« Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art » : différence entre les versions

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J'ai entendu alléguer, en faveur du genre d’encouragemens ou de travaux qu'on appelle libres, cette indépendance dont on dit que le talent est jaloux, et dont on prétend qu'il n’use pleinement que lorsqu'il traite des sujets sans destination. Oui, je conçois que le talent repousse les lisières et toutes les contraintes d'une direction avilissante ; je conçois qu'il veuille marcher seul, et avec toute la liberté qui convient à son action : mais c'est se méprendre sur l’idée de la liberté en ce genre, que de la croire gênée par une destination prescrite à l'ouvrage. Puisque la condition de tout ouvrage doit être d’en avoir une semblable, et puisque la vocation du talent est de la remplir, comment le génie se trouverait-il comprimé par la cause même qui le développe ? Je ne sais ; mais il me semble que la prétendue liberté des travaux dont il s'agit, ressemble beaucoup trop à celle qu'accorde l’indifférence.
 
Fâcheuse liberté que celle-là. Combien ne citerait-on pas d'emplois difficiles, et qui n’ont servi [31] qu'à faire triompher le talent ! Le génie, comme l'amour, veut quelques obstacles ; l'un et l’autre s’accroissent par Iesles contrariétés. Trop d’aisance aussi nuit à leur essor ; et c'est mal servir leurs intérêts, que de les affranchir de tout lien.
 
Est-ce donc enchaîner l'athlète, que de lui montrer un but, quand on lui ouvre une carrière ? Pour être déterminée, la course en est-elle moins libre ? Le musicien se croit-il gêné dans ses compositions, parce qu’on exige de lui qu'il les mette en accord avec le sujet donné, soit d'une fête, soit d'une cérémonie religieuse, soit de telle ou telle autre action dramatique ? Au contraire, l'inspiration lui vient précisément même de cette sujétion. Ces rapports nécessaires, qui s'établissent dans son imagination, outre la convenance de ses chants et celle du sujet auquel ils sont destinés, semblent le contraindre, et ne font que le seconder. Qu'on imagine une composition musicale libre de toutes les entraves des causes extérieures, locales ou accessoires, je crains bien qu'affranchie de toute gêne, elle n’affranchisse aussi de tout caractère. Ou je me trompe fort, ou elle ressemblera beaucoup à ces tableaux faits on ne sait pourquoi, pour être placés on ne sait où.
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C’est fausser la destination morale des Arts et de leurs ouvrages, que de leur donner pour but unique celui de satisfaire les savans, ce qui en définitif signifie exclusivement les artistes eux-mêmes. Mais les ouvrages des Arts ne sont point faits pour les artistes. J’irai jusqu’à dire que, si ceux-ci pouvaient être seuls juges de leurs travaux, seuls arbitres de la bonté des productions, seuls organes de l’opinion en ce genre, les Arts et le goût y perdraient plus qu'on ne pense.
 
Ceci a besoin d'explication. Rien ne semble effectivement plus désirable aux artistes que de travailler pour ceux qui sont le plus en état d'apprécier Ieurleur talent. J’en conviens ; et j’avoue encore que le suffrage des artistes serait le seul équitable, le seul digne d'envie, si tous réunissaient Iele mérite de la science et le don du sentiment. Malheureusement l’expérience prouve que la réunion des deux qualités est le partage du petit nombre. Bien plus, il faut dire qu’il est dans la nature des artistes de juger en artistes, c’est-à-dire de faire prévaloir dans leurs ouvrages, le mérite du savoir et de l’exécution. Au contraire, il est dans [37] la nature du public, ou des hommes étrangers à la pratique des Arts, d'y considérer et d'y applaudir par-dessus tout les qualités qui correspondent au sentiment.
 
S'il devait donc arriver que les artistes fussent obligés de ne travailler que pour les artistes, et dans la seule vue de plaire aux savans, ou je me trompe fort, ou la partie de la science et de l'exécution serait bientôt la seule en considération. L'obligation de satisfaire des juges si habiles à discerner les fautes ferait qu'on n'oserait point s’exposer à en commettre ; que, renfermé dans une timide circonspection, on redouterait de se livrer à ce sentiment, qui souvent ne produit les grandes beautés qu'aux dépens de grands défauts ; qu'on dirigerait ses efforts vers la pratique d'une exécution péniblement étudiée ; qu'on perdrait de vue peu à peu, et le but moral des Arts, et les routes qui y conduisent, qu'enfin on ne ferait plus que des morceaux d’étude.
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Ce qu'on vient de dire sur cette direction abusive des Arts, qui détoumedétourne les artistes du point de vue d’utilité morale, sous lequel leurs ouvrages devraient être produits, s'applique aussi aux amateurs qui les jugent. Naturellement l’usage de considérer comme sujets ou objets d'étude les productions de l'Art habitue à n'y estimer que la partie technique ou le travail, et finit par les réduire au seul emploi d'exercer la critique.
 
Tout devient ici réciproque entre les artistes et ce qu’on appelle soit les amateurs, soit les connaisseurs. De la vicieuse manière d’envisager, d’en- [39] courager et de pratiquer les Arts, procède la manière non moins abusive de les apprécier. L’insignifiance des ouvrages produit celle des jugemens.
 
