes? Mais Dost-Mohammed n’était pas seulement l’obligé, il était le pensionnaire de ses amis de la veille, qui, la guerre persane achevée, s’étaient bien gardés de casser aux gages un allié de cette importance. La crainte seule n’eût peut-être pas maintenu sa fidélité chancelante. Jointe à la cupidité satisfaite, elle lui donna la force de résister à l’impulsion qu’il recevait de toutes parts et d’ajourner les déterminations hasardeuses auxquelles l’irritation populaire semblait le convier énergiquement.
 
Dans ce traité de janvier 1857, une stipulation particulière réglait l’envoi d’une mission militaire anglaise qui, sous la protection de l’émir, surveillerait les mouvemens des forces persanes, tiendrait les autorités du Pendjab au courant de tous les incidens militaires survenus à la frontière occidentale de l’Afghanistan, et veillerait enfin au bon emploi des subsides, fournis pour un but essentiellement déterminé. La mission partit de Peshawur le 13 mars 1857, sous les ordres du major Lumsden, organisateur et chef du corps des guides, joignit le 20 du même mois, sur les bords de la rivière Kurram, l’escorte que l’émir avait envoyée au-devant d’elle, franchit, non sans difficulté, après quatre jours entiers de retard, les défilés montagneux dont quelques bandes armées prétendaient lui interdire l’accès nonobstant les ordres du souverain, arriva le 8 avril devant les fameux ''minarets'' de Ghuznee <ref>(3) Deux grosses tours de briques rouges, finement sculptées et décorées d’anciennes inscriptions arabes. Situées à près de 300 mètres l’une de l’autre, elles passent pour marquer les limites de ce qui était autrefois la salle où le fameux sultan Mahmoud donnait ses audiences publiques. </ref>, et le 25 fit son entrée solennelle à Kandahar, où elle demeura pendant tout le reste de son séjour chez les Afghans, l’émotion populaire causée par les événemens de l’Inde n’ayant jamais permis à l’émir de mander auprès de lui ces hôtes incommodes, qu’il ne voulait ni protéger trop ouvertement, ni exposer à la haine dont ils étaient l’objet. Le mandat spécial des envoyés anglais avait d’ailleurs pris fin dès leur arrivée, la paix entre l’Angleterre et la Perse ayant été signée à Paris six jours avant qu’ils eussent quitté Peshawur <ref> (4) Le 4 mars 1857.</ref>. Ils n’en restèrent pas moins à leur poste, inutilement périlleux, jusqu’au 15 mai 1858, date précise de leur départ, ayant donc ainsi vécu plus d’un an au centre même de ce pays, dont aucun de leurs compatriotes n’eût impunément franchi la frontière pendant les quinze années précédentes.
 
Le soin de raconter les incidens de cette mission politique semblait dévolu à l’officier éminemment distingué qui en avait la direction suprême, mais une tâche de si longue haleine n’a sans doute pas trouvé place dans l’existence active du commandant des guides, investi coup sur coup, dès son retour dans les provinces du nord-ouest, des fonctions les plus absorbantes. Fort heureusement pour nous, il était accompagné d’un médecin militaire, M. H. W. Bellew, à qui sa profession donnait des privilèges spéciaux, et dont les études variées faisaient un observateur plus complet peut-être et mieux qualifié que son chef lui-même. C’est de son ''Journal'', fort exactement tenu, c’est aussi de l’étude historique placée en tête de ce journal que nous essaierons de tirer quelques renseignemens sur un pays strictement interdit à la curiosité des voyageurs ordinaires, et sur lequel il n’existait, avant le voyage d’Elphinstone, aucune indication de quelque valeur. Pour les compléter, nous puiserons au besoin dans les souvenirs autobiographiques d’un jeune Anglais, ramassé tout enfant sur le champ de bataille de la vallée de Tezeen, où les débris de l’armée anglaise, après l’évacuation de Caboul, furent cernés et massacrés à loisir, et qui, après toute sorte d’aventures plus ou moins authentiques, est parvenu à reprendre sa place parmi ses compatriotes. Ce personnage, auquel les plus grands noms officiels de l’Inde anglaise (lord Elphinstone, sir John Lawrence, M. Charles Murray) ont bien voulu servir de garans et en quelque sorte de parrains, a reçu d’eux le nom de John Campbell. Avant de redevenir Anglais, il portait celui de Feringhee-Bacha. Ses récits, dictés à l’un des professeurs chargés de son éducation, ne portent pas en eux-mêmes le cachet d’une véracité absolue. Il semble par momens que l’imagination du jeune aventurier se dédommage des efforts qu’on demande à sa mémoire. Acceptés néanmoins par les imposantes autorités que nous venons de nommer, ces chapitres singuliers ne nous trouvent qu’à demi incrédules; nous nous méfions modestement de nos méfiances, et nous nous bornerons à regretter que la vérité puisse ressembler de si près, avec la logique de moins, à un conte de la sultane Shéhérazade.
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La race afghane proprement dite revendique une origine juive. Ses traditions écrites, qui sont nombreuses, puisque M. Bellew a pu consulter jusqu’à sept histoires différentes de ce peuple à part <ref>(5) Cinq en langue persane, deux dans l’idiome ''puchtu'', qui est celui de la nation. La plus ancienne a deux cent cinquante-deux ans d’existence, la plus moderne soixante-quatorze. </ref>, s’accordent sur leur point de départ, qui est le règne de Sarul (Saül), appartenant à la tribu de Benjamin (Ibnyamin). Ce puissant monarque aurait eu deux fils, posthumes, nés à la même heure de deux femmes différentes, toutes deux appartenant à la tribu de Lawi (Lévi). Élevés par David, successeur de Saül, ces deux princes, Barakiah et Iramia (Jérémie), devinrent avec le temps, l’un premier ministre et l’autre général en chef de l’armée. Le premier eut un fils nommé Assaf (Joseph), le second un fils nommé Afghana, lesquels, sous le règne de Suleïman (Salomon), héritèrent des emplois paternels. Afghana présida, sous le contrôle de Salomon, à l’érection du ''Bait-ul-Mukaddas'' (le fameux temple de Jérusalem), commencé par David. Lors de la prise du Bait-ul-Mukaddas par Buckhtu-n-Nasr (Nabuchodonosor), la tribu d’Afghana demeura obstinément fidèle à la religion de ses pères, et après de longues persécutions, de nombreux massacres, se vit expulsée du pays de Sham (Palestine) par ordre du conquérant idolâtre. C’est alors que ses débris se réfugièrent dans le Kohistan-i-Gor et le Koh-i-Faroza, où ils reçurent de leurs voisins tantôt le nom de Aoghans ou Afghans, tantôt celui de Bani-lsraël. Vainqueurs, après bien des luttes, de tous les peuples païens établis avant eux dans le pays montagneux et désert où l’exil les avait conduits, ils en devinrent les maîtres; puis, avec le cours des siècles, devenus de plus en plus nombreux, de plus en plus puissans, ils étendirent leurs frontières jusqu’aux territoires de Kohistan-i-Kaboul, de Kandahar et de Ghuznee.
 
