« Compositeurs contemporains – Rossini » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
taudis -> tandis
Zoé (discussion | contributions)
m Contenu remplacé par « {{TextQuality|50%}}<div class="text"> {{journal|Rossini, sa vie et ses oeuvres|Henry Blaze de Bury|Revue des Deux Mondes T.6, 1854}} * [[Compositeurs contemporai... »
Ligne 2 :
{{journal|Rossini, sa vie et ses oeuvres|[[Henry Blaze de Bury]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.6, 1854}}
 
:* ''Vie[[Compositeurs decontemporains – Rossini'',/01|I par- M.La Beylejeunesse - ''Joachimde Rossini'', von Mariaet Ottinguer,ses Leipzigpremiers 1852.opéras]]
 
===I - La jeunesse de Rossini et ses premiers opéras===
1 mai 1854
* [[Compositeurs contemporains – Rossini/02|II - Seconde période italienne]]
 
===II - Seconde période italienne===
<center>IV – Cerentola et Cendrillon – Un pamphlet de Weber – La Gazza ladra – Mosè</center>
 
On sait que Rossini avait exigé cinq cents ducats pour prix de la partition d’''Otello'' (1). Quel ne fut point l'étonnement du maestro lorsque le lendemain de la première représentation de son ouvrage il reçut du secrétaire de Barbaja une lettre gui l'avisait qu'on venait de mettre à sa disposition le double de cette somme ! Rossini courut aussitôt chez la Colbrand, qui, pour première preuve de son amour, lui demanda ce jour-là de quitter Naples à l'instant même. - Barbaja nous observe, ajouta-t-elle, et commence à s'apercevoir que vous m'êtes moins indifférent que je ne voudrais le lui faire croire; les mauvaises langues chuchotent : il est donc grand temps de détourner les soupçons et de nous séparer.
 
Rossini prit la chose en philosophe, et se rappelant à cette occasion que le directeur du théâtre Valle le tourmentait pour avoir un opéra, il partit pour Rome, où d'ailleurs il ne fit cette fois qu'une rapide apparition. Composer la ''Cenerentola'' fut pour lui l'affaire de dix-huit jours, et le public romain, qui d'abord avait montré de l'hésitation à l'endroit de la musique du ''Barbier'', goûta sans réserve, dès la première épreuve, cet opéra, d'une gaieté plus vivante, plus ronde, plus communicative, mais aussi trop dépourvue de cet idéal que Cimarosa mêle à ses plus franches bouffonneries.
 
M. Beyle apprécie avec beaucoup de finesse et d'esprit les défauts de la musique de Rossini dans cet ouvrage, auquel il reproche d'être écrit souvent en ''style d'antichambre''. « Tout cela me semble fait sous la dictée du proverbe français : ''Glissons, n'appuyons pas''. Jamais Cimarosa, Paisiello ou Guglielmi n'ont atteint à ce degré de légèreté. Or je voudrais expliquer comme quoi la musique est peu propre à rendre les bonheurs de vanité et toutes les petites mystifications françaises qui depuis dix ans fournissent les théâtres de Paris de tant de pièces ''piquantes'', mais que l'on ne peut revoir trois fois. » Voilà qui est très ingénieusement touché, et je m'étonne que M. Beyle ne saisisse pas cette occasion de dire un mot de l'opéra français, de cette ''Cendrillon'' de M. Etienne et de Nicolo, qui aurait dû procurer à une plume aussi fertile en délicates analyses un curieux sujet de rapprochement entre la musique italienne et la musique française. J'assistai, il y a quelques années, à la reprise de ''Cendrillon'' à l'Opéra-Comique, et je fus ravi, je l'avouerai, du caractère aimable de cette inspiration si naïvement romantique. L'opéra de Nicolo produisit sur moi un effet que la musique de Rossini dans toute sa pompe n'avait point su produire. Il me semblait entendre un vrai conte de fées en musique, et je retrouvais dans ces phrases un peu écourtées, mais d'une expression si simple et si touchante, cet air de grâce enfantine et de bonhomie que respire la ''bibliothèque bleue''. Un ''Lied'' d'Uhland ou de Kerner qu'on lirait discrètement alors qu'on a l'oreille encore toute remplie d'une tirade de beaux vers un peu déclamatoires et redondans, telle sera, je suppose, l'impression que vous éprouverez, si jamais il vous prend fantaisie d'aller entendre le petit chef-d'œuvre de Nicolo Isouard au lendemain d'une représentation de la ''Cenerentola'' de Rossini. Sans doute le maître italien a pour lui l'admirable septuor du second acte et le fameux duo bouffe entre don Magnifico et le ''cameriere'' Dandini, que M. Beyle appelle la perfection dans l'art d'imiter, probablement parce que ce ''duetto'' n'existerait pas sans celui du ''Matrimonio segreto''; mais ce ne sont là, on peut le dire, que des morceaux de concert mis à la suite les uns des autres, dans l'unique intention de produire à la lumière la bravoure individuelle des chanteurs. Somme toute, ''Cendrillon'' l'emporte par la poésie et le romantisme, ''Cenerentola'' par la plasticité. Et si j'osais risquer la comparaison, je dirais que l'une m'apparaît comme une humble et douce violette, l'autre comme une éblouissante tulipe au calice rayé de pourpre et d'or : ici plus de grâce modeste et de parfum, là plus de coloris et plus d'éclat. Au moment où Rossini écrivait la ''Cenerentola'', se trouvait à Rome l'auteur de ''Jessunda'' et de ''Faust'', Louis Spohr, tête carrée et germanique s'il en fut. J'extrais d'une lettre écrite de Naples par ce musicien un passage assez curieux pour les détails qu'il donne sur la manière dont l'auteur du ''Barbier'' composait ses chefs-d'œuvre. « Informé que Rossini était aussi à Rome et travaillait à un nouvel opéra pour ''Valle'', je cherchai à faire sa connaissance, et je confesse à regret que je ne pus y parvenir. Son ''imprésario'', qui se méfiait des habitudes paresseuses du grand homme, ''le tenait littéralement sous clé'', et ne lui permettait de communiquer avec qui que ce fût. Le prince Frédéric de Gotha fit à Rossini l'honneur de l'engager plusieurs fois à dîner; mais le farouche ''imprésario'' interceptait les invitations, se chargeant de répondre des lettres d'excuse tout au plus convenables au nom de la personne qu'il séquestrait. »
 
Puisque nous avons dit un mot de M. Spohr, nous citerons encore de lui quelques lignes. Cette fois c'est le critique qui parle, et l'on peut s'attendre à le trouver intraitable. Nous disons cela pour quiconque n'a jamais entendu deux notes de l'auteur de ''Jessunda'', car ceux qui sont plus ou moins au fait de ses partitions ou de ses symphonies n'ont pas besoin d'être prévenus au sujet du peu de sympathie qu'un Allemand de si vieille souche doit ressentir pour les compositions d'un ''aventurier'' de cette espèce. » Rossini a du génie, aucun ne le conteste, et s'il eût voulu se livrer à quelques-unes de ces études sérieuses que les Italiens modernes semblent prendre à tâche de négliger, il y avait en lui l'étoffe d'un musicien fort distingué. Ses opéras ont de la jeunesse et de la vie; mais ce qui leur manque, ainsi qu'à toutes les productions de la nouvelle école italienne que j'ai eu l'occasion d'entendre, c'est la pureté et l'unité de style, la correction de l'harmonie, et surtout l'art de dessiner les caractères. Qu'il lui arrive, après avoir terminé son premier acte, de voir l'ouvrage auquel il travaille arrêté soudain par la censure, croyez qu'il ne s'en préoccupera pas autrement, et se contentera d'appliquer la musique déjà faite au sujet qu'on lui apportera. Aussi rien de plus facile que de confondre pêle-mêle toutes ses inspirations, les plus bouffonnes avec les plus sérieuses. Essayez d'entendre cette musique sans vous être rendu compte auparavant de la situation, et je vous défie de savoir, tristesse ou joie, ce qu'elle exprime. Est-ce un roi qui chante, est-ce un paysan? est-ce le maître ou le valet? De pareilles choses, lorsqu'elles sont exécutées avec un art exquis, peuvent bien produire sur notre oreille un chatouillement agréable; mais rien de tout cela ne saurait répondre au sentiment, cl, quant à moi, je ne puis voir sans colère la voix humaine ainsi ravalée à l'imitation des instrumens, alors que c'est elle au contraire qui devrait, par sa simplicité d'expression, leur servir de modèle (1). » Je me figure M. Beyle entendant cet arrêt prononcé par la bouche d'un ''Tudesque''; sa fureur n'y eût point tenu, et nous l'aurions vu brandir une fois de plus cette flamberge dont il aime tant à pourfendre les pédans. Quoi qu'il en soit, il y a du vrai dans cette critique de M. Spohr, un peu acerbe et renfrognée comme tout ce qui nous vient d'un confrère, d'un homme de l'art ou du métier, ainsi qu'il vous plaira de l'appeler, et dont le dernier argument, si vous le pressiez bien, finirait par se résumer en ces quatre mots : « Je trouve votre méthode mauvaise, parce qu'elle est contraire au système dans lequel je suis né. » Dieu nous garde d'être jugé par nos pairs! Il n'y a pas, à mon sens, de pire tribunal, car c'est celui où siège l'envie.
 
A côté de M. Spohr et de M. Berton, que de musiciens, allemands, italiens et français, je vois s'escrimer péniblement contre cette gloire à laquelle on ne se lasse pas de reprocher sur tous les tons de ne pas être assez ''selon les règles''! Dans ce groupe d'aristarques et de mécontens, je distingue une figure que j'aimerais mieux n'y pas reconnaître : c'est Weber. Lui aussi, ce grand, cet immortel génie, ressentit de l'humeur en présence de cette renommée envahissante qui semblait pourchasser tout devant elle dans un tourbillon de poussière enflammée; sa nature maladive et fière s'en aigrit. Passe encore pour de la critique; mais des épigrammes de journaux ! mais de burlesques parodies! On connaît le fameux sermon du père capucin dans ''le Camp de Wallenstein''. Weber s'empare de ce texte qu'il s'évertue à travestir, dirigeant sur les trombones, les tambours, les petites flûtes et la grosse caisse toute cette artillerie de sarcasmes et d'invectives dont le moine narquois de Schiller se sert pour battre en brèche les fléaux du temps. - Deux amis discutent ensemble sur la musique, « Pardieu! s'écrie Félix, qui, dans ce dialogue, joue le rôle du raisonneur, ce que je trouve bien autrement funeste que ces abus dont tu parles dans l'emploi des forces instrumentales, c'est cet affreux ''sirocco rossinien'' qui souffle du midi et menace de tout dévorer. Heureusement que le mal porte avec lui son remède : les gens piqués de la tarentule dansent tant et tant, qu'ils finissent par tomber épuisés, et alors ils sont guéris! » A ces mots, le maître de musique assis au piano commence une tarentelle furieuse sur l'air ''di tanti palpiti'', dont il intervertit les mouvemens d'une façon burlesque, et tandis que tout le monde éclate de rire, Diehl le personnage chargé d'égayer l'assemblée aux dépens du compositeur qu'on bafoue, Diehl s'enveloppe de son manteau, en rabat le collet sur ses oreilles en manière de capuchon, puis, montant sur une chaise, il débile la tirade du frère prêcheur de ''Wallenstein'' arrangée pour la circonstance, tournant contre l'école rossinienne les grotesques invectives dirigées par le moine de Schiller contre les soldats du duc de Friedland :
 
« A ton aise, réplique Félix, tombe tant que tu voudras sur les compositeurs, mais, pour Dieu, ne va pas nous brouiller avec le public! - Et vous, reprend alors Diehl, sautant en bas de sa chaire improvisée, tâchez à l'avenir de ménager davantage mon Rossini. Croyez-vous, parce que je n'ai point les yeux fermés sur ses misères, qui sont nombreuses, je l'avoue, croyez-vous que je l'en aime moins pour cela, mon aimable, mon irrésistible, mon divin Rossini, l'enfant chéri de la fortune? Qu'il apparaisse seulement ici dans cette chambre où nous sommes réunis, et voilà soudain tout sens dessus dessous. Quelles étincelles de feu dans ses regards! Comme de sa main féconde va tomber sur ces dames une enivrante pluie de fleurs ! Qu'importe après cela qu'il marche sur le pied au bon docteur, qu'il renverse un cabaret de vieux-saxe et brise même le miroir où nous aimions tant à voir se refléter la nature? Aimable et cher enfant! ''Cherubino d'amore''! C'est à qui le prendra dans ses bras pour le couvrir des plus folles caresses, et de quel joyeux éclat de rire, en s'échappant tout à l'heure, ne saluera-t-il pas l'école où ses pauvres camarades, assis à la peine, suent sang et eau pour satisfaire un public qui leur marchandera quelques misérables morceaux de pain noir, tandis que lui, l'heureux enfant gâté, le friand espiègle, on le nourrit des plus fines chateries ! A vrai dire, je ne crains pour mon favori qu'une chose : c'est l'époque où le jouvenceau cherche à devenir homme, fasse le ciel que jamais cette époque n'arrive, et puisse la folâtre libellule trouver parmi les fleurs qu'elle hante une mort douce et fortunée ! Ne devient pas abeille qui veut: il est, hélas! si facile de s'arrêter en chemin de transformation et de finir par n'être en dernière analyse qu'une guêpe incommodante qui vous assourdit et vous assomme ! »
 
On ne saurait s'expliquer plus clairement, et voilà certes un apologue qui ne s'embarrasse point de déguiser sa moralité. Cette boutade d'ailleurs ne manque ni de verve ni d'originalité dans le tour, j'y surprends même par éclairs la pointe ''fantaisiste'' d'Hoffmann. J'observerai pourtant que le conteur de Berlin n'a jamais, fût-ce dans ses critiques, la goutte de fiel qui perle ici au bout de la plume de Weber. Qu'aurait-il donc pensé de son persiflage, l'auteur de ''Freyschütz'' et d’''Oberon'', s'il eût attendu l'heure solennelle que marqua l'apparition de ''Guillaume Tell'', et que Weber n'entendit pas sonner? Noble et poétique nature, ce fut lui que la mort ensevelit dans les blanches nappes du clair de lune, lui que la mort coucha sous l'herbe humide et trempée des larmes d'Ariel et de Titania!
 
Weber était du nombre de ces génies qui semblent voués à la souffrance; d'une complexion nerveuse et maladive, pauvre et supportant avec une grande fierté d'âme les plus douloureuses nécessités, il avait au moral les mêmes susceptibilités qu'au physique, et de même que les moindres atteintes climatériques influaient chez lui sur la santé du corps, de même son cœur impressionnable se froissait au moindre contact. Je laisse à penser quelles affinités pouvaient exister entre ces deux individualités dont l'une représente la rêverie, l'abnégation, le sentiment austère des devoirs qu'impose le génie, tandis que dans l'autre au contraire semble s'incarner l'épicuréisme de la pensée. Cueillir en homme dispos et bien portant toutes les roses de ce monde, aimer, jouer, manger, boire et dormir, jouir de tout, ramener même le travail à des conditions de volupté, n'est-ce point là, quand on y songe, la destinée faite ici-bas à Rossini? Et l'on s'étonnerait ensuite que Weber sentit sa bile se gonfler contre ce triomphateur a qui les succès ne coûtent rien, pas même cette angoisse fiévreuse, qui vous saisit au moment de l'épreuve, pas même cette larme sanglante que vous arrache le sifflet perdu d'un envieux, car cet heureux homme se moque du public en masse et des envieux en particulier, et sa sublime insouciance le prémunit à l'endroit des mille tribulations de la vie d'artiste ! Ajoutez à cela l'antagonisme des deux écoles, la conviction profonde, inébranlable que le romantique auteur de ''Freyschütz'' et d’''Euryanthe'' avait en lui du néant absolu de l'école moderne italienne, et vous aurez plus de motifs qu'il n'en faut pour expliquer celte mauvaise humeur guerroyante. La tolérance est d'ailleurs le fait des sceptiques, et Weber, l'irritable Weber, eut toujours trop de foi dans l'âme pour connaître et pratiquer cette vertu-là.
 
De Rome, l'infatigable maestro se rendit à Milan. Il va sans dire que l'arrivée de Rossini dans la capitale de la Lombardie mit en mouvement tout le dilettantisme. Les femmes, en Italie comme ailleurs, si faciles à se laisser entraîner par l'irrésistible ascendant de la mode, cédèrent d'autant plus volontiers à son appel, que la mode leur offrait cette fois le double attrait de la jeunesse et du génie. Charmé d'un accueil si délicieux, ravi par de si adorables séductions, enivré par tant de flatteries, d'hommages et d'avances, l'auteur d’''Otello'' s'abandonna à la fougue de sa nature, et ce fut pendant près de quatre mois une vie de plaisirs, de fêtes, de galanteries, un vrai roman à la ''Faublas''. Rien n'y manqua, pas même les dettes, qui devinrent incommodes et criardes à ce point qu'il fallut en arriver aux grandes résolutions et se mettre à la besogne. On raconte que Farinelli se vit un jour aborder par son tailleur, auquel il devait une somme assez ronde et qu'il ne savait comment payer. « Divin maître, s'écria l'honnête fournisseur, daignez seulement condescendre à me chanter un air, la moindre chose, et je vous prouverai ensuite, moi, quel prix je mets à vos accens! » Farinelli chanta, et le tailleur d'un trait de plume acquitta la facture. Chanter, c'était aussi le seul parti qui restât à maître Joachim. Vieille histoire que celle-là, éternellement renouvelée depuis la descente aux enfers du dieu de la musique! L'un chante pour apaiser les démons, l'autre pour endormir ses créanciers, tout le monde chante; seulement, si le céleste Orphée et le divin Carlo Broschi avaient pu se tirer d'affaire avec une ariette, tel n'était point le cas pour Rossini, forcé de reconnaître qu'en présence des embarras multipliés auxquels il avait à tenir tête, il ne fallait rien moins que le produit net d'une de ces machines compliquées qu'on appelle partitions à grand orchestre. « Mon royaume pour un cheval! » s'écriait le roi Richard; à cette heure, l'ancien pensionnaire de Barbaja eût tout donné pour un ''libretto''. Un matin, en entrant au café, il aperçoit le poète Gherardini, qui jouait au billard avec un de ses amis. - Pardieu ! dit Rossini, voilà qui s'appelle trouver son homme à point nommé! Et cet opéra que tu me promets depuis trois semaines? Il me le faut demain, entends-tu bien? au plus tard après-demain, comique ou tragique, bon ou mauvais, pourvu qu'il ait deux ou trois actes et remplisse toute la soirée. Va donc, mon cher, cours vite et ne perdons pas une minute : j'ai le diable au corps.
 
Gherardini, rentré chez lui, compulsa méthodiquement ses paperasses, visitant l'armoire aux manuscrits, fouillant ses cartons, inventoriant une à une les marchandises emmagasinées dans le bahut aux pacotilles. Pièces anglaises, françaises, allemandes, il y en avait de tous les pays et de tous les genres au fond de ce Josaphat poudreux où toute élucubration de l'humain cerveau se régénère et se transforme comme le métal dans le creuset de l'alchimiste, et d'où ce qui fut jadis mélodrame, tragédie, vaudeville ou ballet, sort opéra. Auquel de ces chefs-d'œuvre entassés là pêle-mêle oser donner la préférence? Lequel d'entre ces illustres écloppés était le plus digne d'une vie nouvelle? Qui d'entre ces morts du champ de bataille dramatique allait se réveiller aux sons du trombone résurrectionniste? Gherardini hésita longtemps, et, presque découragé, il allait s'en remettre au hasard sur le choix, lorsque, sa main éventrant une dernière liasse de brochures, il s'arrêta tout à coup devant ce titre : ''La Pie voleuse'', mélodrame en trois actes, par MM. Caigniez et d'Aubigny. « Pas mal! » murmura le ''poète'' en se caressant le menton, et, sans plus de retard, il se mit à la tâche. « N'entrez pas, mon frère est là qui ''pioche'', » disait aux amis indiscrets d'un de nos célèbres tragiques le gardien vigilant du sanctuaire de famille. Ce mot si naïvement grotesque, qui peint d'ailleurs assez au naturel le mode d'inspiration de certaines muses, me revient je ne sais pourquoi à propos de l'opération intellectuelle dont procède un ''libretto'' d'opéra. Gherardini ''piocha'' donc et si bien, qu'en moins de vingt-quatre heures ''la Pie voleuse'' était devenue ''la Gazza ladra'' et passait des mains du poète arrangeur aux mains de Rossini.
 