Comme il n'y a que Iesles causes morales, ou les emplois moralement utiles de l'Art et de ses ouvrages, qui imposent à l’artiste l'obligation de produire des impressions fortes ou profondes, de même, ces impressions ne sont reçues du spectateur, que par l’effet d’une corrélation de sentiment entre lui et l’ouvrage. Si ce dernier a une destination fixe, une application à un objet déterminé, le public a, pour juger de sa valeur, sous Iele rapport moral (c’est-à-dire de l’effet qu’il doit produire), un organe infaillible, celui du sentiment, de cet instinct des convenances, le seul qui sache apprécier toutes les sortes d'harmonies morales.
 
Si l'artiste, au contraire, n'a voulu que faire montre de son savoir, le spectateur n’apporte à le juger que l'esprit d'une critique dénuée de sentiment, et correspondant à l'esprit dans lequel Iele tout fut conçu et fut exécuté.
 
L’esprit de critique, dont je parlerai plus au long, esprit destructeur du ressort qui fait produire les belles choses, est, en grande partie dû à l’étrange système qui a prévalu depuis quelque temps en Europe. On s’est persuadé que le secret de faire [40] fleurir les Arts devait consister dans la vertu de ces rassemblemens d’ouvrages qu'on appelle Collections, Cabinets, Muséum. Toutes les nations en ont fait à l’envi. Chose singulière, qu’on ne se soit pas encore avisé de remarquer que les chefs-d’œuvre ou modèles, recueillis et amassés à grands frais, ont tous préexisté aux recueils et aux amas de modèles, et que depuis qu’on a fait des Musées pour créer les chefs-d’œuvre, il ne s'est plus fait de chefs-d’œuvre pour remplir les Musées. Ne sait-on pas que Constantinople avait possédé dans Iesles colleclionscollections du palais Lausus et du Gymnase de Zeuxippe, les plus beaux recueils des ouvrages de la Grèce, sans que ces recueils aient donné naissance à un artiste Bizantin ? Rome ancienne n’avait-elle pas eu précédemment les portiques d'Octavie, les galeries de la Maison d’or et du temple de la Paix ? Et cependant l’histoire n’a pas conservé le nom d’un sculpteur romain. Les collections classiques destinées à l’instruction des élèves sont utiles sans doute, mais elles ne doivent pas être formées aux dépens de l'Art même, et pour cultiver le goût des amateurs, il n’est pas nécessaire de détruire la véritable école du goût. Cette école ne consiste pas dans ces rassemblemens universels des productions de tout genre. Cette école est partout où des ouvrages [41] destinés à un emploi public sont livrés publiquement à la critique du sentiment, qu’exercent des juges mis en rapport avec le but que l'artiste s’est proposé. Le goût qui n’apprend à juger que dans les cabinets, ressemblera au talent qui travaiIletravaille pour eux. C'est une nécessité que l'amateur juge comme l’artiste a exécuté. Ce qui a été fait sans le sentiment moral d'une destination utile, est reçu et jugé de la manière dont s’apprécient en tout genre les objets inutiles.
 
Or, peut-on mieux proclamer l'inutilité des ouvrages de l’Art, qu'en annonçant dans les recueils qu’on en fait la nullité de leur emploi. Les enlever tous indistinctement à Ieurleur destination sociale, qu’est-ce autre chose, sinon dire que la société n’en a pas besoin ? Et cependant, par une contradiction singulière, on prétend que c'est pour l'avantage des Arts et des artistes. Mais quel est donc cet avantage des artistes et des arts, qui n'est pas l'intérêt de la société ? Les uns et les autres n’existent-ils pas pour elle et par elle ?
 
Le but de tous ces rassembIemensrassemblemens d'ouvrages convertis en prétendus objets d'étude est, dit-on, de former des artistes qui, à leur tour, feront des ouvrages, apparemment pour augmenter ces rassemblemens. Cercle vicieux, véritablement bizarre (si [42] cela devait durer long-temps), dans lequel les Arts, les artistes et leurs ouvrages tourneraient sans fin pour l’usage de la société qui n'en userait jamais.
 
Il y a évidemment méprise dans ce point de vue. Il faut que les ouvrages des Arts ne cessent pas de se reproduire ; mais cette reproduction doit être l’effet naturel, et ne saurait devenir l'objet de la destination qu’on leur affecte. Faire des ouvrages qui ne seraient destinés qu'à en faire exécuter d'autres, c'est une opération purement scholastique, et qui ne doit pas sortir du cercle du l'enseignement. Ainsi furent composés dans tous les temps ces morceaux en prose et en vers, destinés à servir d’exemple aux étudians. Mais comme je l’ai déjà remarqué, les morceaux produits dans cette intention, ne sont pas ceux qui ont créé les poètes et les orateurs. Qui jamais imaginerait que ces exemples de commande puissent produire de grands talens et que les vrais modèles eux-mêmes soient capables de seconder le génie, sans Iele concours de causes naturelles qui donnent l'être à l’éloquence et à la poésie ?
 
