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{{journal|Publications démocratiques et communistes|[[Auteur :Louis de Carné|Louis de Carné]]|[[Revue des Deux Mondes]] T.27, 1841}}
 
 
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::IV – Organisation du travail, par M. Louis Blanc, etc.
 
Ce qui assure au gouvernement constitutionnel un avenir, c’est l’abîme contre lequel il nous protége ; quelques rudes épreuves qu’il ait à traverser, quelques mécomptes que puissent lui faire subir et les évènemens et les hommes, il a droit d’attendre le bénéfice du temps, puisqu’il n’a laissé fléchir entre ses mains aucun des principes avoués par la conscience des peuples. Ce n’est pas une inconnue à dégager, un édifice fantastique à fonder sur une nuée orageuse. L’organisation sociale à laquelle ce gouvernement se superpose, est assise sur la propriété, sur la famille, sur la responsabilité de l’être agissant dans la plénitude de sa liberté morale ; elle ne répudie aucun des intérêts non plus qu’aucune des idées sur lesquelles ont vécu jusqu’à ce jour les sociétés humaines.
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Les pamphlets les plus subversifs de l’époque révolutionnaire dépassent peut-être en cynisme, mais sont bien loin d’égaler en hardiesse réformatrice les productions que ''l’école avancée'' présente
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aujourd’hui comme l’expression réfléchie de sa foi et de ses espérances. Négation de la propriété, de la famille, du libre arbitre, du bien et du mal moral ; proclamation d’une force universelle et passive en place d’un dieu distinct et rémunérateur ; nivellement de toutes les industries au taux d’un service uniformément rétribué, substitution de la puissance publique à toutes les activités individuelles et du monopole social au principe de la concurrence, ardentes et vagues aspirations vers un état où toutes les conditions de la nature physique et morale seront bouleversées ce sont là les idées jetées en ce moment en pâture aux passions de la multitude comme aux méditations de l’intelligence solitaire.
 
Lorsqu’on relit par aventure les pages oubliées du ''Tribun du Peuple'', et qu’on rapproche les rapsodies de cette époque de théories actuellement enseignées, ici sous forme populaire, là sous une enveloppe savante, on est un instant saisi d’une sorte d’effroi à la vue de cette marche de plus en plus rapide dans des voies inconnues ; il semble que le sol où vécurent nos pères soit à la veille de se dérober sous nos pas, et l’on reste comme obsédé par l’imminence d’un grand cataclysme. Il faut, pour se rassurer à cet égard, apprécier avec sang-froid et le vide de ces théories, et l’organisation intime de la société qui les repousse.
 
Il est utile d’étudier ces idées, ne fût-ce que pour acquérir le droit de moins s’inquiéter de leur diffusion ; il est important de les connaître pour estimer à leur valeur réelle les banalités dont s’alimentent presque exclusivement la presse et la tribune. Nous voulons aujourd’hui en présenter l’exposé rapide, en l’appuyant sur les moins contestables des autorités, sur des citations sincères et textuelles ; il est un ordre de pensées que l’analyse philosophique ne supplée pas, et dont il faut recevoir, sans intermédiaire, l’impression immédiate et personnelle. Lorsqu’on se rend compte du travail souterrain de certaines doctrines au sein des masses, et qu’on plonge au-dessus du gouffre que tant de passions s’efforcent de creuser, il est difficile de prendre au sérieux les lieux communs politiques et les thèses constitutionnelles à l’aide desquelles les partis parlementaires s’évertuent à se dessiner une position distincte dans l’intérêt de leur ambition et de leur avenir. La réforme électorale elle-même serait assurément une pure niaiserie, si elle était le dernier mot de l’école démocratique, le terme extrême de ses espérances. Cette réforme, en effet, dans la sphère où entendent la circonscrire les organes de l’opposition régulière, n’affecterait point le principe fondamental de
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notre organisation politique, qui attribue le pouvoir à la représentation des intérêts combinés avec celle de l’intelligence, à l’exclusion du nombre et de la force matérielle ; elle aurait dès-lors une importance trop secondaire pour agiter des passions qui ne seraient pas appelées à en profiter.
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Dans un écrit destiné à organiser au sein des masses le mouvement réformiste, à en provoquer la manifestation par toutes les voies légales, un écrivain de la presse démocratique expose avec franchise la stratégie de l’opinion à laquelle il appartient ; et, s’arrêtant tout à coup devant le vide de cette réforme qu’il vient pourtant de réclamer avec tant d’insistance, il éprouve le besoin de justifier des efforts qu’on taxerait à bon droit de stériles, s’ils n’étaient un premier pas dans cette voie de rénovation dont la réforme serait l’instrument en même temps que le gage.
 
« La vie de notre siècle et de notre pays n’est pas dans cette agitation superficielle des passions politiques, qui ne sont trop souvent par elles-mêmes qu’une fièvre énervante. Elle est dans les idées qui germent, croissent, se ramifient de toutes parts, portant en silence au cœur d l’humanité une sève qui régénère ; un monde intellectuel se forme dans les esprits qui, par une sorte de création nouvelle, transformera le monde des faits, car c’est la destinée fatale de notre génération, en même temps que c’est sa gloire, d’avoir à se refaire elle-même, à refaire ses sentimens, ses intérêts, et jusqu’à son existence physique, par l’effet libre de sa pensée. Ainsi donc, ne nous y trompons pas, c’est au fond de la régénération de l’homme intérieur qu’il s’agit aujourd’hui ; ce sont les mœurs, les croyances, la science des choses divines et humaines qui sont surtout à relever de leur prostration. Sans cette rénovation intime, nulle réforme ne serait complète, nul progrès réel et normal. Nous dévoilerions, si notre sujet admettait de telle digressions, comment dans une zone obscure et souterraine de la société actuelle, dans ce qu’on pourrait appeler les catacombes de notre époque, un travail sourd et profond s’accomplit par le développement du sentiment de la fraternité dans le sein des masses, et par l’investigation philosophique la plus hardie
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comme la plus sérieuse de la part des penseurs. Les hommes qui ne voient de la réalité que son écorce, ne s’imagineraient jamais quel chemin a fait l’esprit humain depuis un quart de siècle, et comment les élémens d’un ordre moral nouveau se montrent déjà dans une conception de la providence divine et de la vie générale du monde, plus large que celle admise aux siècles passés, dans le dogme de la perfectibilité, secondé par une profonde métaphysique, et dans le principe, de mieux en mieux compris, de la solidarité naturelle et obligatoire qui lie les hommes entre eux. De là certainement sortira l’avenir <ref>''Urgence de la reforme électorale en présence des difficultés actuelles'', par Th. Fabas, p. 13. </ref>.
 