« J'étais à la première représentation de ''la Gazza ladra'', écrit M. Beyle; le succès fut tellement fou, la pièce fit une ''telle fureur'', qu'à chaque instant le public en masse se levait pour couvrir Rossini d'acclamations. Cet homme aimable racontait le soir au ''Café de l'Académie'' qu'indépendamment de la joie du succès il était abîmé de fatigue pour les centaines de révérences qu'il avait été obligé de faire au public, qui, à tous momens, interrompait le spectacle par des ''bravo, maestro! evviva Rossini''! » Ce triomphe était d'autant plus de nature à flatter l'orgueil du musicien, que les dispositions du public à son égard n'avaient rien au début de très favorable. Entre la Scala et San-Carlo il existait une rivalité du dilettantisme, et les Milanais ne se sentaient nullement portés à reconnaître la supériorité musicale des Napolitains. Ajoutons aussi que, depuis la dernière visite de Rossini, deux grands succès, le ''Titus'' du Mozart et le ''Mahomet'' de Winter, avaient ému la capitale de la Lombardie, et que les esprits étaient encore sous l'impression des sévères beautés de la muse allemande, ce qui pouvait bien faire que tout ce monde fut venu là dans la ferme intention de siffler sans pitié l'auteur d’''Elisabetta'' et d’''Otello'', pour peu que l'ouvrage lui déplût. Nous savons d'avance comment les choses tournèrent et comment tant de verve, d'entraînement, de force dramatique et mélodique changèrent le mauvais vouloir en un délire d'enthousiasme. A partir de l'ouverture, l'une des plus pittoresques symphonies que Rossini ait écrites, et à laquelle je n'ai à reprocher que son appareil un peu trop militaire pour la circonstance (2), jusqu'à cet admirable trio : ''O mime benefico'', point culminant du premier acte, où le pathétique touche au sublime, chaque morceau fut salué par des tonnerres d'applaudissemens. N'oublions pas le finale de ce premier acte : ''In casa di messere'', composition d'une si vivante originalité, d'un ''réalisme'' si puissant. Comme tout se combine, se juxtapose et s'enchevêtre dans cette mosaïque de ''soli'' et de morceaux d'ensemble d'où se détache le ''mi sento opprimere'', magnifiquement varié en sextuor! On a dit que Mozart eut rendu ce finale atroce en prenant les paroles au tragique : rien de plus vrai; l'âme tendre et mélancolique du chantre de donna Anna se fût rangée du côté de Ninette, tandis que Rossini n'adopte, lui, aucun parti, pas même celui de l'humanité. Il est trop réaliste, risquons le mot, trop ''objectif'' pour s'attendrir sur les malheurs d'un de ses personnages, et si dans ce tableau villageois qu'il peint à la Wilkie, il laisse un des acteurs ''s'accuser'' davantage, c'est le podestat, caractère goguenard et libertin, mais nullement sanguinaire, et dont Mozart, qui sur le chemin de l'idéal ne savait plus s'arrêter (3), eût fait certainement un Claude Frollo.
 
Au lendemain des ovations, la critique eut son tour; elle fut sévère et même rude, quelquefois juste pourtant, bien que s'appliquant trop à l'analyse des détails, et manquant de ce qu'on appellerait aujourd'hui ''le point de vue''. Des variations au lieu de mélodies, une complète absence du sentiment des caractères et des situations, l'abus des formules et de l'orchestre, tels étaient les griefs mis en avant. « Jamais, s'écriait l'un, la vérité dramatique ne fut plus audacieusement foulée aux pieds; cette musique vous étourdit sans vous charmée. On nomme cela du drame lyrique, je n'y puis voir qu'un assemblage plus ou moins heureux de motifs de valses et de contredanses (''una valsodia''). » Un autre prétendait que cet opéra n'était qu'une sorte de symphonie militaire, à laquelle il ne manquait que deux ou trois pièces de canon pour assourdir par le bruit de son ''artillerie allemande'' toute la garnison d'une forteresse; mais de ce souffle du génie qu'on respire à pleine poitrine dès l'introduction, de cette nuance d'énergie rustique qui s'étend sur tout le premier acte, de ce style gai, brillant, plein de bonhomie et de force qui rappelle Haydn, aucun des critiques de Milan n'en dit mot. Il fallut qu'un amateur français se rencontrât pour leur montrer ce qu'avait d'admirable l'ensemble de cette partition et discuter l'œuvre avec ses beautés et ses défauts vis-à-vis de ces braves gens si habiles à découvrir ce qui saute aux yeux.
 
Cependant Rossini, au grand contentement de ses créanciers, voyait le succès de ''la Gazza ladra'' se réaliser en espèces sonnantes. Après les cinq cents ducats de l’''imprésario'', le ''dio della musica'' en avait empoché mille autres à lui comptés par l'éditeur Ricordi (4), ce qui formait une somme assez ronde et donnait au maestro, comme on dit, le temps de voir venir. Rossini du reste n'attendit pas longtemps, et quelques semaines s'étaient à peine écoulées, que Barbaja, empruntant la main de la signora Colbrand, lui faisait écrire d'avoir à se rendre à Naples en toute diligence pour y prendre un nouvel emploi à San-Carlo. « Barbaja, ajoutait l'aimable secrétaire, veut absolument ouvrir la saison d'automne par un ouvrage de vous et me charge de vous offrir deux cents napoléons, ce que vous ne dédaignerez pas, je suppose, surtout quand les circonstances nous rapprochent l'un de l'autre; car j'aime à croire que vos récens triomphes n'ont point effacé chez vous tout souvenir de vos anciens amis, et que vous éprouvez le même désir de les retrouver qu'on en ressent ici de vous revoir. »
 
Rossini ne se le fit pas dire deux fois, et le 8 septembre 1817 il rentrait à Naples, où la Colbrand, toujours belle et toujours amoureuse, après l'avoir accueilli de la meilleure grâce dans ses petits appartemens, le ramenait de sa jolie main blanche au sultan Barbaja, qui, séance tenante, lui remettait un ''libretto'' dont le poème du Tasse avait fourni le sujet. Le chef-d'œuvre s'appelait ''Armide'' et dépassait en médiocrité tout ce qu'on est en droit d'attendre de ces sortes d'élucubrations. Rossini trouva pourtant moyen de placer là quelques morceaux remarquables, entre autres un ravissant duo pour voix de ténor et de soprano : ''Amor possente nume'', que M. Beyle n'hésite pas à proclamer le ''plus célèbre de tous'', et qui lui offre l'occasion d'appuyer sur un trait fort amusant que nous nous garderons d'omettre ici : « L'extrême volupté, qui aux dépens du sentiment fait souvent le fond des plus beaux airs de Rossini, est tellement frappante dans le ''duetto'' d’''Armide'', qu'un dimanche matin qu'il avait été exécuté d'une manière vraiment sublime au casino de Bologne, ''je vis les femmes embarrassées de le louer''. » On a de tout temps beaucoup parlé du naturalisme de Rossini, mais on conviendra que voilà une remarque qui laisse bien loin tout ce qu'on a pu dire là-dessus. Se serait-on jamais douté que la musique puisse avoir de ces effets qui font monter le rouge au visage des femmes et les forcent à se voiler de l'éventail, ni plus ni moins que certains chefs-d'œuvre de l'art étrusque au musée de Naples?
 
A l'opéra d’''Armide'' succéda presque immédiatement l'oratorio de ''Mosè''. Le style de Rossini, qui depuis ''Otello'' tendait à s'élever, allait cette fois grandir jusqu'à l'épopée biblique. Il s'en faut cependant que tout respire dans cette partition le caractère sublime qu'on y voudrait trouver; les motifs de valse et les variations tant reprochés à l'auteur de ''la Gazza ladra'' par la critique milanaise y abondent encore, et trop souvent la phrase, simple et imposante au début, tourne à l'accent comique (5). Ainsi ce fameux duo si applaudi jadis aux Italiens, et que Ribini et Tamburini, dans leurs belles soirées, ''enlevaient'' au milieu des trépignemens et des acclamations, ce duo, délicieux sans doute en tant que morceau de concert, fera toujours sourire les honnêtes gens qui l'envisageront au point de vue du sentiment dramatique. On ne saurait plus effrontément se moquer de la situation, la fin surtout semble un défi gouailleur porté à toutes les idées du sens commun, et je ne connais rien de plus divertissant que cette mélodie accompagnant sur un motif de ''trénis'' les lamentations de la tristesse et du désespoir. L'air de Pharaon, qui suit, vigoureusement instrumenté d'ailleurs, perd avec l’''andantino: O quanto grato''! toute sa dignité, et se termine à l’''allegro'' par une période des plus banales. J'en dirai autant de l'air de Moïse, que dépare un ''crescendo'' d'un motif vulgaire, du finale du premier acte, dont l’''allegro'' rappelle un passage du finale du ''Barbier de Séville'', et qui joint à ce tort celui d'emprunter son énergique péroraison à un choeur du troisième acte du ''Fernand Cortez'' de Spontini; mais si, laissant de côté ces négligences inséparables en quelque sorte du système italien, dans lequel cette partition fut conçue, on s'élève à l'examen des scènes capitales de l'ouvrage, comment ne pas être frappé des beautés de premier ordre qui s'y rencontrent? Quelle simplicité dans l'introduction, quelle profonde intelligence du sujet! Pour la vigueur du coloris et la solennité du style, on se croirait en plein Beethoven. Sans nier les extravagances auxquelles se sont laissé entraîner de nos jours certains adeptes trop fervens de la musique imitative, n'est-il pas permis d'admirer l'art incomparable avec lequel le grand maître a su peindre les ténèbres en ce magnifique tableau? « Le génie de Rossini semble plutôt avoir deviné la science que l'avoir apprise, tant il la domine avec hardiesse. » Jamais peut-être M. Beyle ne trouva au courant de sa plume rien de plus judicieux et de plus vrai que cette observation, qui me revient à propos de la manière dont est traitée l'idée principale de cette introduction. Cette phrase sourdement attaquée d'abord par les basses et dont les instrumens à vent s'emparent ensuite, point lumineux qu'on croirait voir se dégager de la nuit impénétrable; ce ''largo'' par lequel débute le premier finale : ''All' idea di tanto eccesso'', et le quatuor interrompu par le récitatif dans la scène du souterrain, et la prière, - existe-t-il quelque chose en musique de plus imposant, de plus dramatique et de mieux senti que ces divers morceaux?
 
En mai 1818, la signora Colbrand devant se rendre à Florence, Rossini profita de l'absence de la belle prima donna pour aller faire son tour à Pesaro. Le ''cygne'' fut reçu avec des transports d'allégresse par les habitans de sa ville natale. Sérénades, banquets, escortes aux flambeaux, on lui donna tous les triomphes. Après avoir ainsi passé quelque temps à diriger des concerts et des représentations en son honneur, le fortuné maestro revint à Naples, où il écrivit coup sur coup deux opéras : ''Ricciardo e Zoraïde'' et ''Ermione''; le premier, qui ouvrit la saison d'automne en 1818; le second, par lequel le carnaval de 1819 fut inauguré. Pour ce qui regarde ''Ricciardo e Zoraïde'', aucun opéra de Rossini, depuis ''Tancredi'', ne s'était vu aussi favorablement accueilli par la critique. L'accord cette fois fut unanime; Rossini, assurait-on, venait d'abandonner la fausse route où depuis des années il s'obstinait à se fourvoyer pour rentrer dans le chemin de la nature et de la vérité. Ces mêmes gens dont les foudres avaient tonné sur ''Otello, la Gazza Ladra'' et ''Mosè'' décrétèrent du haut de leur Parnasse que le chef-d'œuvre de l'Italie musicale avait enfin vu le jour. Il n'y eut pas jusqu'aux morts illustres qui ne voulussent mêler leurs voix à ce concert d'éloges, et la ''Gazette de Naples'' publia à cette occasion une lettre de Cimarosa datée du séjour des ombres. Dans cette épître, d'un style emphatique et déclamatoire, l'auteur du ''Matrimonio'' prodiguait à Rossini les félicitations, et l'exhortait paternellement à persévérer en si bons principes. Sans partager sur tous les points l'opinion des journaux de cette époque, nous reconnaissons volontiers les aimables qualités par lesquelles se recommande cette musique, ainsi que le naturel et la grâce que respirent la plupart de ses mélodies. Le duo du second acte, ''Ricciardo che veggo'', passe à bon droit pour l'un des meilleurs que Rossini ait composés, et quant à l'admirable quatuor qui suit, jamais l'âme du grand maître ne réussit davantage à passionner un chant : la période vocale qui remplit le milieu de ce morceau est sans contredit une des inspirations les plus éloquentes du génie rossinien, et l'on ne se figure pas la puissance irrésistible que cette phrase, récitée par David, avait sur l'auditoire. Si cette partition ne s'est point maintenue à la scène, si cette charmante musique, après avoir gagné son procès devant la critique, a fini par le perdre devant le public, à qui s'en prendre, sinon à l'auteur de la triste rapsodie qui lui servait de texte, et dont le moindre inconvénient était d'être fort mal distribuée pour la musique, et de n'offrir au compositeur que des motifs de duos, ce qui répand à la longue sur la représentation de cet ouvrage une teinte de monotonie insoutenable?
 
A ''Ricciardo'' succéda l'''Ermione'', qui parut au mois de mars sur la scène de San-Carlo, ayant pour interprètes la Colbrand et la Pisaroni, David et Nozzari. Dans cette partition, dont le sujet n'est autre que l’''Andromaque'' de Racine, Rossini s'était essayé à se rapprocher du style français, tentative maladroite lorsqu'il s'agit de plaire à des oreilles napolitaines. L'ouvrage en outre avait l'immense tort de n'exprimer que la colère du commencement à la fin, et la colère ne saurait guère réussir en musique qu'employée à l'état de contraste, témoin le spirituel proverbe napolitain : » d'abord la colère du tuteur, ensuite la cavatine amoureuse de la pupille. » ''Ermione'' eut donc un échec, et sauf quelques rares morceaux sur lesquels les applaudissemens trouvèrent à s'exercer, la partition laissa le public et la critique également indifférens.
 
Ici se place l'histoire de la fameuse messe ''écrite en trois jours'' (novembre 1819), et qui charma si agréablement l'âme de M. Beyle. « Ce fut un spectacle délicieux, nous vîmes passer successivement sous nos yeux et avec une forme un peu différente, qui donnait du piquant aux reconnaissances, tous les airs sublimes de ce grand compositeur. Un des prêtres s'écria au sérieux : Rossini, si tu frappes à la porte du paradis avec une telle messe, malgré tous tes péchés saint Pierre ne pourra pas s'empêcher de t'ouvrir. » Je confesse, à ma honte, qu'en pareil cas le suffrage d'un dévot tel que M. Beyle m'avait semblé quelque peu sujet à caution. Ces mots de ''spectacle délicieux'', appliqués à des chants d'église, nous rappelaient l'opinion, en matière de littérature sacrée, d'un autre dilettante de la même école, qui, sortant de l'Assomption un jour de la semaine sainte, nous disait du ton leste et spirituel dont il eût parlé de la danseuse à la mode : « Je viens d'entendre le père Ventura prêcher la Passion, il m'a ravi, je l'ai trouvé charmant! » Nous désirions beaucoup savoir à quoi nous en tenir sur le prétendu chef-d'oeuvre d'inspiration religieuse, non pas que nous doutions que Rossini ne puisse écrire une messe aussi bien et mieux que personne (6), mais tout simplement parce que nous pensions avoir quelque raison de nous délier des élans admiratifs de son panégyriste ordinaire. Voici donc qu'après bien des recherches, nous avons fini par découvrir les quelques lignes qu'on va lire. Elles sont d'un certain conseiller de Miltitz, dilettante allemand fort en renom à cette époque, lequel, après avoir aussi assisté à l'exécution de la messe qui nous occupe, trouva bon de consigner son jugement sur ce qu'il venait de voir et d'entendre dans une lettre heureusement arrivée jusqu'à nous. Comme la plupart des gens qui rendent compte de leurs impressions personnelles et vous disent à tout propos : ''J’ai vu, j'ai entendu'', M. Beyle parle toujours sans contrôle. Il m'a paru curieux d'opposer à ses opinions celle d'un juge très compétent, qui lui aussi peut mettre en avant les paroles sacramentelles dont abusent trop souvent ceux qui viennent de loin, et qui sur le chapitre du passé aiment à se donner leurs coudées franches. On lira d'ailleurs cette lettre d'un grave conseiller d'outre-Rhin «avec d'autant plus d'intérêt, qu'elle renferme de très pittoresques détails de mœurs :
 
« On nous avait annoncé pour le 4 novembre une messe de Rossini, qui devait être exécutée dans l'église San-Fernando à l'occasion de la fête, des Sept-Douleurs de la Vierge. Ajouterai-je que l'attente était à son comble, que chacun se mourait d'envie de voir le roi du théâtre en Italie aux prises avec une de ces œuvres de haute et solennelle portée qui semblent surtout faites pour mettre en évidence tous les trésors de savoir et d'inspiration renfermés dans une individualité comme la sienne. Moi seul, s'il faut en convenir, je restais étranger à l'émotion générale, car, pour la partager, j'étais, hélas! trop bien informé du pitoyable état où la musique religieuse est tombée en Italie, et de l'absence complète de sentiment que les Italiens montrent à l'égard de cette importante partie du culte. Je tenais de Rossini lui-même qu'il avait ''bâclé'' en trois jours cette messe, à l'élucubration de laquelle Raimondi avait aussi contribué. Il ne s'agissait donc que d'une sorte d'habit d'Arlequin cousu de pièces et de morceaux. La foule remplissait l'église depuis plus d'une heure, lorsque, la séance s'ouvrit par une ouverture de Mayr. A ce morceau, d'un style badin, une assez longue pause succéda, après quoi, pour inaugurer dignement la fête des Sept-Douleurs de Marie, on nous exécuta l'ouverture de ''la Gazza ladra''. En présence d'une pareille profanation de la sainteté des lieux, je, me sentais le cœur navré. Ensuite commença le ''Kyrie'', naturellement dépourvu de tous les élémens qui constituent en musique le style sacré, mais qui du moins, à travers ses dissonnances, aliénait une certaine dignité. Le ''Gloria'' qui vint après fut trouvé si ravissant, que le public, applaudit avec transport, absolument comme il eût fait au théâtre. Le ''Credo'' et l’''Offertoire'' nous présentèrent un ragoût de diverses phrases rossiniennes accommodées à la hâte. Tous les passages ''favoris'' semés dans les trente-deux opéras du chantre ''pesarese'', tout ce qu'il a trouvé dans son propre fonds et pillé chez les autres, tout cela se rencontrait dans ce beau salmis. Quant au ''Sanctus'' et à l’''Agnus Dei'', j'ignore si c'est à Rossini ou à Raimondi qu'il faut en rapporter le triste honneur. N'oublions pas l'orgue accompagnant l'office de la plus violente façon, ce qui n'empêchait point l'orchestre d'aller son train. On imagine quel effet digne du sanctuaire cette combinaison devait produire, surtout quand on pense que la voix de Rossini dominait ce bel ensemble, gourmandant celui-ci pour une fausse note, activant les lenteurs de celui-là, criant et tempêtant au milieu de la manœuvre. N'importe, le public d'élite qui composait cet auditoire, fut enchanté, et huit jours durant, les salons de Naples ainsi que les boutiques des marchands de macaroni retentirent des délicieux motifs de cette messe, écrite en trente-six heures à l'occasion des Sept-Douleurs de la très-sainte Vierge Marie. »
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Spohr, ''Lettres écrites de Naples''. Leipzig 1819.</small><br />
<small> (2) Quelqu'un demandait à Rossini pourquoi il aurait fait un pareil emploi des tambours dans l'ouverture d'un opéra de genre. « Mais, répondit le maestro, apparemment parce que c'était un effet qui me convenait ; d'ailleurs n'y a-t-il pas un militaire dans la pièce? - D'accord, lui fut-il répliqué; mais vous m'avouerez que c'est bien haut sonner la fanfare pour un petit soldat qui rentre en ses foyers. Que feriez-vous de plus s'il s'agissait de faire triompher Alexandre dans Babylone? »</small><br />
<small>(3) Voir dans les ''Nozze di Figaro'' les rôles du page, du comte Almaviva et de la comtesse. A peine ces figures-là sont encore reconnaissables, tant elles ont grandi dans le passage de la comédie à l'opéra. L'ingénieuse création de Beaumarchais est devenue une héroïde et se meut aux régions du sublime, grande faute selon moi, et qui nuit singulièrement à l'effet théâtral de l'une des plus admirables conceptions musicales qu'on puisse entendre. Mozart plane toujours, et certains sujets ne veulent pas être pris de trop haut. </small><br />
<small> (4) « Ricordi, le premier marchand de musique d'Italie, et qui doit une grande fortune aux succès de Rossini, racontait devant moi à Florence que Rossini avait composé un des plus beaux ''duetti'' de ''la Gazza ladra'' dans son arrière-boutique, au milieu des cris et du tapage affreux de douze ou quinze copistes de musique se dictant leurs copies ou les collationnant, et cela en moins d'une heure. » [Beyle, ''Vie de Rossini, t. II, p. 374.)</small><br />
<small>(5) Je citerai, pour prendre au hasard un exemple sur dix, le motif qui sert de conclusion à l'introduction, motif évidemment emprunté au ''terzetto'' de ''la Gazza'' et d'une expression très peu solennelle. </small><br />
<small> (6) Son ''Stabat'' n'est-il point là pour démentir l'assertion contraire? Certains ''puristes'' objecteront peut-être que même cette ''pietà'', touchée à la manière des peintres vénitiens, le grand artiste est resté bien mondain. Quant à nous, tout en admettant la valeur de cette critique, nous n'en persistons pas moins dans notre goût pour cette glorieuse composition, convaincu que nous sommes qu’il y a diverses façons de reproduire un sentiment élevé, et que sans être Giotto ou Palestrina, on peut se contenter d'être le Véronèse ou Rossini.</small><br />
 
 
<center>V – Les premières larmes de la Colbrand – La donna del Lago – Maometto secondo – Un mariage secret</center>
 
Cependant, tandis que l'astre de Rossini brillait chaque jour davantage au firmament radieux, l'étoile de la signora Colbrand commençait à pâlir. Non que la fière prima donna se vit atteinte dans le prestige de ses attraits. Née pour jouer les reines de théâtre, Mlle Colbrand avait une de ces beautés qui ne perdent point aisément contenance. D'ailleurs elle comptait à peine alors trente-trois ans, et l'on sait avec quel superbe et gracieux aplomb certaines héroïnes brunes abordent cet âge. Mais si la femme en elle avait conservé tous ses avantages, il n'en était pas ainsi de la cantatrice, dont la voix trahissait déjà la fatigue et l'altération. De plus, des rivalités dangereuses menaçaient de se faire jour sur cette scène, qu'on avait occupée jusque-là sans partage : la Pisaroni, la Fodor, la Cecconi, talens pleins de jeunesse et de vaillantise, et qu'il s'agissait de maintenir à distance, vu que le public, l'ingrat public, ne demandait pas mieux que de les adopter! - Entre toutes les intrigues d'ici-bas, je n'en connais point de plus éveillée et de plus âpre que celle dont est capable un de ces aimables tyrans en jupons luttant pour l'intégrité de ses pouvoirs souverains, ''pro dominatione''! Avez-vous jamais lorgné d'un coin de l'œil ce microcosme qu'on appelle un théâtre, ''Académie impériale de musique, la Scala'' ou ''San-Carlo'', peu importe? Avez-vous vu tout ce qui s'agite là d'intérêts divers, de luttes sourdes, d'animosités implacables? Eh quoi! tant de bruit pour une cavatine, tant de forces mises en jeu pour donner un crève-cœur à sa rivale ! Que sera-ce donc s'il s'agit d'un de ces combats suprêmes où l'on sent qu'il faut vaincre ou mourir? La Colbrand en était arrivée là. Ses cabales, ses oppressions lassaient tout le monde, à commencer par le propre instrument de ses caprices despotiques, par cet ours Barbaja qu'un reste d'habitude retenait grommelant à la chaîne.
 
