« Carnet d’un inconnu/Première Partie/1 » : différence entre les versions

Contenu supprimé Contenu ajouté
Aucun résumé des modifications
transclusion
Ligne 5 :
 
 
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/6}}
 
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/7}}
Sa retraite prise, mon oncle, le colonel Yégor Ilitch Rostaniev,
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/8}}
se retira dans le village de Stépantchikovo où il vécut en parfait
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/9}}
hobereau. Contents de tout, certains caractères se font à tout ;
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/10}}
tel était le colonel. On s’imaginerait difficilement homme plus
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/11}}
paisible, plus conciliant et, si quelqu’un se fût avisé de voyager
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/12}}
sur son dos l’espace de deux verstes, sans doute l’eût-il obtenu.
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/13}}
Il était bon à donner jusqu’à sa dernière chemise sur première
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/14}}
réquisition.
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/15}}
 
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/16}}
Il était bâti en athlète, de haute taille et bien découplé, avec
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/17}}
des joues roses, des dents blanches comme l’ivoire, une longue
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/18}}
moustache d’un blond foncé, le rire bruyant, sonore et franc, et
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/19}}
s’exprimait très vite, par phrases hachées. Marié jeune, il avait
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/20}}
aimé sa femme à la folie, mais elle était morte, laissant en son
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/21}}
cœur un noble et ineffaçable souvenir. Enfin, ayant hérité du
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/22}}
village de Stépantchikovo, ce qui haussait sa fortune à six cents
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/23}}
âmes, il quitta le service et s’en fut vivre à la campagne avec
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/24}}
son fils de huit ans, Hucha, dont la naissance avait coûté la vie
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/25}}
de sa mère, et sa fillette Sachenka, âgée de quinze ans, qui
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/26}}
sortait d’un pensionnat de Moscou où on l’avait mise après ce
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/27}}
malheur. Mais la maison de mon oncle ne tarda pas à devenir une
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/28}}
vraie arche de Noé. Voici comment.
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/29}}
 
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/30}}
Au moment où il prenait sa retraite après son héritage, sa mère,
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/31}}
la générale Krakhotkine, perdit son second mari, épousé quelque
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/32}}
seize ans plus tôt, alors que mon oncle, encore simple cornette,
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/33}}
pensait déjà à se marier.
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/34}}
 
Longtemps elle refusait son consentement à ce mariage, versant
d’abondantes larmes, accusant mon oncle d’égoïsme, d’ingratitude,
d’irrespect. Elle arguait que la propriété du jeune homme
suffisait à peine aux besoins de la famille, c’est-à-dire à ceux
de sa mère avec son cortège de domestiques, de chiens, de chats,
etc. Et puis, au beau milieu de ces récriminations et de ces
larmes, ne s’était-elle pas mariée tout à coup avant son fils ?
Elle avait alors quarante-deux ans. L’occasion lui avait paru
excellente de charger encore mon pauvre oncle, en affirmant
qu’elle ne se mariait que pour assurer à sa vieillesse l’asile
refusé par l’égoïste impiété de son fils et cette impardonnable
insolence de prétendre se créer un foyer.
 
Je n’ai jamais pu savoir les motifs capables d’avoir déterminé un
homme aussi raisonnable que le semblait être feu le général
Krakhotkine à épouser une veuve de quarante-deux ans. Il faut
admettre qu’il la croyait riche. D’aucuns estimaient que, sentant
l’approche des innombrables maladies qui assaillirent son déclin,
il s’assurait une infirmière. On sait seulement que le général
méprisait profondément sa femme et la poursuivait à toute occasion
d’impitoyables moqueries.
 
C’était un homme hautain. D’instruction moyenne, mais intelligent,
il ne s’embarrassait pas de principes, ne croyant rien devoir aux
hommes ni aux choses que son dédain et ses railleries et, dans sa
vieillesse, les maladies, conséquences d’une vie peu exemplaire,
l’avaient rendu méchant, emporté et cruel.
 
Sa carrière, assez brillante, s’était trouvée brusquement
interrompue par une démission forcée à la suite d’un « fâcheux
accident ». Il avait tout juste évité le jugement et, privé de sa
pension, en fut définitivement aigri. Bien que sans ressources et
ne possédant qu’une centaine d’âmes misérables, il se croisait les
bras et se laissait entretenir pendant les douze longues années
qu’il vécut encore. Il n’en exigeait pas moins un train de vie
confortable, ne regardait pas à la dépense et ne pouvait se passer
de voiture. Il perdit bientôt l’usage de ses deux jambes et passa
ses dix dernières années dans un confortable fauteuil où le
promenaient deux grands laquais qui n’entendirent jamais sortir de
sa bouche que les plus grossières injures.
 
