« Contes du jour et de la nuit (éd. Flammarion, 1885)/Le Père » : différence entre les versions

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Comme il habitait les Batignolles, étant employé au ministère de l’lnstruction publique, il prenait chaque matin l’omnibus, pour se rendre à son bureau. Et chaque matin il voyageait jusqu’au centre de Paris, en face d’une jeune fille dont il devint amoureux.
 
Elle allait à son magasin, tous les jours, à la même heure. C’était une petite brunette, de
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ces brunes dont les yeux sont si noirs qu’ils ont l’air de taches, et dont le teint a des reflets d’ivoire. Il la voyait apparaître toujours au coin de la même rue ; et elle se mettait à courir pour rattraper la lourde voiture.
 
Elle courait d’un petit air pressé, souple et gracieux ; et elle sautait sur le marchepied avant que les chevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle pénétrait dans l’intérieur en soufflant un peu, et, s’étant assise, jetait un regard autour d’elle.
 
La première fois qu’il la vit, François Tessier sentit que cette figure-là lui plaisait infiniment. On rencontre parfois de ces femmes qu’on a envie de serrer éperdument dans ses bras, tout de suite, sans les connaître. Elle répondait, cette jeune fille, à ses désirs intimes, à ses attentes secrètes, à cette sorte d’idéal d’amour qu’on porte, sans le savoir, au fond du cœur.
 
Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênée par cette contemplation, elle rougit. Il s’en aperçut et voulut détourner les yeux ; mais
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il les ramenait à tout moment sur elle, quoiqu’il s’efforçât de les fixer ailleurs.
 
Au bout de quelques jours, ils se connurent sans s’être parlé. Il lui cèdait sa place quand la voiture était pleine et montait sur l’impériale, bien que cela le désolât. Elle le saluait maintenant d’un petit sourire ; et, quoiqu’elle baissât toujours les yeux sous son regard qu’elle sentait trop vif, elle ne semblait plus fâchée d’être contemplée ainsi.
 
Ils finirent par causer. Une sorte d’intimité rapide s’établit entre eux, une intimité d’une demi-heure par jour. Et c’était là, certes, la plus charmante demi-heure de sa vie à lui. Il pensait à elle tout le reste du temps, la revoyait sans cesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahi par cette image flottante et tenace qu’un visage de femme aimée laisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cette petite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessus des réalisations humaines.
 
Chaque matin maintenant elle lui donnait
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une poignée de main, et il gardait jusqu’au soir la sensation de ce contact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de ces petits doigts ; il lui semblait qu’il en avait conservé l’empreinte sur sa peau.
 
Il attendait anxieusement pendant tout le reste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches lui semblaient navrants.
 
Elle aussi l’aimait, sans doute, car elle accepta, un samedi de printemps, d’aller déjeuner avec lui, à Maisons-Laffitte, le lendemain.
 
 
 
Elle était la première à l’attendre à la gare. Il fut surpris ; mais elle lui dit :
 
— Avant de partir, j’ai à vous parler. Nous avons vingt minutes : c’est plus qu’il ne faut.
 
Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeux baissés et les joues pâles. Elle reprit :
 
— Il ne faut pas que vous vous trompiez
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sur moi. Je suis une honnête fille, et je n’irai là-bas avec vous que si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien… de ne rien faire… qui soit… qui ne soit pas… convenable…
 
Elle était devenue soudain plus rouge qu’un coquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux et désappointé en même temps. Au fond du cœur, il préférait peut-être que ce soit ainsi ; et pourtant… pourtant il s’était laissé bercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dans les veines. Il l’aimerait moins assurément s’il la savait de conduite légère ; mais alors ce serait si charmant, si délicieux pour lui ! Et tous les calculs égoïstes des hommes en matière d’amour lui travaillaient l’esprit.
 
