« Autre étude de femme » : différence entre les versions

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DEDIE A LEON GOZLAN
 
DEDIEDÉDIÉ AÀ LEON GOZLAN
 
Comme un témoignage de bonne confraternité littéraire.
 
A Paris, il se rencontre toujours deux soirées dans les bals ou dans les raouts. D’abord une soirée officielle à laquelle assistent les personnes priées, un beau monde qui s’ennuie. Chacun pose pour le voisin. La plupart des jeunes femmes ne viennent que pour une seule personne. Quand chaque femme s’est assurée qu’elle est la plus belle pour cette personne et que cette opinion a pu être partagée par quelques autres, après des phrases insignifiantes échangées, comme celles-ci : -- Comptez-vous aller de bonne heure à ** (un nom de terre) ? -- Madame une telle a bien chanté ! -- Quelle est cette petite femme qui a tant de diamants ? Ou, après avoir lancé des phrases épigrammatiques qui font un plaisir passager et des blessures de longue durée, les groupes s’éclaircissent, les indifférents s’en vont, les bougies brûlent dans les bobèches ; la maîtresse de la maison arrête alors quelques artistes, des gens gais, des amis, en leur disant : -- Restez, nous soupons entre nous.
 
On se rassemble dans un petit salon. La seconde, la véritable soirée a lieu ; soirée où, comme sous l’ancien régime, chacun entend ce qui se dit, où la conversation est générale, où l’on est forcé d’avoir de l’esprit et de contribuer à l’amusement public. Tout est en relief, un rire franc succède à ces airs gourmés qui, dans le monde, attristent les plus jolies figures. Enfin, le plaisir commence là où le raout finit. Le raout, cette froide revue du luxe, ce défilé d’amours-propres en grand costume, est une de ces inventions anglaises qui tendent à mécanifier les autres nations. L’Angleterre semble tenir à ce que le monde entier s’ennuie comme elle et autant qu’elle.
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Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait la puissance de l’acteur et du conteur, ne m’avait si complètement ensorcelé. Je ne fus pas seul soumis à ces prestiges, et nous passâmes tous une soirée délicieuse. La conversation, devenue conteuse, entraîna dans son cours précipité de curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies, qui rendent cette ravissante improvisation tout à fait intraduisible ; mais, en laissant à ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leurs fallacieuses sinuosités, peut-être comprendrez-vous bien le charme d’une véritable soirée française, prise au moment où la familiarité la plus douce fait oublier à chacun ses intérêts, son amour-propre spécial, ou, si vous voulez, ses prétentions.
 
Vers deux heures du matin, au moment où le souper finissait, il ne se trouva plus autour de la table que des intimes, tous éprouvés par un commerce de quinze années, ou des gens de beaucoup de goût, bien élevés et qui savaient le monde. Par une convention tacite et bien observée, au souper chacun renonce à son importance. L’égalité la plus absolue y donne le ton. Il n’y avait d’ailleurs alors personne qui ne fût très-fier d’être lui-même. Madame d’Espard oblige ses convives à rester à table jusqu’au départ, après avoir maintes fois remarqué le changement total qui s’opère dans les esprits par le déplacement. De la salle à manger au salon, le charme se rompt. Selon Sterne, les idées d’un auteur qui s’est fait la barbe diffèrent de celles qu’il avait auparavant ; si Sterne a raison, ne peut-on pas affirmer hardiment que les dispositions des gens à table ne sont plus celles des mêmes gens revenus au salon ? L’atmosphère n’est plus capiteuse, l’oeill’œil ne contemple plus le brillant désordre du dessert, on a perdu les bénéfices de cette mollesse d’esprit, de cette bénévolence qui nous envahit quand nous restons dans l’assiette particulière à l’homme rassasié, bien établi sur une de ces chaises moelleuses comme on les fait aujourd’hui. Peut-être cause-t-on plus volontiers devant un dessert, en compagnie de vins fins, pendant le délicieux moment où chacun peut mettre son coude sur la table et sa tête dans sa main. Non-seulement alors tout le monde aime à parler, mais encore à écouter. La digestion, presque toujours attentive, est, selon les caractères, ou babillarde, ou silencieuse ; et chacun y trouve alors son compte.
 
Ne fallait-il pas ce préambule pour vous initier aux charmes du récit confidentiel par lequel un homme célèbre, mort depuis, a peint l’innocent jésuitisme de la femme avec cette finesse particulière aux gens qui ont vu beaucoup de choses et qui fait des hommes d’état de délicieux conteurs, lorsque, comme les princes de Talleyrand et de Metternich, ils daignent conter.
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— Au point de vue sentimental, ceci est horrible, reprit le ministre. Aussi, quand ce phénomène a lieu chez un jeune homme… (Richelieu, qui, averti du danger de Concini par une lettre, la veille, dormit jusqu’à midi, quand on devait tuer son bienfaiteur à dix heures), un jeune homme, Pitt ou Napoléon, si vous voulez, est-il une monstruosité ? Je suis devenu ce monstre de très-bonne heure, et grâce à une femme.
 
— Je croyais, dit madame d’Espard en souriant, que nous défaisions beaucoup plus de politiques que nous n’en faisions. -- Le monstre de qui je vous parle n’est un monstre que parce qu’il vous résiste, répondit le conteur en faisant une ironique inclination de tête.
 
— S’il s’agit d’une aventure d’amour, dit la baronne de Nucingen, je demande qu’on ne la coupe par aucune réflexion.
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Un ministre étranger sourit en se rappelant, à la clarté d’un souvenir, la vérité de cette observation.
 
