« Les Anglais et l’Inde » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Zoé (discussion | contributions)
mAucun résumé des modifications
Zoé (discussion | contributions)
m Contenu remplacé par « {{TextQuality|75%}}<div class="text"> {{journal|Les Anglais et l’Inde|M. le Major Fridolin|Revue des Deux Mondes T.6 1856}} * [[Les Anglais et l’Inde/01|I. ... »
Ligne 1 :
{{TextQuality|75%}}<div class="text">
{{journal|Les Anglais et l’Inde|[[M. le Major Fridolin]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.6 1856}}
 
===* [[Les Anglais et l’Inde/01|I. Les Fonctionnaires civils de l’honorable compagnie des Indes===]]
15 novembre l856. -
* [[Les Anglais et l’Inde/02|II. Les Écoles natives et l’Éducation des Hindous les Prisons et la répression contre les Khonds les Thugs et les Datturcas]]
 
===II. Les Écoles natives et l’Éducation des Hindous les Prisons et la répression contre les Khonds les Thugs et les Datturcas===
 
<center>I</center>
 
Le problème de l’éducation publique est un des plus importans et des plus ardus qu’un gouvernement soit appelé à résoudre; mais dans l’Inde il se complique encore de difficultés particulières qui naissent des préjugés de caste et de religion. Pour faire comprendre quels obstacles la propagation des lumières du christianisme et de la civilisation rencontre sur ce sol ingrat et rebelle, il suffira de rappeler les tentatives de propagande chrétienne faites longtemps avant que l’honorable compagnie des Indes eût acquis une influence pré dominante en ces contrées lointaines.
 
Saint François-Xavier, le premier missionnaire catholique et Européen qui se consacra à l’œuvre de la conversion des Hindous, parut dans la presqu’île de Madras vers le milieu du XVIe siècle. Ses prédications restèrent sans succès, et au bout de neuf années de travaux stériles, il se décida à quitter l’Inde pour n’y plus revenir. L’œuvre interrompue fut reprise au xvii0 siècle par Robert de Nobilibus, jésuite et gentilhomme français, le véritable fondateur de la célèbre mission de Madura. Politique profond, comme tous ceux de son ordre, adoptant sans scrupule tous les moyens qui mènent à bonne fin, Robert de Nobilibus comprit que les préjugés religieux étaient les seuls sentimens vivaces des hommes de l’Inde, et il résolut de s’en faire une arme de propagande en se présentant aux yeux des populations comme un brahme réformateur chargé de la mission sacrée de rendre à la religion sa pureté primitive. Nuls travaux, nulles privations ne lui coûtèrent pour soutenir cette imposture, maintenue jusqu’à la dernière extrémité par ses successeurs. Couverts d’un vêtement couleur orange et d’une peau de tigre, un bâton à sept nœuds à la main, s’abstenant scrupuleusement de nourriture animale et de boissons fermentées, les jésuites de Madura adoptèrent ouvertement toutes les pratiques de la religion des brahmes, et conservèrent le secret de leur foi et de leur origine comme un secret de vie ou de mort d’où dépendait la fortune de la mission. Il serait bien hasardeux de croire sur parole les gens qui pratiquent la fraude religieuse sur une pareille échelle; mais à la vue des ruines gigantesques de l’établissement de Madura, on peut, sans admettre tous les récits merveilleux des jésuites de l’Inde, regarder du moins comme incontestable l’importance des résultats qu’ils avaient en peu d’années su obtenir.
 
Les concessions honteuses faites aux préjugés religieux des natifs par les jésuites de l’Inde avaient été presque dès leur origine révélées à Rome, et, au commencement du XVIIIe siècle, le pape Clément XI envoya le cardinal de Tournon, patriarche d’Antioche, avec des pouvoirs ab latere, pour mettre un terme à de pareils scandales. Le délégué du saint-siège, après une enquête scrupuleuse, dénonça et condamna les pratiques des missionnaires jésuites; il leur défendit, sous peine d’excommunication, de se conformer aux coutumes adoptées par les brahmes. Les jésuites indiens n’acceptèrent pas cette condamnation sans résistance; des pères furent envoyés à Rome pour en appeler de la décision du cardinal de Tournon, mais leurs réclamations ne furent pas écoutées, et le saint père maintint le décret du cardinal de Tournon dans toute sa rigueur. Cet échec n’intimida point, il est vrai, les missionnaires de Madura, et les négociateurs, sans reculer devant une nouvelle imposture, annoncèrent, à leur retour dans l’Inde, qu’ils avaient obtenu du sacré collège l’autorisation de continuer des pratiques extérieures nécessaires à la conversion des infidèles. Les remontrances, les bulles du saint-siège restèrent sans effet : les pères de la mission indienne continuèrent à se présenter aux populations comme des brahmes de l’ordre le plus élevé, et, comme tels, à se conformer à toutes les pratiques nécessaires pour soutenir cette imposture. Le coup qui ruina l’œuvre de la compagnie de Jésus dans l’Inde ne devait point émaner du pouvoir spirituel de Rome; la fortune de la mission de Madura succomba dans la lutte qui anéantit l’influence française dans l’Inde. Craignant que les jésuites français ne servissent d’actifs auxiliaires à la cause de leur pays, les autorités anglaises dénoncèrent l’imposture aux populations, qui, éclairées sur le véritable caractère des brahmes de Madura, revinrent immédiatement à leurs superstitions primitives. La réaction fut si complète, que le révérend père Dubois, dont le voyage remonte à la fin du XVIIIe siècle, affirme, dans un des plus remarquables ouvrages qui aient paru sur l’Inde, n’avoir pas rencontré en vingt-cinq ans un seul chrétien véritable. L’édifice élevé avec tant de ruse, de patience, même d’abnégation et de courage, disparut comme par enchantement, du jour où le mensonge qui lui servait de base eut été dévoilé. Les jésuites abandonnèrent en 1765 la mission de Madura, qui fut confiée désormais aux soins des missions étrangères de Paris.
 
Les travaux des jésuites de Madura ouvrent et ferment la liste des tentatives vraiment considérables faites par l’église catholique pour amener la conversion des natifs de l’Inde. Après eux, les événemens politiques livrent exclusivement ce vaste champ de propagande religieuse aux mains des missions évangéliques. Ce fut en 1705 que le premier missionnaire protestant, le docteur Ziegenbolg, partit pour la présidence de Madras, sous les auspices de Frédéric IV, roi du Danemark, dont les établissemens sur la côte de Coromandel avaient alors une importance considérable. Dans le Bengale, les travaux des sociétés bibliques ne remontent pas au-delà de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du docteur Kiernander, qui fut envoyé à Calcutta en 1756 par la société formée en Angleterre pour la propagation des doc trines chrétiennes. L’instant était critique, et, tout entier aux travaux politiques qui donnèrent un empire à l’Angleterre, lord Clive ne s’occupa qu’en passant de la question accessoire de la conversion et de l’éducation des Hindous. Cependant son patronage demeura acquis aux travaux du docteur Kiernander, et ses libéralités pourvurent aux dépenses de premier établissement d’une école où le docteur enseigna aux Hindous de toute croyance les principes du christianisme et les élémens d’une éducation européenne.
 
Avant la mort du docteur Kiernander, la conquête des provinces du Bengale, Behar et Orissa, était un fait accompli; la compagnie Anglaise des Indes avait gagné au jeu des négociations et des batailles un empire de plus de trente millions d’habitans. La question de l’éducation des masses indiennes restait néanmoins toujours aussi ardue. Ce fut Warren Hastings qui l’étudia le premier avec une attention sérieuse. L’on peut remarquer ''à priori'' que la solution imaginée par cet homme d’état éminent repose sur les données du caractère natif que la société de Jésus avait autrefois prises pour bases de sa fortune indienne. Comme la célèbre corporation, le profond politique comprit que les préjugés religieux étaient les seuls sentimens puissans chez ces hommes primitifs et crédules. Aussi, sous son influence, l’on s’abstint scrupuleusement de porter la moindre atteinte aux superstitions des natifs, et l’on continua dans toutes ses traditions le système des empereurs de Dehli.
 
Warren Hastings formula ses vues sur la question de l’éducation publique dans l’Inde, en accordant en 1781 le patronage de la compagnie au collège mahométan ou ''Madrissa'' de Calcutta, auquel il alloua une subvention annuelle de 3,000 liv. sterl. L’enseignement du Madrissa embrassa le persan, l’arabe, les mathématiques, l’astronomie, la médecine; mais ces dernières études furent restreintes dans les étroites limites de la science orientale, et telles en un mot qu’elles l’eussent été, si le collège, au lieu de s’appuyer sur le patronage d’un gouvernement européen, eût reçu des subsides d’Akbar ou d’Aurungzebe. Une fois engagé dans cette voie contraire aux innovations, le gouvernement de la compagnie y persista résolument, et, pour témoigner de son impartialité religieuse, admit sur la liste de ses pensionnaires le collège sanscrit de Bénarès, dont la subvention primitive fut portée bientôt de 14,000 à 20,000 roupies. Le but principal de cet établissement était de maintenir intactes les traditions littéraires et religieuses des Hindous. Le professorat n’y était exercé que par des brahmes de la plus haute caste, et l’on y conduisait la discipline et les études conformément aux prescriptions du ''Dharma shatra'', au chapitre de l’éducation. Bon nombre de très honnêtes gens ne connaissant pas plus le chapitre sur l’éducation du ''Dharma shatra'' que le Géronte du ''Médecin malgré lui'' ne connaissait le chapitre d’Hippocrate sur les chapeaux, nous jouerons quelque peu ici le rôle de geai paré des plumes du paon, en donnant un aperçu de la discipline de collège, telle que la comprend le ''Dharma shatra'', et telle qu’elle se pratiquait Il y a quelques années à peine dans un établissement patenté du gouvernement anglais. Au commencement et, à la fin de chaque cours, l’élève est tenu de serrer respectueusement les mains de son maître et de venir toucher son pied droit de son pied droit, son pied gauche de son pied gauche. Il lui est surtout recommandé, au début et à la clôture des leçons, de prononcer la magique syllabe ''om'', car, sans cette précaution, la science glisserait sur son cerveau comme l’huile sur le marbre : c’est le ''Dharma shatra'' qui l’assure du moins. L’élève ne doit, sous aucun prétexte, répondre aux ordres de son tuteur, lui parler étant assis ou couché, la bouche pleine ou la face détournée de lui; tout ceci ne s’écarte guère des règles de la civilité puérile et honnête. Voici maintenant qui a plus de couleur locale : le pupille ne doit jamais censurer, même justement, les ordres de son tuteur, tourner en dérision sa tournure ou son langage, être envieux de sa science, car de pareilles fautes l’exposeraient à revenir sur la terre pour soixante mille ans, sous les espèces d’un âne, d’un reptile ou d’un gros ver. Nous ne pousserons pas plus loin ces citations, bien persuadé, comme nous le sommes, que le régime disciplinaire du ''Dharma shatra'' ne renferme aucun germe d’amélioration susceptible d’être introduit dans les collèges de Sainte-Barbe ou d’Éton.
 
Le patronage accordé par le gouvernement de la compagnie à l’éducation, exclusivement orientale était sans doute d’une politique sage et prévoyante. Aux premiers jours de la conquête, il était in dispensable de ménager les seuls sentimens violens des natifs, de témoigner par des actes que la poignée d’Européens à laquelle une fortune inouïe avait remis le sort de ces vastes contrées n’entendait pas substituer sa religion aux religions établies. L’avenir de la domination anglaise ne pouvait être assuré qu’à ce prix. Toutefois ce système soulevait une objection fondamentale : il propageait à plaisir des sciences et des religions également fausses, il se bornait en un mot à continuer, en le faisant toutefois moins bien, ce qu’avaient fait les empereurs de Dehli, et ce vice radical du système, les passions politiques et religieuses ne manquèrent pas de l’exploiter, comme un sujet redoutable d’accusation, dans toutes les luttes qui s’engagèrent contre l’ascendant de la compagnie des Indes.
 
Il existe en Angleterre une influence occulte, fatale en plus d’une circonstance à la fortune publique, mais toujours d’un grand poids dans les destinées du pays : c’est l’influence de ce parti moitié religieux, moitié politique, qui, de son quartier-général d’Exeter-Hall, inonde l’univers de ses missionnaires et de ses bibles polyglottes et au rabais. Habiles à exploiter les passions populaires, les ''saints'' devaient dès l’origine se poser en adversaires de la politique de l’honorable compagnie des Indes. Au renouvellement de la charte de la compagnie, en 1793, le représentant le plus considérable et le plus ardent des sociétés bibliques, M. Wilberforce, formula leurs exigences dans la question complexe de l’éducation publique et de la propagande chrétienne, en proposant au parlement d’obliger le gouvernement de la compagnie à entretenir des missionnaires chargés de répandre dans ses domaines les vérités chrétiennes. Le parlement n’accepta pas ces mesures trop hâtives, et le bill de M. Wilberforce fut rejeté à une immense majorité. Cet échec ne découragea pas les missions évangéliques, et leurs efforts pour prendre pied sur la terre promise de l’Inde furent couronnés d’un certain succès sous l’administration du marquis de Wellesley. Ce fut ce grand homme d’état qui le premier autorisa la distribution des traductions bibliques dans les domaines de la compagnie en disant « qu’un chrétien ne pouvait pas faire moins, et qu’un gouverneur anglais ne pouvait pas faire plus, » paroles marquées au triple sceau de la sagacité politique, du patriotisme et d’un véritable esprit religieux.
 
Ces concessions faites aux sociétés évangéliques ne furent néanmoins que temporaires, et furent bientôt suivies de mesures prohibitives d’une rigueur inutile qui justifiaient presque les accusations violentes dont le parti des saints poursuivait la politique timorée du gouvernement de la compagnie. A propos d’un pamphlet écrit en langue persane et imprimé dans l’établissement danois de Serampour, où les erreurs de la religion mahométane étaient exposées et flétries, le conseil suprême de l’Inde crut devoir proclamer la patrie en danger, et défendre sous les peines les plus sévères les publications ou les prédications religieuses ayant pour but de démontrer la fausseté des croyances natives. Comme pour donner plus d’éclat à ces mesures prohibitives, de nouveaux encouragemens furent accordés aux établissemens destinés à propager les sciences orientales et l’idolâtrie. Aux institutions admises déjà à jouir des bienfaits du gouvernement, l’on ajouta les deux collèges mahométans de Bhaugulpore et de Juanpore. Ce furent là les derniers pas faits dans un système rétrograde que l’intérêt de la chose publique ne justifiait plus. Le temps, des guerres heureuses, la sagesse d’hommes d’état éminens, avaient affermi l’édifice de la domination anglaise dans l’Inde. Une expérience de plus de cinquante années de tolérance avait appris aux populations qu’elles n’avaient point à craindre qu’un système violent de propagande religieuse fût soutenu par les conquérans étrangers. L’appui exclusivement réservé aux sciences et aux religions natives n’était donc plus qu’un anachronisme, une concession faite à des chimères et à la routine. Aussi, au renouvellement de la charte en 1813, le parlement, sous la pression de l’agitation religieuse qui embrasa toutes les provinces du royaume-uni, supprima dans la nouvelle constitution de la compagnie tous les empêchemens qui avaient été accumulés jusque-là pour empêcher la propagation de la foi chrétienne et des sciences modernes dans l’Inde.
 
La charte de 1813 n’imposait plus aucune restriction aux prédications des missionnaires et à l’établissement d’institutions d’éducation européenne dans les domaines de la cour des directeurs, mais ces derniers, avec la mauvaise humeur naturelle à des plaideurs qui ont perdu leur procès, ne prirent d’abord, on le comprend facile ment, aucune mesure pour assurer le succès de réformes qu’ils avaient combattues à outrance. La question de l’éducation des natifs avait triomphé des obstacles que lui opposait une politique de routine timorée; elle avait encore à vaincre, et ce n’était pas là une victoire aisée à remporter, les préjugés des orientalistes et des savans dont l’influence avait dominé jusque-là dans les plans d’éducation publique adoptés par le gouvernement anglo-indien. Les préjugés des hommes spéciaux avaient si bien dominé dans la question de l’éducation des natifs, que le bengali, l’indoustani, l’urdu, contre l’enseignement desquels on ne pouvait faire valoir l’argument péremptoire des préjugés religieux des natifs, étaient restés en dehors des institutions publiques patronées par le gouvernement anglais. Tous les encouragemens, tous les sacrifices étaient réservés aux établissemens qui répandaient l’arabe, le persan, surtout le sanscrit, langue morte qui joue à peu près dans la société indienne le rôle du grec ancien dans la société européenne. L’entêtement des hommes de science trouvait d’ailleurs un auxiliaire dans cet amour de la routine, cette impuissance d’initiative qui a souvent caractérisé la politique de l’honorable cour des directeurs. Aussi ce fut à des efforts privés que l’on dut dans l’Inde les premières tentatives faites pour diriger l’éducation publique dans une voie rationnelle et progressive. En 1816, plusieurs Européens éminens et quelques natifs éclairés se formèrent en comité à Calcutta et réunirent par souscription une somme de 60,000 roupies, avec laquelle il fut pourvu aux de penses de premier établissement d’un collège hindou, fondé pour enseigner aux natifs la langue anglaise et les sciences modernes. Un succès décisif ne couronna pas cette première expérience; après six ans d’existence, l’établissement ne comptait pas plus de soixante élèves. Des dissensions qui éclatèrent alors dans le sein du comité allaient conduire cette entreprise à une ruine certaine, quand le gouvernement se décida à intervenir en sa faveur : il fut résolu que l’on réunirait dans les mêmes bâtimens le collège hindou et un collège sanscrit dont la création avait été autorisée par la cour des directeurs.
 
Les améliorations ne se réalisent pas en un jour dans l’Inde, et les deux écoles réunies ne purent être ouvertes au public qu’en 1827. Les progrès du collège hindou furent rapides et remarquables; au bout d’un an, il comptait 400 élèves recrutés parmi les familles les plus riches de la communauté native. Le succès intellectuel du nouvel établissement se maintint au niveau de sa fortune matérielle, et si l’on avait pu craindre que l’esprit des jeunes Hindous ne fût qu’un sol ingrat, inhabile à féconder les semences de la science européenne, ces doutes furent bientôt dissipés. Le flambeau de la science eut à peine jeté ses rayons sur ces jeunes esprits, qu’ils en furent comme éblouis, et qu’au sortir des limbes de l’ignorance et des superstitions, ils arrivèrent sans transition à détester et à poursuivre avec fanatisme les idoles qu’ils avaient adorées. Des outrages publics faits par des élèves du collège aux superstitions religieuses de leurs compatriotes accusèrent ouvertement un état de choses qui devait sérieusement effrayer les parens, et le gouvernement, pour y remédier, dut proscrire dans le collège, de la manière la plus sévère, la discussion des matières religieuses.
 
Ces résultats avaient sans doute dépassé le but désiré; ils démontraient toutefois victorieusement que les préjugés des natifs n’opposaient pas des obstacles insurmontables à la propagation des sciences modernes, et l’autorité anglaise ne fit que se rendre à l’évidence en entrant timidement dans la voie que l’initiative des individus avait ouverte. Des cours d’anglais, de géographie, de géométrie, d’astronomie, furent ouverts dans les établissemens publics, mais sans que l’on introduisît aucun changement radical dans le programme des études et le mode de distribution des subsides publics. Il était réservé à lord William Bentinck, guidé par les conseils du célèbre historien Macaulay, de réformer en son entier un système d’éducation suranné dont l’expérience avait fait justice. En augmentant le budget de l’éducation publique, il émonda des dépenses parasites et fort considérables, telles que les fonds alloués pour la publication de livres orientaux, les subsides aux élèves pauvres. Dans le nouveau système introduit sous le patronage du noble lord, les études furent dirigées vers l’anglais, les sciences modernes, les langages populaires, le bengali, l’indoustani, Turdu, et désormais le poétique persan, le scientifique sanscrit ne furent plus que des chapitres spéciaux du programme de l’éducation publique dans l’Inde.
 
On ne pouvait formuler un système d’éducation rationnel et vivace qu’après s’être rendu un compte exact de l’organisation et des ressources de cette branche intéressante des institutions natives : c’est ce que lord William Bentinck comprit d’abord, et, pour éclairer sa religion, il appela M. W. Adams, directeur du journal l’''India Gazette'', à faire une enquête sur l’éducation dans la communauté native. M. Adams se consacra courageusement à cette mission, et les document qu’il publia après plusieurs années de travaux pénétrèrent jusqu’au plus profond de la société indienne. M. Adams fait voir sous un jour si nouveau les mœurs de cette partie peu connue de la famille humaine, que nous ne craindrons pas de nous étendre un peu sur son remarquable travail.
 
Quelques mots d’abord sur la manière dont l’enquête fut dirigée. Elle porta à la fois et sur l’éducation publique et sur l’éducation privée. Les établissemens d’éducation publique furent subdivisés en plusieurs sections, suivant que l’enseignement l’était dirigé vers les langages populaires, le bengali, l’indoustani, l’urdu, ou vers les langues étrangères et scientifiques, telles- que l’arabe, le persan et le sanscrit. Pour chacune de ces divisions, on dressa des tableaux statistiques indiquant le nom de la ville ou du village où l’école était située, la nature du local, le nom, l’âge, la caste, la religion, l’étendue des connaissances du maître et le montant de ses recettes; le nombre des élèves, leurs castes, l’âge moyen auquel ils avaient commencé et l’âge moyen auquel ils finiraient probablement leurs études; enfin les livres imprimés ou manuscrits en usage dans l’école. Quant à l’éducation privée, les divers points sur lesquels devait porter l’en quête furent à peu près les mêmes. Ainsi les tableaux établissaient, dans une circonscription territoriale donnée, le nombre de familles dont les enfans recevaient une éducation privée; d’autres colonnes étaient réservées pour le nom, la religion, la caste, les occupations des chefs de famille, etc. Qui connaît même très superficiellement les hommes de l’Inde, leurs habitudes de mensonge, leurs allures timides, les obstacles du climat, la difficulté des communications, comprendra facilement tout ce qu’il fallut à M. Adams de patiente énergie et de sagacité pour réunir avec quelque exactitude les documens de cette statistique herculéenne.
 
Ces préliminaires établis, examinons, le rapport de M. Adams à la main, les diverses conditions où se trouve l’enseignement public dans la société native pure de tout contact avec la civilisation Européenne, cet enseignement qui subsiste aujourd’hui tel qu’il existait Il y a deux mille ans. Et d’abord où l’école se réunit-elle? Dans les conditions les plus splendides et les plus comfortables, le local d’une école indienne 3e compose d’une cabane à toits de chaume, à murs de boue et de branchage, dont la valeur ne dépasse jamais une vingtaine de roupies; mais ce sont la les établissemens de luxe, l’exception. Le plus souvent il n’y a point de bâtimens affectés à l’école, elle se rassemble dans un temple, au coin d’une boutique, sous un arbre, quelquefois même en plein air. Quant au maître, aux termes des lois religieuses, il devrait appartenir à la caste des écrivains. la du moins la barrière des préjugés hindous a été en partie démolie, et l’on trouve à la fois parmi les maîtres des brahmes de l’ordre le plus élevé et des parias des castes les plus basses. Le salaire du maître d’école est payé soit en argent, soit en présens de riz, blé, tabac, en tenant compte de tous ces élémens de recette, on trouve que le salaire des maîtres d’école varie de 2 roupies 5 anas à 6 roupies par mois. Faut-il dire que ces faibles appointemens rétribuent et très largement le peu de manne scientifique que les mentors cuivrés sont capables de distribuer à leurs pupilles? Ce sont pour la plupart des hommes simples et ignorans, qui enseignent mécaniquement le peu de connaissances qu’ils ont mécaniquement apprises, sans tenter de sortir des limites de l’éducation la plus élémentaire, sans se douter même de l’importance de leur mission. C’est à l’âge de cinq ans que la loi hindoue ordonne de commencer l’éducation, et dans les familles aisées l’initiation première de l’enfant est célébrée par une sorte de fête religieuse, où, en lui guidant la main, on fait tracer sur le sable au débutant les lettres de l’alphabet. Immédiatement après cette cérémonie, le bambin est conduit à l’école voisine. Sa vie scolaire est alors commencée, elle durera de six à dix ans, et se divise en quatre périodes distinctes.
 
La première ne dépasse pas dix jours; l’élève apprend durant ces dix jours à tracer les lettres de l’alphabet sur la terre avec un petit bâton. Dans la seconde, qui varie de deux à quatre ans, il est initié aux mystères de l’art d’écrire; le maître lui trace un modèle qu’il s’essaie à reproduire sur une feuille de bananier à l’aide d’un char bon qui s’efface facilement. Une fois qu’il possède les élémens de la calligraphie indienne et peut écrire des lettres de formes et de proportions convenables, il apprend à prononcer et à écrire des noms de personnes, de castes, de rivières; sa jeune mémoire est exercée en même temps à retenir des tables de numération peu compliquées. Ces études conduisent à la troisième période, d’une durée moyenne de deux ou trois ans, qui comprend des études grammaticales et des notions de composition et d’arithmétique. Dans la quatrième période, dont le terme ne dépasse pas deux ans, les études mathématiques sont continuées, l’élève est de plus exercé à formuler des lettres de change, des baux, des contrats de toute espèce, des lettres et des pétitions (1).
 
Quelque rétrécies que soient les limites de cet enseignement, elles dépassent de beaucoup, il est bon de le remarquer, celles de l’instruction donnée dans la grande majorité des écoles natives de l’Inde. Le bagage scientifique du plus grand nombre des maîtres d’école comprend à peine l’écriture, la lecture et les premières règles de l’arithmétique, sans que les livres manuscrits ou imprimés mis à la disposition des pupilles viennent suppléer à l’insuffisance du pédagogue. L’usage des livres imprimés est inconnu dans les écoles natives des districts du Bengale, et quant aux livres manuscrits, ils ne sont en circulation que dans un petit nombre d’établissemens. Presque partout le système de l’enseignement est purement oral. On doit de plus faire remarquer que les textes rudimentaires qui servent en tous les cas à l’enseignement ne sortent pas des folles légendes de la mythologie hindoue, et qu’ils ne peuvent en un mot que servir à développer chez les enfans les superstitions les plus grossières et les plus stupides. Si l’usage des productions de la littérature hindoue doit exercer une action fâcheuse sur l’esprit des jeunes élèves, la moralité de l’éducation n’est guère mieux partagée lorsque l’enseignement est purement oral. Les spécimens d’exercices consacrés aux leçons premières d’écriture et de lecture dans les écoles où l’usage des manuscrits n’est pas adopté, et que nous allons reproduire, suffiront et au-delà pour faire apprécier tout ce qu’Il y a de vicieux dans l’enseignement des écoles natives :
 
« Un homme doit être aimable pour son ennemi, si par son assistance il peut se délivrer d’un autre ennemi, de même qu’il ôte l’épine qui a percé son pied à l’aide d’une autre épine.
 
« Une femme est nécessaire pour avoir un fils, un fils pour que des gâteaux soient offerts à vos funérailles, un ami pour trouver assistance dans le besoin; mais l’argent pourvoit à toutes les nécessités de la vie.
 
« Posséder bon appétit, bonne nourriture, force virile, belle femme, cœur généreux et beaucoup d’argent, ce sont les véritables signes qu’un homme a bien mérité du ciel dans sa vie antérieure. »
 
Ces sentences, empreintes d’une philosophie égoïste et mondaine, sont loin d’être les pires de l’espèce, et la décence ne permettrait pas de citer certains passages d’exercices donnés à des enfans, pas sages qui doivent laisser dans de jeunes esprits des taches ineffaçables.
 
Si l’instruction de l’école native néglige complètement le côté moral de l’éducation, on ne tire nul parti dans la discipline intérieure de l’émulation et des bons instincts des enfans. Pour faire respecter leur autorité, les pédagogues ont recours à des punitions souvent grotesques, quelquefois terribles. Le code pénal en vigueur dans les écoles natives mérite à tous égards qu’on en dise quelques mots. Voici par exemple l’élève condamné à se coucher la face contre terre, avec une brique entre les épaules et une brique au bas des reins, double fardeau qu’il doit porter sans le laisser tomber pendant un temps déterminé : souvent on le contraint à se tirer lui-même les oreilles, et s’il se montre trop indulgent pour ses organes auriculaires, il encourt une punition d’un ordre supérieur, la pendaison par les pieds par exemple, ou bien encore on l’introduit dans un sac en compagnie d’un chat ou d’une botte d’orties. A l’ouverture de la classe, il est d’usage que le mentor écrive sur la main du disciple arrivé le premier le nom de ''Sarawasti'', déesse de la science : ses politesses s’arrêtent là, car le second venu reçoit en manière de bonjour un coup de baguette dans la main, le troisième deux, et ainsi de suite jusqu’au dernier, qui a droit à un nombre de ''patoches'' (c’est là, si nos souvenirs sont fidèles, le nom classique de la chose) égal au nombre de petits camarades réunis avant lui dans la classe.
 
Ce système de terreur, qui paralyse l’intelligence des élèves, exerce de plus une influence pernicieuse sur leur moralité. Pour s’attirer les bonnes grâces du sévère ''guruh mahashaï'', les pauvres enfans se soumettent en victimes résignées à tous ses caprices, et n’hésitent point à voler à la maison paternelle du riz, du tabac, de l’argent même, qu’ils offrent en présent à leur terrible mentor. Ce n’est pas que les jeunes Bengalis, en véritables fils d’Adam, ne tentent à certains jours de prendre leur revanche en semant d’épines la natte du professeur, ou en assaisonnant d’épices le tabac de son houkah. Quelquefois même ils le poursuivent dans l’ombre à coups de pierres, ou, ''vendetta'' plus terrible encore, passent processionnellement à la nuit tombante auprès de sa cabane, chantant en chœur des hymnes improvisés où ils promettent force présens à la déesse Kali, si, par son intervention, une mort prochaine vient bientôt les délivrer de leur impitoyable tyran.
 
Nous n’avons parlé jusqu’ici que des écoles élémentaires de bengali et d’indoustani; il est temps de dire quelques mots des établissemens de la communauté native, où l’on donne un enseignement d’un ordre plus élevé. Ces établissemens se divisent en trois catégories distinctes : les écoles de persan, les écoles d’arabe, et les écoles de sanscrit.
 
Le persan est le langage des sciences et de la véritable littérature orientale, il se lie intimement aux souvenirs de gloire et de puissance de la population mahométane de l’Inde. De plus, sous l’influence du système politique de ''statu quo'' qui a prévalu si longtemps dans les conseils de l’honorable compagnie, le persan est demeuré exclusivement jusqu’à ces derniers temps le langage des affaires, des cours et des tribunaux. L’on s’explique donc facilement, à tous égards, que ce langage soit très répandu parmi la population native, sans distinction de croyances religieuses. Le programme d’enseignement des écoles de persan comprend la lecture, l’écriture, le mécanisme grammatical du langage, la composition, l’étude des poètes, etc. Si les livres imprimés n’y sont point toujours employés, on s’y sert universellement d’ouvrages manuscrits dont la morale est de beaucoup supérieure aux légendes informes et aux sentences impures en usage dans les écoles de bengali et d’indoustani. L’enseignement de l’école persane emploie en moyenne de dix à douze ans : les élèves commencent leurs études vers l’âge de huit ans et les terminent de vingt à vingt-deux. Les maîtres de persan, comme instruction, position sociale, tiennent un rang plus élevé que leurs confrères; aussi les honoraires, fruits de leurs travaux, sont-ils plus considérables, quoiqu’ils ne dépassent pas six roupies par mois en moyenne. L’on donnera une idée assez exacte du rôle que joue le persan dans l’éducation native en empruntant aux tableaux statistiques publiés par le gouvernement indien le chiffre des élèves des écoles de persan dans le district de Burdwan, dont la population s’élève à plus d’un million d’âmes : ces écoles comptent 3,654 élèves, savoir : 2,096 musulmans et 1,588 hindous.
 
Les écoles d’arabe se divisent en deux catégories : les écoles d’a rabe vulgaire, dont l’enseignement, d’une puérilité exceptionnelle, consiste à apprendre aux élèves la forme, le nom, le son de certaines combinaisons de lettres, sans leur en donner le sens, et les écoles d’arabe lettré. Ces dernières ont de nombreux points de contact avec les écoles de persan, et sont souvent tenues dans le même local. L’on peut dire toutefois, et c’est là la seule distinction qu’il soit possible d’établir entre elles, qu’un professeur d’arabe lettré peut toujours enseigner le persan, mais qu’un professeur persan ne peut enseigner l’arabe. La durée de l’enseignement complet dans les écoles d’arabe lettré dure de douze à treize ans. Ces écoles sont au reste peu fréquentées, et comptent seulement 158 élèves dans le district de Burdwan : 149 musulmans et 9 hindous.
 
Par la nature comparativement élevée des études, les écoles de sanscrit tiennent le premier rang parmi les institutions d’enseigne ment des natifs. Elles ont aussi sur les autres établissemens la supériorité du nombre. Ces écoles, où toutes les branches de la science indienne sont enseignées par l’intermédiaire du sanscrit, ne sont pas exclusivement fréquentées par les brahmes, mais bien par toutes les castes respectables auxquelles la loi religieuse permet de frayer avec eux. Cependant les élèves des castes inférieures peuvent être initiés seulement aux branches séculières de la science : l’étude de la loi, de la philosophie, des poèmes sacrés, est le monopole exclusif de l’ordre brahmanique. Les écoles de sanscrit doivent pour la plu part leur origine à des efforts privés, et ne renferment invariablement qu’un seul maître ou ''pundit'' qui professe la branche de la science native qui lui est le plus familière. Les élèves passent d’une école à l’autre, suivant qu’ils veulent étudier l’astrologie, la médecine, la loi ou les poèmes sacrés; il résulte de cette organisation vicieuse que, dans toutes les écoles, les élèves se divisent en internes et en externes : or, l’éducation étant gratuite, le maître doit loger les in ternes et les nourrir à ses frais. La libéralité de ses amis, quelque fois des souscriptions faites dans la communauté native, l’aident à défrayer ces dépenses. Le ''pundit'' compte encore d’autres ressources, il est généralement attaché comme chapelain à quelque famille opulente et reçoit en cette qualité des honoraires; de plus, aux jours de solennités religieuses, il est d’usage que ses coreligionnaires lui offrent des présens, souvent assez considérables (2).
 
Parlerons-nous maintenant de l’éducation de la femme indienne? Le sujet prête peu au développement, car Il y a là une lacune complète dans les institutions natives, et l’on peut remarquer dès le début que les femmes qui ont reçu quelque instruction appartiennent toutes aux classes les plus dégradées de la population. On ne saurait mieux dépeindre l’ignorance profonde dans laquelle est plongée la population féminine de l’Inde qu’en disant, nous parlons ici seulement, on doit se le rappeler, des études de la communauté native, qu’il n’existe pas dans tout le Bengale une seule école publique consacrée à l’éducation des filles, et que parmi des populations de plusieurs centaines de mille âmes, on compte par unité les femmes ayant reçu les notions premières de la lecture et de l’écriture.
 
L’éducation des femmes de l’Inde a préoccupé bon nombre d’esprits d’élite de la communauté européenne, et à plusieurs reprises des efforts énergiques ont été faits par des hommes haut placés dans le gouvernement de la compagnie pour répandre quelque lumière au milieu de ces profondes ténèbres. Malheureusement il faut constater que quoique des ouvriers ardens aient accepté depuis plus de trente ans cette mission ingrate, le premier sillon n’a pas encore été ouvert sur ce sol hérissé de préjugés religieux. L’on donnera au reste une idée des difficultés de l’entreprise en disant que la pieuse femme d’un missionnaire qui entretint à ses frais pendant plusieurs années, dans une grande ville de l’intérieur, une école de filles, dut reconnaître avec une mortelle douleur que toutes ses élèves, presque sans exception, finissaient par alimenter la population des antres de prostitution de la cité. Outre ce fait, qui explique les préjugés que la communauté native entretient contre l’éducation des femmes, certains usages sociaux opposent une barrière infranchissable aux travaux d’éducation féminine les mieux organisés et les plus énergiquement soutenus. C’est de huit à dix ans que les filles hindoues contractent mariage, et à partir du jour de la cérémonie nuptiale, elles sont condamnées à vivre dans la réclusion du harem, où elles oublieraient facilement le peu qu’elles auraient pu apprendre à l’école dans un âge aussi tendre. Aussi on a eu beau mettre en pratique les moyens les plus divers, essayer de tenter les familles pauvres en accordant une prime journalière à chaque enfant qui assiste au cours de l’école, comme cela s’est pratiqué dans certains établissement de Calcutta, ou bien s’efforcer de rallier à la cause de l’éducation les castes élevées : partout le résultat a cruellement trompé les espérances. Un homme dont le passage dans l’Inde a été marqué par les plus généreux sacrifices en faveur de la cause de l’éducation des natifs, l’honorable Drihkwater Béthune, membre du conseil suprême, accorda il y a quelques années une donation princière à une école où il espérait pouvoir réunir les jeunes filles des meilleures familles indiennes de Calcutta. Dans cet espoir, les règlemens du nouvel établissement proscrivaient toute tentative de conversion religieuse; les préjugés de caste, les habitudes de la famille indienne devaient être scrupuleusement respectés. Et cependant cette institution, ouverte depuis plusieurs années dans une ville d’un million d’âmes, sous le patronage des hommes les plus éminens du gouvernement de l’Inde, dotée d’une manière libérale, n’a jamais compté plus de soixante élèves! En présence de ces résultats négatifs, quelques hommes compétens dans la question de l’éducation native croient devoir recommander maintenant d’avoir recours à l’éducation privée, d’organiser un corps d’institutrices soldées sur un fonds commun, qui iraient porter l’instruction dans les divers harems. On comprend toutes les difficultés d’exécution que présente un pareil système, et cependant c’est celui auquel, en désespoir de cause, on se rattache aujourd’hui.
 
Les travaux de l’enquête de M. Adams, auxquels on vient d’emprunter tous ces détails, ne purent embrasser tout le Bengale : la vie d’un homme n’eût pas suffi à cette lourde tâche. Cinq districts sur trente-deux furent seulement soumis à ses investigations; mais en prenant pour base les données qui y furent recueillies, l’on arrive à des chiffrés approximatifs qui expriment avec une terrible éloquence l’état d’ignorance et de barbarie où croupissent les populations du domaine indien. Pour ne pas trop généraliser, on n’appliquera ces chiffres qu’au Bengale proprement dit, qui compte environ 36 millions d’habitans.
 
Suivant les tables dressées par M. Adams dans les districts où l’éducation est le plus répandue, 16,05 enfans sur 100 vont à l’école, et dans les districts où elle l’est le moins 2,05, soit, comme moyenne proportionnelle de la population des écoles à la population totale, 7 ¾ pour 100. Le chiffre est encore inférieur pour les adultes ayant reçu des rudimens d’éducation, il s’élève seulement à 5 3/4 pour 100. Si, en s’appuyant sur ces données premières, que recommandent les travaux les plus sérieux, l’on évalue à 36 millions d’âmes la population du Bengale, dont la moitié, les femmes, ne possèdent que par exception infinitésimale les connaissances les plus élémentaires, on trouvera qu’au compte le plus favorable, 7 3/4 pour 100 sur 18 millions, soit environ un million et demi d’individus, reçoivent ou ont reçu des notions plus ou moins étendues d’éducation, et qu’ainsi dans le Bengale proprement dit près de 34 millions d’êtres à forme humaine vivent complètement étrangers aux premiers rudimens de la science. Les tableaux statistiques d’où l’on doit déduire ces effrayantes conclusions semblent toutefois contenir quelques indications d’un progrès lent et souterrain qui s’accomplit silencieusement au sein de la communauté native. Ainsi la société hindoue, telle que l’ont faite les traditions et les lois religieuses, se divise en trois classes distinctes : les brahmes, qui ne peuvent se livrer aux professions diverses auxquelles préparent surtout les cours des écoles de bengali et d’indoustani; les castes marchandes ; enfin les castes dégradées, vouées à des métiers qui ne réclament aucune sorte d’instruction. Or l’on remarque que dans les districts qui se trouvent le plus en contact avec la civilisation européenne, le nombre des jeunes brahmes qui suivent les études des écoles primaires, et accusent ainsi l’intention d’embrasser des professions industrielles que les préjugés religieux devraient leur interdire, est de beaucoup supérieur à celui des élèves des autres castes. Cette proportion n’existe plus dans les districts éloignés, où le monopole de l’éducation primaire appartient toujours aux castes marchandes, qui dirigent ainsi leurs enfans vers les industries héréditaires de leur ordre. On peut cependant tirer de ce fait, sans en exagérer la portée, la conséquence que la barrière des préjugés religieux a été partiellement renversée, et que, le temps, la libéralité intelligente du gouvernement aidant, le progrès se généralisera. Notons aussi que la population hindoue montre moins de répugnance pour l’instruction que la population mahométane, car les statistiques officielles établissent que les élèves appartenant à la croyance musulmane entrent seulement pour 1/18e dans la population totale des écoles.
 
Si l’on passe de l’enseignement donné par les natifs aux institutions placées sous le patronage de l’honorable compagnie des Indes, on rencontre trois catégories d’établissemens (3), savoir: les col lèges destinés à la propagation des sciences orientales pures, tels que le collège sanscrit et le ''Madrissa'' de Calcutta, — les collèges et les écoles secondaires dont l’enseignement aborde les sciences européennes, — enfin les écoles primaires destinées à propager les notions élémentaires de la lecture, de l’écriture, de l’arithmétique et des langages vulgaires. Nous avons déjà parlé avec assez de détail de la première catégorie pour n’avoir pas à revenir sur ce sujet; quant à la troisième, les personnes les plus intéressées et les plus compétentes dans la matière s’accordent à reconnaître que les résultats obtenus jusqu’à ce jour dans le Bengale sont nuls ou à peu près; il n’y a donc lieu de s’occuper ici que des écoles qui ont pour but de propager parmi la population indigène la langue anglaise et la science moderne.
 
Pour encourager les parens à envoyer leurs enfans aux écoles autant que pour exciter l’émulation des élèves, le gouvernement anglo-indien a emprunté aux universités anglaises le système des ''senior'' et ''junior scholarship''. Ces distinctions, qu’on décerne à la suite d’examens, confèrent aux lauréats un salaire de 8 roupies par mois pour les ''junior scholarship'', et un salaire variable de 12 à 50 roupies pour les ''senior scholarship''. Le titre de'' junior scholarship'', qu’on n’obtient guère qu’après cinq ou six ans d’études, peut se conserver deux ans. Le titulaire d’une ''senior scholarship'' peut en jouir pendant une période de cinq années, mais à la condition de prouver par un examen annuel l’efficacité de ses travaux dans l’année expirée. A la fin de ses études, le titulaire d’une ''senior scholarship'' de première classe est recommandé officiellement à l’administration et appelé ordinairement à un emploi public. Il est distribué annuellement par le gouvernement du Bengale environ trois cents ''senior'' et ''junior scholarship''.
 
Le collège hindou de Calcutta, les collèges de Hoogly, Dacca, Kishnagur, sont soumis au programme combiné de la senior et de la ''junior scholarship'' (4) ; les études dans les écoles secondaires de Howrah, Midnapore, Baraset, Ghittagong, Commilah, Sylhet, Banco-rah, Bauléah, Burdwan, Jessore, etc., toutes subventionnées par le gouvernement, sont circonscrites aux matières de l’examen pour les ''junior schoiarship''. Si le lecteur tient, au reste, à se faire une juste idée d’un établissement d’instruction secondaire dans l’Inde, qu’il veuille bien nous suivre au ''collège hindou'' de Calcutta. Cet établissement, situé dans ''Wellesley street'', une des grandes rues de ceinture de la cité, ne se recommande pas par la distribution intérieure. Les salles, petites et étouffées, seraient beaucoup mieux appropriées à un climat sibérien qu’au sol brûlant du Bengale. Le bâtiment principal, orné d’un portique plus ou moins grec, ouvre sur une cour intérieure au milieu de laquelle s’élève une statue de marbre représentant David Hare, ancien horloger, l’un des premiers et plus ardens promoteurs de la cause de l’éducation dans l’Inde. Deux bâtimens, dont les dispositions intérieures sont beaucoup mieux entendues, ont été ajoutés de droite et de gauche au corps principal. Les salles de l’étage inférieur sont affectées à l’enseignement de l’école secondaire, et celles du premier aux classes du collège. L’école reçoit seulement des élèves appartenant aux hautes castes, tandis que toutes les croyances et toutes les castes sont admises à suivre les cours du collège. L’aspect des classes ne manque pas d’originalité. Les élèves, vêtus uniformément de mousseline, le cahier ou le livre d’études à la main, sont assis sur des bancs adossés à la mu raille. Au milieu de la salle, un pédagogue, généralement le nez armé de besicles, distribue à l’assistance les trésors de l’arithmétique ou de la grammaire anglaise; mais ce qui frappe le visiteur, ce sont les salles destinées au premier âge et peuplées de petits ''babons'' aux grands yeux, aux cheveux noirs, vêtus de costumes pleins de fantaisie, le nez et les oreilles ornés de pendans, quelques-uns d’un grand prix, qui labourent silencieusement sur leurs ardoises les premières lettres de l’alphabet. Ces petites figures calmes et graves pétillent d’intelligence. Il est loin d’en être ainsi dans les classes supérieures du collège, dont les rares élèves, à la contenance morne, à l’œil déjà éteint sous la funeste influence de l’opium, prennent des notes, avec une résignation endormie, sur l’économie politique ou les ''Essais'' de Bacon. Dans les quelques pieds carrés de jardin attenant aux bâtimens du collège, l’on a installé fort récemment une ''gymnastique''; mais la jeunesse hindoue est peu portée aux exercices corporels, et, l’heure de la récréation arrivée, les élèves se retirent dans de petits coins, en compagnie de bonbons, de sucreries, dont ils peuvent digérer, dit-on, des quantités incroyables, devant lesquelles recule rait cet oiseau favorisé de la nature, l’autruche. Ajoutons encore, à l’éloge de la population du collège hindou de Calcutta, que les punitions corporelles n’y sont point en usage, et que dans cet établissement il ne s’applique d’autre châtiment que l’exclusion.
 
A quelque distance du collège hindou se trouve une école auxiliaire ouverte à toutes les castes et d’un prix moins élevé, 2 roupies par mois. Cet établissement compte 400 élèves et semble appelé à un grand avenir, quoiqu’il faille reconnaître que jusqu’à présent l’on n’ait point fait les plus grands sacrifices en sa faveur. L’établissement entier se compose d’une salle de moyenne dimension où les 400 élèves sont groupés tant bien que mal, et dont la température doit donner au visiteur, en mai et en juin, une assez juste idée des souffrances des victimes du ''Black-Hole'', sinon de l’enfer.
 