Quant au public, ennuyé de ces manœuvres et de cet entêtement à s'imposer à lui bon gré mal gré, il devenait plus froid de jour en jour, et sa mauvaise humeur à la fin fut telle qu'il n'attendait plus qu'une occasion pour la faire éclater, lorsque le 4 mai 1819 eut lieu la première représentation de ''la Donna del Lago''. L'attitude de la salle pendant tout le premier acte fut peu encourageante. Évidemment le maestro et la prima donna étaient impliqués dans la même disgrâce, et nous devons reconnaître que Rossini, par son obstination à donner tous ses rôles à la signera Colbrand, sans vouloir tenir aucun compte des antipathies croissantes du public, avait bien mérité cet accueil rancunier et fâcheux. A peine si cet auditoire prévenu consentit à se laisser charmer par deux ou trois morceaux. Le ravissant duo entre Elena et Uberto, la cavatine de Malcolm obtinrent quelques applaudissemens; mais au fond cette musique parut glaciale, et comme on était disposé ce soir-là à prendre les choses du mauvais coté, la teinte ossianique répandue sur tout ce premier acte, qui tient moins encore du drame que de l'épopée, devint aux yeux de ces ''dégoûtés'' un élément de plus de monotonie et d'ennui. M'importe, la malveillance, d'abord sourde et latente, ne devait point tarder à se manifester. Tout ce monde-là se mourait d'envie de siffler, et Mlle Colbrand ayant pris dans le finale ses variations un quart de ton trop bas, Eole déchaîna ses tempêtes. C'était la première fois de sa vie que l'illustre cantatrice s'entendait traiter de la sorte. Atteinte au plus vif de son orgueil de femme et de reine, la superbe Espagnole eut assez d'énergie en elle pour marchander à ses ennemis le spectacle de sa défaite. Elle demeura calme et imperturbable sous le feu, et se contint jusqu'à la chute du rideau. Alors seulement éclatèrent ses sanglots et sa rage. Barbaja, qui l'avait précédée dans sa loge, eut à supporter le premier poids de la bourrasque. La patience que le tolérant ''sigisbé'' montrait depuis quatre ou cinq ans fut cette fois en défaut : l'occasion lui convenait pour regimber, il saisit la querelle au bond, et, après avoir signifié à la Colbrand qu'il lui fermait désormais sa cassette, le bourru financier sortit comme Hamlet, prince de Danemark, conseillant à sa maîtresse éplorée de se réfugier au couvent : ''Go to a nunnery, go to a nunnery''!
 
Barbaja ne tarda pas cependant à se repentir de sa malencontreuse boutade; dès le lendemain, il avouait humblement ses méfaits et s'efforçait de rentrer en grâce. On affecta d'abord de se montrer inflexible, on refusa même de le recevoir; mais le Turcaret napolitain fut à la fois si repentant et si magnifique, il accompagna ses actes de contrition d'argumens si irrésistibles, qu'il fallut bien finir par se rendre à tant d'amour et de royales prévenances. A la seconde représentation, les mesures les plus complètes furent prises pour empêcher le retour de manifestations désormais jugées inconvenantes. Avant l'ouverture des bureaux, huit cents janissaires, formant le principal noyau de la garde impériale, envahissaient la salle, décidés à couper court aux moindres marques d'opposition; aussi tout alla comme par enchantement. Les bravos, lancés en manière de bombes dans le camp des Philistins, mirent les siffleurs en désarroi, et l'ovation ne se démentit plus. A la fin de la pièce, Elena, sous les traits de la ''diva'' Colbrand, fut rappelée avec transport, et, lorsqu'elle parut rayonnante et superbe, bouquets, couronnes et sonnets tombèrent à ses pieds. Le coup était fait : on avait déjoué la prétendue cabale, on restait les maîtres du terrain. Grâce au pacte d'alliance offensive et défensive qu'ils venaient de renouveler avec le sultan de San-Carlo, Rossini et la Colbrand allaient continuer à s'imposer au public de Naples aussi longtemps que bon leur semblerait.
 
Le grand obstacle en tout ceci, c'était la Colbrand, car pour Rossini tout le monde l'aimait et tenait à lui. Le diplomate et graveleux Barbaja, mêlant ensemble dans un de ces compromis tacites, trop souvent pratiqués au théâtre et ailleurs, son libertinage et ses intérêts, se disait tout bas qu'en somme son raccommodement avec la prima donna n'était point une si mauvaise affaire, puisque, par ce moyen, on conservait le maestro. Le public s'adressait à peu près le même raisonnement, et se résignait à subir ''l'une'' pour avoir ''l’autre''. Ainsi se réalisaient les avantages du pacte synallagmatique contracté par ces deux personnages, spéculant chacun à son point de vue. La position parut à Rossini assez solidement reconquise pour qu'il ne craignit pas de s'absenter. Il se rendit à Milan, y composa sa partition de ''Bianca e Faliero'', qui n'obtint du reste à la Scala qu'on très médiocre succès, et revint à Naples, où nous le retrouvons, vers la fin du carnaval de 1820, écrivant son ''Maometto secondo''. Un matin que l'abbé Totola se rendait à son audience ordinaire, l’''imprésario'' de San-Carlo lui remettant un manuscrit du duc de Ventignano : - Prends-moi ça, lui dit-il, et m'en fais l'analyse dans les vingt-quatre heures, car je n'ai pas le temps de lire tout ce qu'on m'apporte, et d'autre part je serais au désespoir de mécontenter le duc en ne lui parlant point de son chef-d'œuvre. - Et comme le poète aux gages de Barbaja allait se retirer: - A propos, s'écria celui-ci, comment est-ce intitulé? -L'abbé ouvrit le ''libretto'' et lut : ''Maometto secondo''! - Peste! fit le sultan en ouvrant de grands yeux; mais j'entrevois là quelque chose pour Rossini. ''Maometto secondo''! Des Turcs, beaucoup de Turcs, rien que des Turcs! toute la pompe orientale! Vite donc, mon brave, à la besogne! Coupe, change, rogne, ajoute. Sois tranquille; j'arrangerai l'affaire avec le duc. Trois rôles, entends-tu bien? il me faut trois premiers rôles : un pour la Colbrand, cela va sans dire; un pour Nozzari, et le Maometto pour Galli, qui sera magnifique chantant ''vincemo'' ou ''morte ai traditori'', avec son turban, sa grande barbe, son grand sabre et ses pantalons cosaques!
 
Inutile d'ajouter que les instructions du maître souverain furent ponctuellement suivies par le poète; il fallait cependant que l'inspiration primitive du duc de Ventignano ne fût pas des plus heureuses, puisqu'on dépit des corrections et améliorations que lui fit subir le digne abbé, ce ''libretto'' de ''Maometto secondo'' devait rester une des élucubrations les moins supportables qu'il y ait au répertoire du théâtre italien, lequel, on le sait, ne se fait point faute de ces sortes de bagatelles. Le duc de Ventignano, l'abbé Totola, Barbaja lui-même, l'habile et judicieux Barbaja! tous se trompèrent donc, tous, excepté Rossini, qui sur ce misérable texte écrivit une musique qui, par l'ampleur du style, la nouveauté des modulations, l'énergie et la grandeur de l'expression dramatique, prend place à côté des plus hautes conceptions de ce maître. A Naples, le ''Maometto'' n'eut qu'un mesquin succès, le public fut de glace pour ce sublime ouvrage, et laissa passer sans leur payer le tribut d'enthousiasme qu'elles méritent les innombrables beautés répandues dans l'introduction qui tient lieu d'ouverture, dans la cavatine d'Anna, si noblement pathétique, et dans cet admirable trio : ''Nò tarer non deggio'', où se rencontrent en un si merveilleux contraste les mélodies les mieux trouvées et les plus énergiques modulations. Parlerai-je de la phrase du finale (en canon) si ingénieuse et si bien sentie, du grand trio du second acte : ''In questi estremi instanti'', et de la prière en ''fa mineur'', morceaux d'une inspiration mâle et sévère, dans lesquels vous pressentez déjà le chantre de ''Guillaume Tell'' ? A Venise, la partition de ''Maometto'' éprouva le même échec qu'a Naples. Au premier abord, on attribuerait volontiers cette double défaite à la délétère influence du ''libretto''. Néanmoins, quand on réfléchit à l'importance toute secondaire qu'en Italie on accorde au ''sujet'', quand on voit cette musique, presque dédaigneusement écoutée à Naples et à Venise, réussir à Vienne et à Paris sans que les conditions du poème soient autres, il faut bien en venir à chercher dans un ordre d'idées plus relevé la cause d'un pareil effet. Le moment semblait venu où Rossini et ses compatriotes, après avoir fait si longtemps bon ménage, allaient rompre publiquement et solennellement divorcer. ''Illa iuvenilium vulgaria, laborum meorum cantica quorum hodie pudet ac poenitet'' : ces mots que fort improprement écrivait Pétrarque en parlant de ses sonnets et de ses poésies, un jour allait venir où l'auteur de ''Guillaume Tell'', à plus juste titre sans doute, les appliquerait à certaines œuvres que le génie, arrivé à sa maturité, condamne et désavoue (1). Quoi qu'il en soit, tout entier au pressentiment de .sa seconde manière, l'auteur de ''Mosè'' et de ''Maometto'' se rapprochait de l'Allemagne et de la France, où son imagination s'apprêtait a parcourir de nouveaux cycles. Les Napolitains, pas plus que les Milanais et les Vénitiens, ne s'y trompèrent; de là leur froideur et leur éloignement. Chose caractéristique, la même partition qui l'avait brouillé avec ses compatriotes devait plus tard le réconcilier avec nous, et ''Maometto'', répudié à la Scala, indifféremment accueilli à la Fenice, devenu à Paris en 1826 ''le Siège de Corinthe'', intronise sa gloire à l'Académie royale de musique.
 
A cette époque, Rossini n'avait pas encore traversé les Alpes; sa vie nomade s'était passée à voyager de Milan à Venise, de Venise à Rome, de Rome à Naples ou à Bologne, remplissant l'Italie de ses inspirations, colportant de la Scala à San-Carlo, de San-Carlo à la Fenice, les produits plus ou moins sérieux, mais toujours avidement recherchés, d'un génie qui s'éparpillait même sur les chemins. Cependant au dehors sa renommée faisait un bruit immense, toutes les capitales de l'Europe sollicitaient sa venue, et le cygne de Pesaro sentait frémir ses ailes à cet appel unanime de l'Allemagne, de la France et de l'Angleterre, qui le conviaient à l'envi par-delà les montagnes et les mers. «Depuis la mort de Napoléon, il s'est trouvé un autre homme duquel on parle tous les jours à Moscou comme à Naples, à Londres comme à Vienne, à Paris comme à Calcutta. La gloire de cet homme ne connaît d'autres bornes que celles de la civilisation, et il n'a pas trente ans (2) ! » La gloire impose des devoirs à ceux qu'elle couronne, et l'homme de génie auquel il est donné de passionner ainsi le monde aura tôt ou tard à conquérir par sa présence les diverses métropoles de son empire. Au moment d'aborder cette nouvelle phase de son existence, Rossini comprit qu'il lui devenait indispensable de mettre un certain ordre dans ses affaires. Cette attitude équivoque qu'il avait autour de la Colbrand, si tant est qu'elle eût jamais été fort séante, devait cesser; il fallait à toute force se ranger un peu et mettre fin à ce ménage à trois, décidément par trop morganatique.
 
La Colbrand partageait là-dessus les sentimens du maestro, à qui elle brûlait d'engager sa main et sa fortune par un contrat en bonne forme. Il ne s'agissait plus que de savoir comment on s'y prendrait pour évincer Barbaja. Rompre en visière à une puissance de cet ordre, changer en ennemi acharné un bienfaiteur si tendre et si magnifique, se brouiller avec un homme à la fois directeur de San-Carlo et de la banque des jeux, et qui, - comme si tant d'attributions ne suffisaient pas à son activité remuante, - venait en outre de se porter entrepreneur du théâtre impérial de Vienne, - franchement cela ne se pouvait. D'autre part, c'eût été caresser une illusion volontaire que de s'imaginer qu'on amènerait jamais cet Orosmane à renoncer de lui-même à Zaïre. Sans doute qu'en tombant dans la disgrâce du public, Zaïre avait perdu beaucoup de son prestige aux yeux du ''padischah''; mais la vanité, il faut le dire, n'était pas l'unique sentiment qui régnât dans l'âme du sultan. Orosmane était homme, et capable à ce titre de se laisser ''acoquiner'' aux douceurs de l'habitude, au charme toujours si difficile à rompre d'une domination dont le ''pli était pris''. Aussi comme, après avoir un moment essayé d'aller brûler son encens aux pieds de la gracieuse Cecconi, il avait tout à coup senti se rallumer ses anciens feux pour la Colbrand! comme il était venu confesser ses torts et demander grâce! évidemment un pareil sigisbé ne quitterait point la place de gaieté de cœur, et Cassandre, plutôt que de se laisser ravir Isabelle, romprait cette fois sur l'échine du beau Léandre sa canne de jonc à bec de corbin. Or c'était là ce que sur toute chose on voulait éviter. On convint donc, pour tourner autant que possible les difficultés, de faire un mariage secret, un ''matrimonio segreto'', dont immédiatement au sortir de la cérémonie on s'empresserait d'informer don Geronimo-Barbaja, lequel, après s'être échauffé la bile, après avoir déshérité tout le monde, en vrai tuteur de comédie, finirait par se laisser attendrir et par donner sa bénédiction paternelle à ces jeunes et ''naïfs'' époux que l'amour avait d'avance unis.
 
Un matin, c'était le 8 mars 1822, le seigneur Dominique Barbaja, vêtu de la robe de chambre à ramages de don Magnifico, se prélassait délicieusement dans son cabinet, donnant audience aux gens de sa maison et tranchant du premier ministre avec un tas de pauvres diables sur lesquels il aimait à faire descendre en cascades les humiliations et les impertinences qu'il lui arrivait, à lui, d'avoir à subir de la part des courtisans du roi Ferdinand et de la duchesse de Floridia, sa superbe favorite. Tout à coup dans le vestibule encombré de danseuses, de chanteurs, de figurans, de machinistes, de poètes et de journalistes, le souffleur du théâtre San-Carlo se précipite hors d'haleine et demande qu'on l'introduise d'urgence. Ce souffleur, espèce de Trufaldin contrefait et besoigneux, outre l'emploi qu'il exerçait le soir sous sa coquille, passait pour remplir auprès de sa hautesse les honorables fonctions d'entremetteur et d'espion. Préposé à la surveillance du harem, il en connaissait tous les détours, et sa principale occupation consistait à recueillir dans un rapport quotidien les marches, démarches et contremarches de telle ou telle prima donna, ainsi que les divers bruits et anecdotes qui couraient la ville à son sujet. Cela explique comment la porte de l’''imprésario'' n'était jamais fermée pour ce personnage et comment il avait le pas même sur le premier ténor. Au moment où le Trufaldin en question se fit annoncer, Barbaja, riant et coquetant, avait auprès de lui Mlle Cecconi et jouait avec une rose qu'il venait de cueillir sur le sein de l'aimable bergère. On devine l'effet que produisit la mine ébouriffée du souffleur, venant jeter, comme un aérolithe au milieu de cette églogue, la nouvelle du départ subit de la Colbrand pour sa ''villa'' de Castenato, et de son prochain mariage avec Rossini. La liberté qu'il venait à peine de recouvrer après dix ans de fers, Barbaja s'empressa de la mettre aux pieds de la tendre Cecconi, qu'il serrait de joie à l'étouffer.
 
Quelques jours plus tard (15 mars 1822) eurent lieu à Bologne les noces de l'illustre musicien et de la célèbre prima donna. Les chanteurs Nozzari, Ambrogi et David, ces paladins de sa table ronde, après avoir vaincu tant de fois sous la bannière de Rossini, l'assistèrent en qualité de témoins dans cet acte solennel, dont naturellement les cent voix de la renommée s'occupèrent beaucoup. Le sonnet étant toujours de mise en Italie, il en plut à cette occasion. L'abbé Totola fit à lui seul tout un poème :
 
::Eximia, eximio est mulier sociata marito,
::Venturum eximium quis neget esse genus!
 
Il y eut aussi les épigrammes, les quolibets et les malins articles de journaux. « A la signature du contrat, écrit un de ces annalistes avec assez de prévision de l'avenir morose réservé à cet hyménée, Mme Rossini a voulu engager toute sa fortune à son mari; c'est dire qu'elle n'aura pas attendu longtemps pour faire une sottise. Comme cette fortune est immense, et que maître Rossini depuis trois ou quatre ans a pris l'habitude de taxer très haut ses partitions, le voilà devenu riche, et nous l'en félicitons, d'autant plus qu'il passe pour beaucoup aimer l'argent ! »
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) A cette partition d’''Odoardo e Cristina'' par exemple, soi-disant écrite pour Venise, et dans laquelle il n'avait seulement pas pris la peine de donner une forme nouvelle à d'anciennes idées. « L'opéra commence, il est applaudi avec transport; mais par malheur il y avait au parterre un négociant napolitain qui chantait le motif de tous les morceaux avant les acteurs. Grand étonnement des voisins! On lui demande où il a entendu la musique nouvelle. « Hé ! ce qu'on vous joue là, leur dit-il, c'est ''Ricciardo e Zoraide'' et ''Ermione'', que nous avons applaudis à Naples il y a six mois. » Cependant l'imprésario furieux cherche Rossini, il le trouve. « Que t'ai-je promis? lui répond celui-ci d'un grand sang-froid. De te faire de la musique qui fut applaudie; celle-ci a réussi, ''” tanto basta''! Au reste, si tu avais le sens commun, ne te serais-tu pas aperçu, aux bords des cahiers de musique tout roussis par le temps, que c'était de vieille musique que je t'envoyais de Naples? » (Beyle, t. II, p. 511.) J'en dirai autant de ''Matilda di Shabran'', dont l'imprésario de Rome, moins dupe que celui de Venise, refusa net de payer les droits d'auteur, alléguant qu'on ne lui avait fourni là qu'une marchandise de pacotille. </small><br />
<small>(2) M. Beyle, ''Vie de Rossini''. p. 6. </small><br />
 
 
<center>VI – Séjour à Vienne – Rossini au congrès de Vérone – Retour à Venise – La Semiramide</center>
 
Immédiatement après la célébration de leur mariage, Rossini et sa femme partaient pour Vienne. Si l'heureux auteur de tant de chefs-d'œuvre avait pu concevoir quelque trouble et quelque hésitation à l'idée d'aborder la patrie de Haydn et de Mozart, cette terre classique, rivale en tous temps de la mélodieuse Italie, la manière dont il fut accueilli dissipa bientôt tous ses ombrages, A peine le bruit de son arrivée s'était répandu, qu'il devint l'objet des empressemens les plus flatteurs. Lorsqu'il parut pour la première fois au théâtre, dans la loge de l'ambassadeur de Naples, la salle entière se leva, et salua sa bienvenue d'un applaudissement triomphal. Dès le lendemain, il n'était plus question dans la capitale de l'Autriche que du grand maître dont la personnalité avenante, aimable, courtoisement humoristique, la contenance dénuée de prétention, rehaussaient encore le mérite aux yeux des gens du monde. La meilleure manière de fêter un compositeur, c'est de jouer ses œuvres; les théâtres ne faillirent pas à l'entraînement général, et ''la Donna del Lato, Cenerentola, Zelmira'' (1) ne quittèrent plus l'affiche. Réunions privées, concerts publics, représentations dramatiques, Rossini défrayait tout; on le chantait en allemand, on le chantait en italien. Cette musique, puisant dans la présence du grand artiste un élément de nouveauté, de vie et de succès, ravissait les cœurs, tournait les têtes, que c'était un délire, une frénésie, une vraie mode! Et tous battaient des mains, tous étaient contens, tous, excepté la critique, qui, entraînée par l'irrésistible courant, suivait d'un pied boiteux le char du triomphateur en grommelant dans sa barbe qu'il y avait pourtant de quoi s'étonner de voir les maîtres nationaux sacrifiés ainsi à la gloire de ce musicien de fortune. Au milieu de cette rage d'invitations, de félicitations et d'ovations, Rossini ne sut bientôt auquel entendre; les salons et les coulisses se l'arrachaient, on l'accablait de questions sur la manière dont il fallait rendre tel ou tel passage, et quand il avait répondu au ténor, à la prima donna, au ''basso cantante'', c'était le tour du chef d'orchestre de l'interroger sur ses mouvemens. Un jour qu'il surveillait une répétition de la ''Cenerentola'' traduite en allemand, il lui arriva de se récrier sur la façon beaucoup trop lente dont on prenait les mouvemens; mais comme il s'agissait d'un de ces morceaux bouffes, dans le style de Fioravanti, qu'on appelle ''nota e parola'', le maître de musique lui fit observer que la langue allemande ne permettrait jamais à un chanteur cette volubilité d'élocution à laquelle se prête la langue italienne. « Eh ! que m'importent vos paroles? reprit alors Rossini dans un élan de naïve et fougueuse indépendance; je m'en moque bien de vos paroles! c'est l'effet que je veux, entendez-vous? l'effet. ''Che sono parole? effetto! effetto''! » A Vienne, Rossini fut en ce point servi selon ses souhaits. L'effet de la ''Zelmira'', représentée à Kärtner-Thor (13 avril 1822), égala tout ce qu'on imagine; l'enthousiasme tenait du délire. Après chaque scène, le maestro fut rappelé, et Mme Rossini, qui chantait le rôle qu'elle avait créé à Naples, partagea avec son illustre époux les honneurs de la soirée. Rossini, en veine d'arrangemens, remania ensuite sa ''Malilda di Shabran'', naguère si outrageusement conspuée à Rome, et qui, sous le nom de ''Corradino'', reprit la scène avec des chances moins défavorables. On donna aussi l’''Elisabetta'', où Mme Rossini s'éleva comme actrice à la hauteur des plus célèbres modèles; puis vint ''la Gazza Ladra'' et enfin ''Ricciardo e Zoraïde'', retouché pour la circonstance et réduit en un acte.
 