— D’ailleurs, me disais-je, comment perdre un bonheur ? fit de Marsay en reprenant son récit. Ne valait-il pas mieux venir enfiévré ? Puis, me sachant malade, je la crois capable d’accourir et de se compromettre. Je fais un effort, j’écris une seconde lettre, je la porte moi-même, car mon homme de confiance n’était plus là. Nous étions séparés par la rivière, j’avais Paris à traverser ; mais enfin, à une distance convenable de son hôtel, j’avise un commissionnaire, je lui recommande de faire monter la lettre aussitôt, et j’ai la belle idée de passer en fiacre devant sa porte pour voir si, par hasard, elle ne recevra pas les deux billets à la fois. Au moment où j’arrive, à deux heures, la grande porte s’ouvrait pour laisser entrer la voiture de qui ?… du plastron ! Il y a quinze ans de cela… eh ! bien, en vous en parlant, l’orateur épuisé, le ministre desséché au contact des affaires publiques sent encore un bouillonnement dans son cœur et une chaleur à son diaphragme. Au bout d’une heure, je repasse : la voiture était encore dans la cour ! Mon mot restait sans doute chez le concierge. Enfin, à trois heures et demie, la voiture partit, je pus étudier la physionomie de mon rival : il était grave, il ne souriait point ; mais il aimait, et sans doute il s’agissait de quelque affaire. Je vais au rendez-vous, la reine de mon cœur y vient, je la trouve calme, pure et sereine. Ici, je dois vous avouer que j’ai toujours trouvé Othello non-seulement stupide, mais de mauvais goût. Un homme à moitié nègre est seul capable de se conduire ainsi. Shakspeare l’a bien senti d’ailleurs en intitulant sa pièce le More de Venise. L’aspect de la femme aimée a quelque chose de si balsamique pour le cœur, qu’il doit dissiper la douleur, les doutes, les chagrins : toute ma colère tomba, je retrouvai mon sourire. Ainsi cette contenance qui, à mon âge, eût été la plus horrible dissimulation, fut un effet de ma jeunesse et de mon amour. Une fois ma jalousie enterrée, j’eus la puissance d’observer. Mon état maladif était visible, les doutes horribles qui m’avaient travaillé l’augmentaient encore. Enfin, je trouvai un joint pour glisser ces mots : -- Vous n’aviez personne ce matin chez vous ? en me fondant sur l’inquiétude où m’avait jeté la crainte qu’elle ne disposât de sa matinée d’après mon premier billet. -- Ah ! dit-elle, il faut être homme pour avoir de pareilles idées ! Moi, penser à autre chose qu’à tes souffrances ? Jusqu’au moment où le second billet est venu, je n’ai fait que chercher les moyens de t’aller voir. -- Et tu es restée seule ? -- Seule, dit-elle en me regardant avec une si parfaite attitude d’innocence, que ce fut défié par un air de ce genre-là que le More a dû tuer Desdémona. Comme elle occupait à elle seule son hôtel, ce mot était un affreux mensonge. Un seul mensonge détruit cette confiance absolue qui, pour certaines âmes, est le fond même de l’amour. Pour vous exprimer ce qui se fit en moi dans ce moment, il faudrait admettre que nous avons un être intérieur dont le nous visible est le fourreau, que cet être, brillant comme une lumière, est délicat comme une ombre… eh ! bien, ce beau moi fut alors vêtu pour toujours d’un crêpe. Oui, je sentis une main froide et décharnée me passer le suaire de l’expérience, m’imposer le deuil éternel que met en notre âme une première trahison. En baissant les yeux pour ne pas lui laisser remarquer mon éblouissement, cette pensée orgueilleuse me rendit un peu de force : -- Si elle te trompe, elle est indigne de toi ! Je mis ma rougeur subite et quelques larmes qui me vinrent aux yeux sur un redoublement de douleur, et la douce créature voulut me reconduire jusque chez moi, les stores du fiacre baissés. Pendant le chemin, elle fut d’une sollicitude et d’une tendresse qui eussent trompé ce même More de Venise que je prends pour point de comparaison. En effet, si ce grand enfant hésite deux secondes encore, tout spectateur intelligent devine qu’il va demander pardon à Desdémona. Aussi, tuer une femme, est-ce un acte d’enfant ! Elle pleura en me quittant, tant elle était malheureuse de ne pouvoir me soigner elle-même. Elle souhaitait être mon valet de chambre, dont le bonheur était pour elle un sujet de jalousie, et tout cela rédigé, oh ! mais comme l’eût écrit Clarisse heureuse. Il y a toujours un fameux singe dans la plus jolie et la plus angélique des femmes !
 
AÀ ce mot, toutes les femmes baissèrent les yeux comme blessées par cette cruelle vérité, si cruellement formulée.
 
— Je ne vous dis rien ni de la nuit, ni de la semaine que j’ai passée, reprit de Marsay, je me suis reconnu homme d’état.
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— En repassant avec un esprit infernal les véritables cruelles vengeances qu’on peut tirer d’une femme, dit de Marsay en continuant (et, comme nous nous aimions, il y en avait de terribles, d’irréparables), je me méprisais, je me sentais vulgaire, je formulais insensiblement un code horrible, celui de l’indulgence. Se venger d’une femme, n’est-ce pas reconnaître qu’il n’y en a qu’une pour nous, que nous ne saurions nous passer d’elle ? et alors la vengeance est-elle le moyen de la reconquérir ? Si elle ne nous est pas indispensable, s’il y en a d’autres, pourquoi ne pas lui laisser le droit de changer que nous nous arrogeons ? Ceci, bien entendu, ne s’applique qu’à la passion ; autrement, ce serait anti-social, et rien ne prouve mieux la nécessité d’un mariage indissoluble que l’instabilité de la passion. Les deux sexes doivent être enchaînés comme des bêtes féroces qu’ils sont, dans des lois fatales sourdes et muettes. Supprimez la vengeance, la trahison n’est plus rien en amour. Ceux qui croient qu’il n’existe qu’une seule femme dans le monde pour eux, ceux-là doivent être pour la vengeance, et alors il n’y en a qu’une, celle d’Othello. Voici la mienne.
 