La manie des collections, et l’abus des ouvrages qu'on destinerait à les grossir, ont pour inconvénient principal, d’enlever aux Arts ce qui est leur légitime patrimoine, de les déshériter, en quelque [43] sorte, en les bannissant de tous les emplois politiques, religieux et moraux. Ce faux honneur fait aux objets qu'on renferme avec tant de respect les déprime dans l'opinion publique, plus qu'il n’en relève le prix. On s’habitue à en juger comme on juge d'un concours ; on distribue Iesles rangs entre les artistes. On ne s'occupe plus qu'à comparer dessin avec dessin, couleur contre couleur. On calcule les beautés et les défauts, on fait une balance pittoresque, et l’on place tout dans cette balance, excepté les raisons et les causes qui ont influé sur les qualités qu’on prétend soumettre au calcul.
 
De une habitude pernicieuse, celle de ne plus rien estimer, qu'en raison d’une perfection abstraite, de ne point vouloir de défauts, de ne pas tenir compte des raisons qui excusent, et quelquefois légitiment ce qu’on prend pour une erreur, et ce que les lieux, les circonstances et la faveur des considérations qui s’y attachent, auraient fait regarder avec admiration.
 
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La nature a voulu que le médiocre et le pire eussent leur utilité, dans l'échelle des points de comparaison qui servent à apprécier le bon. Pourquoi n’en arriverait-il pas ainsi dans le règne de l’imitation ? On ne prétend pas par-là encourager les productions médiocres. Certes, on sait assez [45] qu’elles n’ont pas besoin de l’être ; mais on prétend qu’il y aurait de l'inconvénient à les supprimer, si l’on pouvait y parvenir. Puisque la nature veut qu’il y en ait, et puisqu’elle ne fait rien d’inutile, c’est en contrarier le cours, que de supprimer tous ces points intermédiaires, qui donnent à nos jouissances une vivacité plus grande, et à notre jugement des points d’appui plus sûrs.
 
Il faut poser en fait qu'un chef-d’œuvre en tout genre s'achète au prix de plusieurs centaines d’ouvrages médiocres. Ceci n’est pas un système, c’est un point d’évidence pour tout le monde. Il importe donc que beaucoup d’hommes produisent, pour qu’un petit nombre s’élève sur le grand nombre. Or, un autre inconvénient des collections d’élite devenues trop considérabIesconsidérables, est aussi de trop apprendre aux amateurs quelle distance sépare les grands talens du temps passé, des talens de l’âge où l’on vit. S'il y a quelque justice dans ce jugement, il s’y mêle bientôt une prévention exagérée ; une sorte de superstition pour ce qui est ancien porte à condamner trop rigoureusement ce qui est moderne. On recherche avidement tout ce qui a l’empreinte de l’antiquité, et l’on dédaigne le nouveau parce qu’il est nouveau. De ce dédain, il arrive que les artistes produisent de moins en moins, [46] dès-lors l'espoir de chefs-d'œuvre nouveaux s'évanouit de plus en plus.
 
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Mais de tous Iesles inconvéniens attachés à l’abus des collections, le plus grand est celui de faire naître et de propager, à l'exclusion de tout autre, l’esprit de critique, esprit stérile et froid, qui, porté trop loin dans le règne des Arts, y devient le principe destructeur du goût et du sentiment. L’esprit de critique dont je parle, procède de cette faculté qu'on appelle le raisonnement, organe propre à l’examen des choses faites, mais qui, par lui-même, est incapable de faire ou de produire. Cultivé dans une juste proportion avec cette autre faculté qu’on nomme sentiment (organe propre à produire plus qu'à examiner), le raisonnement rectifie, redresse les opérations de l'esprit ; mais il est incapable de lui donner ni l'action ni la vertu créatrice. La faculté qui raisonne est, de sa nature, improductive. Appliquée exclusivement ou sans réserve à la direction des plaisirs de l'Art, comme des institutions de la société, la raison détruit et ne rebâtit point, elle efface et ne remplace pas, elle produit des systèmes, et néglige les conséquences ; elle dit les fautes, mais ne dicte pas les beautés ; elle [47] est le flambeau qui éclaire, mais non le feu qui vivifie.
 
L’esprit de critique dominant dans les Arts n’est autre chose que le pouvoir exclusif de la raison sur des objets essentiellement tributaires du sentiment.
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Quelle différence entre les affections que produisent les représentations dramatiques dans le jeune âge, ou dans un âge avancé ! trop de fréquentation du théâtre, comme l’on sait, ne laisse plus à l’habitué que le plaisir de la froide comparaison : il n'y a plus pour lui ni héros ni personnages réels ; il n’y a plus lieu de sa part à s’affliger, à se réjouir, à aimer, à haïr, à espérer ou à craindre ; ces sentiments sont usés : il juge l’acteur et non le héros, le rôle et non la situation, le récit plus que le discours, l’imitation plus que l’objet, et la manière d’imiter plus encore que l’imitation. C’est l’image de la différence du plaisir reçu par le jugement ou par l’imagination, dans tous les Arts, sous l’influence de l’esprit de critique. L’âme n’entre plus pour rien dans la manière de juger : tout le monde vise à être savant ou à passer pour [50] l’être ; et comme c'est par le sentiment que jouit l’ignorant, on craindrait de le paraître, si l’on faisait profession de sentir. Comment d’ailleurs recevoir des impressions, quand on connaît de trop près les secrets qui les produisent, et quand on a placé le plaisir dans la connaissance de ces secrets ? Personne alors ne veut plus rester au théâtre ; on veut assister à la pièce dans les coulisses : on ne veut plus jouir de l’Art ni de ses effets, mais juger, parce que juger en ce genre, c’est jouir par le raisonnement.
 