Ce soir-là, et après la représentation, Rossini donnait un souper en l'honneur de sa femme, dont c'était la fête. « J'ai vu dans ma chambre, et j'aurais vu dans mon antichambre, si j'en avais eu, la plupart des amateurs riches d'Italie, qui finissent toujours par se faire entrepreneurs de spectacle par amour pour quelque prima donna; j'ai changé de villes et d'amis trois fois par an pendant toute ma vie, et, grâce à mon nom, partout j'ai été présenté, intime avec tout ce qui en valait la peine, vingt-quatre heures après mon arrivée quelque part. » Ces paroles attribuées au grand maître indiquent d'elles-mêmes de quel monde se composait la réunion. Au premier rang des prétentions de l'auteur d’''Otello'' et de ''Mosè'', il en est une dont il s'honore presque à l'égal de son génie musical : c'est de passer pour l'un des plus fins appréciateurs qu'il y ait des choses de la table; ses convives pouvaient donc s'en fier à lui de l'ordonnance du festin. La séance gastronomique allait son cours, les plats se succédaient comme chez Lucullus, les vins de Hongrie et de France coloraient le cristal de Bohême de cette teinte ambrée ou purpurine qui fascine l'œil du buveur, lorsque tout à coup, au milieu du cliquetis des conversations et des verres, s'élève cette rumeur confuse et profonde qui sort de la foule agglomérée. On s'informe, les domestiques ouvrent les fenêtres, on va voir au balcon : c'était bien en effet un rassemblement compacte, houleux, énorme; deux ou trois mille individus, leurrés par des promesses mensongères, attendaient là je ne sais quelle sérénade fantastique dont le bruit s'était répandu dans Vienne. Grande fut au premier moment la perplexité de Rossini, qui, sachant à n'en pas douter qu'on ne lui destinait aucune surprise de ce genre, craignit que le désappointement de tous ces braves gens ne se changeât à la longue en une véritable émeute; mais bah ! les esprits d'un vol tel que le sien ont toujours eu pour se tirer d'embarras quelque expédient de réserve. « Il ne sera point dit, s'écria Rossini, que tant de braves gens seront venus pour rien, et puisque c'est un concert qu'ils attendent, eh bien! messieurs, nous allons leur en donner un. » Aussitôt dit, aussitôt fait; on traîne le piano sur le balcon, et le maestro, sa serviette à la boutonnière, commence la ritournelle d'une scène d’''Elisabetta'' que sa femme exécute. Les applaudissemens et les houras éclatent : ''Vica! Viva ! sia benedetto! ancora, ancora! David et Mlle Eckerlin s'avancent et chantent un duo : - mêmes transports, mêmes exhortations à continuer. Nozzari entonne sa cavatine d'entrée dans ''Zelmira'' : le public ne se tient plus de joie, et l'enthousiasme atteint son paroxysme lorsque le couple Rossini lui présente en manière de bouquet final l'admirable duo d’''Armide : Cara per te quest’ anima''. Cependant les rues qui donnent sur la place se sont remplies de monde; toutes les maisons voisines ont ouvert leurs fenêtres à ces délicieux accens; à peine ont-ils cessé qu'une explosion de bravos et de cris se fait entendre : ''Fora ! fora ! il maestro''! Rossini s'approche jusque sur le bord du balcon et salue; mais cette multitude, une fois mise en train, ne s'arrête plus : ''vira! viva! cantare! cantare''! A cette invitation, le maestro, qui commence pourtant à en avoir assez, leur débite gaiement et de sa plus belle voix la ''coda'' de l'air du ''Barbier : Figaro quà, Figaro là''; puis on éteint les lumières, on ferme les croisées, et la joyeuse bande se retire dans les appartemens intérieurs. Cette manifestation ne suffit point pour disperser la foule. Au premier moment, le silence succède aux acclamations, silence trompeur, menaçant, précurseur de l'orage et de la tempête, car aussitôt que cette multitude s'aperçoit, aux ténèbres d'Egypte où on la laisse, que tout est fini sans espoir de retour, un murmure sourd et formidable sort de son sein et peu à peu grandit aux plus alarmantes proportions, imitant les gigantesques crescendos dont le maître objet d'une tant frénétique idolâtrie fait un si fréquent usage dans ses œuvres. Vanité de la gloire, triste retour des choses humaines ! ils brisent maintenant à coups de pierre les carreaux de celui qui tout à l'heure s'enrouait de gaieté de cœur à leur prodiguer les riches dons de sa nature, et sans l'intervention de la police, on ne sait par quel ignoble outrage aurait fini cette chanson au clair de lune.
 
Rossini quitta la capitale de l'Autriche après un séjour de trois mois, pendant lesquels il y avait fait à la lettre la pluie et le beau temps (2). L'anecdote même que je viens de raconter démontrerait à quel point il passionnait les masses. Populaire par ses mélodies, choyé, fêlé, gâté des hautes classes, il eut l'insigne bonheur, peut-être aussi la très grande habileté de se concilier les sympathies de tout le monde dans un pays fort exclusif en bien des choses, surtout eu matière de goût musical, et qui n'oublie jamais qu'il a donné naissance à Mozart et à Beethoven. Il faut dire aussi que sa souplesse ordinaire le servit à merveille sur ce terrain tant soit peu difficile. Il ne se contenta pas d'être poli, spirituel et bienveillant, d'avoir toujours à la bouche une parole aimable pour répondre au compliment qu'on lui adressait : il usa, vis-à-vis de cette société qui raffolait de lui et de ses œuvres, d'infiniment de tact et de diplomatie, ne négligeant pas de faire sa cour aux gloires nationales. A propos de Beethoven, par exemple, il n'y a pas de belles choses qu'il ne dit : c'étaient sa joie et ses délices d'entendre les symphonies et les quatuors de ce maître, exécutés comme à Vienne seulement on sait exécuter la musique instrumentale. Quel bonheur pour M. Beyle de n'avoir point assisté à ces palinodies! C'est pour le coup qu'il eût désespéré de l'avenir de son idéal, lui qui si naïvement prévoyait, après ''Zelmira'', que Rossini finirait par être un jour plus allemand que Beethoven (3). Quoi qu'il en soit, ce pèlerinage de l'auteur narquois du ''Barbier'' et de la ''Cenerentola'' au monument lyrique de Beethoven a sa moralité. On a dit que l'hypocrisie est un hommage rendu à la vertu; j'appliquerais volontiers ce mot à la circonstance, en remplaçant toutefois vertu par génie.
 
Cependant le fameux congrès se réunissait à Vérone. « Des chanteurs et des comédiens étaient accourus pour amuser d'autres acteurs, les rois ! » Au nombre de ces chanteurs et de ces comédiens dont parle M. de Chateaubriand, figurèrent bientôt l'auteur de ''Tancredi'' et sa femme. Les têtes couronnées, les archiducs et tant d'illustres personnages venus là pour débattre et régler les intérêts de l'Europe firent le meilleur accueil à Rossini. Le congrès de Vérone ne ''dansait'' pas toujours, il chantait aussi; il chantait chez le duc de Wellington, il chantait chez le prince Metternich et le comte Nesselrode. Rossini, le véritable roi de ces fêtes musicales, où les empereurs assistaient, voulut témoigner aux souverains sa reconnaissance pour les gracieuses attentions dont il était l'objet, et composa une cantate en leur honneur : ''Il vero omaggio'', qui fut exécutée au théâtre philharmonique par Velluti, Crivelli, Galli et la Tosi, alors dans la première fraîcheur de la voix et de la jeunesse. C'était une inspiration en manière de pastorale qui du reste avait dû ne lui coûter guère, car les personnes tant soit peu au courant de ses productions prétendirent saisir au passage diverses phrases de ses opéras cousues à la suite les unes des autres, ce qui fit dire aux mauvais plaisans que Rossini, en se donnant les airs de célébrer les puissans monarques, n'avait en somme célébré que sa propre paresse. On ajoutait que le cas était d'autant moins pardonnable, qu'il avait touché d'avance cent louis pour cette rapsodie. Nous aimerions, pour la dignité du grand maestro, à révoquer en doute ce fâcheux grief qui réduirait à de singulières proportions sa reconnaissance à l'égard des ''maîtres du monde''; malheureusement tout porte à croire que la chose était vraie et que Rossini s'était en effet rendu coupable de ce tour à la Mascarille, car on raconte qu'immédiatement après l'exécution de cette malencontreuse cantate, le rusé compositeur réclama sa partition, sous prétexte d'un arrangement quelconque, et qu'il s'esquiva le lendemain, emportant avec lui à Venise son manuscrit, qu'on n'a jamais revu.
 
Nous touchons à la ''Semiramide'', le dernier opéra que Rossini ait écrit pour la scène italienne. Le 3 février 1823 fut représentée à la Fenice cette œuvre imposante et grandiose dans ses inégales dimensions et à laquelle cinq semaines de travail venaient de suffire. L'événement trompa toutes les espérances des amis de l'auteur. Le premier acte, qui dura plus de deux heures, endormit le public, qui ne se réveilla de sa torpeur que pour applaudir le finale. On trouva cette musique monotone, ennuyeuse, d'une longueur interminable; ce fut un véritable ''fiasco''. Et cependant combien d'admirables morceaux dans cet ouvrage, auquel il ne manque pour être un chef-d'œuvre qu'un peu de cet esprit de cohésion et d'ordre qu'on trouve chez les maîtres allemands (4)! Que de profondeur dramatique et de terreur dans ces trois rôles de Sémiramis, d'Arsace et d'Assur, et comme, en dépit du fatras musical qui par instans les enveloppe, les caractères gardent jusqu'à la fin leur tragique empreinte! Le finale du premier acte a sa place marquée parmi les plus solennelles inspirations du génie. Pompe hiératique, terreur, mystérieux pressentimens d'un monde surnaturel, il y a tous les élémens du drame dans ce magnifique intermède, et vous ressentez, en présence de cette évocation du fantôme de Ninus, l'épouvante sacrée dont fut pris Horatio sur la plate-forme de la citadelle d'Elseneur. Pourquoi faut-il qu'un esprit capable de s'élever à de si hautes conceptions néglige de s'y maintenir, et que, sautant d'une enjambée en dehors du sublime, il aille comme à plaisir s'embourber dans l'ornière?
 
Les ressources techniques, les réminiscences, le remplissage, voilà les grands écueils de cette imagination insouciante. Tout Italien qu'il soit, comptez que jamais la ''couleur'' d'un sujet n'échappe à Rossini; il l'a prouvé dans ''Otello'', dans ''Mosè'', dans la ''Semiramide''. Seulement la nature hâtive de son génie ne lui permet pas de porter sur tous les points une égale sollicitude. Avec lui, un opéra se compose de trois ou quatre morceaux, le reste appartient au copiste et se rejoint comme il peut. Prenez le troisième acte d’''Otello'', l'introduction, le finale et la prière de ''Mosè'', le finale de la ''Semiramide'' et la scène d'Assur au second acte, et vous retrouverez dans ces fragmens la vie et la couleur poétique du sujet. Rossini est toujours au niveau de l'idée qu'il traite, mais, par suite des conditions sous l'empire desquelles il compose, le sentiment et la couleur du sujet, au lieu de circuler dans toutes les parties de l'ouvrage, se concentrent sur un ou deux points. Si l'on pouvait appliquer l'appareil de Marsh aux œuvres de l'intelligence et qu'on soumit à cette analyse le premier acte d’''Otello'' par exemple, on n'y saisirait pas trace du romantisme shakspearien, tandis qu'au contraire il n'est pas une mesure, pas une note de ''Don Juan, de Freyschütz'' et d’''Euryanthe'', qui, si vous opériez sur elle par ce procédé chimique, ne montrât aussitôt qu'elle renferme une parcelle quelconque de la substance élémentaire du sujet. C'est pourquoi bien des gens se demandaient à cette époque comment il se faisait qu'une organisation aussi splendidement douée n'eût point encore pris à tâche de rassembler ses facultés dans une œuvre ''une'' et complète, monument de sa liberté et de sa force créatrice et qui subsisterait par sa propre valeur sans demander à la bravoure individuelle de tel ou tel virtuose des conditions d'applaudissemens ou de succès. Rien en effet de moins durable que ces beautés de rencontre qu'on doit à la personnalité d'un chanteur et qui passent avec les dons physiques de l'interprète qui les inspira; mais patience ! Cette œuvre avait d'avance son heure marquée dans la carrière du grand maître; il était écrit qu'elle s'appellerait ''Guillaume Tell'' et serait le produit de son séjour en France.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) La ''Zelmira'', dont une tragédie française de De Belloi avait fourni le sujet à l'abbé Totola, fut écrite et représentée à Naples en 1822. Le public de San-Carlo, qui s'était montré si peu sympathique aux grandes beautés du ''Maometto'', se ravisant à juste titre cette fois, décerna tous les honneurs du succès a cette partition, où Rossini semble faire un pas de plus dans cette voie de l'expression dramatique, de l'élévation et de la correction du style, de laquelle il ne s’écartera plus désormais. Ses détracteurs eux-mêmes ne trouvèrent à cette occasion que des éloges à lui donner. Nombre de gens, que ses dernières partitions avaient amenés à soutenir qu'il était décidément à bout de verve et de mélodie, et ne faisait plus que rabâcher sa jeunesse, ne purent s'empêcher de se récrier d'admiration en présence de cette richesse d'idées, de ce flot de chants ingénieux et colorés, et surtout de cette animation musicale, de cette vie entraînante à laquelle rien ne résiste. On raconte qu'un critique napolitain, qui s'était depuis quelque temps fait remarquer par sa malveillance, fut tellement mis hors de lui par cette musique enchanteresse, que, rencontrant Rossini après la représentation, il se précipita à ses pieds en s'écriant : « Pardon, divin maître, pardonne-moi de t'avoir méconnu ! » Les feuilles napolitaines, partageant cet enthousiasme un peu immodéré, il faut en convenir, allèrent même jusqu'à prétendre « qu'autant ''Mosè'' l’emportait sur ses autres ouvrages, autant ''Zelmira'' l'emportait sur Mosè''. » </small><br />
<small>(2) L'opéra italien tournait alors toutes les têtes, même celles que leur poids philosophique aurait semblé devoir prémunir contre l'entraînement. Le bon Hegel céda, comme la foule, aux tourbillons. J'extrais de sa correspondance avec sa femme quelques passages où son enthousiasme éclate pour ainsi dire au courant de la plume : « A peine débarqué, Je me suis fait conduire au théâtre italien, où l'on jouait la ''Zelmira'' de Rossini. Quels chanteurs! quelles voix! que] style! Grâce, volubilité, force, éclat, tout y est : Rubini, Donzetti, Lablache, la Fodor! Comparé à ce métal sonore et limpide, ce que nous avons à Berlin m'a paru lourd, monotone et creux ; vous diriez de la bière à côté du vin le plus pur, le plus rubicond, le plus chaud. Ces artistes-là vous ont une expression, une manière de colorer qui n'appartient qu'à eux. Je m'explique maintenant pourquoi à Berlin nous montrons en général peu d'élan pour la musique de Rossini : c'est que cette musique est faite en vue des gosiers italiens, tout comme le velours et le satin sont faits en vue de la coquetterie féminine, et les pâtés de foie gras en vue des fins gourmets. Cette musique-là ne vaut qu'à la condition d'être chantée, mais alors aucune autre n'en égala le charme. Je suis allé hier entendre ''le Barbier'' pour la troisième fois, et certes il faut que mon goût se soit bien terriblement dépravé pour, que ce ''Figaro'' de Rossini me paraisse aujourd'hui cent fois préférable à celui de Mozart. Connue ces chanteurs-là jouent et chantent ''con amore''! Le moyen, dites-moi, de quitter un pays où de pareilles séductions vous attachent ? » </small><br />
<small> (3) « Rossini dans ''Zelmira'' s'est éloigné immensément du style d’''Aureliano in Palmira'' et de ''Tancredi'', de même que Mozart dans son ''Titus'' s'était éloigné du style de ''Don Giovanni''. Ces deux génies ont suivi une route tout opposée: Mozart aurait fini par devenir exclusivement Italien, tandis que Rossini ''finira par être plus Allemand que Beethoven! » - Vie de Rossini''.</small><br />
<small> (4) C'est sans doute à ce mérite qu'il faut attribuer l'opinion très favorable qu'on professe encore de l'autre côté du Rhin pour la Sémiramis'' de Catel.</small><br />
 
 
===III - Rossini en France===
 
<center>VII – La musique sous la restauration – L’opéra français moderne</center>
 
Pour se préoccuper de cette renommée dont le bruit remplissait le monde, pour discuter, proclamer et combattre les idées musicales de l'auteur du ''Barbier'' et d’''Otello'', le Paris d'alors, le Paris de 1824, n'avait pas attendu l'arrivée de Rossini. Quittons le présent plein de susceptibilités et de petites passions pour remonter de quelque trente années le cours du siècle; allons revivre à cette heureuse période de jeunesse où nul besoin de maintenir la position conquise, nulle soucieuse dignité ne comprimaient les élans du cœur, où, sans crainte de porter ombrage au sérieux, on pouvait tout aimer, tout sentir et le dire. La vie littéraire, la sainte ardeur des beaux-arts, ramenées en France avec la paix, avaient besoin de s'affirmer; une école s'était fondée, un parti, le parti de la jeunesse française, marchant d'un enthousiasme unanime à la conquête de l'avenir. Emancipation de la langue par les idées, de la poésie par l'élément réel, tel fut à peu près chez nous le programme du romantisme en tant que parti littéraire. Je n'ai point à parler ici des tendances politiques qui se dégagèrent plus tard de ce noble et chevaleresque mouvement. Comment cette émancipation se fit, chacun le sait; le génie étranger vint en aide à nos efforts. Shakspeare, Byron, Cimarosa, Dante, Rossini d'un côté, de l'autre Schiller et Jean-Paul, Mozart et Goethe, Hoffmann, Novalis et Weber exercèrent à divers titres leur influence sur l'esprit des générations militantes. On eut ainsi dès le début, et comme sous la main, de grands exemples à citer, d'illustres patronages à réclamer en faveur des principes nouveaux.
 
Rossini avait alors à Paris de nombreux prosélytes, il avait aussi d'invétérés antagonistes, et ce terrain si calme aujourd'hui du Théâtre-Italien, où vous entendriez une mouche voler, était à cette époque une sorte de champ de Mars dans lequel on se pourfendait le mieux du monde, - ceux-ci combattant en héros pour le nouveau triomphateur, ceux-là, sectateurs acharnés du vieux goût, brandissant leur rapière au cri de Paisiello. Tandis que les deux factions militantes assiégeaient chaque soir les portes de Louvois, M. Paër, qui dirigeait le théâtre, mettait toute sa diplomatie (et Dieu sait s'il en avait!) à faire croire aux gens qu'il restait neutre dans la querelle.
 