Voitures, laquais et fauteuil étaient aux frais du fils impie. Il
envoyait à sa mère ses ultimes deniers, grevant sa propriété
d’hypothèques, se privant de tout, contractant des dettes hors de
proportion avec sa fortune d’alors, sans échapper pour cela aux
reproches d’égoïsme et d’ingratitude, si bien que mon oncle avait
fini par se regarder lui-même comme un affreux égoïste et, pour
s’en punir, pour s’en corriger, il multipliait les sacrifices et
les envois d’argent.
 
La générale était restée en adoration devant son mari. Ce qui
l’avait particulièrement charmée en lui, c’est qu’il était
général, faisant d’elle une générale. Elle avait dans la maison
son appartement particulier où elle vivait avec ses domestiques,
ses commères et ses chiens. Dans la ville, on la traitait en
personne d’importance et elle se consolait de son infériorité
domestique par tous les potins qu’on lui relatait, par les
invitations aux baptêmes, aux mariages et aux parties de cartes.
Les mauvaises langues lui apportaient des nouvelles et la première
place lui était toujours réservée où qu’elle fût. En un mot, elle
jouissait de tous les avantages inhérents à sa situation de
générale.
 
Quant au général, il ne se mêlait de rien, mais il se plaisait à
railler cruellement sa femme devant les étrangers, se posant des
questions dans le genre de celle-ci : « Comment ai-je bien pu me
marier avec cette faiseuse de brioches ? » Et personne n’osait lui
tenir tête. Mais, peu à peu, toutes ses connaissances l’avaient
abandonné. Or, la compagnie lui était indispensable, car il aimait
à bavarder, à discuter, à tenir un auditeur. C’était un libre
penseur, un athée à l’ancienne mode ; il n’hésitait pas à traiter
les questions les plus ardues.
 
Mais les auditeurs de la ville ne goûtaient point ce genre de
conversation et se faisaient de plus en plus rares. On avait bien
tenté d’organiser chez lui un whist préférence, mais les parties
se terminaient ordinairement par de telles fureurs du général que
Madame et ses amis brûlaient des cierges, disaient des prières,
faisaient des réussites, distribuaient des pains dans les prisons
pour écarter d’eux ce redoutable whist de l’après-midi qui ne leur
valait que des injures, et parfois même des coups au sujet de la
moindre erreur. Le général ne se gênait devant personne et, pour
un rien qui le contrariait, il braillait comme une femme, jurait
comme un charretier, jetait sur le plancher les cartes déchirées
et mettait ses partenaires à la porte. Resté seul, il pleurait de
rage et de dépit, tout cela parce qu’on avait joué un valet au
lieu d’un neuf. Sur la fin, sa vue s’étant affaiblie, il lui
fallut un lecteur et l’on vit apparaître Foma Fomitch Opiskine.
 
J’avoue annoncer ce personnage avec solennité, car il est sans
conteste le héros de mon récit. Je n’expliquerai pas les raisons
qui lui méritent l’intérêt, trouvant plus décent de laisser au
lecteur lui-même le soin de résoudre cette question.
 
Foma Fomitch, en s’offrant au général Krakhotkine, ne demanda
d’autre salaire que sa nourriture ! D’où sortait-il ? Personne ne le
savait. Je me suis renseigné et j’ai pu recueillir certaines
particularités sur le passé de cet homme remarquable. On disait
qu’il avait servi quelque part et qu’il avait souffert « pour la
vérité ». On racontait aussi qu’il avait jadis fait de la
littérature à Moscou. Rien d’étonnant à cela et son ignorance
crasse n’était pas pour entraver une carrière d’écrivain. Ce qui
est certain, c’est que rien ne lui avait réussi et, qu’en fin de
compte, il s’était vu contraint d’entrer au service du général en
qualité de lecteur-victime. Aucune humiliation ne lui fut épargnée
pour le pain qu’il mangeait.
 
Il est vrai qu’à la mort du général, quant Foma Fomitch passa tout
à coup au rang de personnage, il nous assurait que sa
condescendance à l’emploi de bouffon n’avait été qu’un sacrifice à
l’amitié. Le général était son bienfaiteur ; à lui seul, Foma, cet
incompris avait confié les grands secrets de son âme et si lui,
Foma, avait consenti, sur l’ordre de son maître, à présenter des
imitations de toutes sortes d’animaux et autres tableaux vivants,
c’était uniquement pour distraire et égayer ce martyr, cet ami
perclus de douleurs. Mais ces assertions de Foma Fomitch sont
sujettes à caution.
 
