« Histoire naturelle de l’Homme » : différence entre les versions

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===III. Races végétales et animales===
 
15 janvier 1861. -
On a vu que la ''race'' dérivait de l’''espèce'', et n’était qu’une simple modification du type primitif. Or personne n’ignore combien l’action de l’homme influe sur ces modifications, qu’il s’agisse des végétaux ou des animaux. Nous reviendrons avec détail sur ce fait important; mais il faut dès à présent constater qu’envisagées à ce point de vue, les races se forment sous l’empire de trois sortes de conditions très différentes.
 
Les plantes peuvent n’avoir jamais été cultivées, les animaux jamais asservis, Les modifications héréditaires qui se produisent dans ces circonstances sont dues uniquement aux agens naturels, et les races qui prennent alors naissance sont pour nous les véritables ''races naturelles'', les ''races sauvages''. — Au contraire, pendant un nombre plus ou moins considérable de générations, les végétaux peuvent avoir subi l’action de la culture, les animaux celle de la domesticité. Dans ce cas, les races se constituent sous l’influence directe de l’homme; elles sont essentiellement ''artificielles'' et ont été depuis longtemps désignées sous le nom de ''races domestiques''. — Enfin il arrive assez souvent qu’après avoir été soumis à l’empire de l’homme, même pendant des siècles, les animaux ou les plantes retombent dans l’état de nature et subissent des modifications nouvelles, conséquences de cet état. Ces races, qui descendent de plantes cultivées, d’animaux asservis ayant recouvré la liberté primitive de l’espèce, sont pour nous les ''races libres ou marronnes'' (1). Ces trois sortes de races doivent être examinées séparément; mais d’abord il faut préciser le sens d’un mot que nous avons déjà prononcé, qui reviendra très souvent dans tout ce qu’il nous reste à dire : c’est le mot de ''milieu''.
 
Pour moi, ce mot signifie l’ensemble des conditions ou des influences quelconques, physiques, intellectuelles ou morales, qui peuvent agir sur les êtres organisés. Ce mot a donc ici un sens plus étendu que dans les écrits d’Hippocrate et de Buffon, qui, sur ce point, peut être considéré comme le disciple du père de la médecine. C’est surtout au climat, à la chaleur et au froid, à la sécheresse et à l’humidité, aux qualités et au plus ou moins d’abondance de la nourriture, que ces deux maîtres illustres attribuent le pouvoir de modifier l’homme et les animaux. Je vais bien plus loin, et la doctrine d’un autre esprit éminent, qui lui aussi fut disciple d’Hippocrate, comme l’a fort bien montré M. Michel Lévy (2), va me servir à expliquer ma pensée. Montesquieu veut que l’on accorde les institutions avec ce qu’il appelle le tempérament moral des peuples; mais il ne voit guère que dans les conditions physiques extérieures l’origine première de ce tempérament. Par exemple, avec Hippocrate, il admet que le climat doux et uniforme de l’Asie prédispose les habitans de ces contrées à subir la tyrannie. Cette doctrine est juste dans une certaine mesure, mais elle est incomplète. A côté du climat sont les institutions et les mœurs, la polygamie et les harems. Mieux que jamais, depuis les récits de Mme la princesse de Belgiojoso, nous savons à quoi nous en tenir sur ces intérieurs que la poésie a peints avec des couleurs si fausses; nous savons ce que sont ces femmes qui vivent là comme entassées et livrées à la plus entière oisiveté, à la plus complète ignorance. Elles n’en sont pas moins chargées de la première éducation des enfans. Quelles institutrices primaires! Et comment s’étonner que les jeunes gens, les hommes sortis de semblables écoles soient usés, énervés au physique comme au moral? Ces influences délétères agissant sur une longue suite de générations ont-elles pu ne pas exercer quelque action sur la race entière? Évidemment non, et voilà comment la polygamie, le harem, font partie du milieu. Or l’un et l’autre, impossibles dans un pays chrétien, sont autorisés par l’islamisme. A la religion donc remonte la responsabilité des conséquences fatales indiquées plus haut. La religion fait donc aussi partie du milieu et contribue parfois pour une part considérable à la formation, des races humaines.
 
Ainsi compris, le milieu est quelque chose de très complexe sans doute, et il arrive souvent que nous ne pouvons en distinguer tous les élémens. Souvent aussi l’action que ceux-ci exercent est tellement indirecte que, même lorsque nous sommes certains de leur existence, nous méconnaissons leur influence, et que les relations de cause à effet nous échappent. Enfin, tous les élémens du milieu agissant à la fois, leur action se traduit nécessairement par une résultante très composée, et il est presque toujours impossible d’attribuer à chacun la part exacte qui lui revient dans l’effet total. Ce n’est guère que lorsque l’un de ces élémens prédomine d’une manière marquée qu’on peut remonter jusqu’à lui. Il est alors possible parfois d’interpréter les phénomènes en s’appuyant sur les lois de la physiologie et de rattacher les effets aux causes. Ces lois font comprendre, par exemple, pourquoi le pelage des animaux devient plus fourni dans les pays froids, plus rare dans les pays chauds. Néanmoins, à côté de ces faits qu’elle éclaire, la physiologie en rencontre beaucoup d’autres qu’elle ne saurait expliquer. Les nierons-nous pour cela? Ce serait agir d’une manière peu scientifique. Notre devoir est de les recueillir, de les enregistrer, et de compter sur l’avenir pour suppléer à notre ignorance. Contentons-nous pour le moment de reconnaître que l’influence du milieu n’est pas niable, et que, par son mode d’action général, il rentre dans les limites de notre savoir actuel.
 
En effet, tout individu, pour pouvoir pleinement se développer, doit être en harmonie complète avec les conditions d’existence, avec le milieu où il vit; toute espèce, pour se propager et s’étendre, doit satisfaire à la même exigence. Du moindre désaccord entre ces deux termes résulte la souffrance pour l’individu, l’amoindrissement pour l’espèce. Bien que souffrant dans certaine limite, l’individu peut fournir sa carrière à peu près entière; mais les effets du désaccord s’accumulant à chaque génération et s’aggravant par le fait de l’hérédité, comme on le verra plus tard, l’espèce ne saurait durer indéfiniment dans un milieu qui lui serait même très peu contraire. Il en serait d’elle comme du rocher que finit par user la chute incessante de faibles gouttes d’eau. Si l'espèce était absolument invariable, elle périrait nécessairement dans cette lutte prolongée où la puissance des conditions défavorables grandirait de toutes ses pertes et de sa faiblesse croissante. Lors donc qu’une circonstance quelconque aura produit le désaccord dont il est ici question, il faudra nécessairement, ou que l’espèce disparaisse au bout d’un temps donné, ou que l’harmonie se rétablisse. Les modifications que suppose cette dernière alternative porteront ordinairement sur l’espèce, qui, variable comme on l’a vu, réagira pour s’accommoder à des conditions nouvelles. Et voilà comment dans une multitude de circonstances se formeront les races dont nous allons nous occuper.
 
''Races sauvages ou naturelles''. — L’existence de races sauvages parmi les végétaux comme parmi les animaux a été niée par quelques partisans exagérés de la fixité de l’espèce. Il est en effet difficile de rester sur le terrain de l’immutabilité absolue, tout en reconnaissant que des conditions normales d’ailleurs, suffisent pour établir entre les représentans d’un même type spécifique des différences parfois très grandes se transmettant par voie d’hérédité. D’autre part, l’existence de ces races est très importante à constater. A elle seule elle met sur la voie de bien des difficultés, tout en donnant les moyens de les résoudre; elle n’est pas d’ailleurs difficile à démontrer.
 
Pour se convaincre qu’il existe des races naturelles végétales, il suffit de tenir compte des faits généraux. A chaque instant, les botanistes ont à réviser leurs catalogues d’espèces; à chaque instant, entre deux plantes fort dissemblables d’aspect et regardées jusque-là comme parfaitement séparées, ils en découvrent de nouvelles qui passent de l’une à l’autre par des nuances tellement insensibles qu’il devient impossible de les distinguer, qu’il faut englober sous le même nom spécifique non-seulement les deux extrêmes primitivement reconnus, mais encore tous les intermédiaires venant combler entre eux une lacune qui n’était qu’apparente. Extrêmes et intermédiaires se propagent d’ailleurs également, et transmettent à leurs descendans leurs caractères distinctifs. Considéré isolément, chacun d’eux peut être pris à juste titre pour une espèce; le rapprochement seul montre qu’il n’y a là que des races. Souvent aussi la distinction est difficile, et l’explorateur le plus exercé en est réduit à une incertitude pénible. Ces faits, qui se multiplient chaque jour davantage à mesure que la science se complète et s’éclaire, à mesure que l’on connaît mieux un plus grand nombre de flores, ont fini par jeter les botanistes dans une véritable anxiété, dont M. le comte Jaubert s’est fait l’interprète dans une occasion solennelle (3), et que partagent tous ceux qui ont sérieusement étudié cette question.
 
