« Une histoire florentine de George Eliot » : différence entre les versions

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Le premier des cliens ainsi annoncés se trouve être l’imprimeur Domenico Cennini, fils de celui qui, au retour d’un voyage d’Allemagne, introduisit la typographie à Florence. Tito Melema (le jeune Grec dont il a été question), présenté dans toutes les règles à ce grave personnage, va rencontrer en lui, grâce à l’obligeant barbier, un premier protecteur. Le second, bien autrement important, est Bardo Bardi, le père de la belle Romola. Issu d’une race patricienne que la fortune des guerres civiles a fait déchoir peu à peu, le descendant des comtes de Vernio a cherché dans l’étude l’oubli des désastres publics et privés qui l’ont réduit à une condition voisine de la misère; Manuello Crisolora, Filelfo, Argiropoulo, lui ont tour à tour donné leurs leçons, et il est devenu sous leur direction un scoliaste de premier ordre, profondément versé dans les littératures latine et grecque. Malheureusement, au milieu des manuscrits qu’il transcrivait, des curiosités archéologiques dont il s’était fait un musée, les yeux du vieillard se sont usés peu à peu. La disparition d’un fils ingrat qu’a séduit l’attrait mystérieux de la vie monacale l’a privé de l’auxiliaire précieux sur lequel il avait cru pouvoir compter. Romola lui reste seule, blonde et pâle Antigone de cet innocent Œdipe. Il ne voit plus que par ses yeux les trésors d’antiquités accumulés autour de lui; les poètes, les philosophes dont il a fait ses idoles, ne lui parlent plus que par la voix de cette jeune fille : aussi l’a-t-il condamnée à ne vivre comme lui que de solitude et d’érudition. Cette destinée austère a fait de Romola une femme à part et développé en elle jusqu’à l’héroïsme le culte des sentimens les plus nobles. Son dévouement filial se fortifie de la vénération que lui inspire son père, impassible victime des coups du sort. Malgré tout, elle n’est pas devenue absolument étrangère aux instincts de son sexe, et lorsque Tito Melema vient éclairer de sa beauté juvénile, de son radieux sourire, le sombre intérieur où elle se consume lentement, elle ne peut s’empêcher d’être éblouie et troublée par cette apparition imprévue. Mieux encore que sa fille, Bardo Bardi s’éprend du jeune étranger, dont l’érudition précoce, fortifiée par de fréquens voyages sur la terre classique, lui promet un collaborateur d’élite. Dès leur première entrevue, il lui semble retrouver le fils dont le départ avait été naguère un des plus rudes chagrins de sa vie, et en apprenant que le père adoptif du jeune Grec, — un savant napolitain dont ce dernier ne parle qu’avec une extrême réserve, — a tout récemment péri dans un naufrage, il se sent pris à son tour d’une compassion toute paternelle pour un malheur si semblable à celui qui l’a frappé. Tito met à profit avec une habileté merveilleuse les circonstances qui lui donnent prise sur ces deux cœurs généreux, et tandis qu’il charme le père par ses descriptions des ruines d’Athènes, quelques regards empreints d’une respectueuse admiration appellent sur le front de Romola les premières rougeurs de l’amour naissant. Tito Melema ne peut douter désormais qu’il n’ait deux zélés avocats auprès de Bartolommeo Scala, le secrétaire de la république de Florence, et c’est là un grand pas en avant sur la route de la fortune. Fions-nous à l’habile aventurier pour y marcher de pied ferme et laisser de côté toute pierre d’achoppement.