La population juvénile des établissemens placés sous le contrôle du conseil d’éducation du Bengale s’élève à 10,988 individus. Les établissemens qui réunissent le plus grand nombre d’élèves sont le collège hindou de Calcutta, qui en compte 488, le ''Madrissa'' 280, le collège de Hoogly 395, etc. La redevance universitaire imposée aux élèves est de 3 roupies par mois pour les écoles et les classes inférieures du collège de Calcutta, et de 5 roupies pour les classes supérieures de ces mêmes collèges; dans l’intérieur de l’Inde, ces redevances ne sont plus que de 2 et 3 roupies. Il faut ajouter que le principal des collèges a pleins pouvoirs en matière de finance, et que tout élève qui témoigne d’assiduité et de bonne conduite obtient sans difficulté la faveur de suivre les cours gratuitement. L’on estime qu’environ 5,000 élèves acquittent en tout ou partie les droits universitaires; la bonne moitié de la population des écoles reçoit donc une éducation gratuite. En 1851-52, les recettes des établissemens d’éducation du Bengale se sont élevées à 77,106 roupies, les de penses à 521,924 roupies; il est resté ainsi à la charge du trésor public une somme de 444,818 roupies.
 
La sous-présidence des provinces nord-ouest, dans laquelle un système d’éducation analogue à celui de la présidence du Bengale est en vigueur, compte les collèges de Dehli, d’Agra, de Benarès, de Roorkee, les écoles secondaires de Bareilly, Ajmere, Saugor, qui réunissent une population de 1,548 élèves. Dans cette division de l’empire indien, d’heureuses tentatives ont été faites pour améliorer l’éducation donnée dans les écoles primaires natives. En accordant à ces établissemens chétifs de faibles subventions en livres et en argent, le gouvernement a acquis tin droit de contrôle qui lui permet jusqu’à un certain point de moraliser et de diriger les études d’une population de près de 40,000 élèves. Les dépenses des établisse mens d’éducation dans les provinces nord-ouest s’élèvent à environ 200,149 roupies, y compris la subvention aux écoles primaires natives, fixée à 50,000 roupies.
 
Dans la présidence de Bombay, les établissemens destinés à propager les sciences modernes et la langue anglaise sont le collège Elphinstone, le collège de Poonah et le collège médical, l’école centrale de Bombay, les écoles de Surate, Rutnagherry, Ahmedabad, Ahmednugur, Dharswar, Broach, Tannah, Sattara, Rajcote, Dhoolia, en tout 17 institutions renfermant une population de 2,781 élèves. Dans cette présidence, l’on a aussi tenté et non sans succès de soumettre à une certaine surveillance les écoles primaires natives. A cet effet, le territoire de la présidence a été divisé en trois districts, dont un fonctionnaire public spécial visite périodiquement les établissemens d’éducation. Le nombre des élèves du premier district s’élève à 6,620, celui du second à 3,099, et celui du troisième à 4,351. En tenant compte des élèves des écoles primaires natives de la ville de Bombay (474) et de ceux de la province de Katiawar (762), l’on trouve que dans la présidence de Bombay 18,087 jeunes gens suivent les cours d’institutions placées sous le contrôle du gouvernement. Les dépenses de l’éducation publique dans la présidence de Bombay figurent à son budget pour une somme de 150,000 roupies; mais ce n’est pas le total de la subvention affectée à ce service. Il existe des fonds particuliers provenant de donations, souscriptions, legs, etc., dont le revenu annuel, d’un lac de roupies environ, appartient au collège médical et au collège Elphinstone, si bien que l’on peut évaluer le subside annuel accordé à l’éducation dans la présidence de Bombay à 250,000 roupies.
 
Il y aurait oubli et injustice à ne pas dire ici quelques mots des efforts tentés par une branche de la communauté native, la communauté ''parsee'', pour propager en ces contrées l’éducation et la civilisation européennes. De ces efforts, on ne citera qu’un exemple. Lorsque le riche parsee sir Jamsetjee Jejeebhoy fut investi des honneurs de la chevalerie, ses compatriotes, en commémoration d’un événement glorieux pour leur race, résolurent de former par souscription un fonds destiné à subvenir aux dépenses de l’éducation des jeunes ''parsees'' pauvres. Sir Jamsetjee Jejeebhoy fut à peine instruit de ce projet, qu’il mit son nom en tête de la liste avec la souscription princière de 3 lacs de roupies et 15 actions de la banque du Bengale, environ un million de francs ! Ce fonds, dont le revenu annuel Relève à 40,000 roupies, défraie les dépenses de maisons d’éducation consacrées aux jeunes parsees dans les villes de Surate, Bombay, etc.
 
La présidence de Madras, encore moins bien partagée que ses jumelles, ne possède qu’un seul établissement d’éducation sous le patronage du gouvernement, l’université de Madras, qui compte douze années d’existence. La subvention accordée par le trésor à l’enseignement s’élève à 50,000 roupies.
 
On a pu voir avec quelle rigueur les établissemens placés sous le contrôle de la compagnie sont maintenus dans les limites de l’éducation séculière, en dehors de toute tentative de propagande religieuse. Ce système exclusif, justifiable peut-être, est si strictement pratiqué, que l’on ne voit pas le corps nombreux des chapelains de la compagnie, qui semblerait appelé naturellement à diriger le mouvement chrétien et civilisateur dans ses domaines de l’Inde, prendre part aux travaux destinés à y propager la foi chrétienne et les lumières de l’Europe. Une seule institution relève de l’établissement ecclésiastique de la compagnie, c’est le ''Bishop’s Collège'', dont l’étranger admire les splendides bâtimens en avant de Calcutta, sur la rive droite du Gange. Fondé en 1817, ce collège devait former parmi les natifs des prêcheurs catéchistes. Malheureusement, soit que le programme des études ait été mal formulé, soit tout autre motif, ce collège, presque entièrement délaissé, compte à peine douze élèves en moyenne, et c’est aux tentatives privées, aux efforts des sociétés évangéliques de l’Angleterre et de l’Amérique qu’est abandonné entièrement le soin de la propagande religieuse dans l’Inde. Vingt-deux sociétés évangéliques, anglaises, américaines ou allemandes, entretiennent des missionnaires dans l’Inde anglaise et fournissent le magnifique subside annuel de 187,000 livres sterling aux dépenses de la propagande chrétienne. Nous tirerons des comptes-rendus adressés en 1851 aux sociétés métropolitaines quelques chiffres qui peuvent servir à formuler les résultats des labeurs de l’apostolat évangélique.
 
L’état-major des missions protestantes dans l’Inde se compose de 853 missionnaires, savoir : 360 européens et 493 natifs. Les établissemens qu’ils dirigent se divisent en trois classes : les écoles où l’on enseigne les sciences modernes et la langue anglaise, situées surtout dans les grands centres de population; des sortes d’hôpitaux où l’on accueille et élève les orphelins et les enfans pauvres; enfin des écoles primaires où l’on enseigne la lecture, l’écriture et l’arithmétique dans la langue vulgaire du pays. Ces derniers établissemens, qui ont donné des résultats très remarquables, sont ainsi répartis : 127 dans la présidence du Bengale, 55 dans les provinces nord-ouest, 65 dans la présidence de Bombay, 852 dans la présidence de Madras, total 1,099 écoles fréquentées par une population de 74,000 élèves. Dans la présidence de Madras, où leurs travaux sont plus actifs que dans les autres divisions de l’empire indien, les missionnaires ont ouvert 229 écoles pour les filles, qui réunissent 6,929 élèves. Enfin les missionnaires protestans desservent 309 chapelles et administrent les secours spirituels à une communauté de plus de 103,000 âmes.
 
Faut-il accepter aveuglément ce dernier chiffre? est-il moins gros d’illusions que ceux donnés par la correspondance des jésuites de la mission de Madura? Le témoignage des hommes les plus au courant des choses de l’Inde ne saurait malheureusement laisser aucun doute. A l’exception d’un petit nombre d’esprits d’élite qui ont accepté avec enthousiasme la révélation chrétienne, il ne se rencontre guère parmi les natifs convertis que des individus des plus basses castes, chrétiens du lendemain, si l’on peut emprunter cette expression à la langue révolutionnaire, généralement les plus corrompus d’entre les indigènes, que l’appât des secours que les missionnaires prodiguent autour d’eux, ou de pires motifs encore, attirent au banquet de la communion évangélique. C’est avec regret que nous constatons ici cette opinion, unanime parmi les hommes qui ont acquis une connaissance sérieuse du caractère hindou, que les prédications des missionnaires protestans n’ont fait aucune impression durable sur ces races endurcies dans l’idolâtrie, et que si quelque accident imprévu enlevait subitement à l’Inde les missionnaires évangélistes, de la communauté, de cent mille âmes qu’ils disent avoir amenée aux vérités chrétiennes un bien petit nombre seul ne retomberait pas dans les erreurs grossières des religions natives. Si l’on veut examiner à leur point de vue véritablement utile et sérieux les travaux des sociétés bibliques dans l’Inde, c’est dans les écoles des grands centres, de Calcutta surtout, qu’il faut aller les étudier. Qu’on visite par exemple l’école établie dans la capitale du Bengale par les missionnaires appartenant à la société du ''Free ckurck of Scotland''. Chaque samedi, à midi, les étrangers sont admis dans l’établissement et peuvent assister à un examen oral. Les élèves les plus avancés sont rangés sur les bancs d’un amphithéâtre situé au milieu d’une grande salle, aux murailles tapissées de maximes empruntées aux Écritures. Ils sont là au moins cent cinquante jeunes babous pressés sur des gradins qui montent jusqu’au plafond, et l’aspect de ces têtes noires, de ces yeux brillans, uniformément superposés sur des robes de mousseline d’une éclatante blancheur, est tout à fait original. Assis au milieu de ses visiteurs, faisant face à l’amphithéâtre, le chef de l’institution, homme de haute taille et de la plus bienveillante physionomie, passe en revue les divers sujets d’études, les deux trigonométries, l’histoire, la géographie, la grammaire, les livres saints, et l’auditoire répond en chœur à ses questions; à moins qu’il n’ait spécialement désigné quelque élève. Cette sorte de conversation bienveillante entre le maître et les disciples nous a beaucoup frappé, non-seulement par la sagacité des réponses faites à des questions assez compliquées, mais par la tenue parfaite de l’auditoire. Quoique l’examen se fût prolongé au-delà du temps ordinaire des études et eût ainsi empiété sur la récréation, nous ne pûmes surprendre un seul élève en flagrant délit de tenue inconvenante ou de babillage indiscret. Il est vrai de dire que sur ces cent cinquante noirs personnages, âgés en moyenne de quinze ans environ, la bonne moitié portait d’imposantes moustaches, et était déjà passée, le professeur nous l’assura du moins, à l’état d’homme marié et de chef de famille. Deux mots pour terminer ce croquis de la salle des commençans, où se trouvent réunis une centaine de petits drôles qui chantent en chœur, avec de petites voix fêlées, ''a, b, c, d, et ba, be, bi, bo, bu'', les yeux tournés vers un tableau qu’un vénérable brahme couvre de gros caractères. Plus de 4,000 enfans à Calcutta, dans les seuls établissemens des missions protestantes, reçoivent une éducation solide et pratique, et tout esprit libéral, en applaudissant à des succès réels, doit désirer qu’un plus grand développement soit donné à des institutions pleines d’avenir.
 
A quel prix l’éducation se développe dans l’Inde, c’est ce qu’on connaît maintenant : il ne reste plus qu’à comparer au chiffre du budget actuel de l’instruction publique le chiffre du budget d’Il y a quarante ans. En 1813, les sommes allouées à l’éducation européenne par la compagnie s’élevaient à 8,129 liv. sterl. La subvention de l’éducation dans l’Inde s’élève aujourd’hui à 9 lacs de roupies (2,500,000 fr.). On ne saurait donc nier le progrès. Ce chiffre toutefois, si l’on se rappelle qu’il s’agit d’une population de 140 mil lions d’individus et d’un budget de 600 millions de francs, a une assez triste éloquence pour qu’il ne soit point nécessaire de démontrer en de longs commentaires que le gouvernement de l’Inde est loin d’avoir satisfait à la charge civilisatrice qui lui est échue en partage. Non pas que l’on puisse se dissimuler les difficultés de la question de l’éducation publique dans l’Inde, les obstacles que les préjugés des natifs, la violence enthousiaste des sectes religieuses, les intérêts de la politique opposent aux efforts civilisateurs les plus énergiques et les mieux entendus; mais tout en avouant qu’un progrès rapide est impossible, il est permis de reprocher au gouvernement de la compagnie d’avoir compliqué sa tâche par une excessive parcimonie, et surtout par une absence totale d’organisation et de système. Peut-on s’expliquer avec quelque apparence de raison que, dans une administration montée comme l’est celle de l’Inde, il ne se soit trouvé jusqu’à ces dernières années qu’un fonctionnaire, un seul, que ses devoirs attachassent exclusivement à la question de l’éducation. Il y a en effet quelques mois à peine que la sous-présidence des provinces nord-ouest était la seule division de l’empire indien où un inspecteur général fût chargé de la surveillance et de la direction en chef des établissemens d’éducation. Dans les autres présidences, ce département était administré par un ''board'' ou comité composé d’hommes éminens et bien disposés sans doute, mais qui, choisis selon le hasard de leur position, n’avaient ni les connaissances spéciales indispensables, ni même le temps nécessaire pour examiner et résoudre les détails multiples inséparables de la question d’éducation (5). La part du lion, dans les allocations du trésor public, est employée, et c’est là un tort grave, à subventionner des établissemens dont l’enseignement est d’un ordre trop élevé. Le calcul différentiel, Shakspeare, Byron, l’économie politique, nourrissent avec raison, et nourriront longtemps encore de leur manne fortifiante les jeunes esprits qui fréquentent les universités européennes; mais cette nourriture spirituelle raffinée est-elle bien celle qui convient à de jeunes sauvages, chez lesquels les traditions de la maison paternelle n’ont tendu qu’à développer les habitudes et les instincts immuables de l’Inde, tels aujourd’hui qu’ils étaient aux jours du Christ, à la conquête de Bacchus, aux temps du déluge? Il existe, on n’en saurait douter, entre l’éducation de la famille et celle de l’école des affinités certaines que l’on ne viole pas sans danger. Voyez ce jeune babou qui étudie un des problèmes les plus modernes et les plus compliqués de l’économie politique : pour vêtement, il n’a qu’un simple pagne; une cabane de bambou lui sert d’abri; près de lui, sur une table fume une lampe, dont la jumelle pouvait éclairer la tente de Seth ou de Japhet. Doit-on s’étonner que tous ces élémens discordans n’arrivent à produire dans l’ordre moral rien autre chose que ce phénomène d’apparente civilisation dont on trouve tant d’exemples chez les riches natifs? Pour la plupart, en effet, les heureux de l’Inde, possesseurs de magnifiques palais, de somptueux ameublemens, d’une riche argenterie, vivent dans leur vie intime comme vivaient leurs pères, sans soupçonner même l’usage de toutes ces belles choses.
 
En appelant de jeunes sauvages, tout frais émoulus de la sauvagerie, à faire les hautes études qui conviennent aux enfans de l’Europe civilisée, l’on a violé les lois de la logique et de l’équilibre; on a commencé par le faîte l’édifice de l’éducation en ces contrées lointaines, et il ne faut pas s’étonner s’il chancelle de toutes parts sur ses bases. L’expérience a prouvé, et cela presque sans exception, que les lauréats des collèges indiens, de jeunes lettrés qui prendraient rang avec honneur dans les universités de l’Europe, retombent, au sortir du collège, dans les pratiques dégradantes de religions dont leur esprit éclairé fait intérieurement justice. Les collèges de l’Inde reçoivent de fanatiques idolâtres, ils rendent des hypocrites. Est-ce la ce que l’on peut appeler civilisation, progrès? L’a venir de la civilisation dans l’Inde n’est pas dans ce haut enseigne ment factice; il est dans les écoles primaires natives, sur lesquelles peut seul s’étayer un système d’éducation à larges bases, capable de régénérer le pays. C’est en purifiant l’atmosphère impure qu’exhalent les écoles indigènes, c’est en encourageant les maîtres par des secours libéraux, en répandant à profusion des livres empreints d’une saine morale, en organisant même une hiérarchie parmi ces pédagogues barbares et ignorans, que l’on servira utilement dans l’Inde la cause du progrès. Ce qui étonnera quiconque ne sait pas à quel degré tout système empreint d’organisation militaire est antipathique au génie de la nation anglaise, c’est que, dans la question de l’éducation, on n’a su tirer aucun parti de l’armée anglo-indienne, une force de 300,000 hommes que, pendant neuf mois de l’année, les ardeurs du climat réduisent à la plus complète oisiveté. En organisant dans l’Inde des écoles régimentaires, ne serait-il pas possible de couvrir le pays, en peu de temps et à peu de frais, d’un ré seau d’écoles primaires dirigées par d’anciens soldats qui auraient puisé au régiment non-seulement quelques connaissances, mais encore des principes d’honneur et de dignité personnelle que la vie des camps et l’habitude de la discipline militaire doivent donner même à un Indien?
 
Nous terminerons ici ce tableau de l’enseignement public dans l’Inde anglaise. Il ne s’agissait point pour nous, on l’aura compris, de formuler un système d’éducation à l’usage des domaines de l’honorable compagnie; nous avons seulement voulu rapidement indiquer un des plus curieux aspects de cette société bizarre, qui, par la force des habitudes et des préjugés, a résisté opiniâtrement et victorieusement jusqu’à ce jour à toutes les tentatives faites pour propager parmi elle les lumières de la foi chrétienne et de la science moderne.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Ce programme d’enseignement est indifféremment suivi dans toutes les écoles natives, qu’elles soient affectées au langage bengali ou au langage indoustani. Dans ces dernières seulement, les commerçans, au lieu de tracer leurs essais sur des feuilles de bananier, exercent leurs petits doigts avec une pointe de fer sur une tablette d’airain ou de bois recouverte d’un léger enduit de chaux. </small><br />
<small> (2) Les chiffres suivans, extraits des documens officiels publiés par le gouvernement de l’Inde, permettent d’apprécier exactement la proportion dans laquelle les diverses castes de la hiérarchie indienne participent à l’étude du sanscrit. Le district de Burdwan compte 190 écoles, dirigées par 190 professeurs appartenant tous à l’ordre brahmanique. Ces établissemens renferment 1,358 élèves, dont 590 externes et 768 internes. 1,296 élèves appartiennent à la caste des brahmes, 45 à la caste des médecins, les 17 autres à des familles de brahmes dégradées. Les recettes annuelles accusées par les 190 professeurs forment un total de 11,960 roupies, soit en moyenne un traitement pour chaque maître de 68 roupies 4 anas; mais les sources de profits pour les ''pundits'' sont si diverses et si facilement dissimulées, qu’on ne peut accepter ce chiffre sans réserve.</small><br />
<small>(3) Nous nous plaçons toujours dans le Bengale proprement dit, c’est-à-dire dans la division de l’empire indien qui a été soumise à l’enquête partielle dont nous essayons de résumer les résultats. </small><br />
<small> (4) Pour donner une idée de ce programme, il suffit d’indiquer les conditions de l’examen des candidats au titre d’une ''senior'' ou d’une ''junior scholarship''. Pour une ''senior scholarship'' de l’ordre le plus élevé (on en compte quatre classes), on est interrogé : en prose, sur Bacon; en poésie, sur Shakspeare et Milton; en histoire, sur Macaulay; en philosophie et en économie politique, sur les principes de Smith; il faut prouver en outre qu’on connaît le calcul différentiel et intégral, la trigonométrie, l’optique, etc. Pour une ''junior scholarship'', le candidat doit répondre : en prose, sur des morceaux choisis de Goldsmith; en poésie, sur des morceaux choisis de Pope et de Prior. Il est interrogé sur la géographie, sur l’histoire, sur la grammaire et le langage bengali, sur l’arithmétique et l’algèbre, etc. Parmi les établissemens d’éducation publique du Bengale, il faut encore compter le ''Médical Collège'' de Calcutta, qui, grâce à l’habile et énergique persévérance du savant docteur Mouat, a, en quelques années, popularisé dans ces contrées lointaines les bienfaits de la médecine et de la chirurgie modernes.</small><br />
<small> (5) Des dispositions récentes ont mis fin à cet état de choses. Les comités ont été abolis, et aujourd’hui un fonctionnaire spécial est appelé dans chaque présidence à diriger le département de l’éducation.</small><br />
 
 
<center>II</center>
 
De l’éducation, qui prévient les crimes, passons à la justice, qui est appelée à les réprimer. Ici encore, l’Angleterre rencontre, dans l’accomplissement de sa mission civilisatrice, de graves obstacles qu’elle s’applique courageusement à surmonter. Le gouvernement de la compagnie des Indes s’est trouvé en présence de crimes extraordinaires que la civilisation a effacés en Europe, depuis des siècles, des tristes annales de la perversité humaine. Pour procéder avec ordre dans cette étude, où l’horrible le dispute au bizarre, il faut parler d’abord d’un crime particulier aux âges primitifs, les sacrifices humains (1).
 
En juillet 1835, le gouvernement de Madras ayant envoyé des troupes pour forcer le ''rajah'' de Rumsur à acquitter les arrérages de son tribut, les nécessités des opérations militaires conduisirent l’expédition dans une contrée sauvage habitée par des peuplades à l’état complet de barbarie, et où l’Européen n’avait jamais pénétré. Les Khonds, race antérieure à la conquête de l’Inde par les Hindous, occupent, près de la côte nord-ouest du golfe du Bengale, un territoire d’environ 200 milles de long sur 170 milles de large. Vêtus d’une pièce d’étoffe retombant jusqu’au genou, la tête ceinte d’un ban deau de toile rouge, armés de flèches et de javelots, les Khonds ressemblent aux habitans des forêts de la Gaule et de la Germanie avant l’ère chrétienne, et l’on découvrit bientôt que la ressemblance ne s’arrêtait pas au costume, que la pratique des sacrifices humains était en vigueur parmi eux.
 
L’origine chez les Khonds de ce rite barbare se perd dans la nuit des temps; il se lie intimement au dogme fondamental de leur religion. C’est pour gagner les bonnes grâces et apaiser le courroux de la déesse la Terre, le mauvais principe de cette mythologie primitive, que les victimes humaines sont offertes en holocauste. Aussi les sacrifices ont-ils lieu à l’époque des semailles, lorsque quelque grande calamité, épidémie, ravages de bêtes fauves, inondation, vient désoler les tribus. Les ''mérias'',— c’est ainsi que l’on désigne, dans la langue des Khonds, les malheureux destinés à satisfaire les appétits sanguinaires de la déesse, — n’appartiennent pas le plus sou vent aux tribus des montagnes. Ce sont des Hindous que des marchands de chair humaine, dans la plus horrible acception du mot, viennent enlever ou acheter dans les plaines, et qu’ils conduisent dans les districts habités par les Khonds, où ils les échangent contre des poules, des cochons ou des moutons. La déesse accepte indifféremment les âges comme les sexes; mais le plus souvent les ''panwas'' (c’est le nom de la caste vouée à cet exécrable trafic) ne peuvent se procurer par la violence ou obtenir de l’horrible cupidité des parens que des enfans en bas âge. Ces derniers sont d’ailleurs préférés par les Khonds, qui peuvent plus facilement leur cacher le destin qui leur est réservé. Une fois parmi les Khonds, le ''méria'' devient une chose sacrée, il est choyé de tous et vit souvent plusieurs années avant que les exigences religieuses ne viennent réclamer son sang. Pourtant le jour fatal finit par luire. Le prêtre interprète des volontés de la déesse annonce qu’un sacrifice propitiatoire peut seul détourner de la tribu d’horribles calamités, et le sort du ''méria'' est décidé. Son agonie dure trois jours, trois jours de réjouissance pour les populations des montagnes voisines, qui viennent en foule prendre part à l’horrible fête. Le premier jour est rempli par des danses, des chants, des repas. Le second, la victime, habillée de vêtemens neufs, est conduite en procession au ''bois du méria'', petit bosquet peu distant du village et consacré à ces cérémonies. Là, elle est liée à un poteau au tour duquel la foule vient lui offrir des fleurs, de l’huile, du safran. Pendant la nuit, les prêtres et les anciens de la tribu déterminent L’endroit propice où le sacrifice doit être consommé, et le ''méria'' l’est amené au matin du troisième jour. Après quelques préliminaires, le prêtre le blesse légèrement de son couteau, et la foule furieuse achève bientôt l’œuvre de mort en se précipitant sur le ''méria'', qu’elle dépèce au milieu des éclats d’une musique diabolique et de cris inhumains, puis chacun reprend le chemin de son village, muni de quelque lambeau de chair dont il fait hommage aux dieux de son foyer domestique. C’est la le mode de sacrifice le plus répandu. Dans certains districts, on procède en répandant dans un fossé le sang d’un porc fraîchement égorgé : le ''méria'' est plongé jusqu’à asphyxie dans cette mare sanglante, et la curée commence seulement lors qu’il a cessé de donner signe de vie.
 
Il est impossible de donner un chiffre approximatif du nombre des victimes mises à mort annuellement dans les districts habités par les Khonds : ce nombre doit être très considérable, si l’on en juge par un fait rapporté dans les documens officiels que publie le gouvernement anglais au sujet des sacrifices humains. Dans un es pace de six mois, les troupes anglaises délivrèrent neuf ''mérias'' dans une petite vallée habitée par les Khonds, vallée de deux milles de long sur trois quarts de mille de large. Un gouvernement européen eût manqué à ses devoirs, s’il n’eût poursuivi la répression de ces pratiques d’une révoltante férocité, et le gouvernement anglais, disons-le à sa louange, n’a pas reculé devant les exigences de sa position. Malheureusement l’insalubrité du climat des plaines, la difficulté des communications au milieu de ces montagnes abruptes, le caractère guerrier des tribus, protègent l’indépendance des Khonds : ce sont là des barrières redoutables, devant lesquelles les efforts des troupes anglaises auraient pu échouer pendant de longues années avec de grandes pertes de sang et d’argent. Le système de répression indiqué par l’humanité et la prudence, celui qui a été suivi en un mot, consiste à entourer les districts des Khonds d’une police vigilante chargée d’empêcher l’enlèvement des ''mérias'' dans les plaines, à surveiller sans relâche les mouvemens des individus de la caste des ''panwas'' engagés par tradition dans le trafic des victimes humaines, enfin à tâcher, par les efforts d’une diplomatie conciliante, d’amener les chefs à l’abolition volontaire et graduelle de l’horrible pratique. Un agent spécial, dont les pouvoirs ne relèvent que du gouvernement suprême de l’Inde, est chargé en ce moment de cette mission. Ses derniers rapports donnent lieu de croire que si la coutume des sacrifices humains est encore en vigueur parmi les Khonds, elle est entrée dans une période de déclin, et que l’action du temps, une intervention judicieuse dans les affaires des tribus parviendront à l’extirper complètement de leurs mœurs.
 
Les pratiques barbares des peuplades sauvages répandues dans les districts montagneux qui séparent les présidences du Bengale et de Madras ne s’arrêtent point malheureusement aux sacrifices humains. Un contact plus fréquent avec ces tribus révéla bientôt aux autorités anglaises que, dans une grande division de cette famille aborigène, prévalait la coutume de la mise à mort des enfans du sexe féminin avant le septième jour qui suit leur naissance. Les tribus chez lesquelles cette pratique d’infanticide est passée dans les mœurs n’offrent pas de sacrifices humains, quoique leur religion soit fondée sur les mêmes fictions mythologiques que celle j es autres Khonds. Adoptant le dogme de l’antagonisme des deux principes du bien et du mal représentés par le dieu Soleil et la déesse la Terre, ces tribus croient n’accomplir qu’un acte de légitime défense contre le mauvais principe en diminuant le nombre des êtres dans lesquels il se trouve fatalement incarné. Le rôle dissolvant que la femme joue dans cette société en enfance justifie jusqu’à un certain point, il faut bien le dire, ces mesures préventives. La femme libre avec ses magnifiques attributs, ce rêve de quelques cerveaux progressifs et fêlés de notre hémisphère, se trouve réalisée parmi ces fouriéristes de l’Asie méridionale. Pour la femme khond, le lien du mariage est sans obligations et sans devoirs. Les intrigues, les infidélités, n’appellent aucune pénalité sur sa tête : tandis qu’un homme marié parjure à sa foi devient un objet de mépris public, une femme khond peut abandonner son mari quand la fantaisie lui en prend, excepté dans le temps d’une grossesse, et elle a de plus le droit de choisir l’amant qui lui convient parmi les célibataires de la tribu, sans que l’élu puisse repousser des avances peu désirées sans doute, souvent peu désirables. Les femmes s’attribuent de plus une grande part dans la direction des affaires publiques de la tribu; elles accompagnent à la guerre leurs frères, leurs maris, pour stimuler leur courage, et président aux négociations de paix entre tribus ennemies. Ces avantages sont tristement compensés, et les documens officiels s’accordent à constater l’effrayante destruction des enfans du sexe féminin qui s’opère parmi ces populations. Dans certains villages de cent familles qu’inspectèrent minutieusement des officiers chargés de recueillir des documens statistiques, il ne se trouvait pas une seule fille en bas âge!
 
Déjà le gouvernement de l’Inde avait rencontré sur sa route cette coutume sanglante. En 179A, sir John Shore découvrit le premier qu’elle était répandue dans les parties du district de Benarès qui avoisinent le royaume d’Oude. Quelques années après, des indices certains révélaient l’existence de cette pratique homicide à l’autre extrémité du domaine indien, parmi les populations qui habitent les provinces de Kuttiawar et de Kutch, limitrophes de la présidence de Bombay. Peu à peu, comme des rapports plus fréquens avec les populations donnaient à l’autorité anglaise des renseignemens plus exacts sur les mœurs indigènes, on ne put se refuser à la triste conviction que l’infanticide était passé dans les mœurs des Rajpoots, et que cette lèpre sociale s’étendait sur toute la surface de l’Inde centrale. Ici, à vrai dire, les populations n’ont pas même l’excuse d’une superstition aveugle et barbare. La loi religieuse des Rajpoots proscrit particulièrement le meurtre des femmes, et, suivant les ''shastras'', autant d’années d’enfer qu’il y avait de cheveux sur la personne de la victime sont réservées au meurtrier. C’est dans un autre ordre d’idées qu’il faut aller chercher des motifs assez puissans pour étouffer dans la poitrine de l’homme et de la femme les sentimens de la nature, qui parlent d’une voix puissante et écoutée même à la bête fauve. Chez les fiers Rajpoots, l’orgueil de la naissance revêt des proportions de fanatisme qui dépassent de cent coudées les prétentions et les préjugés de l’hidalgo de Castille le plus entiché du sang bleu qui coule dans ses veines. Cependant, quoique toutes les tribus ramènent modestement et Uniformément leur généalogie jusqu’au Soleil et à la Lune, toutes ne sont pas d’une égale noblesse. Or une fille qui contracte une mésalliance ou une fille non mariée déshonore également la famille et la tribu à laquelle elle appartient. De plus, l’usage traditionnel du pays impose aux parens l’obligation de dépenser à l’époque du mariage de leurs filles des sommes considérables, soit en fêtes publiques et en présens aux époux, soit en cadeaux aux ''charans'', sorte de prêtres troubadours qui à des attributions religieuses joignent celle de célébrer dans des chants l’épopée généalogique de la famille rajpoot. Une légende populaire donnera une idée des exactions et de la rapacité de ces bardes indiens.
 
Au temps du mariage de sa fille, un prince natif des temps mythologiques avait fait serment de satisfaire pendant un an toutes les demandes que les ''charans'' pourraient lui adresser. Aussi, bien avant que l’année fût révolue, s’était-il dépouillé de ses chevaux, de ses armes, de son argent, de ses pierreries, quand un ''charan'' dernier venu, connaissant son dénûment, lui demanda sa tête. Le fier nabab, pour satisfaire à sa parole, s’empressa de la trancher de sa propre main pour l’offrir au solliciteur. On ne doit pas trop s’étonner que depuis lors, et pour éviter prudemment la répétition de demandes aussi indiscrètes, les descendans de Nahur-Khan aient adopté la coutume de mettre leurs filles à mort dès leur naissance. — Sortons de la légende pour rentrer dans les détails, malheureusement trop réels, d’une pratique détestable qui détruit chaque année des milliers d’êtres humains. Chez les Rajpoots, le père n’est souvent même pas consulté, et le nouveau-né est mis à mort par la mère ou, dans les familles de haut rang et de fortune, par les serviteurs, avec moins de formalités et plus d’indifférence que l’on n’en met à supprimer une portée importune de jeunes chats ou de jeunes chiens. Le mode de destruction varie suivant les localités et les ressources du moment. Ici l’enfant est étouffé au moyen du cordon ombilical, la il est noyé dans une fosse remplie de lait : une pilule mortelle ou, détail plus horrible encore, un poison subtil appliqué au sein de la mère accomplit bien des fois l’œuvre homicide. Souvent enfin l’enfant est mis dans un panier, d’où il ne sort que pour être jeté dans un trou ou abandonné en pâture, dans un endroit désert, aux tigres et aux chacals.
 
Les moyens de répression les plus divers ont été tentés sous l’inspiration du gouvernement de l’Inde; malheureusement il faut constater que l’étendue du mal a défié jusqu’à ce jour les efforts les plus énergiques. Les Rajpoots, comme d’autres tribus de l’Inde centrale et orientale, ne sont pas directement sujets de l’Angleterre. Les traités dans lesquels les chefs de ces états féodaux reconnaissent le protectorat de leur puissant voisin européen leur assurent en compensation la libre administration des affaires intérieures de leurs domaines. Entrer dans une voie de répression active, chercher à extirper la pratique de l’infanticide par la force des armes, c’était rompre avec les traditions de cette diplomatie heureuse et habile, qui a, sans coup férir, assuré la suprématie de l’Angleterre dans cette partie de l’empire indien, c’était s’engager dans une série de guerres interminables. L’intérêt bien compris de la chose publique ne permettait donc au gouvernement d’intervenir que par des négociations diplomatiques, qui ont été de longue date entamées sans interruption, malheureusement aussi sans résultats sérieux. Dès les premières années du siècle, les agens diplomatiques de la compagnie en mission dans ces contrées avaient reçu l’ordre de ne rien négliger pour obtenir des chefs indépendans qu’ils proscrivissent l’infanticide parmi les sujets de leurs domaines, et on peut dire que la question a été victorieusement et depuis longtemps résolue au point de vue des proclamations et des protocoles. Vieux déjà sont les traités dans lesquels presque tous les princes de l’Inde centrale et orientale sans exception se sont engagés à défendre dans leurs états le massacre des enfans nouveau-nés. Par malheur, les documens diplomatiques ne tranchent pas la question, et des difficultés insurmontables se sont opposées et s’opposent encore à l’exécution de la loi nouvelle. Dans bien des cas, les rajahs, intimidés, s’étaient rendus sans conviction aux instances des agens anglais, et, avec ce mépris de la foi jurée qui caractérise les Orientaux, pratiquaient dans le mystère du harem la coutume homicide qu’ils avaient proscrite par leurs ordonnances, ou bien encore des princes de bonne foi se trouvaient impuissans à contraindre des sujets indisciplinés à respecter leurs volontés et leurs lois. A ces obstacles il faut en joindre d’autres encore : la fragilité de la vie chez l’enfant nouveau-né, qui permet d’accomplir le crime sans résistance, sans complices, sans témoins. Disons de plus que, dans ces contrées, il est presque impossible d’obtenir des documens, statistiques sérieux, car la constitution de la famille en Orient, le mystère impénétrable dont la vie conjugale est entourée, rendent impossible de constater régulièrement les naissances et les grossesses. Il est, au reste, à remarquer que les relevés officiels de population, quelque incomplets qu’ils soient, accusent hautement et unanimement l’étendue du mal, et que tous les chiffres recueillis dans cette partie du domaine indien donnent une proportion d’enfans du sexe féminin de beaucoup inférieure à celle des enfans mâles : ici un tiers, là un quart; dans certaines tribus, un quinzième et quelquefois moins.
 
Jusqu’ici nous avons eu à constater la résistance invincible que des pratiques inhumaines, héritage des superstitions des premiers âges, ont opposée aux tentatives civilisatrices du gouvernement Anglais. Des conquêtes glorieuses faites par la civilisation sur la barbarie ne manquent pas cependant à l’histoire de la domination Anglaise dans l’Inde, et en première ligne il faut citer l’abolition de la coutume du ''suttee'' ou suicide des veuves (2). C’est à l’administration de lord William Bentinck que se rattache cette mesure, une des plus décisives prises par le gouvernement de la compagnie, la seule presque où il ait osé défier ouvertement les préjugés et les coutumes de ses sujets indiens. La loi qui défend le suicide des veuves et punit comme complice d’un meurtre quiconque a, par ses actes ou ses conseils, contribué au sacrifice homicide, a été couronnée d’un plein succès. Si quelques ''suttees'' s’accomplissent encore aujourd’hui, ces sacrifices sont excessivement rares, et l’on peut regarder cette pratique inhumaine comme complètement extirpée des mœurs de la race indienne.
 
Avec l’association des ''thugs'', le gouvernement anglais n’a pas eu à prendre des mesures moins énergiques que vis-à-vis des veuves indiennes qui s’imposaient le ''suttee'', et il n’a guère été moins heureux. L’origine des ''thugs'', l’association de malfaiteurs la plus puissante, la plus fortement organisée qu’il ait jamais été donné à un gouvernement de combattre et de détruire, remonte à la plus haute antiquité, et ils l’expliquent eux-mêmes par des légendes mythologiques que l’on peut résumer ainsi. Aux premiers jours du monde, le principe du mal, la déesse Kali ou Bowhanee, pour soutenir la lutte avec le principe créateur, institua l’ordre des ''thugs'', auxquels elle révéla l’art de la strangulation. Ses bontés ne s’arrêtèrent pas là, et elle continua de donner à ses sectaires des preuves incessantes de protection en faisant disparaître les traces de leurs crimes; mais un jour des ''thugs'', succombant à une ardente curiosité, épièrent les mouvemens de la déesse, qu’ils surprirent sur terre au moment où elle faisait disparaître les cadavres de leurs victimes. Cette indiscrétion reçut son châtiment. Depuis ce jour, les ''thugs'' ont dû enfouir eux-mêmes dans les entrailles de la terre les preuves matérielles de leurs forfaits, sans que toutefois la déesse Kali, retirant à l’ordre entier son patronage, ait cessé de veiller au succès de ses entreprises. Cette tradition, admise sans controverse parmi les ''thugs'', tend à prouver que si l’élément mahométan est entré dans l’association, il y est entré bien après la fondation de cet ordre d’assassins, qui se rattache aux temps héroïques de l’histoire de l’Inde. Les pratiques superstitieuses dont les ''thugs'' environnent tous les actes de leur sanguinaire métier ont le plus grand rapport avec les puériles cérémonies de la religion des brahmes. S’agit-il d’admettre un nouveau-venu parmi les sectaires de Bowhanee? Après avoir accompli la cérémonie du bain, le récipiendaire, vêtu d’habits neufs, est présenté aux membres de la secte réunis dans une chambre. On passe ensuite de la chambre de réunion à un endroit consacré peu distant. Là, à la face du ciel, le ''gooroo'', le chef spirituel de la bande, invoque la déesse Bowhanee, et lui demande de révéler par quelque signe certain qu’elle accepte le nouveau-venu et lui accorde sa protection. Le pré sage est attendu en silence, et lorsque la déesse a manifesté sa volonté par l’aboiement d’un chacal, le braiement d’un âne, le vol d’un canard, ou toute autre manifestation aussi irréfutable, la bande rentre dans la maison. Là on met l’axe de fer, symbole de l’association, entre les mains du récipiendaire, qui répète un serment solennel et terrible que le ''gooroo'' a prononcé avant lui. Il reçoit ensuite des mains du prêtre un morceau de sucre consacré par des prières, et les cérémonies de l’initiation sont achevées; le nouveau-venu appartient désormais à l’association des thugs, et sa vie est vouée au service de la sanguinaire Bowhanee. Le soin de se rendre favorable leur farouche protectrice est l’une des principales occupations de la vie des ''thugs''.
 
Au moment d’entrer en campagne, le premier acte des ''thugs'' réunis est de rendre hommage a la déesse, qui prend soin elle-même d’indiquer par des présages la route qui doit être suivie. Chaque meurtre est accompagné de cérémonies en l’honneur de la divinité tutélaire, et la part de butin de la déesse est religieusement donnée aux prêtres ou ''chams'' initiés aux mystères du culte, mystères interdits aux autres ''thugs'', qui se divisent en ''bouthotes'', entre les mains desquels le fatal mouchoir devient une arme de mort, ''lughas'' ou fossoyeurs, experts dans l’art de creuser des tombes invisibles, et en ''soothas'', qui jouent le rôle le plus important dans cette communauté mystérieuse et terrible. Le procédé des ''thugs'' est uniforme : jamais ils n’emploient la violence ouverte; tout meurtre commis par eux est préparé de longue main; la ruse, l’hypocrisie, ainsi que l’indique leur nom, dérivé du verbe indoustani ''thugna'', qui signifie tromper, sont les armes les plus dangereuses des thugs. Malheur au voyageur qui prête l’oreille sur la route aux avances, aux paroles mielleuses des ''soothas''! A un endroit désert témoin de bien des meurtres, lors que la nuit est noire, au milieu d’une conversation amicale et de chants joyeux, le signal est donné... Bientôt les victimes sont empilées faces contre pieds dans une fosse préparée à l’avance; on leur ouvre le ventre à coups d’épieux pour prévenir tout gonflement de terre révélateur, les ''lughas'' recouvrent la fosse de sable, et la bande va se réunir à un endroit peu éloigné pour rendre à Bowhanee les actions de grâces accoutumées.
 
Les conditions politiques dans lesquelles s’est trouvé depuis des siècles le continent indien, fractionné en petits états indépendans et rivaux, les habitudes surtout des populations natives ont puissamment contribué au développement et aux déprédations des ''thugs''. Les grandes routes, les entreprises de transport public sont d’origine toute récente dans l’Inde; encore aujourd’hui les voies de communication que parcourent les voyageurs ne sont pour la plupart que des sentiers battus à travers les jongles, les montagnes, les déserts. Le natif lui-même, fidèle aux habitudes de ses ancêtres, ne laisse de traces de son passage sur la route qu’à la boutique où il achète le riz nécessaire à sa nourriture quotidienne. Ce ne sont pas la toutefois les victimes de choix des ''thugs''. Celles pour lesquelles ils déploient les trésors de leur hypocrisie et leurs ruses les plus sa vantes, ce sont les porteurs qui, suivant les nécessités du commerce, transportent d’un bout à l’autre de l’Inde des diamans, des métaux précieux. Certains chefs de bande occupent d’ailleurs des positions honorables qui éloignent d’eux tout soupçon de complicité dans des attentats dont ils partagent le butin. Que l’on nous permette à ce propos de citer un fait authentique qui donne une juste idée de l’audace des ''thugs'' et de l’exactitude de leurs informations. Une bande de ''thugs'' qui désolait le district d’Hingolee en 1829 avait pour chef l’un des plus riches marchands du pays nommé Hurree-Sing. Ce dernier, instruit qu’un marchand du district devait ramener de Bombay un assortiment considérable d’étoiles de soie et de drap, demanda une passe à la douane pour obtenir la libre entrée de ces marchandises, dont il donna une liste exacte. La passe obtenue, il se porta à la rencontre du convoi avec ses gens, mit à mort le légitime propriétaire et ses serviteurs, et fit ensuite entrer les étoffes à la frontière comme siennes sous la protection du permis an térieurement et frauduleusement obtenu.
 
Ce qui semble plus extraordinaire que l’immense système de destruction pratiqué par les thugs, ce qui est à la fois la condamnation et la honte des divers gouvernemens qui ont successivement administré l’Inde depuis des siècles, c’est que leur histoire est presque muette au sujet du thuggisme. De tous les rois de l’Inde, Akbar fut le premier qui sévit contre les thugs. Après lui, quelques princes natifs livrèrent au dernier supplice des sectaires de Bowhanee, mais sans système arrêté de répression, avec des moyens d’action trop restreints pour ruiner une association aussi formidable. Un fait qui semblera inexplicable à quiconque n’a pas vu sur les lieux mêmes l’impénétrable mystère qui protège tous les détails du mécanisme intérieur de la communauté native, c’est que cinquante années de conquêtes avaient déjà assis la domination anglaise dans l’Inde lors que les forfaits des thugs excitèrent pour la première fois l’attention du gouvernement de la compagnie. A cette époque disparurent plusieurs soldats indigènes se rendant en congé dans leurs villages avec leurs économies, et les enquêtes auxquelles ces disparitions donnèrent lieu révélèrent l’existence du thuggisme, sans faire soupçonner toutefois l’étendue du mal, car, pendant les vingt années qui suivirent ces premières découvertes, les ''thugs'' ne furent l’objet d’aucunes poursuites spéciales. Cependant un grand nombre de ces malfaiteurs étaient tombés entre les mains de l’autorité anglaise, et plusieurs d’entre eux avaient racheté leur vie en dénonçant leurs crimes et ceux de leurs associés. Parmi ces révélateurs, il faut compter en première ligne le chef Feringhea, que le caprice d’un romancier a fait connaître au public parisien, brigand de chair et d’os, dont le nom cependant mérite de rester illustre dans les fastes du crime, et qui, ayant pris part à sept cent soixante-dix-neuf meurtres, disait avec une fierté mêlée de regret à un magistrat anglais : « Ah! seigneur, n’eussé-je pas passé douze ans de ma vie en prison, avec la protection de Bowhanee, j’aurais sans doute achevé mille meurtres ! »
 
Ces confessions monstrueuses étaient dénuées de forfanterie; des preuves irrécusables en attestaient la sincérité. Sous les pas des thugs révélateurs, la terre, comme sous l’influence d’un pouvoir mystérieux et terrible, s’entr’ouvrit pour vomir des cadavres. Dans tous les districts de l’Inde, du nord au sud, de l’est à l’ouest, sur les indications données par les prisonniers, on ouvrit des ''bheels'' comblés d’ossemens humains, qui attestaient les forfaits et la puissance des sectaires de Bowhanee. Heureusement un homme d’une volonté énergique, ami sincère de l’humanité, lord William Bentinck; se trouvait alors à la tête du gouvernement de la compagnie. Il comprit bien vite que la vigilance de la police ordinaire serait impuissante à extirper du sol le fléau enraciné du thuggisme. Sous son inspiration, une magistrature spéciale, composée d’officiers actifs et intelligens, fut chargée de poursuivre la secte meurtrière sans relâche et sans pitié dans toute l’étendue du domaine indien. Les ramifications immenses de l’association, le nombre considérable de complices compris dans chaque attentat, présentaient de faciles moyens d’information qui furent habilement mis à profit. Des actes d’une clémence judicieuse attachèrent au service de la police anglaise des ''thugs'' sous le coup d’une sentence capitale, initiés à toutes les pratiques, à toutes les ressources, à tous les crimes de l’ordre, et la répression commença avec une énergie qui promettait le succès. Nous croyons donner une idée exacte des ravages des ''thugs'' et des travaux de la magistrature spéciale instituée par lord William Bentinck en empruntant aux documens officiels les chiffres suivans. Pendant l’année 1830, l’autorité anglaise réunit les preuves matérielles de 243 meurtres commis par les ''thugs''; ce chiffre s’élevait à 215 en 1831, et à 203 en 1832! Mais un juste châtiment devait atteindre les auteurs de tant de forfaits, car 3,266 ''thugs'' en 1837 avaient été livrés à la justice. Sur ce nombre, 412 furent pendus, 1,059 transportés à Penang, les autres con damnés à la prison ou attachés au service de la police anglaise. Les habiles et rigoureuses mesures prises par lord William Bentinck furent continuées avec persévérance sous ses successeurs. La suppression du thuggisme est aujourd’hui un fait accompli, et sans contredit l’un des plus grands bienfaits que le gouvernement Anglais ait conférés aux populations indigènes.
 
