« Autre étude de femme » : différence entre les versions
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DEDIE A LEON GOZLAN▼
Comme un témoignage de bonne confraternité littéraire.
A Paris, il se rencontre toujours deux soirées dans les bals ou dans les raouts. D’abord une soirée officielle à laquelle assistent les personnes priées, un beau monde qui s’ennuie. Chacun pose pour le voisin. La plupart des jeunes femmes ne viennent que pour une seule personne. Quand chaque femme s’est assurée qu’elle est la plus belle pour cette personne et que cette opinion a pu être partagée par quelques autres, après des phrases insignifiantes échangées, comme celles-ci :
On se rassemble dans un petit salon. La seconde, la véritable soirée a lieu ; soirée où, comme sous l’ancien régime, chacun entend ce qui se dit, où la conversation est générale, où l’on est forcé d’avoir de l’esprit et de contribuer à l’amusement public. Tout est en relief, un rire franc succède à ces airs gourmés qui, dans le monde, attristent les plus jolies figures. Enfin, le plaisir commence là où le raout finit. Le raout, cette froide revue du luxe, ce défilé d’amours-propres en grand costume, est une de ces inventions anglaises qui tendent à mécanifier les autres nations. L’Angleterre semble tenir à ce que le monde entier s’ennuie comme elle et autant qu’elle.
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Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait la puissance de l’acteur et du conteur, ne m’avait si complètement ensorcelé. Je ne fus pas seul soumis à ces prestiges, et nous passâmes tous une soirée délicieuse. La conversation, devenue conteuse, entraîna dans son cours précipité de curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies, qui rendent cette ravissante improvisation tout à fait intraduisible ; mais, en laissant à ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leurs fallacieuses sinuosités, peut-être comprendrez-vous bien le charme d’une véritable soirée française, prise au moment où la familiarité la plus douce fait oublier à chacun ses intérêts, son amour-propre spécial, ou, si vous voulez, ses prétentions.
Vers deux heures du matin, au moment où le souper finissait, il ne se trouva plus autour de la table que des intimes, tous éprouvés par un commerce de quinze années, ou des gens de beaucoup de goût, bien élevés et qui savaient le monde. Par une convention tacite et bien observée, au souper chacun renonce à son importance. L’égalité la plus absolue y donne le ton. Il n’y avait d’ailleurs alors personne qui ne fût très-fier d’être lui-même. Madame d’Espard oblige ses convives à rester à table jusqu’au départ, après avoir maintes fois remarqué le changement total qui s’opère dans les esprits par le déplacement. De la salle à manger au salon, le charme se rompt. Selon Sterne, les idées d’un auteur qui s’est fait la barbe diffèrent de celles qu’il avait auparavant ; si Sterne a raison, ne peut-on pas affirmer hardiment que les dispositions des gens à table ne sont plus celles des mêmes gens revenus au salon ? L’atmosphère n’est plus capiteuse,
Ne fallait-il pas ce préambule pour vous initier aux charmes du récit confidentiel par lequel un homme célèbre, mort depuis, a peint l’innocent jésuitisme de la femme avec cette finesse particulière aux gens qui ont vu beaucoup de choses et qui fait des hommes d’état de délicieux conteurs, lorsque, comme les princes de Talleyrand et de Metternich, ils daignent conter.
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— Au point de vue sentimental, ceci est horrible, reprit le ministre. Aussi, quand ce phénomène a lieu chez un jeune homme… (Richelieu, qui, averti du danger de Concini par une lettre, la veille, dormit jusqu’à midi, quand on devait tuer son bienfaiteur à dix heures), un jeune homme, Pitt ou Napoléon, si vous voulez, est-il une monstruosité ? Je suis devenu ce monstre de très-bonne heure, et grâce à une femme.
— Je croyais, dit madame d’Espard en souriant, que nous défaisions beaucoup plus de politiques que nous n’en faisions.
— S’il s’agit d’une aventure d’amour, dit la baronne de Nucingen, je demande qu’on ne la coupe par aucune réflexion.
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Un ministre étranger sourit en se rappelant, à la clarté d’un souvenir, la vérité de cette observation.