 
Tel est le début, telle est l’exposition, si l’on veut, du nouveau roman de George Eliot, l’auteur d’''Adam Bede''. Rompant tout à coup avec les précédens de sa renommée encore récente, la femme distinguée qui s’abrite sous ce pseudonyme a voulu changer la date et le décor d’un de ces drames humains où elle aime à déployer ses puissantes facultés d’analyse, et l’énergie, l’intensité, dirions-nous volontiers, de ses recherches en tout genre. Des lectures considérables, une étude approfondie de Florence telle qu’on la connaît et telle qu’elle a dû être à la fin du XVe siècle, — alors que Machiavel était jeune, alors que Savonarole allait prendre possession d’un pouvoir passager et d’un renom éternel, — voilà ce qu’atteste d’une façon irréfragable le livre qui nous occupe. Les moindres détails y sont d’une précision historique et locale qui étonne parfois l’esprit et parfois aussi le fatigue. Chaque personnage épisodique, amené de parti-pris, représente une des tendances de l’époque, une des mille facettes de la vie florentine : Bardo Bardi, le travail littéraire de la renaissance; Bartolommeo Scala, l’homme politique du temps avec ses ménagemens habiles et sa science de la vie ; Piero di Cosimo (l’élève de Cosimo Rosselli), l’artiste indépendant, insouciant au milieu de .la mêlée des partis; Nello le barbier, l’étourderie et le bavardage populaires, et cet amour de la nouveauté, ce culte du rien, de la rumeur vague, du bruit qui court, si bien caractérisés par le mot de ''cicalata'' (bourdonnement et vol de cigale). Vous avez en sous-ordre l’esprit de trafic personnifié dans le colporteur Bratti Ferravecchi, et, comme représentant de ces fameux ''ciompi'' que le « beuglement de la vache » <ref>(1) »''La vacca muglia'', disaient les artisans de Florence quand sonnait la grande cloche dans la tour du Palais-Vieux. </ref> trouvait toujours prêts à la révolte, le romancier nous offre Oddo le teinturier et l’armurier Niccolò Caparra. Dans une région supérieure, le prieur des dominicains de Saint-Marc, Girolamo Savonarola, symbolise l’esprit de réforme cléricale et d’affranchissement politique. Romola, c’est l’intégrité, la droiture inflexible, la loyauté sans tache de la femme vouée au devoir, et dans Tito Melema, sous des dehors séduisans, se trahissent l’ingratitude égoïste, la faiblesse sensuelle, l’ambition sans scrupules, l’intrigue sans pudeur, la diplomatie dupe d’elle-même.
 
Ces sortes de personnifications offrent, il faut bien le dire, un inconvénient grave. En ôtant au récit quelque peu de sa vraisemblance, elles en diminuent le prestige. Chacune d’elles, ayant ainsi son mandat spécial, et parlant, agissant en vertu d’une idée préconçue, perd son caractère humain pour revêtir celui d’un rouage mécanique, d’un ''fantoccino'' docile; elle se manifeste au moment voulu, traduit avec une certaine affectation l’idée que l’auteur en la créant se proposait de mettre en relief, et se perd dans la foule aussitôt après, sans laisser la moindre illusion sur sa ''non-réalité'', le moindre doute sur son origine et sa mission, toutes deux purement artificielles. Nous n’oserions dire que George Eliot a toujours évité ces inconvéniens; nous n’oserions affirmer qu’il n’a pas exagéré çà et là le caractère historique et didactique de son œuvre. Son récit est de temps en temps obstrué soit de longs dialogues spécialement destinés à développer ses vues sur telle question d’art, de politique ou de religion, soit d’épisodes étrangers à son sujet, et qu’il y rattache de force par des combinaisons bien moins naturelles, bien moins ingénieuses que celles dont Walter Scott savait user en pareil cas pour cimenter l’union difficile du faux et du vrai, de la fiction et de l’histoire. Soit dit sans l’offenser, ce n’est pas dans la combinaison des faits qu’il excelle. Son domaine est ailleurs; il est plus haut selon nous, dans ces régions sereines d’où le philosophe jette un regard pénétrant sur les mobiles secrets des infirmités inavouées, sur les merveilleuses inconséquences de notre ondoyante nature. Le plus novice de nos auteurs dramatiques distribuerait plus adroitement son ''scenario'', ménagerait mieux chaque péripétie, emploierait de moins naïfs subterfuges pour tenir la curiosité en éveil; mais le plus habile ne saurait nous faire assister avec autant d’intérêt au développement hostile de ces deux natures profondément antipathiques, celle de Tito et celle de Romola. Pour les esprits sérieux, c’est là tout le livre. Le reste n’est que broderies savamment et trop minutieusement travaillées, hors-d’œuvre d’une recherche excessive, superfluités laborieuses qu’on peut admirer à froid en les détachant du sujet principal, mais qui très certainement auront dû nuire au succès d’un ouvrage d’ailleurs si bien conçu, si soigneusement et si passionnément exécuté.
