« Austin Elliot, par Henry Kingsley, étude de la vie aristocratique/02 » : différence entre les versions

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Nouvelle page : <center>VIII</center> Au moment où nous reprenons cette histoire, en 1846, — un an après la mort de James Elliot, — Eleanor Hilton habitait la maison que son père avait si lo...
 
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Lord Charles Barty, qui venait d’entrer au parlement après une élection vivement disputée, et lord Edward Barty, un de ses cadets, étaient seuls en tiers dans cette douce et fraternelle intimité. Lord Edward était un beau jeune homme de dix-neuf ans, aveugle de naissance et doué par la nature des dispositions musicales les plus éminentes. Malheureusement il avait perdu, dès l’âge de quinze ans, une voix de premier ordre, déjà célèbre dans les salons de Londres. Depuis lors, incapable de jouer d’aucun instrument, mais toujours absorbé par le culte de son art favori, sa vie se passait à chercher l’occasion d’entendre ces harmonies sublimes dont il ne pouvait plus se faire l’interprète, La musique religieuse l’attirait surtout, et comme Eleanor portait volontiers au pied de l’autel le fardeau de ses tristesses intimes, de ses continuelles préoccupations, il lui arrivait souvent de choisir lord Edward pour compagnon de ses pieuses sorties. En les voyant passer au bras l’un de l’autre, on ne pouvait refuser une sympathie attristée à l’infirmité du jeune homme, au zèle inquiet, aux craintes sans cesse éveillées de celle qui le guidait ainsi, choisissant pour lui les routes les moins périlleuses et lui frayant passage parmi les rangs de la foule affairée. Ils allaient effectivement toujours à pied, marchaient d’ordinaire assez vite » et prenaient les parcs de préférence aux rues, afin d’éviter la rencontre des voitures. Il y avait sans doute là de quoi donner prise à des interprétations malveillantes; mais la médisance la plus hardie reculait devant la grâce modeste et sérieuse, la tenue correcte et simple de cette nouvelle Antigone. Bien des gens d’ailleurs la connaissaient : on la savait fiancée au jeune Elliot, qu’on estimait fort heureux d’avoir su lui plaire. On avait vu la noble mère de lord Edward et de lord Charles attendre à la porte de Saint-Paul le passage de miss Hilton pour l’aborder amicalement et lui donner en public une marque de son estime. Personne après cela n’aurait osé se permettre le plus léger propos, car la duchesse de Cheshire n’était rien moins que prodigue de ces sortes de faveurs, et on lui reconnaissait en certaines matières une véritable infaillibilité. A compter de ce moment, Eleanor eût pu frapper sans crainte aux portes les mieux fermées, réclamer son admission dans les sociétés les plus exclusives; mais elle n’y songea même pas, et, comme par le passé, ne se montra publiquement qu’à l’église, à Saint-Paul le dimanche matin, à Westminster-Abbey toutes les fois qu’un organiste célèbre s’y faisait entendre.
 
C’est dans ce temple magnifique, à l’issue d’une solennité musicale où lord Edward n’avait pu l’accompagner, qu’Austin vint la chercher par une belle soirée de printemps. Ils renvoyèrent d’un commun accord le vieux James, et s’en revinrent du côté de Wilton-Crescent en traversant le Parc <ref> (1) ''Saint James’s Park'', qu’on désigne ainsi par une abréviation familière, de même qu’à Paris « le Bois » signifie le bois de Boulogne.</ref>, qu’envahissaient déjà les ombres légères du crépuscule. A peine échangèrent-ils une parole avant d’arriver par les sinueuses allées des ''shrubberies'' au bord de la pièce d’eau qu’on désigne sous le nom de lac; mais, une fois là, Austin se sentit enfin le courage nécessaire à une explication complète. Avec beaucoup de douceur et de ménagement, il plaça sous les yeux d’Eleanor le résumé fidèle de leur situation réciproque : — d’un côté, le tort qu’elle se faisait en continuant à vivre sous l’apparente protection d’une femme que le désordre de son esprit et de sa vie signalait au mépris public, les fausses interprétations auxquelles pouvait donner lieu la tolérance dont elle usait vis-à-vis du capitaine Hertford, personnage suspect, mais redouté, que sa réputation de duelliste maintenait seule dans un certain monde, — de l’autre, la singulière position que lui faisait, à lui Austin, la présence de ces deux êtres dans une maison appelée à devenir la sienne, mais où il n’avait provisoirement aucune espèce d’autorité... Tandis qu’il exposait éloquemment ses griefs, Eleanor l’écoutait sans mot dire, les yeux baissés, dissimulant de son mieux une souffrance intérieure que révélait néanmoins sa physionomie. — Voyons, lui dit-elle enfin, profitant d’un intervalle de silence, croyez-vous que toutes ces idées ne soient pas les miennes? Me supposez-vous moins accessible que vous ne l’êtes aux sentimens pénibles que vous venez d’exprimer?... Cette séquestration que je m’impose, cet isolement où je vis, avez-vous jamais pensé qu’ils fussent volontaires?... En ce cas, mon ami, vous vous trompez... Je me sens au contraire attirée vers ce monde où ma fortune m’assure une place éminente…. J’ai l’esprit plus ouvert, l’humeur plus sociable, j’ai aussi plus d’instincts ambitieux que vous ne semblez l’admettre... Ces deux personnages dont vous me parlez me pèsent comme à vous et plus qu’à vous, soyez-en sûr.
 