Ce mot détermina parmi nous tous ce mouvement imperceptible que les journalistes peignent ainsi dans les discours parlementaires : (profonde sensation). -- Guéri de mon rhume et de l’amour pur, absolu, divin, je me laissai aller à une aventure dont l’héroïne était charmante, et d’un genre de beauté tout opposé à celui de mon ange trompeur. Je me gardai bien de rompre avec cette femme si forte et si bonne comédienne, car je ne sais pas si le véritable amour donne d’aussi gracieuses jouissances qu’en prodigue une si savante tromperie. Une pareille hypocrisie vaut la vertu (je ne dis pas cela pour vous autres Anglaises, milady, s’écria doucement le ministre, en s’adressant à lady Barimore, fille de lord Dudley). Enfin, je tâchai d’être le même amoureux. J’eus à faire travailler, pour mon nouvel ange, quelques mèches de mes cheveux, et j’allai chez un habile artiste qui, dans ce temps, demeurait rue Boucher. Cet homme avait le monopole des présents capillaires, et je donne son adresse pour ceux qui n’ont pas beaucoup de cheveux : il en a de tous les genres et de toutes les couleurs. Après s’être fait expliquer ma commande, il me montra ses ouvrages. Je vis alors des œuvres de patience qui surpassent ce que les contes attribuent aux fées et ce que font les forçats. Il me mit au courant des caprices et des modes qui régissaient la partie des cheveux. -- Depuis un an, me dit-il, on a eu la fureur de marquer le linge en cheveux ; et, heureusement, j’avais de belles collections de cheveux et d’excellentes ouvrières. En entendant ces mots, je suis atteint par un soupçon, je tire mon mouchoir, et lui dis : -- En sorte que ceci s’est fait chez vous, avec de faux cheveux ? Il regarda mon mouchoir, et dit : -- Oh ! cette dame était bien difficile, elle a voulu vérifier la nuance de ses cheveux. Ma femme a marqué ces mouchoirs-là elle-même. Vous avez là, monsieur, une des plus belles choses qui se soient exécutées. Avant ce dernier trait de lumière, j’aurais cru à quelque chose, j’aurais fait attention à la paroles d’une femme. Je sortis ayant foi dans le plaisir, mais, en fait d’amour, je devins athée comme un mathématicien. Deux mois après, j’étais assis auprès de la femme éthérée, dans son boudoir, sur son divan. Je tenais l’une de ses mains, elle les avait fort belles, et nous gravissions les Alpes du sentiment, cueillant les plus jolies fleurs, effeuillant des marguerites (il y a toujours un moment où l’on effeuille des marguerites, même quand on est dans un salon et qu’on n’a pas de marguerites)… Au plus fort de la tendresse, et quand on s’aime le mieux, l’amour a si bien la conscience de son peu de durée, qu’on éprouve un invincible besoin de se demander : « M’aimes-tu ? m’aimeras-tu toujours ? » Je saisis ce moment élégiaque, si tiède, si fleuri, si épanoui, pour lui faire dire ses plus beaux mensonges dans le ravissant langage de ces exagérations spirituelles, et de cette poésie gasconne particulières à l’amour. Elle étala la fine fleur de ses tromperies : elle ne pouvait pas vivre sans moi, j’étais le seul homme qu’il y eût pour elle au monde, elle avait peur de m’ennuyer parce que ma présence lui ôtait tout son esprit ; près de moi, ses facultés devenaient tout amour ; elle était d’ailleurs trop tendre pour ne pas avoir des craintes ; elle cherchait depuis six mois le moyen de m’attacher éternellement et il n’y avait que Dieu qui connaissait ce secret-là ; enfin elle faisait de moi son dieu !…
 
Les femmes qui entendaient alors de Marsay parurent offensées en se voyant si bien jouées, car il accompagna ces mots par des mines, par des poses de tête et des minauderies qui faisaient illusion.
 
— Au moment où j’allais croire à ces adorables faussetés, lui tenant toujours sa main moite dans la mienne, je lui dis : -- Quand épouses-tu le duc ?… Ce coup de pointe était si direct, mon regard si bien affronté avec le sien, et sa main si doucement posée dans la mienne, que son tressaillement, si léger qu’il fût, ne put être entièrement dissimulé ; son regard fléchit sous le mien, une faible rougeur nuança ses joues : --- Le duc ! Que voulez-vous dire ? répondit-elle en feignant un profond étonnement. -- Je sais tout, repris-je ; et, dans mon opinion, vous ne devez plus tarder : il est riche, il est duc ; mais il est plus que dévot, il est religieux ! Aussi suis-je certain que vous m’avez été fidèle, grâce à ses scrupules. Vous ne sauriez croire combien il est urgent pour vous de le compromettre vis-à-vis de lui-même et de Dieu ; sans cela, vous n’en finiriez jamais. -- Est-ce un rêve ? dit-elle en faisant sur ses cheveux au-dessus du front, quinze ans avant la Malibran, le si célèbre geste de la Malibran. -- Allons, ne fais pas l’enfant, mon ange, lui dis-je en voulant lui prendre les mains. Mais elle se croisa les mains sur la taille avec un petit air prude et courroucé. -- Epousez-le, je vous le permets, repris-je en répondant à son geste par le vous de salon. Il y a mieux, je vous y engage. -- Mais, dit-elle en tombant à mes genoux, il y a quelque horrible méprise : je n’aime que toi dans le monde ; tu peux m’en demander les preuves que tu voudras.
 