Plus de quinze cents ans s’étaient écoulés depuis la mort de Suleïman, lorsque les Afghans entendirent parler pour la première fois d’une croyance nouvelle qui allait devenir la leur. Un Israélite qui, après la dispersion du peuple juif, s’était établi en Arabie, et que Mahomet avait compté au nombre de ses premiers disciples, fut l’instrument de leur conversion. Il leur notifia l’avènement du dernier des prophètes, et ils lui députèrent à Médine, pour s’entendre avec lui, une députation de leurs anciens, conduite par Kais, le plus pieux et le plus savant docteur de la nation. Ces sages adoptèrent avec enthousiasme la religion nouvelle, et déployèrent un zèle assez ardent pour mériter les récompenses spéciales du prophète, qui témoigna sa satisfaction à ces Hébreux convertis en leur donnant des noms arabes et en leur promettant que le titre de ''malik'' (prince), qu’ils avaient donné jadis à Saül <ref>(6) Ils l’avaient surnommé ''malik-twalut'', prince de la stature ou prince altesse. </ref>, ne leur serait jamais enlevé. De là vient que le chef de chaque fraction de tribu afghane s’enorgueillit de le porter encore aujourd’hui.
 
De retour chez ses compatriotes, Kais travailla sérieusement à les convertir, et fit faire quelques progrès à l’islamisme; mais il est à croire que les Sarrasins, qui, portant de tous côtés le fer et la flamme, traversèrent le pays des Afghans pour se jeter sur la vaste péninsule indienne, furent pour beaucoup dans le succès de son apostolat. Quelques tribus cependant, retranchées dans des solitudes inaccessibles, laissèrent passer le torrent et gardèrent encore longtemps leur foi primitive, lisant le Pentateuque (''Tauret-Kwan'') et obéissant aux prescriptions de la loi mosaïque.
 
De l’ère mahométane datent les premières données un peu positives qu’on puisse avoir sur l’histoire politique des Afghans, ou, pour leur donner le nom qu’ils s’attribuent, de la nation ''puchtanah'' <ref> (7) Ce mot, dérivé, selon les uns, de l’hébreu, du syriaque selon les autres, correspond à l’idée de « peuple affranchi. » Le mot ''afghan'' offre précisément le même sens, s’il est vrai que la mère de cet Afghana dont nous venons de parler l’ait ainsi nommé d’après le cri qu’elle avait poussé en le mettant au monde à la suite d’un accouchement laborieux : «''Afghana''! » c’est-à-dire, je suis ''délivrée''! </ref>. Kais eut trois fils, auxquels font remonter leur généalogie toutes les deux cent soixante-dix-sept tribus ou ''khails'' qui constituent le pur noyau de la race. Ceux de nos lecteurs qui s’intéresseraient à l’histoire de ces trois fils (Saraban, Batan et Gurghusht) et à la chronique particulière des ''Sarabanai, Batanai'' et ''Gurghushtai'' pourront recourir à l’ouvrage de M. Bellew. Nous n’en voulons tirer, quant à nous, que ce fait spécial d’une certaine valeur pratique : la prédominance d’une race à part sur d’autres races qui parlent le même langage, qui ont des origines probablement identiques, professent le même culte, observent les mêmes lois. Il y a là une tradition juive, un reflet de ce dogme qui nous présente les Hébreux comme une race élue entre toutes pour être le peuple de Dieu. Ajoutons que le type juif et le type afghan, surtout dans les tribus nomades qui habitent le nord du pays, offrent une frappante analogie. Mêmes traits de ressemblance dans certaines coutumes traditionnelles. L’immolation de l’agneau pascal se retrouve dans les sacrifices que les Afghans offrent à Dieu en cas de maladie ou de tout autre mauvaise chance, arrosant du sang de la victime le seuil et les montans de la porte qui donne accès dans la maison atteinte par le fléau. Un village est-il menacé de contagion, ils chargent en grande cérémonie du fardeau des péchés de la communauté la tête d’un buffle ou d’une vache qu’ils chassent ensuite dans le désert, au bruit des tambours et des clameurs poussées à l’envi par le peuple et les prêtres. Ici reparaît le « bouc émissaire » des Juifs. Le blasphémateur, chez les Afghans comme chez les sectateurs de Moïse, est lapidé hors de l’enceinte habitée sur laquelle ses paroles impies appellent la vengeance divine. Le suppliant ou celui qui demande réparation d’une injure se présente devant les arbitres de son sort, portant sur la tête, en signe de soumission, un vase rempli de charbons ardens. Encore une coutume d’Israël : l’allotement égal des terres entre les diverses familles d’une tribu se fait chez les Afghans comme on le voit décrit au dernier chapitre du livre des ''Nombres'', et il a pour conséquence que les mariages se contractent fréquemment entre membres de la même tribu, pour ne pas aliéner, en s’unissant au dehors, une partie de l’héritage commun. Dans le sein de la tribu s’accomplissent aussi, en vertu de stipulations d’ailleurs tout à fait volontaires, des échanges de domaines, motivés par la valeur inégale des terres allouées à chaque famille. Tous les cinq, tous les dix ans, suivant la coutume, les terres passent d’une main dans l’autre, et au bout d’un certain laps de temps chacun a possédé tour à tour les bonnes et les mauvaises portions du sol commun. De là des émigrations qui se font par villages entiers, et à la suite desquelles le territoire occupé à nouveau se répartit entre les familles survenantes au moyen d’un nouvel allotement que les Afghans appellent tantôt ''pucha'', tantôt ''purra''. Ce dernier mot est d’origine juive <ref>(8) ''Pur'' en hébreu, lot, quote-part, — d’où la fête commémorative du ''Purim''. </ref>.
 
En voilà bien assez pour justifier jusqu’à un certain point le célèbre orientaliste William Jones, qui reconnaissait chez les Afghans un rameau égaré de la souche israélite, opinion repoussée dédaigneusement par M. Elphinstone et par la ''Revue d’Edimbourg'' <ref> (9) Vol. XXV, n° d’octobre 1815.</ref>, sous cet unique prétexte de la différence absolue qui existe entre l’idiome hébreu et la langue ''puchtu''. A cette différence que les circonstances historiques peuvent expliquer, nous opposerons le génie même de la race afghane, identique à celui de la race juive : cette énergie indomptable, cette force de résistance, ce besoin de secouer toute espèce de joug, cette volonté d’user toute oppression qui se retrouve chez les tribus du Wilayat aussi bien que chez les fractions du peuple d’Israël disséminées dans tous les pays connus. Cette indépendance farouche, source d’anarchie et de désordres fort graves, ne les en avait pas moins signalés à l’estime, je dirais presque au respect de M. Elphinstone. Après avoir vu, pendant ses longs voyages à travers l’Asie, l’esclavage sous toutes ses formes, la tyrannie partout triomphante, il lui plaisait, à ce fier Anglais, de retrouver enfin l’homme debout, regardant en face ceux qui prétendent le dominer, et leur disputant pied à pied les privilèges d’une autorité abusive. Dans les assemblées de la tribu (''Jirgas''), dans celles des chefs de tribus, tenues autour du khan lui-même, il reconnaissait cette distribution patriarcale du pouvoir qui garantissait la liberté relative des membres du clan d’Ecosse. Le khannat d’ailleurs n’étant pas héréditaire, l’ascendant du chef de clan se trouvait limité. C’était un magistrat plutôt qu’un prince, tenu de plus à respecter, outre les lois du Koran, le droit traditionnel et coutumier du pays, le ''puchtimwalah'', sans compter les prescriptions impérieuses de cet autre code non écrit, celui « de l’honneur afghan » (''nang-i-putchana''), qui est à chaque instant invoqué par ces orgueilleux montagnards.
 