Tel est l’effet infailliblement produit, à Il'égard des Arts d’imitation, et de ceux qui en jugent, par l’excès des collections d’ouvrages qui, déplacés et enlevé à leurs anciennes destinations, ne sont plus que des sujets de critique, de simples objets d'observation pour l'esprit. Le public perd de vue, au milieu de ces collections, les causes qui firent naître les ouvrages, les rapports auxquels ils étaient soumis, les affections avec lesquelles ils demanderaient à être considérés, et cette multitude d’idées morales, d’harmonies intellectuelles qui leur donnaient tant de moyens divers d’agir sur notre âme.
 
Mais tout ce qui dérange les rapports des objets faits pour s’adresser à nous modifie aussi les im- [51] pressions qu'on en reçoit ; et quand cela ne changerait pas les choses envers nous, cela nous change envers elles ; le résultat est semblable. N'observons-nous pas tous les jours que les mêmes actions, que les mêmes personnes ne sont plus les mêmes, vues dans des situations différentes ? Ce qui, dans l’ordre moral, rend la même chose admirable, indifférente ou méprisable, tient souvent à si peu, que ceux qui éprouvent quelle est la grandeur de la différence dans l’effet, ne savent quelquefois comment exprimer la petitesse de la cause. C’est le je ne sais quoi ; et ce je ne sais quoi, qui souvent est tout pour le sentiment, n’est jamais rien pour le raisonnement.
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Moins il est au pouvoir de l'homme d’égaler la nature dans ses harmonies inimitables, plus l’Art a intérêt de réunir autour de ses ouvrages cet accompagnement moral des causes extérieures qui ajoutent au pouvoir de leurs charmes. L’artiste, sans doute, ne doit pas singer la nature, par la prétention à une illusion captieuse. Il ne s’agit point ici de lui disputer, par de faux semblans, la vie et la réalité, mais il y a aussi pour les ouvrages de l'Art une sorte de vie. Ils peuvent se considérer comme des êtres doués d'une espèce d’existence active, puisqu'ils font en petit ce que l’homme fait en grand, puisqu'ils imitent la plus noble des créatures dans la plus noble de ses facultés, celle de communiquer la pensée. Pourquoi les priver de tout ce qui rend leur action plus vive et leur langage plus clair ? Pourquoi leur refuser cet accord d'impressions accessoires qu'ils tirent de l'utilité même de leur destination ? Voilà la vie [62] qu'il faut leur donner ou leur conserver ; voilà l'illusion qu'il faut leur accorder. Cette illusion est celle qui n'appelle à son aide que le concours des affections morales, celle qui, donnant à l'ouvrage un rôle nécessaire, détermine la nature de son action, et en renforce le jeu, par tous les moyens de séduction qui enveloppent le spectateur.
 
J'en appelle ici à l'artiste lui-même, lorsque, libre dans sa pensée, il se plaît à former l’idée de la beauté que son Art va produire, lorsqu'arbitre souverain des causes et des effets, il dispose de tous les moyens au gré de son imagination. Avec quelle complaisance ne réalise-t-il pas en idée tous ces charmes accessoires autour de son idole ! Avec quel soin il lui prépare ce cortège d'accompagnemens dont je parle. Tantôt il le place sous un bosquet que l'amour a tissu de myrtes et de roses. Tantôt il lui bâtit un temple qu'un bois sacré précède : les portes entr'ouvertes excitent le désir d'y pénétrer. Au dedans brille Il'or, l'ivoire et la pourpre. Un voile mystérieux cache sa divinité. Au son des accords sacrés tombe Iele voile, l'encens fume, et au milieu des vapeurs d'un nuage religieux brille tout-à-coup la déesse. Telles, dans les sanctuaires d'Amathonte et de [63] Gnide, se montraient jadis, comme descendues du ciel aux yeux des mortels enchantés, ces immortelles images de la beauté, dont quelques souvenirs charment encore aujourd'hui notre imagination.
 
Mais quelle puissance de ressorts pour exciter le génie d'un artiste, que la perspective certaine d'un tel emploi de son ouvrage ! et aussi quelle puissance de moyens pour émouvoir la sensibilité du spectateur, que ce concours d'impressions ! Quel charme d'inspiration d'une part pour concevoir la beauté ! de l'autre, quelle vertu d'illusion morale en renforçait Iele pouvoir et devait en accroître l’effet !
 