Relevez-vous, ma chère, et faites-moi l’honneur d’être franche. -- Comme avec Dieu. -- Doutez-vous de mon amour ? -- Non. -- De ma fidélité ? -- Non. -- Eh ! bien, j’ai commis le plus grand des crimes, repris-je, j’ai douté de votre amour et de votre fidélité. Entre deux ivresses, je me suis mis à regarder tranquillement autour de moi. -- Tranquillement ! s’écria-t-elle en soupirant. En voilà bien assez. Henri, vous ne m’aimez plus. Elle avait déjà trouvé, comme vous le voyez, une porte pour s’évader. Dans ces sortes de scènes un adverbe est bien dangereux. Mais heureusement la curiosité lui fit ajouter : -- Et qu’avez-vous vu ? Ai-je jamais parlé au duc autrement que dans le monde ? avez-vous surpris dans mes yeux… ? -- Non, dis-je ; mais dans les siens. Et vous m’avez fait aller huit fois à Saint-Thomas-d’Aquin vous voir entendant la même messe que lui. -- Ah ! s’écria-t-elle enfin, je vous ai donc rendu jaloux. -- Oh ! je voudrais bien l’être, lui dis-je en admirant la souplesse de cette vive intelligence et ces tours d’acrobate qui ne réussissent que devant des aveugles. Mais, à force d’aller à l’église, je suis devenu très-incrédule. Le jour de mon premier rhume et de votre première tromperie, quand vous m’avez cru au lit, vous avez reçu le duc, et vous m’avez dit n’avoir vu personne. -- Savez-vous que votre conduite est infâme ? -- En quoi ? Je trouve que votre mariage avec le duc est une excellente affaire : il vous donne un beau nom, la seule position qui vous convienne, une situation brillante, honorable. Vous serez l’une des reines de Paris. J’aurais des torts envers vous si je mettais un obstacle à cet arrangement, à cette vie honorable, à cette superbe alliance. Ah ! quelque jour, Charlotte, vous me rendrez justice en découvrant combien mon caractère est différent de celui des autres jeunes gens… vous alliez être forcée de me tromper… Oui, vous eussiez été très-embarrassée de rompre avec moi, car il vous épie. Il est temps de nous séparer, le duc est d’une vertu sévère. Il faut que vous deveniez prude, je vous le conseille. Le duc est vain, il sera fier de sa femme. -- Ah ! me dit-elle en fondant en larmes, Henri, si tu avais parlé ! oui, si tu l’avais voulu (j’avais tort, comprenez-vous ? ), nous fussions allés vivre toute notre vie dans un coin, mariés, heureux, à la face du monde. -- Enfin, il est trop tard, repris-je en lui baisant les mains et prenant un petit air de victime. -- Mon Dieu ! mais je puis tout défaire, reprit-elle. -- Non, vous êtes trop avancée avec le duc. Je dois même faire un voyage pour nous mieux séparer. Nous aurions à craindre l’un et l’autre notre propre amour… -- Croyez-vous, Henri, que le duc ait des soupçons ? J’étais encore Henri, mais j’avais toujours perdu le tu. -- Je ne le pense pas, répondis-je en prenant les manières et le ton d’un ami ; mais soyez tout à fait dévote, réconciliez-vous avec Dieu, car le duc attend des preuves, il hésite, et il faut le décider. Elle se leva, fit deux fois le tour de son boudoir dans une agitation véritable ou feinte ; puis elle trouva sans doute une pose et un regard en harmonie avec cette situation nouvelle, car elle s’arrêta devant moi, me tendit la main et me dit d’un son de voix ému : -- Eh ! bien, Henri, vous êtes un loyal, un noble et charmant homme : je ne vous oublierai jamais. Ce fut d’une admirable stratégie. Elle fut ravissante dans cette transition, nécessaire à la situation dans laquelle elle voulait se mettre vis-à-vis de moi. Je pris l’attitude, les manières et le regard d’un homme si profondément affligé que je vis sa dignité trop récente mollir ; elle me regarda, me prit par la main, m’attira, me jeta presque, mais doucement, sur le divan, et me dit après un moment de silence : -- Je suis profondément triste, mon enfant. Vous m’aimez ? -- Oh ! oui. -- Eh ! bien, qu’allez-vous devenir ?
 
Ici, toutes les femmes échangèrent un regard.
 