Citons ici quelques exemples ; je les emprunte à une note qu’a bien voulu me remettre mon confrère à l’Institut, mon collègue au Muséum, M. Decaisne. Depuis longtemps préoccupé de tout ce qui touche à la question de l’espèce, ayant fait lui-même et vu faire sous ses yeux de nombreuses expériences, ce savant a ici une double autorité. — Linné distinguait deux espèces de joubarbe seulement, les botanistes en admettent aujourd’hui une trentaine ; mais sont-elles toutes, vraiment ''bonnes''? Il est bien permis d’en douter. — De Candolle a décrit sept espèces de ronces dans sa ''Flore française'', M. Müller en compte deux cent trente-six ; mais toutes ces formes cultivées au Muséum par M. Decaisne, soumises ainsi à des conditions d’existence identiques et placées à côté les unes des autres, ont paru tellement se fondre l’une dans l’autre que l’esprit le plus clairvoyant ne saurait se reconnaître au milieu d’elles. En présence de ces faits, comment admettre avec les défenseurs de l’invariabilité que les caractères spécifiques des végétaux sauvages sont restés constans depuis l’origine de l’époque géologique actuelle? Comment surtout admettre une telle doctrine en présence des écrits de ces mêmes botanistes qui constatent l’existence de ''variétés constantes'' en rapport avec l’habitation des végétaux, et nommées pour cette raison ''variétés alpines, variétés ombreuses''?
 
Mais, ajoutent les auteurs que nous combattons ici, les différences qui séparent ces ''variétés'' (4) sont peu considérables; elles ne portent guère que sur des particularités peu importantes, comme la taille, la couleur, etc. Quand même il en serait ainsi, quand même ces différences seraient aussi insignifiantes qu’on veut bien le dire, qu’importe? Dès l’instant qu’elles sont devenues constantes et qu’elles se transmettent par voie d’hérédité, elles n’en constituent pas moins de véritables races. On en jugerait du moins ainsi dans l’industrie qui a le plus d’intérêt à étudier et à préciser ces questions. Pas un éleveur de bestiaux ne mettra en doute que deux familles de bœufs ou de moutons dont l’une serait constamment blanche ou petite, l’autre constamment noire ou grande, n’appartiennent à des races tranchées, et il est impossible de ne pas appliquer la même règle aux végétaux; mais nous avons vu d’ailleurs que les modifications vont bien plus loin qu’on ne paraît vouloir l’admettre, qu’elles touchent aux caractères regardés comme spécifiques par les botanistes expérimentés. Le fait général, les faits particuliers que nous avons indiqués ne sauraient laisser de doute à cet égard.
 
Ajoutons toutefois un exemple de plus, toujours en nous appuyant de l’autorité du savant que nous avons cité tout à l’heure. Sans même s’être beaucoup occupés de botanique, la plupart de nos lecteurs connaissent certainement le ''plantain'', cette plante si commune qui est devenue le type d’un genre qui porte son nom et d’une famille entière. Le nombre des espèces comprises dans ce genre n’était que de 20 au temps de Linné; il s’est depuis élevé au chiffre die 115 à 130, et une vingtaine de ces espèces sont rattachées par divers auteurs à la flore européenne. Or M. Decaisne, choisissant l’une de ces espèces acceptées comme très ''bonnes'' par tous les botanistes, a semé et cultivé au Muséum les graines qu’il avait recueillies dans la campagne. Bientôt il a retrouvé dans ses carrés au moins sept de ces formes regardées jusqu’à lui comme spécifiques. Et qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici de différences insignifiantes : presque toutes les parties de la plante varient au contraire de manière à expliquer, à excuser l’erreur de Linné et de ses successeurs. A ne parler que des feuilles, on les voit tantôt ovales et presque arrondies, tantôt assez longues pour former un fourrage estimé. Ici, elles sont disposées en rosettes de quelques centimètres de diamètre; ailleurs, elles forment une touffe droite et fournie. La plante tout entière est tantôt lisse et sans poils, tantôt tellement velue qu’on a désigné une espèce par le nom bien significatif de ''plantain laineux''. Enfin la racine est tantôt annuelle, c’est-à-dire que la plante naît, croît et meurt tout entière en une année, tantôt vivace, c’est-à-dire qu’après avoir passé l’hiver, elle reproduit au printemps des feuilles, des fleurs et des graines. Toutes ces formes transmettent à leurs descendans les caractères qui les distinguent, pourvu qu’elles soient laissées là où elles ont pris naissance ou placées dans les mêmes conditions d’existence. Transplantées ailleurs, placées dans des conditions d’existence nouvelles, elles engendrent des fils qui cessent de leur ressembler et se rapprochent de plus en plus, dévoilant ainsi leur nature et forçant à les reconnaître pour de simples ''races'' ceux qui jusqu’ici les avaient regardés comme de véritables ''espèces''. Malheureusement le procédé si concluant employé par M. Decaisne pour démontrer l’identité spécifique de ses plantains ne saurait constamment s’appliquer. On ne peut pas toujours se procurer les graines des plantes exotiques, et celles-ci se développeraient mal dans notre climat. Souvent aussi les races solidement fixées par une longue suite de générations conservent à des degrés divers les caractères qui les distinguent en dépit du changement de milieu. Alors, pour distinguer les espèces des races, on compare entre eux des échantillons aussi nombreux que possible. Toutes les fois qu’entre deux formes, même très différentes, on peut établir une série graduée d’individus passant de l’une à l’autre par nuances insensibles, toutes les fois surtout qu’on voit les caractères s’entre-croiser dans les termes de cette série, on peut assurer que les deux formes appartiennent à une même espèce. En effet, entre deux espèces, même extrêmement voisines, il n’y a jamais échange ou mélange des caractères propres à chacune d’elles. Ce fait se constate au contraire tous les jours entre les races d’une même espèce, et le moyen que je viens d’indiquer a souvent permis d’arriver à la vérité. L’existence de ces intermédiaires a été invoquée à l’appui de la doctrine qui nie les races sauvages : il est difficile de comprendre, pourquoi. Quelque nombreuse et nuancée que soit la série placée entre les deux extrêmes, elle ne fait pas disparaître les différences qui distinguent ceux-ci, et ces différences étant héréditaires dans des végétaux que l’homme n’a jamais cultivés, il faut bien reconnaître que, sous l’empire des conditions naturelles, l’espèce peut varier et donner naissance à des races.
L’histoire de la zoologie nous présente des faits entièrement semblables à ceux que nous avons rencontrés en botanique. Là aussi, dans les groupes très nombreux en espèces qui diffèrent peu l’un de l’autre, la distinction est parfois difficile. Là aussi des races, des variétés, ont souvent été prises pour des espèces distinctes; mais là aussi, à mesure que les termes de comparaison se sont multipliés, on a pu établir les séries graduées dont je parlais tout à l’heure, et ramener à leur souche commune tous ces représentans plus ou moins déviés du type primitif. Ce qui s’est passé dans l’étude des coquilles nous servira ici d’exemple. Cette branche de la zoologie est une de celles qui comptent les plus nombreux adeptes. Elle se prêté à l’établissement des collections particulières, et il est peu d’amateurs qui, manquant de termes suffisans de comparaison, ne croient posséder quelque coquille encore inédite et ne la décrivent comme telle. Le nombre des espèces conchyliologiques s’était ainsi multiplié au-delà de toute raison, lorsque M. Valenciennes commença son grand travail de révision. Mettant à profit les richesses que le Muséum accumulait depuis longtemps avec une persévérance et un zèle auxquels on n’a pas toujours rendu justice, il réunit et groupa à côté les unes des autres toutes les coquilles séparées seulement par des nuances insignifiantes. Il forma ainsi un grand nombre de séries semblables à celles dont nous venons de parler, et vit se fondre dans presque toutes une foule de formes décrites comme autant d’espèces distinctes, parfois comme des genres nouveaux., et qui se trouvèrent ainsi reléguées au rang des races ou des variétés.
 