Le colonel Sleernan, qui a dirigé avec tant d’énergie et de succès la magistrature spéciale instituée contre les étrangleurs de l’Inde, a reproduit le récit d’une scène de ''thuggisme'' racontée par un ''thugh'' lui-même, et que nous citerons d’après lui, sans en modifier l’allure orientale :
 
« Un officier mogol de noble contenance et de belle figure, se rendant du Panjab dans le royaume d’Oude, traversa un matin le Gange près de Meerut, pour prendre la route de Bareilly. Il était monté sur un beau cheval turcoman et accompagné de son domestique de table et de son palefrenier. Sur la rive gauche du fleuve, l’officier rencontra un groupe d’hommes de respectable apparence qui suivait la même route que lui. Ces derniers l’accostèrent avec les formes les plus humbles et cherchèrent à entrer en conversation; mais le Mogol était sur ses gardes contre les ''thugs'', et ordonna aux voyageurs de le laisser continuer seul sa route. Les étrangers s’efforcèrent de dissiper ses soupçons; ce fut en vain. Les narines du Mogol s’enflèrent, ses yeux lancèrent des éclairs, et il intima aux voyageurs, d’une voix tonnante, l’ordre de s’éloigner. Ils obéirent. Le lendemain, le Mogol rejoignit sur la roule le même nombre de voyageurs; mais ces hommes présentaient un aspect différent de ceux de la veille : c’étaient tous des musulmans qui s’approchèrent de lui très cérémonieusement, lui parlèrent des dangers de la route, et lui demandèrent la faveur de se mettre sous sa protection. L’officier ne répondit pas à ces ouvertures, et comme les voyageurs persistaient à s’attacher à ses pas, ses narines s’enflèrent de nouveau, ses yeux lancèrent des éclairs; il plaça la main sur son sabre, et leur commanda de s’éloigner, s’ils ne voulaient pas voir leurs têtes voler de dessus leurs épaules. C’était un formidable cavalier; il portait à son dos un arc et un carquois plein de flèches, une paire de pistolets à sa ceinture et un sabre à son côté. Aussi les pauvres gens obéirent en tremblant. Le soir, un autre groupe de voyageurs, logés dans le même caravansérail que le Mogol, lia connaissance avec ses deux domestiques, et au matin, en les rejoignant sur la route, ces voyageurs cherchèrent à entrer en conversation avec le maître; mais malgré les prières de ses serviteurs, pour la troisième fois les narines du Mogol s’enflèrent, ses yeux lancèrent des éclairs, et il commanda impérieusement aux étrangers de demeurer en arrière. Le troisième jour, le Mogol, continuant sa route, était arrivé au milieu d’une plaine déserte; ses domestiques le suivaient à distance, lorsqu’il se trouva en présence de six pauvres musulmans qui pleuraient sur le corps d’un de leurs compagnons mort au bord du chemin. C’étaient des soldats de Lahore qui revenaient à Lucknow pour revoir leurs femmes et leurs enfans après une longue absence. Leur compagnon, l’espoir et la joie de sa famille, avait succombé aux fatigues du voyage, et ils allaient déposer son corps dans la fosse béante ouverte par leurs mains; mais, pauvres gens illettrés qu’ils étaient, aucun d’eux n’était capable de lire les prières du Coran, et si l’officier voulait rendre ce dernier hommage à la mémoire du défunt, il ferait là un acte de bienfaisance dont il lui serait tenu compte en ce monde et dans l’autre. Le Mogol ne résista point à cet appel fait à sa religion et descendit de cheval. Le corps avait été placé dans la fosse de la manière prescrite par le Coran, la tête tournée vers La Mecque. Un tapis fut étendu devant l’officier : il ôta d’abord son carquois, puis son sabre et ses pistolets, qu’il déposa au bord de la fosse. Une fois désarmé, il se lava la face, les pieds et les mains, pour ne pas dire les prières en état d’impureté, et, se mettant à genoux, commença à voix haute le service des morts. Deux compagnons du défunt agenouillés près du cadavre priaient en pleurant; les quatre autres s’étaient portés à la rencontre des deux domestiques pour que leur arrivée ne vint pas interrompre les prières du bon Samaritain Soudain, à un signal, les mouchoirs sont jetés, et au bout de quelques minutes le Mogol et ses deux serviteurs étaient empilés dans la fosse béante, conformément aux pratiques des ''thugs'', la tête du cadavre d’en haut aux pieds du cadavre d’en bas. Tous les voyageurs que le Mogol avait rencontrés appartenaient à une même bande de ''thugs'' du royaume d’Oude qui, désespérant de capter sa confiance par de mielleuses paroles, avaient imaginé ce stratagème pour le tuer et s’emparer de son or et de ses bijoux. Le Mogol, homme de forte corpulence, mourut sur le coup; ses serviteurs ne firent aucune résistance. »
 
Les ''thugs'' ne sont point les seuls malfaiteurs qui exploitent les voyageurs sur les routes de l’Inde, et il nous faut placer presque à leur niveau, pour l’atrocité des crimes et le nombre des victimes, les empoisonneurs ou ''dattureas'', ainsi nommés de la substance vénéneuse qu’ils emploient le plus généralement, et qui sont répandus par centaines dans les trois présidences. Ces malfaiteurs se recrutent dans toutes les castes, empruntent tous les déguisemens qui peuvent servir leurs attentats, attentats que favorisent d’ailleurs les mœurs primitives du voyageur indigène. L’Indien en voyage profite en effet bien rarement de l’abri d’un toit : c’est au bord de la route, à l’ombre d’un bouquet de manguiers ou de tamarins, qu’il établit son domicile éphémère, c’est à la face du ciel qu’il fait les préparatifs de son dîner et goûte le sommeil réparateur qui le suit. A la faveur de ces habitudes d’une simplicité primitive, les ''dattureas'' en campagne s’associent aux voyageurs, et lorsqu’ils ont établi avec eux quelque intimité, ils profitent de la première bonne occasion pour mêler secrètement le poison au ''chillum'' du houkah ou à la nourriture de leur compagnon, qu’ils dépouillent ensuite à loisir. Aucune organisation souterraine ne relie entre elles ces bandes, composées chacune d’un petit nombre d’individus; aussi les mesures préventives prises contre les empoisonneurs n’ont-elles pas eu le même succès que celles prises contre les ''thugs''. Ce crime est si commun dans l’Inde, que nous croyons devoir reproduire ici la déposition faite devant un magistrat anglais par un fakir dont les ''dattureas'' avaient empoisonné le fils pour s’emparer d’une couverture d’une valeur de 12 anas (1 fr. 80) !
 
« Je demeure dans une cabane près de la route, à un mille et demi de la ville, et je vis des aumônes des voyageurs et des voisins. Il y a six semaines, après avoir dit mes prières, je m’étais assis à la porte de la cabane en compagnie de mon fils, âgé de dix ans. Une couverture que j’avais achetée la veille était étendue près de lui. Un homme accompagné de sa femme et de ses deux enfans, l’un plus jeune, l’autre plus vieux que mon fils, vint s’arrêter près de nous. Ces voyageurs pétrirent leur pain, le mangèrent, et nous donnèrent une quantité suffisante de farine pour faire deux galettes, que je préparai immédiatement. Je mangeai la moitié d’une, et mon fils acheva le reste. Quelques instans après avoir pris cette nourriture, nous devînmes stupides, je vis mon fils s’endormir et l’imitai bientôt. Au réveil, j’étais dans une mare d’eau voisine, et comme fou. J’eus cependant l’instinct d’en sortir et de me traîner jusqu’à la cabane, où je trouvai mon fils qui respirait encore. Je m’assis à ses côtés, mis sa tête sur mes genoux, mais il expira peu après. La couverture neuve avait disparu. La nuit était venue, je me levai et errai au hasard aux alentours en ramassant je ne sais pourquoi des brins de paille. J’étais encore tout insensé au jour, quand des voyageurs m’apprirent que les loups avaient mangé le corps de mon pauvre enfant. Je revins alors machinalement à la cabane, ramassai ses os dispersés, et les ensevelis. Le troisième jour seulement, je repris complètement mes sens, et appris que des blanchisseuses qui m’avaient trouvé sans connaissance m’avaient porté à la mare dans l’espoir que la fraîcheur de l’eau me ramènerait à la vie. Elles n’avaient pas essayé ce remède pour mon fils, dont l’état leur avait paru désespéré. A quelques jours de là, on me mena à la police, et là, sur les recommandations des voisins, qui avaient peur d’être inquiétés si la vérité était connue, je déclarai que mon fils avait été dévoré par les loups pendant son sommeil. »
 
Les crimes dont il nous reste à parler ne sont plus propres exclusivement aux populations et au sol de l’Inde. L’attentat connu sous le nom de ''dacoït'', qui se commet sur une échelle effrayante dans les domaines de la compagnie, rappelle dans tous ses détails ces sanglantes expéditions des chauffeurs qui vers la fin du siècle dernier désolèrent certains départemens du nord de la France. A la nuit, une bande d’individus, la figure masquée ou noircie, envahit une maison, saisit ses habitans et se livre contre eux aux plus horribles sévices jusqu’à ce qu’ils aient dénoncé les endroits où sont cachés leur argent et leurs bijoux. Un mode de torture fréquemment employé par les ''dacoïts'' consiste à allumer des étoupes dont ils ont préalablement entouré les mains et les bras des prisonniers et à alimenter d’huile ces flambeaux vivans jusqu’à ce que la douleur ait forcé les victimes à révéler le secret de leur trésor. Les ''dacoïts'' se distinguent en ''dacoïts'' d’occasion, qui exercent ouvertement quelque honnête industrie et ne se livrent au brigandage que par intervalle, et en ''dacoïts'' de profession, qui n’ont d’autre moyen d’existence que le fruit de leurs rapines. Ces derniers vivent en commun dans des repaires sous les ordres d’un chef reconnu, et se recrutent de tous les mauvais sujets du pays. Il y a même des castes de la population native qui sont vouées au ''dacoït'' de génération en génération : telle est celle des ''kechucks''. Quelques chiffres officiels suffiront pour faire comprendre l’étendue des déprédations des ''dacoïts''. Pendant les années 1833, 1834, 1835 et 1836, les tribunaux anglais eurent à juger 14,168 individus prévenus du crime de ''dacoït''; sur ce nombre, 4,665 furent condamnés à subir la peine de mort ou celle de la transportation.
 
Pour donner une idée exacte des crimes qui se commettent dans l’Inde, il faudrait encore dresser non-seulement la liste de cette triste progéniture de la misère et des passions, — le meurtre, le viol, le faux, le parjure, l’adultère, — mais faire remarquer que les crimes de l’Inde sont empreints d’un caractère de férocité que l’on ne rencontre pas dans la société européenne. La férocité du bourreau et le stoïcisme de la victime chez les hommes de l’Asie ne le cèdent en rien au stoïcisme et à la férocité des peaux-rouges de l’Amérique, et il se commet journellement dans les domaines de la compagnie des crimes dont les détails effraieraient le tortureur le plus expert du moyen âge. Soit que le sens moral de l’Indien ait été dégradé par des siècles d’abrutissante tyrannie, soit que sa chair et ses nerfs soient plus rebelles aux souffrances que la chair et les nerfs de l’homme d’Europe, l’instinct de la torture semble inné dans les populations natives. Le père punit son fils vicieux en injectant du poivre rouge dans ses yeux. Un fermier a-t-il à sévir contre un serviteur infidèle, il l’expose des heures entières en plein soleil, bras et jambes liés, ou l’enferme dans un étroit réduit, sur un lit de chaux en poudre. Il est dans les mœurs de la police, pour obtenir des aveux, d’appliquer des moxas aux prisonniers et de les suspendre par les cheveux ou les moustaches. Enfin les voleurs, les voleurs eux-mêmes, ne se gardent pas la foi jurée, et l’on raconte qu’un voyageur qui avait saisi par les pieds un voleur rampant sous la partie inférieure de sa tente ramena bientôt à lui un cadavre décapité : les complices du voleur s’étaient mis à couvert, par cette mesure sommaire, contre toute possibilité de révélations. Longue et extraordinaire serait la liste des exécrables moyens auxquels l’homme de l’Inde a recours pour satisfaire ses passions ou sa cupidité; mais parmi les plus extraordinaires serait sans contredit celui qui consiste à donner la mort en introduisant dans les entrailles de la victime un bâton effilé. Ce mode de destruction est tellement répandu dans l’Inde, qu’il est même pratiqué par des enfans ! Parmi les criminels traduits devant les tribunaux de l’Inde, on compte souvent de précoces scélérats qui tuent par ce procédé un petit camarade pour s’approprier ses bracelets et ses colliers.
 
Les tortures physiques ne sont pas les seules qui soient pratiquées dans l’Inde pour mener à criminelle fin criminels projets, et les secrets les plus raffinés de l’industrie moderne du chantage sont exploités en ces pays lointains avec un succès d’autant plus grand que l’esprit de caste, la crainte de la dégradation sont les seuls sentimens qui exercent une puissante action sur l’homme de l’Inde. Il y a quelques années, le tribunal de Meerut eut à juger des natifs accusés d’homicide sur la personne d’un de leurs parens, et il fut prouvé que les meurtriers n’avaient fait que se rendre aux instantes supplications du défunt. Ce dernier, poursuivi par la colère d’un officier de police qui le menaçait de faire promener, s’il ne se tuait pas, sa femme à visage découvert sur un âne dans les bazars, et n’ayant pas la force de se détruire de ses propres mains, avait exigé de ses parens qu’ils prévinssent, en lui donnant la mort, le déshonneur dont cette exhibition eût souillé lui et les siens. Dans un autre ordre d’idées se commettent des crimes non moins étranges. Ainsi, pour appeler sur un ennemi la vengeance céleste qui poursuit l’homicide, des hommes ou des femmes viennent s’accroupir à sa porte et s’y laissent mourir de faim sans qu’il soit possible de les en chasser ou de leur porter secours. Les mêmes superstitions poussent des pères à immoler leurs enfans. Un planteur d’indigo nous a raconté qu’ayant acquis un nouveau domaine, il fit ensemencer certaines portions de terrain malgré les réclamations d’un ''ryot'' qui s’en prétendait propriétaire. Un matin, le ''ryot'' vint le trouver en compagnie d’un petit enfant de cinq ans environ, et ses nouvelles instances n’ayant point été écoutées, le natif termina l’entretien en affirmant au propriétaire, au milieu des plus horribles malédictions, que le sang de son enfant qu’il allait tuer en sortant retomberait un jour sur sa tête. La menace fut en effet exécutée par cette bête féroce, qui brisa le crâne du pauvre petit contre un arbre à quelques pas de la maison du planteur. Les annales de l’Inde abondent en exemples de crimes inspirés par ce fanatisme étrange. Il y a quelques années, un brahme de Dinapore, dans le désir d’attirer sur un de ses collègues le châtiment que Brahma réserve à quiconque ôte la vie à l’un des membres de l’ordre sacré, se renferma dans un petit temple et y mit le feu. Secouru par la police, cet homme mit à profit cet incident, et, dans l’espoir de faire d’une pierre deux coups, si l’on nous passe cette locution vulgaire, employa ses derniers momens à accuser de ce meurtre son ennemi, qu’il livrait ainsi à la colère des hommes en attendant qu’il eût à subir son châtiment dans l’autre monde. Heureusement pour l’accusé, il fut prouvé facilement qu’il n’avait pu participer au meurtre, car la porte du temple, fermée en dedans, n’avait pu l’être que par l’accusateur lui-même.
 
Les fraudes ténébreuses sont surtout mises en œuvre dans les cas d’adultère. Il n’est presque point d’exemple que la loi qui punit ce crime ait été appliquée ; le mari outragé se venge assez généralement par des moyens détournés : quelquefois il saisit l’amant dans sa maison, et porte contre lui une accusation de vol ou de tentative de meurtre, accusation que l’épouse coupable soutient invariablement de son témoignage. Nous avons parlé avec tant de détails, en traitant de l’administration anglo-indienne, des obstacles que les habitudes de mensonge et de parjure des natifs opposaient à la mission du juge et du magistrat, que nous ne reviendrons point sur ce triste sujet. Nous devons toutefois constater que certaines réformes imprudentes ont contribué à aggraver l’étendue du mal. Il faut citer, en première ligne, la mesure qui a supprimé le serment sur les eaux du Gange ou sur le Coran, que l’on exigeait du témoin suivant sa religion. Sans croire que ces sermens pussent lier les natifs d’une manière irrévocable à la cause de la vérité, il faut reconnaître que ces engagemens solennels avaient sur des esprits superstitieux une influence réelle que ne possède en aucune manière la simple déclaration qui les a remplacés. C’est là une concession faite à cet esprit d’intolérance religieuse si puissant en Angleterre, que la pratique a condamné, et contre lequel s’élèvent aujourd’hui les réclamations des sommités de la magistrature indienne. De plus, la loi anglaise, qui punit le parjure d’un emprisonnement de trois à neuf ans, est insuffisante dans bien des cas. Trop sévère lorsqu’il s’agit d’un faux témoignage qui n’a d’autre but que d’assurer l’impunité de quelque léger forfait, elle est trop indulgente pour le parjure qui fait peser sur un innocent une condamnation capitale.
 
Les lois en vigueur dans les domaines de la compagnie se composent d’un mélange du code musulman et des lois anglaises, dans lequel la législation orientale a dépouillé toute sa sévérité primitive. La peine de mort, la transportation, la prison avec ou sans travaux forcés complètent la liste des châtimens dont les tribunaux de l’Inde punissent les divers attentats contre les personnes et les propriétés. Les sentences capitales ne sont portées que dans le cas de meurtre avec préméditation et sont exécutées au moyen de la potence. Puisque le nom du funèbre instrument est venu sous notre plume, nous citerons un détail qui nous semble caractériser avec une singulière originalité les superstitions et l’apathie de la race indienne. Jusqu’à ces derniers temps, il arrivait souvent que les condamnés marchassent à la mort précédés de musique, couronnés de fleurs, et qu’achevant de leurs mains les préparatifs du supplice, ils mourussent au milieu des applaudissemens de la foule, dont les préjugés imbéciles transformaient le châtiment légal en un holocauste volontaire offert à quelque divinité impure de l’olympe de Wishnou. Un règlement récent a mis fin à ces scandaleuses démonstrations dont les ''thugs'' condamnés à mort avaient pris soin surtout d’entourer leurs derniers momens. Si les superstitions natives peuvent adoucir pour le condamné les angoisses de la peine capitale, elles lui rendent beaucoup plus pénible celle de la transportation, qui est subie dans les établissemens de Penang, Moulmeïn et Singapour. Le fait d’un voyage sur mer étant suffisant pour priver de sa caste non-seulement le voyageur, mais encore toute sa famille, la puissance de préjugés puérils concourt en cette occasion à augmenter la sévérité du châtiment légal.
 
La peine de la prison, qui vient en troisième ordre sur la liste des moyens de répression dont disposent les tribunaux de l’Inde, est subie dans des maisons centrales établies aux chefs-lieux des districts, et les prisonniers sont astreints à travailler, soit, en dehors de l’enceinte de la prison, à l’entretien des routes ou autres ouvrages d’utilité publique, soit, à l’intérieur, aux divers métiers qu’ils peuvent connaître. Le plan de construction et la discipline intérieure étant à peu près les mêmes dans toutes les prisons de l’Inde, on aura une idée assez complète du système pénitentiaire en usage dans les domaines de l’honorable compagnie, en nous suivant dans la geôle d’Alipore, située près de Calcutta.
 
Qu’on se figure un vaste bâtiment rectangulaire, aux toits en terrasse, dominé aux quatre coins par de petites tours sur lesquelles veillent des sentinelles. A la porte extérieure de la prison, le magistrat qui veut bien m’en faire les honneurs m’offre en signe de bienvenue un ''revolver'' et un gros bâton. Ainsi équipés, nous franchissons l’enceinte du sombre lieu, sous la garde de six ''policemen'' en turban rouge, le cimeterre à l’épaule. Devant nous s’étend une grande cour au milieu de laquelle est creusé un vaste bassin tout rempli de poissons. De chaque côté de la cour s’élèvent les bâtiment à un étage, qui servent de logemens aux prisonniers. Ce sont de grandes salles qui ouvrent sur la cour par de hautes fenêtres grillées, et qui offrent une assez grande ressemblance avec les habitations réservées dans les jardins zoologiques aux célébrités du règne animal. Des nattes roulées, quelques coffres, composent tout le mobilier de ces salles, où règne d’ailleurs la plus minutieuse propreté. Les condamnés sont au travail, et réunis dans divers ateliers qui forment l’enceinte extérieure de la prison. Ici l’on émonde le riz, ou l’on moud le grain qui sert à la nourriture des prisonniers. la travaillent des menuisiers, des serruriers, des tisserands, des selliers, des cordiers; plus loin sont des moulins à huile dont les détenus tournent les meules; voici enfin une papeterie où l’on fabrique le papier grossier employé par l’administration pour les documens natifs. Ce qui me frappe surtout, c’est que je n’éprouve pas ce sentiment de terreur involontaire dont on ne peut se défendre lorsque l’on visite en Europe les terribles lieux consacrés à l’expiation des crimes. Quelle différence en effet entre cette prison à ciel ouvert, où l’air et la lumière circulent de toutes parts, et une prison de la vieille Europe avec ses murs élevés, ses longs corridors sombres où retentit le grincement des verrous ! De plus, le condamné de l’Inde, bien que souvent terrible en ses vengeances (car ce n’est pas par un luxe de précautions oiseuses que mon conducteur, marqué au visage d’une blessure vieille à peine de quelques mois, s’est armé avant d’entrer dans l’enceinte de la prison), le condamné de l’Inde ne présente pas ce front désespéré, marqué du signe de Caïn, que l’on retrouve chez les habitans des bagnes et des prisons du continent civilisé. Calme et résigné, il vaque en silence à ses occupations, et porte sans honte, sans remords et sans effronterie le pagne et les deux anneaux reliés à une chaîne qui composent la livrée de la prison. Ma qualité d’étranger me donnait des titres à être admis auprès des ''lions'' de l’endroit. Ils m’apparurent d’abord sous les espèces de dix-sept ''thugs'', qui à un signal vinrent s’accroupir autour de moi en posture de singes assis sur leurs queues, cette posture favorite et inexpliquée de l’homme de l’Inde. Je ne crois pas parler trop avantageusement de mes mœurs en affirmant ne m’être jamais rencontré en plus mauvaise compagnie, car de ces dix-sept ''thugs'' le plus innocent avait au moins sa douzaine de meurtres sur la conscience. C’étaient d’ailleurs presque tous des personnages à longue barbe blanche, aux traits austères, qui eussent offert des modèles très convenables à un peintre curieux de reproduire sur la toile de respectables têtes de vieillards, pères de l’église, ermites ou patriarches. L’on me conduisit ensuite vers des cellules où se trouvaient enfermés, soumis à l’emprisonnement solitaire, quelques caractères indomptables de la prison. Jamais je n’oublierai les traits d’un des hôtes de ces sombres repaires, un homme de trente ans environ, de haute stature et d’une admirable figure, qui, de la muraille où il était attaché par une lourde chaîne, lança sur notre cortège un regard plein de dépit et de colère dont je pus difficilement soutenir l’éclat. Cet homme, prisonnier de distinction et traité comme tel, était, me dit-on plus tard, un chef de voleurs des hauts pays condamné à la transportation. Pendant le trajet de Delhi à Calcutta, il avait fait promesse au sous-officier chargé de l’accompagner d’une récompense de 2 lacs de roupies (500,000 francs), s’il voulait prêter les mains à son évasion. Les détenus commencent le travail à sept heures du matin; à onze heures, il leur est accordé une heure et demie de repos, et ils reprennent ensuite le travail jusqu’à cinq heures du soir. Chaque détenu reçoit comme ration journalière une livre et demie de riz ou de gruau.
 
Tenue comme elle l’est, avec une discipline et une propreté remarquables, la geôle d’Alipore le cède cependant, sous beaucoup de rapports, à celle d’Agra. Entrons un moment dans l’enceinte de la prison du chef-lieu des provinces nord-ouest. La maison centrale d’Agra s’élève au milieu de la ville, en face de la cathédrale catholique : position pleine d’inconvéniens pour les habitans voisins et qui a depuis longtemps excité de vives réclamations. L’établissement n’a pas été bâti sur un plan régulier, mais en raison des besoins du service; toutefois les bâtimens de construction récente ont été disposés de manière à rayonner vers un centre commun, système de construction qui rend la surveillance beaucoup plus facile. Aux alentours de la prison, des escouades de détenus, les fers aux jambes, s’occupent de travaux de terrassement, de coupe des pierres, avec un zèle qui rappelle celui des travailleurs des ateliers nationaux de 1848. Une allée flanquée de murailles élevées conduit de l’enceinte extérieure à la seconde porte de la prison; de droite et de gauche se tiennent des groupes de natifs qui attendent avec une égale apathie l’heure de la liberté, l’heure de l’écrou ou du travail extérieur. Au guichet de la seconde enceinte, quatre hommes et un caporal remplacent les gardes du corps au turban rouge et au pittoresque cimeterre chargés de protéger la personne du visiteur à la geôle d’Alipore, et la visite commence par les condamnés à vie. Réunis dans des sortes de parcs grillés au milieu desquels s’élève le bâtiment qui leur sert de loge ment, ces hommes s’occupent à des travaux de corderie et de toilerie grossière. Quelques-uns parmi eux sont encore marqués au front d’un stigmate indélébile, quoique cette peine ait été rayée depuis plus de vingt ans du code anglo-indien. On me fait remarquer que les condamnés à vie sont plus faciles à conduire que les autres hôtes de la prison, la très grande majorité se composant plutôt d’hommes poussés au meurtre par des passions violentes, la jalousie, la vengeance surtout, que de scélérats endurcis dans le crime.
 
Les condamnés à temps sont disséminés dans de vastes ateliers bien aérés, où ils se livrent aux professions les plus diverses. Voici des relieurs, des selliers, des faiseurs de tapis, des imprimeurs, des lithographes. L’un de ces derniers me remet au passage un plan de Sébastopol qui vient de sortir à l’instant de dessous la pierre. Dans tous ces ateliers règne un silence profond; l’attitude des détenus est pleine de soumission, et en effet les hommes indisciplinés sont employés à des travaux pénibles. On les occupe aux moulins à blé, à huile, surtout aux pilons qui préparent la filasse pour la fabrication du papier. Chaque bras de levier est armé à son extrémité d’une douzaine de travailleurs, qui, un pied sur un talus, impriment de l’autre un mouvement de va-et-vient à la machine. Ces groupes de corps noirs et nus ruisselant de sueur, ces figures au regard haineux, à la chevelure inculte, suspendues entre ciel et terre, ont un aspect diabolique qui me rappelle à la mémoire certains détails de la grande œuvre de Michel-Ange. On fera remarquer toutefois que ces travaux pénibles, surtout sous le ciel brûlant de l’Inde, sont beaucoup moins redoutés des détenus que l’emprisonnement cellulaire, qui, dans l’établissement pénitentiaire d’Agra, sert à réprimer les infractions graves à la discipline. Les cellules sont réunies dans un bâtiment spécial; à la porte de chaque cellule, une notice donne en langue native le nom, la nature du méfait, la durée de la peine, et, détail marqué au triple sceau de l’excentricité britannique, le poids du prison nier à son entrée en cellule. Des moyennes prises sur des expériences multipliées permettent, dit-on, d’établir que le régime cellulaire est infiniment favorable aux détenus, et qu’il leur communique un embonpoint comparable à celui que le racahout des Arabes communique, comme chacun sait, aux belles sultanes, dont il est la nourriture habituelle. Le hasard semble vouloir me donner une preuve de ce fait intéressant de pathologie indienne, car, dans une cellule que je me fais ouvrir sans la moindre préméditation, je me trouve en présence d’un brahme du plus plantureux aspect.
 
Dans les cellules, les détenus sont astreints à moudre par jour une certaine quantité de grain, ou à imprimer un nombre donné de rotations à la roue d’un régulateur dont le cadran, placé à l’extérieur de la cellule, fait connaître à chaque instant au gardien à quel point de cette tâche d’écureuil laborieux en est arrivé le prisonnier. Pendant deux heures chaque jour, les détenus des cellules sont conduits dans des loges à ciel ouvert où ils peuvent prendre quelque exercice et faire leurs ablutions. Un des hôtes de ces cages est un jeune garçon de douze ans au plus, qui cherche, par des cris lamentables, à éveiller la pitié de l’officier qui veut bien me faire les honneurs de l’établissement. Il existe dans la geôle d’Agra un assez grand nombre d’enfans qui sont tous réunis dans un atelier séparé, et auxquels tout contact avec les détenus est sévèrement interdit. Ce n’est pas sans étonnement que j’appris que de ces petits drôles, à peine au sortir de l’enfance, plusieurs étaient frappés de condamnations à vie. Parmi ces derniers était un précoce scélérat de quatorze ans au plus, hôte déjà ancien de la prison, et condamné pour avoir assassiné une petite fille dont il avait volé les bracelets et les boucles d’oreilles; c’était du reste le plus intelligent de la bande, et, sur l’ordre de mon compagnon, il me donna sans difficulté des preuves de son savoir, en me récitant avec une volubilité d’écolier, d’une voix argentine, ce qu’on me dit être une table de multiplication. Près de l’atelier des jeunes détenus se trouvent les bâtimens de la prison consacrés aux femmes, où jamais homme ne pénètre qu’en présence du directeur. Vêtues de robes sombres et accroupies sur deux rangs au milieu de la cour, les détenues défilent en silence sous le regard sévère d’une femme d’un aspect vraiment imposant, et qui exerce parmi elles une autorité toute despotique. La majorité des détenues est condamnée, m’assure-t-on, pour crime d’infanticide.
 
Les détenus prennent leurs repas en commun dans une salle à manger à ciel ouvert, d’un aspect trop pittoresque pour que je n’en dise pas quelques mots. Dans la cour attenante à chaque atelier, des cases de deux pieds carrés, séparées entre elles par des relèvemens de deux ou trois pouces, sont disposées en échiquier sur le sol. A l’heure du repas, le détenu vient s’accroupir dans la case qui lui a été assignée, et reçoit la sa ration, que des cuisiniers ont fait bouillir à des fourneaux placés sous des arcades peu distantes. (3).
 
Ce n’est pas toutefois sans difficultés que l’on est parvenu à établir le système de la nourriture prise en commun dans les geôles du pays, et cette réforme, lorsqu’elle fut mise pour la première fois en pratique, prit les proportions d’une question politique de la plus haute importance. Autrefois le gouvernement allouait à chaque prisonnier une somme de 1 ''ana'' (0 f. 137) par jour, sans se préoccuper autrement des détails de sa nourriture et de l’emploi de son temps. Lorsque l’exemple de la métropole conduisit le gouvernement de l’Inde à s’enquérir de l’organisation intérieure de ses établissemens pénitentiaires, et que l’on voulut soumettre les détenus à un travail régulier, l’on ne tarda pas à découvrir les inconvéniens d’un système d’alimentation destructeur de toute discipline, qui non-seulement permettait à certains détenus de faire des économies, mais encore leur assurait à tous la distraction, si agréable à l’homme de l’Inde, de préparer son repas de ses mains. Acheter lui-même ses alimens, édifier avec mille précautions son petit feu, surveiller d’un œil amoureux les péripéties de la cuisson de son riz ou de son gruau, voilà quels soins remplissaient, à sa plus grande satisfaction, la journée du prisonnier, dont l’existence, comme celle du bouffon de l’opéra italien, se résumait ''à manger, boire et puis dormir''! Les premières réformes opérées dans les établissemens pénitentiaires de la compagnie eurent donc pour but d’y introduire un système de travail réglé et de les pourvoir de cuisines publiques et de cuisiniers. Cette dernière réforme ne s’accomplit pas sans résistance, et plus d’un vieux serviteur du gouvernement de l’Inde, imbu des vieilles traditions de déférence aux préjugés religieux des populations, annonça, en maudissant l’innovation culinaire, que la dernière heure de la puissance anglaise dans l’Inde allait sonner à l’horloge du destin. L’expérience n’a point vérifié, comme de raison, ces lugubres pronostics, quoi qu’il ait fallu recourir dans la plupart des prisons de l’Inde à l’emploi de la force ouverte pour établir la coutume des cuisines communes (4).
 
En comparant les tableaux de statistique criminelle de l’Inde aux documens de cette nature publiés en Angleterre, en Ecosse et en France, on trouverait que la moralité de la population du Bengale diffère peu de celle des nations les plus civilisées de l’Europe. Hâtons-nous toutefois de rendre justice aux populations européennes, il est loin d’en être ainsi. Tandis qu’en Europe l’exception infinitésimale des crimes et attentats reste seule inconnue de l’autorité et que la statistique judiciaire donne exactement le degré du thermomètre moral des populations, les documens publiés par le gouvernement du Bengale ne sont en réalité que des approximations grossières dans lesquelles une bonne partie des outrages faits aux lois ne sont pas inscrits.
 
Comment en effet expliquer d’une manière plausible que les crimes et délits aient augmenté de près d’un tiers dans la période de temps comprise de 1838 à 1844, sinon en disant qu’une police plus vigilante, mieux au courant des habitudes des populations, a pu mettre on lumière plus d’attentats que l’on ne pouvait le faire précédemment avec les moyens insuffisans de surveillance administrative que l’on avait eus jusqu’alors? De plus, n’est-il pas de notoriété publique, comme il a été dit plus haut, que l’administration anglaise gouvernait depuis cinquante ans le pays, lorsque les ravages des ''thungs'' lui furent révélés pour la première fois ? N’est-ce pas d’hier ou à peu près (1842) qu’il a été découvert que la caste nombreuse des ''kechuks'' est vouée au ''dacoït''? Il y a comme une muraille indienne pétrie de mystère, de ruse, de mensonge, d’indifférence au bien et au mal, qui entoure tous les détails de la vie intérieure de la communauté native, et devant laquelle viennent se briser les efforts des magistrats les plus actifs et les plus intelligens. La corruption de la police et la crainte de ses exactions, crainte qui arrête dans bien des cas la plainte des parties lésées, sont encore d’autres argumens péremptoires à l’appui des doutes que nous avons émis sur la valeur des documens de statistique criminelle publiés par le gouvernement de la compagnie. Aussi peut-on conclure que la majeure partie peut-être des crimes et délits commis dans l’Inde échappe à la répression des lois. Nous n’essaierons point de dégager l’inconnue du problème en entrant dans le champ des hypothèses, et nous ne tirerons qu’une conclusion de ces faits divers : c’est que la moralité des populations indiennes est de beaucoup inférieure à celle des nations de l’Europe civilisée.
 
En peut-il être autrement dans cette communauté enchevêtrée de puis des siècles dans les superstitions les plus odieuses et les plus absurdes, dans cette communauté en tête de laquelle s’élève le brahme, le brahme sorti de la bouche du dieu Brahmah, le brahme infaillible et tout-puissant? Qu’attendre de cette omnipotence terrestre que le brahme tient de la religion, sinon d’une part une tyrannie sans limites, de l’autre la plus dégradante abjection?
 
Fondé de pouvoirs de la Divinité sur la terre, le brahme s’érige en dispensateur de ses bienfaits et de ses châtimens. Ici surtout ses pouvoirs sont sans bornes. La perte d’un procès, les calamités domestiques, les mille fléaux, épidémie, famine, ravages de bêtes fauves, qui peuvent fondre sur une population, sont autant d’accidens que le brahme sait exploiter avec adresse pour grandir le prestige de sa puissance aux yeux de son entourage. Il est vrai de dire que, dans les grands centres, où les natifs se trouvent en contact incessant avec les Européens, la barrière des castes a été en partie démolie. A Calcutta, par exemple, on trouve par centaines des brahmes qui, poussés par l’appât du gain, ont embrassé des professions que les dogmes de leur religion leur interdisaient; mais, en dehors des grandes villes et des districts voisins, l’influence du brahme demeure toute-puissante sur des esprits imbéciles, façonnés dès leur enfance au joug des plus folles superstitions. En traitant de l’éducation, nous avons dit tout ce qu’il l’avait de défectueux et de puéril dans le système des écoles de la communauté native; mais, outre l’éducation de l’école, il est encore pour l’homme une éducation de tous les jours, de tous les instans, l’éducation du foyer domestique. Quelle est-elle pour l’homme de l’Inde? Dès son enfance, son esprit est rétréci dans un cercle de formes mécaniques, de rites frivoles, qui constituent les pratiques de la religion hindoue. Jeunes et vieux offrent aux idoles des mets que jeunes et vieux mangent ensuite sous prétexte que les idoles sont rassasiées. Les citrouilles, les chouettes, les chacals, les plus humbles ustensiles du ménage sont érigés en divinités et adorés sérieusement comme telles à des jours consacrés. Autour de l’enfant résonnent sans cesse des chants obscènes, où l’on célèbre les exploits de dieux pervers qui ne diffèrent des hommes que par la brutalité et la perversité de leurs excès; pour premières paroles, sa bouche innocente apprend à balbutier des formules d’anathèmes destinées à attirer la malédiction d’en haut sur un ennemi. Ajoutez à ces élémens dissolvans de tout sens moral l’influence de certaines coutumes impies, telles que l’abandon des malades et l’exposition des morts au bord des fleuves. Ajoutez que dans la famille indienne la mère est réduite au rôle le plus dégradé, vouée aux fonctions les plus abjectes, moins considérée que le plus jeune de ses fils, et vous devrez logiquement et tristement conclure que l’éducation intime de la famille est exclusivement faite dans l’Inde pour dépraver le jugement, pervertir la raison, atrophier les sentimens de bonté et de justice innés au cœur de l’homme. Aussi ne doit-on pas s’étonner que le mensonge, le hideux mensonge soit à l’ordre du jour dans cette société bâtie sur l’imposture, et qu’un terrain semé comme à plaisir de tous les germes impurs qui peuvent flétrir et égarer les instincts de l’humanité ne produise qu’une impure et déplorable récolte d’êtres dépravés et criminels?
 
Une femme de beaucoup de tact, devant laquelle je venais de flétrir avec la plus vertueuse colère l’immoralité des populations indiennes, me posa successivement un jour les questions suivantes : « Malade, vous l’avez été sans doute, n’avez-vous pas rencontré dans ces domestiques menteurs et coquins que vous venez d’anathématiser avec tant d’éloquence un dévouement profond, les soins les plus attentifs et les plus délicats? Si vous admettiez dans votre maison en Europe un personnel de domestiques aussi nombreux que celui qui nous entoure dans l’Inde, et cela comme nous le faisons tous sans recommandations valables, sans garanties d’aucune sorte, croyez-vous que les vols dont vous seriez victime ne seraient pas autrement graves que les quelques paires de bas et la demi-douzaine de chaussettes qui manquent annuellement à votre garderobe? N’est-ce pas un fait de tous les jours qu’une jeune fille fraîchement arrivée d’Europe accomplisse, pour rejoindre sa famille, les voyages les plus lointains, seule, sans appui, incapable de dire un seul mot des langues du pays? Une, deux pu trois fois par jour, dans un voyage qui dure sou vent des mois, elle voit se renouveler la douzaine de sauvages qui portent sur leurs épaules son palanquin et son bagage, et il est cependant sans exemple qu’une femme blanche ait été insultée d’un mot, d’un geste ! »
 
Ces questions, pour fendre hommage à la vérité, je fus obligé de les résoudre toutes à l’honneur des hommes de l’Inde et de convenir que j’avais poussé un peu loin la fougue de mes invectives. Et en effet comment, avec les idées et les habitudes de l’Europe, ces idées et ces habitudes qui malgré nous exercent une influence toute puissante sur nos jugemens, parler d’une manière impartiale et vraie de cette société où les siècles ont amoncelé tant d’élémens absurdes et bizarres, de ces hommes dont les mœurs et les instincts diffèrent autant des nôtres que leur peau cuivrée diffère de notre peau blanche? De plus, entre l’Européen et l’homme de l’Inde les relations sont sans intimité, toutes superficielles; toujours et partout le natif échappe à l’observation, à l’analyse; de l’homme, vous ne voyez que l’écorce! Vous ignorez même si des domestiques blanchis à votre service sont bons pères, bons époux, accessibles aux devoirs de la famille, aux joies de l’amitié, car la vie intime de la race asiatique est ainsi faite, qu’un voile impénétrable la protège contre la curiosité de l’étranger, et si par aventure il en saisit quelques détails, ses observations tombent sur quelque crime plus ou moins horrible que la vindicte des lois a mis en lumière. En de pareilles conditions d’incompétence, prononcer un jugement absolu sur la moralité des populations indiennes serait se mettre dans la position d’un voyageur qui, formulant, d’après la ''Gazette des Tribunaux'', son opinion sur la société française, conclurait hardiment que l’homme y naît voleur et assassin, la femme empoisonneuse et adultère!
 
Loin donc de terminer cette étude par des paroles de malédiction et de colère contre les pauvres populations de l’Inde, nous ferons la part du déplorable héritage de misère, de tyrannie, de corruption que les siècles ont transmis aux races indiennes. Nous appellerons de tous nos vœux le jour où les lumières du christianisme, l’action bienfaisante d’un gouvernement fort et éclairé, auront élevé le bien-être et la moralité de l’Hindou au niveau du bien-être et de la moralité de l’Européen.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Les sacrifices humains, l’offrande la plus agréable, suivant le dogme hindou, que l’homme puisse offrir à la Divinité, et qui lui donnent des droits à sa bienveillance spéciale, étaient universellement pratiqués dans l’Inde avant la conquête musulmane. Les noms de Hurdwar et du temple de Jaggernauth seront toujours écrits en sanglans caractères dans l’histoire du fanatisme humain, on peut même dire que ces abominables cérémonies résistèrent la l’influence des mahométans, car vers les premières années du siècle, sous la loi des Mahrattes, des sacrifices humains étaient annuellement offerts dans la ville de Saugor. L’administration anglaise, malgré ses efforts, n’a pas triomphé complètement de ces coutumes sanguinaires. Ainsi, dans ces derniers temps, les tribunaux de l’Inde eurent à juger, entre autres criminels égarés par le fanatisme religieux, un brahme qui, après avoir immolé une chèvre à la déesse Kali, égorgea sans aucun motif, avec le couteau fumant encore du sang de l’animal, deux hommes qui l’avaient assisté dans ce sacrifice. Un natif de basse caste, du district de Rungpore, fut aussi condamné à mort, il l’a, peu de temps, pour avoir assassiné un enfant en bas âge, et reconnut avoir été poussé à ce crime par le désir d’obtenir de la Divinité la guérison de son fils, alors dangereusement malade. C’est surtout néanmoins parmi les tribus sauvages dont les territoires se trouvent enclavés dans le domaine anglo-indien que l’abominable pratique des sacrifices humains conserve toute sa puissance. </small><br />
<small> (2) L’origine de cette terrible pratique se perd dans la nuit des temps, et un voyageur qui parcourut l’Inde à la fin du dernier siècle rapporte que les brahmes qui formulèrent la loi du ''suttee'' y furent poussés pour mettre un terme aux crimes des femmes indiennes qui, sur le plus futile motif, empoisonnaient leurs maris. « La loi du ''suttee'' fit cesser cette habitude fâcheuse, » remarque candidement le voyageur; mais d’un excès l’on tomba dans l’autre, « car, ajoute-t-il, le suicide des veuves entra si avant dans les mœurs, que celles qui se refusaient a l’accomplir étaient réservées à une vie de misère et d’abjection. »</small><br />
<small>(3) Le personnel administratif de la geôle d’Agra se compose de 14 officiers, 4 geôliers, 114 gardiens et 214 soldats. Quant au nombre des prisonniers, il s’élevait à 2,168, que l’on classait ainsi : 97 ''thuys'', 342 ''dacoïts'', 166 voleurs de grand chemin, 92 condamnés pour violence, 622 assassins, 532 voleurs; le reste avait été condamné pour contrebande, parjure, viol, enlèvement d’enfans, etc. Dans ce total, 442 hommes et 83 femmes étaient frappés d’emprisonnement à vie. </small><br />
<small>(4) Nous compléterons ces détails en reproduisant un tableau de statistique criminelle relatif à la présidence du Bengale, qui comprend un territoire de 174,854 milles carrés et une population de 38,817,874 habitons, soit une moyenne de 222 individus au mille carré : </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
! Années
! Crimes ou délits
! Accusés
! Acquittés
! Condamnés
|-----
| 1838
| 36,893
| 43,787
| 12,191
| 26,669
|-{{ligne grise}}
| 1839
| 38,883
| 44,809
| 12,352
| 27,362
|-----
| 1840
| 41,377
| 47,717
| 13,471
| 28,778
|-{{ligne grise}}
| 1841
| 47,188
| 50,978
| 13,731
| 30,385
|-----
| 1842
| 54,673
| 51,108
| 13,751
| 32,242
|-{{ligne grise}}
| 1843
| 44,774
| 86,543
| 34,611
| 40,280
|-----
| 1844
| 43,487
| 82,987
| 30,809
| 45,025
|}
 
 
Major FRIDOLIN.
 
===III. Le Commerce les Finances et les Travaux publics sous le gouvernement de la compagnie===
15 janvier 1857. -
 
===IV. L’armée anglo-hindoue moeurs et scènes militaire dans l’Inde===
 
<center>I</center>
 
Aux deux grands pouvoirs qui se partagent le gouvernement de l’Inde (1) correspondent deux catégories très distinctes de forces militaires : l’armée de la compagnie, où domine l’élément natif, et l’armée royale, exclusivement composée de troupes anglaises.
 
C’est sur l’armée native, c’est sur les cipayes que doit se porter d’abord notre attention, comme sur une des institutions les plus remarquables de l’Inde anglaise. Les hommes compétens, nous le savons, sont loin d’accorder tous la même valeur au cipaye considéré comme homme de guerre. Quiconque cependant étudiera impartialement les faits accomplis devra reconnaître que l’armée indienne est admirablement adaptée soit aux ennemis qu’il s’agit de combattre, soit aux pays dont il faut protéger la tranquillité. Les conquêtes faites par elle depuis cent ans en font foi : l’on n’accomplit pas avec une armée défectueuse au triple point de vue de l’organisation, de l’instruction et du courage des soldats, ainsi que quelques-uns des détracteurs de l’armée native la représentent, les immenses travaux militaires qui ont réuni sous le sceptre de la compagnie le vaste empire qui s’étend du cap Comorin à Peshawer.
 