— Si j’ai souffert encore en me rappelant sa trahison, je ris encore de l’air d’intime conviction de douce satisfaction intérieure qu’elle avait, sinon de ma mort, du moins d’une mélancolie éternelle, reprit de Marsay. Oh ! ne riez pas encore, dit-il aux convives, il y a mieux. Je la regardai très-amoureusement après une pause, et lui dis : -- Oui, voilà ce que je me suis demandé. -- Eh ! bien, que ferez-vous ? -- Je me le suis demandé le lendemain de mon rhume. -- Et… ? dit-elle avec une visible inquiétude. -- Et je me suis mis en mesure auprès de cette petite dame à qui j’étais censé faire la cour. Charlotte se dressa de dessus le divan comme une biche surprise, trembla comme une feuille, me jeta l’un de ces regards dans lesquels les femmes oublient toute leur dignité, toute leur pudeur, leur finesse, leur grâce même, l’étincelant regard de la vipère poursuivie, forcée dans son coin, et me dit : -- Et moi qui l’aimais ! moi qui combattais ! moi qui… Elle fit sur la troisième idée, que je vous laisse à deviner, le plus beau point d’orgue que j’aie entendu. -- Mon Dieu ! s’écria-t-elle, sommes-nous malheureuses ? nous ne pouvons jamais être aimées. Il n’y a jamais rien de sérieux pour vous dans les sentiments les plus purs. Mais, allez, quand vous friponnez, vous êtes encore nos dupes. -- Je le vois bien, dis-je d’un air contrit. Vous avez beaucoup trop d’esprit dans votre colère pour que votre cœur en souffre. Cette modeste épigramme redoubla sa fureur, elle trouva des larmes de dépit. -- Vous me déshonorez le monde et la vie, dit-elle, vous m’enlevez toutes mes illusions, vous me dépravez le cœur. Elle me dit tout ce que j’avais le droit de lui dire avec une simplicité d’effronterie, avec une témérité naïve qui certes eussent cloué sur place un autre homme que moi. -- Qu’allons-nous être, pauvres femmes, dans la société que nous fait la Charte de Louis XVIII !… (Jugez jusqu’où l’avait entraînée sa phraséologie.) -- Oui, nous sommes nées pour souffrir. En fait de passion, nous sommes toujours au-dessus et vous au-dessous de la loyauté. Vous n’avez rien d’honnête au cœur. Pour vous l’amour est un jeu où vous trichez toujours. -- Chère, lui dis-je, prendre quelque chose au sérieux dans la société actuelle, ce serait filer le parfait amour avec une actrice. -- Quelle infâme trahison ! elle a été raisonnée… -- Non, raisonnable. -- Adieu, monsieur de Marsay. dit-elle, vous m’avez horriblement trompée… -- Madame la duchesse, répondis-je en prenant une attitude soumise, se souviendra-t-elle donc des injures de Charlotte ? -- Certes, dit-elle d’un ton amer. -- Ainsi, vous me détestez ? Elle inclina la tête, et je me dis en moi-même : Il y a de la ressource ! Je partis sur un sentiment qui lui laissait croire qu’elle avait quelque chose à venger. Eh ! bien, mes amis, j’ai beaucoup étudié la vie des hommes qui ont eu des succès auprès des femmes, mais je ne crois pas que ni le maréchal de Richelieu, ni Lauzun, ni Louis de Valois aient jamais fait, pour la première fois, une si savante retraite. Quant à mon esprit et à mon cœur, ils se sont formés là pour toujours, et l’empire qu’alors j’ai su conquérir sur les mouvements irréfléchis qui nous font faire tant de sottises, m’a donné ce beau sang-froid que vous connaissez.
 
— Combien je plains la seconde ! dit la baronne de Nucingen.
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— Les comtesses resteront, reprit de Marsay. Une femme élégante sera plus ou moins comtesse, comtesse de l’empire ou d’hier, comtesse de vieille roche, ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Mais quant à la grande dame, elle est morte avec l’entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d’un delta de nœuds en rubans. Les duchesses aujourd’hui passent par les portes sans qu’il soit besoin de les faire élargir pour leurs paniers. Enfin, l’Empire a vu les dernières robes à queue ! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes ducales n’a pas établi pour certaines familles le droit d’aînesse par d’indestructibles lois. Napoléon n’a pas deviné les effets de ce Code qui le rendait si fier. Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait nos femmes comme il faut d’aujourd’hui, le produit médiat de sa législation.
 
— La pensée, prise comme un marteau et par l’enfant qui sort du collége et par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l’état social, dit le marquis de Vandenesse. Aujourd’hui, tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrir sa puissante poitrine d’homme d’une demi-aune de satin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent six francs, tient son lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et, fût-il clerc d’avoué, fils d’entrepreneur ou bâtard de banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l’évalue quand elle descend l’escalier d’un théâtre, et dit à son ami habillé par Buisson, chez qui nous nous habillons tous, et monté sur vernis comme le premier duc venu : -- Voilà, mon cher, une femme comme il faut.
 
— Vous n’avez pas su, dit lord Dudley, devenir un parti, vous n’aurez pas de politique d’ici long-temps. En France, vous parlez beaucoup d’organiser le Travail et vous n’avez pas encore organisé la Propriété. Voici donc ce qui vous arrive : Un duc quelconque (il s’en rencontrait encore sous Louis XVIII ou sous Charles X qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux) ce duc pouvait se conduire en grand seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français est le prince de Talleyrand. Ce duc laisse quatre enfants, dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n’a plus que soixante ou quatre-vingt mille livres de rente aujourd’hui ; chacun d’eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans un appartement, au rez-de-chaussée ou au premier étage d’une maison avec la plus grande économie ; qui sait même s’ils ne quêtent pas une fortune ? Dès lors la femme du fils aîné, qui n’est duchesse que de nom, n’a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle ; elle n’a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue Saint-Denis l’est dans son commerce, elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit et surveille ses filles qu’elle ne met plus au couvent. Vos femmes les plus nobles sont ainsi devenues d’estimables couveuses.
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— Le glas de la haute société sonne, entendez-vous ! dit un prince russe, et le premier coup est votre mot moderne de femme comme il faut !
 
— Vous avez raison, mon prince, dit de Marsay. Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l’expression du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l’esprit, de la grâce, de la distinction réunis, mais amoindris. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura pendant long-temps des femmes comme il faut, envoyées par l’opinion publique dans une haute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu’est le gentleman en Angleterre. -- Et ils appellent cela être en progrès ! dit mademoiselle des Touches, je voudrais savoir où est le progrès.
 