— D’ailleurs, me disais-je, comment perdre un bonheur ? fit de Marsay en reprenant son récit. Ne valait-il pas mieux venir enfiévré ? Puis, me sachant malade, je la crois capable d’accourir et de se compromettre. Je fais un effort, j’écris une seconde lettre, je la porte moi-même, car mon homme de confiance n’était plus là. Nous étions séparés par la rivière, j’avais Paris à traverser ; mais enfin, à une distance convenable de son hôtel, j’avise un commissionnaire, je lui recommande de faire monter la lettre aussitôt, et j’ai la belle idée de passer en fiacre devant sa porte pour voir si, par hasard, elle ne recevra pas les deux billets à la fois. Au moment où j’arrive, à deux heures, la grande porte s’ouvrait pour laisser entrer la voiture de qui ?… du plastron ! Il y a quinze ans de cela… eh ! bien, en vous en parlant, l’orateur épuisé, le ministre desséché au contact des affaires publiques sent encore un bouillonnement dans son cœur et une chaleur à son diaphragme. Au bout d’une heure, je repasse : la voiture était encore dans la cour ! Mon mot restait sans doute chez le concierge. Enfin, à trois heures et demie, la voiture partit, je pus étudier la physionomie de mon rival : il était grave, il ne souriait point ; mais il aimait, et sans doute il s’agissait de quelque affaire. Je vais au rendez-vous, la reine de mon cœur y vient, je la trouve calme, pure et sereine. Ici, je dois vous avouer que j’ai toujours trouvé Othello non-seulement stupide, mais de mauvais goût. Un homme à moitié nègre est seul capable de se conduire ainsi. Shakspeare l’a bien senti d’ailleurs en intitulant sa pièce le More de Venise. L’aspect de la femme aimée a quelque chose de si balsamique pour le cœur, qu’il doit dissiper la douleur, les doutes, les chagrins : toute ma colère tomba, je retrouvai mon sourire. Ainsi cette contenance qui, à mon âge, eût été la plus horrible dissimulation, fut un effet de ma jeunesse et de mon amour. Une fois ma jalousie enterrée, j’eus la puissance d’observer. Mon état maladif était visible, les doutes horribles qui m’avaient travaillé l’augmentaient encore. Enfin, je trouvai un joint pour glisser ces mots :
— Je ne vous dis rien ni de la nuit, ni de la semaine que j’ai passée, reprit de Marsay, je me suis reconnu homme d’état.
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— En repassant avec un esprit infernal les véritables cruelles vengeances qu’on peut tirer d’une femme, dit de Marsay en continuant (et, comme nous nous aimions, il y en avait de terribles, d’irréparables), je me méprisais, je me sentais vulgaire, je formulais insensiblement un code horrible, celui de l’indulgence. Se venger d’une femme, n’est-ce pas reconnaître qu’il n’y en a qu’une pour nous, que nous ne saurions nous passer d’elle ? et alors la vengeance est-elle le moyen de la reconquérir ? Si elle ne nous est pas indispensable, s’il y en a d’autres, pourquoi ne pas lui laisser le droit de changer que nous nous arrogeons ? Ceci, bien entendu, ne s’applique qu’à la passion ; autrement, ce serait anti-social, et rien ne prouve mieux la nécessité d’un mariage indissoluble que l’instabilité de la passion. Les deux sexes doivent être enchaînés comme des bêtes féroces qu’ils sont, dans des lois fatales sourdes et muettes. Supprimez la vengeance, la trahison n’est plus rien en amour. Ceux qui croient qu’il n’existe qu’une seule femme dans le monde pour eux, ceux-là doivent être pour la vengeance, et alors il n’y en a qu’une, celle d’Othello. Voici la mienne.
Ce mot détermina parmi nous tous ce mouvement imperceptible que les journalistes peignent ainsi dans les discours parlementaires : (profonde sensation).
Les femmes qui entendaient alors de Marsay parurent offensées en se voyant si bien jouées, car il accompagna ces mots par des mines, par des poses de tête et des minauderies qui faisaient illusion.
— Au moment où j’allais croire à ces adorables faussetés, lui tenant toujours sa main moite dans la mienne, je lui dis :
Relevez-vous, ma chère, et faites-moi l’honneur d’être franche.
Ici, toutes les femmes échangèrent un regard.