« Peuple ! s’écrie à son tour le grand écrivain qui n transporté à la souveraineté populaire la dogmatique infaillibilité dont il fit si longtemps l’apanage d’une autre puissance ; peuple, réveille-toi enfin ! Esclaves, levez-vous, rompez vos fers, ne souffrez pas que l’on dégrade plus long-temps en cous le nom d’homme ! Voudriez-vous qu’un jour, meurtris par les fers que vous leur aurez légués, vos enfans disent : Nos pères ont été plus lâches que les esclaves romains ! Parmi eux il ne s’est pas rencontré un Spartacus. Il s’en rencontrera, et plus d’un, n’en doutons pas : autrement que resterait-il qu’à jeter un peu de terre sur cette génération maudite et pourrie <ref>''De l’Esclavage moderne'', par F. Lamennais, p. 78. </ref> ? »
 
« O peuple, dis-moi, qu’es-tu ? Ce que tu es ! Si j’ouvre la charte, j’y lis une solennelle déclaration de ta souveraineté : cela fut écrit après ta victoire. Si je regarde les faits, je vois qu’il n’est point, qu’il ne fut jamais de servitude égale à la tienne, car l’esclavage même ne privait l’homme que de sa liberté, le tien te prive de la vie même. Paria dans l’ordre politique, tu n’es, en dehors de cet ordre, qu’une machine à travail. Aux champs, tes maîtres te disent : « Laboure, moissonne pour nous. » Tu sais ce qu’on te dit ailleurs, tu sais ce qui te revient de tes fatigues, de tes veilles, de tes sueurs. Refoulé de toutes parts dans l’indigence et l’ignorance, décimé par les maladies qu’engendrent le froid, la faim, l’air infect des bouges où tu te retires après le labeur des jours et d’une partie de la nuit, réclames-tu quelque soulagement on te sabre, on te fusille, ou, comme le bœuf à l’abattoir, tu tombes sous le gourdin des assommeurs payés et patentés etc. <ref>''Le Pays et le gouvernement'', par F. Lamennais, p. 88. </ref>.»
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Pourquoi ces paroles enflammées, pourquoi ce tableau des souffrances humaines qui n’a rien de spécial à notre temps, et cette complaisance à étaler des plaies que jamais peut-être autant de mains ne se sont empressées à guérir ? Est-ce uniquement de pétitions et de signatures Pour la réforme électorale qu’il s’agit au fond de tout cela ? Le résultat final d’une telle excitation dans la pensée des hommes qui la provoquent, ne doit-il être qu’une modification à la constitution politique qui nous régit ? Un pareil but suffirait-il pour provoquer le réveil de ces trente-trois millions d’hommes que l’on convie à rompre leurs chaînes ? et ne faut-il pas croire, ne fût-ce que pour excuser ce délire de l’intelligence et de la passion, que l’on poursuit au moins à traverse cette route sombre et sanglante une secrète panacée pour toutes les douleurs, une transformation radicale dans la condition même de l’humanité ? Telle est assurément la pensée de l’auteur, et vous pouvez entendre le tribun se changer en prophète :
 
« Serf dans l’ordre domestique, dans l’ordre civil, dans l’ordre politique, le peuple est tourmenté du besoin de s’affranchir, pour assurer sa vie par une meilleure organisation du travail, et une plus équitable distribution de ses fruits, pour remonter à la dignité d’homme, pour conquérir les droits de citoyen. La grande révolution qui s’opère sous nos yeux n’a pas d’autre motif, d’autre but, et rien ne l’arrêtera que ce but ne soit atteint. Ce que veut le peuple, Dieu lui-même le veut ; car ce que veut le peuple, c’est la justice, c’est l’ordre essentiel, éternel, c’est l’accomplissement dans l’humanité de cette sublime parole du Christ : qu’ils soient ''un'', mon père, comme vous et moi nous sommes ''un'' ! Ce jour de la justice et de la paix, ce jour que bénira l’humanité future, qu’elle célébrera dans ses sacrés cantiques, i n’est au pouvoir de personne d’empêcher qu’il ne vienne, mais il dépend de nous de le hâter. Que nos efforts soient unanimes, que rien ne nous lasse, ne nous décourage, ni la résistance de quelques-uns, ni l’inertie de plusieurs autres, et bientôt la lumière se fera, et bientôt l’astre qu’attend le genre humain, qu’il appelle de ses vœux, que saluent ses fermes espérances, enflammera les stagnantes vapeurs de l’horizon. »
 
Ce qu’on attend, ce qu’on salue de loin, c’est donc une ère nouvelle où l’oeil de l’homme verra ce qu’il n’a point encore vu, où son oreille entendra ce qu’elle n’a point entendu, organisation merveilleuse où les difficultés qu’a présentées dans tous les siècles l’antagonisme des intérêts seront résolues par un miraculeux balancement é{{tiret|balance|ment}}
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tabli{{tiret2|balance|ment}} établi entre toutes les forces contraires. L’illustre auteur des ''Paroles d’un croyant'' berce depuis long-temps son imagination solitaire de ces espérances d’âges meilleurs. Devant ces ardentes visions ont disparu et ces joies du sanctuaire où son ame s’épanchait en torrens d’amour, et cette quiétude de l’intelligence qu’une énergique conviction enchaînait à la foi, comme par une chaîne d’airain. Cependant M. de Lamennais, dans ses nombreux pamphlets politiques, paraît encore moins dominé par une systématique aperception de l’avenir que par une haine profonde contre l’organisation sociale actuelle. Sa nature est plus révolutionnaire que rénovatrice ; il paraît plus occupé de déblayer le sol que d’élever le nouvel édifice sur des bases arrêtées. Ses écrits populaires révèlent peu de prétentions au dogmatisme théorique. Le christianisme, dont l’intelligence humaine ne se dégage jamais lorsqu’elle en a été imprégnée, continue à lui fournir la plupart de ses formules morales et alimente encore sa poésie d’images et de souvenirs ; il ne déduit pas didactiquement d’un principe sacramentel les lois d’une hiérarchie nouvelle, et n’aspire pas avec Saint-Simon à une suprématie mystique ; il ne discipline pas le genre humain, avec Owen, comme une école à la Lancastre, et ne se complait pas, l’exemple de Fourier, dans les descriptions anticipées d’une vie commode et plantureuse.
 
Mais les disciples sont dispensés de la réserve commandée au maître par son génie, ses habitudes et les tendances de sa nature personnelle. Voici venir un autre homme également sorti du sanctuaire, et que nous demandons pardon à l’auteur de l’''Essai sur l’indifférence'' de nommer après lui : il le faut cependant, pour suivre a filiation logique de certaines idées et de certaines passions et pour montrer comment l’abîme invoque l’abîme.
 
