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De fait, notre chef des philistins est brave et même téméraire en paroles, partout où, par sa bravoure, il croit pouvoir divertir ses nobles compagnons qu'il appelle « nous ». Donc l'ascétisme et l'abnégation des vieux anachorètes et des saints d'autrefois ne seraient qu'une forme du ''mal aux cheveux'' ; Jésus devrait être présenté comme un exalté qui, de nos jours, échapperait difficilement au cabanon, et l'anecdote de la résurrection du Christ mériterait d'être qualifié de « charlatanisme historique ». — Laissons passer, pour une fois, tout cela pour y étudier la façon particulière de courage dont Strauss, notre « philistin classique », est capable.
« Toute action morale, dit Strauss, est une détermination de l'individu conforme aux idées de l'espèce » (p. 236). Traduit d'une façon plus concrète, cela veut dire simplement : vis comme un homme et non comme un singe ou un phoque. Cet impératif est malheureusement tout à fait inapplicable et sans force, parce que, sous le concept « homme », on attelle à la même charrue les êtres les plus dissemblables, par exemple un Patagon et le magister Strauss, et parce que personne n'aura le courage de dire — et ce serait encore à bon droit — vis en Patagon ! ou : vis en magister Strauss ! Si pourtant quelqu'un allait jusqu'à exiger de lui-même : vis en génie ! c'est-à-dire en expression idéale de l'espèce ''homme'', alors qu'en réalité le hasard l'a fait naître soit Patagon, soit magister Strauss, combien nous souffririons alors de l'importunité de ces maniaques, ivres de génie et d'originalité, dont Lichtenberg stigmatisait déjà la pullulation champignonesque en Allemagne, de ces maniaques qui, avec des cris sauvages, émettent la prétention de nous faire écouter la profession de foi de leur croyance la plus récente. Strauss ne sait pas encore que jamais une « idée » ne peut rendre les hommes plus moraux et meilleurs et qu'il est tout aussi facile de prêcher la morale qu'il est difficile d'en fonder une. Sa tâche eût été, au contraire, d'expliquer et d'analyser sérieusement, en partant des principes darwiniens, les phénomènes de la bonté humaine, de la compassion, de l'amour et de l'abnégation. Mais il a préféré fuir la tâche de l'''explication'' en faisant un saut dans l'impératif. Ce faisant, il lui arrive même de passer outre, d'un cœur léger, aux théories fondamentales de Darwin. « N'oublie, en aucun instant, dit Strauss, que tu es un être humain et non pas seulement un organisme de la nature, que tous les autres sont également des hommes, c'est-à-dire, malgré leur diversité intellectuelle, quelque chose de semblable à toi, avec les mêmes besoins et les mêmes exigences — et c'est là la somme de toute morale » (p. 238). Mais d'où vient cet impératif ? Comment l'homme peut-il le renfermer au fond de lui-même, alors que, selon Darwin, l'homme est simplement un être de la nature et qu'il s'est développé, selon des lois différentes de cet impératif, jusqu'à la hauteur de l'homme ? En oubliant à tout instant que les autres êtres de la même espèce possèdent les mêmes droits, en se considérant comme le plus fort et en amenant, peu à peu, la disparition des autres exemplaires d'un naturel plus faible. Tandis que Strauss est forcé d'admettre qu'il n'y eut jamais deux êtres exactement pareils et que toute l'évolution de l'homme, depuis le degré animal jusqu'au sommet du philistin cultivé, est lié à la loi de la diversité individuelle, il ne lui coûte rien néanmoins de proclamer aussi le contraire : « Agis comme s'il n'existait pas de diversités individuelles ! » Où faut-il chercher là la doctrine morale Strauss-Darwin ?
Nous pouvons alors constater, avec une nouvelle preuve à l'appui, à quel point s'arrête le courage pour se transformer aussitôt en son contraire. Car Strauss continue : « N'oublie à aucun moment que toi et tout ce que tu perçois en toi et autour de toi n'est pas un fragment sans connexion, un chaos sauvage d'atomes et de hasards, mais que, conformément à des lois éternelles, tout est sorti d'une seule source originelle de toute vie, de toute raison et de toute bonté — et que c'est là la substance de toute religion » (p. 239). Mais de cette source originelle découle, en même temps, tout déclin, toute déraison et tout mal, et, chez Strauss, le nom de tout cela est « univers ».