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C’est en vain que, dans les froides spéculations d'une théorie scholastique, on s'imaginerait pouvoir retrouver les secrets de l'Art antique, et de cette beauté que nous envions au peuple qui nous en a transmis les modèles. On peut, par l'observation, retrouver les règles de tout ce qui tient à l'observation. Mais qui peut analyser cette sensibilité sans laquelle les impressions du beau ne sont ni produites, ni reçues ? Qui peut pénétrer dans les mystères des opérations et des [64] jouissances du sentiment ? Il n'y a ni méthode, ni théorie qui ait prise sur lui, et puisse lui donner des lois. Lui seul est son législateur. Le sentiment est la puissance vitale des Arts. IIIl n'appartient qu’aux usages et aux institutions d'en comprimer ou d'en favoriser l'action, et tout ce qu'on peut dire à cet égard, c'est que cette faculté n'a de force chez les artistes qu'en proportion de l'empire qu'elle exerce sur le public. Le sentiment est essentiellement sympathique. Les belles choses développent en nous le sentiment du beau ; mais ce sentiment, développé dans une nation, réagit de toute la puissance d'une affection générale sur le génie des artistes. Tout ce qui tend à accroître l’amour des beaux ouvrages, tout ce qui tend même à les faire paraître et croire plus beaux qu'ils ne sont, tend à en faire produire de plus beaux encore : et de toutes les manières de favoriser les artistes, la plus utile serait peut-être de favoriser l'amour de leurs ouvrages.
 
J'ai fait voir que le spectacle des ouvrages d'Art, dans les cabinets et dans les collections, loin d’aviver en nous ce sentiment, qui est le véritable appréciateur du beau, tendait au contraire à lui substituer l'esprit oiseux de la curiosité, ou l'esprit froidement observateur de la critique. Mais il y a une [65] véritable corrélation, en fait d’Art, entre l’objet vu et celui qui le voit. Comme la manière de le considérer, c’est-à-dire, les affections dont le spectateur est dominé, modifient à son égard et l’effet qu’il en reçoit, et les qualités dont il éprouve l’action, de même aussi la manière dont l’objet a la propriété de se faire voir, détermine plus qu’on ne pense, chez le spectateur la faculté d’en jouir, augmente ou diminue la capacité d’en être affecté. Il y a réellement ici une réciprocité de cause et d’effet.
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Il n'y a point de monument de l'Art qui ne corresponde ainsi plus ou moins, dans sa destination originaire, avec quelque idée ou quelque affection spéciale. Les tableaux ont presque tous eux-mêmes, ainsi que les statues et les édifices, une vocation précise et dépendante des motifs qui les ont fait produire. Il en est, je le sais, qui échappent à cette règle ; la diversité des genres de la peinture surtout, a produit plus d'une exception dans la manière de considérer les ouvrages du pinceau. Il en est qui se refusent aux grands emplois, dont quelques autres tirent et leur réputation et leur valeur ; il en est qui ne sont faits que pour l'ornement intérieur des monumens ; il en est qui sont des monumens eux-mêmes.
 
Par exemple, une suite de tableaux formant une galerie historique en l’honneur d'un person- [71] nage célèbre, est un monument qui tire son effet des causes morales dont j'entends parler ici. Qu'on se garde de toucher à cet ensemble, de Iele décomposer, de le déranger. Rien de plus facile que de lui ôter la valeur de monument, et cette consécration du temps, et ce caractère auguste, qui fait d'une série de tableaux un corps d'histoire, et le dépôt des événemens d'un siècle. Je me retrouvais jadis, en entrant dans cette galerie, au milieu d'un monde qui n’est plus ; je me croyais contemporain de cet âge dont l’Art, tout à la fois rival de l'histoire de la poésie, me retraçait les actions et les personnes. Qu'il faut peu de choses pour détruire ce charme, et convertir un monument de la peinture en un magasin de tableaux !
 
Mais je le demande, où retrouver ailleurs qu'au palais Buonaroti, à Florence, le charme que fait éprouver, dans la maison même de Michel-Ange, cette belle galerie que l'admiration et la reconnaissance de ses disciples ont décorée de tous les traits de sa vie ? Qu'on suppose ailleurs ces tableaux, quelques cadres qu'on leur donne, de quelque verni qu'on les fasse briller, à quelque beau jour qu'un les expose, feraient-ils l'effet qu'ils font, ne perdraient-ils pas ce qui en est la vie, séparés de ce local, où quelques meubles et quelques ouvrages [72] de Michel-Ange, encore exposés là, font croire à sa présence, où tout parle de lui, où il semble qu'il va parler lui-même.
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Près de la ville capitale de la Sicile, s'élève une haute montagne qui domine la vaste étendue de la mer, et protége cette grande cité. Ce mont, jadis inaccessible au voyageur, avait été la retraite d'une jeune vierge issue du sang des rois. A l'âge où le cœur s'ouvre aux jouissances de la vie, la jeune [75] Rosalie, désertant la cour, changea soit palais contre une grotte ignorée, où seule, et n'ayant que Dieu pour témoin de son sacrifice, elle avait cru en dérober le secret au monde.
 
Effet singulier du pouvoir qu'exerce sur l'âme des peuples l'héroïsme de tous les genres de dévouement et de renoncement à soi-même ! A peine connaît-on aujourd'hui les noms des princes qui, dans ce siècle reculé, gouvernèrent la Sicile ; ils sont ensevelis dans Iesles archives du temps, et effacés de la mémoire des hommes. Celle qui se voua à l'oubli, qui voulut mourir de son vivant, vit encore aujourd'hui dans tous Iesles cœurs. De pompeuses solennités se renouvellent périodiquement en son honneur. Parmi des milliers de feux, au milieu des chants qui redisent ses louanges, sur un magnifique char de triomphe, l’humble Rosalie reçoit tous les ans Iesles honneurs de l’apothéose religieuse. Tout retentit alors des acclamations d'un peuple soumis à son empire ; et cette montagne, qui fut son tombeau, semble montrer au pieux Palermitain, dans les pentes qu'on y a pratiquées, le chemin et les degrés du ciel.
 