En même temps et du vivant même du général, Foma Fomitch jouait un
rôle tout différent dans les appartements de Madame. Comment en
était-il venu là ? C’est une question assez délicate à résoudre
pour un profane quand il s’agit de pareils mystères. Toujours est-
il que la générale professait pour lui une sorte d’affection
pieuse et de cause inconnue. Graduellement, il avait acquis une
extraordinaire influence sur la partie féminine de la maison du
général, influence analogue à celle exercée sur quelques dames par
certains sages et prédicateurs de maisons d’aliénés.
 
Il donnait des lectures salutaires à l’âme, parlait avec une
éloquence larmoyante des diverses vertus chrétiennes, racontait sa
vie et ses exploits. Il allait à la messe et même à matines,
prophétisait dans une certaine mesure, mais il était surtout passé
maître en l’art d’expliquer les rêves et dans celui de médire du
prochain. Le général, qui devinait ce qui se passait chez sa
femme, s’en autorisait pour tyranniser encore mieux son souffre-
douleur, mais cela ne servait qu’à rehausser son prestige de héros
aux yeux de la générale et de toute sa domesticité.
 
Tout changea du jour où le général passa de vie à trépas, non sans
quelque originalité. Ce libre penseur, cet athée avait été pris
d’une peur terrible, priant, se repentant, s’accrochant aux
icônes, appelant les prêtres. Et l’on disait des messes et on lui
administrait les sacrements, tandis que le malheureux criait qu’il
ne voulait pas mourir et implorait avec des larmes le pardon de
Foma Fomitch. Et voici comment l’âme du général quitta sa
dépouille mortelle.
 
La fille du premier lit de la générale, ma tante Prascovia
Ilinichna, vieille fille et victime préférée du général — qui
n’avait pu s’en passer pendant ses dix ans de maladie, car elle
seule savait le contenter par sa complaisance bonasse, —
s’approcha du lit et, versant un torrent de larmes, voulut
arranger un oreiller sous la tête du martyr. Mais le martyr la
saisit, comme l’occasion, par les cheveux et les lui tira trois
fois en écumant de rage.
 
Dix minutes plus tard, il était mort. On en fit part au colonel
malgré que la générale eût déclaré qu’elle aimait mieux mourir que
de le voir en un pareil moment, et l’enterrement somptueux fut
naturellement payé par ce fils impie que l’on ne voulait pas voir.
 
Un mausolée de marbre blanc fut élevé à Kniazevka, village
totalement ruiné et divisé entre plusieurs propriétaires, où le
général possédait ses cent âmes et le marbre en fut zébré
d’inscriptions célébrant l’intelligence, les talents, la grandeur
d’âme du général avec mention de son grade et de ses décorations.
La majeure partie de ce travail épigraphique était due à Foma
Fomitch.
 
Pendant longtemps, la générale refusa le pardon à son fils
révolté. Entourée de ses familiers et de ses chiens, elle criait à
travers ses sanglots qu’elle mangerait du pain sec, qu’elle
boirait ses larmes, qu’elle irait mendier sous les fenêtres plutôt
que de vivre à Stépantchikovo avec « l’insoumis » et que jamais,
jamais elle ne mettrait les pieds dans cette maison. Les dames
prononcent d’ordinaire ces mots : les pieds avec une grande
véhémence, mais l’accent qu’y savait mettre la générale était de
l’art. Elle donnait à son éloquence un cours
intarissable...cependant qu’on préparait activement les malles
pour le départ.
 
Le colonel avait fourbu ses chevaux à faire quotidiennement les
quarante verstes qui séparaient Stépantchikovo de la ville, mais
ce fut seulement quinze jours après l’inhumation qu’il obtint la
permission de paraître sous les regards courroucés de sa mère.
 
Foma Fomitch menait les négociations. Quinze jours durant, il
reprochait à l’insoumis sa conduite « inhumaine », le faisait
pleurer de repentir, le poussait presque au désespoir, et ce fut
le début de l’influence despotique prise depuis par Foma sur mon
pauvre oncle. Il avait compris à quel homme il avait affaire et
que son rôle de bouffon était fini, qu’il allait pouvoir devenir à
l’occasion un gentilhomme et il prenait une sérieuse revanche.
 
— Pensez à ce que vous ressentirez, disait-il, si votre propre
mère, appuyant sur un bâton sa main tremblante et desséchée par la
faim, s’en allait demander l’aumône ! Quelle chose monstrueuse, si
l’on considère et sa situation de générale et ses vertus. Et
quelle émotion n’éprouveriez-vous pas le jour où (par erreur,
naturellement, mais cela peut arriver) où elle viendrait tendre la
main à votre porte pendant que vous, son fils, seriez baigné dans
l’opulence ! Ce serait terrible, terrible ! Mais ce qui est encore
plus terrible, colonel, permettez-moi de vous le dire, c’est de
vous voir rester ainsi devant moi plus insensible qu’une solive,
la bouche bée, les yeux clignotants... C’est véritablement
indécent, alors que vous devriez vous arracher les cheveux et
répandre un déluge de larmes...
 