Celui-ci dessine d’une main plus ferme et regarde en face sans sourciller cet avenir enveloppé de tant de nuages ; il va jusqu’au fond des choses, et ne se laisse pas arrêter par un reste de respect pour ces antiques bornes de la religion, de la propriété, de la famille, du mariage ; barrières au-dessus desquelles le flot du siècle s’élève et gronde chaque jour. Écoutons, et sachons ce que l’évangile d’un apostat va révéler, aux peuples, de Dieu, de la liberté, du devoir et d’eux-mêmes.
 
Dieu n’est pas plus au ciel que sur la terre : Il est dans tout ce qui est, et il est tout ce qui est ; « il resplendit dans le soleil, il est suave dans l’azur du firmament, il vit dans l’air embaumé des fleurs. » Le pouvoir, c’est « la représentation terrestre de la puissance infernale ; »
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lui seul est un agent de révolte, « il dévore le peuple vivant, il le couvre de pierres entassées et croit qu’il ne criera pas ; mais s’il se tait, les pierres crieront. » La propriété, « c’est l’usurpation, et l’esprit d’usurpation est l’esprit de meurtre ; » c’est lui qui a été homicide dès le commencement. Le Christ a réhabilité le vol et a protesté contre la propriété en mourant entre deux voleurs ; « mais son dernier soupir a bouleversé le monde, et la vie austère de ses disciples était un cri sublime qui demandait justice au ciel. » Tous ceux qui ont compris la loi du Christ ont cherché à réaliser sa pensée unique : la communauté ; mais les chrétiens sont des victimes qui gémissent vers Dieu, et qui n’ont pu jusqu’ici former que des communautés de douleurs.
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« Pauvres et affamés, combien êtes-vous, et combien sont-ils ? Votre vie est une mort lente et honteuse ; échangez-la contre une mort prompte et glorieuse, ou contre une victoire qui vous fera vivre. Voilà ce que crie l’esprit exterminateur.
 
« Et moi, je pleure, et je me couvre la tête de cendre, et je crie à Dieu et au peuple : grace !... Et ils répondent : ''il n’y a plus de grace''.
 
« Arrière, honnêtes gens engraissés de rapines, et qui avez fait des vertus à votre image ; arrière, hypocrites, qui partagez avec les voleurs, et qui prêchez la résignation à celui qu’on dépouille ; laissez passer la justice de Dieu.
 
« Car, je vous le dis en vérité, quiconque vous tue n’est pas un assassin, mais un exécuteur de la haute justice.
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« Voilà ce que le peuple crie avec une voix pareille à celle de l’ouragan ; et moi je couvre mon visage de mes vêtemens déchirés, et je frissonne à l’odeur du feu et du sang <ref>''La Bible de la liberté'', par l’abbé Constant, p. 3, 43, 85, etc. </ref>. »
 
Par respect pour nos lecteurs et pour nous-même, nous ne feuilleterons pas plus long-temps ces sanglantes pages, qui sont dans l’ordre politique ce qu’est dans l’ordre moral le monstrueux romainroman
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qu’on n’ose nommer ; à côté de la réhabilitation du vol, nous trouverions, en effet, celle du parricide et l’invitation à l’épouse de plonger le fer dans le sein de l’époux qui, « en retenant captive la femme qui ne l’aime plus, attache une vipère sur son cœur.»
 
C’est assez, c’est trop peut-être, car la justice du pays a déjà parlé, et ces hideuses folies ont rencontré devant elles l’autorité du bon sens public et de la loi. Mais la pensée fondamentale qui les inspire, l’éversion du principe de la propriété, se révèle chaque jour, il faut bien le reconnaître et le confesser, sous les formes les plus hardies et les plus diverses. Pendant qu’un troisième transfuge du sacerdoce, l’auteur de la brochure ''Ni châteaux ni chaumières'', justifiait devant la justice ses idées politiques et religieuses, en les présentant comme empruntées à Mably et à Volney, nous lisions avec une curiosité avide et triste l’œuvre d’un esprit original qui porte de remarquables qualités d’écrivain au service d’un parti dont le symbole s’élabore avec une audacieuse persévérance dans les profondeurs où il se cache. L’auteur d’un volume étendu publié sous ce titre : ''Qu’est-ce que la propriété'' <ref>''Qu’est-ce que la Propriété, ou Recherches sur le principe du droit et du gouvernement'' par P.-J. Proudhon. </ref>, a entrepris d’établir par une suite de théorèmes que cette institution est la violation la plus manifeste et la plus insigne de toutes les lois de la nature, de la logique et de l’expérience, et que la propriété ne saurait se défendre en fait non plus qu’en droit. C’est la boite de Pandore, et l’auteur en fait sortir tous les maux sous lesquels gémit l’espèce humaine depuis le commencement des temps ; mais tout annonce et présage, selon lui, une transformation radicale de la société, qui, pour trouver le bonheur dont elle a si vainement poursuivi l’image, n’a plus qu’à changer son hypothèse fondamentale, comme Copernic changea celle de la science.
 
La métaphysique et l’algèbre sont tour à tour invoquées dans le hardi procès intenté à la foi des nations, et l’auteur, rejetant avec une apparence de profondeur touts les hypothèses et toutes les théories, s’attache à démontrer qu’aucune d’elles ne constitue d’une manière solide le droit de propriété. Ce droit ne prend pas sa source dans la nature elle-même, comme l’ont voulu Rousseau, Reid, et tant d’autres, car le tien et le mien sont l’expression de droits personnel, il est vrai, mais égaux, et, appliqués aux choses hors de nous, ils indiquent l’usage et non la propriété ; ce droit ne résulte
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pas de l’occupation, ainsi que l’établissement Cicéron, les anciens, et après eux la plupart des jurisconsultes modernes, car si la raison et l’utilité commune consacrent le principe de la paisible jouissance du premier occupant, comment ne pas voir qu’un abîme sépare cette possession, essentiellement subordonnée au double fait de la détention et de l’usage, de la propriété héréditairement et arbitrairement transmissible ? La propriété ne sort pas du droit divin, car si Dieu a attribué la terre au genre humain, quiconque n’a rien reçu doit protester contre l’usurpation. Le droit de propriété ne résulte pas davantage du travail, car l’histoire dément formellement cette origine ; il n’est pas consacré par le droit des gens, car il a été la source de toutes les calamités sous lesquelles gémissent les peuples, et depuis dix-huit cents ans il est sous le coup des anathèmes de l’Évangile, dont l’église n’a pénétré ni le génie ni la portée. La propriété ne s’appuie donc que sur la loi civile, c’est-à-dire sur la souveraineté de la force, destinée à disparaître bientôt devant la souveraineté du droit. L’avenir maintiendra la possession individuelle en la réglant de manière à déterminer la p1us grande masse de production possible, mais il flétrira la propriété comme il a flétri l’esclavage car la propriété c’est l’esclavage de la nature extérieure. Supprimer le droit de propriété en réglant rationnellement le mode de possession, tel est aujourd’hui le véritable problème à résoudre. Cette difficulté tranchée, l’égalité s’établira naturellement et d’elle-même dans la région du travail, comme elle est établie dans les relations de la vie civile, car, toute capacité travaillant étant de même que tout instrument de travail un capital accumulé, l’inégalité de traitement, de salaire et de fortune, sous prétexte d’inégalité de capacité, est injustice et vol.
 