« Rien ne saurait mieux rappeler ce qu’était jadis l’Ecosse, dit M. Elphinstone, dont nous abrégeons une des pages les plus éloquentes : le roi exerçant un pouvoir presque illimité sur les villes et leurs territoires adjacens, les clans les plus voisins dans une sujétion très précaire, les plus éloignés jouissant d’une indépendance presque absolue; mêmes intrigues et mêmes factions parmi les nobles en rapport avec la cour, mêmes relations entre les grands vassaux et le souverain. Cet ordre de choses a ses inconvéniens, je l’avoue, et on peut se demander s’il engendre la même somme de bon ordre, de tranquillité, de bonheur par conséquent, que peut donner une monarchie absolue, même d’après le régime asiatique. Je crois qu’en posant ainsi la question, on se placerait à un point de vue erroné. Les Afghans aiment leur constitution populaire, l’intérêt qu’elle met dans leur existence agitée, les notions d’indépendance et de dignité personnelles qui se trouvent ainsi maintenues chez eux, le courage, l’intelligence qu’elle les oblige à déployer, et l’élévation de caractère que cette activité, cette indépendance ne peuvent manquer de leur procurer.
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L’islamisme est là, comme presque partout ailleurs, une religion de préceptes, de cérémonies et de formules, qui n’a sur les cœurs aucune prise, si ce. n’est accidentellement, par quelques superstitions; un très grand nombre d’Afghans, professant extérieurement le culte de Mahomet, se déclarent, dans leurs épanchemens intérieurs, des ''sufis'' ou philosophes. Ce sont de purs déistes admettant une création et par conséquent un créateur, mais ne croyant à aucun des messagers ou prophètes de cette divinité plus ou moins bien conçue. Ils aiment à traiter les matières théologiques, mais leurs controverses et leurs spéculations ont un cachet d’obscure subtilité qui déroute en peu d’instans l’auditeur le plus attentif. Le populaire honore les saints, croit aux sorciers, aux amulettes, à l’astrologie, à toute sorte de présages que le hasard fournit, que la sottise interprète.
 
Ce serait omettre un côté important de notre sujet que de ne pas dire quelques mots de l’organisation militaire de ce pays, appelé peut-être, dans l’avenir, à un rôle essentiel, soit qu’il ait encore à combattre les progrès de l’ambition anglo-indienne, soit qu’il ait à intervenir dans le duel futur de la Russie et de la Grande-Bretagne, toutes deux engageant le fer dès aujourd’hui et se portant des atteintes détournées en attendant que la lutte devienne plus franche. Il y a dans l’Afghanistan une armée régulière et une milice nationale. La première comprend dix-sept ou dix-huit régimens d’infanterie, disciplinés à l’européenne et portant les uniformes de rebut que vendent à l’émir les agens de l’intendance militaire anglo-indienne. Il faut y ajouter trois ou quatre régimens de cavalerie légère (dragons), formés, équipés de la même manière, et une artillerie d’environ cent pièces de canon, la plupart en bronze et fabriqués dans le pays. Les régimens, nominalement sous l’autorité de l’émir, sont distribués entre les princes du sang et les gouverneurs de province, sans le moindre égard aux aptitudes militaires de ces hauts personnages, dont chacun organise à sa manière le corps dont il est ''komédan'' (commandant) au moyen d’un état-major qu’il compose en général de ses créatures, quelquefois de ses esclaves. Le gouvernement fournit les armes et les uniformes à un prix fixé d’avance, et qu’on déduit ensuite de la paie due aux soldats. La difficulté de se procurer ou de fabriquer des capsules limite jusqu’à présent le nombre des armes à percussion qu’on peut distribuer aux troupes régulières. La solde militaire se fait tantôt en argent, tantôt au moyen d’une concession de terres sur lesquelles va s’établir la famille de l’engagé, à moins que l’engagé lui-même ne la loue à quelque fermier. Le gros de l’armée se compose de ''véritables'' Afghans, de ceux qui appartiennent aux tribus pur sang; mais on y compte un assez grand nombre de Tajiks <ref> (10) Les Tajiks sont, après les Afghans, la race la plus nombreuse des deux régions (Kaboul et Khorassan) qui constituent, à vrai dire, le pays dont nous parlons. On les croit d’origine persane, et de tout temps ils ont été établis à l’ouest de la contrée. C’est une population agricole, nullement nomade, et sans répugnance pour les métiers industriels. ils sont mahométans sunnites, très ignorans, très superstitieux, mais d’un naturel beaucoup plus calme, beaucoup plus docile que celui de la race conquérante, à laquelle ils se soumettent sans effort ni ressentiment. </ref>, quelques Persans et quelques cipayes indiens, déserteurs des garnisons du nord-ouest.
 
La milice comprendrait au besoin, c’est-à-dire en cas d’invasion, presque toute la population mâle, de seize à soixante ans ; il est presque impossible d’en calculer le chiffre. On ne lui connaît d’autres armes que ''jazail'', le long mousquet des Afghans, et leur ''charah'', c’est-à-dire leur poignard, plus un bouclier. Les cavaliers ont quelquefois une carabine, mais en général ils se contentent d’une lance, d’un sabre et d’une paire de pistolets, remplacés çà et là par un tromblon. L’autorité du souverain sur cette espèce de ''landwehr'' ou de ''landsturm'' est encore assez mal établie. Tenus en principe à venir se ranger sous ses drapeaux dès qu’il donne le signal de la guerre, les miliciens n’obéissent en réalité qu’aux chefs de leurs tribus respectives, avec lesquels ils ont des intérêts communs et qu’ils servent à titre de vassaux feudataires. C’est bien encore le clan d’Ecosse, tel qu’il existait du temps de Marie Stuart. La jalousie des chefs, les divisions intestines qui mettent continuellement les tribus aux prises, l’esprit de clan en opposition avec l’esprit militaire, dont l’essence est l’unité de commandement et d’action, paralysent à beaucoup d’égards la force de cette armée sans discipline et sans cohésion. Elle n’a donc rien de redoutable comme moyen d’agression; mais, envisagée comme instrument de défense nationale, elle prend un tout autre caractère. Devant l’ennemi commun, les discordes intérieures s’apaisent; le besoin de s’entendre, la nécessité d’un lien puissant, font taire les rébellions personnelles et les animosités de tribu, rendent au gouvernement central une prédominance passagère, et lui permettent de donner à cette masse confuse l’impulsion qu’elle s’obstine à refuser en temps ordinaire. Le contraste de ces deux situations est mis en relief par un fait significatif. Les Afghans ont sur leurs frontières deux misérables peuplades hostiles, les Hazarahs et les Afridis <ref> (11) Les Hazarahs sont des musulmans shiites et par conséquent hérétiques par rapport aux Afghans. Ils habitent un district montagneux qui porte leur nom, et d’où ils sortent l’hiver en grand nombre pour venir chercher du travail, soit chez les Afghans, soit dans les environs de Peshawur. — Les Afridis, établis à la limite du Kaboul et des possessions anglaises, ne reconnaissent ni l’autorité de l’émir, ni celle de la Grande-Bretagne. Ce sont des brigands de profession, sans cesse en guerre soit les uns contre les autres, soit contre leurs voisins.</ref>. Jamais, bien qu’ils aient souvent essayé de les soumettre, ils n’ont pu y parvenir. En revanche, ils ont écrasé une armée anglaise, impunément mortifié l’orgueil d’une des plus redoutables puissances qui aient jamais agi sur les destinées du monde, — méprisables ennemis pour qui les attend, terribles pour qui vient à eux.
 