C'était un personnage très fin et très rompu à l'intrigue que l'auteur de la ''Griselda'' (1797) et de ''Sargine'' (1803), compositeur habile, dont le talent avait un faux air de génie, véritable musicien d'interrègne, et qui, avec le bon Mayr, occupa on ne peut plus honorablement la vacance qui s'étend de Cimarosa à Rossini. M. Paër, né à Parme malgré son nom allemand, appartenait à cette classe d'esprits souples et déliés qui pensent que le talent est peu de chose, si l'on n'y joint encore l'art de le faire valoir. Doué dans sa jeunesse des qualités physiques les plus agréables, insinuant auprès des femmes, rien ne lui coûtait pour se concilier la faveur des grands. Il y avait en lui de l'homme de cour et du bouffon. Napoléon le rencontra sur son chemin un jour de belle humeur, le prit en amitié, et le nomma son maître de chapelle. Ce fut la le beau temps de M. Paër, qui ne manqua pas d'exploiter la position au profit de sa renommée et de sa fortune. Du reste, l'habit rouge de chambellan lui seyait à merveille : il avait l'œil émérillonné, le geste aristocratique, la jambe leste et dégagée sous le bas de soie, et l'air galant du cavalier ne nuisit point au succès du maestro. Les décorations venaient s'attacher comme d'elles-mêmes à sa boutonnière; les pensions pleuvaient sur sa tête; les tabatières d'or à chiffre diamanté encombraient sa chiffonnière, précieuses reliques d'une opulente période, dont, hélas! sur ses vieux jours, quand les circonstances devinrent pressantes, on le vit se défaire peu à peu, si bien que, lorsqu'il mourut entre son perroquet et sa femme de ménage, il n'en restait plus une seule! « Puisque la mort est inévitable, oublions-la, » écrit quelque part M. Beyle; c'est aussi l'opinion que professait vers 1824 l'auteur de la ''Griselda'' et d’''Agnese''. A la chute de l'empire, en musicien philosophe, toujours prêt à sacrifier ses attachemens de la veille au besoin de servir le pays, le maître de chapelle de Napoléon offrit son concours à la restauration, qui l'accepta. Nommé directeur du Théâtre-Italien, M. Paër se promit deux choses : faire jouer ses opéras, empêcher qu'on ne jouât ceux de Rossini, et dans le cas où l'opinion publique imposerait à l'administration la mise en scène d'une partition du jeune maître, s'y prendre de façon qu'on ne fût point tenté d'y revenir. « Toutes les premières pièces de Rossini jouées à Paris ont été montées d'une manière ridicule. Il me souvient encore de la première représentation de ''l'Italiana in Algeri''. Lorsque peu après l'on donna ''la Pietra del Paragone'', on eut l'attention de supprimer les deux morceaux qui ont fait la fortune de ce chef-d'œuvre en Italie (1). » Si adroite qu'elle parût être, la combinaison échoua. La perfidie fut démasquée, et la direction du Théâtre-Italien ne tarda pas à se voir la main forcée par une vaillante opposition, ayant à sa tête, à côté de M. Beyle, l'homme d'esprit qui rédigeait alors le feuilleton du ''Journal des Débats'' avec une verve d'initiative, un succès qu'on n'a pas égalés depuis.
 
Telle était la situation des partis lorsque Rossini et sa femme débarquèrent à Paris le 10 novembre 1823. Le soir même de son arrivée, l'auteur de la ''Semiramide'', afin de mettre à profit les quelques heures d'incognito dont il allait pouvoir jouir, se rendit à l'Opéra. Etrange mystification du sort, on jouait, devinez quoi?... ''le Devin du Village''! Se figure-t-on Rossini assistant du fond d'une baignoire à cette rocambole du bonhomme Jean-Jacques, le chantre de Desdemona se donnant, au sortir de la Scala et de la Fenice, cet avant-goût, cette prélibation de la scène française? « Ah çà! cher maître, lui disait-on le lendemain, vous avez dû vous croire dans la lune? - Mais non ! je vous jure que je ne m'attendais pas à mieux; c'est de la musique de philosophe! »
 
Le 12 novembre, le Théâtre-Italien donna ''le Barbier de Séville'' au bénéfice de Garcia. On savait que Rossini assisterait à cette représentation; la salle était remplie jusqu'aux combles, et fit au grand maître un accueil de roi. Au moment où Rossini parut dans sa loge, les applaudissemens éclatèrent; l'orchestre et les chanteurs, électrisés par l'illustre présence, semblèrent se surpasser, et la représentation ne fut qu'un cri d'enthousiasme. Après le finale du premier acte, l'auteur, acclamé par la salle entière, se vit traîner sur la scène au milieu d'une pluie de fleurs et d'un tonnerre de bravos. Au second acte, le délire, toujours grandissant, atteignit son paroxysme, et cette soirée se termina par une sérénade exécutée sous les fenêtres du triomphateur, et à laquelle prirent part tous les artistes du Théâtre-Italien. Rossini fut bientôt lié avec tout ce que la musique, les beaux-arts, les lettres et la société parisienne avaient de notabilités. Plein d'une respectueuse déférence pour les illustres vétérans du Conservatoire, simple et affectueux envers les renommées de sa génération, affable et encourageant pour la jeunesse encore obscure, bon camarade et joyeux convive, il sut concilier en de justes mesures certaines avances, certaines petites flatteries résultant de la situation, et ce qu'il devait à sa propre dignité, à l'éclat de son rang. Rossini visita les pontifes de l'arche-sainte : M. Reicha, le maître de la fugue et du contre-point; M. Cherubini, le génie de la science, homme considérable à tous les titres, mais qui ne péchait point en général par excès de bienveillance, espèce de Royer-Collard musical, qui vous ''égorgetait'' le mieux du monde en ayant l'air de n'y pas toucher. Cette fois cependant l'auteur des ''Deux Journées'' se montra bon prince, et consentit à traiter de puissance à puissance, habile mouvement dont Rossini lui tint compte en redoublant d'égards et de complimens. Pour la finesse, la subtilité de l'intelligence et la pénétration du regard, les deux Italiens se valaient; le vieil aruspice et le jeune s'étaient compris d'un coup d'oeil, et, sympathiques ou non, ces deux natures n'avaient rien à redouter désormais l'une de l'autre.
 
En dehors de ce cercle des patriarches, auquel il faut adjoindre l'honnête, l'excellent M. Lesueur, talent à velléités épiques, noble cœur d'une bonhomie à vous rappeler La Fontaine, - en dehors de ce cercle un peu académique et vivant à l'écart, il y avait le groupe des compositeurs en communication plus directe avec le public. Boïeldieu, esprit aimable et souriant, âme courtoise et pure, vrai chevalier de la muse française; Hérold, physionomie rêveuse et languissante, complexion maladive que guide au ciel l'étoile de Mozart; M. Auber, le plus ingénieux, le plus charmant causeur, s'il est permis d'appliquer ce terme au langage des sons, le Rivarol du motif d'opéra-comique, - toute l'élite de notre compagnie chantante se rapprocha du centre générateur, de l'astre-roi vers lequel tant d'affinités antérieures l'entraînaient. Rossini connut alors et fréquenta ces hommes dont son génie s'était d'avance et de loin emparé, et qui, de même qu'on avait vu jadis les Dalayrac et les Grétry subir l'influence de Mozart et de Cimarosa, - sans abdiquer leur originalité, sans cesser de rester fidèles au terroir natal, - devaient s'abandonner à la dérive au courant de ses idées, celui-ci dans ''la Dame Blanche'', celui-là dans ''Marie'' et ''Zampa'', le troisième dans ''la Muette de Portici''. De M. Halévy on ne parlait pas encore, bien qu'il ait eu, lui aussi, sa fièvre d'imitation rossinienne, laquelle, si je m'en souviens, produisit ''Clary'', partition médiocre, dont la Malibran elle-même ne put conjurer la chute. C'était d'un tout autre système, d'une tout autre inspiration que le talent de M. Halévy se réservait de procéder. Sans ''Robert le Diable'', qui pourrait dire si ''la Juive'' eût existé jamais? Or à cette époque M. Meyerbeer se cherchait lui-même en Italie, et ne songeait pas encore à s'ouvrir cette grande route intermédiaire où nombre de bons esprits devaient s'engager à sa suite.
 
Rossini vit aussi le monde, mais avec réserve et discrétion. Il était trop homme de bonne compagnie pour ignorer que la gaieté en France n'est plus de mise entre gens comme il faut, et, quoique la gaieté fit le fond de son caractère, il y renonça formellement, ce qui désappointa beaucoup tous ceux qui se promettaient des merveilles de la conversation d'un maître si étincelant de verve et d'esprit dans ses ouvrages. Cette circonspection plut d'autant moins qu'elle avait pour objet de tenir les curieux à distance et de couper court aux sollicitations importunes. Que Rossini se fût donné chez nous pour ce qu'il était, un ''viveur'' de génie, un épicurien d'humeur goguenarde et parfois même un peu cynique, aimant à bafouer les gens en plein visage et commettant à Naples cette énormité d'ôter sa chemise devant un ''monsignore'' à l'effet de prouver au prélat abasourdi qu'il avait tort de vanter sa musique, attendu que ce qu'il fallait avant tout célébrer en lui, c'était la beauté sculpturale des formes et la perfection grecque du modelé; - que Rossini se fût produit à Paris sous cet aspect (celui de sa nature), il eût aussitôt soulevé contre lui toutes les hypocrisies, qui n'eussent point manqué de faire servir à l'amoindrissement du grand artiste les mœurs décidément trop anacréontiques et le ''débraillé'' du citadin. Avant de modifier son style, il modifia ses habitudes et sa tenue, convaincu de cette vérité profonde, que le style, c'est l'homme. Il s'effaça donc, mais en homme qui connaît sa valeur et n'entend point qu'on prenne au pied de la lettre la modestie dont il se targue. Sous cet extérieur de condescendance et d'humilité frémissait l'instinct aristocratique, prompt à se réveiller à la moindre occasion. Un jour, dans un banquet fameux (2), M. Lesueur venait de lui porter un ''toast''; Rossini se lève et boit à Mozart. C'était se mettre au rang des dieux. La prétention fut remarquée, d'autant plus qu'autour de la table siégeaient les plus recommandables représentans de l'école française. Cette fois le sentiment de sa grandeur personnelle l'emporta sur la politesse. Les plus simples bienséances eussent voulu qu'il nommât Cherubini ou Boïeldieu : il dit Mozart, comme si, dans ce congrès de célébrités contemporaines, il n'eût pas trouvé un seul nom digne de figurer auprès du sien.
 
Mais ce fut surtout à Londres, où l'illustre maître se rendit à quelques semaines de là (3), que ces éclairs d'indépendance et de hauteur se firent jour. Rossini se sentait sur le terrain de Brummel, et, sans aller jusqu'à l'impertinence, il prouva du moins qu'il savait comment s'y prendre pour jouer vis-à-vis de la société britannique le rôle périlleux d'homme à la mode. Admis dans l'intimité du roi George IV, il était des petits déjeuners de Brighton. Sa majesté, fort adonnée aux belles-lettres, aimait aussi beaucoup la musique, et daignait même, à ses loisirs, s'escrimer sur le violoncelle. Rossini l'amusait infiniment par son esprit, ses anecdotes, et cette bonne humeur avec laquelle il se mettait au piano sans attendre qu'on l'en priât : bonne humeur dont il ne fallait cependant point abuser, car alors le maestro prenait sur lui de couper court à la séance, ni plus ni moins que s'il eut été au milieu d'un cercle d'artistes. «Sire, dit-il un matin à George IV, qui voulait à toute force le voir ou plutôt l'entendre continuer, assez de musique pour aujourd'hui! Si votre majesté le permet, nous garderons cet air pour une autre fois. » Comme un de ses amis l'engageait à se tenir en garde contre certaines familiarités qui pouvaient, observait-on, finir par lui jouer un mauvais tour : «Bah ! répondit l'auteur d’''Otello'', qu'ai-je à craindre? C'est sans doute en ma qualité d'homme de génie qu'on m'a invité à venir en Angleterre, et comme tel je m'estime l'égal de tout le monde. D'ailleurs j'en ai tant vu de rois, que je commence à me sentir parfaitement à mon aise dans leur compagnie, et je ne sais pas pourquoi je devrais le leur cacher. »
 
De retour à Paris, Rossini s'y établit indéfiniment. La restauration, à qui du moins on rendra cette justice de reconnaître sa vive et généreuse sympathie pour les arts et ceux qui les illustrent, ne négligea aucun moyen de s'attacher le grand maître. Objet des prévenances les plus flatteuses de la cour et notamment de la part de Mme la duchesse de Berry, il vit bientôt pleuvoir sur lui les distinctions et les faveurs. La maison du roi voulut traiter l'auteur de ''Tancredi'' et d’''Otello'' en compatriote, et fit pour lui à l'instant ce qu'elle faisait pour MM. de Lamartine, Victor Hugo et tant d'autres gloires nationales qui figuraient sur le livre de ses pensions. M. de La Rochefoucauld, qui présidait alors à l'administration des beaux-arts, offrit à Rossini la direction du Théâtre-Italien, attributions que celui-ci eut grand soin de décliner, aimant mieux, en qualité de compositeur ''ordinaire'', se réserver une influence omnipotente. Dès ce jour, les opéras de Rossini s'emparèrent du répertoire d'une façon presque exclusive; lui-même, selon ses engagemens, surveillait la mise en scène, travail qui du reste ne l'induisait guère en frais d'imagination, et qui, selon l'antique usage pratiqué de tout temps en Italie, consistait à faire du nouveau avec du vieux. Ce fut ainsi qu'à l'occasion du sacre de Charles X il composa ''le Voyage à Reims'', boutade inspirée par la circonstance, et dans laquelle, parmi divers fragmens empruntés à d'anciens ouvrages, on distingue deux ou trois admirables morceaux enchâssés plus tard dans ''le Comte Ory''.
 
Cependant l'Académie royale de musique voulut à son tour avoir sa part des œuvres du génie que préconisait l'Europe entière. Rossini se ressouvint du ''Maometto'', cette partition grandiose méconnue de Naples et de Venise, ignorée de Paris, - et, démolissant l'édifice premier de fond en comble, il en tira, comme d'une carrière de marbre, les élémens du ''Siège de Corinthe''. La même chose eut lieu à deux ans de distance pour ''Mosè'', qui vit se développer encore ses proportions, s'augmenter ses richesses mélodiques, et parut sur la scène française comme transfiguré par cet art merveilleux que possèdent seuls les maîtres d'accorder le ton général d'un tableau avec le goût traditionnel du pays auquel ils le présentent.
 
C'est que Rossini, apportant à la France l'initiative de ses idées, subissait l'action irrésistible de Paris, qui semble avoir pour privilège de s'approprier en les modifiant toutes les découvertes de l'esprit humain, toutes les tendances du génie. S'il y a au monde un genre de production qui porte en soi le caractère cosmopolite, c'est à coup sûr l'opéra, en ce sens que les variétés nationales du style musical y disparaissent complètement. Ce que furent jadis Rome et Naples comme centres où venaient se réunir tous les fils de cette trame singulière, Paris l'est aujourd'hui. Ici en effet, les nuances caractéristiques s'effacent, les aspérités se dérobent, les styles se confondent. On dirait l'immense caravansérail où fraternisent sur le chemin de La Mecque toutes les nationalités errantes, le champ de mai universel où l'Italie et l'Allemagne échangent leur originalité respective sous les yeux de la France, qui n'a garde de manquer à s'en attribuer la meilleure part. A aucune époque, l'opéra français n'a joué un rôle aussi considérable que pendant ces vingt-cinq dernières années, et ce rôle, pour peu qu'on veuille y réfléchir, à qui le doit-il, si ce n'est en grande partie à des étrangers? Je me hâte de proclamer le mérite de deux ou trois ouvrages supérieurs dus à l'inspiration de maîtres nationaux, lesquels, bien qu'ils soient signés de noms français, n'en portent pas moins l'empreinte, celui-ci de l'influence rossinienne, cet autre du système introduit par M. Meyerbeer; mais, si nous exceptons ''la Muette'' et ''la Juive'', quels titres voyons-nous figurer parmi les chefs-d'œuvre qui font chez nous comme au dehors la renommée de notre première scène musicale? ''Guillaume Tell, les Huguenots, la Favorite'', opéras français d'auteurs allemands et italiens : je dis opéras français, parce qu'il est incontestable que la France et Paris ont des droits à revendiquer sur ces ouvrages, qui, dans les conditions où nous les admirons à différens degrés, n'auraient pu naître ni à Naples, ni à Berlin, ni à Vienne.
 
Étrange chose que la France, qui ne compte guère qu'au troisième rang comme école, possède sur les deux nations qui la priment le privilège souverain d'absorber dans son génie le génie de leurs propres enfans! C'est que la musique ne vit pas seulement de sons, et que si, au point de vue esthétique, l'Italie et l'Allemagne ont le pas sur nous, au point de vue des idées nous sommes leurs maîtres. En ceci, l'action de la France est comme ce morceau de levain dont parle l'Evangile, et qui suffit pour mettre en fermentation une masse tout entière. De là vient cet honneur qu'on fait à la France des magnifiques résultats obtenus par des compositeurs italiens et allemands. Paris, je le répète, est devenu aujourd'hui le centre de l'opéra moderne, et cela, non point à cause du plus ou moins grand nombre de chefs-d'œuvre qui s'y sont produits, mais uniquement parce que c'est à Paris qu'a pris naissance le nouveau système de drame musical qui régit le monde. Qu'était-ce que l'opéra français pendant les vingt premières années de ce siècle? Une chose insignifiante et monotone, tirant sa raison d'être en partie d'un passé fameux, en partie de l'imitation rossinienne, qui faisait alors son tour d'Europe. Avec les beaux jours de l'empire s'en était allé le style des Lesueur et des Spontini, style héroïque et pompeux, en harmonie avec les sentimens déclamatoires d'une génération exclusivement vouée aux palmes de Bellone, et qui se rapportait à la grande manière de Gluck à peu près comme la peinture de David se rapporte à l'antique. Ce fut alors le tour à Boïeldieu de régner par les grâces de son chant sur des esprits amoureux des bienfaits de la paix, ce qu'il fit en coquetant de son mieux avec la muse italienne : génie aimable à qui je ne reprocherai qu'un tort, qui d'ailleurs tenait à son époque, et dont M. de Chateaubriand lui-même n'est pas toujours exempt, je veux parler d'une certaine tendance au romantisme de troubadour. Bientôt autour de l'auteur de ''Jean de Paris'' vinrent se grouper Hérold et M. Auber, et successivement l'on eut ''le Muletier'' et ''la Clochette, la Neige'' et ''le Concert à la Cour''.
 
Néanmoins cette période, toute gracieuse et spirituelle qu'elle fût, ne répondait qu'imparfaitement aux besoins du temps. Le mouvement romantique avait abaissé toutes les barrières qui jusqu'alors s'étaient élevées entre les diverses littératures. » Plus de Pyrénées!» avait dit Louis XIV. Les générations nouvelles, enchérissant sur le mot du grand roi, s'écriaient : « Plus de Rhin, ni d'Alpes, ni de Manche! » De toutes parts le génie étranger se faisait jour. « Invasion des barbares! » murmuraient alors les retardataires. Gardons-nous de nous montrer injustes et de méconnaître aujourd'hui les bienfaits de cette crise : quand les torrens n'entraînent pas la terre, ils la fécondent. Ainsi de cette noble langue française, où des fleuves inconnus ont passé, et qui, au lendemain de la débâcle, n'en a que mieux senti frémir en elle les germes primitifs ravivés par l'alluvion étrangère. On a beau se récrier, un peu de sang nouveau ne saurait nuire, fussiez-vous même la langue française, et les barbares fussent-ils Shakspeare, Dante, Calderon et Goethe !
 
La révolution qui partout éclatait, dans les lettres et les beaux-arts, se produisit enfin dans la musique, et M. Auber eut l'insigne bonne fortune de réunir pour la première fois dans ''la .Muette de Portici''i tous ces élémens de poésie et d'histoire, de passions individuelles mêlées à la vie d'un peuple, de couleur locale et d'intérêt dramatique, dont se compose cette chose pleine de contrastes, d'illusion et de fantasmagorie qu'on nomme l'opéra moderne. A la place de l'opéra de concert, dont la tradition s'était perpétuée en Italie depuis Hasse, d'une musique exclusivement destinée à mettre en évidence la prépotente individualité du virtuose, on eut le drame chanté, dans lequel la voix et la bravoure de l'exécutant cessent d'être ''le but'' pour n'être plus que ''le moyen'' (4), et qui semble se proposer de donner aux masses cette émancipation dont le génie de Mozart dota jadis les forces instrumentales. De hors-d'œuvre lyrique qu'il était, de banal et monotone interprète de quelques idées générales, le chœur se transforme en héros, et prend une part chaleureuse à cette action, qu'il s'était contenté jusque-là de côtoyer à la manière antique. Les morceaux d'ensemble même, quatuors et sextuors, cèdent le pas aux masses, en qui se concentre toute la vie musicale du drame. Quant à l'air proprement dit, à peine s'il en est question, et les solos sont des barcaroles dont quelque chant populaire a fourni le motif (5).
 
Il convient ici d'entrer dans quelques détails pour caractériser bien nettement l'opéra moderne. Les vieux maîtres de la période qui précéda Gluck et Mozart savaient, eux, parfaitement à quoi s'en tenir et ce qu'ils voulaient. Une cantate dramatisée, une matière quelconque à laquelle on adaptait une musique capable de mettre en évidence sous toutes ses formes l'habileté du chanteur, tel était le but qu'on se proposait : tâche modeste sans doute, mais que plusieurs compositeurs surent remplir avec bonheur. Gluck, lui aussi, sait ce qu'il veut, poursuit un but systématique et se meut dans des formes déterminées. A l'exemple de ses prédécesseurs, il compose des morceaux de musique sur une cantate; seulement ces morceaux, qui ne servaient naguère qu'à mettre en évidence la dextérité du virtuose, se proposent désormais un but bien autrement noble et sérieux, celui d'élever à sa plus haute puissance d'expression la vie dramatique contenue dans une situation. Après Gluck vient Mozart, le grand Mozart, dont chaque partition fut un chef-d'œuvre, et chaque chef-d'œuvre une tentative nouvelle. Avec ''Idoménée'' et ''Titus'', la forme héroïque traditionnelle vit s'étendre et s'élever ses proportions; avec ''les Noces de Figaro'', l'Allemagne eut l'opéra-comique, cet aimable tableau de genre qu'ils appellent, de l'autre côté du Rhin, l’''opéra de conversation'', et dont l'origine est toute française. ''La Flûte enchantée'', où les motifs populaires s'entrecroisent, où les ''lieds'' abondent, porte le caractère local d'une féerie viennoise, et quant à ''Don Juan'', de cette prodigieuse création date, on le sait, l'opéra romantique. Dans la poésie dramatique, deux illustres contemporains de Mozart, Schiller et Goethe, ne faisaient pas autre chose; eux aussi multipliaient les essais, et, par ces explorations dirigées en tous sens, préparaient aux lettres allemandes cette ère d'hésitations et de tâtonnemens qui dans l'ordre musical suivit le règne de Mozart.
 