Mais suivons jusqu’au bout l’enchaînement de ces principes, et voyons où l’on arrive par la route aplanie du syllogisme.
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« Les hommes sont associés par la loi physique et mathématique de la production, avant de l’être par leur plein acquiescement. Donc l’égalité des conditions est de justice, c’est-à-dire de droit social, de droit étroit ; l’estime, l’amitié, la reconnaissance l’admiration, tombent seules dans le droit ''équitable'' ou ''proportionnel''.
 
« L’association libre, la liberté qui se borne à maintenir l’égalité dans les moyens de production et l’équivalence dans les échanges est la seule forme de société possible, la seule juste, la seule vraIe.
 
« La politique est la science de la liberté ; le gouvernement de l’homme par l’homme, sous quelque nom qu’il se déguise, est oppression ; la plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie.
 
«''Anarchie'', absence de maître, de souverain, telle est la forme de gouvernement dont nous approchons tous les jours, et que l’habitude invétérée de prendre l’homme pour règle, et sa volonté pour loi, nous fait regarder comme le comble du désordre et l’expression du chaos.. Les plus avancés parmi nous sont ceux qui veulent le plus grand nombre possible de souverains, la royauté de la garde nationale est l’objet de leurs vœux les plus ardens. Bientôt sans doute, quelque jaloux de la milice citoyenne dira : Tout le monde est roi ; mais, quand ce quelqu’un aura parlé, je dirai, moi : Personne n’est roi, nous sommes, bon gré mal gré, nous, associés. Toute question de politique intérieure doit être vidée d’après les données de la statistique départementale ; toute question de politique extérieure est une affaire de statistique internationale. ''La science du gouvernement appartient de droit à l’une des sections de l’Académie des Sciences'', dont le secrétaire perpétuel devient nécessairement premier ministre ; et puisque tout citoyen peut adresser un mémoire à l’Académie, tout citoyen est législateur... Tout ce qui est matière de législation et de politique est objet de science, non d’opinion : la ''puissance législative'' n’apparient qu’à la raison méthodiquement reconnue et démontrée.»
 
On éprouve vraiment une impression douloureuse en voyant l’intelligence humaine descendre ainsi par l’escalier de la logique jusqu’au dernier degré de la pauvreté, pour ne pas dire de la démence. Voilà donc les lois merveilleuses dont le monde est en travail ! C’est pour arriver au lieu commun de toutes les écoles, à l’éternelle et banale formule de la souveraineté de la raison, que vous vous constituez en lutte contre l’autorité des siècles ! C’est là tout ce que vous
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avez trouvé au bout de vos argumens ! Comment et sous quelles formes comprenez-vous votre société rationalisée, de quelle force coercitive l’armez-vous contre les agressions et les résistances individuelles ; quelles règles et quelle croyances substituez-vous à celles qui n’ont jamais fléchi dans la conscience des peuples ? Vous n’avez garde de le dire, et vous échappez au vide de votre pensée par le pédantisme de sa forme. Vous triomphez des incertitudes de la science, des contradictions des philosophies et de la confusion des doctrines, et vous sommez la propriété de montrer ses titres sous peine de reculer devant l’audace de vos attaques. Niez donc aussi la liberté, la justice, l’égalité naturelle des hommes, car toutes ces choses ont été contestées, et aucune ne saurait se défendre avec une évidence mathématique. Pourquoi le fort ne prévaudrait-il pas contre le faible, pourquoi l’impérieux instinct les désirs ne serait-il pas la règle des devoirs ? Pourriez-vous démontrer la légitimité de l’obéissance et du respect que l’homme porte, dans la plénitude de ses facultés, aux cheveux blancs et à la vieillesse décrépite de son père ? Le fils n’est-il pas engendré dans l’insouciance et la volupté, et comment un fugitif souvenir viendrait-il enchaîner sa vie ? Cela est-il rationnel, scientifiquement parlant, et le sauvage écrivain dont nous parcourions tout à l’heure les déplorables pages n’établit-il pas aussi, au nom de la suprême raison, et sous forme d’axiome, que c’est le père assassiné et non le fils parricide qu’il faut exposer en spectacle d’épouvante et d’horreur <ref>''La Bible de la liberté'', pag. 92.</ref> ?A ces formules algébriques alignées avec une telle confiance, qu’on nous permette de préférer un petit écrit, choisi comme spécimen entre vingt autres publications populaires à peu près semblables. Là, nous trouvons dans sa sincérité naïve le plan de vie de la ruche communiste, tracé par l’un de ces peintres grossiers qui ne cachent pas leurs informes pensées sous un appareil prétentieux. Parcourez cet écrit <ref>''Exposé d’une constitution sociale ayant pour base le dogme de l’égalité, et procurant par là le bien-être à chaque membre de la société'', par Bri.</ref>, destiné à alimenter ces loisirs fébriles des usines à feu continu et les intervalles lucides des plaisirs de la Courtille, et vous y trouverez un tableau complet de la vie démagogique, qui n’a rien à envier aux minutieuses et succulentes peintures tracées par l’auteur du ''Nouveau Monde industriel''.
La France sera divisée en parties égales d’une contenance de cinq à
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à six hectares, au centre desquelles s’élèvera des villes devant sans doute disparaître comme inutiles) une jolie petite maison en briques destinée à chaque famille, à peu près dans le système des cabanes de la vallée suisse au Jardin-des-Plantes. Là chacun trouvera les plaisirs et l’abondance pour prix du service qu’il devra prêter à la société. Dix heures de travail par jour, de seize à cinquante ans, obtenues des trente-trois millions de Français suffisant amplement pour obtenir des résultats fort supérieurs à la masse de la production actuelle, les travailleurs seront libérés de toute obligation sociale passé cet âge. Les condamnations pour crimes et délits augmenteront seules le temps de la tâche individuelle. Pour les états repoussans, le travail finira cinq ans plus tôt, et pour les états dangereux, dix ans avant le terme fixé. Cette prime suffira pour établir entre toutes les professions le nivellement sans lequel toute organisation démocratique est impossible. L’application des machines, de la vapeur et des autres forces naturelles encore inconnues, est destinée d’ailleurs à avancer de plus en plus le terme de cette libération des travaux matériels, qui rendra à l’intelligence humaine la pleine disposition d’elle-même. Le pouvoir, constitué par l’élection, recevra la souveraine mission d’assigner à chacun sa tâche, selon ses dispositions constatées par la voie d’examen ou par les qualités extérieures : œuvre facile, d’ailleurs, du moment où l’égalité des salaires aura enlevé la plus grande partie de leur importance actuelle aux professions d’élite et où le bénéfice d’une vétérance anticipée fera même rechercher comme une faveur le labeur aujourd’hui repoussé par les préjugés. Toute différence devra disparaître entre les deux sexes, quant à l’exercice des droits politiques. La vie sera d’ailleurs commune, en ce sens, du moins, que des dépôts publics fourniront les objets nécessaires à la nourriture, au vêtement et à tous les besoins. Le gouvernement étant le régulateur suprême de l’industrie et du commerce, la production n’excèdera jamais les besoins, appréciés avec une rigueur mathématique. Enfin le signe représentatif des valeurs devra disparaître, puisqu’il n’y aura plus d’échange, et que chacun, sur le vu de sa quittance de travail quotidien ou annuel, recevra de l’autorité sociale les objets législativement affectés à son alimentation et à ses besoins. Sous un état de choses qui garantira à tous, dans un avenir prochain, des jouissances certaines et faciles, la morale dogmatique deviendra comme superflue, et dès-lors sera assurée cette harmonie sociale que les rigueurs pénales et les croyances religieuses
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sont aujourd’hui impuissantes à maintenir. L’égalité sera enfin réalisée dans les lois, parce qu’elle le sera dans les mœurs, et le pouvoir, assis sur des bases nouvelles et élargies, deviendra le chef et le directeur absolu de toutes les forces individuelles qui se choquent aujourd’hui sous un régime de concurrence aveugle et dévorante.
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Les dangers d’une concurrence sans règle comme sans limite, les plaies des industries manufacturières et la guerre impitoyable à laquelle elles sont condamnées, l’abaissement progressif des salaires combiné avec l’élévation du prix des choses, les misères déjà cuisantes du présent, les bouleversemens qu’on peut prévoir et redouter dans l’avenir, tel est, tel restera pour la génération contemporaine le seul point d’appui des théories novatrices. C’est que les réformateurs touchent ici par tous les points à des réalités douloureuses, c’est qu’ils écrivent avec une plume trempée dans les larmes, et que des cris d’angoisses répondent à leur voix.
 