 
<center>II</center>
 
La première aventure de la mission anglaise sur le chemin de Kandahar fut en quelques mots celle-ci : la petite troupe (trois officiers anglais, deux ''gentlemen'' afghans à la solde du gouvernement britannique, escortés par une trentaine de fantassins et une vingtaine de cavaliers pris dans le corps des guides) avait franchi la frontière anglaise depuis quelques jours, et traversait sous escorte afghane un pays où les habitans marchent armés, où chaque maison a son ''burg'' (tour de guet et de défense), où chaque village, soigneusement clos d’une ceinture de ronces, offre l’aspect extérieur d’une forteresse bien armée, pays malsain d’ailleurs, où les maladies sévissent tandis que le brigandage fleurit. Arrivés à un fort nommé Kurram, ils apprirent qu’une tribu insoumise, les ''Jaji-Pathans'', avaient barricadé le ''kohtal'' ou passe de Païwar, et prétendaient l’interdire, même par la force, aux hôtes de l’émir. Le ''naïb'' Gholam-Jan, chargé de protéger ces derniers, se déclarait hors d’état d’enlever la position, bien qu’il disposât d’un régiment d’infanterie régulière et de deux pièces d’artillerie de montagne. Après quatre jours entiers de négociations avec les Jajis, qui se montraient inflexibles, il fallut se résoudre à user de ruse, et, tout en continuant de parlementer, le naïb fit occuper par ses réguliers et ses canons une autre passe un peu plus au nord, et que les Jajis n’avaient pas songé à fortifier. Une fois maître de cette position, il put faire franchir aux voyageurs la barrière de montagnes alpestres qui se dressait devant eux, toute couverte de forêts et de neiges. Ce ne fut pas néanmoins sans encombre ni sans émotion que s’accomplit cette rude traversée. Les Jajis, dont la principale manœuvre avait été déjouée par le stratagème du naïb, reparurent bientôt, exaspérés et tumultueux, devant la petite colonne. On les voyait rarement, mais on entendait au fond des gorges étroites les roulemens de leurs tambours (''nagara''), les sons aigus de leurs cornemuses (''surnai''), répercutés par le formidable écho des montagnes. Ils se montraient aussi de temps à autre, sautant de roche en roche avec l’agilité d’un chamois, et, brandissant leurs ''charahs'', entonnaient en chœur un chant de guerre, mêlé çà et là d’un cri tout particulier qui commençait par les notes les plus basses pour passer brusquement aux plus aiguës. Il était indispensable de moment en moment que les cavaliers de l’escorte fendissent du poitrail de leurs chevaux ces groupes de plus en plus hostiles, et le naïb, à plusieurs reprises, dut entrer en négociations avec ces farouches montagnards. Lorsqu’il fallut, le soir de cette émouvante journée, dresser un camp au pied des hauteurs occupées par les Jajis, la situation devint tout à fait critique. Les chants de guerre continuaient, les danses de guerre furent organisées. Posant à terre leurs boucliers et leurs longs mousquets, découvrant leurs tètes chevelues, se faisant une ceinture de leurs ''paggris'' (turbans), le poignard en main, l’œil enflammé, ces espèces de démons à face humaine formaient en cadence leurs cercles mobiles. En même temps des groupes de Jajis armés circulaient autour du camp, chantant et criant à tour de rôle avec des bonds de singes, qui tantôt les portaient en l’air, tantôt en avant. Toutes ces manifestations, toute cette fantasmagorie paraissaient avoir pour but de provoquer un acte d’hostilité quelconque, qui aurait servi de prétexte à des représailles, à une attaque préparée de longue main. Le sang-froid, l’immobilité dédaigneuse que gardèrent les cipayes de l’escorte conformément à la consigne expresse qu’ils avaient reçue, déjouèrent cette combinaison perfide. On avait à craindre une surprise de nuit, bien que les montagnards se fussent dissipés à l’approche des ténèbres; mais les sentinelles n’eurent à signaler que le passage de plusieurs centaines d’hommes, dont on avait entendu la marche dans la direction du village vers lequel la mission allait se diriger au point du jour. Le naïb, au moment où on levait le camp, fit prier le major Lumsden de suspendre l’exécution des ordres de marche, et on le vit arriver peu après, manifestant un trouble extrême. Ses coureurs venaient de lui signaler un rassemblement de cinq mille Jajis occupant, sous les ordres d’un ''akhunzada'' <ref> (12) Mot à mot : ''sage de naissance''. On désigne ainsi les personnages éminens par leur savoir et leur piété.</ref>, un étroit et profond défilé, l’unique issue par laquelle on pût avancer.
 
La situation prenait un aspect de plus en plus sombre. Derrière soi, si on battait en retraite, on trouverait les Jajis de la veille, les Ali-Khails, dont on était parvenu à se concilier quelques ''maliks'' ou chefs de famille, mais qui reviendraient bien vite à leurs mauvais desseins en présence du moindre signe de faiblesse. Brusquer le passage de vive force était une entreprise éminemment hasardeuse, vu le nombre des Shamu-Khails et les avantages de leur position. Restait, outre cette dernière alternative, celle de demeurer en place et d’appeler à soi des renforts; mais encore fallait-il trouver des messagers sûrs à dépêcher tant au gouverneur de la province qu’à l’émir lui-même, et quant à ce dernier, dans l’hypothèse la plus favorable, il n’aurait pu envoyer qu’au bout de douze jours les troupes ainsi réclamées. Le petit conseil de guerre formé sur place pour délibérer sur ces difficultés pressantes en fut réduit à un ''mezzo termine'' provisoire. Les ''maliks'' ali-khails qu’on avait gagnés furent dépêchés à l’''akhunzada'' pour obtenir de lui qu’il se désistât de ses hostilités fanatiques, et on se prépara, si la négociation échouait, à s’emparer de deux maisons fortifiées qui s’élevaient dans le voisinage du camp, afin de pouvoir s’y retrancher au besoin. Les ''maliks'' revinrent tout confus. On n’avait pas même voulu écouter leurs remontrances. Le naïb alors, comme ressource suprême, offrit d’aller traiter en personne, et, sur le point de se mettre en route, s’agenouillant sur sa ceinture, qu’il venait d’ôter, sembla mettre sa vie et son ambassade sous la protection de Dieu et du prophète. Les cipayes de l’escorte, qui jamais ne l’avaient vu si dévot, riaient entre eux de ces démonstrations, qui n’étaient pourtant pas très rassurantes. Pendant son absence, qui dura plus d’une heure, une centaine d’Ali-Khails, postés sur une éminence voisine, ne cessaient d’invectiver les « kafirs, » les infidèles, dont chaque pas souillait leur territoire, et qu’ils maudissaient jusque dans leur génération la plus reculée. Quelquefois même ils semblaient prêts à s’élancer sur les cipayes, qui continuèrent heureusement à garder le sang-froid le plus impassible. Le retour du naïb mit fin à ces anxiétés; il avait obtenu victoire complète, disait-il, en faisant appel à « l’honneur afghan » (''nang-i-puchtana''), gravement compromis si les hôtes de l’émir venaient à être maltraités dans le pays, procédé dont l’émir serait en outre réduit à tirer la plus éclatante vengeance. Moitié scrupule et moitié crainte, l’''akhunzada'' s’était laissé convaincre, et avait juré sur « les sept Korans » de livrer passage aux Feringhis sur ce sol sacré que souillait leur impure présence.
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De pareils excès ont laissé çà et là, dans quelques-unes des localités les plus foulées, les plus opprimées, le regret de la domination passagère que les Anglais ont exercée sur le pays des Afghans pendant les trois ou quatre ans du règne de Shah-Soudjah. Quelques vœux en ce sens arrivèrent aux oreilles des envoyés britanniques; mais l’historien de la mission, tout en les enregistrant soigneusement, ne peut se dissimuler que la masse du peuple ne soit aussi exaltée que jamais par le sentiment toujours légitime de l’indépendance nationale. Il avoue que presque partout le vide se faisait autour de la mission malgré l’empressement des malades à solliciter les secours du ''feringhi hakim'', du médecin d’Europe. C’est dans ce rôle professionnel que M. Bellew a pu scruter de plus près le caractère afghan et qu’il lui a été donné de percer à jour les mille voiles de la duplicité orientale. Sur la route de Kandahar, mais surtout après son arrivée dans cette cour de l’héritier présomptif, auprès duquel la mission demeura pendant tout son séjour, il était assiégé des requêtes les plus embarrassantes. Sous prétexte de le consulter sur des maladies plus ou moins avérées, on ne lui demandait rien moins que des « philtres » de plus d’une espèce, tantôt destinés à combattre l’épuisement précoce que la débauche amène, tantôt, — et tout aussi fréquemment, — à servir les inspirations de la haine et du meurtre.
 