Comme il ne disait rien, elle se remit à parler à voix émue, avec des larmes au coin des paupières :
 
— Si vous ne me promettez pas de me respecter tout à fait, je m’en retourne à la maison.
 
Il lui serra le bras tendrement et répondit :
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— Je vous le promets ; vous ne ferez que ce que vous voudrez.
 
Elle parut soulagée et demanda en souriant :
 
— C’est bien vrai, ça ?
 
Il la regarda au fond des yeux.
 
— Je vous le jure !
 
— Prenons les billets, dit-elle.
 
Ils ne purent guère parler en route, le wagon étant au complet.
 
Arrivés à Maisons-Laffitte, ils se dirigèrent vers la Seine.
 
L’air tiède amollissait la chair et l’âme. Le soleil tombant en plein sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille reflets de gaîté dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui glissaient, par troupes, entre deux eaux. Ils allaient, inondés de bonheur, comme soulevés de terre dans une félicité éperdue.
 
Elle dit enfin :
 
— Comme vous devez me trouver folle !
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Il demanda :
 
— Pourquoi ça ?
 
Elle reprit :
 
— N’est-ce pas une folie de venir comme ça toute seule avec vous ?
 
— Mais non ! c’est bien naturel.
 
— Non ! non ! ce n’est pas naturel - pour moi, - parce que je ne veux pas fauter,- et c’est comme ça qu’on faute, cependant. Mais si vous saviez ! c’est si triste, tous les jours, la même chose, tous les jours du mois et tous les mois de l’année. Je suis toute seule avec maman. Et comme elle a eu bien des chagrins, elle n’est pas gaie. Moi, je fais comme je peux. Je tâche de rire quand même ; mais je ne réussis pas toujours. C’est égal, c’est mal d’être venue. Vous ne m’en voudrez pas, au moins.
 
Pour répondre, il l’embrassa vivement dans l’oreille. Mais elle se sépara de lui, d’un mouvement brusque et, fachée soudain :
 
— Oh ! monsieur François ! après ce que vous m’avez juré.
 
Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.
 
lls
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déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l’eau.
 
Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir l’un près de l’autre les rendaient rouges, oppressés et silencieux.
 
Mais après le café une joie brusque les envahit, et ayant traversé la Seine, ils repartirent le long de la rive, vers le village de La Frette.
 
Tout à coup il demanda :
 
— Comment vous appelez-vous ?
 
— Louise.
 
Il répéta : Louise ; et il ne dit plus rien.
 
La rivière, décrivant une longue courbe, allait baigner au loin une rangée de maisons blanches qui se miraient dans l’eau, la tête en bas. La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe champêtre, et lui, il chantait à pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu’on vient de mettre à l’herbe.
 
A leur gauche, un coteau planté de vignes
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suivait la rivière. Mais François soudain s’arrêta et demeurant immobile d’étonnement :
 
— Oh ! regardez, dit-il.
 
Les vignes avaient cessé, et toute la côte maintenant était couverte de lilas en fleur. C’était un bois violet, une sorte de grand tapis étendu sur la terre, allant jusqu’au village, là-bas, à deux ou trois kilomètres.
 
Elle restait aussi saisie, émue. Elle murmura :
 
— Oh ! que c’est joli !
 
Et, traversant un champ, ils allèrent, en courant, vers cette étrange colline, qui fournit, chaque année, tous les lilas tramés, à travers Paris, dans les petites voitures des marchandes ambulantes.
 
Un étroit sentier se perdait sous les arbustes. Ils le prirent et, ayant rencontré une petite clairière, ils s’assirent.
 
Des légions de mouches bourdonnaient au-dessus d’eux, jetaient dans l’air un ronflement doux et continu. Et le soleil, le grand soleil d’un jour sans brise, s’abattait sur le long
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coteau épanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arôme puissant, un immense souffle de parfums, cette sueur des fleurs.
 
Une cloche d’église sonnait au loin.
 