Que le régime actuel de l’industrie et du commerce soit livré sans direction à toutes les chances et à tous les caprices de la fortune, que les maux enfantés par lui soient destinés à s’aggraver à mesure que les marchés étrangers pourront de plus en plus se suffire à eux-mêmes ; que, dans l’état actuel du système industriel, les découvertes de la science et du génie provoquent chaque jour d’incalculables souffrances et d’horribles privations, ce sont là de pénibles vérités dont les doctrines d’Adam Smith et de J.-B. Say n’affaibliront pas, hélas ! la portée redoutable. Singulier retour des choses d’ici-bas ! étrange évolution des idées humaines ! La France s’était à peine dégagée des liens de sa vieille organisation ; elle avait à peine conquis cette liberté
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du travail attendue comme si féconde, qu’une réaction d’une portée incalculable se préparait contre les principes les plus universellement admis ! On allait voir l’idée d’une haute direction gouvernementale et d’un véritable monopole social envahir l’opinion publique le lendemain du jour où le pouvoir politique venait de perdre ses principales attributions et de voir s’évanouir son dernier prestige. A en juger par la réaction qui s’opère et par les efforts des économistes radicaux pour détruire dans la sphère commerciale les résultats que le mouvement des idées a produits depuis un demi-siècle dans la sphère constitutionnelle, à entendre le pouvoir invoqué comme un tuteur éclairé et comme un refuge nécessaire par ceux-là même qui l’ont mis en poudre et qui continuent à en démolir les ruines, on dirait que nous assistons au spectacle des plus étranges contradictions, et que l’esprit de ce siècle est condamné à protester perpétuellement contre lui-même. La tendance toute négative des idées politiques et la tendance organisatrice des idées économiques qui se produisent simultanément au sein de l’opinion ''avancée'',. ces doubles efforts pour annuler le pouvoir politique au profit de la liberté illimitée de l’individu, et pour soumettre cette liberté elle-même aux restrictions les plus sévères en matière de salaire et de travail ; la liberté magnifiée d’un côté pendant qu’on la maudit de l’autre ; le même principe présenté comme la source de tous les progrès moraux en même temps que de toutes les misères matérielles, c’est là un phénomène dont ce siècle et cette société tourmentée étaient seuls appelés à donner l’éclatant exemple.
 
Les considérations sur lesquelles s’appuie l’école qui réclame avec une énergie sans cesse croissante l’organisation du travail, sont dignes assurément de l’attention la plus sérieuse, car les bons esprits ne peuvent manquer d’être frappés des obstacles que rencontrent dans leur marche les idées placées, voici à peine quelques années, au-dessus de toute controverse. Compenser les résultats funestes de la concurrence par l’extension progressive de la consommation est un problème qui parait aujourd’hui plus facile à poser qu’à résoudre. Qu’arrive-t-il en effet dans la pratique ? Personne ne l’ignore, et chacun en gémit, sans découvrir un remède pour des plaies que chaque année rend plus profondes : les petits capitalistes succombent et disparaissent devant les grands, et la condition de la victoire n’est pas tant de mieux faire que de pouvoir durer davantage. Les transitions soudaines d’une production exagérée à un chômage désastreux livrent tour à tour les capitalistes à toutes les exigences du travailleur,
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et les travailleurs au spéculations sordides des capitalistes. Il faut travailler sous peine de mourir ; il faut travailler à un prix dont une lutte incessante nécessite et légitime peut-être l’abaissement, mais sans rendre cet abaissement moins déplorable c’est alors à qui aura moins de besoins à satisfaire, moins de devoirs à remplir, à qui sera chargé du poids de moins d’affections, car le célibataire pourra supporter sans trop de souffrances des conditions qui seront un arrêt de mort pour l’époux et pour le père. Combien les problèmes ne se pressent-ils pas et les solutions ne deviennent-elles pas plus obscures, lorsqu’on envisage la rivalité des nations condamnées à se constituer conquérantes parce qu’elles sont productrices, et rentrant, par les nécessités les plus impérieuse de leur régime économique, dans ces voies de la force et de la barbarie militaire dont le génie contemporain s’attache à les écarter ! Quoi d’étonnant si, en présence de tant de douleurs, des esprits hardis s’efforcent de régulariser cette anarchie et d’organiser ce qui leur apparaît comme un chaos ? L’intervention de l’état entre les chefs d’ateliers et les travailleurs ; la limitation de la liberté du travail opéré comme celle de la liberté politique elle-même, dans un tout intérêt social ; la sollicitude de la puissance publique appelée à proportionner la production aux besoins et aux débouchés, pour prévenir, par un intervention éclairée, des déceptions et des désastres ; enfin le droit international réglant et limitant la concurrence des forces industrielles, comme il limite déjà celle des forces militaires, ce sont là des idées qui m’ont rien d’étrange en elles-mêmes, mais qu’il est au moins fort singulier de voir répandues en Europe, par les publicistes de l’école républicaine, comme la conséquence extrême de leurs principes.
 