Il n’est pas de classe parmi les animaux qui ne présentât des exemples analogues, et les mammifères eux-mêmes, celui de tous les groupes peut-être où les caractères spécifiques sont le plus accusés, n’échappent point à cette loi. Là aussi il existe des races sauvages bien caractérisées. C’est un fait sur lequel M. Isidore Geoffroy a insisté dès 1848. Cuvier lui-même l’avait reconnu pour le renard. Du nord de l’Europe jusqu’en Egypte; il avait trouvé sept ou huit modifications de ce type, se reliant l’une à l’autre de manière à ne pouvoir être séparées, bien que les extrêmes fussent assez différens pour que, considérés isolément, ils laissassent au moins place à de sérieuses incertitudes. Ici la série avait pu être complètement établie. Il n’en était pas encore de même pour le chacal. Entre celui de l’Inde et celui du Sénégal, les différences sont très marquées, et en conséquence Frédéric Cuvier en avait fait deux espèces; mais depuis cette époque des intermédiaires ont été découverts, et M. Isidore Geoffroy n’a point hésité à les réunir, tout en faisant remarquer combien l’erreur, d’ailleurs excusable, de son habile devancier venait confirmer les autres faits qui mettent hors de doute l'existence des races que nous appelons sauvages ou naturelles.
 
Il faudra revenir sur l’étendue et la valeur réelle des différences qui séparent certaines races: bornons-nous ici à constater qu’elles sont parfois considérables, et ajoutons une remarque importante. Les patries de deux races sauvages dissemblables au point d’avoir été considérées comme des espèces distinctes sont d’ordinaire très éloignées l’une de l’autre. Dans la même localité, dans des localités voisines, on ne rencontre le plus souvent que des variétés ou des races dont la grande ressemblance avec leur type spécifique ne laisse aucune place au doute. Les modifications sérieuses dans l’espèce se rattachent donc à un éloignement considérable des localités. Or cet éloignement même entraîne des changemens profonds dans le climat, la nature et les productions du sol, ou, en d’autres termes, dans les conditions d’existence, dans le milieu. Il serait difficile de voir une simple coïncidence entre le changement de ces conditions et la formation des races. Dès à présent donc, il serait permis d’affirmer qu’il doit y avoir là des relations de cause à effet; mais ce résultat sera mis hors, de doute dans la suite de ce travail.
 
''Races domestiques ou artificielles''. — Lorsqu’il s’agit des races domestiques, nous n’avons plus à en démontrer l’existence. Ici tout désaccord cesse entre les naturalistes; tous avouent que, sous l’influence de l’homme, les plantes comme les animaux peuvent subir des ''altérations'', des ''dégénérescences'', des ''modifications'' de toute sorte qui déguisent parfois si bien le type primitif, qu’il en devient méconnaissable. Tous reconnaissent que ces modifications se transmettent par voie d’hérédité. Mais comment l’homme parvient-il à acquérir cette influence, à exercer une action sur les animaux qui l’entourent? Sans insister sur cette question, qui mérite d’être traitée avec quelque détail, il suffit de constater en passant que l’homme n’arrive jamais à ce résultat qu’en modifiant les conditions d’existence, et que par conséquent nous retrouvons encore ici les actions de milieu. Seulement, multipliées, variées, rendues plus énergiques par l’intervention de l’homme, elles produisent des effets plus nombreux et plus marqués; Ainsi s'expliquent la multitude de races dérivées parfois d’une seule espèce domestique, et les différences profondes qui séparent les représentans de ces races.
 
Citons quelques exemples entre mille, en commençant par les végétaux (5). Personne n’ignore combien peu se ressemblent entre elles les différentes variétés de nos fruits. On estime à plus de cinquante pour les pêches, à plus de cent pour les prunes, à plusieurs centaines pour les pommes, les formes diverses déjà obtenues, et chaque jour encore il s’en produit quelque nouvelle. Duhamel portait à cent, vers le milieu du dernier siècle, le nombre des poires connues, et un des derniers catalogues de la Société d’agriculture de Londres élève ce chiffre à six cents. Dans son ''Ampélographie'', M. le comte Odart admet environ mille sortes de raisins. Il est vrai que toutes ces formes et sortes de fruits ne constituent pas autant de ''races'': la plupart ne sont que des ''variétés'' multipliées par la greffe et les autres procédés généagénétiques en usage chez les cultivateurs. Toutefois, parmi nos arbres fruitiers eux-mêmes, et contrairement à une opinion assez générale, il existe de véritables races. Les passègres des Cévennes, les tullins du Dauphiné, nous fournissent l’exemple de pêches fort bonnes à manger, et qui se reproduisent par semis. M. Sageret a montré qu’il en était de même pour les prunes reine-Claude, perdrigon blanc, Sainte-Catherine, damas rouge, etc. Le même expérimentateur a complètement échoué avec les diverses poires qu’il a essayé de semer; il n’a obtenu que des arbres qui avaient repris les caractères de l’espèce sauvage. En revanche, il a eu par semis de véritables chasselas, et M. Vibert a confirmé ce résultat. Au reste, diverses observations, dues à Roxas Clémente, avaient déjà montré qu’il existe de véritables races de vignes. Ce célèbre ampélographe espagnol a décrit entre autres ce qu’on appelle en Andalousie l'''algaïda'' de San-Lucar. C’est un terrain, de deux lieues de long sur une demi-lieue de large, entièrement envahi par des vignes redevenues sauvages. Là, chaque cépage livré à lui-même, et se reproduisant spontanément par graine, n’en a pas moins conservé tous ses caractères. Clémente a conclu de ce fait que nos vignes remontent à plusieurs espèces distinctes; mais malgré les doutes qui peuvent encore exister sur ce point, la plupart des botanistes regardent tous nos cépages comme se rattachant à une espèce unique (6).
 
Si nos arbres fruitiers, nos arbustes d’agrément et les plantes vivaces qui ornent nos parterres ou enrichissent nos potagers se prêtent à l’emploi de la greffe, du marcotage, de la bouture, il n’en est pas de même des plantes annuelles; avec elles, on ne peut plus procéder que par semis. Les ''variétés'' disparaissent donc chaque année, et cependant nous pouvons constater ici encore qu’entre les mains de l’homme les formes de ces plantes se sont étrangement modifiées. Une même plante, le ''cynara cardunculus'', a donné naissance à nos cardons et à nos artichauts; d’une autre, du ''raphanus sativus'', sont sorties toutes nos races si diverses de radis, de raves et de raiforts. Du ''brassica oleracea'', ou chou sauvage de nos côtes, sont issues cinq grandes familles de choux, les choux cabus ou pommés, dont certaines races doivent à leur couleur le nom de choux rouges; les choux de Milan ou frisés, parmi lesquels se placent les choux de Bruxelles ; les choux verts, dont une race, le chou cavalier, remarquable par ses dimensions et baptisé du nom de chou colossal, servit il y a peu d’années à exploiter la crédulité publique; les choux-raves, dont la racine renflée est devenue comestible; les choux-fleurs et les brocolis, dont on recherche au contraire les masses florales. A chacune de ces familles se rattachent un certain nombre de races principales, subdivisées elles-mêmes en races secondaires toutes distinctes les unes des autres par quelque qualité spéciale, et ce n’est pas exagérer que de porter à une centaine le nombre de ces dérivés divers d’une seule espèce de chou. Presque tous les légumes, et on sait combien le chiffre en est grand, nous fourniraient des faits analogues.
 
Les espèces animales réduites à l’état domestique sont bien moins nombreuses que les espèces végétales soumises à la culture. M. Isidore Geoffroy, résumant dans son dernier ouvrage tous ses travaux antérieurs sur ce sujet, n’en compte que quarante-sept pour le monde entier, savoir : vingt et un mammifères, dix-sept oiseaux, deux poissons et sept insectes (7). En revanche, ces espèces sont pour la question qui fait l’objet de nos études bien autrement intéressantes que les plantes. Ce ne sont plus seulement les lois générales communes à tous les êtres organises qui nous rattachent aux animaux; ce sont chez tous des fonctions essentiellement de même nature, et chez les plus élevés une communauté d’organes et une similitude d’actes physiologiques allant parfois jusqu’à l’identité. Aussi entrerons-nous dans des détails plus circonstanciés relativement à ces derniers, les seuls que nous puissions examiner ici. En nous appuyant fréquemment sur leur histoire, nous rechercherons surtout jusqu’à quel point l’ensemble des races désignées par un nom spécifique commun remonte bien en réalité à une seule espèce.
 