Les anciens compositeurs et leurs poètes obéissaient à des lois consacrées par le respect des générations et non moins immuables que celles du culte égyptien. Ce n'était pas aux jours heureux où florissaient les Hasse qu'on voyait le maestro se soumettre au bon plaisir du poète, ou le poète faire droit aux fantaisies du maestro. Un ''librettiste'' qui se fût mis en tête de vouloir diviser un air en trois parties au lieu de le couper simplement en deux, un musicien qui se fût avisé de traiter cet air au point de vue du sentiment dramatique, eussent passé l'un et l'autre pour des gens ineptes. Un formalisme souverain réglementait alors l'inspiration, et force était au musicien de procéder à son œuvre selon le cérémonial ayant cours. Il entrait dans la destinée de l'opéra moderne de secouer cette tyrannie conventionnelle, et son caractère à lui est de ne pas avoir de forme spéciale, mais de les exploiter à la fois toutes sans exception. L'épopée et le drame, la musique d'église et la musique de ballet, le chant populaire et le morceau de concert, tels sont les élémens variés jusqu'à l'infini dont se compose cette machine étrange et compliquée. L'ancien opéra s'adressait plus particulièrement au monde des cours, à l'aristocratie; l'opéra moderne s'adresse au public, à cet être d'origine toute récente dont la fréquentation des conservatoires, le goût des arts, la lecture des journaux ont élevé l'intelligence au-dessus du vulgaire, et qui, trop peu naïf pour qu'on puisse appeler son jugement la voix du peuple, ne possède cependant pas les connaissances nécessaires pour se rendre compte exactement des arrêts qu'il porte Cette mêlée étrange, cet amas de contradictions que nous appelons aujourd'hui un public répond on ne peut mieux à l'idée qu'on se fait de l'opéra moderne. Dans la sphère de la musique instrumentale, dans les régions abstraites de la symphonie, c'est le compositeur seul qui règne et gouverne en maître absolu. Dès qu'il s'agit d'opéra, les conditions changent, et le public s'impose au musicien, quel qu'il soit. En ce sens, ''la Muette'' et ''Guillaume Tell'' appartiennent à l'opéra moderne; je dirai plus, ces deux chefs-d'œuvre peuvent s'attribuer l'honneur d'avoir créé le genre.
 
''La Muette'' fut, on le sait, représentée en 1828. A la veille de la révolution de juillet, il semble que ce soit une plaisanterie de chercher à voir dans un opéra l'avant-coureur d'un événement de ce genre, et cependant comment nier certains rapprochemens? Et s'il est vrai que les beaux-arts et la littérature soient l'expression de l'état social d'un peuple, pourquoi la musique, cet enfant perdu de l'histoire moderne, après avoir si bien su peindre la sentimentalité frivole d'un autre temps, n'aurait-elle point rendu l'effervescence des esprits aux approches des jours de crise? Singulier démocrate, dira-t-on, que M. Auber! et Rossini donc! Rossini, qu'aujourd'hui encore en Allemagne on appelle le musicien de la sainte-alliance, en a-t-il moins pour cela écrit ''Guillaume Tell''! C'est qu'il faut se garder de confondre l'homme avec l'artiste, et qu'il y a de ces courans électriques qui vous pénètrent à votre insu et malgré vous-même. La musique tire son inspiration du milieu où elle vit. Placez un maître au sein de l'atmosphère du XVIe siècle, il chantera les divins psaumes de la chapelle Sixtine; faites-le vivre sur le boulevard des Italiens, entre 1825 et 1830, et la fièvre politique conduira sa plume. Jamais M. Auber ni Rossini ne furent de grands libéraux que je pense, et pourtant quelles œuvres plus que ''la Muette de Portici'' et ''Guillaume Tell'' portent gravée à fond la date de la période qui les a vues naître?
 
Rossini assista au succès de ''la Muette'', il en comprit le sens et la portée, ce qui ne l'empêcha pas de continuer à vivre en homme de loisir. Il habitait alors le boulevard Montmartre, et voyait la plus aimable compagnie. Comme il avait l'habitude de rester couché fort avant dans la matinée, on arrivait chez lui vers midi, on se disait les nouvelles, on causait de la chambre et du théâtre. S'il était par hasard d'humeur songeuse, il laissait aller la conversation sans interrompre sa besogne, et se contentait ça et là de décocher quelque saillie à propos d'un nom propre qu'il tirait au vol ; si au contraire il avait le cœur au bavardage, s'il avait bien dormi et bien digéré, une fois lancé, il ne s'arrêtait plus, et Dieu sait à quel feu d'artifice on pouvait s'attendre! Des anecdotes, il en avait sur tout le monde, et les racontait avec cette verve et cet irrésistible entrain qu'il mettait à chanter son air de Figaro. Qui n'avait-il pas connu dans sa vie aventureuse? Les papes et les rois, les premiers ministres et les comédiennes, les grandes dames de la société romaine et les ''contadine'' d'Albano. Il quittait le prince Metternich pour vous parler de la Marcolini, le soprano Crescentini pour vous débiter les plus amusantes particularités sur le sacré collège, et, cela ne vous déplaise, en style de Faublas plutôt qu'en style de Pétrarque. Ainsi arrivait l'heure du grand lever, lequel se passait en présence des uns et des autres. Rossini est peut-être avec M. de Talleyrand le dernier qui soit imperturbablement demeuré fidèle à ce reste des mœurs de l'ancien régime. A l'exemple de ces charlatans contemporains, hélas! trop connus à la foire, il ne s'écriait pas : Je suis un prince! mais il savait très spirituellement se faire partout traiter comme tel. Il passait le premier et trouvait cela fort naturel; en un mot, il vivait dans sa sphère en véritable grand seigneur. Qui pourrait se vanter de l'avoir jamais vu condescendre à ces faiblesses auxquelles tant d'hommes illustres dans les arts ne rougissent pas de payer journellement un si déplorable tribut? Egalement peu accessible à la critique et aux louanges, il affectait de ne rien lire de ce qu'on écrivait sur lui, et préférait l'injure à ce banal panégyrique qu'une démarche officieuse nous peut valoir. « Il y a moyen de tout faire avec grâce, » disait un des sceptiques les plus aimables de ce temps; j'appliquerais volontiers ce mot à Rossini, qui sut mettre de la dignité jusqu'en des relations où bien des caractères eussent échoué : je veux parler de son intimité si connue avec M. Aguado, et qui dura jusqu'à la mort du célèbre millionnaire. Pour un maestro tel que Rossini, qui passait pour aimer beaucoup l'argent, ce commerce de toutes les heures avec un homme dont la fortune exerçait une si grande influence avait un côté périlleux. On sait en effet à quelles fâcheuses compositions de caractère on peut aisément se laisser glisser en pareil cas. De l'ami au complaisant il n'y a que la main. Cette nuance fut toujours sentie et délicatement observée. Il faut dire aussi que le Mécène était fait pour comprendre l'homme de génie qui s'attachait à lui. Ces deux natures, supérieures à divers titres, semblaient s'appeler l'une l'autre : une immense fortune, un immense génie, deux sommets du haut desquels on prend en pitié bien des misères! Ces deux grands dégoûtés s'ennuyaient ensemble, tel est peut-être le dernier mot d'une amitié dont on a longtemps cherché le secret, et qui, philosophie à part, honore également le musicien et l'homme de finances.
 
Si, chez presque tous les maîtres qui ont eu plusieurs manières, la transition climatérique s'est manifestée au dehors par diverses modifications dans le sentiment et les idées, nous devons convenir que rien de semblable n'eut lieu à propos de ''Guillaume Tell''. Impossible de mieux cacher son jeu; aucune apparence de recueillement, toujours le même sourire sur les lèvres, le même badinage insouciant. On s'attendait à quelqu'une de ces compositions mixtes où, comme dans ''le Siège de Corinthe'' et ''Moïse'', figurent d'anciens fragmens remis en œuvre, auxquels viennent se joindre quatre ou cinq morceaux écrits d'inspiration, vigoureuses cariatides supportant l'entablement d'un édifice restauré. Au lieu de cela, ''Guillaume Tell'' prenait naissance, et dans quelles conditions? A travers le va-et-vient de l'existence la plus assaillie par les mille obsessions auxquelles la renommée et la mode assujettissent d'ordinaire celui qu'elles adoptent, surtout quand cet heureux favori se trouve être en même temps le plus spirituel des convives. Un jour j'entrai chez lui, sa porte était ouverte, et comme d'habitude vingt personnes causaient tout haut pendant qu'il travaillait. Je le vois encore, debout et penché sur la table de son piano, couvrant son papier de musique de notes phosphorescentes qui paraissaient jaillir au courant de la plume. Quand il avait achevé une page, et tout en attendant que l'encre fût séchée, il laissait échapper quelques mots qui prouvaient qu'il était à la conversation, puis aussitôt se remettait à sa besogne sans plus désemparer. Dès qu'il se faisait un moment de silence, nous entendions le grattement de sa plume, qui brûlait le papier. - Je m'approchai : c'était l'ouverture de ''Guillaume Tell'' qu'il instrumentait. Le manuscrit existe encore, on y chercherait en vain l'ombre d'une rature.
 
L'apparition de ''Guillaume Tell'' fut un événement. Ceux-là mêmes qui s'attendaient à des prodiges restèrent confondus en présence d'une aussi soudaine évolution du génie. Déserter la routine italienne pour entrer franchement dans la voie de l'école française, c'était déjà faire beaucoup; mais s'emparer de haute lutte de l'esprit nouveau, s'approprier le romantisme, passionner sa mélodie de toutes les agitations fiévreuses du moment, voilà ce qui chez un étranger devait surprendre! Il est vrai de dire que Rossini compte parmi ces rares intelligences qui possèdent le don de se naturaliser partout où elles vont. C'est pourquoi j'ai toujours regretté qu'il ne lui soit point venu à l'idée (à partir de cette dernière période, bien entendu) de faire une excursion dans un certain monde, celui de Shakspeare ou de Goethe par exemple. Comme, avec cette faculté d'assimilation dont ''Guillaume Tell'' porte les marques, il se fût acclimaté dans cette idéale patrie! quel Méphistophélès il aurait pu créer (6)! Malheureusement Rossini, assez semblable en cela aux grands chanteurs qui préfèrent la mauvaise musique à la bonne, a toujours dédaigné superbement de s'enquérir de la valeur du motif qu'on offrait à son imagination; à ses yeux, un poème en vaut un autre, et c'est du talent et de l'initiative du musicien que tout dépend. Il faut avouer que si c'est là une opinion discutable, personne ne l'a mieux justifiée que l'auteur de ''Guillaume Tell''. « Les passions et les amours vulgaires qui remplissent toutes les années des centaines de romans sont ce qu'il faut à la musique, qui se charge, en proportion du génie du maestro, de leur ôter l'air vulgaire et de les élever au sublime. » C’est ainsi que M. Beyle définissait la poétique du drame musical, c'est ainsi que la comprend Rossini, et qu'aura le droit de la comprendre toute imagination qui, à l'instar de la sienne, saura évoquer la lumière du néant. Voyez ''Guillaume Tell'' : où trouver une rapsodie capable d'être comparée à ce poème? Et cependant, à travers tout ce fatras classique, le romantisme de l'époque se fait jour; je dis plus, il y a dans cette musique, composée à la veille des journées de juillet, je ne sais quel pressentiment des événemens qui se préparent. Qu'importe d'ailleurs qu'ici, comme dans ''la Muette'', une révolution populaire serve de thème à l'opéra? Je parle de l'idée musicale en tant qu'indépendante du sujet, de son expression et de son mouvement.
 
Il suffit d'opposer ''Tancredi'' à ''Guillaume Tell'' pour voir quel immense chemin les idées ont parcouru pendant les quinze années de paix qui séparent ces deux oeuvres polaires d'un même homme. Paris exerce, à dater de cette époque, une attraction en quelque sorte démoniaque sur toutes les productions du génie européen. C'est à Paris que la musique italienne et la musique allemande ont désormais leur centre; c'est dans cet atelier universel que vont maintenant s'élaborer ces partitions cosmopolites où Rome et Naples, Vienne, Berlin et Munich distingueront plus tard, à travers les élémens les plus dissemblables, le signe indélébile de la nationalité du maître. L'Espagne elle-même, qui n'a jamais brillé par la musique (7), eut son représentant à ce congrès des arts. Qui ne se souvient encore aujourd'hui de ce Gaspard Gomis, nature ardente et passionnée, imagination vouée jusqu'à l'ivresse au culte de Mozart et de Haydn, et dont une mort hâtive éteignit cruellement la flamme? Entre tous les jeunes gens qui s'empressaient autour de Rossini vers cette période, il n'y en avait point que l'illustre maestro distinguât davantage et sur lequel il plaçât de plus riches espérances. Une fin précoce ne permit pas à cet horoscope de se réaliser. Gomis mourut à trente ans, consumé par le feu qui trop souvent dévoré les adeptes, et l'unique opéra qu'il ait écrit, ''le Revenant'', ce chant du cygne qui précéda sa mort, comme ''le Pré aux Clercs'' précéda la mort d'Hérold, comme ''les Puritains'' celle de Bellini, montre à quel point cette tête espagnole, nourrie de Mozart et de Haydn, ardemment éprise de Rossini, avait subi l'influence française.
 
Il est dans la nature des grands succès de provoquer les réactions, et tandis que la France, toujours si libérale et si magnanime en ses adoptions, se donnait sans arrière-pensée à l'homme aimable dont le génie enchantait le monde, l'Allemagne se raidissait de plus en plus contre une gloire qu'elle avait de tout temps impatiemment supportée. Le ''Freyschütz'' de Weber fut une protestation nationale de l'esprit germanique contre la souveraineté de Rossini, parvenue à son point culminant. Le romantisme littéraire en Allemagne avait eu pour mobile la haine de la France et l'enthousiasme patriotique; le romantisme musical procéda d'une tendance anti-italienne. Cette sainte croisade contre l'imitation des lettres françaises, dont Schlegel et Tieck s'étaient déclarés les protagonistes, Weber et ses disciples la prêchaient contre l'abus des formules rossiniennes et ce qu'ils appelaient le style ''conventionnel'' de ce maître. Chose étrange, cette même Italie, qui servait ici de point de mire à l'anathème, fournissait journellement des modèles aux poètes de la jeune génération, qui ne se lassaient pas de lui emprunter les formes de leurs sonnets et de leurs chansons, et devait plus tard, à l'avènement de Mendelshon, aider aux transformations toutes modernes de la musique allemande! Il est vrai d'ajouter que Rossini n'entre pour rien dans cette affaire, et qu'il s'agissait uniquement de donner par-dessus sa tête la main aux Astorga et aux Pergolèse, lesquels furent pour ces néo-romantiques ce que Dante et Pétrarque avaient été pour les poètes. Quoi qu'il en soit, le ''Freyschütz'', malgré son immense retentissement, ne fit pas d'école, et Weber, que je sache, n'a guère produit, en ligne directe que M. Marschner, l'auteur de ''Hans Heiling'', et Conradin Kreutzer, le chantre ingénieux d’''Une Nuit à Grenade'', talens faciles, mais qui ne dépassent pas la portée ordinaire. Les germes féconds et puissans déposés par Weber dans le ''Freyschütz'' et ses autres chefs-d'œuvre ne portèrent leurs fruits que plus tard, lorsque Meyerbeer les fit servir à ses combinaisons solennelles, où l'élément rossinien entra pour sa part.
 
On a appelé la musique de l'auteur des ''Huguenots'' et du ''Prophète'' une ''encyclopédie''; rien de plus vrai que ce mot. Toutes les découvertes du génie musical moderne, les plus hautes aussi bien que les moindres, M. Meyerbeer semble les avoir englobées dans l'étendue de son œuvre, empreinte jusqu'à l'excès du caractère cosmopolite. Après avoir dans ''Robert le Diable'' élevé à des proportions grandioses le romantisme local de l'auteur du ''Freyschütz'', il a dans ''les Huguenots'' et ''le Prophète'' porté l'émancipation des masses à des effets encore inconnus et tellement formidables, que ses conquêtes paraissent, de ce côté du moins, toucher aux colonnes d'Hercule. Rossini et M. Auber, comme ces hommes d'état que l'occasion fait révolutionnaires malgré eux, devaient s'en tenir, l'un à ''Guillaume Tell'', l'autre à ''la Muette de Portici''. Ce sera la gloire de Meyerbeer d'avoir créé l'opéra historique. Ainsi, pour citer ''les Huguenots'', la lutte du protestantisme et du catholicisme est bien moins dans le motif dramatique de la pièce que dans le caractère de la musique. Cette partition, on peut le dire, a la couleur et le costume du temps. C'est la première fois qu'il arrivait à l'Opéra de rendre, à l'aide d'imposantes masses musicales, le contraste de deux grandes idées qui se sont disputé le monde; de même de la partition du ''Prophète'', qui me semble le produit plus systématique peut-être de cette tendance à laquelle obéit désormais le génie de Meyerbeer, et qui consiste à remplacer le conflit des passions individuelles par le conflit de certaines idées éternelles ayant pour représentans des individus historiques ou des peuples.
 
Au premier rang des compositeurs que le génie et les succès de Meyerbeer ont suscités en France, il convient de citer l'auteur de ''la Reine de Chypre'' et de ''Charles VI''. Pas plus qu'Hérold, dont il recueillit un moment l'héritage (8), pas plus que la génération musicale de cette époque, M. Halévy n'échappa sans doute à l'influence rossinienne, mais cette influence fut sur lui moins immédiate. Entre ''Guillaume Tell'' et ''la Juive'', on sent que ''Robert le Diable'' a passé. M. Halévy a beaucoup étudié. Lorsqu'il entra dans l'arène musicale, il était armé de toutes pièces, et cinq années passées au sein de l'intimité de Cherubini avaient fait de lui un maître dans la science du contre-point, dans cet art qu'il possède à un degré supérieur et que j'appellerais volontiers l'architecture des sons. Aussi ce fut avec l'entière connaissance de lui-même qu'il aborda la carrière; la vocation instinctive tient ici beaucoup moins de place que la conviction esthétique. M. Halévy est une exception intéressante dans l'histoire de l'opéra français moderne. Il n'a rien de cette aimable légèreté qu'on attribue à l'esprit national, de cette coquetterie un peu frivole, de ce mélodieux entrain dont la plupart des opéras de Boïeldieu, d'Hérold et de M. Auber portent la marque, et dont on retrouve la trace jusque dans les improvisations banales de M. Adam. Chez lui, tout est méthode et calcul; aussi les difficultés le tentent, et presque toujours il s'en tire en homme excessivement habile. A ce point de vue, ''l'Eclair'' est peut-être aujourd'hui encore l'œuvre la plus complète que M. Halévy ait produite. Avouons qu'un opéra sans chœurs et sans action, où figurent seulement deux ténors et deux soprani, eût semblé, même en Italie, une gageure impossible. A force de nuances, M. Halévy parvient à piquer la curiosité, à se montrer intéressant là où d'autres ne réussiraient qu'à produire l'ennui. Il est vrai, pour tout dire, d'ajouter qu'il arrivera vingt fois au même musicien d'être ennuyeux en des endroits où l'intérêt paraîtrait ne demander qu'à naître. Comme tous les hommes doués de plus d'intelligence que d'imagination et chez lesquels les facultés critiques l'emportent de beaucoup sur la puissance productive, M. Halévy n'a point fondé d'école, et aucun de ses opéras, si nombreux qu'ils soient, n'a fait époque. Je le rattache à Rossini; je pourrais aussi bien le rattacher à Meyerbeer, car il procède également des deux, et plus directement encore, je le répète, du chantre de ''Robert le Diable'' et des ''Huguenots'' que de l'auteur de ''Guillaume Tell''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Voyez M. Beyle. t. Ier, p. 28. </small><br />
<small> (2) On trouvera dans les feuilles du temps l'histoire de celle réunion, à laquelle assistaient aussi Mme Pasta, Talma et Mlle Mars. Les petits théâtres s'en occupèrent, et M. Scribe exploita la circonstance dans un vaudeville représenté au Gymnase sons le titre du ''Grand Repas''.</small><br />
<small> (3) Rossini et sa femme quittèrent Paris en décembre 1823 pour aller remplir un engagement de trois mois qu'ils avaient contracté an prix de 62,500 francs avec l'entrepreneur du King's-Theater. Bien qu'il se fût engagé à écrire un opéra nouveau, l'insouciant maestro se contenta de présider à la mise en scène de ''Zelmira''. Cette partition, remaniée pour la troisième fois selon le système italien, si accommodant pour la paresse du compositeur, n'obtint pas le succès auquel on semblait pouvoir s'attendre; l’accueil triomphal était réservé au ''Barbier de Séville'', qui parut sous les auspices de Mme Catalani, circonstance qui changea l'ovation de l'époux en un crève-cœur pour la femme, laquelle avait été peu goûtée dans ''Zelmira''; mais Rossini prit la chose en philosophe.</small><br />
<small> (4) Prenez ''la Muette, Guillaume Tell, Robert le Diable, la Juive'', toutes les partitions écrites dans le système français moderne: n'est-il pas évident qu'ici la personnalité du chanteur tient moins de place? David et Rubini étaient sans doute de plus grands chanteurs que Nourrit, et cependant quelle figure ces artistes d'un si haut rang eussent-ils faite dans son répertoire? Cest que le virtuose est un être simple qui s'entend à passionner un auditoire par la seule magie de la voix et de l’art qu'il possède de s'en servir, tandis qu'avec le système en question le talent du chanteur doit se compliquer d'une foule d'autres accessoires. Tous les journaux ne s'accordaient-ils pas dernièrement à louer le style que Mlle Cruvelli apporte dans la combinaison de ses costumes! Qui jamais eût songé à féliciter la Malibran d'un pareil avantage? Là se trouve la différence des deux principes : dans l'un, tout est subordonné au virtuose, qui dans l'autre devient un simple rouage de la machine, et comme tel subit l'action des mille autres ressorts qui la composent.</small><br />
<small> (5) Cette tendance particulière à la musique moderne devait du reste s'étendre aussi aux autres arts : je l'ai retrouvée en Allemagne, principalement dans les peintures de Kaulbach, qui sont l'histoire en action, non plus d'un individu, d'un ''héros'', mais de tout un peuple.</small><br />
<small>(6) On s'est toujours mépris, selon moi, sur les conditions musicales de ce sujet de ''Faust'', traité vingt fois et maltraité par des compositeurs chez lesquels le sens du fantastique prédomine. Un Voltaire musicien, Rossini dans ses meilleurs jours, tel je me représente le maître capable de rendre ce poème par son côté le plus original : l'esprit. </small><br />
<small>(7) L'Espagne, qui compte vingt peintres du premier ordre, n'a pas un musicien qu'on puisse citer. D'autre part, que vaut en peinture l'école napolitaine? Et c'est Naples qui a donné au monde Cimarosa et Pergolèse. Double argument en faveur du système des compensations ! </small><br />
<small> (8) En terminant la partition de ''Ludovic'', dont le chantre du ''Pré aux Clercs'' n'avait laissé que des fragmens.</small><br />
 
 
<centerVIII – Avènement des nouveaux maîtres – Bellini et Donizetti</center>
 
Rossini déserta donc en 1820 la voie traditionnelle de l'opéra italien; il la déserta pour n'y jamais rentrer. Un moment, l'Italie eut l'air de vouloir ressaisir cette domination musicale qui lui échappait : ce fut à l'avènement de Bellini; mais comme dans cet enthousiasme national qui salua le jeune maître la politique se trouva mêlée, il importe de lui faire sa part.
 