Le plus important de ses cliens devait être et fut en effet l’héritier présomptif lui-même (''wali-ahad'') le ''sardar'' Gholam-Haïdar-Khan, que de fréquentes indispositions obligeaient de recourir au médecin anglais nonobstant les sinistres présages des ''hakims'' indigènes. Ce prince, d’une corpulence énorme et d’une physionomie agréable, bien que fortement marquée au type juif, avait d’abord fait à la mission anglaise l’accueil le plus chaleureux et le plus empressé. Il se rappelait, disait-il, les égards et les soins qui lui avaient été prodigués à Calcutta pendant qu’il y séjournait comme prisonnier de guerre <ref> (13) Il avait été pris à Ghuznee lorsque cette place importante fut enlevée d’assaut par les troupes que commandait lord Keane.</ref>, et professait la plus haute estime pour le caractère du peuple anglais. — Restait à savoir ce que ses protestations avaient de sincère, et sous ce rapport les événemens allaient le mettre à l’épreuve. D’une part en effet, la guerre de Perse terminée et l’évacuation d’Hérat diminuaient l’importance militaire de la mission, tandis que d’un autre côté les nouvelles de l’Inde arrivaient de jour en jour plus désastreuses, et ouvraient au peuple afghan les perspectives d’une revanche longtemps convoitée. Bien que placée sous la protection immédiate de l’héritier présomptif et partageant avec lui l’enceinte de la citadelle, la mission anglaise n’en était pas moins dans une situation des plus critiques, et certaines pages du journal de M. Bellew laissent entrevoir que la bonne volonté, le zèle de Gholam-Haïdar-Khan ne leur semblaient pas à l’épreuve de revers trop prolongés.
 
C’était en somme un vrai prince du moyen âge, sans le moindre scrupule, soupçonneux et rusé, avare surtout et sans entrailles pour le peuple confié à son autorité. Kandahar était à cette époque sous le coup simultané de la famine et de la peste. Dans le premier de ces fléaux, l’héritier présomptif n’avait vu qu’une occasion de spéculer sur les grains, et quant au second, la citadelle étant restée en dehors de ses atteintes, il ne s’en inquiétait pas autrement. Sa surprise fut grande lorsque le médecin anglais lui soumit le projet d’un dispensaire où les malades pourraient venir le consulter. « Y songez-vous? lui disait-il naïvement. A quoi bon vous donner toute cette peine?... Personne ne vous en saura le moindre gré... » De guerre lasse, il accorda pourtant l’usage d’un vieux séraï tombant en ruine; mais, sous prétexte de veiller à la sûreté du médecin, les hommes de garde perdaient rarement une occasion de molester et de piller les patiens qui venaient lui demander des avis, des remèdes et parfois des aumônes.
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«... Pendant une de nos promenades avec le sardar, nous rencontrâmes, il y a deux jours, une ''kafila'' (caravane) de chevaux. Ils arrivaient conduits, au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, par les trafiquans qui les étaient allés chercher du côté d’Hérat et de Maimouna. Le prince, à peine les eut-il vus, dépêcha son ''mir-akhor'' ou grand-écuyer, pour les inspecter et faire son choix. Une vingtaine des plus beaux ont été amenés aujourd’hui dans la cour qui précède la salle d’audience de l’héritier présomptif, et alors a commencé une scène que l’Afghanistan seul peut voir se jouer.
 
« Le sardar, après s’être complu à énumérer les défauts des bêtes qu’il avait sous les yeux, s’est adressé à ses courtisans, et avec toutes les formes extérieures de la générosité, de l’équité la plus exquise, leur a demandé ce que pouvaient valoir, à leur avis, des montures de si mince mérite. Le ''mir-akhor'' s’est hâté de répliquer que, si elles étaient en meilleur état, on pourrait bien donner 30 roupies de chacune, mais que la libéralité du sardar, prenant en considération le long voyage des maquignons, lui ferait porter ce prix sans nul doute à 45 roupies. Approbation générale et grand bruit d’applaudissemens. Le sardar reprend la parole; sa magnanimité va au-delà de ce qu’on attend d’elle : il donnera 50 roupies par cheval. Cette fois-ci, l’enthousiasme de l’assistance est au comble, et se traduit par une clameur formidable. Les pauvres trafiquans, eux, de crier aussi à tue-tête, mais pour se plaindre. Ils invoquent le témoignage de tous leurs saints prophètes, jurant qu’on les ruinera si on leur paie leur marchandise à ce prix purement nominal. — Cinquante roupies! c’est moins qu’ils n’ont dépensé en fourrages et en droits d’octroi... On ne les laisse pas achever; leur basse ingratitude devient l’objet d’une réprobation unanime, et on les prie de se taire,... ce qu’ils font aussitôt, l’air confus et le nez fort bas. Ils savent par expérience ce qu’il leur en coûterait de se montrer plus récalcitans. Voilà le marché conclu, après quoi ils se retirent, maudissant tout bas le sardar et se hâtant de quitter la ville pour se diriger vers Shikarpore <ref> (14) Sur le territoire nord-ouest des possessions anglaises.</ref>, où ils ne laisseront pas à moins de 3 ou 400 roupies ces mêmes animaux, dont l’élite n’en a coûté que 50 au magnanime héritier de Dost-Mohammed.
 