Laissant de côté les insectes et les poissons, arrivons tout de suite -à la classe des oiseaux. Ici se présente tout d’abord une espèce peu importante par elle-même, mais fort intéressante, en ce que l’époque de sa domestication est très récente, bien connue, et quenous pouvons ainsi mesurer l’étendue des variations obtenues dans un espace de temps relativement très court. Il s’agit du serin des Canaries. Ce «petit musicien de la chambre,» comme l’appelle Buffon, a pénétré en Europe vers l’époque de la conquête des îles Fortunées par les. Béthencourt, c’est-à-dire vers le milieu du XVe siècle. Au XVIe siècle, le commerce en importa de grandes quantités, comme il le fait aujourd’hui pour d’autres espèces. Bientôt cet oiseau s’acclimata dans l’Europe entière, se reproduisit et devint de plus en plus commun sans cesser d’être recherché. Subissant ainsi l’action de milieux très divers, le serin des Canaries ne tarda pas à varier. Buffon nous a donné une liste de vingt-neuf variétés et de huit races distinctes qui avaient reçu des noms spéciaux dès le commencement du XVIIIe siècle, et il ajoute que depuis il s’est formé plusieurs races nouvelles. Le nombre s’en est certainement accru. Les oiseaux de toutes ces races sont singulièrement différens de leurs frères encore sauvages. Ceux-ci sont d’un gris verdâtre avec des taches brunes. On sait combien peu ces caractères répondent à ceux de la plupart de nos canaris. Rappelons seulement que parmi ces derniers la taille a généralement grossi, que le corps présente tantôt une teinte uniforme qui varie du jaune presque blanc au jonquille et à l’agate, tantôt des panachures plus ou moins foncées et allant parfois jusqu’au noir. Ajoutons qu’on connaît des races huppées, d’autres dont les jambes se sont allongées, et que chacune d’elles, tout en conservant au fond le chant primitif de l’espèce, y a joint des intonations, des reprises, des roulades particulières. — Voilà les transformations que trois siècles de captivité ont suffi pour opérer chez ce petit oiseau, qui, amené chez nous pour satisfaire au caprice des grands, égaie, aujourd’hui jusqu’à la plus humble mansarde.
 
Le dindon introduit, en Europe à peu près en même temps que le serin des Canaries, le canard qu’à l’époque de Columelle et de Varron on était encore obligé d’emprisonner avec des filets étendus au-dessus du bassin où on l’élevait, l’oie, qu’elle ait été domestiquée par les Grecs, comme le pense M. Isidore Geoffroy, ou par les Asiatiques, comme le présume M. Pictet, ne peuvent laisser aucun doute sur leur origine. Quelque nombreuses et variées que soient les races qu’on en a déjà obtenues, personne n’a songé à faire intervenir plusieurs espèces dans leur formation. Ces races ne sont pas d’ailleurs aussi nombreuses qu’elles l’eussent été peut-être sans une circonstance dont il me semble qu’on n’a pas toujours tenu compte. Les trois espèces que nous venons de nommer sont essentiellement utiles. Le caprice et la mode les ont généralement négligées. Le dindon lui-même, importé d’abord comme oiseau d’ornement, est devenu très vite un simple oiseau de table, un animal de basse-cour. Dès lors on ne lui a plus demandé que de fournir de la viande, la plus abondante et la plus savoureuse possible. Nul amateur ne s’est inquiété de conserver la splendeur sévère de son plumage originel ou d’en faire varier les teintes, et cependant quels changemens, quelles variétés de couleur présentent déjà tous ces dindons, qui, dans les trois quarts de nos fermes,
se mêlent à nos vieilles poules gauloises! C’est un des exemples qui montrent comment les races naissent à côté de l’homme sans qu’il s’en mêle pour ainsi dire et comme à son insu, par le fait seul des mille conditions diverses qu’il crée autour de lui. Cet exemple suffit à faire comprendre combien ces races devront se multiplier et se caractériser davantage lorsqu’interviendra une volonté qui se donnera pour but de les modifier sans cesse et pour le plaisir de faire du nouveau, combien aussi il deviendra plus difficile de remonter à la source première et de s’assurer de l’unité de l’espèce au milieu de toutes ces formes dérivées, parfois très disparates entre elles. C’est ce qui est arrivé pour les pigeons, et ce qui leur mérite de notre part une mention toute spéciale.
 
Cette espèce est certainement une des plus anciennement domestiquées. Darwin cite à ce sujet les recherches de MM. Birch et Lepsius, d’où il résulte que les pigeons figuraient dans les repas des Égyptiens dès la cinquième et même la quatrième dynastie. Élevés par les Grecs peut-être dès les temps de la guerre de Troie, ces oiseaux passèrent plus tard à Rome, et furent adoptés par la mode et le luxe. Au temps de Pline, on conservait la généalogie des pigeons de Campanie comme nous le faisons pour nos chevaux pur sang. Au XVIe siècle, les Hollandais imitèrent les Romains, et à la même époque Akbar-Khan se délassait de ses conquêtes en réunissant dans de vastes volières plus de vingt mille pigeons, en recherchant les variétés les plus rares, en s’efforçant de les multiplier par des croisemens répétés. De nos jours enfin, les pigeons sont restés en grande faveur auprès des amateurs. L’Angleterre surtout compte de nombreux ''pigeom-clubs'', dont les membres n’épargnent ni soins ni dépenses pour élever leurs oiseaux favoris. Dans des conditions pareilles, on comprend que l’espèce a dû subir des changemens nombreux et profonds. Aussi Buffon comptait-il seulement en Europe onze grands groupes, comprenant chacun un certain nombre de races principales, sans parler des races secondaires et de moindre intérêt. Ces chiffres seraient aujourd’hui bien en arrière de la vérité, et c’est certainement par centaines qu’il faut compter les races de pigeons. Ici donc se présente avec tout son intérêt, avec toutes ses difficultés réelles., la question que nous posions tout à l’heure en termes généraux : — toutes ces races descendent-elles d’une seule et unique espèce?
 
Buffon répondit d’abord affirmativement, et il regarda le biset (''columba livia'') comme la souche commune de tous les pigeons domestiques. Plus tard, des considérations de diverse nature l’amenèrent à penser que le ramier (''columba palumbus'') et la tourterelle d’Europe (''columba turtur'') pouvaient bien avoir été pour quelque chose dans la production de nos plus belles races. La plupart des naturalistes se rapprochèrent de ces dernières idées de Buffon, et Cuvier lui-même regarda comme possible que quelques espèces voisines du biset eussent contribué à la création de nos races domestiques. Au reste, ni Cuvier ni Buffon n’invoquent un seul fait à l'appui de leur opinion. En les lisant, on voit qu’en présence de cette variété infinie de formes, ils sont étonnés, et qu’ils hésitent à les rattacher toutes à un type primitif unique : voilà tout; mais M. Isidore Geoffroy a constaté un fait en opposition directe avec la solution proposée par ses deux illustres devanciers. Il a fait observer que les descendans des races les plus modifiées présentent parfois en tout ou en partie, quelquefois d’une manière complète, les caractères du biset, et jamais ceux d’une autre espèce. Il a conclu qu’il y a là une présomption en faveur de la communauté d’origine, tandis que rien ne milite en faveur d’une origine multiple. M. Darwin est allé plus loin. Amené par ses études générales à s’occuper spécialement du problème des pigeons, il a voulu le creuser à fond. Il s’est donc entouré de tous les documens recueillis avant lui; il s’est procuré toutes les races d’Europe et des colonies anglaises; il est entré en relations avec les principaux éleveurs de Londres, s’est affilié à deux clubs spéciaux, et s’est livré à de nombreuses expériences. Ce n’est qu’après avoir ainsi cherché la vérité par tous les moyens possibles qu’il a cru pouvoir conclure, et sa conclusion en faveur de l’unité de l’espèce est des plus affirmatives. Pour lui, le biset est la souche unique de tous les pigeons domestiques.
 