— Si j’ai souffert encore en me rappelant sa trahison, je ris encore de l’air d’intime conviction de douce satisfaction intérieure qu’elle avait, sinon de ma mort, du moins d’une mélancolie éternelle, reprit de Marsay. Oh ! ne riez pas encore, dit-il aux convives, il y a mieux. Je la regardai très-amoureusement après une pause, et lui dis :
— Combien je plains la seconde ! dit la baronne de Nucingen.
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— Les comtesses resteront, reprit de Marsay. Une femme élégante sera plus ou moins comtesse, comtesse de l’empire ou d’hier, comtesse de vieille roche, ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Mais quant à la grande dame, elle est morte avec l’entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d’un delta de nœuds en rubans. Les duchesses aujourd’hui passent par les portes sans qu’il soit besoin de les faire élargir pour leurs paniers. Enfin, l’Empire a vu les dernières robes à queue ! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes ducales n’a pas établi pour certaines familles le droit d’aînesse par d’indestructibles lois. Napoléon n’a pas deviné les effets de ce Code qui le rendait si fier. Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait nos femmes comme il faut d’aujourd’hui, le produit médiat de sa législation.
— La pensée, prise comme un marteau et par l’enfant qui sort du collége et par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l’état social, dit le marquis de Vandenesse. Aujourd’hui, tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrir sa puissante poitrine d’homme d’une demi-aune de satin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent six francs, tient son lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et, fût-il clerc d’avoué, fils d’entrepreneur ou bâtard de banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l’évalue quand elle descend l’escalier d’un théâtre, et dit à son ami habillé par Buisson, chez qui nous nous habillons tous, et monté sur vernis comme le premier duc venu :
— Vous n’avez pas su, dit lord Dudley, devenir un parti, vous n’aurez pas de politique d’ici long-temps. En France, vous parlez beaucoup d’organiser le Travail et vous n’avez pas encore organisé la Propriété. Voici donc ce qui vous arrive : Un duc quelconque (il s’en rencontrait encore sous Louis XVIII ou sous Charles X qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux) ce duc pouvait se conduire en grand seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français est le prince de Talleyrand. Ce duc laisse quatre enfants, dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n’a plus que soixante ou quatre-vingt mille livres de rente aujourd’hui ; chacun d’eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans un appartement, au rez-de-chaussée ou au premier étage d’une maison avec la plus grande économie ; qui sait même s’ils ne quêtent pas une fortune ? Dès lors la femme du fils aîné, qui n’est duchesse que de nom, n’a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle ; elle n’a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue Saint-Denis l’est dans son commerce, elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit et surveille ses filles qu’elle ne met plus au couvent. Vos femmes les plus nobles sont ainsi devenues d’estimables couveuses.
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— Le glas de la haute société sonne, entendez-vous ! dit un prince russe, et le premier coup est votre mot moderne de femme comme il faut !
— Vous avez raison, mon prince, dit de Marsay. Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l’expression du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l’esprit, de la grâce, de la distinction réunis, mais amoindris. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura pendant long-temps des femmes comme il faut, envoyées par l’opinion publique dans une haute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu’est le gentleman en Angleterre.
— Ah ! le voici, dit madame de Nucingen. Autrefois une femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins une grande dame ; mais aujourd’hui, fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas une femme comme il faut.
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— Oui, dit de Marsay, tu saisis bien le défaut de notre époque. L’épigramme, ce livre en un mot, ne tombe plus, comme pendant le dix-huitième siècle, ni sur les personnes, ni sur les choses, mais sur des événements mesquins, et meurt avec la journée.
— Aussi l’esprit de la femme comme il faut, quand elle en a, reprit Blondet, consiste-t-il à mettre tout en doute, comme celui de la bourgeoise lui sert à tout affirmer. Là est la grande différence entre ces deux femmes : la bourgeoise a certainement de la vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore, ou si elle en aura toujours ; elle hésite et résiste là où l’autre refuse net pour tomber à plat. Cette hésitation en toute chose est une des dernières grâces que lui laisse notre horrible époque. Elle va rarement à l’église, mais elle parlera religion et voudra vous convertir si vous avez le bon goût de faire de l’esprit fort, car vous aurez ouvert une issue aux phrases stéréotypées, aux airs de tête et aux gestes convenus entre toutes ces femmes :
Les femmes ne purent s’empêcher de rire des minauderies par lesquelles Emile illustrait ses railleries.
