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mère ; il n’a nul sentiment, nulle idée ; à peine a-t-il des sensations ; il ne sent pas même sa propre existence :
<section begin=livre1 />mère ; il n’a nul sentiment, nulle idée ; à peine a-t-il des sensations ; il ne sent pas même sa propre existence :


''Vivit, et est vitae nescius ipse suae.''
''Vivit, et est vitae nescius ipse suae.''
{{cach | Vivit, et est vitae nescius}}<small>OVID</small>., Trist. Lib. 1
{{cach | Vivit, et est vitae nescius}}<small>OVID</small>., Trist. Lib. 1
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C’est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit l’enfance ; car les mots infans et puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre, et signifie qui ne peut parler : d’où vient que dans Valère Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon l’usage de notre langue, jusqu’à l’âge pour lequel elle a d’autres noms.
<section begin=livre2 />C’est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit l’enfance ; car les mots infans et puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre, et signifie qui ne peut parler : d’où vient que dans Valère Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon l’usage de notre langue, jusqu’à l’âge pour lequel elle a d’autres noms.


Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. Ce progrès est naturel : un langage est substitué à l’autre. Sitôt qu’ils peuvent dire qu’ils souffrent avec des paroles, pourquoi le diraient-ils avec des cris, si ce n’est quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse l’exprimer ? S’ils continuent alors à pleurer, c’est la faute des gens qui sont autour d’eux. Dès qu’une fois Émile aura dit : J’ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer.
Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. Ce progrès est naturel : un langage est substitué à l’autre. Sitôt qu’ils peuvent dire qu’ils souffrent avec des paroles, pourquoi le diraient-ils avec des cris, si ce n’est quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse l’exprimer ? S’ils continuent alors à pleurer, c’est la faute des gens qui sont autour d’eux. Dès qu’une fois Émile aura dit : J’ai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer.
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Loin d’être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je serais fort fâché qu’il ne se blessât jamais, et qu’il grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe ; s’il se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras ; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu’on ait jamais vu d’enfant en liberté se tuer, s’estropier, ni se faire un mal considérable, à moins qu’on ne l’ait indiscrètement exposé sur des lieux élevés, ou seul autour du feu, ou qu’on n’ait laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins de machines qu’on rassemble autour d’un enfant pour l’armer de toutes pièces contre la douleur, jusqu’à ce que, devenu grand, il reste à sa merci, sans courage et sans expérience, qu’il se croie mort à la première piqûre et s’évanouisse en voyant la première goutte de son sang ?
Loin d’être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je serais fort fâché qu’il ne se blessât jamais, et qu’il grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose qu’il doit apprendre, et celle qu’il aura le plus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. Si l’enfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe ; s’il se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras ; s’il saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas qu’on ait jamais vu d’enfant en liberté se tuer, s’estropier, ni se faire un mal considérable, à moins qu’on ne l’ait indiscrètement exposé sur des lieux élevés, ou seul autour du feu, ou qu’on n’ait laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins de machines qu’on rassemble autour d’un enfant pour l’armer de toutes pièces contre la douleur, jusqu’à ce que, devenu grand, il reste à sa merci, sans courage et sans expérience, qu’il se croie mort à la première piqûre et s’évanouisse en voyant la première goutte de son sang ?


Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes, et d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu’on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l’on en avait vu quelqu’un qui, par la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens au
Notre manie enseignante et pédantesque est toujours d’apprendre aux enfants ce qu’ils apprendraient beaucoup mieux d’eux-mêmes, et d’oublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine qu’on prend pour leur apprendre à marcher, comme si l’on en avait vu quelqu’un qui, par la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher étant grand ? Combien voit-on de gens au<section end=livre2 />