A l’appui de son opinion, Darwin invoque plusieurs ordres de faits qui tous conduisent au même résultat. — Quelque grandes que soient les différences qui séparent les races extrêmes du biset, on peut toujours établir entre ces deux termes des séries graduées qui les relient intimement. Nulle part on ne rencontre ces caractères précis qui distinguent l’une de l’autre deux espèces, même très voisines. — En croisant ensemble des individus appartenant aux races les plus dissemblables, en détruisant pour ainsi dire les uns par les autres les caractères qui les distinguent, on obtient parfois dès la troisième génération des individus entièrement semblables au biset. Le type primitif se dévoile ainsi en quelque sorte de lui-même. — A vouloir expliquer par la diversité des espèces originaires l’existence de toutes les races de pigeons, il faudrait admettre l’existence d’au moins sept ou huit espèces, unissant à certains caractères propres au biset d’autres caractères entièrement étrangers à tous les columbides (8) observés jusqu’ici; il faudrait supposer que ces espèces sont toutes ou inconnues, quoique existant encore à l’état sauvage, ou entièrement éteintes, deux hypothèses également inadmissibles; il faudrait supposer encore qu’une fois domestiquées, ces espèces sont incapables de retourner à l’état de liberté. Toutes ces suppositions sont en désaccord flagrant avec les faits connus, qui tous s’opposent à ce qu’on admette l’existence de pareilles espèces. - Enfin l’auteur tire une dernière preuve de l’unité d’origine pour toutes les races de pigeons de ce fait, que les plus éloignées peuvent se croiser entre elles et donner naissance à des métis indéfiniment féconds. Il y a là en effet une confirmation pleine et entière pour la conclusion qui ressort de tout ce qu’on vient de lire.
 
Sans nous arrêter à quelques autres espèces d’oiseaux dont l’histoire, moins complète que celle des précédentes, ne nous offrirait rien d’important, occupons-nous des mammifères. Plus qu’aucun autre, ce groupe a de quoi nous intéresser. C’est ici surtout que se rencontrent les analogies organiques, les similitudes physiologiques que nous signalions plus haut. En outre, l’intelligence y est naturellement plus élevée. Développée et parfois transformée par l’action de l’homme, elle nous présentera des faits non moins importans que ceux qui résultent d’un examen purement physique, et non moins propres à caractériser des races. C’est aussi chez les mammifères que nous trouverons les expériences les plus anciennes, les plus complètes que l’homme ait faites de son empire sur les animaux. Malheureusement de cette circonstance même résultent des difficultés plus grandes dans la solution du problème qui nous préoccupe par-dessus tous les autres. Plus l’action de l’homme sur une espèce a été directe, générale et continue, plus les altérations ont été nombreuses, profondes, et par suite plus il est difficile de remonter à la source originaire. Parfois même cette souche nous est encore inconnue. Il en est ainsi pour le bœuf par exemple. Aucun animal n’a été plus anciennement l’aide et le compagnon de l’homme : les Aryas l’avaient avec eux au sortir de leur première patrie; en Chine, il apparaît dès les premiers âges comme animal de paix et de guerre; le ''Zend-Avesta'' en parle comme d’un animal sacré; en Egypte, il figure sur les plus anciens monumens; il a suivi l’homme à peu près partout où le sol a pu fournir à sa nourriture; chemin faisant, il a produit une multitude de races dont un grand nombre ont été minutieusement décrites et figurées, et il nous reste cependant à apprendre ce qu’est, le bœuf primitif, et quelle est sa patrie; nous en sommes même à nous demander s’il existe encore, ou s’il a disparu complètement de la surface du globe (9).
 
Heureusement nous sommes plus avancés pour d’autres espèces tout aussi importantes pour nous. Il n’existe, par exemple, aucun doute sur l’unité de l’espèce, ni sur l’origine de l’âne. Le type sauvage, l’onagre, se retrouve encore dans tout le sud-ouest de l’Asie et dans le nord-est de l’Afrique. Depuis le temps des premiers patriarches, il est domestique dans ces contrées, d’où il s’est répandu dans le monde entier. Lui aussi a remarquablement changé dans ces migrations; mais ici, comme en tout, le pauvre âne a eu du malheur. Ses races n’ont jamais trouvé d’historien. Çà et là les voyageurs nous disent quelques mots des ânes mahrattes, dont ils comparent la taille à celle d’un chien de Terre-Neuve, des grands ânes qu’on envoie d’Arabie en Perse, où ils sont considérés comme des montures de luxe, et qui trottent à l’amble assez vite pour tenir pied à un cheval au galop; mais ils sont toujours fort sobres de détails. Nos races européennes elles-mêmes sont à peine connues. Enfin Buffon, qui, s’est fait à si juste titre le défenseur de nos modestes grisons, ne dit rien de leurs grands frères du Poitou, et il a certainement fallu qu’on les appelât à la dernière exposition pour que la plupart de nos lecteurs se fissent une idée de leur haute taille, de leurs oreilles exagérées, de leur singulière toison. Toutefois il est facile de reconnaître que chez l’âne, comme chez les pigeons, les races passent insensiblement de l’une à l'autre, et que toutes aboutissent, par la dégradation successive des caractères acquis, à la souche première, dont elles conservent d’ailleurs les traits principaux, l’onagre.
 
Animal à la fois d’utilité et de luxe, le cheval est beaucoup mieux connu. Son histoire primitive n’en a pas moins présenté des difficultés sérieuses. L’existence de chevaux sauvages dans le centre de l’Asie n’a été mise hors de doute que dans ces derniers temps; mais ce fait une fois démontré, presque toutes les difficultés ont disparu. Il explique en effet comment le cheval accompagnait les Aryas à l’époque où se composaient les hymnes du ''Rig-Véda'', comment le ''Chou-King'' parle de lui et fait voir en lui toutefois un animal assez récemment importé, comment il a pu n’être connu en Egypte que bien longtemps après l’âne. D’autre part, la ressemblance des chevaux sauvages avec les ''tarpans'', ou chevaux redevenus libres en Asie, démontre l’identité d’origine. A elle seule, cette circonstance répond aux théories émises assez récemment encore, et qui feraient remonter à six ou sept espèces primitives toutes nos races chevalines, car celles-ci passent des unes aux autres par séries aussi graduées que celles dont il a été question jusqu’ici. On sait d’ailleurs combien ces races sont nombreuses. Il n’est peut-être pas de contrées qui n’en produise plusieurs, et, sans sortir de France, nous en compterions à peu près autant que nous avions autrefois de provinces. Cependant l’homme a demandé partout et toujours à peu près la même chose au cheval ; il n’a guère vu en lui qu’un animal porteur ou traîneur. En conséquence, il a cherché à développer la force musculaire, la durée, la légèreté et la sûreté des mouvemens, il s’est aussi attaché à relever et à ennoblir les formes; mais c’est là tout, et si l’espèce a présenté des modifications sans rapports apparens avec le but que se proposait son maître, il faut bien voir dans les changemens de cette nature autant de résultats de cette action involontaire dont nous parlions plus haut, et que l’homme exerce sans le savoir sur les animaux qui l’entourent.
 
Lorsqu’on veut se faire une idée complète de tout ce que l’homme peut exercer d’empire sur un être vivant, et comprendre jusqu’à quel point il peut transformer, pétrir et repétrir un organisme, c’est le chien qu’il faut étudier. On peut dire de cette espèce que l’homme lui a tout demandé et qu’elle lui a tout donné. Il a fait du chien une bête de somme, une bête de trait, de chasse, de garde, de guerre; il s’est adressé à l’intelligence, à l’instinct, comme au corps; l’être entier s’est plié à toutes les exigences; la mode, le caprice, s’en sont mêlés, et ils ont été satisfaits aussi bien que les besoins réels, et cela de toute antiquité. La Bible et les ''Védas'', le ''Chou-King'' et le ''Zend-Avesta'' parlent du chien; les plus anciens monumens de l’Egypte nous le montrent ayant déjà donné des races nombreuses, une entre autres à oreilles pendantes, signe indubitable d’une domestication déjà fort ancienne. Mais aussi quelle variété infinie, quels contrastes dans ces races! Placez à côté du grand chien des Philippines, dont la taille dépasse celle de toutes nos races européennes, le bichon que nos grand’mères cachaient dans leur manchon ; à côté du lévrier aux jambes si longues, si grêles, qui force le lièvre à la course, le basset à jambes torses, si bien fait pour se glisser dans un terrier; à côté du chien turc, à la peau entièrement nue, le barbet qui semble porter une toison; comparez le chien des Pyrénées au bouledogue, le chien de Poméranie au griffon, le terre-neuve au chien courant, et vous n’aurez encore que des notions imparfaites sur ce monde des chiens qui embrasse les formes les plus différentes, les instincts les plus divers. Et ce que nous en voyons n’est peut-être que la moindre partie de ce qui a existé. Les races animales s’éteignent avec le besoin ou le caprice qui leur a donné naissance, et à ce compte combien de formes de chien ont disparu sans doute depuis l’époque des ''Védas''! Pas n’est besoin de sortir de France, ni de remonter bien haut pour en citer des exemples. On ne trouverait probablement plus en Saintonge un seul de ces grands lévriers si recherchés au moyen âge pour la chasse aux bêtes fauves, et qu’on échangeait contre un cheval de bataille. Et qui pourrait dire ce qu’est devenue la race des carlins, de ces dogues en miniature que dans notre enfance nous avons vus chez tant de vieilles douairières?
 