Dans l’excès de son zèle, Foma avait même été un peu loin, mais
c’était l’habituel aboutissement de son éloquence. Comme on le
pense bien, la générale avait fini par honorer Stépantchikovo de
son arrivée en compagnie de toute sa domesticité, de ses chiens,
de Foma Fomitch et de la demoiselle Pérépélitzina, sa confidente.
Elle allait essayer — disait-elle — de vivre avec son fils et
éprouver la valeur de son respect. On imagine la situation du
colonel au cours de cette épreuve. Au début, en raison de son
deuil récent, elle croyait devoir donner carrière à sa douleur
deux ou trois fois par semaine, au souvenir de ce cher général à
jamais perdu et à chaque fois, sans motif apparent, le colonel
recevait une semonce.
 
De temps en temps, et surtout en présence des visiteurs, elle
appelait son petit-fils Ilucha ou sa petite-fille Sachenka et, les
faisant asseoir auprès d’elle, elle couvrait d’un regard long et
triste ces malheureux petits êtres à l’avenir tant compromis par
un tel père, poussait de profonds soupirs et pleurait bien une
bonne heure. Malheur au colonel s’il ne savait comprendre ces
larmes ! Et le pauvre homme, qui ne le savait presque jamais,
venait comme à plaisir se jeter dans la gueule du loup et devait
essuyer de rudes assauts. Mais son respect n’en était pas altéré ;
il en arrivait même au paroxysme. La générale et Foma sentirent
tous deux que la terreur suspendue sur leurs têtes pendant de si
longues années était chassée à jamais.
 
De temps à autre, la générale tombait en syncope, et, dans le
remue-ménage qui s’ensuivait, le colonel s’effarait, tremblant
comme la feuille.
 
— Fils cruel ! criait-elle en retrouvant ses sens, tu me déchires
les entrailles !... mes entrailles ! mes entrailles !
 
— Mais, ma mère, qu’ai-je fait ? demandait timidement le colonel.
 
— Tu me déchires les entrailles ! il tente de se justifier ! Quelle
audace ! Quelle insolence ! Ah ! fils cruel !... Je me meurs !
 
Le colonel restait anéanti. Cependant, la générale finissait
toujours par se reprendre à la vie et une demi-heure plus tard, le
colonel, attrapant le premier venu par le bouton de sa jaquette,
lui disait :
 
— Vois-tu, mon cher, c’est une grande dame, une générale ! La
meilleure vieille du monde, seulement, tu sais, elle est
accoutumée à fréquenter des gens distingués et moi, je suis un
rustre. Si elle est fâchée, c’est que je suis fautif. Je ne
saurais te dire en quoi, mais je suis dans mon tort.
 
Dans des cas pareils, la demoiselle Pérépélitzina, créature plus
que mûre, parsemée de postiches, aux petits yeux voraces, aux
lèvres plus minces qu’un fil et qui haïssait tout le monde,
croyait se devoir de sermonner le colonel.
 
— Tout cela n’arriverait pas si vous étiez plus respectueux,
moins égoïste, si vous n’offensiez pas votre mère. Elle n’est pas
accoutumée à de pareilles manières. Elle est générale, tandis que
vous n’êtes qu’un simple colonel.
 
— C’est Mademoiselle Pérépélitzina, expliquait le colonel à son
auditeur, une bien brave demoiselle qui prend toujours la défense
de ma mère... une personne exceptionnelle et la fille d’un
lieutenant-colonel. Rien que cela !
 
Mais, bien entendu, cela n’était qu’un prélude. Cette même
générale, si terrible avec le colonel, tremblait à son tour devant
Foma Fomitch qui l’avait complètement ensorcelée. Elle en était
folle, n’entendait que par ses oreilles, ne voyait que par ses
yeux. Un de mes petits cousins, hussard en retraite, jeune encore
mais criblé de dettes, ayant passé quelque temps chez mon oncle,
me déclara tout net sa profonde conviction que des rapports
intimes existaient entre la générale et Foma. Je n’hésitai pas à
repousser une pareille hypothèse comme grotesque et par trop
naïve. Non, il y avait autre chose que je ne pourrai faire saisir
au lecteur qu’en lui expliquant le caractère de Foma Fomitch, tel
que je le compris plus tard moi-même.
 