— Ah ! le voici, dit madame de Nucingen. Autrefois une femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins une grande dame ; mais aujourd’hui, fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas une femme comme il faut.
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— Oui, dit de Marsay, tu saisis bien le défaut de notre époque. L’épigramme, ce livre en un mot, ne tombe plus, comme pendant le dix-huitième siècle, ni sur les personnes, ni sur les choses, mais sur des événements mesquins, et meurt avec la journée.
 
— Aussi l’esprit de la femme comme il faut, quand elle en a, reprit Blondet, consiste-t-il à mettre tout en doute, comme celui de la bourgeoise lui sert à tout affirmer. Là est la grande différence entre ces deux femmes : la bourgeoise a certainement de la vertu, la femme comme il faut ne sait pas si elle en a encore, ou si elle en aura toujours ; elle hésite et résiste là où l’autre refuse net pour tomber à plat. Cette hésitation en toute chose est une des dernières grâces que lui laisse notre horrible époque. Elle va rarement à l’église, mais elle parlera religion et voudra vous convertir si vous avez le bon goût de faire de l’esprit fort, car vous aurez ouvert une issue aux phrases stéréotypées, aux airs de tête et aux gestes convenus entre toutes ces femmes : -- Ah ! fi donc ! je vous croyais trop d’esprit pour attaquer la religion ! La société croule et vous lui ôtez son soutien. Mais la religion, en ce moment, c’est vous et moi, c’est la propriété, c’est l’avenir de nos enfants. Ah ! ne soyons pas égoïstes. L’individualisme est la maladie de l’époque, et la religion en est le seul remède, elle unit les familles que vos lois désunissent, etc. Elle entame alors un discours néo-chrétien saupoudré d’idées politiques, qui n’est ni catholique ni protestant, mais moral, oh ! moral en diable, où vous reconnaissez une pièce de chaque étoffe qu’ont tissue les doctrines modernes aux prises.
 
Les femmes ne purent s’empêcher de rire des minauderies par lesquelles Emile illustrait ses railleries.
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— Ah ! quel blézir te tichérer en fus égoudant, dit le baron de Nucingen.
 
— Mais croyez-vous que ce que nous vous servons soit commun ? dit Blondet. S’il fallait payer les plaisirs de la conversation comme vous payez ceux de la danse ou de la musique, votre fortune n’y suffirait pas ! Il n’y a pas deux représentations pour le même trait d’esprit. -- Sommes-nous donc si réellement diminuées que ces messieurs le pensent ? dit la princesse de Cadignan en adressant aux femmes un sourire à la fois douteur et moqueur. Parce qu’aujourd’hui, sous un régime qui rapetisse toutes choses vous aimez les petits plats, les petits appartements, les petits tableaux, les petits articles, les petits journaux, les petits livres, est-ce à dire que les femmes seront aussi moins grandes ? Pourquoi le cœur humain changerait-il, parce que vous changez d’habit ? A toutes les époques les passions seront les mêmes. Je sais d’admirables dévouements, de sublimes souffrances auxquelles manque la publicité, la gloire si vous voulez, qui jadis illustrait les fautes de quelques femmes. Mais pour n’avoir pas sauvé un roi de France, on n’en est pas moins Agnès Sorel. Croyez-vous que notre chère marquise d’Espard ne vaille pas madame Doublet ou madame du Deffant, chez qui l’on disait tant de mal ? Taglioni ne vaut-elle pas Camargo ? Malibran n’est-elle pas égale à la Saint-Huberti ? nos poètes ne sont-ils pas supérieurs à ceux du dix-huitième siècle ? Si, dans ce moment, par la faute des épiciers qui gouvernent, nous n’avons pas de genre à nous, l’Empire n’a-t-il pas eu son cachet de même que le siècle de Louis XV, et sa splendeur ne fut-elle pas fabuleuse ? les sciences ont-elles perdu ? Pour moi, je trouve la fuite de la duchesse de Langeais, dit la princesse en regardant le général de Montriveau, tout aussi grande que la retraite de mademoiselle de La Vallière.
 
— Moins le roi, répondit le général ; mais je suis de votre avis, madame, les femmes de cette époque sont vraiment grandes. Quand la postérité sera venue pour moi, est-ce que madame Récamier n’aura pas des proportions plus belles que celles des femmes les plus célèbres des temps passés ? Nous avons fait tant d’histoire que les historiens manqueront ! Le siècle de Louis XIV n’a eu qu’une madame de Sévigné, nous en avons mille aujourd’hui dans Paris qui certes écrivent mieux qu’elle et qui ne publient pas leurs lettres. Que la femme française s’appelle femme comme il faut ou grande dame, elle sera toujours la femme par excellence. Emile Blondet nous a fait une peinture des agréments d’une femme d’aujourd’hui ; mais au besoin cette femme qui minaude, qui parade, qui gazouille les idées de messieurs tels et tels, serait héroïque ! Et, disons-le, vos fautes, mesdames, sont d’autant plus poétiques qu’elles seront toujours et en tout temps environnées des plus grands périls. J’ai beaucoup vu le monde, je l’ai peut-être observé trop tard ; mais, dans les circonstances où l’illégalité de vos sentiments pouvait être excusée, j’ai toujours remarqué les effets de je ne sais quel hasard, que vous pouvez appeler la Providence, accablant fatalement celles que nous nommons des femmes légères.
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— C’est un goût de femme vertueuse, répliqua de Marsay en regardant la charmante fille de lord Dudley.
 