Il n’est pas un écrit émané des hommes de quelque valeur dans ce parti où cet ordre d’idées ne se produise, et dans lequel vous n’aperceviez des efforts visibles pour transformer l’élément politique par l’élément industriel. La guerre à la concurrence est un mot d’ordre aussi accrédité aujourd’hui dans les rangs du parti démocratique que la guerre aux privilèges lors du mouvement de 89, et le ''bon marché'' est devenu l’idée la plus antipathique à une école qui ne prévoyait pas à coup sûr, il y a dix ans, où la conduiraient et des déceptions nombreuses, et les faits nouveaux dont elle s’efforce de s’emparer pour se refaire une popularité perdue.
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« Le ''bon marché'', dit l’auteur de l’un des travaux les plus remarquables qu’elle ait produits, le ''bon marché'', voilà le grand mot dans
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lequel se résument, selon les économistes de l’école des Smith et des Say, tous les bienfaits de la concurrence illimitée. Mais pourquoi s’obstiner à n’envisager les résultats du ''bon marché'' que relativement au bénéfice momentané que le consommateur en retire ? Le bon marché ne profite à ceux qui consomment qu’en jetant parmi ceux qui produisent les germes de la plus ruineuse anarchie. Le bon marché, c’est la massue avec laquelle les riches producteurs écrasent les producteurs peu aisés. Le ''bon marché'', c’est le guet-à-pens dans lequel les spéculateurs hardis font tomber les hommes laborieux. Le ''bon marché'', c’est l’arrêt de mort du fabricant qui ne peut faire les avances d’une machine coûteuse que ses rivaux, plus riches, sont en état de se procurer. Le ''bon marché'', c’est l’exécuteur des hautes œuvres du monopole ; c’est la pompe aspirante de la moyenne industrie, du moyen commerce, de la moyenne propriété ; c’est, en un mot, l’anéantissement de la bourgeoisie au profit d’oligarques industriels.
 
« Serait-ce que le bon marché doive être maudit, considéré en lui-même ? Nul n’oserait soutenir une telle absurdité. Mais c’est le propre des mauvais principes de changer le bien en mal et de corrompre toutes choses.
 
« Dans le système de la concurrence, le ''bon marché'' n’est qu’un bienfait provisoire et hypocrite. Il se maintient tant qu’il y lutte : aussitôt que le plus riche a mis hors de combat tous ses rivaux, les prix remontent. La concurrence conduit au monopole : par la même raison, le ''bon marché'' conduit à l’exagération des prix ; ainsi ce qui a été une arme de guerre parmi les producteurs devient tôt ou tard pour les consommateurs eux-mêmes une cause de pauvreté. Que si à cette cause on ajoute toutes celles que nous avons déjà énumérées, et en première ligne l’accroissement désordonné de la population, il faudra bien reconnaître comme un fait incontestable, comme un fait né directement de la concurrence, l’appauvrissement de la masse des consommateurs.
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Il n’est pas jusqu’à ceux qui produisent à perte qui ne continuent à produire, parce qu’ils ne veulent pas perdre la valeur de leur machines, de leurs outils, de leurs matières premières, de leurs constructions, de ce qui leur reste encore de clientelle, et parce que l’industrie, sous l’empire du principe de concurrence, n’étant plus qu’un jeu de hasard, le joueur ne veut pas renoncer au bénéfice possible de quelque heureux coups de dé.
 
« Donc, et nous ne saurions trop insister sur ce résultat, la concurrence force la production à s’accroître et la consommation à décroître ; donc elle va précisément contre le but de la science économique ; donc elle est tout à la fois oppression et folie.
 
« Quand la bourgeoisie s’armait contre les vieilles puissances qui ont fini par crouler sous sa main, elle les déclarait frappées de stupeur et de vertige. Eh bien ! elle en est là aujourd’hui, car elle ne s’aperçoit pas que tout son sang coule, et la voilà qui, de ses propres mains, est occupée à se déchirer les entrailles. Oui, le système actuel menace la propriété de la classe moyenne, tout en portant une atteinte à la propriété des classes pauvres <ref>''Organisation du travail'', par M. Louis Blanc. </ref>. »
 
Ce passage résume d’une manière assez complète la théorie économique dont les esprits réfléchis ne peuvent manquer de suivre les développemens avec une curieuse attention. Des disciples de Say pourraient sans doute objecter à M. Louis Blanc que le système de la concurrence et de la liberté commerciale ne saurait être jugé si vite, et qu’il est impossible de la condamner en dernier ressort sur des applications incomplètes et au milieu des résistances que lui opposent encore la plupart des gouvernemens européens quant à nous, nous n’abordons pas en ce moment ce côte de la question, et notre projet n’est en rien de faire ici de l’économie politique ; mais qu’on nous permette de constater la direction inattendue que prennent depuis peu d’années des efforts si long-temps tournés contre tous les pouvoirs, au nom de toutes les libertés.
 