« ... Le coton-poudre, dont personne ici ne connaissait les effets, intéresse vivement le sardar et son entourage. Un des principaux dignitaires m’a pris à part après que j’eus fait devant lui l’expérience de ce nouvel engin de guerre, et m’en demanda naïvement « de quoi rembourrer un coussin... Je le donnerai, disait-il, à quelqu’un de ma connaissance, et en faisant tomber par accident un charbon de son ''chilam''... » Un vieux mullah s’est réveillé au bruit de la discussion soulevée par les propriétés du coton-poudre. Après se les être fait expliquer, il a déclaré que c’était là une invention du mauvais esprit, puis, égrenant son chapelet, il s’est rendormi de plus belle.
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«... Une ''jirga'' (un conclave de prêtres) a condamné à « mourir par le ''sangsar'',» c’est-à-dire à être lapidé, un individu accusé de propos séditieux. D’après ce qui nous est dit, cet homme s’était borné à pronostiquer la prompte victoire des Anglais dans l’Inde, vantant d’ailleurs les bienfaits de notre administration, et les opposant aux injustices, aux actes tyranniques dont l’Afghanistan est chaque jour le théâtre, mais qu’on ne tolérerait pas un seul jour dans les possessions de la compagnie. Cette rude critique, et les vœux qu’il exprimait hautement pour que l’insurrection des cipayes fût étouffée, ont été regardés comme crimes d’état, et le malheureux les a payés de sa vie. On dit qu’il est mort avec courage au milieu des imprécations universelles, maudit par tous ceux qui assistaient et participaient à son supplice.
 
«... Bien que les nouvelles de l’Inde soient toujours meilleures <ref> (15) Fin janvier et premiers jours de février 1858.</ref>, nous venons de passer par une crise violente, qui a commencé par un accident futile. Un tout jeune homme de race hindoue, jouant avec des Afghans de son âge, s’amusait à répéter tout haut le ''kalima'' (le credo mahométan). Un mullah passe, l’entend, saisit l’adolescent épouvanté, le traîne au ''masjid'' (mosquée) le plus voisin, et demande qu’on procède immédiatement aux opérations qui feront de ce converti de nouvelle espèce un enfant de l’islam bien et dûment classé. Moitié crainte du mal, moitié pour ne pas irriter ses parens, le pauvre garçon crie et résiste. Quelques-uns de ses coreligionnaires accouraient déjà. Réclamations des parens, refus obstiné des mullahs. Les ''muhtassibs'' (la police) s’en mêlent. Le jeune homme, objet du litige, s’en va coucher en prison, en attendant que le ''cazi'' ait prononcé. Grande rumeur, la ville est en l’air. Dès le matin, le sardar est mis en demeure de faire droit. Il avait reçu pendant la nuit, de la corporation hindoue, une prime de 3,000 roupies, et, en vertu d’ordres secrètement donnés, on avait laissé s’évader le jeune captif. Les ''mullahs'', tout en rechignant, sont obligés d’accepter l’excuse, et l’affaire semble terminée; mais deux jours après la mèche est éventée, la conduite du sardar est mise à jour. Les malédictions de tout le clergé mahométan, ses menaces éclatent de tous côtés. On tirera vengeance du traître, de l’incroyant!... et toutes ces clameurs ne laissent pas d’inquiéter l’héritier présomptif. Sur ces entrefaites, la mission anglaise venant à traverser le ''char-su'' (marché central), le chef des mullahs, appuyé par de nombreux acolytes, nous interpelle par toute sorte d’injures adressées aux infidèles en général, à nous en particulier et au sardar, qui s’est fait notre soutien. Nous passons sans répondre et revenons à la citadelle par un autre chemin ; l’affaire est portée devant le sardar, qui prend feu tout aussitôt, envoie sa garde parcourir les bazars, fait fermer les magasins de livres, décrète l’expulsion de tous les mullahs, et ordonne que de huit jours ils ne pourront rentrer en ville. Ce châtiment sommaire les irrite au lieu de les calmer. Le corps tout entier, à savoir eux et leurs disciples (ce qu’on appelle le ''talebu-l-ilm'') au nombre de cinq ou six cents, se rend en cérémonie dans un des ''ziarats'' (temples) les plus vénérés, à un demi-mille de la ville, hors la porte de Caboul. Puis, de connivence avec les gardiens des portes, hissant le pavillon vert, ils rentrent dans la cité, ameutent la populace et vont démolir la maison du ''cazi'', qui se réfugie dans son ''haram'' (asile toujours sacré pour les Afghans), afin de sauver ses jours menacés. Les gardes particuliers du sardar se portent sur le lieu du tumulte et dispersent l’émeute à coups de crosse.
 
« Pendant que tout ceci se passait à un bout de la ville, un convoi funéraire hindou, s’acheminant vers le cimetière, rencontre une partie des mullahs qui rentraient à Kandahar. Aux cris répétés d’Allah, ceux-ci fondent sur le cortège terrifié, entraînant avec eux la canaille musulmane. Le corps est laissé à leur merci et traité avec la dernière ignominie, foulé aux pieds, couvert de crachats, traîné dans l’égout, et enfin jeté sur un tas de fumier où on l’abandonne. Grand embarras pour le sardar, qui voudrait sévir contre ces nouveaux délits, mais qu’arrête la crainte de voir les troupes, déjà passablement désaffectionnées, fraterniser avec les fanatiques du clergé. Tandis qu’il hésite et délibère, l’insurrection gagne du terrain, les mullahs, que leur succès exalte, se hasardent à réunir leurs adhérens pour marcher en masse du côté de la citadelle. Pendant plus d’une heure, groupés devant la principale entrée, nous les entendîmes vociférer contre le sardar et contre nous-mêmes, nous traitant d’infidèles, de chiens, fils de chiens, fils de pères brûlés, etc. Et ils insistaient pour qu’on nous remît à leur gracieuse merci. Ce qui aggravait l’état des choses, c’est que les soldats, disposés au dehors en deux lignes de sentinelles, échangeaient des paroles amicales avec la populace et manifestaient hautement l’intention d’éviter tout conflit. Nous savions à quoi nous en tenir sur les dispositions de la troupe par les rapports de quelques-uns de nos guides, et bien que le sardar eût immédiatement remplacé les sentinelles suspectes par des gardes du corps que rattachent à sa personne les liens du sang, nous nous sentions en face d’un péril imminent. Aussi restâmes-nous sur le qui vive jusqu’à minuit, et ceux qui se couchèrent alors eurent soin de garder leurs vêtemens, sans parler des ''revolvers'' que chacun, avait à sa portée en cas de surprise.
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<center>III</center>
 