L’armée anglo-indienne est commandée par des officiers anglais, dont il faut en premier lieu examiner la condition. Et d’abord comment y obtient-on une commission? Le patronage des directeurs de la compagnie distribue les brevets d’officier; pour toutes garanties préliminaires, il suffit de prouver qu’on a reçu une éducation de collège, qu’on est âgé de seize ans au moins, et de vingt ans au plus. Suivant un tableau récemment publié, il a été délivré, du 1er janvier 1836 au 9 décembre 1843, 1,976 commissions dans l’armée indienne. Ces commissions ont été ainsi réparties : à des fils d’officiers du rang de capitaine et au-dessous, 128; à des fils de majors et de lieutenans-colonels, 143; à des fils de généraux, 77; à des fils de membres du service civil de l’Inde, 105; à des fils d’officiers de l’armée et de la marine royale, 383; à des fils de membres du clergé, 205; à des jeunes gens dont les pères appartiennent au commerce, au barreau, etc., 938. Ce total énorme de brevets d’officiers distribués en moins de huit années est digne de fixer l’attention de quiconque veut se rendre un compte exact de la société anglaise. Là est une des soupapes de sûreté par lesquelles s’échappe, comme nous avons eu déjà occasion dans ces études de le faire remarquer bien des fois, la vapeur impure des élémens révolutionnaires qui bouillonnent au sein de l’Angleterre aussi bien qu’au sein des autres états de l’Europe. Que l’on prenne en effet les promotions des écoles militaires françaises pendant la période correspondante, et l’on reconnaîtra que le contingent d’officiers fourni par Saint-Cyr et l’École polytechnique est loin d’égaler le chiffre que nous avons donné plus haut. Et de cela ne doit-on pas logiquement conclure que bien des médecins sans malades, des avocats sans causes, des journalistes sans journaux, qui sont devenus la plaie et la honte de la société française, auraient pris place sous le drapeau avec honneur, si la France avait pu leur assurer des chances d’avancement convenables dans les rangs d’une autre armée de l’Inde? Nous ne pousserons pas plus loin ces considérations, sur lesquelles nous nous sommes arrêté à plusieurs reprises; nous tenions seulement à indiquer de nouveau de quel poids pèse dans la balance des destinées de l’Angleterre ce prodigieux empire de l’Inde dont elle est redevable à l’habileté de ses hommes d’état, au courage de ses officiers et de ses soldats, et, disons-le aussi, à cette heureuse étoile qui depuis cent ans n’a pas cessé de veiller sur ses destinées.
 
Ce n’est pas qu’il faille s’exagérer la brillante fortune pécuniaire ou militaire réservée aux élus qui reçoivent des commissions des directeurs de la compagnie. Les épaulettes de capitaine, au plus celles de major, sont des limites de carrière que nul, même le plus ambitieux, ne saurait se flatter de franchir. C’est peu de chose sans doute pour satisfaire des rêves de vingt ans, bien qu’au débarqué, le ''griffin'', c’est le nom familier sous lequel on désigne dans l’Inde le jeune officier, n’apporte avec lui qu’un léger bagage de connaissances militaires, le plus souvent un sabre, des épaulettes et le ''red coat''. Après quelques semaines de résidence au fort William, le nouveau-venu est dirigé sur un régiment, remis entre les mains d’un sergent instructeur, et au bout d’un an il a reçu toute l’instruction militaire que la compagnie exige de ses officiers. L’on voit tout de suite ce qu’un pareil système d’éducation militaire a de vicieux : c’est déjà officier et sous la direction d’un inférieur que le ''griffin'' commence ses études spéciales, trop courtes d’ailleurs, et cela sous un climat qui porte à la paresse, entouré comme il l’est des tentations du ''sport'', de la ''mess'' et du billard, si attrayantes pour un jeune homme. Aussi ne croyons-nous pas avancer une opinion erronée en affirmant que bien peu d’officiers de l’armée anglo-indienne, ceux-là seuls qui ont une vocation spéciale, arrivent à une parfaite connaissance des secrets de l’art militaire. Le gouvernement lui-même semble peu s’inquiéter de cet état de choses, car les primes d’encouragement qu’il accorde aux esprits studieux de son armée ne portent qu’indirectement leurs études sur les sciences militaires. Ainsi les langues orientales, les connaissances topographiques, les études de jurisprudence, qui conduisent à des positions lucratives dans les états-majors ou dans les emplois civils, se rattachent bien à l’art militaire, mais n’en sont après tout que des "corollaires assez éloignés. On peut donc affirmer qu’en fait de sciences militaires, à l’exception toutefois de l’artillerie et du génie, corps fort remarquables, dont les officiers subissent tous des examens sévères au collège de Sandhurst, les officiers de l’armée de l’Indu ne sauraient soutenir la comparaison avec les officiers d’aucune armée européenne. Faisons observer aussi, pour être juste, qu’au jour du combat ils ont toujours montré un mépris du danger, un dévouement au drapeau écrit en lettres sanglantes et glorieuses sur le ''butcher’s bill'' la liste des morts), qui rachète et au-delà, au point de vue militaire, ce qui peut leur manquer eh fait de connaissances spéciales (2).
 
Les conditions d’admission et d’instruction de l’officier de l’armée anglo-indienne étant connues, il reste à se demander quelles sont ses chances d’avancement. Il y a quelques années, la liste des lieutenans-généraux de l’armée de l’honorable compagnie semblait destinée à détruire certains préjugés assez accrédités en Europe sur l’insalubrité du climat de l’Inde et la brièveté de la vie du soldat. Ce n’étaient que nonagénaires et octogénaires, et si les septuagénaires y figuraient, c’était seulement par exception et dans l’attitude de timides jeunes gens devant une auguste assemblée de patriarches. Les choses ont bien changé depuis les derniers événemens dont l’Orient a été le théâtre, et l’armée de l’Inde compte dans ses rangs non-seulement des brigadiers, mais même des lieutenans-généraux qui réunissent l’expérience aux forces physiques nécessaires pour soutenir la vie des camps sous ces climats meurtriers. Ces rapides avancemens ne sont encore, il est vrai, que la minime exception, et tout jeune homme qui entre dans le service de la compagnie, pour rester dans les limites du probable, ne doit rien rêver au-delà des épaulettes de major. En effet, les majors comptent en moyenne plus de vingt-huit ans de service, et bon nombre de capitaines ont figuré plus de vingt-cinq ans sur les cadres de l’armée de l’Inde. Parmi les capitaines, il s’en trouve cependant qui, par suite de bonnes chances, n’ont attendu ce grade que neuf ou dix ans.
 
Il faut, pour compléter ces aperçus, dire quelques mots du brevet : le système de l’avancement à l’ancienneté exclusivement, — loi fondamentale du service indien, — a été modifié dans ces dernières années par l’introduction du brevet, qui sert de récompense aux actions d’éclat et de compensation aux officiers malheureux dans leurs promotions. Le lieutenant, après seize années de service, devient de droit ''capitaine par brevet'', et après vingt-deux ans le capitaine devient major. Remarquons toutefois que le brevet n’est à peu près qu’une distinction honorifique, qu’il ne confère aucun avantage pécuniaire, et que les privilèges du grade par brevet ne peuvent s’exercer qu’en campagne, lorsque plusieurs régimens sont réunis.
 
L’avancement dans l’armée native a lieu à l’ancienneté dans le régiment jusqu’au grade de lieutenant-colonel, et, à partir de ce grade, à l’ancienneté encore, mais sur un cadre qui comprend les officiers-généraux des trois armées indiennes : Bengale, Madras et Bombay. Le système de ''purchase'', en vigueur dans l’armée royale, est proscrit par les règlemens indiens; il arrive cependant chaque jour, sans que l’autorité y mette obstacle, que les officiers d’un régiment se cotisent pour acheter la retraite d’un supérieur, lieutenaut-colonel, major ou capitaine. Les sommes données en ces occurrences, variables d’ailleurs, s’élèvent dans l’infanterie environ à 25,000 roupies pour un capitaine, et 30,000 pour un major. Les contributions des officiers pour parfaire ce paiement sont à peu près les suivantes : le ''senior-capitaine'' qui, par la retraite du major, devient officier supérieur, 12,000 roupies, le ''senior-lieutenant'' qui devient capitaine, 3,500 roupies, le ''senior-enseigne'' qui devient lieutenant, 1,200 roupies, etc.
 
L’on se fait en Europe une idée si magnifique de l’Inde et des trésors que les Européens sont appelés à s’y partager, qu’il convient d’entrer dans quelques détails sur la solde des officiers anglo-indiens. Un enseigne au régiment touche 202 roupies par mois, un lieutenant 256, un capitaine 415, un major 780, un colonel 1,032. Le commandement d’un régiment procure une augmentation de solde de 400 roupies, et celui d’une compagnie, de 50 par mois. Ce dernier supplément est fort important, car, comme on le verra plus tard, les régimens de cipayes sont fort dépourvus d’officiers, et il arrive souvent qu’un lieutenant ait le commandement de plusieurs compagnies, et un capitaine celui d’un régiment. La solde d’un brigadier en commandement est de 2,500 roupies. Quant aux retraites, elles sont variables, suivant que l’officier, après vingt-deux ans de service, s’il est capitaine par exemple, passe dans l’''Invalid Establishment'', ou prend sa retraite définitive. Dans le premier cas, il touche sa solde entière, mais il est tenu de résider dans l’Inde; dans le second, il peut quitter le pays, mais il perd environ un tiers de sa solde.
 
Les pensions des veuves et des enfans des officiers ne sont pas payées directement par l’état, mais par des caisses de prévoyance subventionnées assez largement. Le ''Military Fund'' de l’armée du Bengale, la plus3 remarquable de ces institutions, fondé en 1805, ne reçut tout son développement qu’en 1823. Ce fonds d’assurance mutuelle reçoit une subvention de 22,000 roupies de la compagnie et compte près de trois mille souscripteurs, qui, moyennant une retenue variable suivant les grades, assurent une pension suffisante à leurs veuves et à leurs enfans. Ces retenues s’élèvent annuellement à 22 livres sterling 10 sh. pour un colonel, 18 liv. st. pour un lieutenant-colonel, 14 liv. st. 8 sh. pour un major, 9 liv. st. 9 sh. pour un capitaine, etc. Le taux des pensions servies par le ''Military Fund'' est le suivant : 342 liv. st. à la veuve d’un colonel, 273 liv. st. à la veuve d’un lieutenant-colonel, 205 liv. st. et 136 liv. st. aux veuves de majors et de capitaines. Les enfans des souscripteurs décédés touchent jusqu’à six ans une pension de 30 liv. st. A partir de cet âge jusqu’à dix-sept ans, les garçons reçoivent 40 liv. st. La pension des filles, fixée à 45 liv. st., est payée jusqu’à leur mariage. En 1850, les recettes du ''Military Fund'' s’élevaient à 1,788,629 roupies, et ses dépenses à 1,748,371 roupies.
 
Après avoir examiné les conditions de solde des officiers du service indien et vu que les capitaines touchent au moins 1,000 francs par mois, et les lieutenant-colonels plus de 4,000, il ne faut pas une longue étude de la paie des grades correspondans dans les armées européennes pour être à même d’affirmer que l’état-major anglo-indien est l’état-major le plus splendidement rétribué du monde, et cependant les appointemens militaires, surtout dans les grades inférieurs, sont à peine suffisans pour vivre. La faute première en est aux habitudes mêmes du pays, au nombre exorbitant de domestiques, qu’à l’armée comme à la ville il faut traîner avec soi et payer de sa bourse. Il est d’autres raisons encore des difficultés pécuniaires qui embarrassent la majorité des officiers du service de la compagnie, par exemple les mariages dans les grades subalternes, les facilités de crédit que rencontre quiconque porte l’épaulette, les sommes considérables qu’il faut souvent fournir pour acheter la retraite d’un supérieur, etc. Heureusement pour les officiers, il en est bien peu, parmi ceux qui donnent des gages de capacité et de bonne conduite, qui n’arrivent point à des emplois civils ou d’état-major dont le riche traitement dépasse souvent du double la solde de leur grade: ainsi les fonctions diplomatiques, les emplois d’ingénieur civil, du commissariat, les commandemens des corps irréguliers, des milices locales, etc. Ce mode de récompense entraîne toutefois de sérieux inconvéniens, et pour en juger, ouvrant au hasard l’''Annuaire'' de l’armée du Bengale, qu’on examine les cadres du 55e régiment d’infanterie. Sur six capitaines, deux ont des emplois civils, un troisième est en congé; des dix lieutenans, quatre sont pourvus de foncions administratives, deux sont attachés à des corps irréguliers; deux enseignes sont en congé. Et il arrive le plus souvent que l’effectif des officiers présens au corps est moindre que celui porté au livre officiel. Aussi nous assure-t-on qu’il n’est pas rare de voir des enseignes commander des régimens, et l’on cite l’exemple d’un docteur ayant fait fonction de chef de corps pendant plusieurs mois. Les officiers de l’armée du Bengale au-dessous du grade de colonel s’élèvent à 2,250. On distribue parmi eux 530 appointemens civils ou d’état-major, que l’on peut classer ainsi : emplois civils 136, d’état-major 44, du commissariat 130, commandemens de corps irréguliers et de milice 220; total, 530.
 
De tout ceci il faut conclure que dans l’armée anglo-indienne l’ambition des officiers n’est point stimulée par la perspective d’un avancement rapide, d’honneurs militaires. La seule récompense qu’un bon et éminent serviteur puisse espérer de recevoir de ses chefs est un emploi civil ou d’état-major, qui ajoute 1,000 ou 1,500 roupies à sa solde de chaque mois. Sans doute l’argent est aujourd’hui chose précieuse, comme il l’a d’ailleurs toujours été; nous croyons cependant qu’en faire presque exclusivement le prix du sang n’est pas le vrai moyen d’entretenir dans une armée les saines traditions militaires, et que si les troupes de la compagnie devaient un jour rencontrer des ennemis maîtres des secrets de la tactique européenne, on serait forcé de modifier un système dont les inconvéniens frappent tous les yeux, et dont le plus grave est sans contredit d’amener à la tête des régimens des officiers qui ont passé leurs années d’énergie dans les emplois civils, et qui, lorsqu’ils rentrent au corps après vingt et vingt-cinq ans d’absence, sont souvent incapables de faire manœuvrer quatre hommes sans un caporal.
 
Il nous reste à dire quelques mots du caractère public et privé des officiers de l’armée de l’Inde. Et à ce sujet, tout en parlant avec respect et sympathie d’un corps de braves gens qui a toujours noblement fait son devoir devant l’ennemi, qu’il nous soit permis de dire que l’histoire de l’armée de l’Inde, étudiée même a la surface, fournirait de nombreux et trop significatifs argumens à opposer aux philippiques contre la corruption française dont la presse de Londres a si longtemps et avec tant d’amour rempli ses colonnes; mais l’héroïsme des soldats d’Inkerman et de Balaclava a fait apprécier à leur juste valeur de niais préjugés, et nous ne croirions pas faire acte de bon Français et d’écrivain sensé en entamant, ne fût-ce même que d’apparence, la ritournelle usée de l’air de ''l’anglophobie''. Aussi, passant au plus vite du sérieux au comique, demanderons-nous au lecteur la permission de lui raconter une petite anecdote fort authentique, qui donne une juste idée du mélange d’égalité et de hiérarchie qui caractérise les rapports des officiers anglais entre eux. La scène se passe à la ''mess'' d’un régiment d’infanterie. Il est dix heures, la table est présidée par le major A..., et le ''claret'' circule librement. Sous l’excitation du rouge liquide, l’enseigne B... se laisse entraîner à d’interminables discours, et le major A... le rappelle à l’ordre en ces termes: ''Hold your tongue, sir'' (taisez-vous ; littéralement : tenez votre langue, monsieur.) Immédiatement l’enseigne B... fait sortir un énorme bout de langue rouge de ses lèvres vermeilles, le saisit entre l’index et le pouce, et demeure imperturbable au port de la langue comme s’il eût été au port d’armes, à la grande joie des convives et à la plus grande colère du major A... Sur la requête de ce dernier, une cour martiale fut convoquée, et sérieusement et sévèrement réprimanda l’enseigne B... pour ''conduct unbecoming an officer and a gentleman'', sans toutefois ajouter dans le jugement comme elle l’aurait pu : « Pour avoir exécuté un mouvement non prévu dans le manuel du soldat. »
 
Cette petite scène nous amène tout naturellement à parler des ''messes'' des régimens natifs. Quiconque a un peu vécu parmi les Anglais a dû être nécessairement frappé de la parfaite intelligence avec laquelle ils comprennent et pratiquent la vie en commun entre hommes, et nous ne connaissons rien en Angleterre de plus propre à frapper un étranger que le luxe bien entendu de la ''mess'' d’un régiment de l’armée de la reine, lorsque dans le pays voisin, il faut bien le dire, les officiers sont réduits à vivre dans des taudis de la manière la plus mesquine. Les Spartiates, il est vrai, se nourrissaient de brouet noir, mais, Dieu merci, leur temps est passé, et l’on pourrait peut-être introduire quelques améliorations heureuses dans l’armée française, non pas en imitant les ''messes'' des ''blues'' et des régimens fashionables, trop somptueusement montées, mais bien celles de l’armée indienne, dont le bien-être ne sort pas des limites du comfortable. Les ''messes'' de l’armée indienne se distinguent de celles de l’armée de la reine en ce qu’elles ne sont pas fournies au tarif. Le corps d’officiers administre lui-même sa table et entretient généralement une basse-cour, des vaches pour le lait et le beurre, souvent même des moutons et des bœufs. Au bout du mois, la dépense est partagée parmi les officiers. Pour les vins, bières et spiritueux, à la fin de chaque dîner, on fait circuler un papier divisé en colonnes, en tête desquelles sont inscrits les noms des divers vins servis, et chacun s’inscrit à la colonne des liquides qu’il a consommés. La ''mess'' ne fournit point de déjeuner, chaque officier déjeune généralement chez lui; mais un repas froid, composé des restes du dîner de la veille, est prépaie d’ordinaire l’après-midi dans la ''mess-room''. A l’exception des temps de marche, où l’on dîne au jour, le dîner est servi à la nuit tombante. Dans une ''mess'' bien organisée, les dépenses mensuelles d’un officier qui vit sobrement et ne boit à son ordinaire que du sherry et de la bière, laissant pour les grandes occasions le Champagne et le bordeaux, d’un prix toujours exorbitant dans l’Inde, les dépenses mensuelles, disons-nous, d’un officier peuvent ne s’élever que de 80 à 100 roupies par mois. La ''mess'' a généralement chaque semaine un grand dîner ''on public nigh'' auquel chaque officier peut inviter ses amis. Outre les dépenses de la mess, chaque officier doit payer à un fonds commun 5 roupies par mois, souscription qui sert à payer le loyer de la maison de la ''mess'', les souscriptions aux journaux et ''revues'', l’entretien de la vaisselle et de l’argenterie.
 
Les règlemens des ''messes'' de l’armée anglo-indienne sont à peu près les mêmes que ceux de l’armée royale. Là table est présidée à tour de rôle par chaque officier, et ce rôle de maître de maison, que remplissent même les plus jeunes, sert à développer dans les états-majors sans aucun doute ces manières élégantes que l’on remarque chez la plupart des officiers anglais. Les jeux de hasard sont prohibés dans l’établissement de la ''mess''; mais on y trouve généralement un billard.
 
En regard des officiers anglais employés dans l’armée de la compagnie, plaçons maintenant les soldats et les officiers natifs. La compagnie des Indes, en donnant pour base à sa puissance une armée native, a dû prendre soin que les armes des cipayes ne pussent jamais se tourner contre elle. A cet effet, des règlemens d’une haute sagesse politique prescrivent de composer les régimens d’hommes des deux religions qui divisent la population de l’Inde, et y forment deux nations rivales. Dans l’infanterie, la proportion réglementaire est de deux tiers d’Hindous et un tiers de musulmans. Depuis la conquête du Punjab, on admet les Sicks dans la proportion d’un dixième, soit une compagnie par régiment. Les soldats d’infanterie appartiennent aux castes des ''brahmes, rajpoots, choutries, gwallahs'' ou pasteurs; ces derniers donnent des soldats fort estimés pour leur docilité et leur bravoure. La grande majorité des cipayes de l’armée du Bengale, dont nous nous occupons ici spécialement, est fournie par les populations des provinces nord-ouest et du royaume d’Oude. Dans la cavalerie, les régimens sont invariablement composés mi-partie de musulmans, mi-partie d’Hindous. Le recrutement s’opère sans l’intervention du gouvernement. Lorsqu’un vieux soldat revient au régiment après un congé passé dans ses foyers, il ramène souvent avec lui un ou plusieurs jeunes gens de son village qui désirent prendre du service dans l’armée native, où ils sont admis après avoir présenté leurs certificats de caste et passé la visite du médecin. Il n’y a pas de limite d’âge, et l’on comprend que parmi ces populations primitives il soit impossible de vérifier exactement l’âge des recrues. L’on peut toutefois fixer approximativement, sans grandes chances d’erreur, à dix-huit ans et à vingt-deux ans les limites d’âge minimum et maximum des conscrits.
 
La solde des cipayes varie de 7 à 9 roupies par mois, suivant le nombre d’années qu’ils Ont servi. Si l’on remonte l’échelle des grades accessibles aux cipayes, on rencontre d’abord le ''naïck'', qui touche par mois 12 roupies, le ''havildar'', qui en reçoit 14. Le ''jemmadar'' et le ''soubadar'' (3) ont une solde mensuelle, le premier de 40, le second de 60 roupies. La paie est un peu plus élevée dans la cavalerie. La compagnie des Indes ne fournit rien autre chose à ses soldats que leur paie et des huttes dans les cantonnemens. Le cipaye avec sa solde doit pourvoir à sa nourriture et à son entretien, savoir : renouveler de deux années l’une son habit et son pantalon de drap, payer ses cols, souliers, tenue, blanche, etc. L’habit est livré aux soldats au prix de 3 roupies 4 anas, et le pantalon au prix de 3 roupies 2 anas. La dépense d’un équipement d’infanterie complet est évaluée de 15 à 16 roupies. L’on ne saurait apprécier exactement les dépenses que sa tenue coûte à un soldat, cela dépend du plus ou moins d’économie du sujet. Cependant plusieurs officiers nous ont affirmé qu’en prenant une roupie par mois pour base de calcul, on aurait une moyenne presque exacte. La nourriture d’un Hindou coûte environ 3 roupies par mois; le soldat natif, après avoir défraye les dépenses de son entretien et de sa nourriture, peut donc économiser ou envoyer à sa famille, ce qu’il fait le plus généralement, à peu près 36 roupies par an. Pour les musulmans, moins sobres et moins économes que les Hindous, la chose est différente, et non-seulement les soldats qui professent l’islamisme ne font pas d’économies, mais encore la plupart sont endettés. En campagne, le gouvernement est tenu de livrer l’''otta'' (farine de blé) aux cipayes au prix de une roupie par quinze ''seers'' (4). La perte, s’il y en a, est supportée par le trésor public. Nous ajouterons que les cipayes peuvent envoyer sans frais leurs économies à leurs familles, au moyen de bons tirés par le capitaine de la compagnie sur la caisse de la station où résident les parens du militaire.
 
Le soldat natif une fois engagé doit servir trois ans; au bout de cette période, il est libre de rentrer dans ses foyers. Il n’existe pas de temps réglementaire pour que le soldat puisse être admis au bénéfice de la pension de retraite, mais il ne peut l’obtenir qu’après avoir passé quinze ans dans les rangs, et lorsqu’il a été déclaré impropre au service par un conseil de santé. Les pensions allouées aux soldats, sous-officiers et officiers natifs sont les suivantes : ''cipaye'' 4 roupies par mois, ''naïck'' 7, ''havildar'' 9, ''jemmadar'' 13, ''subadar'' 25, ''subadar-major'' 90. Les pensionnaires sont tenus de résider dans certains districts, et touchent leurs pensions à la caisse du ''paymaster''. Le Bengale est divisé en cinq districts de pensionnaires, savoir : ceux de Barrackpore, Bénarès, Dinapore, Oude, Punjab. En 1844, 22,381 soldats et 1,730 familles touchaient des pensions militaires du gouvernement du Bengale.
 
L’avancement dans les régimens natifs dépend entièrement du colonel jusqu’au grade de ''kavildar'' exclusivement. Les grades de ''jemmadars'' et ''soubadars [native commissioned offîcers'') sont conférés par le commandant en chef sur la proposition du colonel. Il est au reste excessivement rare que les promotions sortent des conditions d’ancienneté, et la très grande majorité des officiers natifs ont dépassé de beaucoup la soixantaine. Nous ne croyons pouvoir mieux apprécier la position de l’officier natif qu’en le comparant à un homme qui joue un rôle considérable dans la marine royale anglaise, le ''master''. De même que le ''master'' répond de la bonne route du navire, l’officier natif répond de la bonne tenue et de la bonne conduite du régiment, et au jour du combat s’efface pour laisser le commandement à l’officier européen comme le ''master'' à l’officier de la marine royale. Cette position d’officier sans espoir d’avancement ultérieur, qui n’est jamais celle de l’égalité avec les officiers européens, même avec le plus jeune enseigne, offre, il faut en convenir, bien peu d’aliment à l’ambition du soldat; mais l’ambition, la soif du commandement et des honneurs existe-t-elle à un haut degré parmi les hommes dociles et résignés qui remplissent les rangs de l’armée de l’Inde? Les soldats de la compagnie demandent-ils plus au sort qu’une position qui assure libéralement leur pain de chaque jour et celui de leur famille? Il est permis d’en douter, et à l’appui de cette opinion on peut citer le fait qu’il est presque sans exemple qu’un officier ou sous-officier natif ait pris part aux rébellions, d’ailleurs peu nombreuses, qui ont agité l’armée de l’Inde. Remarquons aussi en passant que les diverses révoltes avaient en grande partie pour point de départ des atteintes plus ou moins graves portées par l’autorité supérieure aux préjugés religieux des natifs.
 
Deux ordres militaires servent à récompenser les soldats méritans du service indien : le premier, ''l’ordre du mérite'', ne s’accorde que pour fait de guerre, et quoique le nombre des décorés ne soit pas limité par les statuts, il ne s’accorde que bien rarement. L’ordre se divise en trois classes qui doivent chacune s’acheter par une action d’éclat. Les insignes de la première classe sont une étoile d’or avec ces mots, ''the reward of valour'', portée à un ruban bleu liseré de rouge. L’étoile est d’argent pour les deux autres classes. La première donne double paie, la seconde et la troisième deux tiers et un tiers; mais telle est la parcimonie avec laquelle cet ordre est distribué, que des officiers supérieurs du service indien m’ont assuré avoir à peine rencontré quelques étoiles d’argent sans jamais avoir vu une étoile d’or. L’ordre du ''British India'' se divise en deux classes de - cent croix chacune : la première, affectée aux ''soubadars'' et ''ressaldars'', et donnant le titre de ''sirdar bahadoor'' et 2 roupies par jour d’extra-paie; la deuxième, dans laquelle tous les officiers natifs sont admis, qui donne le titre de ''bahadoor'' et une roupie d’extra-paie. Cette récompense par le fait ne s’accorde qu’à l’ancienneté, et la plupart des membres de l’ordre sont retirés du service.
 
Quoique l’on puisse lire dans tous les comptes-rendus des grandes expositions de Londres et de Paris que les produits de l’Inde y attiraient l’attention générale, quiconque a vécu au Bengale conviendra sans peine que le produit le plus curieux de cette terre exotique manquait à ces fêtes industrielles : ce produit, c’est le cipaye. Avoir donné à un Indien l’apparence d’un soldat européen, c’est là une œuvre d’admirable patience que peut seul apprécier celui qui dans un contact de chaque jour a reconnu les abîmes de préjugés infranchissables qui séparent la race indienne de nous, de nos habitudes, celui qui a compris par expérience qu’il est dans l’Inde une chose plus fâcheuse que son soleil de plomb fondu, ses moustiques dévorans, ses fièvres empestées, — les domestiques natifs !
 
L’éducation militaire du cipaye demande environ neuf mois; au bout de ce temps, la métamorphose est complète, la chenille est devenue papillon! L’on peut presque dire que la tenue du cipaye ne laisse rien à désirer; seulement on s’aperçoit aisément, à une certaine gêne dans la démarche, qu’il n’est pas habitué à porter le soulier; l’habillement est le même, à très peu de chose près toutefois, que celui des troupes royales; au lieu d’un col de cuir, le cipaye porte un col formé de grains de verroterie blanche; il y a aussi quelque différence dans les boutons et la plaque des buffleteries; de plus, le schako est remplacé par un bonnet rond de laine. En somme, la tenue extérieure du cipaye laisse bien peu de chose à désirer; mais il lui manque, on le devine au premier coup d’oeil, le sentiment de la dignité de l’habit qu’il porte. Rien dans sa contenance ne rappelle l’air martial de nos pantalons rouges, ou la tournure d’homme, carrée par la base, du soldat anglais. L’humilité, l’esprit de servitude de la race indienne perce sous l’uniforme : regardez fixement un cipaye, et vous pouvez parier cent contre un qu’immédiatement il vous rendra un salut militaire, ou un port d’arme s’il est en faction. C’est qu’en effet le cipaye n’a rien perdu de ses habitudes natives, et pour démontrer cette vérité, que le lecteur veuille bien nous accompagner aux tentes d’une compagnie d’infanterie venue récemment de l’intérieur avec un convoi d’argent, et campée sur les glacis du fort William, à Calcutta.
 
Le camp est formé de trois grandes tentes; un seul homme en habit rouge, une baguette de fusil à la main, en garde l’approche; quant aux soldats, ils ont dépouillé l’uniforme et revêtu le costume indien dans toute sa simplicité : les plus couverts en chemise ! Et quelles fantaisies de coiffures ! celui-ci la tête complètement rasée, celui-là avec des nattes de six pieds, cet autre à front monumental fait à coups de rasoir; ce soldat sick enfin, ses cheveux relevés et noués en chignon comme une demoiselle chinoise. Les officiers natifs se distinguent par un collier de boules de bois doré. Du reste une tranquillité parfaite, un ordre profond. Chaque homme fait sa petite cuisine, dans son petit pot, à son petit feu, ou s’occupe de soins de propreté. C’est que la main des siècles, l’influence civilisatrice de la discipline militaire ont glissé sur la nature immuable de l’Indien comme l’huile sur le marbre. Trois coups de baguette, deux mots, et ces sauvages à demi nus, le fusil à piston à la main, l’habit rouge sur le dos, offriront des spécimens très respectables des soldats de l’honorable compagnie des Indes; toutefois rien n’est changé dans leurs instincts, leurs habitudes : ce sont les hommes, les mêmes hommes qui, sous les drapeaux du roi Porus, combattaient, il y a deux mille ans, les guerriers d’Alexandre.
 
L’infanterie native de l’armée du Bengale se compose de soixante-quatorze régimens de ligne, uniformes quant aux cadres et à la force numérique, et d’un certain nombre de régimens locaux et de milice (5). Les cipayes sont armés d’un fusil à piston semblable en tous points au modèle dont se servent les soldats de l’armée de la reine. Six régimens (les 9e, 25e, 57e, 65e, 67e, 68e) comptent une compagnie armée de la carabine à sabre baïonnette, équipée et organisée sur le modèle de la brigade des ''riffles''. Pour compléter cet aperçu des forces d’infanterie de l’armée du Bengale, on doit citer encore les noms des régimens de Khelat-Y-Ghizie, Ferozepore, Loodianah, les deux bataillons d’infanterie d’Assam, etc., dans lesquels l’élément natif est à peu près le même que dans les régimens de ligne, mais dont l’état-major européen, beaucoup moins nombreux, est composé d’officiers détachés de ces derniers. Les soldats de ces corps sont soumis aux mêmes conditions de service que ceux de la ligne, sauf toutefois ceux des régimens locaux et des milices, tels que la milice de Calcutta, le bataillon d’Arracan, etc., qui ne peuvent être employés activement en dehors de leur province.
 
Les commandemens et les mots d’ordre sont donnés en anglais, et il existe, nous a-t-on assuré, dans le Punjab un régiment formé des anciens soldats de Runjet-Singh, où les commandemens sont faits en français, car loger dans la tête du soldat natif quelques mots de langue européenne est l’une des parties les plus ardues de son éducation militaire. Étranger comme nous le sommes aux choses militaires, nous nous croyons pourtant autorisé à dire que l’instruction des régimens natifs qu’il nous a été donné de voir manœuvrer laissait peu de chose à désirer. Il y a toutefois une mollesse dans la marche, une indécision dans le maniement d’arme qui frappe ''à priori'' même des yeux inexercés, et révèle que ces corps si bien habillés, si complets sur le champ de parade, ne sauraient soutenir le choc des baïonnettes européennes. Aussi, pour résumer notre opinion sur l’''efficience'' du cipaye comme homme de guerre, dirons-nous que la discipline, l’éducation du régiment, l’art militaire a donné le dernier mot de sa puissance en faisant le cipaye tel qu’il est, mais qu’il n’appartient pas à la science et à la patience humaine de créer un rival au soldat européen avec l’homme de l’Inde. Non pas que des traits pleins de fierté militaire manquent entièrement aux annales de l’armée native, témoins ces grenadiers qui, condamnés à mort pour rébellion dans le siècle dernier, s’appuyèrent de leur privilège de monter les premiers à l’assaut pour réclamer le droit d’être attachés les premiers à la bouche des canons, et montrer à leurs compagnons d’infortune à ''bien mourir'', ou encore ce Scévola hindou, qui, tenant son bras en manière de défense devant la figure de son officier occupé à pointer un canon dans une embrasure de redoute, se contenta d’engager son supérieur à se dépêcher, lorsqu’une balle lui eut brisé la main; mais cette résignation, ce mépris de la mort qui forment d’ailleurs un des traits caractéristiques du moral de l’homme de l’Inde ne compensent pas ce qui manque au soldat natif de force physique, d’énergie musculaire, de rudes appétits. Aussi, tout en rendant justice aux bonnes qualités qui distinguent le cipaye, à sa douceur, à sa sobriété, à son respect pour la discipline, ses apologistes même les plus passionnés n’ont jamais osé prétendre qu’il pût être opposé avec succès au soldat européen.
 
Les cantonnemens des troupes hâtives sont uniformément placés, dans les stations indiennes, aux limites du champ de manœuvre. Sous d’épais ombrages sont groupées les huttes où les cipayes vivent par couple, habitations primitives aux toits de chaume, aux murs de bambous croisés de natte, ou mieux de boue. L’intérieur ne le cède pas en simplicité, à l’extérieur : deux places à feu, deux lits grossiers, des pots de cuivre, composent tout l’ameublement de ces demeures, dignes des meilleurs jours de Sparte. Les habitations des officiers et des sous-officiers natifs se distinguent à peine de celles des autres hommes. Aux limites des cantonnemens et du champ de manœuvre s’étend une ligne de petits pavillons en maçonnerie, où les cipayes, après le service, vont déposer leurs armes. Ce qui frappe surtout le visiteur, c’est l’incroyable mélange des habitudes natives et des habitudes européennes qu’il retrouve chez tous les habitans de ces demeures. Quelle métamorphose, quelle dualité plus complète que celle de ce grenadier de six pieds dont vous avez admiré la bonne tenue et la tournure martiale sur le champ de manœuvre, et que vous retrouvez à cinq minutes de distance vêtu d’un mouchoir de poche et accroupi comme un singe à la porte de sa cabane, aussi différent en un mot du grenadier de la parade que le fidèle ami de Robinson ! De plus, certains détails de la vie intime du soldat natif ne manquent pas d’originalité; presque dans chaque rue du cantonnement se trouvent des espèces de hangars sous lesquels les cipayes s’exercent à la lutte, exercice qu’ils aiment passionnément. L’arène, creusée à trois pieds au-dessous du sol environ, est recouverte d’un toit de chaume soutenu par des piliers. Pour toute décoration, elle renferme uniformément une figure ornée de bras et de jambes surabondans, qui représente sans doute l’Hercule de l’olympe de Wishnou. Dans quelques régimens, les officiers encouragent avec raison les hommes à pratiquer ce salutaire exercice, et accordent à certains jours des prix de lutte assez considérables. Faisons remarquer en terminant ce croquis que les cantonnemens des troupes natives, quelque mesquins qu’ils soient, imposent une grande dépense au trésor de l’Inde, car toutes les fois que le cipaye arrive à une nouvelle station, il reçoit pour se bâtir une hutte une indemnité de 2 roupies 1/2.
 
La cavalerie native de l’armée du Bengale comprend dix régimens de cavalerie régulière (6). La tenue de cette cavalerie est ainsi déterminée par les règlemens : un shako sans visière, une veste ronde et un pantalon de drap gris clair (''french grey''). Le harnachement du cheval et la selle sont les mêmes que dans la cavalerie légère de l’armée royale. Les hommes sont armés du sabre recourbé et de deux pistolets; de plus, dans chaque escadron, quinze cavaliers portent la carabine. La taille moyenne des soldats est de 5 pieds 9 pouces anglais, et leur poids, quand ils sont armés, équipés, prêts à se mettre en marche, s’élève à environ 18 stones (à peu près 125kilog.).
 
La question de la remonte de la cavalerie a longtemps préoccupé les chefs du gouvernement de l’Inde, et des haras ont été établis il y a longues années dans le pays. Ces établissemens sont au nombre de trois, savoir : celui de Ghazepoor dans le Bengale, et les haras de Hissar et Hanpur dans les provinces nord-ouest. Chacun de ces établissemens est dirigé par un officier supérieur ayant sous ses ordres un assez nombreux état-major européen. Le système d’élevage est le suivant dans le haras de Ghazepoor : chaque année on distribue les jumens aux fermiers environnans qui peuvent, par tête d’animal, donner une caution de 200 roupies. Il est interdit au fermier de soumettre la jument qui lui est temporairement cédée aux travaux des champs, et chaque mois des officiers du ''stud'' parcourent le district et s’assurent que les animaux sont bien traités. Le fermier garde le poulain pendant un an après sa naissance, et au bout de cette période le jeune animal est soumis à l’inspection du vétérinaire du ''stud'', qui fixe le prix d’achat. Ce prix varie de 70 à 200 roupies; il est en moyenne de 120 roupies, et sert d’indemnité au fermier pour les dépenses et l’entretien de la jument et de son poulain. Le poulain une fois accepté par le vétérinaire est placé dans les écuries du haras, où il reste deux ans et demi, au bout desquels il passe devant un comité avant d’être déclaré propre au service de l’armée. Au cas où le poulain à l’âge d’un an n’est pas accepté par le vétérinaire, il devient la propriété du fermier qui l’a élevé. En général les pouliches sont refusées; mais lorsque par exception on les achète pour le service public, elles sont dirigées sur le district du Tirhoot, où le prix du grain est moindre que dans le voisinage de Bénarès. Le haras de Ghazepoor compte plus de deux mille jumens poulinières. Le système de reproduction n’est pas le même dans les haras de Hissar et de Hanpur. Là le gouvernement ne possède pas les jumens, mais les vend aux fermiers au prix de 300 roupies, payables par versemens annuels de 50 roupies. Malheureusement la race chevaline dépérit dès la seconde génération sous le climat débilitant de l’Inde, et ce n’est qu’en renouvelant les souches incessamment et à grands frais que l’on peut obtenir des sujets de taille et de force propres au service militaire. Un instant, l’on avait espéré pouvoir supprimer les haras indiens et remonter les troupes exclusivement à l’aide de chevaux importés d’Australie; mais la découverte de l’or en ces contrées, en enlevant tous les bras à l’agriculture, a élevé à un prix si excessif le prix des chevaux en Australie même, que la remonte de la cavalerie de l’Inde y est devenue impossible, et que les haras du Bengale, quelque défectueux que soient leurs produits, doivent être conservés. Pour donner une idée des sommes énormes que le service de la cavalerie et de l’artillerie coûte à la compagnie des Indes, il suffira de dire qu’en 1846, après les batailles des premières guerres du Punjab, une remonte de plusieurs centaines de chevaux destinés à l’armée de l’Inde fut faite dans la colonie du cap de Bonne-Espérance. Chaque étalon admis par le comité de remonte était payé 36 livres sterling, et chaque cheval hongre 30 livres sterling. En ajoutant à ce prix 30 livres sterling pour le passage de l’animal du Cap à Calcutta, les frais d’assurance, de débarquement, etc., l’on trouve que chaque cheval rendu au corps coûtait au trésor public au moins 80 livres sterling !
 
Outre la cavalerie de ligne, il existe dans l’armée du Bengale 18 régimens de cavalerie irrégulière (7). Il est à remarquer que les trois grandes puissances européennes, la France, l’Angleterre, la Russie, comptent dans les cadres de leurs armées des corps de cavalerie irrégulière commandés par des officiers européens, et sans vouloir établir une comparaison entre les spahis d’Alger, les irréguliers de l’Inde et les cosaques du Don, ce fait est assez important pour nous autoriser à nous étendre quelque peu sur la cavalerie irrégulière du Bengale. Les corps de cavalerie irrégulière, corps où la discipline, sans nuire au bien du service, peut être plus relâchée que dans la cavalerie de ligne, attirent de préférence dans leurs rangs des hommes habitués à une vie errante et libre. D’un autre côté, le régiment irrégulier, étant susceptible d’être employé en temps de paix pour la police et coûtant moins cher au trésor public que la cavalerie régulière, offre au gouvernement un double avantage qui explique la place importante que ces forces, d’une création assez récente, ont prise dans l’armée indienne.
 
L’influence du système féodal en vigueur dans le Haut-Bengale se fait sentir dans l’organisation des régimens irréguliers, qui, pour attirer dans les rangs des hommes de haute caste, permet qu’un simple soldat puisse être entouré de ses parens ou de ses vassaux. L’irrégulier s’engage avec le gouvernement à pourvoir à tous les frais de son entretien et de celui de son cheval moyennant un salaire de 20 roupies par mois. Chaque officier a le droit de fournir 5 chevaux, et chaque sous-officier un. Ce privilège, nommé ''assami'', s’exploite de la manière suivante : l’officier qui en jouit entretient dans les rangs un soldat désigné sous le nom de ''bargir'', qu’il paie 7 roupies par mois, et garde 13 roupies pour défrayer l’entretien du cheval, somme sur laquelle il peut faire un léger bénéfice. Ce privilège n’appartient pas exclusivement aux officiers et sous-officiers, car les règlemens ne leur attribuent que 160 chevaux ou ''assamies'' par régiment; les autres sont possédés par des vétérans, des veuves, des orphelins, ou des soldats eux-mêmes, qui reçoivent alors le nom de ''kudurpar''.
 
La remonte et la réforme des chevaux dépendent exclusivement de la volonté de l’officier commandant, qui peut rejeter ou réformer tout cheval qui lui semble impropre au service. Le gouvernement ne fait acte d’intervention dans la remonte que dans le cas de chevaux tués en combattant, et alloue alors une indemnité de 125 roupies au cavalier. Afin de pourvoir au remplacement des chevaux morts de fatigue ou de maladie, sans laisser cette dépense exclusivement à la charge du propriétaire d’''assamie'', on a organisé dans les corps irréguliers des assurances mutuelles d’une incontestable utilité. Ainsi il existe dans chaque compagnie une tontine qui doit fournir les fonds nécessaires pour remplacer les chevaux morts, et à laquelle chaque soldat de la compagnie verse, en cas d’accident, une somme de 1 roupie 10 anas. Le produit de ces retenues est affecté à l’achat d’un nouveau cheval, dont le prix, variable suivant les temps et les quartiers, peut être toutefois estimé en moyenne à 150 roupies. On comprend facilement tous les avantages de ce système. Utile au soldat, qu’il empêche d’être ruiné par la mort d’un cheval, il rend en même temps chacun solidaire de la bonne nourriture des chevaux, ce qui est d’une grande importance dans des régimens où les hommes pourvoient eux-mêmes à l’entretien de leurs montures.
 
Cette institution de crédit n’est pas la seule qui soit organisée dans les régimens irréguliers : chaque régiment a une banque qui fournit les fonds nécessaires pour acheter les fourrages et grains, lorsque le régiment reçoit un ordre inattendu de départ, et qui fait tenir leur paie aux soldats envoyés en détachement. La banque fait aussi des avances au corps pour la remonte, l’habillement, et fournit aux hommes en congé les moyens de pourvoir à la nourriture du cheval qu’ils laissent au corps, car ces derniers ne touchent leur paie qu’au retour.
 
Aucun règlement ne détermine l’uniforme des régimens irréguliers. Leur équipement se compose ordinairement d’une tunique de couleur tranchée, rouge, jaune, vert clair, ouverte sur le devant, d’un pantalon collant, et de la grande botte. Dans certains corps, l’on a adopté pour coiffure le casque d’acier poli, dans d’autres le chapska ou le turban. Les cavaliers sont armés de sabres, de pistolets et de longs fusils fabriqués dans le pays sur l’ancien modèle indien, et quoique ces armes ne soient pas très perfectionnées, ils s’en servent avec une grande adresse. La selle réglementaire est la selle hindostani commune, qui, très comfortable pour l’homme, a le très grand inconvénient de blesser le dos du cheval. Des ordonnances prescrivent aux commandans de laisser aux soldats le soin de fournir leurs équipemens et leurs armes; mais ce règlement n’est pas suivi, et dans l’intérêt de l’uniformité de la tenue et du bon marché des fournitures, le commandant, à la demande des hommes, passe directement des contrats avec les fabricans de Londres ou de Calcutta.
 
Les irréguliers coupables de crimes sont soumis à la juridiction des cours martiales ordinaires; mais en cas de mauvaise conduite, d’infraction à la discipline, le délinquant est traduit devant un conseil qui s’assemble immédiatement sur le lieu du délit, et se compose de 5 officiers natifs. Ce conseil ne peut au reste infliger une punition plus sévère que le renvoi du corps. Le tarif des pensions de retraite pour les irréguliers est à peu près le même que celui de l’armée régulière.
 
L’année de la compagnie se complète par un corps qui a joué le rôle le plus important dans toutes les guerres de l’Inde, celui de l’artillerie. La première force d’artillerie qui fut organisée dans le Bengale fut formée en 1749 de marins tirés de l’escadre de l’amiral Boscawen ; mais ce corps ne prit d’abord que peu d’extension, car les hommes d’état qui dirigèrent aux premiers jours les affaires de la compagnie se montrèrent surtout préoccupés de l’idée d’empêcher les princes natifs d’introduire dans leurs armées les perfectionnemens de l’artillerie moderne. A cet effet, on se refusa pendant longtemps à admettre les indigènes dans les rangs de l’artillerie de la compagnie, dans la crainte que des déserteurs n’allassent porter aux souverains voisins les secrets de cette arme redoutable. Les précautions étaient poussées si loin, que les règlemens primitifs défendaient à un catholique ou à un homme marié à une femme catholique de faire partie de l’artillerie indienne. Cette susceptibilité était exagérée à tous égards, et les leçons de l’expérience ont démontré que si les finances dilapidées des états natifs ne pouvaient supporter les lourdes dépenses qu’entraîne un corps d’artillerie bien organisé, une artillerie inférieure qui gêne les mouvemens des armées, et donne une fausse confiance à des généraux inexpérimentés, est plus nuisible à ceux qui s’en servent qu’à leurs ennemis.
 
L’artillerie de l’armée du Bengale se compose de trois brigades d’artillerie à cheval et de neuf bataillons d’artillerie à pied. L’équipement et l’armement des hommes sont à peu près les mêmes que dans l’armée de la reine. La première et la troisième brigade d’artillerie à cheval (8) sont formées de trois batteries européennes et d’une batterie native, la deuxième de quatre batteries européennes. Les six premiers bataillons d’artillerie à pied sont recrutés d’Européens, les trois autres de natifs.
 