Pour guérir des maux dont elle a la vive aperception et qu’elle décrit parfois avec éloquence, l’école qui prend pour devise ''l’organisation du travail'' n’hésite pas à proposer des mesures qui ne sont rien moins que le contrepied de tout ce qui s’est fait en France depuis l’abolition du système des maîtrises et des jurandes. Le gouvernement, proclamé régulateur souverain de la production et du travail, lèverait d’
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abordd’abord un emprunt affecté à la création d’''ateliers sociaux'', consacrés à toutes les branches importantes de l’industrie nationale ; il en proposerait les statuts à la représentation nationale, et ceux-ci acquerraient force et puissance de loi. M. Blanc, qui professe une morale industrielle relâchée en face du rigorisme de quelques autres adeptes, propose quelques mesures de transition pour ménager les intérêts aujourd’hui engagés dans la fabrication ; il veut bien d’ailleurs admettre une différence dans les salaires gradués sur la hiérarchie des fonctions et la nature du travail, mais il ne fait cette concession qu’à regret, seulement à raison de l’éducation fausse et anti-sociale donnée à la génération actuelle, et « jusqu’à ce qu’une éducation nouvelle ait sur ce point changé les idées et les mœurs »
 
Le gouvernement réglerait au début la hiérarchie des fonctions parmi les travailleurs ; celle-ci se constituerait plus lard par la voie élective. L’évidente économie et la supériorité incontestable de la vie en commun ne tarderaient pas à faire sortir de l’association des travaux l’association volontaire des besoins et des plaisirs. Ainsi serait radicalement absorbé dans une nouvelle unité le régime de l’isolement et de la rivalité individuelle, et l’hostilité des efforts serait remplacée par leur convergence.
 
Un écrit récent, sorti d’une plume moins exercée, mais plein de faits présentés avec mesure <ref>''De l’Etat des ouvriers et de son amélioration par l’organisation du travail'', par Adolphe Boyen, compositeur typographie. </ref>, a tracé pour ainsi dire pas à pas les degrés divers de cette immense révolution. L’auteur propose de procéder à l’œuvre de l’organisation du travail, vers laquelle la force des choses vient déjà d’entraîner la législature <ref>Loi sur le travail des enfans dans les ateliers et manufactures. </ref>, par une recomposition des conseils de prud’hommes, au sein desquels on ferait enter en proportion égale les délégués des fabricans et ceux des travailleurs ; la présidence en serait dévolue à un représentant du gouvernement, modérateur naturel des intérêts contraires. Ces conseils détermineraient un minimum de salaire, réglementeraient les heures, les prix et les autres conditions du travail. Un grand conseil général de l’industrie et du commerce serait formé à Paris, et communiquerait avec tous les conseils locaux. Dans toutes les mairies, des registres seraient ouverts pour inscrire les commandes, les demandes de main-d’œuvre et celles des ouvriers manquant d’ouvrage ; ceux-ci
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seraient acheminés avec indemnité et feuille de route, selon les besoins, dans les diverses localités, d’après le système qui préside aux mouvemens de l’armée ; enfin une direction éclairée par la connaissance complète des faits dominerait l’industrie comme elle domine la défense militaire, l’administration et les finances de la nation.
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« Le conseil régulateur de la production nationale devrait régler les rapports de la production et de la consommation étrangères ; il dirigerait par un comité les opérations du commerce et des douanes, et aurait ainsi connaissance du mouvement des produits étrangers dans nos ports et à nos frontières. Aucun produit ne pourrait entrer dans le pays sans être examiné ; toute denrée de production étrangère de mauvaise qualité ou falsifiée serait repoussée. Si l’étranger, pour obtenir le monopole d’un produit, abaissait ses prix au-dessous du prix de revient, afin de ruiner, par une concurrence déloyale les industries similaires de l’intérieur, le conseil ouvrirait aussitôt une enquête, et, si la fraude était prouvée, les produits surbaissés seraient repoussés du sol ou frappés d’un droit calculé de manière à les élever au prix de revient. Si dans une nation étrangère on trouvait le moyen, par une invention mécanique, d’obtenir à moitié meilleur marché un produit qui occupe un grand nombre de nationaux à sa fabrication, le conseil central de l’industrie avertirait de ce progrès les producteurs indigènes dès qu’il en aurait connaissance,e t en même temps il donnerait l’ordre à la frontière de soumettre ce produit à un prix plus élevé, afin d’éviter aux travailleurs indigènes la ruine subite qui les frapperait, si on lui laissait la libre entrée. Le droit serait progressivement abaissé tous les ans jusqu’à ce qu’il fût descendu à la taxe ordinaire. »
 
Nous pourrions multiplier à l’infini les citations, en les empruntant tour à tour aux ouvrages spéciaux, aux écrits périodiques et à la presse quotidienne. Elles constateraient la convergence de toutes les idées vers ce principe d’organisation si subitement adopté par les opinions révolutionnaires comme le plus impérieux besoin de la société moderne. Ces opinions continuent de maintenir et de défendre avec chaleur les résultats critiques sortis de la philosophie du XVIIIe
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XVIIIe siècle et de la réforme politique de 89 ; elles n’invoquent ni règle ni pouvoir pour échapper à l’anarchie, et la raison humaine persiste à attendre d’elle-même, et d’elle seule, la solution des redoutables problèmes qu’elle a posés et qui l’écrasent. Mais voici que cette superbe confiance faiblit tout à coup devant la pluie du paupérisme et les tortures de la faim, et qu’on proclame, en matière d’industrie et de travail, des doctrines qui sont l’éclatante condamnation de tout un symbole. C’est que la société peut bien se résigner à porter le poids sans cesse croissant de ses douleurs intimes, c’est qu’elle peut traîner sans périr une vie sceptique et maladive, ballottée entre la hauteur de ses espérances et la stérilité de ses conceptions ; mais lorsque dans son sein se développent de grandes souffrances physiques, et que ses mœurs comme ses lois surexcitent tous les efforts et toutes les cupidités en semant partout d’amères déceptions, alors chacun comprend qu’il y a là quelque chose qui ne saurait durer, et les passions désorganisatrices entament l’ordre social par le côté qui leur assure une prise plus facile contre lui. Battue sur le terrait, politique, l’école républicaine fait son évolution vers l’économie industrielle. Qu’est-il besoin de faire comprendre qu’un tel mouvement aurait les conséquences les plus sérieuses si un pouvoir intelligent hésitait à s’emparer, en temps utile, de maximes et de principes dont la prudente application est désormais au nombre de ses premiers devoirs ?
 
Les publications radicales dont nous venons de nous occuper constatent donc que la propagande démocratique se poursuit en France sous trois formes, et, pour ainsi parler, à trois degrés d’initiation différens.
 