Imaginez-vous un être parfaitement insignifiant, nul, niais, un
avorton de la société, sans utilisation possible, mais rempli d’un
immense et maladif amour-propre que ne justifiait aucune qualité.
Je tiens à prévenir mes lecteurs : Foma Fomitch est la
personnification même de cette vanité illimitée qu’on rencontre
surtout chez certains zéros, envenimés par les humiliations et les
outrages, suant la jalousie par tous les pores au moindre succès
d’autrui. Il n’est pas besoin d’ajouter que tout cela s’assaisonne
de la plus extravagante susceptibilité.
 
On va se demander d’où peut provenir une pareille infatuation.
Comment peut-elle germer chez d’aussi pitoyables êtres de néant
que leur condition même devrait renseigner sur la place qu’ils
méritent ? Que répondre à cela ? Qui sait ? Il est peut-être parmi
eux des exceptions au nombre desquelles figurerait mon héros. Et
Foma est, en effet, une exception, comme le lecteur le verra par
la suite. En tout cas, permettez-moi de vous le demander ; êtes-
vous bien sûr que tous ces résignés, qui considèrent comme un
bonheur de vous servir de paillasses, que vos pique-assiettes
aient dit adieu à tout amour-propre ? Et ces jalousies, ces
commérages, ces dénonciations, ces méchants propos qui se tiennent
dans les coins de votre maison même, à côté de vous, à votre
table ? Qui sait si, chez certains chevaliers errants de la
fourchette, sous l’influence des incessantes humiliations qu’ils
doivent subir, l’amour-propre, au lieu de s’atrophier, ne
s’hypertrophie pas, devenant ainsi la monstrueuse caricature d’une
dignité peut-être entamée primitivement, au temps de l’enfance,
par la misère et le manque de soins.
 
Mais je viens de dire que Foma Fomitch était une exception à la
règle générale. Homme de lettres, jadis, il avait souffert d’être
méconnu et la littérature en a perdu d’autres que lui ; je dis : la
littérature méconnue. J’incline à penser qu’il avait connu les
déboires, même avant ses tentatives littéraires et qu’en divers
métiers, il avait reçu plus de chiquenaudes que d’appointements.
Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c’est
qu’il avait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux
qui servaient de pâture à l’esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme
de Jenkovski, écrivain russe très connu). Sans doute beaucoup de
temps avait passé depuis, mais l’aspic de la vanité littéraire
fait parfois des piqûres bien profondes et mêmes incurables,
surtout chez les individus bornés.
 
Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, Foma
Fomitch s’était à jamais joint au troupeau des affligés, des
déshérités, des errants. Je pense que c’est de ce moment que se
développa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges,
d’hommages, d’admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvé
moyen de rassembler autour de lui un cercle d’imbéciles extasiés.
Son premier besoin était d’être le premier quelque part, n’importe
où, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait,
il s’en chargeait lui-même. Une fois qu’il fut devenu le maître
incontesté de la maison de mon oncle, je me souviens de l’avoir
entendu prononcer les paroles que voici :
 
« Je ne resterai plus longtemps parmi vous — et son ton
s’emplissait d’une gravité mystérieuse — Quand je vous aurait
tous établis et que je vous aurai fait saisir le sens de la vie,
je vous dirai adieu et je m’en irai à Moscou pour y fonder une
revue. Je ferai des cours où passeront mensuellement trente mille
auditeurs. Alors, mon nom retentira partout et malheur à mes
ennemis ! »
 
Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait une
récompense immédiate. Il est toujours agréable d’être payé
d’avance et surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se
présentait sérieusement à mon oncle comme venu au monde pour
accomplir une grande mission où le conviait sans cesse un homme
ailé qui le visitait la nuit. Il devait écrire un livre compact et
salutaire aux âmes, un livre qui provoquerait un tremblement de
toute la terre et ferait craquer la Russie. Quand viendrait
l’heure du cataclysme, Foma, renonçant à sa gloire, se retirerait
dans un monastère et prierait jour et nuit pour le bonheur de la
patrie, au fond des catacombes de Kiev.
 
Il vous est maintenant loisible d’imaginer ce que pouvait devenir
ce Foma après toute une existence d’humiliations, de persécutions
et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel et vaniteux au
fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait son pain à
bouffonner, ce Foma à l’âme de tyran en dépit de sa nullité, ce
Foma vantard et insolent à l’occasion ! ce qu’il pouvait devenir,
ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la gloire, quand il
se vit admiré et choyé d’une protectrice idiote et d’un protecteur
fasciné et débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé à
s’implanter après tant de pérégrinations ! Mais il me faut ici
développer le caractère de mon oncle ; le succès de Foma serait
incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu’il exerçait
dans la maison et que sa métamorphose en grand homme.
 