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Pendant qu’il s’abandonne aux vertiges de l’espérance, à la fièvre des complots, Baldassare Calvo ne le perd pas de vue. Il a surpris le secret de ce prétendu messer Naldo à qui Tessa se croit mariée. En échange des soins que Romola lui prodigue, quand elle le trouve atteint de la peste dans un des hôpitaux où la charité la conduit chaque jour, il lui livre ce secret, et pour la mieux convaincre, pour lever tous les doutes qu’elle conserve encore, il a promis de la mener chez sa rivale, lorsque tout à coup il disparaît sans qu’on puisse savoir ce qu’il est devenu. C’est le hasard, le hasard seul, qui complète les révélations de Baldassare et met en face l’une de l’autre les deux femmes trompées par l’astucieux Tito. A la vue des beaux enfans de Tessa, et lorsqu’elle a reçu les confidences naïves de la pauvre ''contadine'' encore abusée, Romola ne se sent pas le courage de la détromper. L’humiliation qu’elle éprouve n’est mêlée d’aucun ressentiment, et son altière équité ne saurait s’abaisser à des vengeances que la jalousie ne légitimerait plus. D’autres soins d’ailleurs, beaucoup plus essentiels, préoccupent cette âme sublime. Un complot en faveur des Médicis vient d’être dénoncé à la ''signoria''. Les cinq principaux meneurs sont jetés dans les fers, et parmi eux l’ancien gonfalonier Bernardo del Nero; l’artisan de leur perte est un de leurs complices, et ce complice n’est autre que Tito Melema, maître expert en ces volte-faces perfides. Romola l’ignore, mais sa pénétration et la connaissance qu’elle a maintenant du caractère de son mari le désignent à ses soupçons; elle n’en déploie que plus d’ardeur à solliciter l’intervention de Savonarole en faveur des malheureux que menace le ressentiment populaire. Cette entrevue de Romola et de Savonarole est une des plus belles scènes du roman. On y voit aux prises la généreuse pitié d’une femme revendiquant les droits sacrés de la justice, de la clémence, avec l’inflexibilité monacale d’un homme fanatisé par ses propres conceptions, et qui compte pour peu de chose l’existence de quelques ennemis politiques sourds à sa parole, qu’il croit inspirée, adversaires irréconciliables de ses desseins, dont la grandeur l’éblouit et le fascine. Les refus impitoyables qu’il oppose aux supplications de Romola le font descendre du piédestal où elle l’avait placé dans son cœur ; ils lui montrent l’homme sous le demi-dieu presque infaillible, et lui ôtent la dernière illusion qui la rattachât à la vie. Après avoir assisté avec désespoir au supplice des cinq conspirateurs, elle se sent invinciblement repoussée loin du traître qu’elle soupçonne de les-avoir livrés au bourreau, loin de l’ingrate cité qui les a laissés périr. Elle quitte de nouveau Florence, et, sans pouvoir positivement se résoudre au suicide, elle affronte une mort presque certaine en se livrant seule, sur une misérable barque de pêcheur, aux flots inconstans de la Méditerranée.