Et, tout doucement, ils s’embrassèrent, puis s’étreignirent, étendus sur l’herbe, sans conscience de rien que de leur baiser. Elle avait fermé les yeux et le tenait à pleins bras, le serrant éperdument, sans une pensée, la raison perdue, engourdie de la tête aux pieds dans une attente passionnée. Et elle se donna tout entière sans savoir ce qu’elle faisait, sans comprendre même qu’elle s’était livrée à lui.
 
Elle se réveilla dans l`affolement des grands malheurs et elle se mit à pleurer, gémissant de douleur, la figure cachée sous ses mains.
 
Il essayait de la consoler. Mais elle voulut repartir, revenir, rentrer tout de suite. Elle répétait sans cesse, en marchant à grands pas :
 
— Mon Dieu ! mon Dieu !
 
Il lui disait :
 
— Louise ! Louise ! restons, je vous en prie.
 
Elle avait maintenant les pommettes rouges
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et les yeux caves. Dès qu’ils furent dans la gare de Paris, elle le quitta sans même lui dire adieu.
 
 
 
Quand il la rencontra, le lendemain, dans l’omnibus elle lui parut changée, amaigrie. Elle lui dit :
 
— Il faut que je vous parle ; nous allons descendre au boulevard.
 
Dès qu’ils furent seuls sur le trottoir :
 
— Il faut nous dire adieu, dit-elle. Je ne peux pas vous revoir après ce qui s’est passé.
 
Il balbutia :
 
— Mais, pourquoi ?
 
— Parce que je ne peux pas. J’ai été coupable. Je ne le serai plus.
 
Alors il l’implora, la supplia, torturé de désirs, affolé du besoin de l’avoir tout entière, dans l’abandon absolu des nuits d’amour.
 
Elle répétait obstinément :
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— Non, je ne peux pas. Non, je ne peux pas.
 
Mais il s’animait, s’excitait davantage. Il promit de l’épouser. Elle dit encore :
 
— Non.
 
Et le quitta.
 
Pendant huit jours, il ne la vit pas. Il ne la put rencontrer, et comme il ne savait point son adresse, il la crut perdue pour toujours.
 
Le neuvième, au soir, on sonna chez lui. Il alla ouvrir. C’était elle. Elle se jeta dans ses bras, et ne résista plus.
 
Pendant trois mois, elle fut sa maîtresse. Il commençait à se lasser d’elle, quand elle lui appris qu’elle était grosse. A ! ors, il n’eut plus qu’une idée en tête : rompre à tout prix.
 
Comme il n’y pouvait parvenir, ne sachant s’y prendre, ne sachant que dire, affolé d’inquiétudes, avec la peur de cet enfant qui grandissait, il prit un parti suprême. Il déménagea, une nuit, et disparut.
 
Le coup fut si rude qu’elle ne chercha pas celui qui l’avait ainsi abandonnée. Elle se jeta
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aux genoux de sa mère en lui confessant son malheur ; et, quelques mois plus tard, elle accoucha d’un garçon.
 
 
 
Des années s’écoulèrent. François Tessier vieillissait sans qu’aucun changement se fit en sa vie. Il menait l’existence monotone et morne des bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque jour, il se levait à la même heure, suivait les mêmes rues, passait par la même porte devant le même concierge, entrait dans le même bureau, s’asseyait sur le même siège, et accomplissait la même besogne. Il était seul au monde, seul, le jour, au milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dans son logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour la vieillesse.
 
Chaque dimanche, il faisait un tour aux
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Champs-Elysées, afin de regarder passer le monde élégant, les équipages et les jolies femmes.
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Je vous attends mardi à cinq heures."
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En gravissant l’escalier, François Tessier s’arrêtait de marche en marche, tant son cœur battait. C’était dans sa poitrine un bruit précipité comme un galop de bête, un bruit sourd et violent. Et il ne respirait plus qu’avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber.
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Et il s’enfuit comme un voleur.
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