— Donnez-moi donc le droit de vous en débarrasser!... Au lieu de ces ajournemens qui lassent ma patience, au lieu de ces retards que vous me forcez d’accepter les yeux fermés, consentez à devenir ma femme sans plus de délai... Dès le lendemain, ils seront bannis l’un et l’autre... Les anciens amis de mon père viendront se grouper autour de vous, et dans ce monde que vous aimez, dans ce monde prêt à vous accueillir, vous aurez le rang qui vous est dû.
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Avant d’avertir Austin, lord Charles crut devoir conférer avec son frère au sujet de cet incident, qui modifiait la situation d’une manière si grave, et ce fut lord Edward qui se chargea d’en parler à leur ami. En passant successivement par tant de bouches, l’entretien des deux joueurs de billard s’était quelque peu dénaturé. Les propos attribués au capitaine se résumaient en ceci, « qu’Eleanor lui avait promis de l’épouser, et qu’il guettait une occasion de chercher querelle à Austin pour se défaire de lui. »
 
La première de ces assertions n’obtint du jeune homme ainsi menacé qu’un sourire dédaigneux. — Je ne saurais douter d’Eleanor, dit-il simplement; mais, reprit-il ensuite, la menace de ce drôle a quelque chose de plus sérieux... Il est dur de se sentir à la merci, de cette dextérité cruelle qu’un ''soubadhar'' indien <ref> (2) Brigadier de cavalerie cipaye.</ref> pourrait en quelques leçons communiquer à mon groom... Le duel est une coutume absurde... Maudit soit l’imbécile qui l’inventa! maudits les imbéciles qui la suivent !... Notez bien que je suis compris dans ma propre malédiction, car enfin, s’il me pousse à bout...
 
— Oh ! ne parlez pas ainsi, cher Austin, interrompit vivement lord Edward, dont les mains, par un mouvement familier, se portèrent au visage de son ami comme pour scruter l’expression de ses traits... Songez à ce que nous deviendrions, ''elle'' et moi, si vous tombiez sous la balle de ce misérable !... Cela ne se peut pas, cela ne doit pas être... Si je croyais ne pouvoir l’empêcher autrement, je prendrais des mesures...
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Eleanor s’y trouvait seule avec le capitaine Hertford, qui venait de lui apporter des jasmins du Cap. Elle l’avait remercié poliment, et tous deux, en face l’un de l’autre, n’ayant plus grand’chose à se dire, avaient laissé tomber la conversation. Ce silence semblait gêner le capitaine, mais ne pesait aucunement à Eleanor, qui, tranquillement assise, avec cette grâce indifférente dont elle avait le secret, eût été capable de rester ainsi deux heures de suite sans accorder aucune attention à son hôte et sans lui donner aucun signe d’impatience ou d’ennui. Fort heureusement pour tous deux la porte du salon s’ouvrit, et le vieux James annonça : « Lord Edward! lord Charles! » Ce dernier, en apercevant Hertford, s’arrêta sur le seuil. Son frère, qui, guidé par lui, le suivait la main posée sur son épaule, dut nécessairement s’arrêter aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque, et semblaient la contre-épreuve l’une de l’autre; mais l’honnête et brillant regard qui animait les yeux bleus de lord Charles manquait à ceux de lord Edward. Impassibles et fixes dans leur cécité native, ceux-ci faisaient éprouver, à qui contemplait alternativement les deux frères, la même impression pénible, le même désappointement inquiet dont on est saisi en face d’un buste de marbre juxtaposé au visage humain que le sculpteur s’est donné mission de reproduire.
 