Le matériel d’une batterie à cheval consiste en cinq pièces de six et un obusier de douze, plus six caissons traînés par des chevaux; un chariot de forge, un chariot de provisions et un caisson de rechange, tous trois traînés par des bœufs, sont de plus attachés à l’établissement de chaque batterie, dont le complément réglementaire en bêtes de monture et d’attelage s’élève à 169 chevaux et 14 bœufs. Nous devons ajouter, pour donner une idée à peu près complète du personnel si nombreux d’une batterie légère, qu’un ''syce'' et un ''grass-cutter'' sont attachés à chaque cheval. L’organisation de l’artillerie légère de l’armée du Bengale diffère de l’organisation de l’artillerie de l’armée de la reine et des armées de Madras et de Bombay. Les chevaux des caissons et des canons sont montés, et dans l’action les soldats des chevaux de gauche mettent pied à terre pour servir les pièces, et sont secondés dans la manœuvre par des ''lascars'' montés sur l’avant-train des canons et des caissons. Ce système, plus économique et qui expose moins d’hommes en action, permet, dit-on, d’ouvrir le feu plus promptement, avantages que nous nous contenterons de signaler avec toute réserve.
 
Les six bataillons d’artillerie européenne à pied sont formés de 4 compagnies, et les 3 bataillons d’artillerie native de 6 compagnies ou ''gondaulaz'', total 42 compagnies, qui desservent la batteries de siège et 19 batteries de campagne. De ces dernières, 10 sont traînées par des chevaux, 8 par des bœufs, et à la 19e est attaché un parc de chameaux. Le matériel de la batterie de campagne se compose de cinq pièces de 9, d’un obusier de 24, et du même nombre de caissons et de chariots que la batterie légère.
 
Sans prolonger ces détails, déjà suffisans pour donner une idée du corps d’artillerie de l’armée native, bornons-nous à remarquer que l’expérience condamne de plus en plus le système de traction par les bœufs. Ces attelages rendent, les manœuvres si lentes et si difficiles, qu’un général à qui un officier se plaignait un jour de la rareté des provisions, en ajoutant que l’on se verrait bientôt forcé de manger les bœufs du parc d’artillerie, répondit en toute sincérité qu’il verrait de grand cœur tous ses bœufs passer à l’état de ''roast-beef'', parce qu’alors au moins il serait autorisé de fait à les remplacer par des chevaux.
 
La compagnie compte enfin dans son armée du Bengale quelques forces d’infanterie européenne proprement dite. Ce sont trois régimens équipés et organisés comme les régimens de l’armée de la reine, dont le personnel est entièrement européen, et qui sont désignés sous le nom de 1er, 2e, 3e ''European Bengal fusiliers''. Le dernier de ces régimens est de formation toute récente; mais les deux premiers ont joué le rôle le plus glorieux dans toutes les guerres de l’Inde (9).
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Voyez sur le service civil de l’Inde, sur l’instruction et le système pénal, sur le commerce et le budget, la ''Revue'' du 15 novembre, 1er décembre 1856, et 18 janvier 1857. </small><br />
<small>(2) L’opinion que nous venons d’émettre sur l’insuffisance des officiers anglo-indiens est, nous le savons, loin d’être populaire en Angleterre, où l’on a vu l’organe le plus important de la publicité proposer sérieusement de mettre à la tête de l’armée de Crimée des officiers du service de l’honorable compagnie, qui, s’ils ont reçu du ciel le génie militaire, n’ont pas encore trouvé l’occasion d’en donner la preuve. Nous n’en persistons pas moins à croire que l’homme de guerre a des occasions plus nombreuses d’acquérir et de montrer des talens militaires dans le service de la reine que dans celui de la compagnie, et qu’en demandant de choisir le successeur de lord Raglan parmi les officiers indiens, le ''Times'' obéissait à un sentiment de patriotisme inquiet et peu raisonné. </small><br />
<small>(3) ''Native commissioned officer'', c’est le grade le plus élevé auquel puisse atteindre un soldat natif. </small><br />
<small> (4) Le ''seev'' équivaut à 2 livres anglaises.</small><br />
<small>(5) Chaque régiment d’infanterie comprend 1 colonel, officier-général, qui, comme dans l’armée de la reine, n’a de rapport avec le corps que pour toucher un certain bénéfice sur l’habillement et l’équipement des hommes; 1 lieutenant-colonel, 1 major; 6 capitaines, 10 lieutenans, 5 enseignes, 1 chirurgien-major, 1 aide-major et 1 sergent-major, tous Européens. L’effectif natif se compose de 10 ''soubadars'' et 10 ''jemmadars (native commissioned officers''), 3 docteurs, 1 ''quarter-master'' (sergent), 60 ''havildars'', 60 ''naicks'', 20 tambours et 1,000 soldats. </small><br />
<small> (6) Chaque régiment de cavalerie régulière native se compose de 1 colonel, 1 lieutenant-colonel, 1 major, 6 capitaines, 8 lieutenans, 3 enseignes, 1 chirurgien, 1 vétérinaire, 1 maître d’équitation et 1 sergent-major, tous Européens; 6 ''subadars'', 6 ''jemmadars'', docteurs indigènes, 1 ''quarter master sergeant'', 27 ''havildars'', 25 ''naicks'', 7 trompettes, 9 maréchaux ferrans et 428 cavaliers. A ce personnel il faut ajouter un ''syce'' (palefrenier) par deux chevaux et un ''grass-cutter'' (coupeur d’herbe) par cheval.</small><br />
<small> (7) Un régiment de cavalerie irrégulière du Bengale se compose de 3 ''russaldars'', 3 ''resaïdars'', 6 ''naïcks russaldars'', 6 ''jemmadars (native commissioned offîcers''), 6 ''kote duffadars'', 48 ''duffadars'', 6 ''nishamburdars'', 3 trompettes, 3 ''nugagarchis'' et 500 soldats. L’état-major européen pris dans les régimens de ligne, infanterie ou cavalerie, est formé de 1 officier commandant, l commandant en second, 1 adjudant et 1 chirurgien.</small><br />
<small> (8) Les cadres d’une batterie à cheval sont les suivans : 1 sergent-major, 6 sergens, 6 caporaux, 6 bombardiers (premiers canonnière), 2 ''rough-riders'', 2 maréchaux ferrans, 2 trompettes, 2 élèves trompettes, 80 canonniers et un détachement de 28 ''lascars''.</small><br />
<small> (9) Pour montrer dans tous ses détails l’organisation de l’armée du Bengale, nous aurions encore à parler du corps des ingénieurs, du corps médical, de l’état-major du commissariat de l’armée; mais quelques indications, essentielles sur ces divers corps peuvent seules trouver place ici. — Le corps des ingénieurs de l’armée du Bengale se compose de 8 colonels, 4 lieutenans-colonels, 4 majors, 20 capitaines, 72 lieutenans, et d’un régiment d’indigènes de 12 compagnies. Presque tous les officiers du génie remplissent des fonctions civiles et dirigent les travaux publics, routes, canaux, opérations trigonométriques, etc., que le gouvernement fait exécuter dans la présidence. — Le corps médical européen attaché aux forces de la compagnie dans le Bengale ou les provinces nord-ouest comprend 26 ''senior-surgeons'', 102 ''surgeons'', 242 ''assistants-surgeons''. Tous ces officiers sont susceptibles d’emplois civils ou militaires, et attachés soit à des régimens, soit à des stations. Jusqu’à ces dernières années, les commissions du service médical étaient distribuées par les directeurs sous la seule condition d’un brevet de docteur émané d’une faculté européenne. Aussi l’on compte dans le service de santé de l’armée du Bengale plusieurs officiers qui ont fait leurs études pathologiques à la faculté de Paris. La nouvelle charte de 1853 a mis fin à cet état de choses, et les brevets du service médical indien s’obtiennent maintenant dans des concours publics. — L’état-major du commissariat de l’armée du Bengale est formé d’officiers détachés des régimens, dont l’avancement court à la fois dans le régiment et dans le corps administratif. Il faut toutefois, pour entrer dans cette branche de service, subir des examens sévères sur les langues orientales et les règlemens militaires.</small><br />
 
 
<center>II</center>
 
A côté de l’armée de la compagnie, une autre catégorie de forces militaires représente, nous l’avons dit, la puissance anglaise dans l’Inde : ce sont les régimens de l’armée royale. Nous ne croyons pas être loin de la vérité en disant que si la cour des directeurs ne devait compter que sur ses troupes natives pour maintenir dans sa dépendance les populations de son vaste domaine asiatique, la puissance anglaise dans l’est aurait bientôt vu luire son dernier jour. Aussi est-ce un grand et illustre récit dans les fastes de l’armée royale que celui qui commence à la bataille du Plassey pour finir à celle de Chillianwallah, et si un Français ne peut se défendre d’un profond sentiment de tristesse en pensant que sans les honteuses faiblesses du règne de Louis XV et les guerres de la révolution française, son pays eût sans doute partagé avec l’Angleterre la couronne de l’Inde, un écrivain loyal doit rendre hommage à la discipline, au courage indomptable qui ont permis à une poignée de baïonnettes européennes de conquérir et de maintenir dans l’obéissance le plus grand empire du monde. Nobles annales militaires que celles où sont écrites de grandes pages comme cette terrible bataille de Ferozeshah, l’une des plus décisives et des plus disputées de l’histoire de l’Inde! Avant d’étudier l’armée royale dans sa vie sédentaire, qu’on l’observe un moment en présence de l’ennemi.
 
Attaquée au déclin du jour le 21 décembre 1845, la position fortifiée des Sicks, protégée par plus de 150 pièces de canon et une armée de 60,000 hommes de troupes dévouées, avait victorieusement résisté à l’assaut des troupes anglaises. La défense avait été digne de l’attaque. Tel était le courage indompté des soldats sicks, qu’on les voyait sortir un à un des retranchemens, armés d’un sabre et d’un bouclier, et venir de propos délibéré chercher sur les baïonnettes anglaises une mort inutile et glorieuse. Décimés par la mitraille, les braves régimens de la reine et de la compagnie étaient arrivés jusqu’à la ligne des retranchemens; mais là un feu formidable de mousqueterie opposa une barrière infranchissable à leurs efforts. L’obscurité vint mettre un terme à la lutte, et les deux armées bivouaquèrent en présence, sur le théâtre même du combat. Le commandant en chef, sir Hugh Gough, et le gouverneur général, sir Henry Hardinge, s’élevèrent à la hauteur de leurs devoirs, et acquirent des droits éclatans à la reconnaissance de l’Angleterre et au respect de la postérité, dans cette nuit d’angoisses dont nous esquisserons seulement quelques traits : des ténèbres épaisses enveloppant les deux armées; les soldats anglais, couchés dans la boue, sur leurs armes, grelottant sous une pluie glacée, sans nourriture et sans eau depuis plus de vingt heures; les gémissemens des mourans et des blessés; dans le lointain, le camp des Sicks en feu, d’où partait une immense canonnade qui semait la mort dans les rangs de l’armée anglaise. Pendant ces heures d’anxiété, les deux vieux guerriers parcouraient les bivouacs des divers régimens pour relever le courage des hommes et leur promettre de les conduire le lendemain à la victoire. Cette promesse devait être noblement tenue. A la pointé du jour, sir Hugh Gough et sir Henry Hardinge, à trente pas en avant des rangs anglais, l’épée à la main, forcèrent la positon des Sicks, qui se retirèrent en pleine déroute, laissant 99 pièces de canon entre les mains de l’ennemi. Ce succès fut chèrement acheté. L’armée anglaise, forte de 16,700 hommes, comptait 2,721 hommes hors de combat; parmi ces derniers, 37 officiers tués et 78 blessés. Des dix officiers attachés à l’état-major de sir Henry Hardinge, un seul avait échappé sain et sauf, son fils, ''dear little Arthur'', comme il l’appelle avec une familiarité touchante dans une de ses lettres, un enfant de seize ans qui avait parcouru à côté de son père toutes les phases de ce terrible combat. Notons parmi les morts de cette grande journée le major Sommerset, officier d’une bravoure chevaleresque et fils aîné de ce digne lord Raglan dont le nom se trouve si intimement lié à l’une des pages les plus glorieuses de l’histoire militaire de la France.
 
Mais ce n’est pas seulement par sa bravoure sur le champ de bataille, c’est par son énergie patiente dans les épreuves du service ordinaire que l’armée royale de l’Inde mérite toute notre attention. La position pécuniaire des officiers de l’armée de la reine dans l’Inde est loin d’être aussi avantageuse que celle des officiers de la compagnie, car les règlemens s’opposent à ce qu’ils soient appelés aux emplois civils et diplomatiques, qui doublent souvent et au-delà les appointemens des officiers de l’armée native. La solde des officiers de l’armée royale en service dans l’Inde se compose de leur paie anglaise, plus d’un supplément donné par la compagnie, qui porte leur paie au niveau de celle des officiers du grade correspondant du service indien lorsqu’ils sont présens au corps, et nous avons déjà fait remarquer que c’était là la position d’argent la plus défavorable pour les officiers de l’armée native. L’Inde toutefois est d’une grande ressource pour l’armée royale. Les officiers sans fortune, ceux qu’ont atteints des revers pécuniaires, trouvent en s’exilant dans l’Inde les moyens de vivre convenablement. Aussi est-il certain que la constitution de l’armée anglaise, le système de promotion par ''purchase'', devrait subir de grands changemens, si les régimens de l’armée royale n’étaient plus envoyés dans les trois présidences. Disons aussi que les guerres constantes que le gouvernement de l’Inde est obligé d’entreprendre à chaque instant sous des climats meurtriers activent singulièrement l’avancement dans les troupes royales. Si malgré le système de promotion à l’ancienneté l’armée anglaise compte dans ses rangs des officiers supérieurs, dans toute la force de l’âge et de l’énergie, presque tous ces derniers ont gagné leurs grades dans l’Inde. De plus les grandes positions d’argent faites au commandant en chef, aux officiers-généraux en service dans l’Inde, sont à la fois de magnifiques récompenses offertes à de vieux services et des appâts bien dignes d’exciter l’ambition des jeunes officiers de l’armée royale.
 
L’armée royale et l’armée de la compagnie sont parfaitement distinctes et indépendantes l’une de l’autre. Un officier des troupes de la reine ne saurait passer dans les régimens de cipayes et réciproquement. Lorsque des détachemens des deux armées sont en campagne, en cas d’égalité de grade, le commandement appartient au plus ancien officier. L’envoi des troupes entraîne des dépenses si considérables, que l’on avait d’abord fixé à vingt ans le temps que chaque régiment devait servir dans l’Inde. Des dispositions récentes ont réduit à quinze ans la période de service des régimens anglais dans les trois présidences. Pour acclimater les hommes aux chaleurs, les régimens ne sont dirigés vers les Indes qu’après avoir passé par les garnisons intermédiaires de Malte, de Gibraltar, du Cap, ou d’Australie.
 
La paie du soldat de l’armée de la reine dans l’Inde est de 15 roupies par mois (1); il reçoit de plus une ration libérale de pain, viande fraîche, thé, sel, bois, rhum et bière. Dans certains cas, au lieu de la ration, on accorde aux soldats une indemnité désignée sous le nom de ''batta''. Grâce à cette paie élevée, les soldats anglais peuvent, dans ces pays où la main-d’œuvre est au plus bas prix, s’entourer d’un bien-être inconnu dans les armées européennes. Ils entretiennent autour d’eux des domestiques pour faire la cuisine, pourvoir aux soins de propreté des casernes, conserver leur fourniment, etc. Qu’on ne s’exagère pas trop cependant les délices de ce ''dolce far niente''. Ainsi l’on prête cette définition de l’Inde à un soldat irlandais : « L’Inde, beau pays où l’on à toujours soif; seulement l’on va au lit bien portant, et l’on est très étonné de se réveiller mort ! » Triste spectacle en effet que celui qu’une caserne de troupes européennes, dans l’Inde présente au visiteur : ce ne sont que visages hâves et décolorés, yeux ternis par l’ennui et par la fièvre ; pauvres gens, qui ne savent tromper les longues heures d’une vie pleine d’oisiveté et de monotonie que par les plaisirs mortels de la bouteille d’eau-de-vie.
 
Les maladies, en effet, déciment chaque année d’une manière terrible les rangs européens. L’on estime que sur 1,000 hommes il y en a toujours 129 à l’hôpital, et que tout soldat figure trois fois par an sur la liste des malades. Quant à la mortalité, qui est en Angleterre de 15 pour 1,000, elle est au Bengale de 7 pour 100. Heureux encore les régimens qui restent dans les limites de cette moyenne, car il en est d’autres qui voient se renouveler tout leur personnel en quelques années! Ainsi le 98e régiment, dont l’effectif au débarquement s’élevait à 718 hommes, ne comptait plus après huit ans de résidence que 109 hommes du personnel primitif. Quelque effrayant que soit ce chiffre, il ne saurait se comparer à celui de la mortalité parmi les enfans de troupe, dont les générations entières disparaissent, ne laissant après elles que de rares et chétifs survivans (2). L’on ne doit pas exonérer le gouvernement de toute responsabilité dans ce déplorable état de choses si contraire aux intérêts du trésor et du service. En effet les casernes sont souvent construites dans des endroits malsains, sans que l’on ait accordé toute l’attention nécessaire aux conditions de ventilation et de renouvellement de l’air, si indispensables sous ces climats délétères. De plus, dans quelques stations particulièrement malsaines, à Agra, Calcutta, Dinapore entre autres, la force de la routine a fait conserver, sans nécessité urgente, des garnisons européennes.
 
Un général éminent de l’armée royale a ainsi défini le bagage d’un officier en campagne dans l’Inde : « une tente, un lit, une cantine, deux paires de souliers, deux paires de pantalons, deux gilets de flanelle, quatre serviettes, une demi-douzaine de chemises et un morceau de savon. » Nul n’est prophète en son pays, et sir Charles Napier n’a point échappé aux rigueurs de la loi commune, car encore aujourd’hui le luxe de bagages et de suivans d’une armée indienne ne le cède en rien à ce que l’histoire raconte des armées de Xercès et de Darius. L’on peut dire que le nombre de domestiques, hommes de peine, détaillans, que le devoir ou l’appât du gain attache à une armée en campagne dans les Indes, est dix fois plus considérable que celui des combattans. Comme le chiffre pourrait sembler exagéré, nous allons tenter de dresser une liste approximative des milliers d’individus qui suivent les pas de toute force militaire un peu considérable. Dans ces contrées barbares, où les ressources même les plus simples échappent au voyageur, un corps d’armée ne saurait se mouvoir sans être accompagné de plusieurs centaines d’éléphans qui rendent les plus importans services pour le transport des tentes, des munitions, des bagages, même de l’artillerie. S’agit-il de tirer une pièce embourbée dans un terrain difficile ou de faire monter à un obusier une côte escarpée, l’éléphant de la batterie est là qui du pied et de la trompe travaille avec une intelligence presque humaine. L’on cite même l’exemple d’un éléphant qui, indigné de la mollesse avec laquelle un attelage de boeufs répondait au fouet du conducteur, alla cueillir dans la jungle voisine un petit arbre, et revint gravement appliquer aux bêtes cornues si belle volée de bois, que Figaro ne rêva jamais la pareille pour le dos de don Basile, et que la pièce atteignit, à une allure inconnue jusque-là des ''syces'', le sommet des hauteurs.
 
Pour revenir au dénombrement des non-combattans qui accompagnent une armée indienne, il faut ajouter que chaque éléphant réclame les soins d’un palefrenier et d’un ''mahout'' ou conducteur. Les chevaux sont traités avec moins de luxe; cependant tout cheval, qu’il appartienne à la cavalerie ou à l’artillerie, est toujours accompagné d’un domestique. Pour procéder conformément aux lois de l’étiquette zoologique, nous parlerons des domestiques attachés aux chameaux. Dans une armée indienne, les chameaux sont toujours en aussi grand nombre que les chevaux, et le règlement accorde un domestique à chaque triade de ces utiles animaux. Il en est de même pour les bœufs qui font le service des ambulances, des bagages, de l’artillerie. Nous avons déjà atteint un nombre considérable de non-combattans, et nous n’avons pas encore parlé du personnel si nombreux de domestiques dont les usages et aussi les nécessités de ces impitoyables climats forcent les Européens de s’entourer. Comme il a été dit, chaque plat de soldats européens dans l’Inde a son cuisinier, son marmiton, son porteur d’eau, son blanchisseur, etc. Enfin tout officier anglais est suivi en moyenne de dix domestiques. En effet, l’on reste au-dessous du chiffre réel en disant que les officiers supérieurs doivent traîner à leur suite 20 domestiques, les capitaines 10 ou 12, les subalternes de 7 à 9. De plus, il y a des ''lascars'' pour piquer les tentes, porter les palanquins destinés aux malades et aux blessés, etc. Enfin il faut tenir compte des professions si diverses, marchands, artisans, bayadères et voleurs, qui s’attachent à la fortune d’une armée en campagne dans l’Inde, et font d’un camp européen un des spectacles les plus extraordinaires qu’il soit possible de rencontrer.
 
Au signal donné, en un clin d’oeil, le camp s’organise. Il sort de dessous terre une manière de Babylone, où les tentes bien alignées des soldats forment un contraste frappant avec les abris si divers que les natifs s’improvisent avec une industrie sauvage. Aux abords du camp, fument dans des chaudrons homériques des quartiers de bœuf et de mouton destinés au repas du soir de la troupe européenne. Les soldats natifs, éparpillés plus loin devant des milliers de petits feux, suivent d’un œil plein d’intérêt la cuisson de leur riz ou de leur gruau. A quelque distance est le bazar, où s’élèvent des boutiques de changeurs, d’habillemens, de comestibles, de liqueurs surtout, dont le noir détaillant vend à prix d’or le claret aux jeunes gens, le porto aux hommes, l’eau-de-vie aux héros. L’art même, l’art indien, est représenté dans cette cité d’une heure. Voici des équilibristes, des jongleurs, qui avalent d’excellentes épées et font commerce d’amitié avec les serpens ''les plus à sonnettes''. Voulez-vous même varier vos plaisirs, à quelques pas de là, des bayadères livrent en plein vent à l’admiration publique leur chorégraphie monotone et leurs chants mélancoliques. Et l’étonnement de ce spectacle n’est pas seulement pour les yeux : le grondement des éléphans, le hennissement des chevaux, le gloussement des chameaux, le bêlement des moutons, le chant du coq, le bruit confus de mille voix humaines qui parlent à la fois anglais, persan, indostani, urdu, arabe, bengali, composent une symphonie babélique dont un autre Mezzofanti seul pourrait apprécier les mérites.
 
On voit maintenant quelle est l’organisation des forces militaires dans l’Inde anglaise. Ce que nous avons dit de l’armée de la compagnie et de l’armée de la reine dans le Bengale s’applique exactement à ces mêmes armées dans les présidences de Madras et de Bombay (3), et il ne nous reste plus, pour terminer cette étude, qu’à rendre une dernière fois hommage à la discipline et au courage avec lesquels les forces anglo-indiennes ont soutenu dans les jours les plus difficiles l’honneur et les intérêts de l’Angleterre. Les revers et les victoires de l’Afghanistan, l’expédition de la Chine, les deux guerres du Punjab, la guerre de la Birmanie, ont ajouté de nobles pages à cette histoire, commencée il y a cent ans, et où brillent les Clive, les Munro et les Wellesley. De dignes héritiers ont recueilli dans l’Inde la tradition de ces hommes illustres. Sale, CureIon, Broadfoot, morts au champ d’honneur, ont laissé des souvenirs de gloire qui ne périront pas, et si les noms d’Outram, de Chamberlain, de Mayne, n’ont pas encore acquis en Europe toute la popularité que méritaient leurs exploits militaires, ils n’en ont pas moins des titres éclatans à la reconnaissance de l’Angleterre, à l’estime de quiconque respecte le courage et le culte du devoir.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small>(1) Les dépenses de l’armée du Bengale, dépenses qui ont peu varié depuis, ont été réglées de la manière suivante dans le budget de l’honorable compagnie pour l’année 1851 : </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
!
! l. st.
! l. st.
|-----
| ''Armée de la reine''
| Cavalerie
| 114,889
|
|-{{ligne grise}}
| «
| Infanterie
| 482,533
| 597,422
|-----
| ''Armée de la compagnie''
| Artillerie
| 297,265
|
|-{{ligne grise}}
| «
| Ingénieurs
| 25,462
|
|-----
| «
| Cavalerie
| 472,145
|
|-{{ligne grise}}
| «
| Infanterie native et 2 régimens européens
| 1,828, 908
|
|-----
| «
| Ordonnance, Commissariat, Service de santé
| 1,828,414
| 4,672,194
|-{{ligne grise}}
| Total
|
|
| 5,269,616
|}
<small> Ces dépenses comprenaient l’établissement militaire suivant : troupes de la reine, 180 officiers, 899 sous-officiers, 15,960 soldats ; armée du Bengale proprement dite : officiers, 2,957; sous-officiers européens, 961; soldats européens, 5,310; officiers natifs, 2,555; sous-officiers natifs, 6,068; soldats natifs, 120,162, soit un total d’environ 150,000 hommes.</small><br />
<small> Les dépenses des régimens, variables suivant les garnisons, peuvent être évaluées en moyenne ainsi qu’il suit :</small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
!
! liv. st.
|-----
| Armée royale
| Régiment de cavalerie fort de 700 hommes
| 80,000
|-{{ligne grise}}
| «
| Régiment d’infanterie fort de 1,000 hommes
| 60,000
|-----
| Régiment d’infanterie européenne au service de la compagnie, fort
de 814 hommes....
|
 
| 54,800
|-{{ligne grise}}
| Régiment d’infanterie native, 1,000 hommes
|
| 28,300
|-----
| Régiment de cavalerie native, 500 hommes
|
| 37,200
|-{{ligne grise}}
| Régiment d’infanterie native irrégulière, 800 hommes
|
| 25,800
|-----
| Régiment de cavalerie irrégulière, 500 hommes
|
| 18,000
|}
<small> (2) Le tableau suivant, emprunté aux documens officiels et pris sur une moyenne de vingt ans, donnera une idée assez exacte de la mortalité annuelle parmi les armées des trois résidences :</small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
!
! Bengale
! Madras
! Bombay
|-----
| Officiers européens
| 2,9 pour 100
|
|
|-{{ligne grise}}
| Soldats européens
| 7,38 pour 100
| 3,846 pour 100
| 5,078 pour 100.
|-----
| Soldats natifs
| 1,79 pour 100
| 2,095 pour 100
| 1,291 pour 100
|}
<small> L’on voit par ce tableau que la résidence de Madras est celle où les soldats européens sont le moins éprouvés par le climat, tandis qu’au contraire la moyenne de mortalité des soldats natifs est double de celle des armées de Bombay et du Bengale. Pour expliquer ce fait assez singulier, il suffira de faire remarquer que les régimens de Bombay et du Bengale sont recrutés parmi les ''rajpoots'' et hommes de haute caste, qui s’abstiennent rigoureusement de toucher aux liqueurs fermentées, tandis que les soldats de l’armée, de Madras, pris parmi les plus basses castes, se livrent avec passion à tous les excès de l’intempérance.</small><br />
<small>(3) Voici, d’après les documens officiels, quel était à une date récente, le chiffre des forces de l’Angleterre dans l’Inde. </small><br />
<small>''État général de l’armée indienne en janvier 18S6, comprenant les forces militaires de sa majesté et de l’honorable compagnie, ainsi que les contingens et corps irréguliers commandés par des officiers anglais''. </small><br />
{{entête tableau charte alignement|center}}
! Présidences
! Officiers au service de la compagnie
! Régimens de cavalerie royale
! Régimens d’infanterie royale
! Batteries d’artillerie à cheval européenne
! Batteries d’artillerie à cheval native
! Bataillons d’artillerie à pied européenne
! Bataillons d’artillerie à pied native
! Régimens d’infanterie européenne de la compagnie
! Régimens d’infanterie native
! Régimens d’infanterie irrégulière
! Régimens de cavalerie régulière
! Régimens de cavalerie irrégulière
|-----
| Bengale
| 2,907
| 1
| 14
| 9
| 4
| 6
| 3
| 3
| 74
| 41
| 10
| 31
|-{{ligne grise}}
| Madras
| 2,019
|
| 4
| 6
|
| 4
| 2
| 3
| 52
| 6
| 8
| 4
|-----
| Bombay
| 1,289
| 1
| 4
| 4
|
| 2
| 2
| 3
| 29
| 8
| 3
| 6
|-{{ligne grise}}
| Total des corps
|
| 2
| 22
| 19
| 4
| 12
| 7
| 9
| 155
| 55
| 21
| 41
|-----
| Moyenne des corps
|
| 700
| 1,100
| 140
| 110
| 337
| 640
|
|
|
|
|
|-{{ligne grise}}
| Total
| 6,215
| 1,400
| 24,200
| 2,660
| 440
| 4,044
| 4,48à
| 9,000
| 180,000
| 51,150
| 9,450
| 23,780
|}
<small> En tenant compte de quelques corps peu importans, tels que les ''lascars'' attachés à l’artillerie, les sapeurs et mineurs, les vétérans européens et natifs, le service médical en sous-ordre, l’on obtient l’effectif exact des forces militaires des Anglais dans l’Inde: le chiffre considérable de 323,823 hommes et 516 canons.</small><br />
 
===V. Les grandes villes de l’Inde deux mois sur le Great-trunk-road===
 
 
''The city of palaces''! ce nom ambitieux, certains quartiers de Calcutta le justifient pleinement, et il existe peu d’entrées de ville plus belles que celle de la capitale du Bengale par le pont d’Alipore : devant vous, un champ de verdure grand comme quatre ou cinq Champ-de-Mars, au milieu duquel s’élèvent les remparts de Fort-William; à droite, la ligne des palais de ''Chowringhee-Road''; à gauche, le Gange chargé de nobles vaisseaux, et comme fond du tableau le palais du, gouverneur-général, d’une architecture peut-être incorrecte, mais dont la masse énorme est dans le lointain d’un effet tout grandiose. Quelques statues élevées par la reconnaissance publique aux grands hommes de l’Inde, distribuées au hasard aux abords de la ville, rie témoignent pas, il faut l’avouer, d’un goût plus avancé en matière d’art que les monumens de ''Trafalgar square''. Il y a surtout vers les bazars une colonne dédiée au général Ochterlony, surmontée d’un melon colossal, unique en son genre et de l’effet le plus prodigieux. Malgré l’imperfection de ces tentatives monumentales, le premier aspect de Calcutta est réellement splendide ; mais il ne faut pas s’aventurer de vingt-cinq pas en dehors des limites des quartiers élégans, si l’on ne veut tomber des palais dans des huttes aussi misérables que peuvent l’être celles des habitans de Tombouctou. Ici la civilisation, là la barbarie! Voici le XIXe siècle sous les espèces d’un bel équipage et d’une jeune miss parée des dernières modes de Paris; cet Indien à moitié nu monté sur un char primitif et criard appartient au siècle du roi Porus, des conquêtes de Bacchus, des équipées terrestres du dieu Brahma, que sais-je?
 
Le contraste est surtout frappant le jeudi soir à la promenade des bords du Gange. Au milieu d’un joli jardin, la musique d’un régiment de l’armée royale en galant uniforme jette aux échos les harmonies de Rossini ou de Meyerbeer. Aux alentours est rassemblée une cohue de dandies à cheval, de briskas et de phaétons remplis de femmes élégantes qui savourent à la fois la brise du soir et les mélodies européennes. Appuyez un peu sur la gauche, à cinquante pas d’un chapeau de Mme Laure ou d’un cheval de pur sang, aux bords de la rivière, une foule cuivrée fait ses ablutions dans les eaux sacrées, et si vous regardez bien au milieu des flots, vous découvrirez sans doute quelque cadavre d’Hindou qui descend le fleuve du Gange après avoir descendu le ''fleuve de la vie'', comme chante Robin des Bois. Cette juxtaposition des mœurs modernes et des habitudes primitives de l’Inde des brahmes se rencontre à chaque instant dans la ville des palais. A quelques pas des plus beaux hôtels sont des huttes misérables, des mares fétides, des foyers d’infection de toute sorte, d’où s’élèvent des miasmes impurs qui déciment les populations, car Calcutta, malgré son importance politique et commerciale, est restée en dehors des améliorations publiques introduites déjà depuis des années dans la plupart des villes des colonies anglaises; Le gaz, que possèdent le Cap et Sydney, n’éclaire point encore la ''city of palaces'', l’arrosement y est fait à bras d’hommes et de la manière la plus parcimonieuse; quant aux soins de propreté, au nettoyage des rues et des ruisseaux de la cité, municipalité et habitans restent étrangers à ce service d’utilité publique, exclusivement confié au zèle et aux bons soins de la population animale de la ville, population aussi nombreuse que variée dont il faut dire quelques mots.
 
Tous les descendans du corbeau de l’arche semblent s’être réunis à Calcutta; on les compte par centaines, par milliers, sur les arbres, les terrasses, où du matin au soir ils adressent au ciel le concert monotone et criard de leurs croassemens. Habitués à la tolérance, ces noirs oiseaux sont d’une impudence sans limite, et si dans le salon ils n’hésitent pas à satisfaire un impérieux besoin sur un meuble favori ils hésitent encore moins à profiter d’une opportunité favorable pour dérober au garde-manger quelque plat de choix. Si sûrs même sont-ils de l’indulgence acquise à leurs méfaits, qu’il n’est pas rare de les voir, juchés sur le dos des bœufs et moutons qui paissent dans la plaine, se tailler d’un bec indiscret beefsteaks et côtelettes, sans accorder la moindre attention aux réclamations les plus énergiques des propriétaires de la chose.
 
À la saison des pluies, les ''argeelah'', ou ''butcher’s bird'', ou ''philosophes'', oiseaux grands comme de petits hommes, au long bec, au jabot rougeâtre, au crâne pelé, à l’aile noire, viennent partager avec les corbeaux les travaux de l’assainissement de la cité. C’est assurément l’un des traits les plus originaux de la physionomie de la capitale du Bengale que cette population d’énormes emplumés, sans peur sinon sans reproche, qui, circulent d’un pas majestueux dans les rues, sur les promenades, au milieu des carrosses et de la foule, et semblent parfaitement au fait de la disposition légale qui frappe d’une amende de 5 livres sterling quiconque s’avise de toucher une plume de leur aile, je ne dis pas, et pour cause, un cheveu de leur tête. Je ne crois pouvoir donner une meilleure idée des services importans que rendent ces bipèdes à la communauté anglo-indienne qu’en reproduisant la légende d’un dessin publié par le ''Punch'' indien (''Dehli Sketch'') il y a quelques années. Aux bords heureux du Gange se trouvent deux ''philosophes'', le premier hâve et maigre, en véritable équipage de gastronome sans argent, le second adossé contre un arbre, le ventre gonflé, la face douloureuse. « Eh bien! mon ami, ''how do y ou do''! dit le premier. — Ah! mal, très mal, répond le second, le gros babou de la nuit dernière me pèse horriblement sur l’estomac. »
 
Pour compléter cet aperçu des variétés de la population zoologique de Calcutta, il faut mentionner, au moins pour mémoire, les cancrelats, les lézards, surtout les rats, hôtes inféodés du palais du nabab aussi bien que de la hutte du pauvre hindou, et enfin les chacals qui, à la nuit, envahissent la ville par bandes et saluent les habitans de sérénades dont la maussade harmonie fait presque regretter les concerts diurnes des corbeaux.
 
Je pense ne pas m’écarter de l’ordre le plus logique en passant sans transition de ces plaies du Bengale aux domestiques indiens. Du jour où l’étranger a mis le pied sur les rives du Gange, il ne s’appartient plus, il est devenu la propriété, la chose d’une douzaine au moins de sauvages qui, sous prétexte de domesticité, prennent possession de sa maison et de sa personne, et s’attachent à ses pas, qu’ils ne quittent pas plus que son ombre : témoin l’aventure de ce gouverneur-général nouveau débarqué qui sortit par un beau matin pour payer à la nature, dans le parc de Barrackpore, un de ces tributs que paient même les gouverneurs-généraux, et fut fort étonné, en se retournant, de trouver derrière lui son porteur d’ombrelle (''chatti wallah'') au port d’armes, aussi fier et majestueux que s’il eût monté la garde sur les marches du trône d’Aurengzeb.
 
Le personnel si nombreux de domestiques que l’Européen doit entretenir dans l’Inde est un sujet qui a été trop souvent traité pour que je dresse ici la liste des ''konsommah, ketmadar, bérat, misti, métor'', etc., qui composent l’établissement même le plus modeste. Ce luxe d’une domesticité de douze ou quinze individus n’est après tout que le strict nécessaire, ainsi que le prouve l’aventure suivante dont je garantis l’authenticité. Avant d’aller plus loin, pour excuser les détails intimes de ce récit, je dois prier le lecteur, en manière de préambule, de se rappeler certains passages de l’immortelle comédie du ''Malade imaginaire''. Un de mes amis était retenu au lit par un rhumatisme qui ne lui permettait de remuer ni pieds, ni mains, ni dos. Le ventre étant ballonné, la langue épaisse, à la nuit il avale quelques pilules et s’endort sous la garde de son ''bérat'' de toilette, de deux ''bérats de punkah'' et du ''métor'', le ''goujat'' de son armée domestique : quatre humains ou à peu près, et pas un cheveu de plus que l’indispensable pour un homme de condition perclus. Que l’on en juge : vers minuit, coliques et tranchées, cris du malade, entrée du ''bérat'' de toilette et de ses deux confrères qui, malgré toutes les supplications de leur maître, restent impassibles et se seraient plutôt fait hacher en morceaux que d’usurper sur les fonctions du ''métor'', si bien que, pressé par l’aloès, en présence de ses trois serviteurs consternés, plus malheureux que Tantale au milieu des ondes, mon pauvre ami dut faire ce qu’il n’avait pas fait depuis plus de trente ans, comme il me l’avoua le lendemain, et non sans rougir !
 
Cette déplorable aventure démontre assez que le plus modeste bachelier ne peut entretenir dans l’Inde moins d’une douzaine de domestiques : rusés coquins qui ne comprennent pas ou plutôt ne veulent pas comprendre un seul mot des langues de l’Europe, ne savent pour la plupart ni le nom d’une rue, ni le nom même de leur maître, et sont de plus doués du zèle le plus fougueux et le moins réfléchi; socialistes d’ailleurs du pourpre le plus foncé avec des apparences de soumission et de respect au milieu desquelles le pauvre blanc peut, sans exagération, se comparer aux premiers chrétiens livrés aux bêtes. De là des mystifications quotidiennes et lamentables dont le premier venu doit trouver mille exemples dans sa vie privée. Appelez-vous un domestique pour lui donner une lettre à porter : le papier à peine remis, il est parti pour où? Dieu le sait, mais assurément ni vous ni lui n’en savez rien. Monté en voiture dans l’intention de rendre une visite, vous avez piloté tant bien que mal votre cocher à travers le dédale des rues de la ville, et croyez avoir reconnu la maison amie : le ''durwan'' ou portier en turban rouge se dresse près du marchepied de votre équipage; mais vos tribulations sont loin de toucher à leur terme, car ce portier n’a pas la plus faible idée du nom de son maître. ''Judge sahib, collecter sahib, captain sahib, bibi, sahib'' ou ''miss baba'', suivant la position sociale ou le sexe de l’hôte de la demeure, son intelligence ne va pas au-delà! Aussi est-il d’usage de se faire précéder partout de sa carte, de visite, mais cette précaution est loin de remédier à tous les inconvéniens de la stupidité des portiers hindous, car il vous arrive souvent, en cherchant Brown, de rencontrer Smith, sans toutefois jamais tomber, grâce aux traditions de l’hospitalité anglo-indienne, sans jamais tomber, dis-je, de Charybde en Scylla.
 
Que l’on se garde bien de prendre acte de cette impuissance des domestiques natifs à s’incruster dans la cervelle quelques mots des langues de l’Europe pour les déclarer naïfs et sans art. Les maîtres de la fourberie héroïque et comique, Mercure et Scapin, trouveraient sinon des maîtres, du moins des rivaux parmi la domesticité du Bengale. Quel cordon bleu plus habile à manier l’anse du panier que ce ''konsommah'' qui pourvoit aux dépenses de votre table, et dont il vous faut solder les comptes sans murmures et surtout sans réductions, si vous ne voulez, faire sur vous-même et sur vos amis l’expérience du supplice de la faim? Le docteur Swift, dans les recommandations si minutieuses qu’il adresse aux domestiques ses contemporains, n’a pas prévu les mille et une ruses que le serviteur indien met en avant pour justifier ses écoles buissonnières : le repas, la prière, les maladies, les obsèques d’un parent ou d’un ami. Un cuisinier que j’ai gardé, il est vrai, peu de temps à mon service avait le choléra de trois jours l’un; mon ''bérat'' de toilette, serviteur que son extrême laideur me rendait cher, avait conduit madame sa mère trois fois au bûcher sans que je me fusse cru en droit de lui faire la moindre remontrance à ce sujet.
 
Ajoutons, pour terminer un crayon ressemblant de la domesticité indienne, qu’elle est loin de mériter la réputation d’improbité qui lui est échue en partage. Il est presque sans exemple que des vols importans aient été commis par des- domestiques chez leurs maîtres. Toute leur industrie s’exerce sur de vieux bas, des mouchoirs hors de service, quelques roupies oubliées dans la poche d’un gilet ou sur le coin d’une table. La chose est d’autant plus à remarquer que pendant neuf mois de l’année les maisons dans l’Inde restent littéralement ouvertes nuit et jour, portes et fenêtres. Aussi je n’hésite pas à dire qu’eût-on à son service une douzaine d’Européens, pris sans certificat valable, sans recommandation d’aucune sorte, comme l’on prend les domestiques dans l’Inde, l’on devrait certainement, en fin d’année, décerner le prix de moralité à la peau noire et non pas à la peau blanche. Cette probité relative des serviteurs indiens, que je me plais à constater, ne prend pas sa source, sauf de bien rares exceptions, dans des sentimens de reconnaissance pour le maître dont ils mangent le sel, mais bien dans la crainte du châtiment légal. La reconnaissance est un sentiment étranger à l’immense majorité de la race asiatique. D’ailleurs les relations de maître à domestique, telles qu’elles existent dans l’Inde, ne sont pas faites pour inspirer à ces derniers l’affection et le dévouement. Les rapports du maître avec ses serviteurs ne sortent jamais des limites de leur service : vous ignorez même où demeurent des hommes à vos gages depuis des années. Arrivés le matin, ils vous quittent le soir sans que vous sachiez ni d’où ils sont venus ni où ils vont, car il y a entre l’Européen et l’Hindou une muraille plus que chinoise, que des relations de tous les jours, même pendant des années, ne sauraient franchir. Dussiez-vous rester vingt ans dans l’Inde, ce que je ne vous souhaite pas, ami lecteur, vous ne verrez jamais de l’Indien que l’écorce, ce que l’on en voit dans les rues, et rien au-del à La chose ne manque pas d’originalité à certains jours.
 
Aux fêtes, par exemple, de la Churuck Poojah, déesse d’assez mauvais renom, qui se célèbrent dans le mois de ''chaitrac'', le dernier mois de l’année hindoue, fin mars et mi-partie avril, du matin au soir et du soir au matin les roulemens du tambour, les éclats des tam-tam, les sons discordans des clarinettes, le bruit confus, de mille voix humaines, annoncent les processions étranges qui sillonnent incessamment les rues. En tête de la bande, des tambours empanachés de plumes d’autruche, des fifres, des violes à corps de citrouille, tous ces instrumens malfaisans dont la sauvage harmonie poursuit vos oreilles jusque dans les retraites les plus profondes. Vient ensuite un cortège de personnages fantastiques dont le crayon le plus extravagant ne saurait donner qu’une faible idée, et au milieu duquel s’avancent les ''sannyassis'', héros de la fête dignes à tous égards de ce bizarre entourage. Celui-ci s’est passé au travers du bras une longue pique, de la bouche de cet autre sort une énorme langue toute plantée d’aiguilles; en voici un troisième dont le dos est lardé de flèches ni plus ni moins que l’est de lard l’estomac d’une poularde à la financière. Ce ne sont là toutefois que des épreuves préliminaires, le petit jeu en attendant le grand, réservé pour le dernier jour de la fête. A ce jour-là, le ''sannyassi'' mérite définitivement les bonnes grâces de la divinité en se faisant accrocher par le dos à une sorte de potence, et en planant ainsi suspendu au-dessus d’une foule idolâtre qui le salue de ses cris et de ses applaudissemens.
 
Toutes les réjouissances publiques de la population native ne portent pas ce caractère de superstition brutale et sauvage, et à certains jours on la voit accourir pour assister à des sortes de jeux olympiques, où l’exercice de la lutte joue le plus grand rôle. La lutte est en effet un des plaisirs favoris des natifs, et il est de ''fashion'' parmi les riches babous, au lieu d’une écurie de course ou d’une meute de chasse, d’entretenir des athlètes qu’ils engagent les uns contre les autres pour des sommes souvent considérables. Une vaste cour entourée de bâtimens à un étage, aux toits en terrasse, écuries, magasins ou usines, est le cirque improvisé où se célèbrent ces jeux renouvelés des Grecs. Pressée sur cinq et six rangs et couvrant la plate-forme des toits, la foule suit avec un intérêt palpitant tous les incidens du ''sport'', et ces milliers de corps nus, de têtes brunes, de chevelures noires, suspendus entre ciel et terre, ne sont certainement pas un des traits les moins curieux du tableau. Au milieu de la cour, une enceinte entourée d’une petite palissade, et dont le sol a été fraîchement remué, renferme les lutteurs et leurs maîtres, ces derniers, de vénérables personnages, en robes de mousseline, en turban de cachemire ou de soie brodée d’or, les autres nus sauf un caleçon infinitésimal et offrant aux yeux des proportions dignes de l’antique. Quant à la lutte elle-même, comme je ne suis point initié aux secrets de l’art, le spectacle m’en a paru assez maussade; mais j’étais évidemment le seul de cet avis, à en juger par l’émotion de la foule au moment du combat et par les applaudissemens frénétiques dont elle saluait les athlètes vainqueurs.
 
La munificence des riches babous, qui défraie les dépenses de ces divertissemens publics si chers à la population native, s’exerce aussi à certains jours au profit de la société européenne de Calcutta. Voici quelques traits d’un ''rout'' anglo-indien qui ne manquent pas d’originalité. Par un singulier caprice de l’amphitryon, il fallait, pour arriver aux salles de réunion, suivre un véritable cours d’histoire universelle illuminé en verres de couleur, car l’allée qui conduisait à l’habitation était ornée de statues de carton peint empruntées aux époques les plus diverses de l’histoire de l’homme : Adam et Eve chassés du paradis, Hercule terrassant l’hydre de Lerne, Romulus et Rémus sous leur louve, Coriolan, François Ier, lord Nelson, l’empereur Napoléon, le duc de Wellington, la reine Victoria, et au milieu de toute cette belle compagnie, fort étonnées de s’y trouver, certaines célébrités filantes de 1848, dont je ne rappellerai pas les noms, Dieu merci oubliés aujourd’hui. La salle de bal, resplendissante de lumières, présentait des détails de décoration assez curieux. Au plafond, au-dessous des lustres et des girandoles, étaient suspendus des poissons et des perroquets d’écorce d’arbre, des nénuphars de papier fort ressemblans, qui se balançaient en manière d’épées de Damoclès au-dessus de l’assemblée. Trois palais miniature, avec parc, jardin de plaisance, ménagerie et habitans, s’élevaient en évidence, comme morceaux de choix, sur une estrade, et une illumination ''a giorno'' faisait ressortir les traits distinctifs de ces chefs-d’œuvre de l’art allemand : allées de sciure de bois, cascades de verre, arbres de mousseline. Quelques symphonies exécutées par des artistes pleins de bonnes intentions ouvrirent la fête, et servirent d’introduction au ''nautch'', ou danse des bayadères. Quoique j’eusse peu d’illusions sur la chorégraphie native, la maussaderie de ce spectacle dépassa et au-delà mes préventions. Le chant monotone, la musique dolente, qui accompagnent le tournoiement incessant de la danseuse, dont les mouvemens ne manquent pas toutefois de grâce et de laisser-aller, composent un ballet plein de couleur locale sans doute, mais qui ne me semble pas offrir d’autre attrait... Voilà pour l’art. Quant à la femme, la bayadère, avec ses cheveux glacés d’huile de coco, ses dents pourries par l’usage du bétel, ses mains peintes de ''henné'', ne réalise pas, à mon avis, un type de beauté bien désirable. Et puis,... et puis,... à quinze jours de distance, vous retrouvez, plus débile, plus infirme, plus mélancolique à voir que ce pauvre comte de la triste figure dont les précoces rhumatismes effraient le spectateur au second acte de ''Lucrèce Borgia, '' un ami que vous avez laissé dans la plus luxuriante santé... Et ce n’est pas pour avoir soupe à la vigne du saint père, si je puis emprunter sa phrase à M. Victor Hugo.
 