Quoique assez nombreuses, les opinions émises pour expliquer la multiplicité des races de chiens peuvent se ramener à deux principales. Pour quelques naturalistes, nos chiens domestiques descendent de plusieurs espèces distinctes; pour la plupart, ils ne sont que des dérivés d’une seule espèce ; mais ces deux idées générales sont d’ailleurs traduites de bien des manières. Les partisans de la première veulent tantôt que les souches sauvages de nos chiens aient disparu, tantôt qu’on les retrouve à l’état sauvage. Aux premiers on répond que la paléontologie n’a jamais rencontré aucun fossile venant à l’appui de leur hypothèse ; aux seconds, que trois ou quatre souches différentes n’expliqueraient pas mieux la variété extrême des races que ne le fait une souche unique, que toutes celles qu’on a indiquées laisseraient en dehors précisément les races les plus exceptionnelles, les bassets, les bichons, etc., qui n’ont aucun analogue parmi les animaux sauvages. A tous on objecte avec raison que chez les chiens comme chez les pigeons «les modifications les plus tranchées n’arrivent au dernier degré de développement que par des gradations insensibles, qu’on les voit naître véritablement, et que dès lors il est impossible de supposer leur existence dans une espèce qui aurait existé antérieurement (10).» Ce fait n’avait pas échappé à Buffon, et voilà comment il fut conduit à dresser le tableau généalogique des diverses races de chiens en prenant pour point de départ le chien de berger. Frédéric Cuvier, à son tour, l’a mis hors de doute en soumettant à une comparaison détaillée non plus seulement les caractères extérieurs et généraux des races canines, mais encore les appareils sensitifs et reproducteurs, le squelette lui-même, et surtout la tête, les membres et la queue. De cette étude il a conclu que, pour expliquer par la différence des origines l’existence de toutes nos races de chiens, il faudrait supposer au moins cinquante ''espèces-souches''. Ajoutons que toutes ces espèces, — dont on ne trouve nulle part la moindre trace, — devraient joindre à des caractères zoologiques à la fois très différens et très semblables des instincts fondamentaux identiques, et nous croirons en avoir assez dit pour que le lecteur soit amené à conclure, avec Buffon, avec Linné, avec les deux Cuvier, avec M. Isidore Geoffroy, etc., que tous les chiens appartiennent à une espèce unique.
 
Mais où chercher cette espèce? A-t-elle été domestiquée en entier, et ne peut-on nulle part en retrouver le type sauvage, comme le pensaient quelques-uns des naturalistes que je viens de citer, ou bien existe-t-elle encore à l’état de nature, et pouvons-nous la déterminer? De ces deux opinions, la première ne peut guère être soutenue malgré l’autorité des hommes illustres qui l’ont professée. En effet, partout où les conditions générales s’y prêtent, nous voyons des chiens quitter l’homme et reprendre leur liberté ; les chiens redevenus sauvages pullulent en Amérique depuis la conquête, et on peut dire qu’ils ont ajouté un animal féroce de plus à ceux que produisait le nouveau continent. Comment croire, en présence de ce fait, que, l’espèce étant tout entière sauvage à un moment donné, l’homme serait parvenu à la confisquer absolument à son profit? Évidemment il faut en venir à admettre que le chien primitif vit encore sous sa forme première. Il ne s’agit que de savoir le reconnaître. Quelques hommes d’un vrai mérite, adoptant une opinion fort ancienne, ont cru le trouver dans le loup ; mais cette manière de voir a été abandonnée par suite d’une étude plus sérieuse, et de plus en plus on se rallie à celle qu’a professée le premier Guldenstädt, qui, dès 1776, avait publié un mémoire approfondi sur cette question. Ce naturaliste voyageur avait vu de près en Asie les chiens et les chacals ; il avait été frappé de leurs ressemblances nombreuses, et il avait conclu à l’identité de l’espèce. Les observations de Pallas, d’Ehrenberg, d’Emprich, etc., ont toutes corroboré cette conclusion, que nous n’hésitons point à adopter. Pour motiver notre choix, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire textuellement le passage où M. Isidore Geoffroy a résumé les raisons qui militent en faveur de cette solution d’un problème qui a occupé presque tous les naturalistes. «Le chien a la même organisation anatomique que le chacal, sans qu’une seule différence constante puisse être aperçue. Il en reproduit parfois exactement les formes extérieures, le système de coloration et jusqu’aux teintes elles-mêmes. Sur plusieurs points de l’Asie, de l’Europe orientale et de l’Afrique, on trouve en même temps à l’état libre des chacals, et à l’état domestique des chiens qui leur sont très semblables, si semblables qu’on ne saurait méconnaître ici, disent les voyageurs, les ascendans et les descendans encore réunis dans les mêmes lieux, et pour ainsi dire les rejetons encore implantés dans la souche commune.»
 
On a fait à la doctrine de Guldenstädt diverses objections. M. Isidore Geoffroy a successivement réfuté la plupart d’entre elles, non par des raisonnemens, mais par des faits presque tous recueillis à la ménagerie du Muséum. Il a retrouvé chez les chiens nourris de viande l’odeur caractéristique des chacals; il a montré que, contrairement à l’opinion reçue, le temps de la gestation chez le chacal était exactement le même que chez le chien. Par des croisemens répétés, M. Geoffroy, comme M. Flourens, a montré que l’union du chacal et du chien est parfaitement féconde, et que les métis se propagent pendant un certain nombre de générations; il a entendu et fait, entendre à ses auditeurs l’aboiement des chacals de la ménagerie, et constaté qu’il reproduisait exactement celui des chiens placés dans le voisinage, tandis que le loup, malgré des efforts évidens pour en faire autant, ne peut y parvenir. Il a ainsi complété les renseignemens déjà dus à Pallas, et d’où il résulte que le chacal a toutes les autres ''voix'' du chien. Enfin le même naturaliste a pu constater par lui-même un fait rapporté par plusieurs voyageurs : il a vu à Grenoble ''un chien'', comme tout le monde l’appelait, qui n’était qu’un chacal d’Alger. Ce chacal était «doux et affectueux avec son maître, familier avec tous, jouissant de la plus complète liberté, et en usant pour aller jouer avec les ''autres chiens'' dans les rues et sur les places de la ville.» Cette observation, en répondant à ceux qui veulent voir dans le chacal un animal trop foncièrement sauvage, pour être jamais livré à lui-même, bien qu’apprivoisé, complète la démonstration. Elle atteste la ressemblance parfaite de nos chiens avec le chacal, puisque hommes et bêtes s’y laissaient prendre; elle confirme ce que Pallas avait dit de cet animal, qu'il dépeint comme naturellement ami de l’homme; elle nous fait comprendre combien une domestication de quarante ou cinquante siècles a dû avoir de prise sur une espèce qui, du premier coup, est capable de donner de semblables résultats.
 