L’envoyé anglais Elphinstone, qui s’était un peu engoué des Afghans en leur reconnaissant les premières qualités d’un peuple constitutionnel, l’amour de la patrie et de l’indépendance, a voulu préconiser aussi leur tendance chevaleresque au respect des femmes. Forcé de reconnaître qu’on vend celles-ci, qu’on les achète, qu’on règle même les compensations pénales au moyen de ce bétail humain, si bien qu’un meurtre ''vaut'' douze jeunes filles, six dotées et six non dotées <ref> (16) La dot ''moyenne'' est de 150 francs environ.</ref>, il n’en persiste pas moins dans sa bienveillante appréciation, et veut trouver à toute force chez son peuple favori les « rudimens d’une galanterie raffinée. » Il cite comme preuve une guerre civile qui datait déjà de plusieurs années à l’époque où il écrivait, et dont l’origine était une « intrigue d’amour » entre le chef des Turcolaunees et la femme d’un des khans Euzofsais. Il cite aussi les romans, les ballades amoureuses où certains poètes afghans ont parlé de l’amour en termes d’une délicatesse remarquable, et entre autres l’histoire d’Audam et de Doorkhaunee, le plus populaire de ces chants, dont il donne une analyse succincte. Mariée contre son gré à un époux qu’elle n’aime pas, Doorkhaunee continue avec Audam un roman tout platonique dont les premiers chapitres furent ébauchés par eux dès leur première adolescence malgré des parens barbares qu’une haine mutuelle rendait inexorables. Les deux amans se voient en secret, mais sans que la fermeté de la jeune femme se démente. Elle résiste aux obsessions de l’amour comme aux exigences de l’hymen. Le mari finit par pénétrer le mystère de ces furtives entrevues, et dresse une embuscade où Audam, traîtreusement attaqué par plusieurs ennemis à la fois, reçoit, en s’échappant, une blessure mortelle. Le cruel époux de Doorkhaunee se donne le plaisir de paraître devant elle aussitôt après le combat et de lui montrer l’épée encore sanglante qui vient, dit-il, de donner la mort à Audam. Cette tragique apparition, cette fatale nouvelle, frappent d’horreur l’épouse coupable, l’amante veuve, qui tombe expirante entre deux fleurs chéries, l’une portant le nom d’Audam, l’autre celui de la jeune femme elle-même, et dont la culture assidue était son passe-temps de prédilection. Audam, réfugié secrètement dans le voisinage de l’endroit où il avait failli périr, succombe en apprenant le trépas de sa chère Doorkhaunee. On les enterre séparément, mais, par la seule vertu de l’amour qui les avait unis, leurs cadavres se rejoignent dans le même tombeau, sur lequel mêlent et confondent leurs ramures deux arbres qui l’ombrageaient <ref> (17) ''An Account of the Kingdom of Cauboul'', etc. London 1815.</ref>.
 
Cette fiction suppose effectivement ce que les philosophes appelleraient « un concept » de l’amour le plus éthéré; mais il ne faut pas se hâter d’en conclure que les Audam et les Doorkhaunee se rencontrent fréquemment parmi les klephtes farouches de l’Afghanistan. M. Bellew ne nous laisse là-dessus aucune illusion : il parle bien de l’extrême méfiance qui est à l’ordre du jour parmi les maris de Kandahar, et cite l’ignominieux supplice qu’il vit infliger à une femme adultère, promenée par toute la ville à califourchon sur un âne monté à rebours, la tête rasée, le visage couvert d’un mélange de suie et d’huile, pauvre pécheresse que la canaille poursuivait des injures les plus immondes; mais il ajoute que, malgré un si rude châtiment (qui est lui-même une atténuation de la peine de mort, légalement infligée à ce genre de crime) et nonobstant toutes les précautions que peut inspirer la jalousie la plus raffinée, les maris afghans ne sont pas beaucoup mieux préservés que d’autres de cette infortune qui leur donne tant de souci. Négligées par ces débauchés oisifs, qui volontiers passent leur temps soit dans quelque sale orgie, soit à bavarder dans quelque ''hujra'' ou quelque ''masjid'' <ref>(18) La ''hujra'' est une sorte de club, une hutte possédée en commun par tous les habitans d’un village ou d’un quartier urbain. On y fume, on y cause, on y apprend les nouvelles par les voyageurs de passage, qui trouvent là, pour vingt-quatre heures, un abri et des alimens gratuits. — Le ''masjid'', nous l’avons déjà dit, c’est la mosquée où l’on se rencontre pour causer, mais où la pipe et les goinfreries sont interdites. </ref>, n’ayant pas même idée de ce que nous appelons « devoir moral, » favorisées dans le secret de leurs liaisons coupables par ce vêtement spécial qu’elles portent au dehors, la ''burka'', sous les plis duquel on ne distingue ni la personne ni même le sexe, elles peuvent ainsi introduire dans le harem, à titre d’''amie'', le complice de leurs désordres, et se vengent fréquemment des infidélités de tout genre que leurs époux se permettent sans le moindre scrupule. Nous nous interdirons de soulever ici le voile que M. Bellew tire brusquement sur des infamies que sa clairvoyance médicale lui a révélées, et dont M. Elphinstone ne paraît pas s’être douté. Il nous suffira de dire que les Afghans poussent plus loin qu’aucun autre peuple d’Orient le « vice oriental » par excellence : il se retrouve dans les âpres montagnes de l’Hindou-Koush comme il existait, assure-t-on, sur les rochers escarpés de la Laconie, mêlé, on ne sait comment, dans l’un et l’autre cas à une surabondance de virilité farouche, indomptable et hautaine.
 
Le lecteur consciencieux qui, pour éclaircir les doutes résultant de témoignages si contradictoires, voudrait recourir aux souvenirs de M. John Campbell (autrement dit Feringhee-Bacha) pourrait se trouver fort embarrasse. Par inadvertance ou par scrupule, le jeune Anglais « perdu parmi les Afghans » ne parle pas une seule fois des pièges que les filles d’Eve ont pu tendre à sa vagabonde inexpérience. Peut-être aussi faut-il s’en prendre au rédacteur-interprète de cette étrange biographie, surtout s’il appartient à la secte austère des quakers, ainsi que son nom semble l’indiquer <ref>(19) Hubert Oswald Fry. Mistress Fry est une des célébrités de la secte des ''amis''. Tous les philanthropes connaissent les persévérans efforts qu’elle consacrait, il y a une quarantaine d’années, à la réforme des prisons. Voyez la ''Revue d’Edimbourg'' de septembre 1818, vol. 30, pages 480 et suivantes. M. Hubert Oswald Fry est le fils, non de la célèbre mistress Fry, mais de l’institutrice de même nom, chez laquelle était placé John Campbell. </ref>. Quoi qu’il en soit, les confessions de l’aventurier anglo-afghan ne nous le montrent guère qu’occupé de ruses juvéniles, qui ont presque toujours pour objet de lui procurer l’argent nécessaire à ses plaisirs ou à ses desseins. Ses aveux, sous ce rapport, sont d’une naïveté peu édifiante, qui n’est accompagnée, ce semble, d’aucun remords et même d’aucun embarras. Il est vrai que l’exemple de ces fraudes intéressées lui fut donné de bonne heure, et en premier lieu par le maître chargé de l’instruire. Ce mentor modèle était d’une sévérité outrée pour ses malheureux écoliers, jusqu’au moment où il avait obtenu qu’ils payassent à beaux deniers comptans son indulgence mercenaire. Il cessait alors de les battre et les dispensait volontiers de tout travail. Pour satisfaire à ses exigences avides et toujours renaissantes, ses victimes avaient recours au vol domestique, et John Campbell en particulier dévalisait sa mère adoptive au profit de ce cruel professeur. Plus tard il voulut s’évader pour aller, dit-il, à la recherche de ses compatriotes; mais, au lieu de se rendre directement à son but, il fit longtemps, trop longtemps, l’école buissonnière, vivant d’expédiens, et aussi souvent trompeur que trompé. Ainsi qu’on l’a dit plus haut, ses caravanes picaresques (elles rappellent beaucoup celles de Lazarille de Tormes) manquent fréquemment de vraisemblance, plus fréquemment d’intérêt. Presque toujours errant, ne poursuivant d’autre but que celui de vivre d’industrie, bravant, il est vrai, tous les dangers, mais les bravant un peu à l’aveugle et avec un courage de pur instinct, domestique ici, sorcier là, derviche apprenti, associé à des bandits de grande route, maquignon nomade, finalement, comme soldat, tantôt au service du khan d’Hérat, tantôt à celui du chah de Perse, et même, un beau jour, enrôlé au service du tsar, c’est là un bohème d’espèce étrange, un narrateur tant soit peu suspect. On se demande comment il a pu entasser tant de professions diverses entre l’année 1840, date qu’il assigne à sa naissance, et l’année 1857, où il débarquait à Bombay. Et la question n’est pas en voie de s’éclaircir, la confiance n’est pas près de renaître quand on lit, entre autres détails donnés sur lui, les lignes suivantes : « A mesure que nos relations devenaient plus intimes, je m’intéressais davantage à cet hôte étranger. Il montrait beaucoup de respect pour les idées religieuses, sous quelque forme que le culte fût offert à la Divinité; mais ses idées sur la ''vérité'' me paraissaient décidément empruntées aux jésuites. Il tenait pour très justifiable le mensonge dont le but est légitime, théorie soutenue par Mme de Genlis et autres écrivains français... »
 