Au lendemain des journées de juillet, l'Italie, on s'en souvient, eut un de ces tressaillemens patriotiques dont toutes les commotions qui ébranlent la France amènent périodiquement le contre-coup. L'illusion dura peu, et il en résulta un découragement qui, se combinant avec le sensualisme du sol et sa frivolité, eut pour conséquence une certaine sentimentalité maladive ignorée des temps où chantaient les Cimarosa et les Rossini. La vocation de Bellini fut de traduire en musique cette vague disposition des âmes. Il toucha la note juste, il soupira l'hymne de Sion aux oreilles de ces nouveaux Hébreux assis sur les rives du fleuve, et de là ces transports unanimes, ces ovations, élans suprêmes du patriotisme chez un peuple avant tout dilettante. Il ne manquait plus à Bellini pour sa complète apothéose que de mourir jeune; le destin le servit à souhait. Son trépas si mélancolique fit de lui le héros d'un mythe national; il prit place à côté de Raphaël. Rossini avait chanté l'Italie oublieuse, frivole et galante, la terre du soleil, des fleurs, des Olympia, des Scaramouche et du macaroni; Bellini chanta l'Italie asservie et défaillante; sa voix efféminée, interprète des langueurs d'un grand peuple, semble déjà pressentir Novare!
 
Cette corde nationale prédominante n'empêcha point Bellini de tomber à son heure dans le tourbillon parisien. Lui aussi dut céder à la force attractive du grand centre magnétique. La partition des ''Puritains'' restera comme un signe éclatant des modifications que l'influence française fit subir à son tempérament. Par cet opéra d'un style plus soutenu, d'une expression plus dramatique, le jeune maître élargissait son horizon; on crut y voir l'assurance d'un grand avenir. La mort y mit obstacle, et cette fois peut-être avec discernement et dans l'intérêt même d'une gloire si aimable, qu'elle moissonnait dans sa fleur. « Celui qui jeune a quitté la terre marche jeune éternellement dans le royaume de Perséphone, il apparaît aux hommes à venir éternellement jeune, éternellement regrettable. Le vieillard qui succombe repose complet, accompli; mais le jeune homme éveille en tombant un attendrissement sympathique, une émotion ardente, infinie, qui d'une génération se transmet à l'autre. » Ces paroles de Pallas au fils de Pelée (1) nous reviennent à la mémoire à propos du chantre harmonieux de l'Italie gémissante. Avec ''les Puritains'', Bellini changeait de mode d'inspiration; qui sait si l'ensemble de sa physionomie n'eût rien perdu à ce rayonnement ultérieur? Tel qu'il est, il résume en lui toute une période intéressante de la vie d'un peuple. Commencée à la veille des journées de juillet, sa vie musicale a pour terme leur lendemain. Otez-lui son caractère exclusivement national, sa note élégiaque et mélodieusement compatissante, et Bellini cesse d'être un phénomène, et vous enlevez à son profil cette grâce, cette sérénité du demi-dieu dont la légende le décore. La musique des ''Puritains'', si renommée chez nous et si constamment applaudie, n'a jamais joui de l'autre côté des Alpes que d'une moindre célébrité, ce qui tient sans doute à l'absence du caractère national. La ''Norma'' au contraire et surtout ''la Sonnambula'', voilà ses partitions vraiment populaires. Étrange chose cependant, et qui pourrait prêter aux déductions philosophiques, de voir au XIXe siècle un pays faire son opéra ''national'' d'un ouvrage dont le sujet repose sur l'état d'une jeune fille malade du système nerveux !
 
Rossini avait créé des virtuoses, Bellini fit des chanteurs. A l'ornementation fleurie, au coloris éblouissant, aux grâces légères de l'expression, caractères du chant rossinien, succéda la phrase à ''demi-teinte'', l'ampleur pathétique de la cantilène, dont Rubini fut le vrai héros. Pour des imitateurs, Bellini n'en compte guère; l'organisation chez lui tenait trop de place, et l'on ne copie pas un phénomène. Le chant de Bellini, c'est son âme, tandis que chez Rossini, comme chez tous les chefs d'école, la formule technique entre pour beaucoup. «Signer Rossini, lui disait un jour en maugréant le vieux Zingarelli, qui dirigeait le conservatoire de Naples, vous me gâtez tous mes élèves. - Comment cela, cher maître? répliqua l'auteur d’''Aureliano in Palmira''. - Mais parce qu'ils prétendent tous vous imiter. - J'en suis vraiment au désespoir, continua Rossini; mais pourquoi n'obtenez-vous pas d'eux qu'ils vous imitent, vous, au lieu de moi?» L'irritable vieillard sentit la piqûre, et de l'air d'un singe qui vient de mordre dans un citron : « Apprenez, dit-il, que s'il est facile d'imiter Rossini, imiter Zingarelli est un peu moins commode. » (''Sappiate che imitare Rossini è facile, ma imitare Zingarelli un po' difficile''!)
 
Au nombre de ces coryphées de l'ancien style dont le patriarche Zingarelli dirigeait le bataillon sacré figurait aussi le marquis Zergalli, antagoniste fougueux et passionné de la musique de Rossini, qu'il appelle une musique ''volcanique'' (2). « Les compositions de Rossini, dit-il, lorsqu'on les étudie d'un point de vue plus élevé, sont loin d'avoir l'importance que la mode leur attribue, et chez lui le mérite de l'invention n'est point tel qu'on se l'imagine. Je citerais vingt maîtres italiens ou allemands auxquels il ne se fait point faute d'emprunter journellement leurs idées, qu'il se charge ensuite d'arranger en compilateur fort habile (3). Quelle différence avec les maîtres du temps passé, avec les compositeurs classiques du XVIIIe siècle, cet âge d'or de l'harmonie et de la mélodie! Ceux-là du moins appartiennent à l'histoire et ne vieilliront pas. » Toujours la même désolante préoccupation, toujours le même besoin d'opposer le passé au présent; on ne demande pas à un homme si, sa nature étant donnée, il en a su tirer tout ce qu'elle contenait de fécond et de grand, on veut le rattacher par force à cette tradition dont il a rompu la chaîne. - Pourquoi n'êtes-vous pas Haydn, Mozart ou Haendel? « Et vive Dieu! monsieur, parce que je suis Rossini, et qu'alors même que j'eusse été assez fou pour m'en donner la peine, je n'aurais jamais fait, croyez-le bien, qu'un assez triste Haydn et qu'un pire Mozart; mieux vaut encore rester Rossini et s'appliquer de tous ses efforts à être ce qu'on est dans les meilleures conditions possibles (4). »
 
Rossini et Bellini étaient restés conséquens avec eux-mêmes jusqu'au jour de leur période française. Moins doué d'originalité que ces deux maîtres, Donizetti expérimenta. Sa fidélité au premier style de son adoption ne dépassa guère l'époque de son obscurité (5). Dès ses premiers succès, il s'appropria les élémens de tous les genres, prenant un peu son bien chez tout le monde, combinant avec la plus aimable et la plus heureuse insouciance Rossini et Meyerbeer, Auber et Bellini. Qui ne se rappelle, en écoutant ''l'Elisir d'amore'', la veine bouffe de l'auteur de ''l’Italiana in Algeri''? Comment entendre ''Belisario'' sans songer à ''Norma ? La Fille du Régiment'' est un opéra-comique dont Boïeldieu serait jaloux. Alliez la plainte élégiaque de Bellini à l'orchestre rossinien, au maître sicilien empruntez ses langueurs, au peintre d’''Otello'' le feu qui passionne, appelez le romantisme en aide à vos efforts, et vous avez la ''Lucia''. Quant à ''la Favorite'', quel plus galant hommage l'esprit italien rendit-il jamais à l'Allemagne? Ce qui dirige avant tout Donizetti dans son éclectisme, c'est un besoin forcené de réussir. Il observe, il étudie le caprice du public et s'y conforme sans laisser à ce caprice, si éphémère qu'il soit, le temps de s'évanouir. Aussi sa musique ressemble parfois à la littérature des feuilletons. Tout en déplorant l'abus du talent, on s'en amuse. D'ailleurs Donizetti n'est point un imitateur banal; chez lui, si noyé qu'il puisse être, le grain d'originalité n'en existe pas moins, et ce glaneur du champ d'autrui finit toujours pardonner à sa gerbe un tour qui lui est propre. N'importe, il est certain qu'en fait de nationalité, Donizetti n'en représente aucune, ce qui ne l'empêcha pas d'avoir une très grande célébrité. Nous ne voyons pas cependant que sa renommée lui ait de beaucoup survécu. On se souvient de l'impression mélancolique et profonde que produisit la mort de Bellini, et cela non point seulement en Italie, mais dans la société parisienne tout entière. Un matin, les journaux annoncèrent que Donizetti était mort fou ; qui s'en occupa? Il est vrai que nous étions alors en 18848, et qu'un musicien ne pouvait plus mal tomber pour faire parler de lui. L'auteur des ''Puritains'' avait quitté le monde au bon moment, l'auteur de ''Lucia'' un moment trop tôt, en ce sens que chez les talens de cette nature la production est indéfinie. Qui sait combien de partitions cette muse agréable et négligée eût encore fournies, si Dieu l'eût laissée vivre? Avec Donizetti s'en est allé le dernier des Romains. Si émoussée que fût chez lui la corde nationale, du moins pouvait-on dire qu'elle avait vibré au début, tandis qu'aujourd'hui les compositeurs italiens naissent allemands ou français, et commencent comme finissaient ceux qui les ont précédés. Voyez Verdi. Sacchetti raconte qu'un jour, dans une société de lettrés et de savans, André Orcagna posa cette question : Qui avait été le plus grand peintre, Giotto excepté? L'un nommait Ciniabuë, l'autre Stefano, Bernardo ou Buffalmacco. Taddeo Gaddi, qui se trouvait présent, dit : Certainement il y a eu de grands talens, mais cet ''art va manquant tous les jours''. - Au lieu de Giotto dites Rossini, et l'anecdote s'applique à la musique, cet art qui, lui aussi, s'en va manquant tous les jours!
 
Quel que soit le rang historique qu'on leur assigne, les deux compositeurs dont je viens de parler exercèrent de 1830 à 1835 une incontestable domination sur l'esprit du public. Rossini avait cessé de régner seul, le soleil se sentit offusqué du passage de ces astres errans qui jetaient une perturbation momentanée dans son système. L'avènement triomphal de Meyerbeer à l'Opéra, divers ouvrages qui, sans avoir comme ''Robert le Diable'' à se recommander par les plus hautes qualités musicales, n'en obtinrent pas moins l'assentiment général, contribuèrent peu à peu à éloigner de la scène l'auteur de ''Guillaume Tell''. On comprend qu'il serait absurde de prononcer le mot d'envie à propos de cette disposition, qui trahissait plutôt ce découragement suprême qu'inspire tôt ou tard aux âmes ayant conscience de leur force et de leur supériorité l'inconstance banale du public. Disons-le aussi, cette humeur chagrine se compliquait d'intérêts d'un autre ordre. Rossini était sincèrement attaché à la restauration, il l'aimait par ce sentiment qu'on retrouve à chaque page chez M. de Lamartine, et qui fait que l'homme, quoi que l'on puisse dire, a toujours du faible pour la période où ses facultés intellectuelles et morales ont eu leur épanouissement, pour ces années bienheureuses où s'encadrent la gloire des uns et les illusions des autres. Rossini vit donc avec un profond déplaisir les événemens de juillet. Cette révolution, dont le contre-coup tua Niebuhr, laissa dans l'âme du musicien du congrès de Vérone une incurable mélancolie que la catastrophe de février devait, dix-huit ans plus tard, changer en une véritable impression de terreur. Des ministres nouveaux remplaçaient au pouvoir ces hommes avec lesquels il était habitué à traiter et qui l'avaient accablé de prévenances; l'administration de l'Opéra passait du département de la maison du roi aux mains d'un entrepreneur particulier, et ces circonstances, que l'auteur de ''Guillaume Tell'' eût si facilement surmontées, amenèrent son abdication; car elles agissaient sur un esprit en proie à toutes les lassitudes de l'expérience, et qui savait de longue date ce qu'il faut penser des applaudissemens du monde.
 
Rossini s'isola; l'harmonieux anachorète se retira dans les combles du Théâtre-Italien, et c'est là que ceux de ses anciens amis qui ne craignaient pas de se rompre le cou en tombant dans quelque chausse-trape ont pu le voir, pendant trois ans, se livrer aux spéculations les plus philosophiques touchant les choses et les hommes du moment. Son persiflage ne débridait pas; il vous exécutait en quatre mots la rénommée d'hier et celle de demain; presque toutes les épigrammes qui sont restées de lui datent de cette phase. On sait quelles brillantes campagnes le Théâtre-Italien parcourait alors sous les auspices de Bellini et de Donizetti, les idoles du jour; quant à Rossini, si son nom reparaissait sur l'affiche, c'était de loin en loin. Sans doute encore par intervalle on jouait ''Otello, la Gazza, le Barbier''; mais ''la Straniera, Norma, les Puritains, Anna Bolena'', la ''Lucia'', formaient le fond du répertoire, et lui, campé là-haut dans la dunette, à peine s'il s'apercevait que le vent ne soufflait plus en poupe à son navire. Vivre dans le temple des dieux rivaux, respirer jour et nuit l'atmosphère de leurs succès, j'en pourrais nommer plus d'un qui serait mort d'envie à pareil jeu. Lui au contraire, il paraissait s'y délecter, et s'y roulait comme la salamandre dans la flamme. Quiconque fréquentait le Théâtre-Italien à cette époque se souviendra d'y avoir rencontré mainte fois dans les corridors, entre dix et onze heures, un homme d'embonpoint modéré, au front calme et serein, à l'œil doux et pénétrant, à la physionomie souriante, au geste naturellement familier, et qu'on reconnaissait en général à sa mise assez peu correcte et à l'ampleur de sa redingote, qu'il promenait imperturbablement parmi les habits noirs : - cet homme, c'était Rossini. De ce qui se passait sur le théâtre et dans la salle, il ne voulait pas même se douter, et lorsque d'aventure une bouffée mélodieuse lui arrivait par quelque porte entrebâillée, il eût été fort en peine de vous dire si c'était d’''Otello'' ou des ''Puritains'' que venait ce souffle-là. Comme le genre de cellule qu'il habitait ne se prêtait guère aux réceptions, quand il lui plaisait de voir du monde il descendait au foyer, où son premier soin était de se garder des sots, qu'il fuyait d'ailleurs partout comme la peste. Lorsqu'il ne trouvait pas dans la cohue des allans et venans une conversation en harmonie avec son humeur et capable de le divertir pour le reste de la soirée, il allait, en bon prince qui s'encanaille, s'asseoir sur quelque banquette à côté d'une ouvreuse; toutes le connaissaient et se faisaient un plaisir de lui conter la petite chronique de ces galans boudoirs dont elles ont la clé : commérages de soubrettes que le joyeux maestro goûtait fort. Un soir, Mlle Judith Grisi, qui d'ailleurs avait la vue très basse, passait devant lui sans le remarquer; Rossini l'appelle, et l'aimable cantatrice s'étant retournée avec une certaine hésitation : « Ah ! pardon, cher maître! lui dit-elle; je vous avais pris pour un domestique! » (''Vi prendeva per un servitore''.) Du reste ces privautés dans les façons et le langage, dont on s'étonnerait chez d'autres, ici n'ont rien qui doive choquer. Un Italien qui vaque à ce qui l'amuse ne croit point pour cela se déclasser. Je doute qu'il y ait à Paris, et même à Naples, un cuisinier capable de faire le macaroni comme le frère du duc de C..., ce qui n'empêche pas ce gentilhomme d'être un très grand seigneur.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Dans l’''Achilléide''. Voir notre traduction des poésies de Goethe, p. 256 de l'édition Charpentier. </small><br />
<small> (2) Il va sans dire qu'en opposition à ces ''réactionnaires'', il y avait les panégyristes quand même, les ''ultras'', ce Luigi Prividali, par exemple, qui prétendait que le titre seul d'un opéra de Rossini suffisait pour répandre d'avance partout l'idée de la suprême perfection.</small><br />
<small> (3) « Je prends mon bien où je le trouve, » disait Molière. Un jour Rossini, écoutant un mauvais opéra, saisit au passage une idée qui le frappe; il tire son crayon, la note pour s'en servir dans l'occasion, et se contente de grommeler : ''E troppo buouo per questo c... « C'est trop bon pour cet imbécile. »</small><br />
<small> (4) Tels sont les propres termes dans lesquels en 1822 il s'expliqua à Vienne à ce sujet. </small><br />
<small> (5) Cette obscurité, si je m'en fie à l'auteur des ''Promenades dans Rome'', durait encore en 1828. « Mme Lampugnani nous a menés, Frédéric et moi, au concert que donnait Mme Savelli. La musique était plate, ce qui ne m'a pas surpris; elle est du maestro Donizetti. Cet homme me poursuit partout. » Et plus loin : « La musique étant nauséabonde, j'ai fait la conversation, etc. » Beyle, ''Promenades dans Rome'', t. II, p. 3. </small><br />
 
 
<center>IX – Retour en Italie – Bologne et Florence</center>
 
Un beau jour cependant, Rossini s'ennuya de la France, et quitta Paris pour s'en aller habiter son palais de Bologne. Sa santé, dont il se plaignait beaucoup dans les derniers temps de son séjour ici, ne tarda pas à se rétablir entièrement à la douce influence du climat natal, et peu à peu il oublia l'asphalte des boulevards, les couloirs du Théâtre-Italien et le Café de Paris, comme il avait oublié déjà tant de choses en ce bas monde. Bologne lui plaisait, il s'y laissait vivre au milieu d'une prélatine aimable et tolérante; Rossini a toujours infiniment goûté la société des éminences, prédilection qu'il dut aux bontés dont le combla dans sa jeunesse le cardinal Consalvi (1), l'un des hommes les plus sensibles à la musique. L'habile et. circonspect aménagement d'une fortune considérable, les plaisirs de la table, les émotions tempérées d'une partie de whist, tels étaient les affaires et les délassemens de ce sage, revenu des grandeurs humaines, et qui pouvait dire comme cet autre épicurien du temps de Raphaël : « Vous me demandez ma profession de foi, je ne crois pas plus au noir qu'à l'azur, mais je crois au bon vin, au chapon rôti; en y croyant, on est sauvé (2). »
 
La révolution de février vint surprendre l'heureux dilettante au sein de son bien-être. Saisi d'épouvante et d'horreur à l'aspect des événemens dont Bologne fut le théâtre, il émigra pour Florence, où jusqu'à nouvel ordre il semble avoir installé ses lares domestiques. A Paris, nous aurions peut-être l'impertinence de lui parler encore de sa musique; là, sous ce divin ciel, où chacun fait ce qui lui plaît, sans se préoccuper du voisin, personne ne songe à lui venir corner sa gloire aux oreilles. Une fois le grand-duc a voulu se donner le plaisir d'entendre ''Guillaume Tell''; Rossini a dirigé la représentation, et le lendemain tout était dit. A ce compte, Rossini a bien fait de se sauver de l'autre côté des Alpes, car à Paris la niaiserie du public l'eût condamné à n'être jusqu'à la fin que l'ombre errante de l'auteur de ''Semiramide'' et de ''Moïse'', tandis que là-bas il a pu dépouiller le grand homme et jouir de cet ineffable contentement de ne plus s'entendre dire qu'il ''vole la postérité''. A Saint-Pétersbourg, quand l'empereur veut se promener comme un simple mortel sur la Perspective, il se coiffe d'une certaine manière, et dès lors il est convenu que chacun se fera un devoir de ne pas le saluer. Quel malheur qu'un pareil usage ne puisse s'établir en France, au moins pour les hommes de génie, qui trouveraient sans doute par là un moyen d'échapper aux exigences d'un passé trop fameux dont la tyrannie unit par les forcer à déloger!
 