Mon oncle n’était pas seulement bon, mais encore d’une extrême
délicatesse sous son écorce un peu grossière, et d’un courage à
toute épreuve. J’ose employer ce terme de courage, car aucun
devoir, aucune obligation ne l’eussent arrêté ; il ne connaissait
pas d’obstacles. Son âme noble était pure comme celle d’un enfant.
Oui, à quarante ans, c’était un enfant expansif et gai, prenant
les hommes pour des anges, s’accusant de défauts qu’il n’avait
pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant même où il
n’y en avait jamais eu. Il était de ces grands cœurs qui ne
sauraient sans honte supposer le mal chez les autres, qui parent
le prochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses
succès, qui vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent
sur eux toutes leurs fautes. Leur vocation est de sacrifier aux
intérêts d’autrui. On l’eût pris pour un être veule et faible de
caractère et sans doute, il était trop faible ; cependant, ce
n’était pas manque d’énergie, mais crainte d’humilier, crainte de
faire souffrir ses semblables qu’il aimait tous.
 
Au surplus, il ne montrait de faiblesse que dans la défense de ses
propres intérêts, n’hésitant jamais à les sacrifier pour des gens
qui se moquaient de lui. Il lui semblait impossible qu’il eût des
ennemis ; il en avait cependant, mais ne les voyait point. Ayant
une peur bleue des cris et des disputes, il cédait toujours et se
soumettait en tout, mais par bonhomie, par délicatesse et —
disait-il, en vue d’éloigner tout reproche de faiblesse — « pour
que tout le monde fût content ».
 
Il va sans dire qu’il était prêt à subir toute noble influence, ce
qui permettait à telle canaille habile de s’emparer de lui jusqu’à
l’entraîner dans quelque mauvaise action présentée sous le voile
d’une intention pure. Car mon oncle était follement confiant et ce
fut pour lui la cause de beaucoup d’erreurs. Après de douloureux
combats, lorsqu’il finît par reconnaître la malhonnêteté de son
conseiller, il ne manquait pas de prendre toute la faute à son
compte.
 
Figurez-vous maintenant sa maison livrée à une idiote capricieuse,
en adoration devant un autre imbécile jusque là terrorisé par son
général et brûlant du désir de se dédommager du passé, une idiote
devant laquelle mon oncle croyait devoir s’incliner parce qu’elle
était sa mère. On avait commencé par convaincre le pauvre homme
qu’il était grossier, brutal, ignorant et d’un égoïsme révoltant,
et il importe de remarquer que la vieille folle parlait
sincèrement.
 
Foma était sincère, lui aussi. Puis, on avait ancré dans l’esprit
de mon oncle cette conviction que Foma lui avait été envoyé par le
ciel pour le salut de son âme et pour la répression de ses
abominables vices ; car n’était-il pas un orgueilleux, toujours à
se vanter de sa fortune et capable de reprocher à Foma le morceau
de pain qu’il lui donnait ? Mon pauvre oncle avait fini par
contempler douloureusement l’abîme de sa déchéance, il voulait
s’arracher les cheveux, demander pardon...
 
— C’est ma faute ! disait-il à ses interlocuteurs, c’est ma faute !
On doit se montrer délicat envers celui auquel on rend service...
Que dis-je ? Quel service ? je dis des sottises ; ce n’est pas moi
qui lui rends service ; c’est lui, au contraire qui m’oblige en
consentant à me tenir compagnie. Et voilà que je lui ai reproché
ce morceau de pain !... C’est-à-dire, je ne lui ai rien reproché,
mais j’ai certainement dû laisser échapper quelques paroles
imprudentes comme cela m’arrive souvent... C’est un homme qui a
souffert, qui a accompli des exploits, qui a soigné pendant dix
ans son ami malade, malgré les pires humiliations ; cela vaut une
récompense !... Et puis l’instruction !... Un écrivain ! un homme
très instruit et d’une très grande noblesse...
 
La seule image de ce Foma instruit et malheureux en butte aux
caprices d’un malade hargneux, lui gonflait le cœur d’indignation
et de pitié. Toutes les étrangetés de Foma, toutes ses
méchancetés, mon oncle les attribuait aux souffrances passées, aux
humiliations subies, qui n’avaient pu que l’aigrir. Et, dans son
âme noble et tendre, il avait décidé qu’on ne pouvait être aussi
exigeant à l’égard d’un martyr qu’à celui d’un homme ordinaire,
qu’il fallait non seulement lui pardonner, mais encore panser ses
plaies avec douceur, le réconforter, le réconcilier avec
l’humanité. S’étant assigné ce but, il s’enthousiasma jusqu’à
l’impossible, jusqu’à s’aveugler complètement sur la vulgarité de
son nouvel ami, sur sa gourmandise, sur sa paresse, sur son
égoïsme, sur sa nullité. Mon oncle avait une foi absolue dans
l’instruction, dans le génie de Foma. Ah ! mais j’oublie de dire
que le colonel tombait en extase aux mots « littérature » et
« science », quoiqu’il n’eût lui-même jamais rien appris.
 