L'Art, effectivement, a rendu praticable l’accès de ce pic élevé : des détours multipliés sur ses flancs offrent au voyageur une longue, mais assez [76] facile montée. Parvenu à la cime, et supérieur à la région des nuages qu'il a laissés sous ses pieds, il rencontre, un modeste ermitage aux soins duquel est confiée la caverne où vécut, dit-on, et mourut la patronne de Palerme. Une lampe religieuse qui y brûle jour et nuit en éclaire la modique enceinte, et fait apercevoir, dans un de ses côtés, l'enfoncement qui servit de lit à la pieuse solitaire. On avance : ô surprise !... on l'y voit encore. Le bronze et l'albâtre se sont réunis sous la main de l’Art pour la représenter mourante dans l’attitude de la résignation, et avec l'expression d'une douleur mêlée d'espérance.
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Oui, je n’hésite point à le dire, à force d’analyse, de méthode et de critique, non-seulement les Arts perdent la faculté d'émouvoir ; mais, ce qui est pire encore, nous perdons nous-mêmes la faculté d'être émus. A force de réduire les artistes et leurs ouvrages à la nécessité de s'adresser au seul organe du jugement, au seul tribunal de la critique, nous enlevons à l'Art cette propriété qu'il avait de rendre ses œuvres éloquentes, alors qu'il régnait un concert de sentimens entre elles, et l'objet moral de leur destination, et les affections de ceux auxquels elles s'adressaient.
 
Mille autorités, mille exemples prouvent que les Grecs, qui, sans aucun doute, portèrent bien plus loin que nous la perfection technique et scientifique de leurs ouvrages, eurent aussi bien plus de soin que nous de tout ce qui pouvait les faire valoir par l'effet des accompagnemens, par leur liaison avec toutes les impressions locales et accidentelles, par tous les moyens enfin qui peuvent y accroître, de l'illusion légitime des sens et des yeux, les jouissances du goût et de l’esprit. Qu’on explique comment il se fait que l’on y découvre des raffinemens d’exécution, et les re- [79] cherches affectées d'une parure étrangère à l'Art considéré selon Iesles principes d'une sévère métaphysique, et comment tous ces soins, que nous appellerions puérils, se trouvent appliqués à des ouvrages qui semblent, par leur perfection, si indépendans de ces moyens de plaire, si fort au-dessus de ces secours.
 
C'est qu'ainsi que je l'ai déjà fait entendre, plaire à l'esprit ou à l’œil critique d'un connaisseur, ne fut point le but unique de tous ces beaux ouvrages des Grecs. Cette fin eût été trop bornée : il n'y eût pas eu là un ressort assez puissant. Tout ce qui se fait pour l'esprit ne se fait aussi que par l'esprit.
 
Il s'agissait au contraire chez les Grecs de parler à l'âme, d'émouvoir toutes sortes de passions, de satisfaire à tous Iesles besoins de l'imagination, de seconder la puissance religieuse dans la génération d'une multitude d'êtres dont la croyance devait dépendre, en grande partie, de la force d'existence que l'Art pouvait leur donner. Il fallait que les sens fussent frappés de toute part dans une religion toute sensuelle ; aussi Iesles Arts s’emparèrent-ils des plus grandes comme des plus petites sensations.
 
Dominés eux-mêmes par les impressions qu’ils [80] s'efforçaient de communiquer, les artistes n'étaient pas de froids calculateurs des proportions, de méthodiques imitateurs des formes et des parties du corps humain. Tantôt ils croyaient avoir vu en songe la divinité dont ils enfantaient l'image ; tantôt ils cherchaient dans l’enthousiasine poétique la mesure du caractère qu'ils voulaient rendre sensible. La croyance religieuse, le besoin d'élever l'homme à une beauté plus qu'humaine, la grandeur de la destination, cette importante obligation de se mettre au niveau de l'imagination de plus en plus exaltée d'un peuple passionné : voilà quel fut le foyer qui donna la chaleur et la vie aux ouvrages de l’Art.
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Car l’ancienneté a en quelque sorte l’avantage [87] de soustraire les monumens à la censure : lorsque les cent yeux de celle-ci s'ouvrent sur l’ouvrage nouveau, une sorte de voile officieux semble s'interposer entre elle, et ces productions qu'ont respectées les siècles. Elles ont acquis une sorte de droit de nature. C'est qu'outre mille autres raisons qu'on en pourrait apporter, toutes ces circonstances morales leur donnent la propriété de s’adresser au sentiment ; c’est qu'indépendamment du mérite plus ou moins remarquable de ces ouvrages, ils tirent une grande partie de leur valeur des rapports que j'ai à peine indiqués, source d'impression plus féconde qu'ou ne saurait le dire.
 
Aussi, le véritable amour de Il'antiquité vous dit de séparer, le moins qu'il est possible, ses vénérables débris, des lieux, des circonstances et de l'ensemble d’accessoires avec lesquels ils sont en rapport.
 