Des rafraîchissemens choisis, un souper fort bien servi, avaient été préparés par les soins de l’amphitryon, et nous eûmes la preuve que l’on faisait honneur à son Champagne. Au plus beau de la danse des bayadères, des hurrahs frénétiques, partis de la salle aux rafraîchissemens, vinrent ébranler les murailles de la maison, et nous apprîmes bientôt que ces acclamations saluaient un toast porté par de loyaux Américains au président Fillmore, à mistress Fillmore et à tous les petits Fillmore. —''And God bless them''! cria une voix retentissante habituée à dominer le mugissement des flots. Tout peu républicain que je suis, je puis affirmer que je m’associai à cette patriotique et bruyante invocation.
 
Il est temps de dire quelques mots de la société européenne de Calcutta, et comme transition je saisis au vol ce dialogue, qui se tient en ce moment entre deux Anglo-Indiens, s’est tenu il y a cinq minutes, se tiendra dans cinq minutes encore : ''No gaieties going on. — None. — What stupid place is Calcutta? — The most stupid place in the world''. Pour ne pas décider à la légère, j’ajouterai, en preuve à l’appui de ce sévère jugement, la liste des plaisirs publics de la ville des palais en 1855, pendant le mois de novembre, l’un des mois les plus gais de l’année, liste que je traduis littéralement du ''Bengal sturkum'', l’organe le plus influent de la publicité indienne.
 
« Mercredi 10 novembre, midi, réunion des actionnaires du ''Bengal Coal Company''.
 
« Jeudi 7 novembre, sept heures du soir, réunion des membres de la Société d’éducation fondée par M. de Béthune.
 
« Lundi 22 novembre, midi, réunion des actionnaires des docks de Howrah.
 
« Jeudi 25 novembre, concert au bénéfice de M. Valadarès.
 
« Samedi 27 novembre, leçon du docteur Woodehouse sur le télégraphe électrique. »
 
Que celui auquel il faut d’autres plaisirs que des réunions d’actionnaires ou des leçons sur le télégraphe électrique ne s’achemine pas vers la cité des palais, car je ne vois pas un ''iota'' à ajouter à ce menu de gaietés publiques détaché de la feuille anglo-indienne.
 
Calcutta est en effet une ville d’affaires par excellence, au sein de laquelle, sauf quelques militaires, il ne se trouve pas d’oisifs. Fatigué du travail du bureau, l’administrateur ou le marchand se trouve peu disposé à sortir de chez lui le soir. Le climat, les habitudes de l’Inde se prêtent peu d’ailleurs aux réunions nocturnes. Pendant neuf mois de l’année, si vous voulez jouir de quelque fraîcheur, il faut être debout à la pointe du jour et rentré au lever du soleil, si bien que, vers dix heures, les plus éveillés même préfèrent les plaisirs du lit à ceux du théâtre ou du bal. De plus, la morgue officielle, la froideur britannique, les désastres commerciaux, les distinctions de la peau, ont divisé la société de Calcutta en coteries pleines de rivalités où la déesse de la discorde règne en souveraine, et exige, comme holocauste de toute réunion, le sacrifice d’un dindon et d’un jambon arrosés de Champagne, le dindon, le jambon et le Champagne formant une véritable trinité symbolique de l’hospitalité anglo-indienne. De là une monotonie dans le peu de plaisirs que se donnent les Européens de Calcutta, une absence de vie, de gaieté, dans les réunions, dont je ne peux donner une meilleure idée qu’en citant le fait d’un beau jeune homme servant un soir à une société de vingt personnes en intermède musical d’après-dîner le chant de ''la Marseillaise'', et qui, debout près d’un piano, exhalait l’hymne républicaine de la même voix dolente dont il eût soupiré une romance de troubadour; mais au lieu de nous arrêter plus longtemps à des plaisirs assez peu réjouissans, il est mieux de piquer droit au ''Bengal club'', le club le plus fréquenté de Calcutta, où l’étranger peut admirer avec quelle supériorité la race anglo-saxonne comprend et pratique la vie en commun entre hommes.
 
Il est huit heures; le dîner est servi dans une salle à manger aux murs revêtus de stuc et magnifiquement éclairée. La table couverte de cristaux et d’argenterie est soumise à l’action d’énormes ''punkhas'' (éventails), qui caressent d’une brise délicieuse la tête des convives. Derrière la chaise de chaque dîneur, un domestique au teint cuivré, en robe et en turban blanc. Toutes les fenêtres sont ouvertes, il y en a au moins dix-huit, et au dehors, sous un beau ciel des tropiques, s’étend une plaine à perte de vue au milieu de laquelle se dessinent les ouvrages du fort William et les mâts des navires à l’ancre dans les eaux du Gange. C’est un coup d’oeil à la fois étrange et splendide qui donne à l’arrivant une haute idée des luxes de l’Inde. Et puis entre les convives les manières sont franches et cordiales, aussi éloignées du sans-façon que de la raideur. Votre voisin de droite, ce haut personnage du conseil ou des secrétaireries du gouvernement de l’Inde, dont la démarche solennelle et le majestueux port de tête vous ont paru jusque-là si imposans, vous le retrouvez à la table du club ce qu’il est réellement, un ''gentleman'' instruit, bien élevé, obligeant, qui n’a d’autre défaut que de se prendre à certaines heures au sérieux, et sa femme aussi! La riche santé que celle de votre voisin de gauche, ce monsieur pansu aux joues rubicondes! Assurément ce type d’excellente graisse est au jour de son débarquer, ou les voyageurs ont étrangement calomnié le climat de l’Inde!Profonde erreur, cette royale fourchette bâtie sur le modèle du Silène, sinon du Bacchus indien, appartient à la ''landed gentry'', race robuste qui plante de l’indigo, déjeune à la fourchette, goûte à deux services, dîne comme vous pouvez voir, et dépasse la soixantaine en dépit du climat du Bengale et des alcools.
 
Le ''Bengal club'', outre les ressources de sa table publique et de ses salles de réunion, offre à ses membres des chambres et même des appartemens, si bien qu’un garçon qui y prend ses quartiers n’a point à s’occuper des détails du ménage, si fastidieux partout, plus encore dans l’Inde qu’ailleurs, et réalise en un mot un phalanstère non prévu par Fourier et ses disciples, où l’élégance et les comforts de la vie ne sont toutefois qu’une faible compensation de la monotonie de jours qui se suivent et se ressemblent.
 
Après avoir parlé du ''Bengal club'', je dois, pour ne pas faire acte d’ingratitude, dire quelques mots d’une autre société anglo-indienne au sein de laquelle j’ai passé des jours heureux et noblement employés. Si donc le lecteur n’est point fatigué de ces esquisses, je le prierai de tenter sous ma conduite une excursion avec le ''Tent’s club'' sur les bords du Gange, à la suite des cochons sauvages ou même d’un tigre.
 
Pour voir à leur avantage, sous le jour le plus favorable, les Anglais, ces hommes si timides et si froids, il faut sans contredit les étudier ''inter pocula'' ou un jour de ''sport''. C’est surtout alors que brillent les nobles qualités de la race anglo-saxonne, sa mâle énergie et sa loyale franchise. Les ''meetings'' du ''Tent’s club'' ont lieu de la fin de décembre à la mi-avril. Son établissement se compose d’une ''mess-tent'' (tente publique où les repas sont servis) et, d’une douzaine d’éléphans. Malgré toute ma répugnance à mettre indiscrètement en scène des compagnons de plaisirs ou de dangers, qu’il me soit permis de citer ici les noms pittoresques de quelques-unes de ces nobles bêtes, véritables amis de l’homme : ''la Belle-Lune, la Pomme-Grenade, l’Etoile-du-Matin, le Fils-du-Soleil'' et enfin ''le Rosier-Fleuri'', du haut duquel j’eus, pour la première fois de ma vie, l’honneur de faire face à un tigre.
 
Après avoir passé la nuit sous une tente qu’il a eu soin d’envoyer à l’avance dès l’aurore, le chasseur est debout. La tasse de café, le cigare, une visite aux chevaux, les soins de la toilette et du déjeuner, et le moment du départ est arrivé. Le coup d’œil que présente alors le camp est plein d’originalité, non pas que l’uniforme des ''sportsmen'' du ''Tent’s club'', chemise de flanelle, culotte de peau ou de velours, bottes à revers, chapeau ''solah'', soit des plus élégans; mais il y a là, en guise de meute, une douzaine d’éléphans avec leurs ''mahouts''; trente chevaux, montés ou conduits à la main, piaffent et hennissent; chaque cavalier est suivi d’écuyers et de varlets qui, comme au bon vieux temps, et mieux qu’au bon vieux temps, portent ses lances de rechange et sa gourde pleine de thé, de grog ou de Champagne, qu’une enveloppe de flanelle mouillée maintient à une température équitable.
 
Le théâtre du ''sport'' est généralement peu distant des tentes. Les éléphans rangés en bataille dans la jungle s’avancent lentement en frappant le sol de leur trompe, tandis qu’à la lisière les cavaliers, la lance au poing, attendent le débuché du cochon sauvage. Pressé par la ligne des batteurs, effrayé de leurs cris retentissans, après mille ruses, l’animal se décide à quitter son asile de hautes herbes et de palmiers nains. Le voilà parti, qui roule dans la plaine comme une énorme boule noire; les cavaliers, le fer en avant, le pressent de toute la vitesse de leurs chevaux, et bientôt le sort de l’infortuné quadrupède est décidé : il est mort de la mort des braves, son flanc ouvert saigne par vingt ouvertures. Honneur à qui a porté le premier coup, à qui a gagné le ''first spear''! La course en terrain découvert ne se prolonge guère plus de dix minutes; mais comme le terrain est généralement fort mauvais, il n’est pas rare qu’elle soit illustrée de catastrophes équestres. Ce ne sont pas là au reste les seuls dangers qui dans ce noble ''sport'' mettent à l’épreuve les nerfs du cheval et du cavalier : il arrive souvent que le cochon poursuivi se retourne résolument, et chargeant galamment ses ennemis, ne leur laisse qu’une victoire chèrement achetée par de profondes blessures. Le cochon mort devient la proie d’une multitude de natifs, qui viennent faire curée à coups de hache, tandis que les chasseurs s’éloignent de ce répugnant spectacle pour chercher d’autres victimes.
 
Vers midi, le soleil est à son zénith, les chevaux sont haletans, les estomacs creux, les gosiers embrasés, toutes les gourdes à sec; il est temps de procéder au ''tiffin'', et les cantines sont ouvertes sous l’ombrage imparfait du premier bouquet d’arbres à portée. En un clin d’œil, les chasseurs harassés sont étendus sur des bottes de paille, avec des viandes froides, des pains, des bouteilles au long col, un rocher de glace qui pleure au soleil; mais ce qui donne surtout un cachet original à ce tableau, c’est la présence d’une nuée de natifs qui, accourus des quatre points cardinaux, viennent s’accroupir sur trois ou quatre rangs, à vingt pas des déjeuneurs, et là, immobiles et muets, dévorent de leurs grands yeux noirs les visages pâles dont l’étrange accoutrement et l’appétit homérique défraieront pour de longues soirées sans doute la causerie du village.
 
Comme je l’ai dit plus haut, les membres du ''Tent’s club'' font non-seulement la guerre aux cochons sauvages, mais encore au roi des forêts, au tigre lui-même. Ma première rencontre avec ce héros de la jungle m’a laissé de si profonds souvenirs, que je prendrai la liberté, sans la moindre arrière-pensée toutefois de concurrence au brave capitaine Gérard, de donner un daguerréotype complet de ce jour solennel de ma vie de ''sportsman''. Dans les premiers jours de janvier 1853, le télégraphe électrique qui relie Calcutta à Diamond-Harbour annonçait assez régulièrement qu’un tigre réfugié dans le voisinage avait croqué son homme. Une chasse à sa poursuite fut organisée par le ''Tent’s club'', et je m’y rendis comme hôte de mon digne ami F... Le samedi 15 janvier fut un jour de buisson creux, et le dimanche tirait à sa fin, sans que nous eussions eu des nouvelles du gibier, quand des amis vinrent nous avertir que des pas frais de tigre avaient été vus dans une jungle peu distante, aux bords du fleuve. Cette jungle, formée de palmiers nains de trois pieds et demi de haut environ, s’étendait sur un espace d’environ trois quarts de mille de long sur un quart de mille de large. Les éléphans furent disposés en ligne, à intervalles égaux, à travers la jungle, et nous marchâmes à l’ennemi dans un profond silence, suivis d’une queue de natifs, attirés par la curiosité du spectacle.
 
À peine en mouvement, nous levâmes un cochon sauvage qui fut respecté de tous les chasseurs, sans que notre bienveillance lui rendît grand service, car à peine avait-il disparu sous les hautes herbes, que nous l’entendîmes pousser des cris désastreux assez semblables à ceux d’un lièvre à l’agonie. Le pauvre diable de cochon, dans sa fuite, venait de tomber sous les griffes du tigre. La chose ne lui souriait que médiocrement, à en juger par ses cris frénétiques. Les chasseurs suivaient tous les détails de cette scène avec une haletante curiosité, lorsque les éléphans firent entendre un cri d’alarme dont je ne saurais donner une meilleure idée qu’en le comparant au sifflet d’une machine à vapeur lorsque l’eau gazéfiée s’en échappe; ils battirent ensuite le sol de leur trompe, qu’ils replièrent soigneusement au-dessus de leurs têtes. Ces préparatifs de combat suggérés par l’instinct naturel à nos montures étaient des indices certains du voisinage de l’ennemi. Ce fut un moment solennel, un moment d’émotion que je me rappellerai toute ma vie. J’étais à l’extrême gauche dans un ''howdah'', porté par ''le Rosier-Fleuri'', en compagnie de mon ami le capitaine J... Une première fois je vis couler sous l’épais branchage des palmiers quelque chose de fauve, mais prudemment je gardai mon feu. La fortune me récompensa de ce sang-froid en me montrant le tigre, à la plus belle portée, dans une clairière, qui se retirait au petit pas devant la ligne des chasseurs. J’eus le premier feu, mon ami J... le second. Après avoir essuyé ce premier salut, le tigre fit environ cent pas de retraite, puis, prenant un parti héroïque, s’élança sur la ligne des éléphans, majestueux, l’œil en feu, le poil hérissé, et poussant une série de rugissemens auprès desquels la valse infernale de ''Robert le Diable'' n’est bien décidément que de la petite musique. La brave bête s’avança ainsi jusqu’à dix pas de notre centre au milieu d’une volée de balles et des cris enthousiastes des chasseurs. Là, sans doute frappé à mort, le tigre se détourna de sa course, et franchit la ligne entre les deux éléphans de l’extrême droite. J’étais tellement saisi d’admiration, d’admiration c’est le mot, que pendant cette dernière phase du combat je ne pensai point à y prendre une part active, et, spectateur immobile, dévorai du regard tous les détails de cette noble lutte de l’homme aux prises avec la nature sauvage : ''wheel on the right forwards'', cria une voix retentissante, commandement qui fut exécuté au milieu d’un immense hurrah britannique. A quinze pas environ du lieu de notre changement de front, le tigre, étendu sur le flanc droit dans une clairière, rendait le dernier soupir sans grands efforts. Quoiqu’il eût reçu sept balles, pas une goutte de sang ne souillait sa peau. C’était une tigresse de trois ans, ''a maid'', à ce que m’assura un vieil amateur; elle mesurait huit pieds trois quarts du museau à l’extrémité de la queue.
 
Il est temps de rentrer ''intra muros'', et de dire quelques mots du passé de Calcutta, passé qui date d’hier et dont les souvenirs disparaissent avec une effrayante rapidité. Calcutta n’est point la première capitale qu’ait eue le Bengale; Gaur, Rajmabal, Dacca, Nuddeah, Moosherabad, ont successivement tenu le premier rang parmi les cités de la vallée du Gange, et il n’est pas impossible que les caprices du fleuve forcent un jour à transporter en dehors des murs de Calcutta le siège de la métropole commerciale de l’Inde anglaise. Il y a cent ans à peine, l’emplacement où s’élève aujourd’hui la cité des palais était couvert d’une jungle épaisse habitée seulement par des tigres et des buffles sauvages. Ce fut vers le milieu du dernier siècle que John Charnock, directeur à cette époque des comptoirs de la compagnie, transporta le siège de l’établissement anglais d’Ulibarria à Calcutta, qui dut son nom, soit à l’ancienne pagode, dédiée dans le voisinage de la ville actuelle à la déesse Kali, et connue sous le nom de ''Khali-Ghaut'', soit au fossé limite de l’établissement européen, connu en langage natif sous le nom de ''Kalh-Kitta''. Les factoreries européennes du Bengale, danoises, françaises, hollandaises, s’élevaient sur la rive droite du fleuve; mais la profondeur de l’eau, plus grande sur la rive gauche que sur la rive droite, décida sans doute le choix de l’emplacement du nouvel établissement européen. La position offrait de plus ce grand avantage de n’être point exposée aux dévastations des hordes mahrattes, qui, dans leurs expéditions, ne traversaient jamais la rivière. Les monumens du premier âge de Calcutta ont presque entièrement disparu. Les bâtimens de la douane s’élèvent sur l’emplacement du vieux fort, et le marquis de Hastings, pour ne pas laisser subsister le témoignage écrit du jour de la plus grande humiliation que la puissance anglaise ait subie dans l’Inde, a fait disparaître une colonne élevée aux victimes de la catastrophe du ''Black-Hole'' par les survivans de cette nuit terrible. Le fort William, construit sur la rivière en aval de la ville, fut commencé en 1757, après la bataille du Plassey, et bâti sur les plans d’un ingénieur français nommé Boyer, dans d’assez vastes proportions pour pouvoir contenir en cas d’attaque toute la population européenne. L’habitation du gouverneur-général se trouvait à l’intérieur du fort, et ce fut seulement en 1799, sous l’administration du marquis de Wellesley, que fut commencé le palais actuel du gouvernement. Si les bâtimens les plus anciens de Calcutta datent à peine d’un siècle, les quartiers et rues de la ville semblent avoir été nommés aux meilleurs temps de la tour de Babel. L’hindostani, le bengali, le portugais, l’anglais, se coudoient dans ce vocabulaire étrange. Ainsi ''Alipore, Chowringkee, Cossittolah, Mourgiattah, Hare-Street''! désignations dont les antiquaires futurs auront grand’peine à retrouver les étymologies.
 
C’est à peine d’ailleurs si quelques fugitifs souvenirs lient dans l’Inde le jour présent à la veille, et les générations qui s’y succèdent ne laissent derrière elles que des traces bientôt oubliées de leur passage. En effet, il n’existe point de vieillards dans la colonie anglaise de l’Inde. A soixante ans au plus, qui a échappé aux dangers du climat et de la guerre va demander à l’Europe un asile pour ses vieux jours. Aussi ne rencontrez-vous jamais dans la société anglo-indienne de bonnes dames causeuses ou de vieux officiers heureux de revivre de souvenir à leurs beaux jours et d’en transmettre les traditions à la jeunesse, disons aussi que, plus encore aujourd’hui qu’au temps passé, grâce aux promptes communications avec l’Europe, l’Inde n’est qu’un lieu d’exil, une Sibérie tropicale sur le sol de laquelle l’Européen ne s’acclimate pas, et qu’il quitte du jour où il a assuré le pain de sa vieillesse ou de son âge mûr. Sans doute il est des familles dont plusieurs générations ont passé dans les rangs du service de l’honorable compagnie, mais, même pour ces officiers héréditaires, sans exception d’ailleurs élevés dès leur bas âge en Europe, l’Inde n’est jamais qu’une terre étrangère; leur patrie, la terre des souvenirs de leur jeunesse, leur ''home'', c’est l’Angleterre. Quant aux familles que les liens du sang rattachent au sol, aux enfans d’Européens et de natives, désignés dans le pays sous le nom d’''Eurasians'', cette race frêle et chétive s’abâtardit dès les premières générations. Il ne faut pas toutefois méconnaître, au point de vue politique, l’importance de cette impossibilité de fusion entre la race conquérante et la race conquise. L’élément de dissolution qui a amené la ruine de toutes les colonies européennes n’a point acquis jusqu’à ce jour dans l’Inde des proportions redoutables, et il est plus que probable que la domination anglaise ne s’y verra jamais aux prises avec une race métis humiliée, énergique et ambitieuse; mais, pour ne tirer que les conséquences immédiates de ce fait singulier de l’ordre physique, il faut conclure qu’aujourd’hui, pas plus qu’aux premiers jours de la conquête, l’Européen n’a pris racine sur le sol de l’Inde, et que de tous les membres de la communauté anglo-indienne, officiers civils et militaires, marchands et spéculateurs, il n’en est pas un seul qu’un héritage inespéré ou une belle spéculation ne ramenât immédiatement en Europe. Aussi, au milieu de cette population de transition, de ces exilés qui n’ont jamais planté un arbre dans l’espérance de jouir de son ombrage ou d’en faire jouir leurs enfans, de ces générations qui se suivent et se remplacent comme les flots de la mer à une haute marée, hommes et choses atteignent promptement une vieillesse prématurée, et l’on ne doit pas s’étonner que les souvenirs et les traces de la société des premiers jours de la conquête soient plus rares à Calcutta que ne le sont en Europe les souvenirs et les traces de la société du moyen âge.
 
Société étrange cependant, race brutale et généreuse, prompte au bien et au mal, prête à tous les sacrifices et à tous les excès, que celle de ces vieux nababs dont les caractères excentriques semblent empruntés au roman ou à l’histoire des boucaniers : non pas que, ''laudator temporis acti'', je veuille jeter la pierre à la génération du jour et à ses sages plaisirs, les thés religieux, les distributions de bibles polyglottes et les bazars philanthropiques, en exaltant outre mesure les rudes compagnons dont les exploits ont presque donné un monde à une patrie ingrate et oublieuse; mais il y a dans cette société des premiers jours de l’Inde des épisodes dramatiques, des instincts généreux qui fourniraient sans contredit un intéressant sujet de récit à une plume habile. Dans le gouvernement, les rivalités, les haines personnelles compromettent le salut de l’empire, et ses plus hauts dignitaires n’hésitent pas à avoir recoure entre eux à l’argument de l’épée et du pistolet; dans la vie privée, des excès constans de table et de jeu ''short and merry''; est la devise que chacun met en pratique. Tout Européen vit entouré, comme un véritable patriarche, d’une douzaine de noires beautés. Voici l’éditeur d’un journal plein de scandales qui raconte froidement la tentative d’assassinat qui a eu lieu contre lui la veille, et si vous regardez à la première page, vous y trouverez la très singulière annonce que voici : « Vente à l’amiable de deux jeunes garçons caffres appartenant à un abbé portugais et jouant parfaitement du cor de chasse. » Enfin, pour terminer par un trait saillant ce croquis hâtif des jours passés, un des amis du gouverneur Vansittart l’institue par testament héritier de ses dettes, et ce dernier accepte et fait honneur à ce legs, au moins singulier.
 
C’est à cette période d’agitation qu’il faut remonter pour arriver à l’origine de la presse anglo-indienne : la première feuille anglaise, ''Hickey’s Gazette'', du nom de son fondateur, parut dans l’Inde en 1780; mais la presse anglo-indienne n’acquit une importance relative qu’au jour de son émancipation par lord Metcalf, en 1838. Cette mesure, devant laquelle le gouvernement de l’Inde recula avec terreur pendant plus de cinquante ans, et que lord Metcalf prit sans instructions précises, peut-être malgré des instructions précises, est loin cependant d’avoir amené à sa suite tous les désastres dont même de bons esprits ne manquaient pas de prédire qu’elle serait accompagnée. La presse anglaise compte des organes dans toutes les grandes villes de l’Inde, et l’on peut citer, parmi ses publications quotidiennes et périodiques les plus importantes, le ''Bengal Hurkuru'', l’''English-man'', le ''Friend of India'', la ''Revue de Calcutta'', le ''Madras Advertiser'', le ''Bombay Times'', le ''Dehli Gazette'', le ''Dehli Sketch'', sorte de ''Punch'' indien dont les dessins sont souvent pleins de sel et de malice. La presse anglo-indienne s’adresse exclusivement à la communauté européenne, dont elle représente les intérêts; aussi, sauf aux jours de l’arrivée des malles d’Europe, le journal indien révèle à chaque ligne au prix de quels efforts d’invention l’éditeur est parvenu à remplir ses colonnes. A une première page d’annonces en succède invariablement une seconde toute remplie de correspondances particulières, dont les pseudonymes ambitieux de ''Nèo Junius, fiat lux'', ou ''justitia'', dissimulent mal la pauvreté. Quelques nouvelles locales, des emprunts à la presse européenne couvrent tant bien que mal le blanc des deux autres feuilles. Comme toutes les publications périodiques faites en dehors des grands centres de la vie politique, loin de l’influence vivifiante des hommes d’état, les journaux indiens ne reçoivent que de seconde et troisième main les grands sujets de discussion qui remuent le monde, et leur polémique propre est circonscrite ordinairement dans des questions d’intérêt local, de promotions subalternes, de petits scandales auxquels des publicistes même habiles, et la presse coloniale en compte dans ses rangs, ne sauraient donner grand intérêt. Pour éveiller la curiosité publique, le journaliste anglo-indien accueille sans long examen tout ce qui peut l’aider à remplir son cadre, et accorde ainsi une préférence pleine de périls aux choses militaires. Il n’est point de lieutenant conduit par ses fredaines devant une cour martiale, de brebis galeuse, ''black sheep'', chassée de son régiment par le mépris de ses camarades, qui ne trouve dans certains journaux indiens des avocats sympathiques tout disposés, quelles que soient les fautes du délinquant, à le poser en victime digne d’intérêt d’un pouvoir injuste et arbitraire. De plus, s’agit-il d’une expédition militaire, l’officier qui veut prendre la peine de tenir le journal indien au courant des événemens peut, en revanche, se poser dans les colonnes en petit César et distribuer autour de lui le blâme et l’éloge. De là certaines réputations guerrières faites à coups de plume, dont la renommée s’est étendue jusqu’en Europe.
 
Si cette intervention continue de la presse anglo-indienne dans les choses militaires présente de véritables dangers, il faut reconnaître, d’un autre côté, que les abus de pouvoir, les scandales commerciaux sont devenus beaucoup moins fréquens depuis qu’une presse émancipée surveille dans l’Inde, d’un œil jaloux, les intérêts de tous. Il faut aussi ajouter que le zèle avec lequel les feuilles quotidiennes ont soutenu la cause des grands travaux d’utilité publique a beaucoup contribué à faire sortir le gouvernement de l’Inde de la honteuse léthargie dans laquelle il s’était endormi pendant près d’un siècle. Si de belles routes, des chemins de fer, des lignes de télégraphes électriques, d’admirables travaux d’irrigation commencent Il couvrir le pays, la presse anglo-indienne peut s’attribuer une bonne part de ces améliorations. En résumé, la liberté de discussion dont jouit aujourd’hui la communauté européenne de l’Inde a sans doute rendu le gouvernement plus difficile, elle met bien souvent en péril la discipline de l’armée; mais ces dangers ne sont pas sans compensation, et, quoique nous ne nous piquions certes pas de servir la cause du progrès quand même, nous conclurons en disant que l’expérience et surtout le bon sens éminemment pratique de la race anglo-saxonne, chez laquelle le plus violent ''thunderer'' ne vit jamais plus que ne vivent les roses, ont justifié la mesure d’émancipation prise par lord Metcalf.
 
Nous ne saurions quitter la presse de l’Inde sans dire quelques mots des publications périodiques écrites en langues orientales. Les missionnaires protestans de Sérampour furent les premiers qui introduisirent l’élément natif dans la presse anglo-indienne. Ils publièrent pour la première fois en 1819 un journal en langue bengali, qui avait pour but spécial de servir la cause de la propagande religieuse. Pour répondre aux attaques que l’organe des sociétés bibliques lançait contre la religion hindoue, des ''pundits'' organisèrent bientôt diverses publications; mais la presse hindoue resta vouée exclusivement à la polémique religieuse jusqu’en 1830, époque où les journaux en langues natives commencèrent à donner des nouvelles de l’Europe. La presse hindoue, qui compte non-seulement des représentans à Calcutta, mais encore dans toutes les grandes villes de l’Inde, a adopté les formes multiples de la publicité européenne, et ses organes sont quotidiens, hebdomadaires, bi-mensuels et mensuels. Elle aborde les sujets les plus variés, politique, science, littérature, et compte même des feuilles qui ont, comme le ''Punch'' de Londres, pour unique spécialité de châtier les ridicules contemporains (1). Des personnes compétentes nous assurent que l’influence de la presse native sur les populations est fort peu considérable, et qu’elle ne compte de lecteurs que parmi le ''Young Bengal'', qui, né d’hier comme le ''Young England'', est déjà bien cacochyme aujourd’hui.
 
Si maintenant, pour résumer ces observations sur la communauté anglo-indienne de la ville des palais, nous devions parler en termes amers de sa moralité, nous garderions le silence, car le silence, à notre avis, est la seule critique qu’un voyageur qui comprend ses devoirs puisse se permettre contre ceux dont il a mangé le sel, suivant la métaphore orientale. D’ailleurs les touristes atrabilaires sont une espèce trop commune parmi la gent voyageuse pour que nous soyons très soucieux de grossir leurs rangs et de refaire ces tableaux d’abominations et de désolations que des ''misses'' puritaines ou des John Bulls renforcés ont donnés comme la plus fidèle expression des Anglo-Indiens peints par eux-mêmes. C’est là en effet un des caractères les plus étranges de nos voisins d’outre-mer que cette impitoyable énergie avec laquelle ils portent le scalpel au plus profond des viscères de la famille anglaise; amour de la vérité, disent les uns; habitude d’oiseau mal élevé qui ne respecte pas son propre nid, disent les autres. Sans prononcer entre ces deux opinions, également fondées peut-être, nous croyons n’être que vrai en disant que la communauté anglo-indienne des bords du Gange n’est ni plus mauvaise ni meilleure que son aînée des côtes de la Manche, et que l’adultère, les orgies, les transactions scandaleuses n’y sont pas plus à l’ordre du jour qu’ils ne le sont à Londres ou à Paris. Si le vice brutal de l’ivrognerie y est plus répandu qu’en Europe, il faut aussi faire la part des ardeurs du climat, des ennuis de la vie même dans les plus grands centres, où les jours se suivent et se ressemblent avec une désespérante monotonie. Nous n’hésitons donc pas à le dire, certains récits de voyageurs anglais, anglais surtout, ont étrangement calomnié la société des exilés des trois présidences. Immoralité commerciale de l’Inde, si attaquée, vaut même beaucoup mieux que sa réputation, et dans les catastrophes récentes où ont péri tant d’intérêts respectables, l’entraînement des spéculations a eu beaucoup plus de part que la fraude, à n’en juger que par l’événement et le petit nombre de fortunes impures faites dans ces désastres. Il est au reste un caractère distinctif de la société anglo-indienne, c’est la libéralité avec laquelle elle répond à tous les appels faits à sa générosité. Du cap Comorin au pied de l’Himalaya, toutes les bourses s’ouvrent à l’envi avec une prodigalité sans bornes devant une idée généreuse, une infortune respectable : c’est là un trait saillant de la famille européenne de l’Inde, que ses détracteurs les plus acharnés ne sauraient lui refuser sans nier l’évidence; et que nous aimons à signaler comme le, meilleur complément de nos observations.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Le prix de l’abonnement est d’une roupie par mois pour le journal quotidien, et varie pour les autres publications de une demi-roupie à un quart et même un huitième de roupie, prix bien modeste, si l’on pense qu’il s’agit d’un abonnement mensuel au ''Bidyacul podruma (l’Arbre de toutes les Sciences''), au ''Sambad Rasaraj (le Roi de la Satire''), ou au ''Sambad Bhashkar (le Soleil). Le Soleil'', qui est généralement reconnu comme le journal le plus important de la communauté indigène, tire seulement à 400 exemplaires, faible circulation que n’explique que trop ce que nous avons dit du déplorable état de l’éducation dans la société indienne. </small><br />
 
 
<center>II – Bénarès</center>
 
D’excellens wagons, qui ne le cèdent en rien pour les comforts et l’élégance aux voitures les mieux entendues des chemins de fer de l’Europe, conduisent le voyageur en quelques heures de Calcutta à Ranneegunge (130 milles); là il doit se résigner à adopter un mode de locomotion d’une civilisation moins avancée, et dont l’introduction dans l’Inde, soit dit à la honte du système ''de statu quo'' qui a si longtemps dominé dans les conseils de l’honorable compagnie, date à peine de quelques années. Jusqu’à ces derniers temps, c’est à bras d’hommes, dans un palanquin, avec mille lenteurs et encore plus de fatigues et d’ennuis, que le voyageur parcourait toute l’étendue des possessions anglaises. Depuis l’ouverture du ''Great-Trunk-Road'', des compagnies ont établi des communications par voitures publiques sur tout l’espace qui sépare Calcutta des grands centres de Dehli et d’Agra, des importantes stations militaires de Meerut et d’Umballah; ces véhicules sont particuliers à l’Inde. Imaginez une petite citadine à quatre roues peinte en vert, garnie à l’intérieur d’un matelas, de coussins et de filets qu’un voyageur prudent ne manque pas de remplir de provisions de bouche, car il ne faut compter qu’avec toute réserve sur les ressources que la route peut offrir à un estomac vide ou à un gosier altéré. Des auvens de toile attachés au toit de la voiture en protègent l’intérieur contre les rayons obliques du soleil à son lever ou à son déclin; l’impériale, entourée d’une grille, reçoit le bagage du touriste et son domestique. Majestueux sur le siège est un cocher enturbané qui porte fièrement, sur une bandoulière de drap rouge, une plaque de cuivre où sont gravés ces mots : ''North Western Dawk Company'', ou ''Inland Transit Company'', insignes des associations rivales. Enfin dans les brancards un cheval au flanc retroussé, d’aspect mélancolique, rétif neuf fois sur dix, s’il ne se décide à quitter son écurie qu’après mille difficultés, poursuit sa carrière, une fois commencée, à un triple galop que viennent souvent interrompre les plus déplorables catastrophes. On a maintenant une idée à peu près exacte de l’appareil qui conduit par le ''Great-Trunk-Road'' à Bénarès, Lucknow, Agra, Dehli, et que nous n’abandonnerons que pour aller faire le curieux pèlerinage d’Hurdwar.
 
Il ne sera peut-être pas hors de propos de dire ici quelques mots de la vie et des plaisirs du voyageur sur cette longue route. Pendant neuf mois de l’année, les chaleurs torrides qui suivent immédiatement le lever du soleil forcent le touriste à s’arrêter dès le matin et à se réfugier dans les ''bungalows'' que le gouvernement anglais entretient sur le ''Great-Trunk-Road'' de distance en distance; mais il ne faut pas s’exagérer les ressources de ces établissemens. Des murs blanchis à la chaux, une table, un lit, deux chaises, un lavabo à cuvette de cuivre, composent uniformément le mobilier de ces asiles publics. Quant aux ressources culinaires, il est facile d’en dresser le menu : du riz, des œufs et une poule qui chante encore à l’arrivée du voyageur, et qui ne se présente devant lui qu’écrasée à la crapaudine, les pattes jointes en manière d’invocation comme pour s’excuser de l’aliment insipide et coriace qu’elle offre à son appétit. Disons toutefois que ces établissemens hospitaliers sont généralement tenus avec une grande propreté, et que le voyageur expérimenté doit bénir l’asile au toit de chaume où des ''punkahs'' et des ''tatties'' (nattes en herbes odorantes) viennent le défendre contre l’ardeur du soleil et des vents chauds. Les sites pittoresques et les souvenirs historiques qu’il rencontre sur la route ne compensent pas, il faut l’avouer, l’ennui de ces longues journées de solitude. Peu accidentée jusqu’à Bénarès, la voie macadamisée s’étend à travers une longue suite de plaines uniformes dont les collines du Rajmahal interrompent à peine la monotonie, Quant aux monumens, aux ruines, nulle contrée au monde n’en est plus dépourvue. Des huttes primitives de bambous, des populations cuivrées à moitié nues s’offrent incessamment aux regards. Il semble que le temps passé n’ait laissé aucune empreinte sur ce sol oublieux et sur ces races plus oublieuses encore, et que sans transition cette terre et ces hommes soient arrivés au XIXe siècle comme ils étaient au sixième jour, lorsque le Créateur lança le monde dans l’espace.
 
La scène change à Bénarès, où le voyageur retrouve dans toute leur gloire cette religion mystérieuse et ces folles superstitions qui comptent encore aujourd’hui plus de deux cents millions d’adeptes. La ville de Bénarès, cette Jérusalem de la religion des brahmes et ce foyer de la science hindoue, est bâtie, comme chacun sait, sur la pointe du trident de ''Shiva'', au contraire de tous les autres points de notre globe sublunaire, qui reposent sur les dix mille têtes du serpent ''Ananta'', et par ce seul fait elle se trouve protégée contre les tremblemens de terre; mais ce privilège, tout considérable qu’il est, n’est pas le seul dont jouissent les habitans de la cité chérie du dieu Brahma : un pèlerinage dans ses murs vous assure indulgences plénières, et quiconque a le bonheur d’y fermer les yeux, échappant aux transmigrations redoutables dont la loi hindoue est si prodigue, se trouve absorbé immédiatement au plus profond de la divinité... ''Ainsi soit-il''! Ces croyances, qui pour la population de tout le continent indien sont encore à l’état de dogme incontesté et incontestable, expliquent le nombre immense de pèlerins qui visite chaque année Bénarès, et la population de plus d’un million d’âmes réunie en ses murs.
 
Vu du fleuve, l’ensemble de la cité sainte est quelque chose d’imposant et de bizarre. Sur la rive droite du Gange, une plaine basse s’étend à perte de vue, tandis que sur la rive gauche la ville s’élève en amphithéâtre et présente une longue suite de constructions monumentales d’une architecture peut-être bizarre, mais dont i’ensemble n’est pas dépourvu de majesté. Ces édifices, palais, temples ou forteresses, car on ne saurait d’abord en définir le caractère, ces édifices, dis-je, flanqués de tours, avec un haut portail, de longues et étroites fenêtres, un panache de tourillons et de pavillons chinois, dominent fièrement la rivière, et communiquent avec elle par des escaliers monumentaux, ''ghauts'', suivant le nom consacré, presque tous comparables pour la grandeur de leurs proportions au magnifique escalier de Versailles. Des centaines de temples hindous, peints de couleurs tranchantes, avec des coupoles en mitre d’évêque, des ornemens bizarres, des dorures à profusion, adoucissent la sévérité de ce tableau, que termine majestueusement la mosquée d’Aurengzeb, monument de conquête qui s’élève en vainqueur sur une éminence aux limites de la ville.
 
Mais c’est surtout au lever du soleil que le panorama de la cité sainte présente aux yeux du voyageur un spectacle plein d’animation et de fantaisie. Les escaliers géans sont couverts d’une population de baigneurs qui monte et descend comme le flux et reflux sur la plage : au milieu de ses rangs pressés, des taureaux sacrés avec leur accent circonflexe sur le dos circulent d’un pas lent plein de dignité. Des gardiens d’un aspect récalcitrant, en turban rouge, le sabre au côté, assis dans des tribunes au bas du ''ghaut'', surveillent d’un œil anxieux la foule des baigneurs,.et exigent même des plus pauvres le tribut de quelques ''cowries''. Une innombrable multitude d’hommes, de femmes, d’enfans, frétille dans les ondes, tandis qu’aux dernières marches des ''ghauts'' des milliers de petits pots de cuivre déposés par les baigneurs reflètent en éclats brillans les rayons du soleil. Quoique le très petit nombre se hasarde seul au milieu des eaux, les catastrophes ne laissent pas d’être assez fréquentes parmi eux. Tous ces accidens ne doivent pas être attribués à des imprudences ou au hasard. Des malfaiteurs habiles dans l’art de plonger saisissent et entraînent; dit-on, sous les eaux les femmes et les enfans pour s’emparer de leurs pendans d’oreille et de leurs bracelets, et l’on assure que l’un de ces scélérats a mené victorieusement pendant plusieurs années cette épouvantable industrie en s’affublant d’une peau de crocodile. Souvent aussi des fanatiques viennent chercher une mort volontaire au milieu du fleuve sacré, suicide qu’ils accomplissent en s’attachant autour du cou de grandes jarres de terre. Ainsi équipés, ils s’abandonnent au courant de la rivière, et apprennent bientôt par expérience que « tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin elle s’emplit. » La scène pleine de mouvement que j’ai tenté d’esquisser, scène digne de l’étude d’un peintre qui voudrait représenter l’Inde des brahmes sous ses plus éclatantes couleurs, se reproduit jusqu’aux murs de la mosquée d’Aurengzeb; mais du haut des minarets de ce temple, la cité sainte se présente sous un tout autre aspect. Toutes les maisons de la ville avec leurs toits plats se déploient en une immense surface sous vos pieds, les cours des maisons sont toutefois si étroites, les rues sont si profondes, que cet immense amas de pierres habité par plus d’un million d’individus n’offre aux yeux qu’une vaste solitude, un désert, animé seulement par quelques bandes de perroquets et de pigeons, hôtes familiers des minarets de la grande mosquée.
 
Les rues les plus étroites, les plus sombres, les plus infectes de Londres et de Paris ne sauraient donner une idée des rues de Bénarès. De hautes et sinistres maisons presque sans fenêtres, à portes basses, bordent tristement un fond de dalles humides que le soleil n’éclaire jamais. Partout une odeur de sentine, quelque chose d’oppressif dans l’air vous annonce que vous traversez des régions où les démons de la peste et du choléra siègent en permanence. Au milieu de ces foyers de pestilence circule une population hâve, terreuse, couverte de loques indescriptibles; à chaque pas, vous vous trouvez en présence d’un bœuf sacré, aussi fier que pouvait l’être Apis aux plus beaux jours de sa puissance, et tout prêt à défendre à la pointe de ses cornes le privilège du haut du pavé. La présence de ces animaux, qui pullulent presque autant dans la ville indienne que les chiens dans les bazars de Constantinople, est une véritable calamité, contre laquelle l’autorité anglaise ne peut prendre que des mesures secrètes, car les habitans regardent avec une vénération tout égyptienne ces quadrupèdes, qu’ils nourrissent pieusement. Il est en effet de croyance avérée parmi les Hindous que si on lâche un taureau sacré à la mort d’un parent ou d’un ami, l’animal emporte à la pointe de ses cornes tous les péchés du défunt, auquel cette manière d’expiation évite de revenir à la vie pour des milliers d’années sous les espèces désagréables d’un ver de terre ou d’un crapaud. Aussi n’est-ce qu’à la dernière extrémité, alors seulement que la population bovine a par trop augmenté, que les magistrats se décident à délivrer la cité de ces hôtes importuns. A la nuit, des hommes de police font main-basse sur les quadrupèdes, qu’ils conduisent dans des jungles voisines, où des léopards incrédules et des tigres esprits forts ont bientôt fait justice des prétentions des bœufs dieux. Ajoutons en passant qu’au rez-de-chaussée des maisons se trouvent des boutiques misérables de tissus, de verroteries, de grains, que dans des antres obscurs des marmitons presque nus, d’un aspect diabolique, cuisinent toute sorte de mets impossibles. Telle est à peu près la physionomie de ces rues où le voyageur, sous une indicible impression de tristesse, salue d’un regard ami la forme et la couleur des pommes de terre amoncelées en lots à l’étalage des marchands de légumes, seuls vestiges de civilisation européenne qui s’offrent à ses yeux dans cette cité d’un autre âge !
 