— Pendant la campagne de 1812, dit alors le général Montriveau, je fus la cause involontaire d’un malheur affreux qui pourra vous servir, docteur Bianchon, dit-il en me regardant, vous qui vous occupez beaucoup de l’esprit humain en vous occupant du corps, à résoudre quelques-uns de vos problèmes sur la Volonté. Je faisais ma seconde campagne, j’aimais le péril et je riais de tout, en jeune et simple lieutenant d’artillerie que j’étais ! Lorsque nous arrivâmes à la Bérésina, l’armée n’avait plus, comme vous le savez, de discipline, et ne connaissait plus l’obéissance militaire. C’était un ramas d’hommes de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi. Les soldats chassaient de leurs foyers un général en haillons et pieds nus quand il ne leur apportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette célèbre rivière, le désordre ne fut pas moindre. Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, des marais de Zembin, et j’allais cherchant une maison où l’on voulût bien me recevoir. N’en trouvant pas, ou chassé de celles que je rencontrais, j’aperçus heureusement, vers le soir, une mauvaise petite ferme de Pologne, de laquelle rien ne pourrait vous donner une idée, à moins que vous n’ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres métairies de la Beauce. Ces habitations consistent en une seule chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite pièce sert de magasin à fourrages. L’obscurité du crépuscule me permit de voir de loin une légère fumée qui s’échappait de cette maison. Espérant y trouver des camarades plus compatissants que ceux auxquels je m’étais adressé jusqu’alors, je marchai courageusement jusqu’à la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels était une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d’artillerie du premier régiment dans lequel j’avais servi. Je fus accueilli par un hourra d’acclamations qui m’aurait fort étonné de l’autre côté de la Bérésina ; mais en ce moment le froid était moins intense, mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient, et la salle jonchée de bottes de paille leur offrait la perspective d’une nuit de délices. Nous n’en demandions pas tant alors. Les camarades pouvaient être philanthropes gratis, une des manières les plus ordinaires d’être philanthrope. Je me mis à manger en m’asseyant sur des bottes de fourrage. Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d’hommes qu’il m’a été permis de voir. Il était Italien. Or, toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, elle est alors sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs… C’est magnifique, aux lumières surtout. Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet j’ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l’empereur à l’armée d’Eugène, mon colonel était un homme de haute taille ; il avait bien huit à neuf pouces, admirablement proportionné, peut-être un peu gros, mais d’une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Ses cheveux noirs, bouclés à profusion, faisaient valoir son teint blanc comme celui d’une femme ; il avait de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui arrivait souvent. Son irascibilité passait si bien toute croyance, que je ne vous en dirai rien ; vous allez en juger d’ailleurs. Personne ne restait calme près de lui. Moi seul peut-être je ne le craignais pas ; il m’avait pris, il est vrai, dans une si singulière amitié que tout ce que je faisais, il le trouvait bon. Quand la colère le travaillait, son front se crispait, et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet. Ce signe vous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus. Tout son corps tressaillait alors, et sa force, déjà si grande à l’état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup. Sa voix, au moins aussi puissante que celle de l’Oudet de Charles Nodier, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains moments, lorsqu’il commandait la manœuvre ou qu’il était ému, vous ne sauriez imaginer combien de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris. Il faudrait l’avoir entendu. Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique, et son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade, à l’armée d’Italie, aucun homme ne pouvait lutter avec lui. Enfin d’Orsay lui-même, le beau d’Orsay, fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d’entrer en Russie. Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes. Aussi ne me demandez pas s’il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles votre nature (le général regardait la princesse de Cadignan) se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur ; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, le colonel avait peu de bonnes fortunes, ou négligeait d’en avoir. Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère. Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d’un côté par un talus assez haut, et de l’autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d’artillerie, à la tête duquel marchait le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment qui se trouvait en tête de la première batterie. Naturellement notre capitaine s’y refuse ; mais le colonel fait signe à sa première batterie d’avancer, et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine, et la lui brisa net en le renversant de l’autre côté de son cheval. Tout cela fut l’affaire d’un moment. Notre colonel, qui se trouvait à une faible distance, devine la querelle, accourt au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l’air, et arrive sur le terrain en face de l’autre colonel au moment où notre capitaine criait : -- A moi !… en tombant. Non, notre colonel italien n’était plus un homme !… Une écume semblable à la mousse du vin de Champagne lui bouillonnait à la bouche, il grondait comme un lion. Hors d’état de prononcer une parole, ni même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Les deux colonels y entrèrent. En deux secondes nous vîmes l’adversaire de notre colonel à terre, la tête fendue en deux. Les soldats de ce régiment reculèrent, ah ! diantre, et bon train ! Ce capitaine, que l’on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier où la roue du canon l’avait jeté, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine qui n’était pas indifférente à notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur. Sa protection appartenait à ce mari, il devait le défendre comme la femme elle-même…Or dans la cabane où je reçus un si bon accueil au delà de Zemblin, ce capitaine était en face de moi, et sa femme se trouvait à l’autre bout de la table vis-à-vis le colonel. Cette Messinaise était une petite femme appeler Rosina, fort brune, mais portant dans ses yeux noirs et fendus en amande toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. En ce moment elle était dans un déplorable état de maigreur ; elle avait les joues couvertes de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d’un grand chemin. A peine vêtue de haillons, fatiguée par les marches, les cheveux en désordre et collés ensemble sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle : ses mouvements étaient jolis ; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, son corsage, attraits que la misère, le froid, l’incurie n’avaient pas tout à fait dénaturés, parlaient encore d’amour à qui pouvait penser à une femme. Rosine offrait d’ailleurs en elle une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses et pleines de force. La figure du mari, gentilhomme piémontais, annonçait une bonhomie goguenarde, s’il est permis d’allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ trois ans. J’attribuais ce laissez-aller aux mœurs italiennes ou à quelque secret de ménage ; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m’inspirait toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure. mince et très-mobile, s’abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère en apparence flegmatique et paresseux. Vous devez bien imaginer que la conversation n’était pas très-brillante lorsque j’arrivai. Mes camarades fatigués mangeaient en silence, naturellement ils me firent quelques questions ; et nous nous racontâmes nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur les généraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid. Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas, s’essuie les moustaches, nous souhaite le bonsoir, jette son regard noir à l’Italienne et lui dit : -- Rosina ? Puis, sans attendre de réponse, il va se coucher dans la petite grange aux fourrages. Le sens de l’interpellation du colonel était facile à saisir. Aussi la jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible qui peignait tout à la fois et la contrariété qu’elle devait éprouver à voir sa dépendance affichée sans aucun respect humain, et l’offense faite à sa dignité de femme, ou à son mari ; mais il y eut encore dans la crispation des traits de son visage, dans le rapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment : elle eut peut-être une prévision de sa destinée. Rosina resta tranquillement à table. Un instant après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, il répéta : -- Rosina ?… L’accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que l’autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme, l’impatience, la volonté de cet homme. Rosina pâlit, mais elle se leva, passa derrière nous, et rejoignit le colonel. Tous mes camarades gardèrent un profond silence ; mais moi, malheureusement, je me mis à rire après les avoir tous regardés, et mon rire se répéta de bouche en bouche. -- Tu ridi ? dit le mari. -- Ma foi, mon camarade, lui répondis-je en redevenant sérieux, j’avoue que j’ai eu tort, je te demande mille fois pardon ; et si tu n’es pas content des excuses que je te fais, je suis prêt à te rendre raison… -- Ce n’est pas toi qui as tort, c’est moi ! reprit-il froidement. Là-dessus, nous nous couchâmes dans la salle, et bientôt nous nous endormîmes tous d’un profond sommeil. Le len- demain, chacun, sans éveiller son voisin, sans chercher un compagnon de voyage, se mit en route à sa fantaisie avec cette espèce d’égoïsme qui a fait de notre déroute un des plus horribles drames de personnalité, de tristesse et d’horreur, qui jamais se soient passés sous le ciel. Cependant, à sept ou huit cents pas de notre gîte, nous nous retrouvâmes presque tous, et nous marchâmes ensemble, comme des oies conduites en troupe par le despotisme aveugle d’un enfant. Une même nécessité nous poussait. Arrivés à un monticule d’où l’on pouvait encore apercevoir la ferme où nous avions passé la nuit, nous entendîmes des cris qui ressemblaient au rugissement des lions dans le désert, au mugissement des taureaux ; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer à rien de connu. Néanmoins nous distinguâmes un faible cri de femme mêlé à cet horrible et sinistre râle. Nous nous retournâmes tous, en proie à je ne sais quel sentiment de frayeur ; nous ne vîmes plus la maison, mais un vaste bûcher. L’habitation, qu’on avait barricadée, était toute en flammes. Des tourbillons de fumée, enlevés par le vent, nous apportaient et les sons rauques et je ne sais quelle odeur forte. A quelques pas de nous, marchait le capitaine qui venait tranquillement se joindre à notre caravane ; nous le contemplâmes tous en silence, car nul n’osa l’interroger, mais lui, devinant notre curiosité, tourna sur sa poitrine l’index de la main droite, et de la gauche montrant l’incendie : -- Son’io ! dit-il. Nous continuâmes à marcher sans lui faire une seule observation.
 