 
Tandis que Tito et Savonarole cherchent en vain les traces de la fugitive, le drame politique à Florence se précipite vers son dénoûment. A peine suspendues un moment par l’exécution de l’ancien gonfalonier et de ses amis, les trames médicéennes ont recommencé plus actives que jamais. L’autorité purement morale de Savonarole est minée de toutes parts. Le grand réformateur tombe dans un piège qu’il s’est tendu à lui-même en invoquant pour preuve de sa mission le pouvoir surhumain dont il se disait, dont il se croyait peut-être investi. Il s’est donné comme prophète et comme thaumaturge; la crédulité populaire, incessamment surexcitée par ses ennemis, le somme de prédire l’avenir et de faire des miracles <ref> (2) Sur ce point délicat de savoir si le prieur de Saint-Marc croyait ou non à ses dons surnaturels, on pourra consulter avec fruit, dans la ''Revue'' du 15 mai 1803, l’étude intitulée : ''Un Réformateur italien au temps de la renaissance''.</ref>. La situation se complique d’une rivalité de couvens. Les ''frati minori'' de Santa-Croce défient le dominicain excommunié d’établir sa doctrine, de manifester ses droits à la protection céleste au moyen d’une épreuve décisive empruntée à la jurisprudence des temps barbares, et cette épreuve, ils offrent eux-mêmes de s’y soumettre. Cet absurde défi, accepté forcément par Savonarole, devient l’occasion d’une scène misérable racontée par tous les chroniqueurs, et d’après eux avec une fidélité scrupuleuse, par l’auteur de ''Romola''. Dans ce roman, Tito Melema, devenu à force de manœuvres le secrétaire du conseil des dix, est le principal instigateur de la combinaison machiavélique qui met le ''frate'', dépouillé désormais de son ascendant sur la multitude, à la merci d’un gouvernement hostile et jaloux. Dès le lendemain de la fatale épreuve, les ''arrabiati'' de Florence, — ceux qu’exaspérait le joug austère de l’autorité monacale, — suscitent une émeute populaire principalement dirigée contre les ''piagnoni'' ou sectateurs de Savonarole. Ces désordres ont été concertés avec Dolfo Spini, que les ''arrabiati'' reconnaissent pour chef, par Tito Melema, toujours acharné à la perte du réformateur; mais le Grec a omis, dans ses calculs profonds, de faire entrer en ligne de compte la haine que lui porte un sycophante en sous-ordre, un espion de bas étage, dont il a plusieurs fois et presque sans le savoir contrarié l’ignoble ambition. Au moment où Florence est livrée à l’émeute, alors que le pillage, l’incendie, l’assassinat ont pleine carrière, quelques perfides révélations glissées par ser Ceccone à l’oreille de Dolfo Spini décident du sort de Tito. Le Catilina florentin, se croyant joué par le secrétaire des dix, prononce contre lui un arrêt de mort que deux de ses sicaires, deux ''campagnacci'', sont chargés d’exécuter. Deux bandes de pillards, organisées, commandées par ces hommes, se dirigent dès la pointe du jour vers une maison de la ''via dei Bardi'' sous prétexte de pillage, mais en réalité pour surprendre au saut du lit et tuer sans rémission le propriétaire de cette maison. Tito cependant n’est pas homme à s’endormir au sein des périls. Le souvenir du mal qu’il a fait, des fraudes auxquelles il doit sa prospérité, ne lui permet pas de se croire à l’abri dans une ville où tant de passions déchaînées ont leur libre cours. Tout est donc préparé pour sa fuite. Un fidèle serviteur a pris les devans avec Tessa et les enfans de Tessa : ils l’attendent dans le Borgho, les mules chargées, le convoi prêt à se mettre en route; mais entre eux et lui coule l’Àrno, qu’il faut traverser ou sur le Ponte-Vecchio ou sur le pont Rubaconte, qu’il va trouver fermés l’un et l’autre par les sanglans émissaires de Dolfo Spini. Traqué, entouré, pressé de toutes parts, le malheureux s’engage malgré lui, au milieu des cris de mort et des armes levées sur sa tête, dans l’étroit défilé du Ponte-Vecchio. Bientôt une seule alternative lui est laissée, ou d’être mis en lambeaux, écrasé, foulé aux pieds par cette canaille altérée de sang, ou de risquer sa dernière chance de salut en se précipitant encore sain et sauf dans la rivière qui coule au-dessous de lui. Encore faut-il, pour cela, se dégager des mains vigoureuses qui déjà le tiennent; mais sa présence d’esprit ne l’a pas abandonné. En jetant à quelques pas de lui sa ceinture et son escarcelle chargées d’or et de diamans, il écarte un instant les plus acharnés, et cet instant lui suffit pour réaliser son audacieuse tentative. Une fois déjà, lors de son naufrage, il a dû la vie à son talent de nageur. Ne peut-il espérer aujourd’hui pareille fortune? Il a pour lui le courant, et s’il dépasse le ''Ponte-alla-Carrara'', s’il peut aborder sur les quais de quelque lointain faubourg, il n’aura certainement rien à craindre. La populace féroce qui voulait tout à l’heure le jeter à l’eau ne doit pas douter qu’il n’ait trouvé la mort dans le fleuve. Calcul bien fait, logique puissante, raisonnemens irréprochables, mais qui vont être cruellement démentis ! Tito a laissé derrière lui le pont de la Trinità : il pourrait à la rigueur prendre terre sans courir de bien grands dangers; mais, sous le coup de ses terreurs récentes, il croit devoir persister encore, et ne s’arrête qu’au moment où les forces vont lui manquer. Tout au plus a-t-il conscience de lui-même lorsqu’un dernier effort le jette presque sans connaissance sur une berge déserte, à quelques pas d’un vieux mendiant habitué à venir chaque jour, sur les bords de l’Arno, guetter les épaves de la cité voisine.