C’est en circulant à travers ces rues étroites, au milieu d’une population de femmes voilées, de pèlerins à moitié nus, de fakirs plus nus encore, de lépreux, d’aveugles, de mendians du plus dégoûtant aspect, que l’on arrive au temple connu sous le nom de ''Vishvayesa'', et l’un des plus fréquentés de la ville : temple formé de plusieurs pavillons de pierre rouge, aux bizarres sculptures, aux dômes dorés, réunis dans l’enceinte d’une haute muraille. L’intérieur de l’édifice présente le plus singulier assemblage de bœufs sacrés, de fidèles ahuris qui courent à travers les galeries en s’aspergeant d’eau et en poussant incessamment, avec les plus étranges modulations, le cri : ''Ram, ram''. Une boue épaisse couvre le sol dallé; vingt cloches sont en branle. A la porte d’un des pavillons où je me présente se dresse devant mes yeux, comme une effrayante apparition, un nègre littéralement nu, la face rongée d’un hideux ulcère, qui d’un geste bienveillant m’engage à en franchir le seuil. L’aspect dégoûtant de cette repoussante bête, l’odeur infecte du lieu, le tintamarre infernal qui éclate à mes oreilles, m’engagent à ne pas prolonger mon séjour en cet antre, et je me dirige vers la rue accompagné d’un sage brahmine, cordon sacré en sautoir; chevelure rasée sauf une mèche, nez et ventre également proéminens, qui me passe autour du col un collier de fleurs sacrées. Des amis bienveillans m’avaient heureusement mis en garde contre ce véritable présent des Grecs. Une quinzaine auparavant, deux jeunes gens peu curieux de se promener par les rues revêtus des insignes d’une victime expiatoire avaient jeté par mégarde les colliers offerts au col d’un enfant de basse caste, et cette prostitution des fleurs sacrées exaspéra tellement la populace, que les visiteurs eurent beaucoup de peine à se soustraire à une véritable lapidation. Je mets donc prudemment les fleurs dans ma poche, quitte à m’en débarrasser plus tard. Un ''backchich'' me délivre de la compagnie du sage brahmine, et je peux me diriger en toute sécurité vers le domicile du fabricant dont les admirables broderies et les riches brocarts ont eu tant de succès à l’exposition de Paris. Les magasins, il faut l’avouer, ne paient pas d’apparence. Un escalier aussi raide qu’étroit conduit le visiteur dans une chambre basse dont les murs, peints à la chaux, ne présentent d’autres ornemens qu’un portrait lithographie de sa majesté la reine Victoria et un brevet de médaille d’argent de l’exposition de Londres, signé par le prince Albert, Un drap blanc étendu sur le sol et deux chaises composent tout l’ameublement de cette chambre, où vont s’étaler sous vos yeux éblouis des tapis de velours brodés d’or, des étoffes, des bijoux d’un admirable travail, trésors qui paieraient la rançon d’un roi et dépassent de beaucoup le budget d’un simple voyageur. Il n’existe pas de résident européen dans la ville de Bénarès; toute la communauté à peau blanche est réunie à la station, à 4 milles environ de la cité native, et reliée avec elle par une excellente route macadamisée, infestée de tribus de singes sacrés que protège le respect superstitieux des natifs, et qui règnent en maîtres sur les bords des ''tanks'', les toits des maisons et les arbres des jardins. La station est bâtie, sans plan régulier, aux environs des édifices qui renferment les tribunaux, les caisses publiques, la prison, le collège et les lignes militaires. Les maisons à un étage, blanchies avec soin, avec leurs persiennes vertes et le vaste jardin qui les entoure, présentent un coup d’œil élégant, mais qui se reproduit incessamment dans tous les chefs-lieux de district de l’Inde. Et l’uniformité n’est pas seulement dans les rues : élémens sociaux, occupations, plaisirs, sujets de conversation, rien ne varie dans ces petites colonies européennes échelonnées au milieu du vaste empire indo-britannique. Le personnel officiel d’un chef-lieu de district se compose invariablement d’un ''commissioner'', d’un juge, d’un collecteur, d’un magistrat, de quelques assistans, et des officiers d’un ou de plusieurs régimens, tous gens dont la vie pourrait facilement se réduire aux termes d’une formule géométrique. La promenade au lever du soleil, les travaux de l’office et le ''tiffin''; à quatre heures, le billard public ou le bain (les plaisirs de la poule et de la natation conduisent jusqu’à six heures); une promenade à cheval ou en voiture sur les grandes routes environnantes, et l’heure du repas du soir est arrivée : tel est l’éternel menu de cette vie, dont quelques grands dîners, des parties de chasse ou un bal viennent seuls varier la monotonie. Aussi que Mme la ''commissioner'' n’abuse pas trop de son droit de préséance, que mistress brigadier *** pardonne au collecteur d’avoir la moitié de l’âge et le double du traitement de son mari le colonel et C. B. (traduisez ''compagnon du Bain'' et prononcez ''ci bi'') ; que la station ait échappé en masse à la contagion de la distribution des bibles, cette maladie anglaise, et il ne reste plus rien à servir dans la communauté sur le tapis de la discussion, sinon : la bière reçue de Calcutta aux derniers jours par le juge : — ''very sound indeed''; le ''claret'' importé directement de Bordeaux par la ''mess-rather thin''; les selles de mouton produites par tel ou tel club (1), ou enfin, sujet incessant de conversation et d’anxiétés, la glacière, qui pendant les longs mois de chaleur doit servir aux seuls véritables plaisirs de la communauté européenne.
 
Sans doute les charmes du foyer domestique, les mille et un intérêts d’une vie toute consacrée à la famille, pourraient donner à cette existence la variété, l’imprévu, les émotions qui lui manquent; mais là encore que de rudes désappointemens viennent frapper au cœur l’exilé! Si à peine il connaît ses enfans, jamais il n’est connu d’eux : dès leur plus bas âge, dans l’intérêt de leur santé, il doit les envoyer en Europe, et des joies de la paternité la seule qui ne lui soit point refusée, c’est celle de payer les comptes élevés que les chefs des maisons d’éducation de Londres et d’Edimbourg ne manquent pas de lui adresser régulièrement; mais ces tristesses de là vie intime de l’Inde, le touriste doit les deviner, car autour de lui tout est joies et fêtes. Ses lettres d’introduction une fois remises, du ''commissioner'' au plus jeune enseigne c’est à qui organisera à son intention grands dîners et parties de chasse. Fêté, choyé, reçu partout comme un vieil ami, le voyageur européen trouve dans l’Inde, n’en déplaise à M. Scribe, la ''terre classique de l’hospitalité''.
 
 
<small> (1) Il est d’usage dans les stations anglo-indiennnes que les résidens s’associent par trois ou quatre pour entretenir un troupeau de moutons. Un ou deux animaux, suivant les besoins, sont tués par semaine et distribués entre les membres du ''Mutton-Club''.</small><br />
 
 
<center>III – Lucknow</center>
 
Eh ! voici, ami lecteur, le glorieux appareil dans lequel vous visiterez les curiosités de la ville de Lucknow, si votre bonne étoile vous a muni d’une lettre de recommandation pour ce général hospitalier et bienveillant auquel de glorieux services ont valu le titre de « Bayard de l’armée des Indes, » et le poste lucratif et important de résident diplomatique près le roi d’Oude (1). Comme escorte, deux cavaliers irréguliers au turban rouge, vêtus d’une tunique brune, de pantalons jaunes et de bottes fortes, armés de sabres et de carabines, montés sur des chevaux pleins de feu, ouvrent passage dans les rangs de la foule au magnifique éléphant qui vous sert de monture, monture vraiment royale, richement caparaçonnée d’un drap rouge brodé d’or sur lequel repose un ''howdah'' d’argent aux coussins de velours. Un noir serviteur muni d’un parasol et un ''mahout'' armé d’un redoutable trident complètent cet équipage digne d’Alexandre à son entrée dans Babylone, avec lequel une veste de chasse et un chapeau rond ne laissent pas de faire un assez triste, contraste. Pour rendre à César ce qui appartient à César, nous commencerons nos pérégrinations par les palais du roi d’Oude.
 
Le marquis de Carabas lui-même, ce propriétaire d’assez célèbre mémoire suivant la tradition, aurait pu, non sans raison, gémir de l’inégalité des dons de la fortune, si le hasard l’avait conduit dans la cité de Lucknow. Partout, à chaque pas, vous vous trouvez en présence de monumens publics, palais, maisons de plaisance, mosquées sépulcrales, qui portent les insignes de la royauté native : deux poissons en guise d’armoiries à la façade, et deux parasols dorés sur le sommet de l’édifice. Ce qui explique cette richesse de l’apanage royal, c’est la coutume adoptée par chaque souverain de faire construire à son avènement un nouveau palais. Aussi la plupart de ces édifices construits d’hier tombent en ruines, et l’entretien des palais du roi lui-même laisse beaucoup à désirer. Quant au mobilier des demeures royales, on ne saurait rien imaginer de plus mesquin : des murailles peintes à la chaux ou décorées d’arabesques ternies, des sophas fanés, des tapis éraillés, et dans les appartemens favoris des bassins peuplés de poissons rouges, des pendules sans mouvement et sans voix, des collections de lithographies à bon marché dont les sujets forment souvent les plus bouffons contrastes. Pour n’en citer qu’un exemple, je parlerai d’un pavillon où une série de tableaux représentant les batailles de la guerre de la Péninsule se trouve régulièrement entremêlée de dessins dont les sujets sont empruntés à l’histoire d’Atala et de Chactas, auquel sa peau brune et son costume plus que léger ont valu sans doute droit de cité dans le boudoir royal. Tout cela est bien loin de cette Inde des contes arabes, que le voyageur emporte naïvement dans sa cervelle. Vous pouvez toutefois saisir au passage certains détails de la vie intime de cette royauté indienne et déchue qui ne sont pas sans intérêt. Les logemens réservés au harem occupent plus de la moitié des bâtimens dans toutes les habitations royales, car le roi de Lucknow est sans contredit l’un des plus grands polygames de la terre; son sérail se compose de cinq cents femmes, et il y a un mois à peine qu’il a eu la curieuse idée de parfaire quatre fois en un jour les cérémonies du mariage, cérémonies religieuses bien entendu, conformément aux rites de la loi musulmane. Parmi les divertissemens qui arrachent quelquefois aux délices du ''zénana'' ce représentant couronné de l’Inde du bon vieux temps, il faut placer au premier rang les combats d’animaux. C’est dans le palais où sont reçus les étrangers que se célèbrent ces jeux, et malgré ce qu’ils ont de cruel, je regrette vivement de n’y avoir pas assisté. L’arène qui sert de théâtre ne rappelle en rien les cirques gigantesques des Romains. C’est une petite cour de quelques centaines de pieds carrés, dominée par des murailles élevées, sur laquelle ouvre au premier étage une galerie protégée par d’épais barreaux, d’où le spectateur peut saisir sans danger tous les détails de la lutte. Au rez-de-chaussée, une douzaine de loges qui servent de domicile aux gladiateurs à quatre pattes, héros de ces fêtes, n’étaient habitées, lors de ma visite, que par trois tigres; mais un signe du maître suffirait à remplir ces vides, car le tigre abonde sur les territoires d’Oude, et il n’est pas rare de rencontrer, dans les rues de Lucknow, quelques-uns de ces animaux menés en laisse comme des chiens ou attachés à la chaîne à la porte des maisons. Le propriétaire d’une villa située sur la route des cantonnemens anglais a eu la singulière fantaisie d’ériger, en guise de loge de concierge aux limites de son jardin, deux pavillons habités chacun par un tigre, dont les yeux brillans et les rugissemens profonds doivent à la nuit occasionner plus d’un vertige au passant nouveau-venu en ces lieux.
 
Un voyageur anglais, qui visita la ménagerie du roi d’Oude il y a quelques années, raconte avoir vu dans une loge voisine des tigres un mammifère du ''genus homo'', ou tout au moins quelque chose de fort approchant, que le gardien lui présenta sous le nom de ''junglee ke admee'' (homme sauvage), bipède qui faisait depuis plusieurs années l’un des plus beaux ornemens de la ménagerie, et dont les habitudes ne se distinguaient en rien de celles de ses confrères à quatre pattes. Muet comme la hyène de la loge mitoyenne, il ne manquait pas, à l’instar du tigre son voisin de droite, de faire régulièrement la sieste après son repas de viande crue. Ce citoyen de la république des bois, qui en vaut bien un autre, avait été trouvé dans un antre à loups situé au plus profond d’une forêt frontière des royaumes d’Oude et de Nepaul. Les loups, qui abondent en ces contrées, enlèvent souvent des enfans dans les villages, et le petit captif ne succombe pas toujours sous la dent de son ravisseur. Il est nombre d’exemples d’enfans élevés par une louve au milieu d’une portée de louveteaux dont ils ont pris, pauvre humanité ! toutes les habitudes. Un officier du service de la compagnie me racontait, au sujet de ces Romulus indiens, l’histoire suivante, que je livrerai au lecteur sans commentaires.
 
Dans le village de Chuprah, situé à l’est de Sultanpore, vivaient un homme, sa femme et leur enfant, âgé de trois ans. En mars 1843, la famille sortit un matin pour aller vaquer aux travaux des champs. L’enfant avait alors au genou droit une large cicatrice provenant d’une brûlure qu’il s’était faite en tombant dans le feu quelques mois auparavant. Pendant que ses parens travaillaient la terre, l’enfant se roulait sur l’herbe à quelque distance, lorsqu’un loup bondit sur lui de la jungle voisine, le saisit par les reins et l’emporta au galop, malgré les cris et les poursuites du père et de la mère. Des recherches faites le lendemain et les jours suivans sous la direction du père par ses amis et ses voisins furent sans résultat, et l’on dut renoncer à toute espérance de trouver vestige de l’enfant enlevé.
 
Six ans s’étaient écoulés sans que la mère, qui avait perdu son mari dans l’intervalle, eût entendu parler de son enfant. L’on était alors au mois de février 1849. Deux cipayes, venus en congé à la ville de Singramow, peu distante de Chuprah, quittèrent un beau matin leur domicile pour aller se promener sur les bords de la petite rivière qui traverse la ville. Assis au bord de l’eau, ils savouraient la brise du matin, lorsqu’ils virent, à leur grand étonnement, trois petits loups en compagnie d’un jeune garçon qui, sortis prudemment de la jungle, s’avancèrent vers la rivière, où ils commencèrent à étancher leur soif. Les cipayes, remis de leur première stupeur, se lancèrent à la poursuite de la petite troupe, et parvinrent à saisir l’enfant au moment où il s’introduisait dans un antre où les trois louveteaux l’avaient précédé. Il tenta d’abord de se défendre à coups de dents contre ses capteurs; mais ces derniers l’amarrèrent solidement et l’amenèrent à leur logis, où pendant vingt jours ils le nourrirent de viande crue et de gibier. Trouvant alors les frais de table de leur hôte trop élevés, ils se décidèrent à le conduire au bazar de Kholepoor, où des personnes charitables avaient promis de se charger de son entretien.
 
Un cultivateur de Chuprah, qui vit le jeune garçon au bazar, raconta, à son retour dans le village, les détails de la capture des deux cipayes, et l’histoire arriva ainsi jusqu’à la veuve. Cette dernière ne perdit point de temps pour se rendre au bazar, et là reconnut sur le corps du jeune garçon, non-seulement la cicatrice au genou droit et celle des dents de la louve sur les reins, mais encore un signe à la cuisse avec lequel son fils était venu au monde. Convaincue de l’identité de la pauvre créature, elle la ramena avec elle au village, où tous ses voisins n’hésitèrent pas à la reconnaître pour son fils. Pendant plusieurs mois, la mère chercha par des soins assidus à ramener l’enfant à des habitudes humaines; mais ses efforts ne furent couronnés d’aucun succès, si bien que, dégoûtée, elle se décida à l’abandonner à la charité publique. L’enfant fut alors recueilli par les domestiques de l’officier qui me racontait cette étrange histoire, et ceux-ci le traitaient comme ils eussent pu traiter un chien mal apprivoisé. Il vécut ainsi environ un an. Son corps exhalait une odeur sauvage fort désagréable; ses coudes et ses genoux étaient endurcis comme de la corne, sans doute par suite de l’habitude de marcher à quatre pattes qu’il avait contractée au milieu des louveteaux ses compagnons d’enfance. Toutes les nuits, il se rendait dans les jungles voisines, et ne manquait jamais de prendre sa part des charognes qu’il pouvait rencontrer sur son chemin. Il marchait généralement sur ses deux jambes, mais prenait sa nourriture à quatre pattes en compagnie d’un chien paria avec lequel il entretenait des relations d’intimité. Jamais on ne le vit rire ou on ne l’entendit parler. Il mourut presque subitement après avoir avalé une grande quantité d’eau.
 
Il est temps de quitter l’homme sauvage, et, après cette longue digression, de revenir aux diverses curiosités que le palais de sa majesté d’Oude offre au voyageur. La transition ne demande au reste que peu de préparations oratoires, car le potentat indien, qui aime beaucoup les bêtes à l’instar de Shahabaham, — Shahabaham, le plus vrai de tous les caractères qui soit jamais sorti de la plume de ce fertile et charmant auteur, M. Scribe, — le roi de Lucknow, dis-je, entretient une oiselerie avec une collection magnifique de perroquets, une fauconnerie dont les veneurs improvisent fort obligeamment, moyennant ''backchich'', au profit du visiteur européen, une chasse au pigeon ou au héron, et enfin une ménagerie de daims au milieu desquels se trouvent des antilopes et des boucs dressés au combat. Deux mots seulement de ce plaisir assez puéril de la royauté indienne. A peine en présence, comme de galans paladins, les deux boucs se précipitent l’un sur l’autre, et leurs têtes baissées s’entrechoquent avec un bruit tel que l’on s’étonne de n’en pas voir sortir immédiatement ce que la nature y a mis en guise de cervelle. Beaucoup plus gracieux est le combat des antilopes. Ces jolies bêtes aux formes élégantes enlacent immédiatement leurs cornes allongées, et luttent avec une énergie, une souplesse, des bonds capricieux, des ruses de guerre, qui feraient honneur à des athlètes accomplis.
 
Si chaque roi d’Oude, à son avènement, prend soin de se faire bâtir un nouveau palais, l’usage veut que les cérémonies du couronnement soient accomplies dans un édifice spécial où se trouve une salle du trône théâtre de bien des tragédies. Les murs portent encore les traces du combat que l’autorité anglaise fut obligée de livrer en 1839 pour empêcher une ''rannee'' ambitieuse de mettre la couronne sur la tête de son fils favori, à l’exclusion de l’héritier légitime, le roi actuel. Le trône, tout entier d’argent, incrusté de pierres précieuses, est un assez respectable morceau d’orfèvrerie autour duquel veille une collection de sentinelles de la tournure la plus prodigieuse. Les costumes débraillés du carnaval de Paris ne peuvent donner une idée du délabrement de l’uniforme des soldats du roi d’Oude. Des shakos tromblons au fond avarié, des plumets impossibles, des vestes rouges sans manches, et, en manière de compensation, des manches rouges sans veste, des pantalons couverts d’arabesques de toutes couleurs, et qui offrent souvent les plus déplorables lacunes, — ce n’est là vraiment qu’un crayon imparfait de ces fantastiques militaires auprès desquels les mendians espagnols les plus déguenillés peuvent être considérés comme des hommes bien mis. La population du royaume d’Oude fournit cependant la plus grande majorité des cipayes de l’armée du Bengale, dont l’on peut voir des spécimens de la meilleure tenue à la porte de la résidence anglaise; mais si le gouvernement régulier et le trésor bien rempli de l’honorable compagnie peuvent métamorphoser en soldats d’une allure tout européenne les hommes primitifs dont se recrutent ses légions, ce prodige dépasse la science politique des conseillers corrompus et ignorans qui dirigent les affaires du royaume d’Oude, et ses pauvres soldats, souvent en arrière de plusieurs années de paie, avant de penser à se couvrir le ventre, doivent exercer toute leur industrie pour arriver à le remplir.
 
Déguenillée comme elle l’est, l’armée n’est pas toutefois la partie la plus vicieuse de la chose publique dans le royaume d’Oude. La perception des impôts ne peut s’accomplir qu’avec l’aide de la force militaire; toutes les routes sont infestées de scélérats de la pire espèce. Quelques jours seulement avant mon arrivée, on était parvenu à saisir un chef de voleurs connu sous le nom de ''Jaggernauth-Chuprassee'', dont depuis plus de dix ans les crimes répandaient dans la contrée la terreur et la désolation. Ce monstre, qui avait commencé sa carrière par un fratricide, se livrait envers ses victimes à des cruautés qui dépassent l’imagination. Enterrer ses prisonniers vivans, leur remplir de poudre la barbe, les cheveux, les narines, les oreilles, et y mettre le feu, c’étaient les pratiques constantes et favorites de cette bête fauve. Quelques jours avant d’être arrêté, il avait coupé les index d’un captif et envoyé ce sanglant message à sa famille, en ajoutant qu’elle recevrait sa tête, si à un jour donné il ne lui avait pas été payé une rançon de 400 roupies, menace que son arrestation l’empêcha d’exécuter. Il est facile de comprendre qu’un pareil état de choses rende tout progrès impossible, et que les territoires d’Oude, les plus favorisés peut-être du continent indien, ne présentent partout que misère et désolation. L’autorité forte et respectée de l’honorable compagnie ne saurait attendre heureusement, pour faire triompher ici l’humanité et la civilisation, le jour où le dernier roi indépendant d’Oude aura pris place sous une de ces mosquées sépulcrales qu’il nous reste maintenant à visiter (2).
 
Les tombeaux des rois de Lucknow sont en grand nombre dans la ville, et quelques-uns fort dignes d’intérêt. Le tombeau d’Asuphuh-Dowlah, aïeul du roi Naseer-ul-Din, s’élève dans l’''imambarah'' ou cathédrale, au milieu de la solitude d’une des plus vastes salles du monde. Le tombeau de Naseer-ul-Dowlah, père du dernier souverain, d’Oude, est un monument beaucoup plus coquet, et dont l’entretien, chose rare dans l’Inde, ne laisse rien à désirer. Un portique monumental, surmonté de minarets, conduit le visiteur dans un jardin de l’aspect le plus riant, tout garni de jets d’eau, de fleurs, de statues. A droite et à gauche au milieu du mur d’enceinte s’élèvent des monumens qui reproduisent en petit les formes du ''Tarje'' d’Agra, et en fond de tableau la mosquée sépulcrale avec ses murs d’une éclatante blancheur et son toit hérissé de clochetons élégans aux dômes dorés. Dans la grande salle, autour du tombeau, un caprice royal a rassemblé une bizarre collection de bric-à-brac, où l’on remarque en première ligne les systèmes d’éclairage les plus divers : le simple quinquet, la lampe Carcel, des lustres à girandoles, des chandeliers titans de cristal armés de globes de toutes couleurs, jaunes, verts, violets, rouges. Viennent ensuite d’assez curieuses pièces d’argenterie représentant des femmes à queue de paon, un satyre en uniforme classique, deux tigres d’émail vert presque de grandeur naturelle, et sur la muraille, au milieu de faisceaux de sabres rouilles et de pistolets hors de service, des tableaux mécaniques représentant un chemin de fer ou un bateau à vapeur sur une mer agitée. Ce singulier capharnaüm est situé à l’une des extrémités de la ville, et en revenant à la résidence, nous aurons occasion de saisir au passage quelques traits particuliers de cette cité et de cette population vraiment orientales.
 
Lucknow doit prendre rang parmi les cités les plus peuplées du monde, et l’on reste au-dessous de la vérité en évaluant sa population à cinq cent mille individus. Aussi partout dans les rues se presse une foule compacte dont votre éléphant et votre escorte ouvrent les rangs non sans peine. Au milieu de cette multitude couverte de haillons, l’on retrouve cependant quelques scènes qui rappellent les luxes de l’Inde au bon vieux temps. Un dignitaire de l’empire, vêtu de mousseline blanche, coiffé d’un coquet turban orné d’une aigrette d’oiseau de paradis et d’une plaque de diamans, s’avance sur un éléphant richement caparaçonné, entouré d’une vingtaine de serviteurs déguenillés armés de longs fusils, de sabres et de boucliers. Ou bien encore c’est un palanquin mystérieux et doré gardé par des eunuques le cimeterre au vent, et devant lequel la foule s’écarte avec respect. Voilà pour le spectacle de la rue. Quant aux mœurs des habitans, du haut de votre monture vous marchez au niveau du premier et seul étage des maisons, et il vous est facile, sans assistance de diable boiteux, de pénétrer au plus intime des pauvres ménages qui les habitent, pauvres ménages en vérité, dont des lits de sangle et quelques pots de cuivre composent tout le mobilier ! Mais ce qui donne un cachet particulier aux rues de Lucknow, ce sont les noires beautés, ornées de leurs plus beaux atours, qui se pressent à chaque balcon, je pourrais dire à chaque fenêtre, et dont le plus chaste ne saurait méconnaître les philanthropiques intentions; puis surtout des traits efféminés, de longues chevelures, des yeux qui voudraient être provoquans, et qui servent d’enseigne à un crime dont le nom ne s’écrit pas en Europe, et qui s’étale en plein soleil dans cette Sodome indienne.
 
On ne saurait quitter Lucknow sans visiter le palais de Constantia, construit par le général Martin, un de ces heureux aventuriers qui vinrent dans l’Inde lorsque le fameux arbre aux roupies portait encore toutes ses feuilles, — feuilles dont il sut récolter une abondante moisson. Quelques mots d’abord de cet heureux soldat de fortune. Le général Martin, fils d’un ouvrier, naquit à Lyon en 1732, et accompagna dans l’Inde, en qualité de simple soldat, le comte de Lally, gouverneur de Pondichéry. La sévérité de la discipline, quelques peccadilles, l’ambition peut-être, l’engagèrent à passer au service du gouvernement de Madras, où bientôt son intelligence de la profession des armes l’éleva au grade d’enseigne dans un bataillon composé de prisonniers français. Cette troupe ayant été envoyée dans le Bengale, Martin, habile ingénieur, fut désigné pour lever les plans des provinces nord-ouest. Pendant une résidence qu’il fit à Lucknow, il lia connaissance avec le nabab-vizir Sujah-u-Dowlut, et ce dernier, séduit par ses talens, demanda à la compagnie des Indes la permission de l’attacher à son service. Cette faveur obtenue, Martin fut mis à la tête du parc d’artillerie et des arsenaux du roi d’Oude, en conservant toutefois son rang de capitaine et ses droits à l’avancement dans l’armée du Bengale. Dans cette nouvelle position, l’aventurier lyonnais, appuyé sur l’amitié du vizir, exerça sur les affaires de l’état une toute puissante influence, qu’il sut tourner au profit de sa fortune. Ses appointemens élevés, son intervention dans le maniement des deniers publics, des spéculations commerciales qui ne furent pas toutes de bon aloi, s’il faut en croire la tradition, qui l’accuse d’avoir vendu à plusieurs reprises de fausses perles pour de vraies et du cristal au prix du diamant, lui permirent de réaliser une fortune de plus de 330,000 liv. st. Il atteignit en 1796, à l’ancienneté, le grade de major-général dans l’armée du Bengale, et mourut en 1800 de la pierre, maladie qui tourmenta les quinze dernières années de sa vie. Son testament, l’un des plus volumineux qui soit jamais sorti de la plume d’un testateur, révèle un homme à idées nobles et généreuses. Sans oublier sa famille, ses dernières volontés ont doté richement des établissemens d’éducation fondés à Lucknow, à Calcutta et dans sa ville natale, établissemens qui, par reconnaissance pour leur patron, ont pris le nom de Lamartinière. Le palais de Constantia, qui s’élève à quelque distance de Lucknow, et renferme une maison d’éducation dont la succession du général défraie libéralement l’entretien, est sans contredit l’une des plus curieuses constructions que l’on puisse imaginer. Il est difficile, même après une minutieuse visite, de deviner la destination première de ce gigantesque assemblage de briques et de mortier. Deux galeries semi-circulaires à un étage se rattachent au corps principal de l’édifice surmonté d’une série, — cinq étages, je crois, — de petits pavillons, de terrasses superposées comme un véritable château de cartes, et ornées à profusion de statues de toute sorte, bergers Louis XV, Chinois et Chinoises, empereurs romains, dieux de l’Olympe et sages de la Grèce. Du haut de cette Babel, on découvre une vue vraiment magnifique : au revers du monument, la ville de Lucknow déploie le magique panorama de ses dômes dorés, de ses minarets élégans, de ses mille monumens, qui, vus de loin, comme toutes les choses de l’Orient doivent être vues, se présentent sous un aspect plein d’originalité et de magnificence. Devant la façade du palais s’élève une grande colonne dont le fût devait, dit-on, servir de tombeau au général. L’on raconte en effet qu’avant sa mort, désireux d’ajouter une somme considérable à son immense fortune, il entra en marché avec le roi de Lucknow, dont sa bizarre villa excitait les désirs; mais ces négociations avortèrent, et le général, bien persuadé que les droits de ses héritiers, quelque bien établis qu’ils fussent, ne seraient qu’une barrière impuissante contre la convoitise d’un despote indien, résolut de mettre son palais sous la protection des préjugés religieux avec lesquels les musulmans regardent les lieux où un corps humain a trouvé sa dernière demeure. Il ordonna donc par testament de déposer sa dépouille mortelle dans les caveaux de Constantia. Un sarcophage de marbre blanc renferme les cendres de l’heureux aventurier, il est entouré de quatre statues de carton peint représentant des cipayes en habit rouge, le casque en tête, appuyés sur leurs armes, dans l’attitude de la douleur officielle. Un buste de marbre blanc enfoncé dans la muraille représente le général coiffé à l’oiseau royal, avec un jabot et de petites épaulettes, et surmonte une tablette sur laquelle est gravée l’épitaphe suivante : ''Here lies Claude Martin. He was born at lyons. A D. 1732. He came to India a private soldier, and died a major general''.
 
 
<small>xxxxxxxxxx</small><br />
<small> (1) Ce poste, depuis l’année 1885, époque de l’annexion du royaume d’Oude à l’empire anglo-indien, a naturellement cessé d’exister. Voyez sur le roi d’Oude la ''Revue'' du 1er janvier 1856.</small><br />
<small>(2) Nous devons faire remarquer que ces lignes étaient écrites avant le mois de décembre 1855, époque où lord Dalhousie termina sa longue et prospère vice-royauté en annexant les territoires d’Oude au domaine anglo-hindou. L’expérience a complètement justifié cette mesure, vivement critiquée aux premiers jours. </small><br />
 
 
<center>IV – Agra, Sirdanah, Dehli</center>
 
Jusqu’aux murs d’Agra, le voyageur n’a pas rencontré sur sa route de souvenirs de ces puissans empereurs mogols dont le nom est arrivé en Europe entouré d’une auréole de gloire et de magnificence, et au cœur de l’Inde, c’est presque avec raison qu’il peut se demander s’il ne faut pas ranger parmi les fictions historiques les victoires et les conquêtes des Akbar et des Aurengzeb. Ces doutes se dissipent devant le fort d’Agra, commencé par l’empereur Akbar en 1563, et fini, dit-on, en quatre ans, fort dont les remparts de pierre rouge ne le cèdent en rien à ces gigantesques débris du passé que le voyageur étonné retrouve dans les déserts de la Haute-Egypte et de la Syrie. Une route dallée conduit à travers les profondeurs d’épaisses murailles à la partie du fort qui domine la ville et la rivière. Quelques cipayes désœuvrés, des objets de campement, un parc d’artillerie, ne peuvent animer cette immense forteresse, construite pour renfermer une armée, et c’est au milieu d’une vaste solitude de ruines mélancoliques, à la suite du noir serviteur préposé à la garde des trésors enfouis dans ces remparts, que le visiteur arrive au palais construit par Shah-Jehan. Une méchante porte de bois fermée d’un cadenas protège seule de sa cloison ce véritable Louvre indien, dans lequel vous pénétrez par les salles de bain réservées au monarque. Quoique l’entretien de ces salles laisse beaucoup à désirer, délabrées comme elles le sont, elles révèlent toutefois aux yeux du touriste ébloui l’étrange magnificence de ces luxes de l’Inde d’autrefois, dont il à tant entendu parler, et dont il a si peu jusqu’ici retrouvé les traces.
 
Le sol est dallé de marbre blanc, les murs sont revêtus alternativement de plaqués d’émail brun avec des fleurs de porcelaine en relief, et de petits miroirs. Des peintures azur et or d’un goût délicieux couvrent le plafond, mille niches revêtues de marbre sont creusées dans la muraille pour servir d’abri aux lumières; L’eau se répand en nappe dans une coquille de marbre aux exquises ciselures. Les autres appartenons du palais ne le cèdent en rien à ces bains magnifiques. Partout le marbre, les ornemens les plus délicats, des colonnes incrustées de pierreries : c’est un luxe fou, inouï, que celui de ce palais aérien et désert. La salle affectée aux audiences publiques du monarque, ouverte aux quatre vents, recouverte d’un dôme doré que supportent d’élégantes colonnettes de marbre émaillées de mosaïques de cornalines, de turquoises, d’émeraudes, de rubis, réalise toutes les merveilles des contes arabes. Devant vous, un jardin suspendu, digne de Sémiramis, avec des fontaines jaillissantes au bassin de marbre, des bosquets de roses et de jasmins, — et si vous détournez les yeux de ce coquet tableau, vous dominez à vol d’oiseau un des plus beaux panoramas qu’il soit possible d’imaginer : une immense et verdoyante plaine au milieu de laquelle s’élèvent, les merveilleux édifices du ''Tarje'' et du tombeau d’Akbar, et que le flot argenté de la Jumna sillonne de ses replis capricieux. A la vue de ces beaux lieux, le plus prosaïque ne peut se défendre d’un mouvement d’enthousiasme : involontairement, sous son regard ébloui, cette solitude s’anime, les roses sont en fleurs, l’eau jaillit dans ces fontaines desséchées, une foule respectueuse entoure le grave et noir personnage, couvert de pierreries, qui dicte la loi aux peuples de l’Inde. À la vue de ces beaux lieux, disons-nous, le plus prosaïque n’a pas besoin de grands efforts d’imagination pour se trouver en plein ''durbar'' de celui qui prenait les titres de « étoile de justice, soleil de puissance, roi des rois, empereur des empereurs, » suivant l’étiquette consacrée.
 
Adjacente à ce palais des ''Mille et une Nuits'', dans l’enceinte des remparts, se trouve une autre habitation royale de construction antérieure. La pierre rouge a seule été employée dans cet édifice, dont quelques salles offrent d’élégantes sculptures et de gracieuses proportions. Par malheur, presque tous ces bâtimens tombent en ruine, et il ne reste de suffisamment conservée que la partie du palais consacrée aux prisonniers d’état, une série de petites cellules obscures, ouvrant sur un long corridor, au milieu duquel se trouve un profond, abîme de véritables oubliettes qui, suivant mon guide, servaient de dernier asile aux sultanes qui avaient fait quelques ''mistake'' (traduisons faux pas). Nous ne saurions quitter le fort sans visiter la mosquée connue sous le nom de ''Motee-Musjeed'' et bâtie par Shah-Jehan en 1656. Cet édifice, tout entier de marbre blanc, sol, murailles et dômes, ne renferme d’autres ornemens que des bas-reliefs représentant des fleurs d’un exquis travail, et la simplicité chaste et majestueuse de son ensemble ne le cède qu’à cette merveille de l’art indien, le Tarje. A la porte de la mosquée, sous un hangar, se trouve une collection de prodigieux tambours, de tam-tams monstres, qui donnent la plus effrayante idée de la musique des empereurs mogols.
 
Je regrette d’avoir à terminer le récit de ma visite au fort d’Agra en rapportant un acte de vandalisme commis par le marquis de Hastings, et dont lord William Bentinck se rendit complice. Par l’ordre du marquis de Hastings, il y a quelque vingt ans, la plus belle cuve de marbre de l’un des bains royaux fut enlevée pour être expédiée en Angleterre et offerte en présent au prince régent. Lord William Bentinck compléta cette honteuse dévastation en faisant passer sous le marteau de l’''encanteur'' les mosaïques, les marbres du bain condamné. Dieu merci, la spéculation ne fut pas assez heureuse pour que l’on pût songer à vendre en détail ces admirables reliques des maîtres de l’Asie, idée que quelque parcimonieux administrateur eût bien pu avoir!
 
Pour réparer le tort que les oubliettes du palais et les renseignemens de mon noir cicérone ont pu faire dans l’esprit de mes belles lectrices aux mœurs conjugales des empereurs mogols, je prendrai la liberté de les conduire sans transition au magnifique tombeau élevé au bord de la Jumna par l’empereur Shah-Jehan à la mémoire de la sultane Nourmahal, et connu sous le nom de Tarje d’Agra. La mort de cette belle sultane fut entourée, s’il faut en croire la tradition, de circonstances surnaturelles qui expliquent le culte et la fidélité que son mari garda à sa mémoire. En travail d’accouchement, Nourmahal reposait sur son lit entourée de ses filles, lorsque l’on entendit soudain l’enfant geindre dans ses entrailles. Ces cris frappèrent de terreur l’assistance et la sultane, qui, voyant là un avertissement d’en haut, envoya immédiatement chercher l’empereur et lui dit que jamais mère n’avait survécu à un pareil présage, et qu’elle sentait sa fin approcher. Or, avant de mourir cependant, elle avait deux demandes à lui adresser : la première, de ne pas se remarier pour que les enfans d’un autre lit ne vinssent pas disputer aux siens leur légitime héritage; la seconde, qu’il mît à exécution sa promesse de lui bâtir un mausolée dont la magnificence fît passer son nom à la postérité. Nourmahal mourut quelques instans après cet entretien, et l’empereur, fidèle à son serment, fit élever à sa mémoire un temple où l’art et les magnificences de l’Orient ont dit leur dernier mot. Quelle plume pourrait rendre justice à l’harmonie des formes de cette poétique mosquée, bâtie au bord du fleuve, sur une terrasse flanquée de quatre tours, au milieu d’ombrages d’une éternelle verdure? Quel pinceau pourrait reproduire la blancheur neigeuse de ces dômes aux élégantes proportions, ces suaves portiques enguirlandés d’arabesques de marbre noir et relevés de colonnes élancées? A l’intérieur de l’édifice comme à l’extérieur, tout est marbre, marbre blanc! Les dalles qui couvrent le sol, les parois de la muraille, les ouvertures mêmes par lesquelles pénètre une lumière mélancolique, sont de marbre, et l’on donnera une idée du travail prodigieux de ces fenêtres en disant que chacune d’elles renferme plus de 800 petites ouvertures. Au milieu de la mosquée, une grille de marbre, découpée comme de la guipure, protège deux cénotaphes correspondant exactement aux tombes de l’empereur et de sa compagne, qui s’élèvent dans un caveau souterrain du monument. Des guirlandes de fleurs en mosaïque, des versets du Coran tracés en marbre noir ornent les parois des cénotaphes, et un obligeant cicérone veut bien me traduire l’un de ces versets, terminé par l’expression d’un vœu que le prophète n’a pas exaucé : ''Et protège-nous contre la tribu des infidèles''! Mais c’est surtout à la lueur des torches que la voûte profonde apparaît dans toute sa féerique magnificence. Les flammes se jouent sur les surfaces polies du dôme et de la muraille, à travers les festons de la grille qui entoure les deux cénotaphes, en mille reflets chatoyans et capricieux. Vous avez sous les yeux une véritable scène de conte de fée, à laquelle il ne manque, je le dis à regret, qu’un génie bienfaisant et ailé, qui, sortant des flancs du tombeau au milieu d’une fumée odorante, viendrait offrir au visiteur une lampe d’Aladin, ou tout au moins la classique poignée de pierres précieuses. Une dame anglaise, saisie d’enthousiasme à la vue de ces merveilles, s’est, dit-on, écriée qu’elle mourrait avec joie si elle était certaine d’obtenir de la douleur de son mari un aussi splendide mausolée. Ce propos, s’il n’est pas vrai, me parait presque vraisemblable, et de toutes les tombes qu’il m’ait été donné de voir, le Tarje est la seule qui me semble pouvoir le justifier. Peu d’époux peuvent toutefois illustrer leurs regrets d’une manière aussi magnifique. Le Tarje, construit avec des marbres que l’on fut obligé de chercher à 2 et 300 milles d’Agra, dans le district de Jeypore, ne put être achevé qu’après vingt-deux années, pendant lesquelles 20,000 ouvriers travaillèrent à la construction du monument. Les dépenses s’élevèrent à 3,174,802 livres sterling (environ 80 millions de francs). Quelques auteurs prétendent qu’un Français nommé Austin de Bordeux, connu dans l’Inde sous le nom de ''Merveille-de-l’âge'', peut réclamer la paternité de ce chef-d’œuvre, sans rival au monde.
 
Le tombeau élevé au village de Secundra, à 5 milles d’Agra, par l’empereur Djahan-Guîr à son père Akbar, s’il ne peut être comparé au Tarje, renferme d’admirables détails. Il se compose de trois ou quatre terrasses superposées, hérissées de petits pavillons, dont l’ensemble, d’un goût peut-être incorrect, n’en est pas moins très original. Le corps du monarque repose dans le soubassement du monument et correspond avec un cénotaphe qui s’élève dans une salle à ciel ouvert située à la partie supérieure de l’édifice. Dallée de marbre et de jaspe, cette salle est entourée d’une muraille de marbre découpée à jour, en festons, en rosaces, en fleurs, en ornemens exquis, dont la perfection ne le cède qu’au merveilleux travail de la grille de marbre du Tarje.
 
Agra ne se recommande pas seulement à la curiosité du voyageur par les souvenirs du passé : la prison centrale, dont il a été tracé une rapide esquisse dans une autre partie de ces études, est un établissement des plus intéressans. Il ne faut pas non plus passer sous silence les diverses maisons d’éducation qui dépendent de la mission catholique des provinces nord-ouest. Depuis longues années, les missionnaires français et italiens ont labouré le champ ingrat de l’Inde centrale, et durs et périlleux furent leurs premiers labeurs, exposés comme ils l’étaient à la cruauté de princes fanatiques, à l’inclémence du climat, aux attaques mêmes des bêtes fauves, hôtes de la jungle. Un bon petit père capucin de la mission d’Agra m’a conté à ce sujet deux anecdotes que je veux livrer au lecteur dans toute leur naïveté. Un des premiers fondateurs de la mission cheminait un soir vers sa cabane, lorsqu’il se trouva tout à coup en présence d’un tigre du plus menaçant aspect. Dépourvu de tout moyen de défense, le vaillant père prit résolument son parti, coiffa le capuchon de sa robe, et s’élança sur le tigre, qui, effrayé, s’éloigna au grand galop, comme s’il eût eu non pas un capucin, mais le diable à ses trousses. Une autre fois le même apôtre, pour échapper aux poursuites d’un autre tigre, fut obligé de se réfugier sur un arbre; mais l’animal affamé, ou curieux de tâter du capucin, s’établit en sentinelle au pied de l’arbre. Longue et pleine d’anxiétés fut l’attente du pauvre père lorsqu’enfin, sous l’inspiration de son patron, il eut l’idée de mettre le feu à sa robe de bure et de la lancer, ainsi métamorphosée en tunique de dessus, au tigre, qui s’éloigna incontinent, si bien que le moine put regagner son domicile dans un costume défectueux sans doute, mais tous les membres intacts du moins.
 
Ces anecdotes, passées à l’état de tradition historique dans l’évêché d’Agra, et qui après tout n’ont rien de trop invraisemblable, donnent une idée des dangers de toutes sortes que rencontrèrent les premiers missionnaires dans ces pays barbares. Les choses ont changé depuis, et quoique le gouvernement de la compagnie ne témoigne pas d’une bien grande sollicitude pour les laborieux ouvriers de la foi catholique, il n’oppose du moins aucun obstacle à leurs pieux travaux. La mission d’Agra, outre une fort belle église, possède plusieurs maisons d’éducation pour les enfans des deux sexes. L’établissement des filles, dirigé par des dames françaises de l’ordre de Jésus et Marie, ne le cède en rien, pour la régularité et la bonne tenue, aux couvens les mieux organisés de l’Europe. Il se divise en trois catégories distinctes : la première, destinée aux enfans riches; la seconde, aux orphelines catholiques des soldats de l’armée de l’Inde; la troisième, aux enfans indiens catholiques. Malheureusement les dépositaires du pouvoir de l’honorable compagnie, sous l’influence de préjugés encore bien puissans en Angleterre, n’accordent qu’un insuffisant patronage aux efforts vraiment civilisateurs des dames de Jésus et Marie. Ainsi le gouvernement de l’Inde ne paie pour les orphelines militaires qui sont confiées au couvent d’Agra qu’une faible subvention de 2 roupies par mois, 24 roupies (60 francs) par an! somme tout à fait insuffisante pour pourvoir même à la nourriture de l’enfant, et qui laisse la plus grande partie de ses dépenses à la charge du couvent. Cette parcimonie, indigne des hommes éclairés qui président aux destinées de l’Inde, n’est pas la seule à signaler. Les chapelains catholiques attachés aux stations militaires, dont la congrégation est souvent plus nombreuse que celle des ministres protestans, ne reçoivent par mois qu’un faible salaire de 80 roupies, tandis que les appointemens mensuels de leurs collègues protestans dépassent souvent 7 et 800 roupies. Il est à espérer que l’esprit de véritable libéralisme qui tend chaque jour à dominer davantage dans les conseils de l’honorable compagnie fera bientôt justice de ce choquant état de choses. Il ne s’agit pas ici de grever d’une somme considérable le budget de l’Inde; quelques milliers de roupies suffiraient pour satisfaire les justes réclamations du clergé catholique de l’Inde. Les plus exigeans d’entre les chapelains militaires ne rêvent pas en effet au-delà d’un salaire de 150 à 200 roupies par mois, qui leur donnerait les moyens de vivre sans être obligés de compter sur la générosité des soldats irlandais, ce qu’ils ne peuvent faire aujourd’hui, quelque parcimonieuse que soit leur existence. Les établissemens qui dépendent de la mission d’Agra ne sont pas tous dans la ville. Des succursales ont été fondées à Missourie, sous le climat salubre des montagnes de l’Himalaya, et à Sirdanah, village peu distant de Meerut, dans les domaines de la ''Begum-Sumroo'', femme vraiment extraordinaire, dont il ne sera peut-être pas hors de propos de dire ici quelques mots.
 
Il y aurait sans contredit un sujet d’histoire émouvante et romanesque dans la vie de cette femme de rare intelligence et de robuste énergie, qui prit une part active aux luttes dont fut précédée la dissolution du vaste empire des Mogols. Fille mahométane de la caste des Squadanees, qui s’enorgueillit de descendre du prophète, elle épousa, fort jeune, un aventurier de Saltzbourg du nom de Reinhard, auquel sa morne contenance avait fait donner le sobriquet de ''Sombre''. Ce Reinhard, venu dans l’Inde comme soldat d’un régiment français, passa d’abord au service anglais, puis à celui de divers princes natifs, et à l’époque de son mariage il commandait plusieurs bataillons européens composés de ce rebut d’aventuriers qui se réunissent autour des empires à l’agonie, comme les vautours autour des cadavres, troupes turbulentes toujours prêtes à vendre leurs services au plus offrant, et qui, au jour de la bataille, attendent prudemment, loin du feu, que la victoire ait prononcé entre les combattans. Reinhard mourut en 1778, et le vœu des officiers et soldats porta au commandement du bataillon sa femme, la ''Begum-Sumroo'', à l’exclusion d’un fils du premier lit laissé par Reinhard, homme d’une incapacité notoire. Dans ce poste périlleux, où elle fut confirmée par l’empereur Shah-Allum, la ''begum'' eut souvent à donner des preuves d’une résolution toute virile. Une fois entre autres, l’officier chargé du commandement actif des bataillons, Allemand de naissance, nommé Paules, venait d’être assassiné : les symptômes les plus alarmans d’insubordination éclataient parmi les soldats et les officiers, lorsque deux jeunes esclaves, pour aller rejoindre leurs amoureux, soldats européens, mirent le feu à la maison où elles étaient renfermées avec d’autres femmes de la suite de la begum et ses objets précieux, puis s’échappèrent au milieu du tumulte de l’incendie. Les deux esclaves ayant été découvertes dans le bazar d’Agra quelque temps après, la begum, à la suite d’une instruction sommaire, les fit fouetter et ensevelir vivantes dans des fosses ouvertes à l’avance devant sa tente, exemple terrible qui conquit pour plusieurs années le respect de cette soldatesque effrénée à l’autorité de son chef enjuponné.
 