— Il n’y a rien de plus terrible que la révolte d’un mouton, dit de Marsay.
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— Monsieur Bianchon peut nous le dire, répondit de Marsay en s’adressant à moi, car il l’a vue mourir.
 
— Oui, dis-je, et sa mort est une des plus belles que je connaisse. Nous avions passé le duc et moi la nuit au chevet de la mourante, dont la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissait aucun espoir, elle avait été administrée la veille. Le duc s’était endormi. Madame la duchesse, s’étant réveillée vers quatre heures du matin, me fit, de la manière la plus touchante et en souriant, un signe amical pour me dire de le laisser reposer, et cependant elle allait mourir ! Elle était arrivée à une maigreur extraordinaire, mais son visage avait conservé ses traits et ses formes vraiment sublimes. Sa pâleur faisait ressembler sa peau à de la porcelaine derrière laquelle on aurait mis une lumière. Ses yeux vifs et ses couleurs tranchaient sur ce teint plein d’une molle élégance, et il respirait dans sa physionomie une imposante tranquillité. Elle paraissait plaindre le duc, et ce sentiment prenait sa source dans une tendresse élevée qui semblait ne plus connaître de bornes aux approches de la mort. Le silence était profond. La chambre, doucement éclairée par une lampe, avait l’aspect de toutes les chambres de malades au moment de la mort. En ce moment la pendule sonna. Le duc se réveilla, et fut au désespoir d’avoir dormi. Je ne vis pas le geste d’impatience par lequel il peignit le regret qu’il éprouvait d’avoir perdu de vue sa femme pendant un des derniers moments qui lui étaient accordés ; mais il est sûr qu’une personne autre que la mourante aurait pu s’y tromper. Homme d’état, préoccupé des intérêts de la France, le duc avait mille de ces bizarreries apparentes qui font prendre les gens de génie pour des fous, mais dont l’explication se trouve dans la nature exquise et dans les exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil près du lit de sa femme, et la regarda fixement. La mourante avança un peu la main, prit celle de son mari, la serra faiblement ; et d’une voix douce, mais émue, elle lui dit : -- Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra ? Puis elle mourut en le regardant.
 
— Les histoires que conte le docteur, reprit le comte de Vandenesse, font des impressions bien profondes.