C’était une de ses innocentes particularités.
 
— Il écrit un article ! disait-il en traversant sur la pointe des
pieds les pièces avoisinant le cabinet de travail de Foma Fomitch,
et il ajoutait avec un air mystérieux et fier : — Je ne sais au
juste ce qu’il écrit, peut-être une chronique... mais alors
quelque chose d’élevé... Nous ne pouvons pas comprendre cela, nous
autres... Il m’a dit traiter la question des forces créatrices. Ça
doit être de la politique. Oh ! son nom sera célèbre et entraînera
le nôtre dans sa gloire... Lui-même me le disait encore tout à
l’heure, mon cher...
 
Je sais positivement que, sur l’ordre de Foma, mon oncle dut raser
ses superbes favoris blond foncé, son tyran ayant trouvé qu’ils
lui donnaient l’air français et par conséquent fort peu patriote.
Et puis, peu à peu, Foma se mit à donner de sages conseils pour la
gérance de la propriété ; ce fut effrayant !
 
Les paysans eurent bientôt compris de quoi il retournait et qui
était le véritable maître, et ils se grattaient la nuque. Il
m’arriva de surprendre un entretien de Foma avec eux. Foma avait
déclaré qu’il « aimait causer avec l’intelligent paysan russe » et,
quoiqu’il ne sût pas distinguer l’avoine du froment, il n’hésita
pas à disserter d’agriculture. Puis il aborda les devoirs sacrés
du paysan envers son seigneur. Après avoir effleuré la théorie de
l’électricité et la question de la répartition du travail,
auxquelles il ne comprenait rien, après avoir expliqué à son
auditoire comment la terre tourne autour du soleil, il en vint,
dans l’essor de son éloquence, à parler des ministres. (Pouchkine
a raconté l’histoire d’un père persuadant à son fils âgé de quatre
ans que « son petit père était si courageux que le tsar lui-même
l’aimait »... Ce petit père avait besoin d’un auditeur de quatre
ans ; c’était un Foma Fomitch.)... Les paysans l’écoutaient avec
vénération.
 
— Dis donc, mon petit père, combien avais-tu d’appointements ? lui
demanda soudain Arkhip Korotkï, un vieillard aux cheveux tout
blancs, dans une intention évidemment flatteuse. Mais la question
sembla par trop familière à Foma, qui ne pouvait supporter la
familiarité.
 
— Qu’est-ce que cela peut te faire, imbécile ? répondit-il en
regardant le malheureux paysan avec mépris. Qu’est-ce qui te prend
d’attirer mon attention sur ta gueule ? Est-ce pour me faire
cracher dessus ?
 
C’était le ton qu’adoptait généralement Foma dans ses
conversations avec « l’intelligent paysan russe ».
 
— Notre père, fit un autre, nous sommes de pauvres gens. Tu es
peut-être un major, un colonel ou même une Excellence... Nous ne
savons même pas comment t’adresser la parole.
 
— Imbécile ! reprit Foma, s’adoucissant, il y a appointements et
appointements, tête de bois ! Il en est qui ont le grade de général
et qui ne reçoivent rien, parce qu’ils ne rendent aucun service au
tsar. Moi, quand je travaillais pour un ministre, j’avais vingt
mille roubles par an, mais je ne les touchais pas ; je travaillais
pour l’honneur, me contentant de ma fortune personnelle. J’ai
abandonné mes appointements au profit de l’instruction publique et
des incendiés de Kazan.
 
— Alors, c’est toi qui as rebâti Kazan ? reprenait le paysan
étonné, car, en général, Foma Fomitch étonnait les paysans.
 
— Mon Dieu, j’en ai fait ma part, répondait-il négligemment,
comme s’il s’en fût voulu d’avoir honoré un tel homme d’une telle
confidence.
 
Ses entretiens avec mon oncle étaient d’une autre sorte.
 
— Qu’étiez-vous avant mon arrivée ici ? disait-il, mollement
étendu dans le confortable fauteuil où il digérait un déjeuner
copieux, pendant qu’un domestique placé derrière lui s’évertuait à
chasser les mouches avec un rameau de tilleul. À quoi ressembliez-
vous ? Et voici que j’ai jeté en votre âme cette étincelle du feu
céleste qui y brille à présent ! Ai-je jeté en vous une étincelle
de feu sacré, oui ou non ? Répondez : l’ai-je jetée, oui ou non ?
 