Un de ces hommes qui ne prisent dans les monumens antiques que ce qui est rare ou ce qui est cher, eut un jour la bizarrerie de convoiter ce temple qu'on appelle à Tivoli Iele temple de la Sibylle, monument à demi-ruiné, comme l’on sait, mais instructif encore dans ses détails, et plus intéressant par sa position.
 
Nommer ce lieu à l’artiste qui l'a visité, c'est [88] lui rappeler de doux souvenirs, c'est retracer à son imagination de magnifiques tableaux, c'est lui faire revoir le monument dont il s'agit. Soit qu'il se le figure encore doré par les rayons du soleil, se détachant sur un ciel d'azur, et couronnant la pompe théâtrale de ces lieux ; soit qu'il s'imagine être dans son enceinte, et, à travers le cadre de ses colonnes dégradées, contempler ce vaste champ de ruines où gît l'orgueil de l'antique Rome ; soit qu'il se place sur les bords de ce précipice où, d'abîmes en abîmes, l'Anio mugissant s'engloutit, et fait jaillir soit écume jusqu'au sommet du temple qui le domine ; jamais le nom de Tibur, jamais ses beaux aspects ne se représentent à son esprit sans l'image du monument qui en est devenu inséparable.
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S’il est un Art surtout auquel il convienne de s'environner de toutes les causes qui déterminent la nature des impressions propres à mettre notre âme d'intelligence avec lui, et qui la [93] font conspirer aux moyens de la séduire, c'est bien sans doute celui dont le modèle n’est saisissable que par la pensée, et dont l’imitation vague ne repose sur presque rien de sensible : je veux parler de la musique.
 
On a souvent révoqué en doute les effets prodigieux de cet Art chez les anciens, et l’on a traité d'exagérés les rapports des écrivains sur cet objet. Il me semble que c'est à tort, puisqu'il est constant que la mesure du plaisir de la musique n’est autre que celle de la sensibilité. Or, on pourrait tout au plus contester ici, non pas que ces effets aient été produits, mais seulement qu'ils l’aient été par des moyens capables encore de Iesles produire aujourd'hui : controverse hors de notre jugement, comme on le voit, puisque ses élémens sont hors de notre portée. Car il ne s'agirait de rien moins que de comparer la valeur d'une musique qui nous est inconnue au degré de sensibilité d’un peuple qui n'existe plus. Il ne reste donc d'autres moyens d'apprécier Iele mérite comparatif de cet Art chez les Grecs et chez les modemes, que ceux de l'analogie respective, que, dans tous les temps et dans tous les pays, tous les Arts ont entre eux : genre d'épreuve qui n’est ni toujours, ni en tout péremptoire.
 
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Je ne veux faire ici aucun parallèle entre la musique antique et celle des modernes, et je ne dirai point combien celle-ci paraît avoir acquis de richesses et de moyens qui dûrent manquer à l'autre. Cela serait peut-être peu décisif dans la question des effets dont je veux parier ; car il est certain que ce qui touche le plus dans l'Art musical n'est point ce qui tient à la science, à la difficulté et aux moyens mécaniques. Avec beaucoup moins d'instrumens, ou avec des instrumens moins parfaits, et surtout avec une moindre dépense de combinaisons, les anciens ont pu arriver au but principal de l'Art, qui est d'exciter des impressions, de peindre les passions, d'émouvoir et de plaire. L'art seul du chant et celui des accompagnemens simples, arts qu'on ne peut leur refuser, ont dû leur suffire pour produire les plus grands effets.
 
Mais il me paraît que l’effet de leur musique dépendait beaucoup d'une qualité qui fut aussi dominante chez eux, dans tous leurs Arts, qu'elle l'est peu chez nous, et surtout dans l'Art dont il s'agit. Je veux parler du caractère musical, chose en apparence fort facile, mais qui ne s'obtient pas si facilement qu'on pense, parce que son principe est, en grande partie, dans des usages auxquels [95] l’artiste ne saurait ni commander, ni suppléer. Ce caractère consistait en ce que certaines idées données se trouvaient constamment eu rapport avec certaines modulations déterminées, de manière que chaque nature de chant, même indépendamment du plus ou du moins de talent d'exécution, indiquait, sans équivoque, à quelle espèce d'objets elle était destinée. Nous avons une faible tradition de cette manière, dans certaines cantilènes reIigieusesreligieuses. Sans art et sans presque aucune science de composition, il en est qui produisent un effet que cherchent et n’obtiennent pas toujours les plus grands maîtres par les plus savantes combinaisons.
 
La musique avait donc, chez les anciens, des rapports plus positifs avec les sentimens ou les idées qu'elle exprimait. Dès-lors son langage était mieux compris qu'il ne l'est chez les modernes, où très-peu d'institutions morales et politiques reçoivent d'elle des secours, et où très-peu lui en donnent. La musique religieuse, la musique guerrière, la musique théâtrale, différaient, par exemple, entre elles, non-seulement dans leur objet, mais encore par la nature des lieux, des acteurs, des fêtes et des cérémonies où elles étaient introduites ; et l’on se figure aisément [96] combien cet accord parfait entre le mode musical, l'objet de l'imitation, le local, les signes accessoires, les circonstances environnantes ; combien, dis-je, toute cette harmonie, à la fois morale et sensible, intellectuelle et mécanique, devait contribuer à renforcer le pouvoir de l'Art, et à faire entrer profondément ses impressions dans l’âme des auditeurs.
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Avec moins de moyens et moins de bruit, la musique, vraiment appropriée à son emploi dans les sujets religieux, par la gravité de ses accords, véritablement mise en scène, soit par l'effet mystérieux des instrumens, soit par les convenances du lieu, soit par un accord plus réel avec les cérémonies produirait des impressions plus fortes, et du genre de celles que l'on nous a trop habitués à juger incroyables.
 