— Miss Hilton, dit lord Charles, je vous amène Eddy <ref> (3) Abréviation d’Edward.</ref>. Ce brave garçon a compté sur vous pour le conduire à l’église, et maintenant permettez-moi de prendre congé, car j’ai fort à faire...
 
Hertford, déjà debout, regardait du côté de la porte; Eleanor l’arrêta par un mot, et il se rassit avec la docilité la plus méritoire. Un moment après, l’office vint à sonner, et comme Charles Barty était déjà loin, Eleanor, s’excusant auprès du capitaine, monta chez elle pour se préparer à sortir.
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Avant que le capitaine Hertford se fut bien rendu compte de cette apostrophe solennelle, et tandis qu’il se demandait encore s’il avait affaire à un fou, lord Edward continua : Capitaine, je ne puis vous empêcher de tuer Austin Elliot; avec les sentimens d’honneur que je lui connais, mon intervention, si elle mettait obstacle à une rencontre, lui ferait une vie pire que la mort... Je ne parle donc pas de lui, mais de vous... Votre plan m’a été révélé dans tous ses détails. La personne à qui vous en avez fait confidence, je sais où la trouver... Je puis donc l’amener au pied des tribunaux et vous convaincre ainsi d’une préméditation de meurtre... Il m’est interdit de sauver Austin, mais, vous devez le voir, j’ai de quoi le venger... Si malheur lui arrivait, votre perte est assurée... Tenez-vous-le pour dit, capitaine Hertford, et faites-moi connaître dès maintenant à quel parti vous vous arrêtez...
 
La physionomie du capitaine indiquait assez clairement que sa résolution, prise en toute liberté, aurait été de sauter sur lord Edward et de lui briser la tête contre la muraille; mais il se contenta de balbutier à demi-voix : Un moment, mylord! laissez-moi le temps de la réflexion... Vous vous prévalez un peu trop de votre faiblesse... Il examinait, tout en parlant ainsi, les mauvais côtés de sa position. Nul doute que, trahi par son interlocuteur de la veille, il ne pût être impliqué dans un procès criminel pour « complot de meurtre <ref>(4) Le mot légal est ''conspiracy''. </ref>, » procès bien autrement dangereux que celui auquel donne ouverture un duel pur et simple. Ses projets relativement à Austin se trouvèrent par là même annulés : il y renonça immédiatement, et la victime désignée devint inviolable pour lui, du moins sur le sol anglais. Mais il avait eu peur, peur de cet enfant désarmé qui se traînait silencieusement vers lui les mains étendues : or chacun sait que chez ces pervers la réaction de la peur engendre une âpre soif de vengeance. Il eût voulu prendre lord Edward à partie, et ceci était tout simplement impossible. En revanche... en revanche il y avait le frère de lord Edward, et par là du moins il pouvait l’atteindre. On parlait bien de rigueurs nouvelles à introduire dans les lois qui répriment le duel; mais des acquittemens nombreux, dont quelques-uns étaient tout récens, garantissaient une impunité relative aux rencontres armées des législateurs eux-mêmes. Canning et Londonderry, Wellington et Winchelsea, bien d’autres encore frayaient la voie aux duels politiques. Or, en pleine séance du parlement, lord Charles Barty lui avait adressé de ces paroles qu’un homme n’accepte pas sans laisser un accroc à sa renommée. Hertford les avait tolérées en vue d’un combat maintenant impossible; il était libre désormais de s’en souvenir et d’en demander réparation. Bien mieux, dans cette nouvelle combinaison, il entrevoyait pour Austin la nécessité absolue de quitter momentanément l’Angleterre, et une fois sur le continent, ne trouverait-on pas moyen de lui détacher quelque bonne laine ?... En vertu de cette vague hypothèse, le capitaine prit son parti sur-le-champ : — Lord Edward, dit-il...
 