 
Cet homme, qui depuis quelques instans contemple d’un œil sombre les efforts du nageur éperdu, — cet homme à qui un caprice de la Providence envoie ainsi une vengeance poursuivie en vain depuis des années, — cet homme est Baldassare Calvo. Le vieillard n’a pas d’armes, et ses bras sont débiles; un enfant se rirait de l’effort avec lequel il se traîne vers sa proie et vient s’abattre, hideux cauchemar, sur la poitrine haletante du jeune homme abandonné à sa merci :
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« Quand les forces lui manquèrent, quand il sentit qu’il ne pouvait plus rester à genoux, il s’assit sur le cadavre, les doigts toujours crispés autour du col de la tunique. Le grand jour était venu, mais pas un témoin ne se présenta. Aucun regard n’alla chercher au loin ce groupe immobile, enfoui dans les hautes herbes qui croissent au bord du fleuve. Florence avait ce jour-là de bien autres affaires et mettait en scène un drame bien autrement palpitant. Peu après que la mort eut couché l’un à côté de l’autre les deux cadavres gisant sur les rives de l’Arno, Savonarole, soumis à la torture, poussait ce cri d’agonie qu’on fit semblant de prendre pour un aveu de ses crimes... »
 
Nous avons vu Romola fléchir un instant sous le fardeau d’une existence désenchantée ; mais les flots auxquels elle a confié le soin de mettre un terme à ses souffrances la portent doucement, grâce à l’impulsion d’une brise favorable, vers un pauvre village de la côte méditerranéenne, où quelques juifs portugais, fuyant les rigueurs de l’inquisition, sont venus peu de jours auparavant mourir de la peste. Le fléau qu’ils ont importé sévit dans toute la vallée adjacente; la plupart des chaumières sont abandonnées ; la peur domine les âmes et paralyse toute inspiration charitable; de ces malheureux qui languissent et se meurent isolément, pas un ne songe à porter secours au voisin. Le ''pievano'' <ref> (3) Le curé de paroisse.</ref> lui-même, oublieux de tous ses devoirs, n’apporte plus au chevet des mourans les bénédictions de l’église, et ne vient que çà et là, furtivement, constater la misérable condition du troupeau commis à sa garde. L’apparition de Romola sur cette plage désolée, cette barque mystérieuse d’où on la voit descendre seule, l’auréole lumineuse que lui font ses cheveux d’or la transforment aisément en une sorte de madone, et lui donnent aussitôt sur les superstitieux habitans de la vallée une autorité dont elle use uniquement pour leur salut. Elle trouve dans cette mission de charité que la Providence lui assigne le baume puissant dont ses blessures avaient besoin. Elle ne se console pas, elle oublie, et dans cet oubli bienfaisant retrempe ses forces épuisées. Le courage qu’elle prêche aux autres lui revient; la sérénité qu’elle fait renaître autour d’elle lui est rendue par surcroît. Un grand apaisement s’est fait dans son âme quand elle retourne à Florence, quelques mois plus tard, comblée de bénédictions et vénérée à l’égal des saintes légendaires par tous ces malheureux qui l’ont vue déployer un dévouement surhumain.