Comment cet univers avec les traits contradictoires et s'annulant les uns les autres que lui prête Strauss, serait-il digne d'une adoration religieuse et comment saurait-on s'adresser à lui en lui prêtant le nom de Dieu comme il le fait (p. 365)? « Notre Dieu ne nous prend pas dans nos bras du dehors (on s'attend ici, par antithèse, à une façon assez singulière de prendre dans ses bras ''du dedans''), mais il ouvre dans notre for intérieur des sources de consolation. Il nous montre que le hasard serait un maître déraisonnable, mais que la nécessité, c'est-à-dire l'enchaînement des causes dans le monde, est la raison même. (Un phénomène que ceux que Strauss appelle « nous » ne remarquent pas, parce qu'ils ont été élevés dans l'adoration hégélienne de la réalité, c'est-à-dire dans l’''adulation du succès''). « Il nous apprend à reconnaître que ce serait vouloir la destruction de l'univers si l'on exigeait qu'une exception fût faite à l'accomplissement d'une seule loi de la nature. » Au contraire, monsieur le magister, un naturaliste honnête croit à la conformité absolue aux lois de la nature, mais sans se prononcer, en aucune façon, sur la valeur morale ou intellectuelle de ces lois. Dans de semblables affirmations, ce savant reconnaîtrait l'attitude très anthropomorphique d'un esprit qui ne sait pas se tenir dans les limites de ce qui est permis. Mais c'est justement au point où un honnête naturaliste se résigne que Strauss « réagit dans un sens religieux », pour nous servir de son expression, et il procède alors en savant déloyal et anti-scientifique. Il admet, sans plus, que tout ce qui arrive possède ''la plus haute'' valeur intellectuelle, que tout est donc absolument raisonnable, ordonné en vue des causes finales et qu'une révélation de la bonté éternelle y est incluse.
C'est véritablement un spectacle divertissant de voir Strauss, en architecte métaphysicien, en train de construire dans les nuages. Mais pour qui ce spectacle est-il mis en scène ? Pour ces braves patauds que Strauss appelle « nous », afin que leur bonne humeur ne soit pas troublée. Peut-être leur est-il arrivé d'avoir été saisis de peur au milieu des rouages impitoyables et rigides de la machine universelle et implorent-ils en tremblant le secours de leur chef. C'est pourquoi Strauss laisse couler son « huile lénitive », c'est pourquoi il amène au bout d'une corde un Dieu égaré par la passion, c'est pourquoi il se met à jouer une fois le rôle tout à fait étrange d'un architecte métaphysicien. Il fait tout cela parce que ces braves gens ont peur et qu'il a peur lui-même, — et c'est alors que nous apercevons les limites de son courage, même vis-à-vis de ceux qu'il appelle « nous ». Car il n'ose pas leur dire loyalement : Je vous ai délivrés d'un Dieu qui aide et qui a pitié, l' « univers » n'est qu'un « mécanisme » implacable, prenez garde à ne pas être écrasés par ses rouages ! Il n'en a pas le courage, il faut donc que la sorcière s'en mêle, je veux dire la métaphysique. Mais le philistin préfère la métaphysique de Strauss à la métaphysique chrétienne et l'idée d'un Dieu qui se trompe est plus sympathique que l'idée d'un Dieu qui fait des miracles. Car lui, le philistin, peut se tromper, mais il n'a jamais fait un miracle.
Pour la même raison,
Cet assemblage d'effronterie et de faiblesse, de paroles audacieuses et de lâche accommodement ; ces subtiles considérations, pour savoir comment et au moyen de quelles phrases on réussit à en imposer au philistin, ou à le combler de flatteries ; ce manque de caractère et de force avec l'apparence de la force et du caractère ; ce défaut de sagesse, avec l'affectation de supériorité et de maturité dans l'expérience — c'est tout cela que je déteste dans ce livre. Si je pouvais imaginer qu'il existe des jeunes gens qui supportent la lecture d'un pareil livre, des jeunes gens capables de l'apprécier, je serais forcé de renoncer avec tristesse, à tout espoir en leur avenir. Cette profession de foi d'un pauvre esprit philistin désespéré et véritablement méprisable serait-elle vraiment l'expression du sentiment de plusieurs milliers d'individus, de ces individus que Strauss appelle « nous » et qui seraient les pères des générations futures ? Ce sont là des perspectives épouvantables pour celui qui aimerait encourager les races à venir à réaliser ce que le présent ne possède pas... je veux dire une culture véritablement allemande. Pour celui-là le sol semble couvert de cendre, toutes les étoiles paraissent obscurcies ; chaque arbre qui a péri, chaque champ dévasté semble lui crier : tout cela est stérile et perdu ! Ici il n'y a plus de printemps ! Il sera pris d'un sentiment analogue à celui qui s'empara du jeune Gœthe lorsqu'il jeta un coup d'œil dans le triste crépuscule athée du ''Système de la nature''. Ce livre lui parut si gris, si cimmérien, si sépulcral qu'il eut de la peine à supporter sa présence, qu'il s'effraya devant lui comme devant un fantôme.▼
▲Cet assemblage d'effronterie et de faiblesse, de paroles audacieuses et de lâche accommodement ; ces subtiles considérations, pour savoir comment et au moyen de quelles phrases on réussit à en imposer au philistin, ou à le combler de flatteries ; ce manque de caractère et de force avec l'apparence de la force et du caractère ; ce défaut
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