La première de ces formes est toute politique, et vous pouvez l’étudier à toutes ses nuances dans les journaux quotidiens. On réclame des modifications plus ou moins étendues aux institutions constitutionnelles ; on s’attache à affaiblir le pouvoir, et, par une conséquence nécessaire, à fortifier la résistance qu’il rencontre ; cette résistance elle-même est érigée en principe dans l’administration locale comme au centre du gouvernement. A cette catégorie appartiennent toutes les propositions débattues au sein du parlement, depuis l’incapacité politique des fonctionnaires investis du mandat législatif jusqu’à la réforme électorale, expression générale dans laquelle ces propositions diverses se résument et viennent se confondre. Or, il suffit de suivre avec un peu de soin la manifestation de la pensée du radicalisme {{tiret|radi|calisme}}
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{{tiret2|radi|calisme}} pour s’assurer que rien de tout cela n’est fort sérieux pour lui. La réforme, nous l’avons dit, c’est la première brèche ouverte à la muraille : le radicalisme le crie assez haut pour que chacun l’entende et le sache bien ; aussi cela est-il désormais parfaitement clair pour le pays. C’est pour cela que celui-ci ne se préoccupe guère d’une telle conquête, non plus que des mesures accessoires destinées à la préparer, c’est pour cela que l’opinion républicaine fuit presque exclusivement les frais d’un mouvement qui, en réalité, ne profiterait qu’à elle seule. Le pouvoir n’a point à s’en émouvoir ; peut d’efforts lui suffiront pour y résister ; ce n’est pas au profit de ces conceptions bâtardes et de ces avortemens législatifs, qui ne satisferont en dernier résultat à aucune espérance, qu’il doit dépenser ses lumières, ses ressources et la puissance d’initiative qui gît en lui.
 
La réforme électorale, aux yeux du seul parti qui la poursuive avec ardeur, est donc la première pierre du nouveau monument qu’un prochain avenir doit élever sur un plan inconnu ; mystérieux édifice dont il faut que le sang cimente les assises, et à l’abri duquel l’humanité vivra libre des soins et des soucis qui la consument sous un régime d’oppression et d’inégalité. A ce second degré de la révélation démagogique se produisent et les confuses pensées, et les sceptiques hallucinations, et les criminelles révoltes contre la conscience des peuples et contre l’histoire. Nier Dieu dans sa justice rémunératrice, contester à l’être humain son libre arbitre, à la famille et au mariage leur perpétuité, à la propriété son caractère, tel est le thème qu’exploitent chaque jour, sans répression comme sans remords, des philosophes imberbes, des manœuvres ignorans et de sacrilèges apostats. Dans cette lie de la société viennent se confondre, au risque d’y souiller leur honnêteté naïve, quelques théoriciens et quelques rêveurs sincères, pour lesquels le malheur des temps a interrompu le cours régulier des traditions éternelles, chacun aspirant à transformer la face de la terre par un renouvellement fondamental de la nature humaine. Ici la tâche du pouvoir est claire et facile. Distinguant avec soin la liberté légitime de l’intelligence de ce qui tient à lu perversité du cœur, qu’il livre sans pitié à la justice du pays et ces traités et ces romans et ces pamphlets de tout format qui dogmatisent l’immoralité ou qui la suintent ; qu’il n’hésite pas à engager une lutte quotidienne et acharnée contre ces conceptions monstrueuses que le monde contemple avec épouvante et dégoût, et dont la circulation impunie retrancherait bientôt la France de la communion {{tiret|commu|nion}}
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{{tiret2|commu|nion}} européenne. Nul n’a moins que nous le goût des procès politiques, et nous les tenons presque toujours pour dangereux, soit qu’ils échouent, soit qu’ils réussissent ; car, par ses succès comme par ses défaites, le pouvoir arme contre lui des résistances formidables. Il n’en est pas ainsi des procès sociaux, parce qu’il existe encore, grace à Dieu, au fond de cette société bouleversée, des intérêts universels et des croyances indestructibles auxquels on peut en appeler avec confiance. Dans l’état où un demi-siècle de révolution a jeté la France, les plus honnêtes gens diffèrent sur la manière de comprendre leurs devoirs envers le pouvoir et envers le pays. Demander au jury la justice et la vérité politique, c’est les contraindre à varier, selon tous les hasards de l’urne et toutes les influences de localité c’est exposer à un danger également grave et l’honneur du pouvoir, qui réclame protection, et la conscience nationale, de plus en plus ébranlée par ce spectacle de contradiction et d’incertitude. Mais appelez sans hésiter tous les honnêtes gens à protéger les bases de cette société, contre laquelle conspirent tant de factions parlez-leur la langue de toutes les consciences, puisque celle-là est encore comprise et tous vous prêteront leur force, parce que vous aurez répondu à la pensée de tous.
 
Enfin il est des vues industrielles qui se produisent pêle-mêle avec tous les rêves, plutôt par l’effet des circonstances que par suite d’une analogie véritable. Ici commencent d’autres devoirs : un gouvernement prévoyant et éclairé arrachera aux hommes que peut égarer la tentation d’en abuser, les idées même qui font leur force au sein des masses ; il prendra l’initiative de certaines mesures, que lui seul peut appliquer avec discernement et sans péril.
 
Lorsque, l’année dernière, des milliers d’ouvriers parcouraient dans un calme menaçant les rues de la capitale ; lorsque, dans les jours de paix et de prospérité commerciale, ils interrompaient le cours de leurs travaux, pour débattre, sous l’ardente excitation des partis, les questions les plus complexes, le premier devoir du gouvernement fut de dissiper par la force une émeute d’autant plus dangereuse qu’elle s’ignorait elle-même ; mais à ce devoir accompli a dû en succéder un autre. Il faut que le pouvoir pose à son tour les problèmes posés par les factions. Il doit se demander jusqu’à quel point il peut intervenir dans la seule forme de l’activité nationale, livrée sans règle comme sans contrôle à toutes les chances des évènemens et de la fortune. Pourrait-il exercer une salutaire méditation
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entre l’ouvrier et le chef d’atelier, relativement aux conditions du travail ? Serait-il en droit de limiter la concurrence à la mesure véritable des besoins et des débouchés ? Lui serait-il interdit de protéger l’honneur et le crédit de la France, sur les marchés étrangers, par une surveillance exercée à l’exportation de nos produits ? Enfin, lorsque l’édifice de la société nouvelle repose sur l’unité centralisée et sur l’action administrative, ce double principe peut-il rester sans nulle application aux intérêts les plus nombreux et les plus faciles à émouvoir ?
 
Le principal résultat qu’aient à retirer les hommes sérieux de l’examen des théories démocratiques, c’est assurément la ferme intention de mettre de telles questions à l’étude, pour les résoudre autrement que par l’axiome tout négatif d’une école économique à laquelle l’avenir réserve de sévères leçons. Cette conclusion sera aussi celle de ce travail, préliminaire obligé d’études que nous essaierons de rendre plus complètes.
 
 
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