Qu'on se rappelle ces chants si simples et si touchans qu terminent à Rome les solennités funèbres de ces trois jours que l'Église destine particulièrement à l'expression de son deuil dans la dernière des semaines de Iala Pénitence. C'est dans [99] cette nef où le génie de Michel Ange a embrassé la durée des siècles, depuis les merveilles de la création jusqu'au dernier jugement qui doit en détruire les œuvres, que se célèbrent, en présence du Pontife romain, ces cérémonies nocturnes dont les rites, les symboles, les plaintives liturgies semblent être autant de figures du mystère de douleurs auquel elles sont consacrées. La lumière décroissant par degrés, à chaque révolution de chaque prière, vous diriez qu'un voile funèbre s'étend peu à peu sous ces voûtes religieuses. Bientôt la lueur douteuse de la dernière lampe ne vous permet plus d'apercevoir dans le lointain que le Christ, au milieu des nuages, prononçant ses jugemens, et quelques anges exécuteurs de ses arrêts. Alors, du fond d'une tribune interdite aux regards profanes se fait entendre le psaume du Roi pénitent, auquel trois des plus grands maîtres de I’Artl’Art ont ajouté les modulations d'un chant simple et pathétique. Aucun instrument ne se mêle à ces accords. De simples concerts de voix exécutent cette musique ; mais ces voix semblent être celles des anges, et leur impression a pénétré jusqu'au fond de l’âme.
 
Les noms de Léo, de PergoIèsePergolèse et de Durante, disent assez sans doute quel est Iele prix de ces com- [100] positions, savantes dans leur simplicité. Le soin qu'on prend de leur conservation, l’honorable scellé sous lequel on les garde, le suffrage de tous les connaisseurs attestent leur mérite ; mais tous ceux qui, sans être connaisseurs, ont éprouvé la vertu de ces chants religieux, attesteront aussi que toutes les circonstances dont j'ai parlé coopèrent puissamment à en rendre l'impression plus profonde.
 
La musique, je l'ai dit, est l'Art qui veut être le plus secondé par l'imagination de ceux auxquels il s'adresse. Rien de matériel, rien de positif n'entre dans ses conceptions ; c'est notre entendement qui finit ses formes, c'est notre sensibilité qui nuance ses couleurs ; elle ne travaille pour l’âme qu'autant que l'âme travaille avec elle ; elle nous met sur la voie du plaisir, mais il nous faut y marcher aussi; elle ne nous présente point des images faites ; elle nous les fait exécuter en nous : nous peignons avec elle, nous sommes ses collaborateurs ; acteurs nous-mêmes dans son action, nous n'en recevons le plaisir qu'en y contribuant, c'est-à-dire, que son effet n'a de prise que sur ceux qui le provoquent, c’est-à-dire, que son effet est nul sur celui qui n'y coopère point.
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Qui ne sait aujourd'hui ce que peut, pour ajouter aux charmes même de la peinture, le charme moral du sujet mis et considéré en intelligence, avec toutes les impressions accessoires ou locales qui lui appartiennent ? qui n'a point éprouvé la vertu magique de cette harmonie sentimentale ? et qui n'a pas eu l'occasion de faire l'expérience du désenchantement dont je parle ?
 
Y a-t-il un secret pour rendre leurs douces et mélancoliques affections à ces scènes jadis si touchantes, alors qu'elles ornaient les murs sacrés de cet asyle impénétrable aux désirs terrestres, sombre retraite où de pieux solitaires, transfuges de la terre, et déjà citoyens du ciel, morts vivans pour l'étemité, chantaient, dans le silence des tombeaux, l'oubli du monde et des vanités humaines ? Divin Le Sueur, vous qu'un souffle céleste inspira dans ces religieuses peintures, la main jalouse du temps chaque jour les traces de votre génie, et chaque jour menaçait du danger de les voir périr ces lieux mêmes qui leur don- [111] nèrent la vie ! Un zèle officieux dut les Ieurleur ravir pour nous les conserver (*). L'honneur de votre pinceau n’a plus à craindre des outragesd du temps ; un Art réparateur, en le rappelant à son premier éclat, a rajeuni vos teintes et fait revivre vos couleurs. Mais quel prestige pourrait redonner à vos tableaux cette atmosphère mystérieuse les environnait, cette influence harmonieuse du recueillement et de l'air religieux qu'ils respiraient ? Comment leur rendre ce concert de silence, cet accompagnement de solitude, au milieu du désert de la pénitence ?
 
Près de là (on s'en souvient) s'élevait un autre monument de la piété religieuse (**), port toujours ouvert à l'innocence contre les orages du monde, refuge toujours hospitalier, où la religion tendait une main secourable à ces victimes des séductions humaines, échappées enfin aux écueils des passions.