En 1778, la begum embrassa la religion catholique, et épousa en 1793 un gentilhomme français, M. de Levassoult, qui se trouvait à cette époque à la tête des bataillons au service du Scindiah. Une catastrophe vraiment romanesque termina cette union. Les nobles sentimens de M. de Levassoult, ses manières raffinées, lui firent bientôt prendre en profond dégoût une position qui l’obligeait à un contact de tous les jours avec des hommes sans éducation et sans principes; il ne pouvait de plus se dissimuler que la préférence de la begum lui avait attiré la haine acharnée des plus influens de ses officiers. Tous ces motifs le portèrent à entrer en relation avec l’autorité anglaise, à laquelle il demanda un sauf-conduit en vertu duquel il pût se retirer avec sa femme sur le territoire de Chandernagor. Le sauf-conduit fut accordé, mais les bataillons, instruits des négociations de Levassoult, levèrent immédiatement l’étendard de la révolte et partirent en armes pour le saisir avant qu’il eût pu mettre à exécution ses projets de retraite. Instruit de l’approche des rebelles, le couple partit au milieu de la nuit, la begum en palanquin, Levassoult à cheval. La position était terrible; l’officier français ne pouvait se dissimuler les affreux traitemens qui l’attendaient, lui et sa femme, si un sort contraire les faisait tomber entre les mains des soldats révoltés. Aussi annonça-t-il à la begum qu’il était déterminé à ne pas se laisser prendre vivant, et cette dernière lui affirma sous serment que cette résolution suprême était aussi la sienne. Après quelques heures d’une course haletante, les fugitifs durent comprendre que les rebelles approchaient rapidement et les atteindraient sous peu. Levassoult, monté sur un bon cheval, eût pu fuir promptement en abandonnant sa femme; mais son cœur se révolta à cette lâcheté, et il lui demanda si elle était toujours résolue à échapper par la mort aux indignités qui lui étaient réservées. La begum, pour toute réponse, montra à son mari un poignard qu’elle tenait d’une main ferme, et l’on continua de fuir, mais sans succès. Les vociférations des révoltés retentissaient à peu de distance; les porteurs épuisés du palanquin ralentissaient leur course, lorsque de ses flancs dorés s’exhala un cri d’agonie, et les yeux terrifiés de Levassoult virent les mousselines dont le corps de sa femme était enveloppé se teindre de sang. Immédiatement le gentilhomme français saisit un pistolet à l’arçon de sa selle, et, l’appuyant à son crâne, se fit sauter la cervelle. Les soldats, qui arrivèrent aussitôt, insultèrent odieusement son cadavre. Quant à la begum, soit que la résolution lui eût manqué, soit que ses forces eussent trahi son courage, le poignard, en glissant sur les côtes, ne lui avait fait qu’une légère blessure, et elle fut ramenée en triomphe au camp par les soldats, qui l’accablèrent d’abord d’insultes, mais qui bientôt, par un de ces reviremens si fréquens dans les soulèvemens populaires et militaires, vinrent la prier de reprendre le commandement. Elle le conserva jusqu’en 1802, année où le gouvernement anglais lui garantit par traité la libre jouissance de ses propriétés. La vie active de la begum finit à cette époque, et elle ne fut plus occupée, pendant le reste de ses jours, qu’à dépenser ses immenses revenus en actes d’une générosité princière. Le fils de son premier mari laissa une fille qui fut mariée au colonel Dyce, et donna le jour à ce nabab indien dont les malheurs domestiques et les prodigalités ont longtemps défrayé la chronique scandaleuse de Londres et de Paris. Le palais de Sirdanah, où la begum exerça longtemps une hospitalité magnifique, et qui s’élève au milieu de vastes jardins, est maintenant dans un état complet d’abandon. Le riche mobilier qu’il renfermait a disparu en masse dans une vente publique, et il ne reste plus, pour orner les murailles de ces vastes salles désertes, qu’une collection assez bizarre de portraits où l’on remarque d’abord la begum en turban rouge, en robe de mousseline, le houkah à la bouche, avec un profil de polichinelle pain d’épice où le peintre assurément n’a pas fait acte de flatterie; Dyce Sombre, au teint de lis et de rose, revêtu d’un uniforme d’attaché fort ressemblant; enfin, au milieu d’une série d’habits rouges, les généraux Allard et Ventura, les derniers représentais de ces chevaliers d’aventure dont le courage et les talens militaires ont tenu longtemps en échec la course triomphante de l’étoile de l’Angleterre en ces contrées lointaines, race martiale, digne d’un nom dans l’histoire de l’Inde, où elle n’est plus représentée aujourd’hui.
 
Il est temps de reprendre l’ordre chronologique du voyage, et, revenant sur nos pas, d’entrer dans les murs de Dehli, où le voyageur se trouve, comme à Agra, en présence des souvenirs de la puissance des empereurs mogols. Riche est la mine de renseignemens et de chefs-d’œuvre que les antiquaires et les savans exploiteront peut-être un jour au milieu de ces plaines où s’est élevée la Rome indienne : nous n’aurons pas l’exorbitante prétention d’empiéter sur leurs domaines, et c’est toujours à vol d’oiseau que nous visiterons le Dehli d’aujourd’hui, en ne disant que quelques timides mots du Dehli d’hier.
 
Le fort de Dehli, bâti sur un plan assez semblable à celui du fort d’Agra, renferme dans son enceinte le palais qui sert d’asile à l’humble et dernier représentant des empereurs de l’Inde. La seule partie du palais accessible aux étrangers se compose de salles de marbre entourées de jardins d’une assez vaste étendue, mais le tout dans un déplorable état de désordre et d’abandon. En effet, malgré les sommes considérables que l’empereur dépossédé reçoit de l’honorable compagnie des Indes, si nombreuse est sa famille, telle est la dilapidation de toute administration asiatique, que des princes du sang royal même ont à peine les moyens de pourvoir aux dépenses de la plus modeste existence. Malgré ce dénûment de la famille impériale, vous retrouvez aux portes du palais, dans les cours de la forteresse, cette foule de serviteurs oisifs qui sont l’un des luxes et l’une des plaies de l’Inde. J’aime à croire toutefois qu’une demi-douzaine d’artistes réfugiés sous un hangar où ils se livrent au plus exécrable sabbat n’appartiennent pas à la musique impériale; mais il y a autour de vous des gardes du corps armés d’arcs et de carquois, des lettrés, des porteurs d’éventail, des veneurs, de sages brahmines, même des eunuques qui se reconnaissent facilement à leurs traits flétris et à leur démarche dolente. Je distingue parmi eux une variété de l’espèce, l’eunuque chasseur, un monstre armé d’un fusil qui porte fièrement à la main les dépouilles de deux pauvres tourterelles qu’il vient d’assassiner dans les jardins. Un serviteur de la couronne, d’un galbe peu opulent, vêtu d’une tunique rouge flétrie, armé d’une canne à pomme d’argent et affligé d’un œil avarié, vous fait, moyennant ''backchich'', les honneurs de cette demeure d’une royauté déchue, et, par un singulier phénomène d’ubiquité, vous retrouvez, sans avis préalable, cet individu à l’autre extrémité de la ville, aux portes de la grande mosquée (''Jumna-Musjeed''), tout disposé à continuer ses fonctions de cicérone. C’est la même tunique flétrie, la même canne à pomme d’argent, le même œil avarié : il n’y a pas à douter de l’identité du personnage.
 
Si le fort et le palais, l’appareil militaire et le luxe de la cour ne présentent plus à Dehli que l’ombre flétrie d’une grandeur passée, la religion de Mahomet a conservé dans cette cité indienne toute sa puissance et son prestige, et c’est à tous égards un magnifique édifice que la grande mosquée qui s’élève sur un monticule d’où l’on domine la ville. On arrive au portique du temple par un escalier monumental sur les marches duquel s’étalent des boutiques d’étoffes, de comestibles, d’oiseleurs avec des milliers de pigeons, l’oiseau chéri du prophète. Des galeries soutenues de colonnes sculptées entourent la cour de la mosquée, dont vous embrassez d’un coup d’œil tous les détails. Devant vous s’ouvre cette vaste cour, dallée de marbre blanc, ornée d’un large bassin où coule une eau limpide. Comme fond du tableau, on a la mosquée de pierre rouge avec ses minarets pittoresques, ses dômes gracieux, ses salles profondes, où l’on pénètre par trois arcades gothiques. Le jour tirait à son déclin, l’œil perçait mal les profondeurs d’une demi-obscurité, et je ne pus m’expliquer un assemblage nuageux de formes indécises qui semblaient flotter au niveau des dalles de marbre; mais les attitudes si diverses qui distinguent la prière turque m’eurent bientôt donné la clé de cette énigme, et les croyans prosternés la face contre terre s’étant relevés à la voix de l’iman, l’édifice se remplit comme par enchantement d’une foule vêtue de blanc, ayant un aspect d’ombres vraiment fort poétique.
 
C’est en dehors de la ville actuelle surtout que la puissance des empereurs mogols se révèle dans sa majesté. Sur plusieurs lieux, la terre est jonchée des débris du passé, et une suite non interrompue de ruines gigantesques vous conduit au ''Kutub'', monument excentrique dont tout voyageur curieux de ses devoirs est tenu d’aborder le faîte. L’aspect de la route ne manque pas d’originalité : sous les murs de la ville, des pèlerins natifs sont établis dans des tentes bariolées qu’entourent des chevaux, des chameaux, des éléphans au piquet, et une fois dans la campagne, vous rencontrez à chaque pas des bandes d’ânes chargés de gâteaux de bouse de vache qui, vu la rareté du bois, servent de combustible aux habitans de Dehli; des Arabes du désert, des tribus de ''gypsies'' montées sur des chameaux, ou bien encore de petites voitures à deux roues surmontées d’un dais sous l’abri duquel il vous semble qu’un humain peut à peine s’asseoir, et où, par un phénomène inexplicable de compression, une famille entière se trouve souvent entassée.
 
Le ''Kutub'' est situé à environ 7 milles de Dehli; c’est un gigantesque pilier de pierres rouges qui se dresse en cône tronqué à une hauteur de 242 pieds sur une base d’environ 45 pieds de diamètre. Il est divisé en quatre balcons situés à hauteurs inégales, et les entablemens qui les supportent, sculptés avec un art exquis, donnent à ce curieux débris du passé un cachet extraordinaire de monument élevé par des Titans et embelli par le ciseau de quelque artiste de premier ordre. Tout à l’entour du ''Kulub'' s’étendent des galeries soutenues par des colonnes d’une architecture primitive, couvertes de sculptures excentriques, quelquefois même fort lascives, mais toutes religieusement mutilées. Ces mutilations et quelques inscriptions conduisent les savans à admettre que le ''Kutub'' fut bâti au XIIIe siècle par l’empereur Kutub, le premier de la dynastie afghane, pour servir de minaret à une mosquée construite sur les ruines et avec les ruines de vingt-cinq temples hindous. Un escalier tournant conduit au faîte de ce singulier édifice, et le panorama vraiment magnifique qui de son sommet se déploie sous vos yeux est une ample récompense des fatigues d’une ascension de plus de deux cents marches. Partout à l’horizon des vestiges imposans de puissance et de splendeur. Quels récits émouvans de victoires et de catastrophes, de sublimes dévouemens, de trahisons ou de crimes raconteraient ces froides pierres ! Quelle voix de prédicant peut parler plus éloquemment du néant des grandeurs humaines que cette plaine à perte de vue couverte de masses informes qui ont été d’imprenables forteresses, de magnifiques palais, des tombes royales! Histoire pleine de vicissitudes en effet que celle de cette Dehli sous les murs de laquelle les jeux de la force et du hasard ont cent fois décidé du sort d’un empire de cent millions d’âmes, et qui pendant des siècles a vu tous les trésors de l’Asie affluer dans son enceinte! Il y a cent ans à peine, en 1739, les murs de cette Babylone ont été témoins des horreurs d’un sac devant lequel pâlissent les plus tristes pages des annales européennes. Je ne puis résister à l’envie de reproduire ici le récit pittoresque de cette journée terrible, ainsi qu’il m’a été fait par un aimable et savant cicérone, infatigable lecteur des annales de l’empire mogol.
 
Lorsque l’armée de Nadir-Shah eut paru sous les murs de Dehli, l’esprit de trahison et les menées jusque-là secrètes des vizirs ne tardèrent pas à se révéler, et l’empereur Mahomet ne put se dissimuler les dangers qui le menaçaient au sein même de son palais. Dans sa douleur, il s’écria qu’un ennemi déclaré était moins à craindre que de perfides amis, et prit l’héroïque résolution de se rendre auprès du monarque persan et de faire appel à sa générosité. Son attente ne fut pas trompée, et Nadir-Shah, touché de cette marque de confiance, accepta pour rançon de l’empire une somme de 25 crores de roupies, environ 30 millions sterling.
 
Pendant que les magistrats s’occupaient de lever cette énorme contribution de guerre sur les habitans, le manque de vivres commença à se faire sentir dans la cité, dont les troupes persanes interceptaient les communications avec la campagne, et Nadir-Shah, pour prévenir des désastres, ordonna d’ouvrir les greniers publics et de vendre les grains à un prix déterminé. Une foule immense se porta immédiatement dans les marchés, et surtout au bazar royal. Là, au milieu de la multitude, un soldat persan ayant tenté de s’emparer de quelques pigeons qui se trouvaient à l’étalage d’un marchand, ce dernier poussa un cri hideux, et s’écria d’une voix tonnante que Nadir-Shah avait ordonné à ses troupes de piller la cité. La populace, excitée par ces paroles, attaqua immédiatement les soldats persans, qui s’efforçaient de leur côté de protéger leur camarade. Des malveillans profitèrent de ce tumulte pour répandre le bruit que Nadir-Shah était mort, et que l’heure était venue de prendre une éclatante revanche sur les troupes persanes. Cette fausse nouvelle circula avec la rapidité de l’éclair, et les habitans, trompés, attaquèrent les soldats étrangers partout où ils purent les rencontrer. A la nuit, les Persans furent obligés de battre en retraite, après avoir perdu plus de deux mille hommes.
 
Ce fut vers minuit seulement que Nadir-Shah reçut la nouvelle de ces événemens. Immédiatement il se porta, à la tête de ses troupes, jusqu’à la mosquée de ''Roshin-ul-Dowlut'', et là s’arrêta pour attendre le jour. Pendant cette halte, un Hindou caché derrière une terrasse ayant tué d’un coup de fusil un homme placé près du shah, la colère de ce dernier ne connut plus de bornes, et quoique le tumulte fût apaisé, il ordonna à la cavalerie de parcourir les rues, à l’infanterie de visiter les maisons, et de tuer sans pitié tous les habitans qu’ils rencontreraient. Cet ordre fut exécuté dans toute sa rigueur, et à deux heures de l’après midi plus de cinquante mille victimes étaient tombées sous le glaive ou les balles, sans que les massacreurs fussent arrivés au cœur de la cité. Telle était la terreur qui paralysait les pauvres habitans, que les hommes jetaient loin d’eux leurs armes, sans songer à défendre leur vie et celle de leurs femmes, et offraient comme des moutons la gorge au sabre des meurtriers. Plus d’un soldat persan mit en pièces une famille entière sans rencontrer la moindre résistance. Les Hindous, suivant leur coutume barbare, renfermaient dans les maisons leurs femmes, leurs enfans, leurs trésors, y mettaient le feu, et se précipitaient ensuite au milieu des flammes. Des milliers se noyèrent volontairement dans les puits. Quoique partout la mort se présentât sous son plus hideux aspect, les malheureux habitans semblaient plutôt la désirer que la craindre.
 
Pendant ce terrible carnage, le roi de Perse demeurait assis dans la mosquée de ''Roshin-ul-Dowlut''. Sa contenance était si sombre et si terrible, que ses esclaves seuls osaient l’approcher. Enfin l’empereur Mahomet, entouré de ses ''omrahs'', parut dans le divan. Les ''omrahs'' se prosternèrent le front dans la poussière, et Nadir-Shah leur ayant demandé ce qu’ils voulaient : « Épargne la ville! » crièrent-ils d’une seule voix. L’empereur ne dit pas un mot, mais un torrent de larmes inondait son visage. Le tyran, touché de cette douleur muette, rengaina son sabre en disant : « Pour toi, prince Mahomet, je pardonne. » Et il envoya à ses troupes l’ordre de cesser le massacre.
 
Ce terrible châtiment de la révolte de la veille n’avait pas toutefois apaisé la colère du roi de Perse, et il fit main-basse sur les richesses de l’empereur mogol. Il s’empara au trésor public de 4 millions sterl. et de 2 millions sterling au trésor privé, des diamans de la couronne, évalués à 30 millions sterl., y compris le fameux trône impérial, d’une valeur de 12 millions sterl., enfin de la garde-robe et des armures du monarque vaincu, estimées à 7 millions sterling. Outre cela, il fut levé sur la ville une contribution en espèces de 8 millions sterl. et de 10 millions en bijoux, si bien que, sans tenir compte des chevaux, des chameaux et des éléphans dont les vainqueurs retinrent possession, la rançon de la cité impériale dépassa la somme énorme de 62 millions 1/2 de livres sterling !
 
Notons, avant de quitter les hauteurs du Kutub, qu’un daguerréotypeur, à la besogne pendant mon séjour sur la plate-forme, a tiré plusieurs épreuves où mon chapeau rond et ma veste de chasse figurent de la manière la plus distincte, et que ce caprice du hasard leur vaudra peut-être l’honneur de représenter aux yeux de quelque antiquaire futur le costume authentique de Kutub ou de Nadir-Shah.
 
Il est temps de rentrer à Dehli, où j’ai donné rendez-vous à des marchands qui doivent m’apporter les divers objets d’industrie indienne pour lesquels les artistes de cette capitale sont encore sans rivaux, des étoffes d’or, des écharpes brodées, des châles d’un délicieux travail, surtout des miniatures d’une exquise finesse. L’artiste enturbanné, qui m’apporte lui-même ses chefs-d’œuvre et qui m’arrive dans un cabriolet vert à un cheval, est un des spécimens les plus effrayans des funestes influences de l’opium qu’il m’ait été donné de rencontrer. Il a quarante ans à peine, et ses traits flétris, sa peau collée sur les os, ne seraient pas déplacés sur les épaules d’un octogénaire. Rien ne manque à la décrépitude de cette vieillesse anticipée, et l’on ne peut s’expliquer par quel miracle ces mains tremblantes et ces yeux éteints parviennent à guider le pinceau avec une délicatesse de touche digne de Mme de Mirbel.
 
 
<center>V – Hurdwar</center>
 
A partir de Meerut, le voyageur dont la course se dirige vers le versant est des montagnes de l’Himalaya doit renoncer aux comforts relatifs de la petite voiture dans laquelle il a parcouru le ''Great-Trunk-Road'', et avoir recours à cet exécrable et primitif véhicule, le palanquin. Ramenons un peu à sa plus fidèle expression ce véritable luxe de l’Inde, dont tant d’honnêtes gens se font une magnifique idée : une boîte de six pieds de long sur deux pieds et demi de large, que quatre humains ou soi-disant portent sur leurs épaules avec une vitesse moyenne de trois nœuds à l’heure et un cahotement incessant, accompagné d’une sorte de bêlement plaintif, qui finit par donner, sinon le mal de mer, du moins une sorte de vertige. Joignez à ces agrémens qu’un porteur de flambeaux, dont l’usage, lune ou non, renforce votre attelage, prend particulièrement à tâche de vous jeter aux yeux les éclairs de sa torche, et vous avez l’image à peu près fidèle d’un mode de locomotion auprès duquel les coucous, les voiturins et les coches, ces modestes appareils qui n’existent plus en Europe qu’à l’état de souvenir, semblent le dernier mot de la civilisation et du progrès. Disons encore que si dans le palanquin vous n’avez pas à redouter les excès de chevaux indomptés, les caprices de votre attelage de bipèdes sont souvent fertiles pour vous en mésaventures. Que la nuit, soit obscure ou pluvieuse, qu’il y ait fête au village voisin, et sans avis préalable votre boîte et votre personne sont déposés au milieu de la grand’route, au mieux sous un arbre, et il vous faut attendre le retour volontaire de vos porteurs pendant des nuits entières souvent, en compagnie de féroces humeurs, de rêves de bêtes fauves attirées autour de votre souricière par l’appât d’un délicat souper, à moins que, voyageur aguerri aux déboires, et c’est le plus sage, vous n’acceptiez philosophiquement une halte imprévue qui vous donne quelques heures de profond repos.
 
Ma bonne étoile de voyageur a pris soin de me réserver une compensation de tous ces ennuis, et a conduit ma course errante en temps favorable pour assister aux fêtes du pèlerinage d’Hurdwar, l’un des pèlerinages les plus fréquentés par la population de l’Inde. Quoique plus d’une semaine doive encore s’écouler jusqu’au jour de la grande solennité, le 12 avril, des limites de Meerut à Hurdwar, à plus de trente lieues à la ronde, les routes sont littéralement couvertes de monde. C’est une file continue de piétons, d’éléphans, de chameaux, de chariots à bœufs, une véritable immigration : des flancs de mon palanquin, je peux me croire au milieu d’une nation entière en voyage, et plus nombreux sans doute n’étaient pas les Hébreux lorsqu’ils quittèrent l’Egypte pour la terre promise. Seulement la ressemblance s’arrête là, car il n’y a pas le moindre pharaon aux trousses de cette multitude. Rien mieux que cette foule pressée sur une longue route ne peut donner une idée de l’innombrable population de l’Inde, et de la puissance qu’exercent sur elle, malgré cent ans de domination étrangère et chrétienne, les préjugés d’une religion imbécile. Toutes les races de l’Inde sont représentées par échantillon dans cette cohue : le vaillant Rajpoot aux formes herculéennes, le timide Bengali, les hommes du Punjab, les Arabes du Scinde. Et quelles mœurs que celles de ces pèlerins ! Celui-ci arrive des extrémités de la présidence de Madras et ne porte avec lui pour tout bagage qu’un bâton et un pot de cuivre. Dans ce chariot traîné par des bœufs, entassés l’un sur l’autre plus que ne le sont des harengs dans une caque, se trouvent une vingtaine d’individus, hommes, femmes et enfans, qui ont voyagé ainsi depuis des mois; une longue file de chameaux amène ces pèlerins des déserts de la Haute-Asie. Voici une troupe de femmes, vêtues de robes sombres et d’allures suspectes, qui parcourent la route en poussant des cris inouis dont les sons discordans dominent les éclats de tambour avec lesquels des voyageurs charment les ennuis d’une halte. Enfin dans ce palanquin aux flancs dorés s’épanouit quelque riche babou, qui a abandonné le soin de ses affaires temporelles pour s’occuper de ses affaires spirituelles et venir rendre hommage au dieu Gange.
 
Des scènes étranges et pleines de couleur locale annoncent aux voyageurs les abords du camp des pèlerins. Sur les rebords de la route, de hideux mendians étalent avec complaisance aux regards des passans des lèpres repoussantes, de venimeux ulcères, des membres inexplicables. Des hommes saints, les cheveux couverts d’ordures et dépourvus de costume, appellent la charité avec des cris forcenés, ou bien encore ce sont des bœufs sacrés et phénomènes, avec un caparaçon couvert de coquillages et une cinquième jambe attachée à l’épaule ou à la croupe, prodige cousu de fil blanc dans toute l’acception du mot, qu’acceptent sans inventaire ces populations crédules. La plus abondante récolte d’aumônes est semée sur un tapis étendu près d’un ''sannyassi'' qui eu la curieuse idée de se coucher au milieu de la route, sous plusieurs pouces de terre, dont sa face et sa poitrine sont couverts, exercice pneumatique dont la victorieuse concurrence ruine un pauvre bœuf sacré qui à quelques pas de là offre en vain à l’attention des fidèles une jambe inutile fort artistement soudée à sa nuque.
 
La réunion d’Hurdwar participe à la fois de la solennité religieuse, de la foire commerciale et du carnaval. Parmi les croyances superstitieuses qui se rattachent à ces lieux consacrés, une des plus répandues est celle de la toute-puissante efficacité spirituelle d’un bain pris dans les eaux du Gange aux premiers jours d’avril, à l’endroit où Vishnou, partant du pied gauche, suivant la tradition, commença l’enjambée célèbre qu’il termina dans l’île de Ceylan, prodige de gymnastique qui dépasse de cent coudées le pouvoir locomoteur que les contes de Perrault prêtent aux bottes célèbres du chat botté et du petit Poucet. Les livres saints assignent pour théâtre à ce pas mythologique l’endroit où le Gange, après avoir cotoyé le versant des montagnes Sirwali, se décide enfin à lancer ses eaux dans les plaines de l’Inde. La réputation de sainteté de ces lieux est si bien établie, que la configuration du terrain ayant obligé les ingénieurs à faire la prise d’eau de cette grande œuvre, le canal du Gange, presqu’à l’endroit même désigné par la tradition native, les brahmes prétendirent longtemps que tous les efforts de l’art seraient impuissans, qu’un dieu comme le Gange ne se laisserait pas déranger dans sa course par les travaux des hommes, qu’en un mot l’eau ne coulerait jamais dans les artères du canal. Inutile d’ajouter que le dieu-pioche a eu raison du dieu mythologique, et qu’aujourd’hui le flot bienfaisant du canal du Gange met à l’abri des atteintes de famines périodiques une population de plusieurs millions d’individus, témoignage glorieux de la puissance européenne dans l’Inde! Disons aussi que tous les douze ans les fêtes du pèlerinage prennent un caractère particulier de sainteté, et que, par un heureux hasard, nous sommes dans une de ces années favorisées.
 
Il ne sera pas inutile, avant de tenter l’esquisse de la scène extraordinaire que présente le camp des pèlerins, de donner ici une description exacte des lieux. Au sortir de la chaîne de l’Himalaya, sur un espace de quelques milles, le Gange suit le contour sinueux des collines qui servent d’avant-garde aux montagnes géantes de l’Asie, et ce n’est qu’à Hurdwar qu’il prend son cours vers les plaines de l’Inde. L’on comprend aisément que le législateur des premiers jours ait formulé en une légende mythologique les sentimens de reconnaissance que les populations éprouvaient d’instinct pour le fleuve dont le flot bienfaisant vient porter la fertilité dans leurs champs desséchés. L’escalier qui conduit aux lieux sacrés s’ouvre en un triangle dont la base repose au milieu des eaux, entre deux temples bâtis sur le modèle des temples de Bénarès, flanqués de tours, avec un soubassement en manière de forteresse et un bas étage surmonté de coquets pavillons aux dômes dorés. La piété des princes natifs a depuis des siècles élevé en cet endroit de nombreux édifices, dont la ligne imposante se développe presque sur les bords de la principale artère du canal du Gange. A l’arrière de ces monumens, des collines escarpées bordent en amphithéâtre une plaine immense qui s’étend vers le sud, et au milieu de laquelle le Gange roule fièrement ses eaux argentées.
 
Aussi loin que la vue peut atteindre, dans les plaines, aux flancs abrupts de la montagne, des pèlerins ont établi leur domicile temporaire. Là sont réunis les abris les plus divers que la patience et l’industrie de l’homme aient inventés pour le défendre contre les élémens : des tentes élégantes aux couleurs bizarres, des huttes de branchage, une couverture, ou quelques haillons suspendus à des bambous. Souvent même l’avant-train d’une charrette sert d’abri à une vingtaine d’individus. La prudence de l’autorité anglaise a pris soin de tracer à l’avance la configuration du camp : du point central où se trouvent les tentes bien alignées du régiment de cipayes chargé de maintenir l’ordre, rayonnent les diverses rues dont le camp est sillonné, et qui se trouvent couvertes jour et nuit d’une foule aussi dense que peut l’être la multitude réunie sur la place de la Concorde à une heure de feu d’artifice. L’étrange puissance des superstitions primitives a réuni dans cette plaine déserte hier une population de plus de deux millions d’individus ! Si serrés sont les rangs de la multitude dans cette Babylone improvisée, que l’éléphant est la seule monture du haut de laquelle on puisse visiter le camp sans courir de véritables chances d’asphyxie. C’est quelque chose de vraiment merveilleux que la sagacité avec laquelle ces nobles bêtes tracent leur route à travers ce flot humain. Les natifs ont tant de confiance dans la prudence et la bonté de ces véritables amis de l’homme, que, surpris dans une position comfortable de repos, ils n’hésitent pas, sans se déranger, à laisser passer littéralement l’énorme colosse au-dessus de leurs têtes.
 
Quoique des échantillons de toutes les races de l’Inde soient réunis dans ces quelques milles carrés, la foule ne présente aucune variété de traits ou de costumes. Il y a là une cruelle uniformité de vêtemens blancs, de hideux haillons, d’yeux noirs et de teints pain d’épice. Certaines scènes toutefois offrent un véritable caractère d’originalité : un révérend ministre [''low church'') dans le costume le plus correct, vêtement noir, cravate blanche, prêche sous l’abri d’une tente les vérités de l’Évangile à une foule qui a, je le crains bien, des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne point voir. Ici un cheval, effrayé à la vue d’un éléphant, s’enfuit en emportant à sa queue l’asile improvisé de plusieurs familles, ou bien encore c’est un chameau indocile qui, réduit à trois jambes comme il l’est par la prudence de son maître, n’en trace pas moins à travers les frêles habitations une course plus destructive que ne pourrait l’être celle d’un boulet. Des milliers de cuisiniers cuisinent en plein air ou sous l’abri de quatre planches toutes sortes de fritures nauséabondes; à l’étalage de cent boutiques de confiseurs s’élèvent des monceaux de sucreries d’un aspect peu engageant, et dont les natifs sont si friands, que l’on raconte qu’à un jour de victoire un gouverneur-général, lord Ellenborough, ne crut pouvoir mieux récompenser ses cipayes qu’en leur faisant servir double ration de sucre d’orge. Notons encore pour mémoire des boutiques de grains, d’étoffes de toutes sortes, d’objets de sculpture d’un goût tout primitif, et sous l’abri des arbres des jardins les écuries de marchands de chevaux venus de Caboul. Je distingue parmi leurs animaux plusieurs chevaux d’un blanc nuancé de rose, avec des yeux rougeâtres, sortes d’albinos de l’espèce chevaline que les princes natifs recherchent avec passion. Voici enfin une scène qui rappelle les splendeurs des cours indiennes d’autrefois. La foule vient de s’ouvrir devant un peloton de cavaliers à tournure martiale, armés de longs fusils à mèche. Ces soldats servent d’avant-garde au rajah de Békaneer, prince du Rajpootana, l’un des derniers représentans de l’indépendance indienne, qui vient baigner aux lieux sacrés, avec tout l’appareil d’une cour souveraine, non-seulement sa personne, mais encore la dépouille mortelle de son père et de son grand-père, car il porte, dit-on, dans un sachet autour du col les cendres de ces vénérables personnes. Une longue file de chameaux chargés de pèlerins suit immédiatement le groupe de cavaliers, et précède le fils du rajah, un bambin de huit ou dix ans, qui, monté sur un éléphant richement caparaçonné, s’avance majestueusement au milieu d’un cortège de serviteurs portant masses et cannes à pomme d’argent, éventails de plumes de paon, etc.
 
Le soleil monte à l’horizon et commence à chauffer mon crâne à une température rouge; quatre 9 alignés ne représenteraient certes pas en mètres cubiques les flots de poussière que j’ai avalés depuis l’aube du jour. L’heure du déjeuner va sonner; ce sont là motifs suffisans pour m’engager à terminer ma visite au camp des pèlerins et à reprendre le chemin des tentes européennes où j’ai trouvé le plus bienveillant accueil. J’aurai d’ailleurs à traverser sur ma route une des parties les plus curieuses du camp, celle réservée aux ''sannyassis'' ou hommes saints. Sous tous les climats, dans toutes les croyances, il s’est rencontré des sectes austères qui ont rendu hommage à la Divinité par la mortification des sens et la privation de tout bien-être matériel. Nulle part toutefois le renoncement aux bonnes choses de ce monde n’a été pratiqué avec des formes extérieures comparables en brutalité et en cynisme à celles adoptées par les cinq ordres religieux qui se divisent les milliers de dévots de profession que compte la population de l’Inde, savoir : les ''nerhanees'', les ''nerunjunees'', les ''baïragees'', les ''punchalees'' et les ''oodassees''. Chacun de ces ordres a son organisation régulière, ses généraux, son état-major; mais les adeptes ne se réunissent jamais, et c’est dans un endroit désert, au bord d’un étang ou au fond d’une caverne, réduits à vivre des aumônes des fidèles, que ces fanatiques, au milieu des pratiques les plus singulières, « attendent la mort sans désirer la vie, comme un domestique à gages attend son salaire, » suivant les paroles des livres saints.
 
Ce n’est pas toutefois sans études préliminaires que l’on arrive à cet état de grâce, et qui veut entrer dans les rangs de l’une des sectes de ''sannyassis'' doit faire son apprentissage en compagnie de quelque solitaire de sainteté reconnue, puis se livrer, sous sa direction, à des pratiques souvent fort originales. Certains hommes de plus de raison que de foi, qui, dégoûtés par les épreuves de la vie ascétique, sont revenus à leur profession première, ont donné de curieux détails sur les exercices de ce soi-disant noviciat religieux. L’un d’eux, un berger, racontait qu’étant allé chercher le pain spirituel près d’un ''baïragee'' borgne et vénéré, ce dernier lui recommanda de rester des heures entières les yeux fixés vers le ciel. La recommandation fut littéralement suivie, et le pauvre néophyte devint la proie d’une si violente ophthalmie, que son directeur spirituel put lui annoncer que bientôt il n’aurait plus rien à envier à son maître, car lui-même n’avait perdu l’œil qui lui manquait qu’à la suite des tortures volontaires auxquelles il avait soumis ses rayons visuels. Cette révélation fit tomber les écailles qui couvraient les yeux endoloris de l’apprenti ''baïragee'', et, avec le bon sens d’un véritable Gros-Jean, il renonça à la profession de saint homme pour revenir à ses moutons. Un autre a déclaré qu’à l’exemple de son directeur., il demeurait des journées entières assis sur ses talons, bouchant hermétiquement de ses dix doigts ses narines, sa bouche et ses oreilles, ne s’occupant que du soin de ne jamais rejeter l’air par le même orifice qui l’avait inhalé. Des professeurs de sainteté émérites forcent leurs disciples à demeurer des heures entières ensevelis dans la terre jusqu’au cou, à se déchirer la chair à coups de fouet, à rester assis sur des sièges garnis de clous, etc. Il y a toutefois quelques compensations aux tortures volontaires que s’imposent les saintes gens; ainsi l’on assure que les ''sannyassis'' sont on ne peut mieux venus auprès de la plus belle moitié de l’espèce indienne, et qu’il suffit que le bâton et les sandales, insignes de la profession, soient déposés à la porte d’une hutte pour que le mari même le moins débonnaire s’abstienne de troubler de sa présence une mystique entrevue.
 
Le camp des ''baïragees'', situé aux abords du canal, présente quelques épisodes caractéristiques qui illustrent d’une manière frappante ces folles coutumes. Ils sont là des douzaines de hideux animaux!... Hélas! pardon, sagace éléphant, chien, ami de l’homme, cheval, compagnon de ses plaisirs et de ses travaux, d’être forcé par la pauvreté de la langue d’appliquer à cette variété de l’espèce humaine le nom générique sous lequel vous êtes ordinairement désignés, car je ne vois dans le règne animal que les quadrumanes, et parmi eux seuls encore les singes, qui se mordent la queue, que l’on puisse assimiler rationnellement à ces repoussans et stupides mammifères. Ils sont là, dis-je, par douzaines, sur les rebords de la route, aux portes des huttes, presque tous aussi peu vêtus qu’Adam avant sa faute, le corps souillé de cendres ou peint de couleurs bizarres, avec toute sorte de postures fantastiques et ridicules. Celui-ci, en signe d’hommage à la Divinité, a étendu depuis des années son bras droit vers le ciel, si bien que le pauvre membre ankylosé et décrépit est devenu incapable de mouvement. Il y a si longtemps que cet autre tient les deux poings fermés, que les ongles passent à travers la paume de la main, au milieu d’une suppuration infecte. Ce saint homme, ou, avec plus de fidélité d’expression, ce dindon au gris plumage demeure à la même place depuis l’âge de puberté, debout sur une patte, le poitrail appuyé sur une manière de balançoire. Le quartier-général de ces fanatiques est digne de leurs habitudes intimes : sous l’ombrage d’un arbre multipliant (''ficus indica'') s’élève une sorte d’autel sur lequel reposent quelques plats de cuivre garnis de riz et de fleurs. Aux quatre coins de la pierre, plus laids et plus hideux que les plus hideux magots chinois, sont accroupis quatre fakirs ''in naturalibus'' : un chœur de fidèles célèbre les louanges de la Divinité à grand renfort de hurlemens, de roulemens de tambours, d’éclats d’instrumens de cuivre; à la nuit, des torches de résine éclairent d’une sombre lueur cette scène vraiment diabolique, que le plus farouche pinceau serait inhabile à reproduire.
 
Des haines implacables divisent ces diverses sectes religieuses, et l’autorité anglaise doit exercer une incessante surveillance pour prévenir des rencontres que termineraient infailliblement de sanglantes catastrophes. Les dispositions les plus strictes sont donc prises pour qu’au jour de la grande solennité, les processions des ordres rivaux ne puissent arriver en même temps au ''ghaut'' sacré. En cas de collision toutefois, l’autorité anglaise, comme me l’a dit un de ses représentans, au lieu d’avoir recours immédiatement à la force des armes, se contenterait d’amener sur le théâtre de la lutte une douzaine d’éléphans, et les combattans, quel que fût leur acharnement, devraient bientôt céder la place devant une charge vigoureusement conduite de ces policemen redoutables et improvisés.
 
Le 12 avril, à six heures du matin, la procession des ''baïragees'' devait quitter le quartier-général de l’ordre pour se rendre au ''ghaut'' sacré. Les limites du camp, situées, comme je l’ai dit, sur le quai du canal du Gange, étaient gardées par une compagnie du régiment irrégulier des ''Goorkhas'', La tournure martiale de ces soldats, tous hommes de la montagne, bien pris dans leur petite taille, me rappelle celle de nos voltigeurs basques. Ils portent l’uniforme vert foncé de la brigade des ''riffles'', et en guise de sabre un coutelas qui dans leurs mains devient, dit-on, une arme terrible. Les dépositaires de l’autorité et leurs hôtes, tous montés sur des éléphans, ont pris place à portée de ce détachement sur une vaste place que la procession doit traverser. Une multitude immense est réunie en cet endroit, et ce n’est qu’avec mille efforts que des cavaliers irréguliers au turban vert, à la tunique écarlate, peuvent préserver contre les envahissemens de la foule la place réservée au défilé des ''baïragees''. A six heures précises, des éclats tumultueux s’élèvent dans la direction du camp des ''gaïragees'', les ''Goorkhas'' quittent la position d’observation qu’ils occupaient au travers du quai; la procession vient de se mettre en marche. En tête s’avancent une douzaine d’éléphans richement caparaçonnés, chargés de fakirs fort peu vêtus, qui soutiennent des étendards géans avec des hampes de plus de vingt pieds et des flammes de soie de couleurs tranchantes, grandes comme des voiles de navires. À vingt pas de cette avant-garde, un éléphant magnifique porte sur son dos, dans les flancs d’un panier d’argent, l’un des chefs de l’ordre, homme d’un certain âge, aux traits dignes et austères, enveloppé dans les plis d’un magnifique cachemire rouge. Toujours et partout Robespierre en habit bleu barbeau et en culotte de nankin précédant à la fête de l’Être suprême la masse déguenillée des sans-culottes ! Derrière ce dignitaire viennent immédiatement plusieurs chevaux conduits à la main, richement caparaçonnés et destinés à être offerts en présens aux brahmines gardiens des lieux sacrés. Une bande de musiciens armés de monstrueuses trompettes, de féroces tam-tams, d’impitoyables cymbales, marche fièrement en tête de la masse des ''baïragees'', qui s’avance en un bataillon de plus de trois mille hommes dont les hurlemens accompagnent dignement l’infernale symphonie qui les précède. Il faudrait le crayon d’un Callot pour donner une idée de ces personnages extravagans avec leurs cheveux épars ou nattés de la façon la plus bizarre, leurs faces tatouées de raies de toutes couleurs, drapés dans des couvertures d’une couleur jaunâtre ou le corps souillé de cendres! Et cependant le Paris chargé de distribuer la pomme à toutes ces laideurs eût, sans contredit, réservé le choix de ses préférences pour une file de deux cents hommes environ qui, se tenant par la main, marchaient deux à deux processionnellement dans l’état le plus complet de nudité. Jamais l’homme, même au plus chaud d’une orgie de carnaval, même dans les tristes enceintes d’une maison de fous, ne m’a semblé plus laid, plus ridicule que sous les espèces de ces deux cents fakirs, et sans partager les fougueuses colères d’un digne ministre, mon compagnon de ''howdah'', j’aurais, je l’avoue, récompensé avec joie d’un bon repas le roquet hargneux qui eût fait irruption au milieu de toutes ces nudités. Le défilé des ''baïragees'' terminé, il s’agissait de ne pas perdre de temps pour arriver aux lieux sacrés en même temps que la procession; aussi, sans délai, nous dirigeâmes nos intelligentes montures vers le ''ghaut'' par un chemin détourné.
 
L’aspect de ces lieux était en vérité quelque chose d’étrange et de grandiose. Une innombrable foule couvre de ses replis la surface des eaux, les toits des temples et des maisons. Partout où l’œil peut s’étendre, il ne rencontre à l’horizon d’autre espace vide que l’escalier sacré protégé par un triple cordon de sentinelles. Au milieu du fleuve, de riches natifs, des visiteurs européens dominent du haut de leurs éléphans ce prodigieux panorama, où l’observateur peut saisir au passage quelques scènes pleines de couleur locale. Un gros brahmine, triple menton, abdomen florissant, véritable triton, à la conque près, gambade au milieu des eaux en poussant des cris de joie comme un enfant. Plus gracieuse est la rencontre de deux jeunes filles, les seules jolies filles qu’il m’ait été donné de voir dans cette population de deux millions d’individus, qui s’embrassent tendrement et s’offrent réciproquement le liquide sacré de leur main droite. Des enfans conduisent leurs parens, aveugles ou affaiblis par l’âge, au sein du bain purificateur. Voici un pieux Énée, aux formes herculéennes, qui porte à califourchon sur sa cuisse une petite vieille, centenaire au moins, à en juger par son corps décrépit et tremblottant, ses yeux qui pleurent au soleil, les petits cris fêlés qu’elle mêle aux acclamations de la foule. Sur des sortes de tréteaux presque au niveau du flot sont établis des enfans vêtus d’une robe écarlate, avec un casque de papier doré, orné, en manière de plumet, d’un éventail de plumes de paon, et qui reçoivent d’assez abondantes aumônes. Enfin des sentinelles en habit rouge, les reins ceints d’un pagne, défendent à la foule l’abord des endroits dangereux de la rivière, et, chose singulière, ne font pas respecter la consigne en se servant du bâton dont ils sont armés, mais bien en menaçant les baigneurs aventureux de leur jeter de l’eau au visage, menace devant laquelle tous, sans exception, reculent avec une terreur digne de Gribouille.
 
Je surveillais avec une incessante curiosité ces scènes d’un autre âge, lorsque Y avant-garde des ''baïragees'' parut au sommet du ''ghaut''. En un clin d’oeil, leur flot envahisseur couvre toutes les marches de l’escalier sacré : c’est une fourmilière humaine, une avalanche de têtes noires, de corps bruns, au milieu desquels tranche l’uniforme éclatant des cipayes, qui là du moins font usage de leurs bâtons, dont ils s’escriment complaisamment à droite et à gauche. Les éléphans de la procession ont pénétré dans la rivière par un chemin détourné, et les fakirs se précipitent du haut de leurs montures au milieu des eaux avec une folle ardeur. Il y a là une immense saturnale, avec deux millions d’acteurs, dont le récit minutieux remplirait un volume, et que le pinceau seul de Decamps pourrait reproduire dignement sur la toile. Notons pour terminer que ce qui distingue particulièrement cette foule, c’est son caractère inoffensif et bon enfant, son respect pour l’autorité : le voyageur européen peut circuler au plus épais de ses rangs sans entendre de brutales apostrophes ou rencontrer des regards haineux.
 
Il ne sera peut-être pas sans intérêt de dire un mot de la vie européenne au milieu de ces populations primitives; j’ai d’ailleurs une dette de reconnaissance à acquitter envers le digne hôte auquel je suis redevable d’avoir assisté aux fêtes du pèlerinage d’Hurdwar sans avoir eu à supporter toute sorte de privations. Dans le charmant jardin du ''bungalow'' où était établi son quartier-général, M. R., le collecteur du district, avait pris soin de faire dresser au milieu des arbustes en fleurs de vastes tentes à l’usage des visiteurs, auxquels il prodiguait l’hospitalité la plus aimable et la plus libérale. Peu d’épisodes, dans une vie passablement errante, m’ont laissé de plus agréables souvenirs que les quelques jours que j’ai passés au camp d’Hurdwar, et je conserverai longtemps la mémoire de ces longues et intéressantes promenades au camp des pèlerins, de ces gais repas, de ces whists de santé qui remplissaient si complètement la journée, vie facile et comfortable, qui n’est pas sans avoir eu ses émotions tragiques. Un matin au déjeuner, un mahout vint raconter qu’en passant sur la route, à un demi-mille environ du camp, il avait aperçu sur le rebord du chemin un tigre au repos qui semblait surveiller les passans avec un intérêt tout gastronomique. La véracité indienne est si sujette à caution, il y eût eu tant d’audace à la bête fauve de venir se montrer à portée de fusil d’un camp de deux millions d’hommes, que même les ''sportsmen'' les plus énergiques n’accordèrent pas la moindre foi à ce renseignement. Le lendemain, à la même heure, un homme de police nous annonça en toute hâte que ledit tigre, après avoir tué un homme, s’était réfugié dans une jungle voisine. En cinq minutes, le repas était terminé, les fusils prêts, et, montés sur des éléphans, nous nous dirigions vers l’endroit indiqué; mais la gloire de venger la victime ne nous était pas réservée, des chasseurs plus heureux nous avaient devancés à la jungle, et nous n’arrivâmes sur les lieux que pour entendre les coups de fusil qui annonçaient la mort du redoutable monstre.
 
Nous ne pouvons mieux terminer ces études sur les Anglais et l’Inde que par cette esquisse du pèlerinage d’Hurdwar : si nous ne sommes pas resté inférieur au sujet, nous aurons illustré d’une manière complète en ces quelques pages l’un des plus grands faits des temps modernes, l’empire de l’honorable compagnie des Indes! N’est-ce pas une scène vraiment extraordinaire que cette multitude innombrable de pèlerins attirés, au XIXe siècle, des extrémités les plus éloignées du continent indien au pied des montagnes de l’Himalaya par la puissance de puériles superstitions? n’est-ce pas une chose unique dans les annales du monde que cette population conquise de plus de deux millions d’individus au milieu de laquelle un état-major d’une demi-douzaine de magistrats de race étrangère, appuyés d’un millier de baïonnettes natives, suffisent pour maintenir un ordre absolu? Ce glorieux épisode d’histoire intime parle en termes bien éloquens des hauts faits de la race anglo-saxonne en ces contrées lointaines, et si devant un pareil spectacle le rhéteur peut s’apitoyer en termes ronflans sur le sort de ces populations qui portent le joug de la domination étrangère, l’observateur impartial doit reconnaître que la Providence a pris en pitié les blessures saignantes de l’Inde le jour où elle a permis que le grand édifice de la puissance anglaise s’élevât sur les ruines vermoulues des gouvernemens natifs. Est-ce assez toutefois pour les conquérans de l’Asie d’avoir fait succéder des années de paix profonde aux années de luttes intestines? Est-ce assez de l’ordre matériel absolu qui, sous l’empire de leurs lois, règne dans le plus grand empire qu’ait jamais vu le monde? Non, sans doute. Pour justifier les faveurs de ce dieu des batailles, qui a remis entre ses mains le sort de plus de cent cinquante millions d’hommes, l’Angleterre a d’autres devoirs à remplir. Il faut relier entre eux par des lignes de fer les grands centres du nord et du sud, il faut ouvrir des routes dans tous les districts, creuser des canaux partout. Il reste à formuler un bon système d’éducation pour les natifs, à organiser surtout une police honnête et vigilante... De la besogne pour des siècles enfin!... Et cette grande tâche achevée, il sera temps de penser à assurer l’émancipation, ou tout au moins des droits politiques aux populations, de l’Inde.
 
 
 
Major Fridolin