::... On ne s’attendait guère
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E.-D. FORGUES.
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<small> (1) On nous permettra peut-être, dans une note, de préciser le sens géographique du mot ''Afghanistan'', et de faire le dénombrement des peuples divers qui habitent cette contrée, encore assez imparfaitement connue.</small><br />
<small> Le ''Wilayat'', le pays des Afghans, se compose de deux régions distinctes de nom et de caractère. La première est le Caboul ou Caboulistan, comprenant les districts montagneux au nord de Ghazni ou Ghuznee, et le Sufai-Koh jusqu’à la chaîne appelée l’Hindou-Koush. Le Caboulistan est limité à l’ouest par le pays des Hazarahs (le ''Paropamisus'' des anciens), à l’est par l’Abba-Sin ou Père des Fleuves (l’Indus). La seconde région du Wilayat est le Khorassan ou Zabulistan, alpestre vers sa frontière orientale, grand plateau désert sur toutes ses limites occidentales, qui, s’étendant au sud et à l’ouest à partir de la latitude de Ghazni, va rejoindre les confins de la Perse, dont il est séparé vers le sud par le désert de Sistan. Au sud encore, il est séparé du Belouchistan par la chaîne des monts Washati, les provinces de Sarawan et de Kach-Gandaba, au septentrion par les montagnes de Hazarah et de Ghor, à l’est par la rangée de montagnes qui portent le nom de Soulaïman et par les rameaux qui s’en détachent, ainsi que par le Daman, territoire situé à leur base et qui va rejoindre l’Indus. Il ne faudrait pas confondre le Khorassan dont nous parlons avec la vaste province du même nom qui se trouve à l’est de l’empire persan et se rattache aux limites nord-ouest du Khorassan des Afghans. Voici maintenant le chiffre approximatif des races qui habitent ces régions, assez imparfaitement limitées par suite des guerres et conquêtes qui en modifient à chaque instant les frontières : Afghans proprement dits, 3 millions; Tajiks, 500,000: Kazzilbashs, 200,000; Hazarahs, de 50 à 60,000; Hindki (Hindous) et Jauts, 600,000; montagnards du Caboul (Nimcha, Deggani, Luggani, etc.), 150,000. Des tribus. afghanes, les unes sont nomades, les autres sédentaires.</small><br />
<small>(2) On suit ici l’orthographe anglaise pour les noms propres; on prononce ''Pichaour''. </small><br />
<small>(3) Deux grosses tours de briques rouges, finement sculptées et décorées d’anciennes inscriptions arabes. Situées à près de 300 mètres l’une de l’autre, elles passent pour marquer les limites de ce qui était autrefois la salle où le fameux sultan Mahmoud donnait ses audiences publiques. </small><br />
<small> (4) Le 4 mars 1857.</small><br />
<small>(5) Cinq en langue persane, deux dans l’idiome ''puchtu'', qui est celui de la nation. La plus ancienne a deux cent cinquante-deux ans d’existence, la plus moderne soixante-quatorze. </small><br />
<small>(6) Ils l’avaient surnommé ''malik-twalut'', prince de la stature ou prince altesse. </small><br />
<small> (7) Ce mot, dérivé, selon les uns, de l’hébreu, du syriaque selon les autres, correspond à l’idée de « peuple affranchi. » Le mot ''afghan'' offre précisément le même sens, s’il est vrai que la mère de cet Afghana dont nous venons de parler l’ait ainsi nommé d’après le cri qu’elle avait poussé en le mettant au monde à la suite d’un accouchement laborieux : «''Afghana''! » c’est-à-dire, je suis ''délivrée''! </small><br />
<small>(8) ''Pur'' en hébreu, lot, quote-part, — d’où la fête commémorative du ''Purim''. </small><br />
<small> (9) Vol. XXV, n° d’octobre 1815.</small><br />
<small> (10) Les Tajiks sont, après les Afghans, la race la plus nombreuse des deux régions (Kaboul et Khorassan) qui constituent, à vrai dire, le pays dont nous parlons. On les croit d’origine persane, et de tout temps ils ont été établis à l’ouest de la contrée. C’est une population agricole, nullement nomade, et sans répugnance pour les métiers industriels. ils sont mahométans sunnites, très ignorans, très superstitieux, mais d’un naturel beaucoup plus calme, beaucoup plus docile que celui de la race conquérante, à laquelle ils se soumettent sans effort ni ressentiment.
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<small> (11) Les Hazarahs sont des musulmans shiites et par conséquent hérétiques par rapport aux Afghans. Ils habitent un district montagneux qui porte leur nom, et d’où ils sortent l’hiver en grand nombre pour venir chercher du travail, soit chez les Afghans, soit dans les environs de Peshawur. — Les Afridis, établis à la limite du Kaboul et des possessions anglaises, ne reconnaissent ni l’autorité de l’émir, ni celle de la Grande-Bretagne. Ce sont des brigands de profession, sans cesse en guerre soit les uns contre les autres, soit contre leurs voisins.</small><br />
<small> (12) Mot à mot : ''sage de naissance''. On désigne ainsi les personnages éminens par leur savoir et leur piété.</small><br />
<small> (13) Il avait été pris à Ghuznee lorsque cette place importante fut enlevée d’assaut par les troupes que commandait lord Keane.</small><br />
<small> (14) Sur le territoire nord-ouest des possessions anglaises.</small><br />
<small> (15) Fin janvier et premiers jours de février 1858.</small><br />
<small> (16) La dot ''moyenne'' est de 150 francs environ.</small><br />
<small> (17) ''An Account of the Kingdom of Cauboul'', etc. London 1815.</small><br />
<small>(18) La ''hujra'' est une sorte de club, une hutte possédée en commun par tous les habitans d’un village ou d’un quartier urbain. On y fume, on y cause, on y apprend les nouvelles par les voyageurs de passage, qui trouvent là, pour vingt-quatre heures, un abri et des alimens gratuits. — Le ''masjid'', nous l’avons déjà dit, c’est la mosquée où l’on se rencontre pour causer, mais où la pipe et les goinfreries sont interdites. </small><br />
<small>(19) Hubert Oswald Fry. Mistress Fry est une des célébrités de la secte des ''amis''. Tous les philanthropes connaissent les persévérans efforts qu’elle consacrait, il y a une quarantaine d’années, à la réforme des prisons. Voyez la ''Revue d’Edimbourg'' de septembre 1818, vol. 30, pages 480 et suivantes. M. Hubert Oswald Fry est le fils, non de la célèbre mistress Fry, mais de l’institutrice de même nom, chez laquelle était placé John Campbell. </small><br />
 
<references/>
 
E.-D. FORGUES.