— Je vous attends, répondit le jeune homme.
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Question bien simple, bien naturelle, mais à laquelle Austin ne trouva pas de réponse. Le problème à résoudre était l’enlèvement de ce cadavre, sans trop de scandale, avant qu’une foule indiscrète n’eût été appelée sur le lieu du désastre. Deux ''policemen'' intervinrent fort à propos. Austin ne leur dissimula rien et se constitua volontairement leur prisonnier. Il obtint en revanche, d’un inspecteur qui arriva presque aussitôt, que le groom restât libre, et pût aller porter la fatale nouvelle aux parens du mort. Quant à lui, suivant à pied la charrette de boulanger sur laquelle on emportait le cadavre, — ce cadavre dont les jambes, pendant au dehors, balayaient presque la terre, — il arriva ainsi jusqu’au bureau de police. Tout le reste de son existence lui apparaissait en ce moment comme un vain mirage, une illusion chimérique, et pour la première fois, à l’âge de vingt-trois ans, il prenait la réalité corps à corps. La réalité, c’était ce cortège ignominieux, ces gens de police, cette charrette vulgaire, ces voleurs de bas étage, ces prostituées à côté desquelles il lui fallut s’asseoir et attendre son tour. Il écouta machinalement l’instruction sommaire d’un ou deux délits sans importance. On interrogeait entre autres la femme d’un ramoneur, à peu près assommée par son brutal mari. La tête encore enveloppée de bandages et pouvant à peine se tenir debout, cette misérable créature, livrée, on le voyait, à tous les excès de l’ivrognerie, essayait de revenir sur ses premières dépositions, et, pour sauver l’espèce de brute auquel le sort l’avait unie, entassait mensonges sur mensonges avec un entêtement héroïque, malgré les menaces du magistrat, qui allait, disait-il, la faire arrêter comme faux témoin. Austin se comparait à elle, à ce rebut des cabarets, à cette abjecte harengère, et relativement se trouvait petit. — Elle mourrait, se disait-il, pour cet abominable vaurien, tandis que moi,... moi, grand Dieu!...
 
Son tour arriva. On exigea de lui deux cautions de cinq cents livres sterling. Une douzaine au moins des amis de son père accoururent pour offrir ces garanties pécuniaires, et Austin, devenu libre, put s’occuper aussitôt des préparatifs de son départ. Prévoyant une condamnation, qui était, à vrai dire, inévitable, il enjoignit à son avocat de rédiger un acte qui transférait tous ses biens à Eleanor <ref> (5) Ceci demande explication : les propriétés que le duelliste possède au moment de la condamnation demeurent dévolues à la couronne. Il est douteux, au surplus, que la transmission de biens souscrite au profit d’un tiers par un prévenu sous caution (''under bail'') puisse être regardée comme valide. Cette question n’est pas résolue dans le remarquable article que M. Samuel Warren, l’avocat romancier, écrivait il y a plusieurs années dans le ''Blackwood'' à propos de l’affaire entre lord Cardigan et le capitaine Tuckott, article qui renferme un exposé complet des mesures législatives adoptées en Angleterre contre le duel.</ref>, acte qu’il promit de revenir signer en temps utile. Pour le cas où il succomberait avant d’être condamné, il dressa un testament sommaire par lequel il laissait tous ses biens à la même personne, la priant de compenser, sur le produit du legs, le dommage subi par les personnes qui avaient bien voulu lui servir de caution. Son domestique, chargé de veiller sur Robin, eut ordre de le conduire chez miss Hilton, si quelque malheur arrivait. Cet homme, effrayé, demandait en pleurant à son maître la permission de l’accompagner. Austin, très pâle, mais très résolu, la lui refusa formellement.
 
 
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<small> (1) ''Saint James’s Park'', qu’on désigne ainsi par une abréviation familière, de même qu’à Paris « le Bois » signifie le bois de Boulogne.</small><br />
<small> (2) Brigadier de cavalerie cipaye.</small><br />
<small> (3) Abréviation d’Edward.</small><br />
<small>(4) Le mot légal est ''conspiracy''. </small><br />
<small> (5) Ceci demande explication : les propriétés que le duelliste possède au moment de la condamnation demeurent dévolues à la couronne. Il est douteux, au surplus, que la transmission de biens souscrite au profit d’un tiers par un prévenu sous caution (''under bail'') puisse être regardée comme valide. Cette question n’est pas résolue dans le remarquable article que M. Samuel Warren, l’avocat romancier, écrivait il y a plusieurs années dans le ''Blackwood'' à propos de l’affaire entre lord Cardigan et le capitaine Tuckott, article qui renferme un exposé complet des mesures législatives adoptées en Angleterre contre le duel.</small><br />
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