 
Une fois informée de ce qui s’est passé en son absence, Romola s’empresse de restituer à l’état la plus grande partie des richesses suspectes que Tito a laissées derrière lui. De cette renonciation scrupuleuse, elle n’excepte qu’une somme équivalente au prix des collections paternelles vendues à son détriment et malgré sa volonté. Cette somme, elle la destine en secret aux enfans de Tessa et à Tessa elle-même, dont elle se constitue la protectrice en lui laissant provisoirement ignorer les motifs secrets de l’intérêt qu’elle lui témoigne. Tout en réglant ainsi sa vie, tout en se ménageant les devoirs et les joies d’une maternité factice, la jeune veuve suit d’un œil ému les sanglantes péripéties du procès de Savonarole. Elle n’est point de ces ''piagnoni'' timides que le réformateur a déçus en se laissant arracher par la torture quelques rétractations involontaires; elle ne croit pas aux procès-verbaux falsifiés qui changeaient les termes et aggravaient la portée de ces humilians démentis. Sans connaître à fond les détails honteux du marché politique débattu entre la ''signoria'' de Florence, le pape et le duc de Milan, elle devine que fra Girolamo se débat en ce moment sous l’effort coalisé des ambitions mauvaises qu’il a voulu réfréner, des vices auxquels il a déclaré la guerre, de la tyrannie étrangère à laquelle il faisait obstacle, et d’un clergé corrompu qu’il prétendait ramener à ses vertus primitives. Au fond, pur de tout crime qualifiable et de toute hérésie dogmatique, le prieur de Saint-Marc n’avait à expier sur le bûcher que son attitude ferme et hautaine en face de l’excommunication, et son refus formel d’allégeance à la papauté. Obéir aux décrets d’Alexandre VI, c’était, disait-il, « obéir au diable, » et il ne visait à rien moins qu’à obtenir des puissances européennes la réunion d’un concile général appelé à déposer l’indigne pontife. L’analyse des mobiles qui le poussaient, des sentimens qui tour à tour l’animèrent, de cette inspiration flottante où la sincérité de l’extase et les entraînemens calculés de la politique se touchent de si près que parfois ils se confondent, devait tenter l’auteur d’''Adam Bede'', et lui a en effet inspiré quelques pages remarquables. George Eliot nous montre l’âme de son héroïne partagée entre le désir, le besoin de croire encore à Savonarole et les suggestions de ce discernement terrestre « qui juge les choses en faisant une part très modeste aux ressources, à la capacité de l’humaine nature. » Ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux ordres d’idées Romola ne trouve une satisfaction complète. Ses propres souvenirs, ses propres observations, datant de l’époque où elle était disciple fidèle, lui disent que la torture seule n’explique pas complètement les rétractations de son ancien maître; mais sa conscience lui dit aussi que la vie de cet homme n’a manqué ni de pureté ni de grandeur. Elle n’a pas oublié d’ailleurs cette sécheresse désolante, cet appauvrissement moral qui ont coïncidé chez elle avec la diminution de la confiance qu’elle lui accordait, et il lui est impossible d’admettre que ce scepticisme énervant, qui paralysait son âme et la rendait infertile, fût basé sur une solide et saine appréciation de la vérité. Elle se refuse à ne voir que des mensonges dans les paroles inspirées qui naguère lui rendaient une vie nouvelle, et un faux prophète dans cet homme en qui semblaient incarnées les plus nobles et les plus salutaires tendances de notre infirme nature.
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<small>(1) ''La vacca muglia'', disaient les artisans de Florence quand sonnait la grande cloche dans la tour du Palais-Vieux. </small><br />
<small> (2) Sur ce point délicat de savoir si le prieur de Saint-Marc croyait ou non à ses dons surnaturels, on pourra consulter avec fruit, dans la ''Revue'' du 15 mai 1803, l’étude intitulée : ''Un Réformateur italien au temps de la renaissance''.</small><br />
<small> (3) Le curé de paroisse.</small><br />
 
 
E.-D. FORGUES.
 
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