Ces quelques exemples suffiront pour montrer que l’étude approfondie de nos races domestiques conduit toujours, et de plus en plus, à rattacher à une même espèce toutes celles qui portent le même nom, quelque différentes qu’elles soient. La théorie de la formation de ces races par le concours de plusieurs espèces devient de moins en moins soutenable, même pour celles dont la souche première nous est encore inconnue. En effet, elle échouera toujours contre cette simple observation que nous avons faite pour un cas particulier, mais qui s’applique d’une manière générale : à savoir que nos races les plus remarquables n’ont de représentans ni dans les espèces vivantes ni dans les espèces fossiles. Nous avons produit des bœufs, des moutons, des chèvres sans cornes. Or toutes les espèces sauvages, non-seulement des genres que je viens de nommer, mais encore de tous les genres voisins, ont eu et ont encore des cornes, Nous avons produit des béliers à trois, quatre et même à cinq cornes. Or tous les moutons sauvages, vivans et fossiles, n’ont que deux cornes. Dans ces deux cas, le concours de toutes les espèces sur lesquelles la science a recueilli des renseignemens quelconques ne saurait expliquer l’apparition de caractères dont il faut bien dès lors attribuer le développement à l’influence humaine. Or, si cette influence a pu produire le plus, comment lui refuser le pouvoir de faire le moins? Elle explique seule des écarts assez grands pour éloigner certaines races de toutes les espèces connues et en faire des êtres exceptionnels. Comment refuser de voir en elle la cause de modifications bien moindres, et d’où résultent des ressemblances variables avec quelques-unes de ces espèces? On le peut d’autant moins que ce refus ne serait motivé sur aucun fait, sur aucune expérience, et que, pour le maintenir, il faudrait repousser toutes les analogies tirées de l’histoire des races dont la souche première a été découverte, ou n’a jamais été oubliée. On le voit, tout dans l'étude des races domestiques conduit à la doctrine de l’unité d’origine, de l’unité d’espèce. Toutefois nous n’exagérons rien, nous ne prétendons pas que ''jamais'' il n’y ait eu de croisement d’une espèce à l’autre, que ''jamais'' par exemple chez nos chiens domestiques le sang primitif du chacal n’ait reçu quelques gouttes d’un sang étranger, soit du loup, soit ''peut-être'' de quelque autre espèce voisine; mais il y a très loin de ces unions accidentelles et de leurs résultats à un véritable ''mélange des espèces'', à la formation de ''races hybrides''. Au reste, cette question capitale sera traitée plus tard avec tous les développemens qu’elle mérite. Nos lecteurs verront alors combien on a généralisé à tort quelques faits isolés, combien surtout on en a exagéré les conséquences.
 
''Races libres ou marronnes''. — Après avoir parcouru l’histoire des races sauvages et domestiques, il nous reste à dire quelques mots de celles qui se sont formées sous l’empire successif de la servitude d’abord, puis d’une liberté reconquise. Malheureusement ces racés ont été fort peu étudiées. On n’a que bien rarement fait des expériences, car, l’homme ne se prive pas volontairement des serviteurs qu’il s’est acquis, et lorsque le hasard ou des circonstances particulières ont rendu à l’état de nature ses plantes cultivées, ses animaux, domestiqués, il ne s’est guère inquiété de ce qu’ils devenaient; aussi manquons-nous en général de détails précis sur les caractères qui distinguent les races libres de leur souche encore asservie.
 
toutefois du peu qui a été recueilli sur ce sujet ressort un fait général important. Toute race végétale ou animale qui échappe à la culture, à la domesticité, perd un certain nombre des caractères qu’elle leur devait et se rapproche du type sauvage. Abandonnée à elle-même dans un terrain inculte, la carotte de nos potagers reprend au bout de quelques générations la racine grêlé, sèche et fibreuse des individus sauvages. Placé dans les mêmes conditions, le navet se conduit de même et reproduit la racine de la navette, qui n’est qu’une race différente de la même espèce. Redevenus sauvages, nos arbustes, nos plantes à fleurs doubles, ne produisent plus que des fleurs simples, les fruits de nos meilleurs fruitiers perdent leurs qualités, et le pommier, le poirier surtout, reprennent leurs piquans. De même les descendans des pigeons qui ont abandonné nos colombiers pour aller nicher comme leurs ancêtres dans les rochers reprennent bien vite les caractères du biset. Les chevaux libres des pampas d’Amérique connue ceux des steppes de la Sibérie ont perdu en partie les belles formes que l’homme leur avait données. La taille a diminué, les jambes et la tête ont grossi, les oreilles se sont allongées et rejetées en arrière, le poil est devenu grossier, les teintes du pelage se sont en partie ''uniformisées'', et les robes les plus tranchées, telles que les noires et les pies, ont entièrement disparu.
 
Ces faits, mille fois constatés, ont donné lieu à l’opinion assez généralement accréditée que les races libres ''reproduisaient'' le type sauvage. C’est là une exagération. Dans bien des cas au moins, sinon toujours, elles ne font que s’en rapprocher. Ainsi le fruit du pêcher qui pousse librement au milieu de nos Cévennes a certainement perdu une partie des qualités de nos excellentes pêches de jardin : il a diminué de volume, sa chair s’est modifiée et n’a plus le même parfum; mais il est encore plus gros que le fruit primitif, il est resté juteux, frais, acidulé, au lieu de redevenir sec et acerbe comme celui-ci. Ces pêches libres reproduisent d’ailleurs les caractères de deux des races principales appartenant à nos vergers. Il en est dont la chair se détache du noyau, d’autres dont la chair est au contraire adhérente. En échappant à la culture, en retombant sous l’empire des conditions naturelles, l’une des deux au moins a conservé un des caractères qu’elle avait acquis (11). On constate d’ailleurs des faits analogues chez les animaux. Le chien marron d’Asie est très voisin du chacal; celui de la Nouvelle-Hollande ressemble au dingo. Dans l’Amérique méridionale, on reconnaît encore au milieu des bandes de chiens sauvages, et malgré une certaine communauté de caractères qu’ils doivent à un genre de vie identique, les races qui leur ont donné naissance (12).
 
Il n’est pas inutile, pour la question qui nous occupe en ce moment, d’insister quelque peu sur l’histoire du sanglier, souche commune de tous nos cochons. Le sanglier est commun à l’Europe et à l’Asie. Il présente quelques races naturelles, mais Blainville lui-même n’a pas hésité à les regarder comme ne formant qu’une seule espèce. Domestiqué de temps immémorial, il a donné naissance à une foule de races souvent très différentes les unes des autres. Le pelage entre autres a varié du noir au blanc, et les races entièrement noires sont assez communes, tandis que la couleur primitive est le gris noirâtre. Transporté dans toute l’Amérique, le cochon, comme le chien, a donné naissance à des races marronnes. Ces races ont été observées dans les îles du golfe du Mexique par le père Labat, en Colombie par M. Roulin. Ces deux observateurs s’accordent à dire que dans les deux localités la tête, plus grosse, s’est élargie et relevée par le haut, que les oreilles se sont redressées, les défenses allongées. En même temps la couleur est devenue uniforme. Par tous ces caractères, les cochons marrons se sont rapprochés du sanglier; mais dans les deux contrées dont il s’agit le pelage s’est montré entièrement noir, caractère qu’on ne rencontre nulle part dans l’espèce sauvage. Bien plus, dans les Paramos, à une hauteur de 2,500 mètres, M. Roulin a vu les cochons libres se couvrir d’un poil épais, crépu, et d’une sorte de laine. Redevenus à certains égards semblables aux sangliers de l’ancien continent, ces cochons marrons ont donc conservé certains traits des cochons domestiqués où acquis quelque caractère nouveau imposé par les conditions dans lesquelles ils avaient à vivre.
 
En réunissant toutes les données acquises sur les races marronnes, nous en arrivons ainsi à les regarder comme le produit de trois facteur, qui sont : 1° la nature propre du végétal ou de l’animal, d’où résultent les caractères particuliers à l’espèce primitive ; 2° l’état où elles ont été amenées par la domestication, c’est-à-dire par l’influence d’un milieu dont l’homme détermine volontairement ou involontairement les conditions; 3° l’influence exercée par le milieu nouveau où les races domestiques se sont placées en échappant à l’empire de l’homme. Au fond, le milieu se montre toujours comme la cause de toutes les modifications. Cette conséquence, qui découle de tout ce que nous avons vu jusqu’ici, ressortira bien davantage encore dans le cours de ces études.
 