Au vrai, Foma Fomitch ne savait pas pourquoi il avait fait cette
question. Mais le silence et la gêne de mon oncle l’irritaient.
Jadis si patient et si craintif, il s’enflammait maintenant à la
moindre contradiction. Le silence de ce brave homme l’outrageait :
il lui fallait une réponse.
 
— Répondez : l’étincelle brûle-t-elle en vous ou non ?
 
Mon oncle ne savait plus que devenir.
 
— Permettez-moi de vous faire observer que je vous attends !
insistait le pique-assiette d’un air offensé.
 
— Mais répondez donc, Yegorouchka ! intervenait la générale en
haussant les épaules.
 
— Je vous demande : l’étincelle brûle-t-elle en vous, oui ou non ?
réitérait Foma très indulgent, tout en picorant un bonbon dans la
boîte toujours placée devant lui sur l’ordre de la générale.
 
— Je te jure, Foma, que je n’en sais rien, répondait enfin le
malheureux, avec un visage désolé. Il y a sans doute quelque chose
de ce genre... Ne me demande rien... Je crains de dire une
bêtise...
 
— Fort bien. Alors, selon vous, je serais un être si nul que je
ne mériterais même pas une réponse ; c’est bien cela que vous avez
voulu dire ? Soit, je suis donc nul.
 
— Mais non, Foma ! Que Dieu soit avec toi ! Je n’ai jamais voulu
dire cela.
 
— Mais si. C’est précisément ce que vous avez voulu dire.
 
— Je jure que non !
 
— Très bien. Mettons que je suis un menteur ! D’après vous, ce
serait moi qui chercherais une mauvaise querelle ?... Une insulte
de plus ou de moins... ! Je supporterai tout.
 
— Mais, mon fils !... clame la générale avec effroi.
 
— Foma Fomitch ! Ma mère ! s’écrie mon oncle navré. Je vous jure
qu’il n’y a pas de ma faute. J’ai parlé inconsidérément... Ne fais
pas attention à ce que je dis, Foma ; je suis bête ; je sens que je
suis bête, qu’il me manque quelque chose... Je sais, je sais,
Foma ! Ne me dis rien ! — continue-t-il en agitant la main. —
Pendant quarante ans, jusqu’à ce que je te connusse, je me
figurais être un homme ordinaire et que tout allait pour le mieux.
Je ne m’étais pas rendu compte que je ne suis qu’un pécheur, un
égoïste et que j’ai fait tant de mal que je ne comprends pas
comment la terre peut encore me porter.
 
— Oui, vous êtes bien égoïste ! remarque Foma avec conviction.
 
— Je le comprends maintenant moi-même. Mais je vais me corriger
et devenir meilleur.
 
— Dieu vous entende ! conclut Foma en poussant un pieux soupir et
en se levant pour aller faire sa sieste accoutumée.
 
Pour finir ce chapitre, qu’on me permette de dire quelques mots de
mes relations personnelles avec mon oncle et d’expliquer comment
je fus mis en présence de Foma et inopinément jeté dans le
tourbillon des plus graves événements qui se soient jamais passés
dans le bienheureux village de Stépantchikovo. J’aurai ainsi
terminé mon introduction et pourrai commencer mon récit.
 
Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieu de
père et fit pour moi ce que bien des pères ne font pas pour leur
progéniture. Du premier jour que je passai dans sa maison, je
m’attachai à lui de tout mon cœur. J’avais alors dix ans et je me
souviens que nous nous comprîmes bien vite et que nous devînmes de
vrais amis. Nous jouions ensemble à la toupie ; une fois, nous
volâmes de complicité le bonnet d’une vieille dame, notre parente,
et nous attachâmes ce trophée à la queue d’un cerf-volant que je
lançai dans les nuages.
 
Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncle à
Pétersbourg, je pus achever l’étude de son caractère. Cette fois
encore, je m’étais attaché à lui de toute l’ardeur de ma jeunesse.
Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et de
naïf à la fois qui lui attirait les sympathies et m’avait
profondément impressionné.
 
Après ma sortie de l’Université, je restai quelques temps oisif à
Pétersbourg et, comme il arrive souvent aux blancs-becs, bien
persuadé que j’allais sous peu accomplir quelque chose de
grandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale et
n’entretenais avec mon oncle qu’une correspondance assez rare,
seulement lorsque j’avais à lui demander de l’argent qu’il ne me
refusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l’un de ses
serfs m’avait appris qu’il se passait à Stépantchikovo des choses
extraordinaires. Troublé par ces nouvelles, j’écrivis plus
souvent.
 
Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où il ne
m’entretenait que de mes études et s’enorgueillissait par avance
de mes futurs
 
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/35}}
{{Page|Dostoïevski - Carnet d’un inconnu 1906.djvu/36}}