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— Ah ! quel blézir te tichérer en fus égoudant, dit le baron de Nucingen.
— Mais croyez-vous que ce que nous vous servons soit commun ? dit Blondet. S’il fallait payer les plaisirs de la conversation comme vous payez ceux de la danse ou de la musique, votre fortune n’y suffirait pas ! Il n’y a pas deux représentations pour le même trait d’esprit.
— Moins le roi, répondit le général ; mais je suis de votre avis, madame, les femmes de cette époque sont vraiment grandes. Quand la postérité sera venue pour moi, est-ce que madame Récamier n’aura pas des proportions plus belles que celles des femmes les plus célèbres des temps passés ? Nous avons fait tant d’histoire que les historiens manqueront ! Le siècle de Louis XIV n’a eu qu’une madame de Sévigné, nous en avons mille aujourd’hui dans Paris qui certes écrivent mieux qu’elle et qui ne publient pas leurs lettres. Que la femme française s’appelle femme comme il faut ou grande dame, elle sera toujours la femme par excellence. Emile Blondet nous a fait une peinture des agréments d’une femme d’aujourd’hui ; mais au besoin cette femme qui minaude, qui parade, qui gazouille les idées de messieurs tels et tels, serait héroïque ! Et, disons-le, vos fautes, mesdames, sont d’autant plus poétiques qu’elles seront toujours et en tout temps environnées des plus grands périls. J’ai beaucoup vu le monde, je l’ai peut-être observé trop tard ; mais, dans les circonstances où l’illégalité de vos sentiments pouvait être excusée, j’ai toujours remarqué les effets de je ne sais quel hasard, que vous pouvez appeler la Providence, accablant fatalement celles que nous nommons des femmes légères.
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— C’est un goût de femme vertueuse, répliqua de Marsay en regardant la charmante fille de lord Dudley.
— Pendant la campagne de 1812, dit alors le général Montriveau, je fus la cause involontaire d’un malheur affreux qui pourra vous servir, docteur Bianchon, dit-il en me regardant, vous qui vous occupez beaucoup de l’esprit humain en vous occupant du corps, à résoudre quelques-uns de vos problèmes sur la Volonté. Je faisais ma seconde campagne, j’aimais le péril et je riais de tout, en jeune et simple lieutenant d’artillerie que j’étais ! Lorsque nous arrivâmes à la Bérésina, l’armée n’avait plus, comme vous le savez, de discipline, et ne connaissait plus l’obéissance militaire. C’était un ramas d’hommes de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi. Les soldats chassaient de leurs foyers un général en haillons et pieds nus quand il ne leur apportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette célèbre rivière, le désordre ne fut pas moindre. Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, des marais de Zembin, et j’allais cherchant une maison où l’on voulût bien me recevoir. N’en trouvant pas, ou chassé de celles que je rencontrais, j’aperçus heureusement, vers le soir, une mauvaise petite ferme de Pologne, de laquelle rien ne pourrait vous donner une idée, à moins que vous n’ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres métairies de la Beauce. Ces habitations consistent en une seule chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite pièce sert de magasin à fourrages. L’obscurité du crépuscule me permit de voir de loin une légère fumée qui s’échappait de cette maison. Espérant y trouver des camarades plus compatissants que ceux auxquels je m’étais adressé jusqu’alors, je marchai courageusement jusqu’à la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels était une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d’artillerie du premier régiment dans lequel j’avais servi. Je fus accueilli par un hourra d’acclamations qui m’aurait fort étonné de l’autre côté de la Bérésina ; mais en ce moment le froid était moins intense, mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient, et la salle jonchée de bottes de paille leur offrait la perspective d’une nuit de délices. Nous n’en demandions pas tant alors. Les camarades pouvaient être philanthropes gratis, une des manières les plus ordinaires d’être philanthrope. Je me mis à manger en m’asseyant sur des bottes de fourrage. Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d’hommes qu’il m’a été permis de voir. Il était Italien. Or, toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, elle est alors sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs… C’est magnifique, aux lumières surtout. Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet j’ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l’empereur à l’armée d’Eugène, mon colonel était un homme de haute taille ; il avait bien huit à neuf pouces, admirablement proportionné, peut-être un peu gros, mais d’une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Ses cheveux noirs, bouclés à profusion, faisaient valoir son teint blanc comme celui d’une femme ; il avait de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui arrivait souvent. Son irascibilité passait si bien toute croyance, que je ne vous en dirai rien ; vous allez en juger d’ailleurs. Personne ne restait calme près de lui. Moi seul peut-être je ne le craignais pas ; il m’avait pris, il est vrai, dans une si singulière amitié que tout ce que je faisais, il le trouvait bon. Quand la colère le travaillait, son front se crispait, et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet. Ce signe vous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus. Tout son corps tressaillait alors, et sa force, déjà si grande à l’état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup. Sa voix, au moins aussi puissante que celle de l’Oudet de Charles Nodier, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains moments, lorsqu’il commandait la manœuvre ou qu’il était ému, vous ne sauriez imaginer combien de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris. Il faudrait l’avoir entendu. Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique, et son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade, à l’armée d’Italie, aucun homme ne pouvait lutter avec lui. Enfin d’Orsay lui-même, le beau d’Orsay, fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d’entrer en Russie. Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes. Aussi ne me demandez pas s’il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles votre nature (le général regardait la princesse de Cadignan) se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur ; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, le colonel avait peu de bonnes fortunes, ou négligeait d’en avoir. Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère. Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d’un côté par un talus assez haut, et de l’autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d’artillerie, à la tête duquel marchait le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment qui se trouvait en tête de la première batterie. Naturellement notre capitaine s’y refuse ; mais le colonel fait signe à sa première batterie d’avancer, et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine, et la lui brisa net en le renversant de l’autre côté de son cheval. Tout cela fut l’affaire d’un moment. Notre colonel, qui se trouvait à une faible distance, devine la querelle, accourt au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l’air, et arrive sur le terrain en face de l’autre colonel au moment où notre capitaine criait :
— Il n’y a rien de plus terrible que la révolte d’un mouton, dit de Marsay.
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— Monsieur Bianchon peut nous le dire, répondit de Marsay en s’adressant à moi, car il l’a vue mourir.
— Oui, dis-je, et sa mort est une des plus belles que je connaisse. Nous avions passé le duc et moi la nuit au chevet de la mourante, dont la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissait aucun espoir, elle avait été administrée la veille. Le duc s’était endormi. Madame la duchesse, s’étant réveillée vers quatre heures du matin, me fit, de la manière la plus touchante et en souriant, un signe amical pour me dire de le laisser reposer, et cependant elle allait mourir ! Elle était arrivée à une maigreur extraordinaire, mais son visage avait conservé ses traits et ses formes vraiment sublimes. Sa pâleur faisait ressembler sa peau à de la porcelaine derrière laquelle on aurait mis une lumière. Ses yeux vifs et ses couleurs tranchaient sur ce teint plein d’une molle élégance, et il respirait dans sa physionomie une imposante tranquillité. Elle paraissait plaindre le duc, et ce sentiment prenait sa source dans une tendresse élevée qui semblait ne plus connaître de bornes aux approches de la mort. Le silence était profond. La chambre, doucement éclairée par une lampe, avait l’aspect de toutes les chambres de malades au moment de la mort. En ce moment la pendule sonna. Le duc se réveilla, et fut au désespoir d’avoir dormi. Je ne vis pas le geste d’impatience par lequel il peignit le regret qu’il éprouvait d’avoir perdu de vue sa femme pendant un des derniers moments qui lui étaient accordés ; mais il est sûr qu’une personne autre que la mourante aurait pu s’y tromper. Homme d’état, préoccupé des intérêts de la France, le duc avait mille de ces bizarreries apparentes qui font prendre les gens de génie pour des fous, mais dont l’explication se trouve dans la nature exquise et dans les exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil près du lit de sa femme, et la regarda fixement. La mourante avança un peu la main, prit celle de son mari, la serra faiblement ; et d’une voix douce, mais émue, elle lui dit :
— Les histoires que conte le docteur, reprit le comte de Vandenesse, font des impressions bien profondes.
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