On a dit que le principal caractère du génie est de ne pas laisser après lui les choses au point où il les a trouvées à son avènement. Personne mieux que Rossini ne confirme cette vérité. Jetons un rapide coup d'oeil sur ce qu'était la musique italienne en 1812, au jour de l'apparition du fils d'Anne Guidarini. L'école de chant d'où étaient sortis ces virtuoses tant célèbres auxquels on attribuait le mérite de faire valoir les œuvres même les moins recommandables, mérite dont, hélas! trop souvent ils abusèrent, cette grande école n'existait plus. La plupart des maîtres du siècle précédent avaient quitté ce monde, ceux qui vivaient encore n'écrivaient plus. Les lyres d'or de Cimarosa et de Paisiello restaient muettes; Zingarelli, Fioravanti, Salieri, Portogallo, avaient cessé de chanter. Cherubini et Spontini, devenus français, semblaient à tout jamais perdus pour l'Italie. Quant à la jeune génération, elle n'offrait guère qu'un écho affaibli du passé. Il se peut que, sans cette complexion languissante qui paralysa l'essor de son génie, Pavesi eût répondu plus tard à la haute opinion que Rossini s'était formée de lui sur divers fragmens; Fioravanti continuait en l'exagérant le bouffe de Cimarosa, et pour les Generali, les Caccia, les Nicolini, c'étaient d'honnêtes talens, comme en suscite par douzaine toute personnalité un peu marquante, gens d'esprit, mais non d'invention, et qui n'existent que pour redire. Contre ces imitateurs dépourvus de la veine mélodique des anciens maîtres, et dans les mains de qui l'orchestre allait encore s'appauvrissant, deux musiciens tentèrent une réaction. L'un était le Bavarois Simon Mayr, l'auteur d'une ''Lodoïska'' donnée en 1800, de ''Ginevra di Scozia'' (1803), des ''Misteri Eleusini'' et de vingt autres ouvrages qui longtemps passèrent pour des chefs-d'œuvre aux yeux d'un public auquel Mozart demeurait encore inconnu; l'autre était M. Paër, qui, bien que né en Italie, avait compris de bonne heure le parti qu'on pouvait tirer de l'harmonie allemande. La musique italienne quittait le simple et le facile pour le composé et le savant, et le mérite des compositeurs dont je parle est d'avoir aidé en praticiens habiles à des combinaisons que réclamait l'esprit du temps. J'ai toujours considéré l'orchestre comme an centre de résonnnnce où la voix dominante d'une époque trouve invariablement son écho, et volontiers je le comparerais à ces organes d'une impressionnabilité plus délicate qu'affecte à l'instant même chez certains individus la moindre irritation dans l'économie générale. Prenez l'orchestre du ''Devin du Village'', et dites si cette aimable bucolique où la flûte roucoule à cœur joie ne trahit pas le ''rococo'' sentimental d'une société frivole et maniérée à l'excès. Que la température intellectuelle et morale se modifie, que le retour aux vieilles croyances incline les imaginations au romantisme, et vous n'entendrez bientôt plus que des orgues et des harpes; supposez maintenant une période guerrière, et vous allez voir s'ouvrir le règne des instrumens de cuivre. Ce qu'il y a de certain, c'est que ces retentissantes fanfares et tout ce vacarme militaire qu'on a tant reprochés depuis à la musique italienne ne s'y rencontrent qu'à dater de Napoléon, et qu'on les trouve pour la première fois dans les opéras écrits de 1811 à 1813 par Generali et les compositeurs qui comme lui s'inspiraient des bulletins de l'empire.
 
Les choses en étaient à ce point lorsque Rossini parut. Devant ce jeune homme doué de toutes les facultés instinctives du génie, Anacréon et Pindare tout ensemble, Bologne, Venise et Milan restèrent dans l'enchantement. ''Tancredi'' fut une révélation. Les autres écrivent pour qu'on les admire; il lui suffît, à lui, d'être écouté, et sa musique est une fête pour l'oreille charmée. «Si vous me demandiez, écrivait Carpani (3), ce qui m'éblouit et me fascine dans ce météore du firmament italien, ce que je trouve d'enivrant et de merveilleux dans cette admirable musique, je répondrais, en criant aussi loin que ma voix peut atteindre : Le chant, et puis toujours le chant, et toujours le chant!» Et après avoir estimé à son prix cette faculté si rare de la mélodie dont ni l'étude ni l'expérience n'ont encore livré les secrets à personne :
 
« C'est à tort, poursuit-il, qu'on accuse la musique de Rossini de manquer d'expression; tout ce qu'on peut dire et ce que, pour ma part, j'approuve entièrement, c'est qu'il sacrifie de propos délibéré l'expression au chant, dont certains maîtres allemands, parmi les plus illustres, affectent au contraire de méconnaître l'importance exclusive. Ainsi, pour eux, la musique ne console que dans l'expression, et du commencement à la fin il faut qu'elle soit empreinte de la couleur poétique du sujet... Admirable théorie donnant pour résultat le ''Fidelio'' de Beethoven, c'est-à-dire un tissu de modulations, péniblement enchevêtrées les unes dans les autres, en antagonisme perpétuel avec elles-mêmes aussi bien qu'avec l'oreille du patient qui les écoute, modulations barbares qui, pour être selon les règles, ne nous en écorchent pas moins le tympan par leurs soubresauts et leurs contrecoups; déclamation instrumentée que traversent de rapides éclairs, mais qu'on ne saurait appeler un opéra! »
 
Sans adopter intégralement toute la solution du critique milanais, il faut bien convenir cependant qu'il y a du vrai dans ce qu'il dit, et j'ajouterai que si les docteurs de Berlin et de Leipzig connaissent à merveille le côté faible et vulnérable de la musique italienne, en revanche les écrivains italiens, quand ils s'en mêlent, trouvent à l'endroit de la musique allemande des argumens qui sont loin d'être dénués de valeur. Rousseau, qui se rattachait de son temps aux principes que représente aujourd'hui Rossini, observait avec raison que, s'il s'agissait tout simplement de lui donner le spectacle d'une tragédie, mieux valait s'en tenir à la déclamer, la musique étant un art indépendant et libre, un art ayant l'oreille pour domaine, comme la peinture et la poésie ont les yeux et le cœur pour royaume. Autour de Gluck se rangeaient alors, on le sait, les partisans de l'opinion contraire : antagonisme éternel du Nord et du Midi, vieille querellé que les fougueux débats du XVIIIe siècle n'ont point tranchée et qui subsistera aussi longtemps que la musique elle-même! D'ailleurs, peut-être qu'il ne serait pas si difficile de s'entendre; il suffirait pour cela d'aller au fond des choses, attendu que les partisans de Gluck n'ont jamais pu nier la mélodie, pas plus que les prosélytes de Piccini n'ont pu nier l'expression dramatique. Qui donc oserait prétendre qu'il n'y a que de la déclamation harmonique dans ''Alcèste'', dans ''Iphigénie'', dans ''Orphée'', dans cette mélodieuse partition d’''Orphée'', qui fut le triomphe de Guadagni, et dont le virtuose par excellence, Rubini, se complaisait en ses meilleurs jours à nous rendre les pathétiques beautés? Bien loin de négliger la mélodie, Gluck la recherche et la caresse, volontiers il la reproduit sous toutes ses formes, et ce n'est pas lui qui refuserait de payer à l'oreille le tribut qu'elle réclame, d'autre part, où voit-on que les Piccini, les Paisiello, les Cimarosa fassent défaut systématiquement à l'expression? J'en dirai autant de Rossini, a qui nul ne contestera d'avoir, par un de ces coups de fortune qui n'arrivent qu'au génie, su combiner dans le trio de ''Guillaume Tell'' le naturel et la clarté du style italien avec ce que l'accent dramatique de Gluck a jamais rencontré de plus sublime. Si la paix entre l'Italie musicale et l'Allemagne avait pu être fondée, Rossini eût certainement été l'homme de cette transaction. Élève de Haydn dans l'emploi des instrumens, il connaît à merveille l'art des dissonances et des modulations, et s'il introduit le clair-obscur dans son harmonie, jamais il n'en surcharge le tableau. Avant lui, aucun maître italien ne s'était tant avancé du côté de l'Allemagne, et ses plus acharnés détracteurs lui doivent cette justice, de reconnaître que les concessions que les besoins de son temps lui commandaient, Rossini les a faites sans rien abdiquer de son individualité, et qu'en empruntant aux Allemands leur orchestre, il a toujours parfaitement respecté leur métaphysique.
 
Plaire au public, le captiver, l'entraîner, l'enivrer, voilà ce que veut surtout Rossini et ce qu'il obtient, voilà le but incessant proposé à ces mélodies, à ces motifs, à ces thèmes que l'orchestre d'Haydn et de Mozart accompagnent. L'auteur de ''Guillaume Tell'' a su concilier, et ce sera le meilleur de sa gloire, les progrès de l'harmonie moderne, les conquêtes de l'instrumentation, avec cet impérieux besoin que les Italiens ont de la phrase mélodique. Les Paër et les Mayr, en se bornant à ravitailler l'orchestre, n'avaient fourni qu'une moitié de la tâche; le génie seul, qui remue les perles et les diamans, pouvait semer ces trésors sur le tissu d'une harmonie plus riche et plus serrée. Le grand art de Rossini, une fois engagé dans cette voie, fut de n'en point trop faire. Il ne suffisait pas de répondre à un besoin généralement senti depuis longtemps, il fallait y satisfaire en de justes mesures et selon les conditions du goût national; il le comprit, et l'on sait comment il électrisa son monde. Les pédans peuvent donc lui reprocher ses ''quintes'' et mille autres fautes de syntaxe, perceptibles sur le papier à l'œil scrutateur du théoricien émérite, et qui pour le public disparaissent dans le torrent mélodieux; il n'en est pas moins vrai que ce sont là des libertés qu'un maître a le droit de se passer toutes les fois que l'envie lui en prend, et qu'on ne blâme que chez les élèves. Ce qui trahit l'impuissance dans l'artiste détruit le charme; ce qui n'est au contraire que négligence par excès de talent l'augmente. Il me semble que si je voulais m'attaquer à Rossini, mes critiques porteraient sur d'autres points bien autrement vulnérables : par exemple, cet abus de la ''virtuosité'' du chanteur, cette éternelle reproduction des mêmes formules, qui, sous prétexte de caresser l'oreille, finissent par l'engourdir et la dépraver, en un mot tout ce ''maniérisme'' ennemi du bon goût et de l'expression vraie; j'ajouterai - cette substitution trop fréquente du théâtral au dramatique, et surtout cette confusion de tous les genres, qui fait qu'un motif bouffe va déparer une scène d’''Otello'', tandis que vous trouverez telle phrase pathétique égarée en plein ''Barbier de Séville'', comme une veuve au bal de l'Opéra. Souvent au milieu du calme plat l'orchestre s'émeut dans ses profondeurs, et vous entendez tout à coup ''garganum mugire nemus et mare tuscum''; vous vous demandez alors si la situation exige un pareil tumulte? Nullement; c'est Jupiter qui s'amuse et souffle la tempête de crainte que vous ne vous endormiez dans votre stalle. Rossini appelle cela réveiller l'intérêt musical; le mieux serait de ne pas le laisser s'assoupir. Mais ayez donc le courage de reprocher des longueurs à un homme qui n'a pas composé moins de quarante opéras en dix ans, et vous mériterez qu'on vous réponde comme Cicéron s'excusant d'écrire une longue lettre, parce qu'il n'a pas le temps d'en faire une plus courte. Du reste ses défauts, personne plus naïvement ne les confesse, et s'il se damne, ce n'est point sans préméditation.
 
« Pourquoi, lui disait-on un jour, puisque vous ressentez une si profonde admiration pour Haydn et Mozart, ne cherchez-vous point davantage à vous rapprocher de leur style? - Peuh! répondit-il, je le ferais bien; mais que voulez-vous? je redoute le public italien (''temo il publico italiano''). » Et il revenait à ses cadences, à ses arpèges, à ses modulations, à ses ''crescendo'' et à ses ''forte''. - Rossini ne sait point renoncer à une mélodie qui lui plaît; chez lui, l'oreille passe avant l'esprit, et, quand ces deux puissances font mine de ne pas vouloir s'arranger ensemble, comme il hait les querelles de ménage, il ne prend pas la peine de les mettre d'accord. De là les nombreux contre-sens où tombe sa musique, de là tant de motifs qui ne sont que des variations, de là ces roulades, ces trilles, ces pluies de notes chromatiques qui, dans un intermède, peuvent avoir leur charme, mais qu'on ne saurait voir sans ennui se reproduire imperturbablement à tout propos, sans égard pour la situation dramatique ni pour le caractère des personnages. Il est vrai que Rossini n'est pas non plus le seul coupable, et qu'il a dû, même en ses innovations les plus hardies, se conformer aux habitudes scéniques d'un pays pour lequel une représentation théâtrale n'est jamais qu'une sorte de concert. Ces grands noms de Gluck et de Mozart qu'on lui jette encore à la tête, il n'en ignorait pas la signification, et certes il a prouvé depuis qu'il pouvait s'élever dans leur voie, mais à la condition de se sentir porté par l'atmosphère. Pour le moment, il se contentait de se maintenir en joie et de craindre le public italien : ''temo il publico italiano''; ce qui ne l'empêchait pas de donner à la partie dramatique de ses ouvrages un développement dont on n'avait pas encore eu d'exemple et de traiter les finales, les morceaux d'ensemble et les récitatifs en homme qui devance son temps et son pays, mais sans vouloir de gaieté de cœur risquer de se brouiller avec l'un et avec l'autre.
 
Si l'on veut des preuves de ce que j'avance, on en trouvera dans ''Otello'', dans ''Mosè, Zelmira'' et ''la Gazza''. Certes aucune de ces partitions n'est un de ces chefs-d'œuvre portant en soi la perfection comme le ''Don Juan'' de Mozart ou le ''Matrimomo segretto'' de Cimarosa; le clinquant s'y mêle à l'or pur, le fatras à l'imagination, et cette musique, encore qu'elle abonde en qualités du premier ordre, garde à nos yeux tous les défauts du temps. Rossini voulait réussir et connaissait trop bien son public pour se priver d'une si intéressante ressource. Il y a en effet dans tous les âges une somme courante de vulgarités dont il faut savoir trafiquer dès qu'on tient à passionner de son vivant les multitudes. Grâce à Dieu, tous les bommes de génie ne meurent pas à l'hôpital, il y en a même dans le nombre, et beaucoup, qui mènent grand train et ne respirent que les roses de l'existence. La grande affaire est de s'y prendre habilement et de respecter ce qui nous amuse. C'est presque toujours sous le firman de la routine que les beautés d'un ordre nouveau gagnent du terrain et finissent par s'introniser. Le génie, aussi bien que la médiocrité, se sert de ces recettes dont je parle, de cette menue monnaie que chacun trouve sous sa main. Seulement, tandis que celle-ci en fait naïvement le fond de ses ouvrages, celui-là ne les emploie qu'à la surface et comme on agite un miroir au soleil pour attirer les alouettes. Malheur aux esprits hautains et tracassions qui ne veulent rien concéder de leurs droits! Il se pourra qu'un jour, après leur mort, la postérité les dédommage. En attendant, la société n'aura pour eux ni fûtes, ni triomphes, ni dotations princières. Or c'était à ces mondaines jouissances qu'aspirait Rossini. Et comment ne les aurait-il pas souhaitées, lui qui s'entendait si merveilleusement à les peindre, lui le chantre enjoué, voluptueux, facile, bienveillant de la jeunesse et de la vie, lui à qui une seule corde a manqué, celle des larmes, et qui de l'amour semble n'avoir connu que les sensations physiques, ignorant sa rêverie et ses langueurs divines! Une lumière fortunée, l'azur limpide et transparent du ciel méridional, forme le fond de ses tableaux, où le réel figure plutôt que l'idéal. D'autres ont choisi pour horizon l'obscurité morne et les ténèbres, d'où se détache comme dans les intérieurs de Rembrandt le rayon glorieux; chez Rossini au contraire, c'est le nuage flottant, c'est l'ombre qui se détache du soleil et fait épisodiquement ressortir l'incandescent foyer mélodieux où tout s'absorbe.
 
La gloire de Rossini se rattache aux plus beaux souvenirs de la restauration. Cette musique heureuse et splendide, parée de tout l'éclat de l'opulence, ornée de toutes les grâces de la jeunesse et de la vie, devait accompagner la renaissance des lettres et des arts. On respire dans ces rhythmes enchanteurs je ne sais quel air de fête qui seyait à merveille à la pompe des cours, à ce premier élan vers les plaisirs qui s'empara de l'Europe échappée aux préoccupations d'un passé plein de terreur. Comme tous les génies d'un ordre supérieur, Rossini fut l'homme de son temps et de son pays. Par lui, une dernière fois l'Italie régna sur le monde, domination irrésistible que l'altière Allemagne, en dépit de la mauvaise humeur qu'elle en ressentit, fut bien contrainte de subir jusqu'au bout, et dans laquelle la France, mieux inspirée, eut l'esprit de savoir s'attribuer sa part d'influence. Etranger par cette ignorance même qu'on lui a tant reprochée à ces conflits théoriques qui trop souvent viennent déflorer chez l'artiste la naïveté de l'inspiration, le chantre de Desdemone, de Rosine et de Guillaume Tell, en multipliant ses productions, obéissait bien plus encore au démon intérieur qu'à cet amour de l'or dont il affectait de se montrer si possédé. Naturellement, de cet abus des procédés techniques, de cette révélation journalière d'un formalisme dont chacun pouvait s'emparer, l'imitation devait naître. Il existe plus d'un tableau peint par tel élève de Rubens qu'on prendrait pour l'œuvre même du maître. J’'en dirai autant de certaines partitions de Generali, de Caraffa, de Mercadante (dans sa première période), de Pacini et de bien d'autres, qui ne sont que de simples copies, mais des copies tellement exactes que la postérité s'y trompera, si d'aventure elles lui arrivent sans nom d'auteur. Que la soif de l'opulence, qu'un ardent besoin de s'enrichir soient entrés pour quelque chose dans cette exploitation hâtive d'un des plus beaux génies que la musique ait produits, Rossini l'a trop souvent répété lui-même, et divers actes importans de sa propre existence le démontrent assez clairement pour qu'on puisse s'épargner la peine de le contester. L'auteur du ''Barbier de Séville'' et d’''Otello'', je l'ai dit, avait compris son siècle, et trouva toujours que c'est grande duperie que de ne pas jouir des dons que le ciel nous envoie. La gloire de Mozart, qui certes ne laissa point de le tenter, il ne l'eût pas achetée au prix des infortunes que l'immortel musicien de Salzbourg eut à traverser pour arriver à une fin si prématurée et si mélancolique. Il y a, même parmi les plus illustres représentans de la pensée humaine, des tempéramens ainsi faits, qu'ils préfèrent le bien-être à la lutte, et pour qui l'avenir est de peu, si le présent ne leur prodigue pas ses jouissances. A ce compte, quelle destinée plus brillante et plus heureuse que celle de Rossini ? Il peut se dire au terme de sa carrière : « J'ai amusé mon siècle et, chose plus rare, je me suis amusé moi-même. » Lot charmant dont Molière n'eut que la moitié!
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1)Le même qui adorait Cimarosa, dont il fit faire le buste par Canova :</small><br />
::<small> A Domenico Cimarosa, </small><br />
::<small> Ercole cardinale Consalvi.</small><br />
<small> Le cardinal Consalvi allait souvent le soir chez l'ambassadrice de X... Là il rencontrait un jeune homme charmant, qui savait par cœur une vingtaine des plus beaux ans de Cimarosa. Rossini, car c'était lui, chantait ceux que lui demandait le cardinal, tandis que son éminence s'établissait commodément dans un grand fauteuil un peu dans l'ombre. Après que Rossini avait chanté quelques minutes, on voyait une larme silencieuse s'échapper des yeux du ministre et couler lentement sur sa joue. Chose étrange, c'étaient les airs les plus bouffes qui produisaient cet effet. ''Y am never mery when i hear sweet musick'', a dit celui des poètes modernes qui a le mieux connu le secret des passions humaines, l'auteur d’''Otello'' et de ''Cymbeline''.</small><br />
::<small> (2) Io non credo più al nero che all’ azzuro, </small><br />
::<small> Ma nel cappone o lesso o vuolsi arrosto,</small><br />
::<small> Mla sopra tutto nel buon vino ho fede</small><br />
::<small> E credi che sia salvo chi gli crede.</small><br />
::<small> (Pulci, ''Morgante Maggiore'', canto XVIII.)</small><br />
<small>(3) ''Biblioteca italiana'', 1818, Milan. </small><br />
 
 
HENRI BLAZ DE BURY.