Faisons maintenant à l’histoire de l’homme une première application de ce qui précède. On a vu, chez nos animaux domestiques, les races les plus diverses ramenées à un type spécifique unique, et cela même pour le pigeon et le chien, par des hommes dont les doctrines générales s’accordaient d’ailleurs bien peu. Parmi les raisons qui les déterminent, nous avons constamment trouvé celle-ci : — entre les formes les plus éloignées, il règne des séries graduées ininterrompues qui les relient intimement et s’opposent à ce qu’on les sépare. — Eh bien! quelle espèce animale présente dans ses races ce caractère au même degré que l’homme? Aucune bien certainement. C’est là une vérité qui n’est pas niable, dont sera vite convaincu quiconque entrera quelque peu dans les détails de l’étude des races humaines. Même à ne procéder qu’à grands traits, à ne comparer que les deux extrêmes les plus éloignés, l’homme noir et l’homme blanc, pour ne pas sortir de l’Afrique, le fait est facile à vérifier. Nous savons aujourd’hui, nous apprenons chaque jour davantage que tous les nègres ne ressemblent pas aux populations du golfe de Guinée, si longtemps considérées comme représentant la race entière. A peine a-t-on franchi la zone littorale de la côte des Esclaves qu’on découvre des hommes à cheveux laineux, à peau noire, mais dont le type commence à s'éloigner de celui du Guinéen. Là même les traits deviennent parfois complètement européens. C’est au ''type grec'' que Bodwich compare ceux des nobles Ashantis. Les jeunes princes dahomans que nous avons vus en Europe avaient encore les lèvres un peu grosses et saillantes, mais par la hauteur et le développement du front, par la forme du nez, ils ne le cédaient à aucun Européen de la plus pure race. Au Congo à l’ouest, sur toute la côte de Mozambique à l’est, nous voyons les populations se rapprocher par les traits de nos populations d’Europe, au point que la nature des cheveux et la couleur du teint peuvent seules empêcher toute méprise. Ce dernier caractère s’affaiblit souvent sur les rives du Zambèze. Au cœur de l’Afrique. centrale, Livingstone a trouvé des populations dont le teint varie du brun foncé à l’olivâtre. Le même voyageur ajoute : «Bien que ces hommes, aient les lèvres épaisses et le nez épaté, la physionomie nègre ne se rencontre parmi eux que chez les êtres les plus dégradés. » Plus au sud se présentent toutes ces populations mêlées, qui conduisent, toujours insensiblement, du nègre soit aux Hottentots vers le Cap, spinaux blancs dans la Cafrerie. Et si nous traversons l’étroit canal de Mozambique, nous verrons ce même type nègre passer au Polynésien et au Malais.
 
Voilà quelques-uns des faits que présente l’Afrique méridionale, c’est-à-dire la contrée où la race nègre, enserrée entre les deux océans, livrée à elle-même aussi entièrement que possible, soumise à des influences assez constantes, est restée le plus à l’état stationnaire et a dû le moins varier... Si nous remontons au nord d’une ligne sinueuse s’étendant à peu près de l’embouchure, du Sénégal au lac Tchad et de celui-ci au point de la côte de Zanguebar coupé par l’équateur, les faits deviennent bien autrement frappans. Les races soudaniennes nous montrent une variété infinie. Les traits se rapprochent parfois presque complètement des nôtres, et cela dès le Haoussa; la couleur passe du noir au noirâtre, au cuivré, au basané, au café au lait clair; les cheveux de laineux deviennent crépus ou simplement frisés et même plats. Enfin de gradations en gradations, de nuances en nuances, on arrive du nègre à l’Arabe ou au Berbère, sans qu’il soit vraiment possible de préciser où l’un des types finit, où l'autre type commence. En Abyssinie, la confusion des caractères est telle que ce ne sont plus ni les cheveux ni la couleur qui caractérisent le nègre, mais bien la saillie du talon (13). Ce dernier caractère du moins est-il exclusivement propre au nègre? Non; nous le retrouvons dans d’autres races qui, pour être également africaines, n’en sont pas moins au nombre des mieux caractérisées, — dans les races boschismane et hottentote.
 
Le spectacle que nous présente l’Afrique se reproduit partout. La plus grande difficulté n’est pas en anthropologie de trouver des populations intermédiaires, présentant un mélange de caractères, mais bien de déterminer des groupes qui puissent être regardés comme de race pure. Rien de pareil ne se présente à l’homme qui étudie les ''espèces''. Celui qui cherche à distinguer les ''races d'une même espèce'' éprouve au contraire à chaque instant le même embarras. Le zootechniste se trouve à chaque pas en présence de groupes souvent nombreux, et dans lesquels la confusion des caractères est portée au point qu’on ne sait plus à quelle race les rattacher. C’est précisément ce qui arrive à l’anthropologiste dès que, quittant les grandes divisions, il veut descendre au détail des races humaines. A eux seuls, le mélange, l’entre-croisement des caractères qui existent entre les groupes d'hommes nous autoriseraient à regarder ces groupes comme autant de ''races'' issues, d’une seule ''espèce''. Toutefois le lecteur ne peut encore comprendre toute la portée de ce grand fait. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut avoir étudié les lois du croisement et s’être rendu compte des différences qui distinguent l'''hybridité'' du ''métissage''; on ne le présentera donc ici que comme établissant, en faveur de la doctrine de l’unité; une présomption favorable fondée sur la manière dont procèdent les naturalistes quand il s’agit d’une plante ou d’un animal.
 
 
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<small>(1) Ce sont elles que M. Richard (du Cantal) appelle les ''races naturelles''. </small><br />
<small> (2) Pour ces rapprochemens fort justes, voyez l’excellent ''Traité d’Hygiène'' publié par l’honorable directeur du Val-de-Grâce.</small><br />
<small> (3) A une des séances de rentrée de la Société de botanique.</small><br />
<small>(4) Il est presque inutile de faire observer qu’ici le mot ''variété'' est pris en réalité dans le sens de ''race''. </small><br />
<small>(5) La plupart de ces détails relatifs aux végétaux cultivés sont empruntés à l’ouvrage de M. Godron sur l’''espèce'', ainsi qu’aux articles insérés par M. Duchartre dans le ''Dictionnaire universel d’histoire naturelle''. </small><br />
<small> (6) Dans le rapport que nous ayons déjà cité plusieurs fois, M. Chevreul déclare ne pouvoir encore se prononcer sur cette question.</small><br />
<small> (7) J’emprunterai beaucoup a ce travail, auquel le savoir général de l’auteur et les études spéciales faites par lui pendant de longues années donnent une double autorité. Je dois surtout remarquer dès à présent qu’à l’exception d’un renseignement emprunté à M. Darwin, toutes les citations de la Bible, des ''Védas'', du ''Chou-King'' et du ''Zend-Avesta'' relatives à la domestication des animaux sont dues à M. Geoffroy. </small><br />
<small>(8) Nom commun à tous les oiseaux qui se rapprochent des pigeons. </small><br />
<small> (9) Buffon, Pallas et quelques autres naturalistes avaient regardé l’aurochs comme pouvant être la souche de nos bœufs domestiques. L’inspection du squelette a dû faire renoncer à cette idée. Cuvier attribua ce rôle au bœuf des tourbières, espèce aujourd’hui éteinte. Ce rapprochement a été abandonné mémo par Laurillard, l’élève si dévoué de Cuvier; mais nous ne connaissons encore aucune espèce sauvage qui puisse être regardée avec quelque probabilité comme le bœuf domestique primitif.</small><br />
<small> (10) Frédéric Cuvier. On sait combien ce naturaliste était partisan de la fixité des espèces. Un témoignage aussi formel de sa part n’en a donc que plus de poids.</small><br />
<small> (11) Ce fait me semble de nature à expliquer celui qu’a signalé Van Mons. Ce célèbre pomologiste assure avoir retrouvé dans les Ardennes, vivant à l’état sauvage et produisant des fruits très dégénérés, les représentans de toutes les variétés principales de poires cultivées en Belgique. Il voit dans ces individus la souche première de nos poires comestibles. Il me paraîtrait plus rationnel de les considérer comme les descendans de celles-ci. En tout cas, si l’on peut conserver des doutes pour un arbre fruitier dont le type sauvage croit dans nos forêts, il ne saurait en être de même pour un arbre acclimaté comme la pêche.</small><br />
<small> (12) Ce fait important a été communiqué à la société d’anthropologie de Paris dans une de ses dernières séances par M. Martin de Moussy. </small><br />
<small> (13) Je tiens ce renseignement de notre célèbre voyageur M. Dabbadie. Chez les nègres, le talon est en effet plus saillant qu’il ne l’est d’ordinaire chez le blanc, ce qui tient à la longueur plus grande du calcanéum; mais on peut s’assurer, sur les squelettes que possède le Muséum, que ce caractère leur est commun avec les Houzouanas.</small><br />
 
===IV. Des Variations dans les êtres organisés===